CHAPITRE X











L’obstacle insensé qui se dressait de façon aussi insolite semblait avoir stimulé la hargne des Fils de la Nuit contre Hermann le dissident. Ils tentèrent de contourner la barrière bleue mouvante, sans succès. Djali, qui décidément montrait toujours beaucoup de courage, prétendit se lancer au travers mais ses compagnons l’en empêchèrent, lui démontrant que ce serait folie, l’épaisseur du rideau de feu lui promettant une mort atroce sans la moindre chance d’en réchapper.

Furieux, rongeant leur frein, ils contemplaient cet étrange déploiement de couleurs, l’azur iridescent de la barrière de flammes contrastant avec l’aspect aurifère éclatant du terrain, d’où Hermann, maintenant à moins de cinquante mètres seulement du groupe, sans doute le premier surpris de cet auxiliaire inattendu, avait pris la chose avec un humour subit et forcené, et ricanait en les défiant.

Rodolphe, Edwige, Djali, brandissaient leurs fulsars et commençaient à le canarder à travers le rideau bleu. Les javelots fulgurants ne l’atteignirent pas, soit que les tireurs, trop énervés, aient chaque fois mal visé, soit que le fugitif du sphéronef se soit adroitement dérobé, courant en zigzag pour éviter les feux.

Edwige grinça :

— Rien à faire… C’est véritablement diabolique !

— Non, dit sourdement Rodolphe, lequel, comme à son habitude, gardait un certain calme et réfléchissait beaucoup. Je crois que c’est naturel !

— Naturel ? Une diablerie pareille !

— On dirait que la planète défend Hermann, fit remarquer Lionel.

Rodolphe se tourna vers lui.

— Tu as dit le mot… Elle le protège contre nous…

— Mais pourquoi ? Mais comment ?

— Pourquoi je ne le sais pas encore. Comment ? Il me semble que c’est aisé à comprendre…

Ils l’entouraient. Le puissant personnage expliqua brièvement :

— Un processus très normal, très naturel, au sens exact du mot. Voyez comment cela s’est déroulé. La planète a usé des moyens que, justement, la Nature a mis à sa disposition. Un séisme, phénomène qui n’a rien d’artificiel, vous en conviendrez facilement. Ensuite… ma foi cela continue sur un mode analogue. Le séisme déclenche une avalanche. Chute de pierres, et particulièrement, nous avons pu le constater, de ces pierres à feu, de ces silex générateurs d’étincelles lors des chocs, minéraux que l’on trouve dans une multitude de planètes. La suite me paraît découler d’elle-même…

— Tu veux dire, enchaîna Edwige, que les étincelles ont mis le feu… à quoi ? A ce gisement de soufre… D’abord je me demande si le soufre s’enflamme aussi facilement, à supposer que ce minéral possède le même substrat moléculaire que celui de la Terre et des autres mondes…

— Aspire l’air, Edwige… Sens-tu ces odeurs ?

— Le soufre ! C’est indéniable !

— Mais il y a autre chose !

— Je te vois venir, observa Djali. Du phosphore, c’est bien cela, n’est-ce pas ? Et le phosphore lui s’enflamme facilement !

— Il me semble que, logiquement, c’est là le résumé du processus utilisé par… par la planète !

— Elle vit donc, bien que non biologique, uniquement minérale, mis à part les rares arbustes et ces sortes de joncs que nous avons aperçus…

Il y eut un silence. Les Fils de la Nuit semblaient accablés. La barrière de feu continuait à onduler devant eux et ils voyaient Hermann, hors de portée, lequel avait sans doute compris qu’il ne risquait plus rien.

Du moins de la part de ceux qu’il avait reniés.

— La planète vit…, murmura Lionel.

Alissa demeurait avant tout une journaliste. C’est-à-dire que, bien qu’ayant définitivement renoncé à ramener un reportage sur sa planète d’origine, elle n’en était pas moins toujours aussi curieuse, avide de découvertes.

Elle chercha donc ce que Djali avait identifié comme étant les « yeux » de cet astre fantastique. Il ne lui fallut pas longtemps pour découvrir un nouvel accouplement de gemmes, d’un joli jaune mordoré, présentant toutes les caractéristiques de la topaze brûlée.

Elle s’en approcha, grimpa sur un rocher pour mieux les étudier, se cramponna à une saillie de la falaise. Ainsi, en se contorsionnant, elle en fut très près et ainsi que Djali l’avait fait, alla regarder, presque le visage contre la roche.

Des yeux, oui, le sultan écœuré de son harem ne s’était pas trompé.

Un instant la jeune femme demeura ainsi crispée, subissant la fascination de la double gemme. Ce n’étaient pas de simples pierres, si belles, si pures, si merveilleuses soient-elles. Mais un organe réel, sans doute le reflet de l’âme mystérieuse d’un astre comme il ne devait pas en exister beaucoup à travers la Galaxie.

On la regardait, elle cherchait à sonder ce regard et c’était lui qui s’emparait d’elle et la sondait, la fascinait en pénétrant jusqu’à son esprit, en scrutant avec une acuité exceptionnelle les yeux de chair qui osaient ainsi venir le défier d’aussi près.

Alissa voulait se détacher, elle ne le pouvait plus. Il lui semblait que la planète s’irritait, qu’une flamme de colère passait dans les deux topazes, qu’elle était subjuguée à un point tel que sa volonté fléchissait, que ses facultés étaient dominées par une magie inconnue.

— Alissa !…

Son manège n’avait pas échappé à ses compagnons. Mais si Edwige, Rodolphe et Djali discutaient ferme, auprès de Tong l’éternel silencieux, lequel se contentait d’observer Hermann et, par instants, de chercher à l’atteindre au fulsar, Lionel, lui, se souciait plus d’Alissa.

Maintenant, il devait comprendre qu’elle était en difficulté, car il l’avait déjà appelée à plusieurs reprises sans résultat. Il s’approcha donc, escalada la paroi rocheuse à son tour, et il fallut qu’il arrivât à la hauteur où se tenait la jeune femme, qu’il la saisît par le bras pour qu’elle puisse enfin s’arracher à la fascination émanant des yeux-topazes.

Dans le sursaut que provoqua le contact elle faillit tomber de son perchoir et il eut toutes les peines du monde à la retenir. Elle soupira, réalisa enfin le côté délicat de sa position, sourit faiblement à Lionel et, aidée par lui, regagna un sol plus ferme.

Là, hoquetant un peu, aspirant l’air pour retrouver son équilibre, elle avoua :

— Djali avait raison… J’étais… j’étais envoûtée… Ce monde connaît une vie étrange, une forme de vie…

— Comme vous avez raison, Alissa !

Rodolphe s’approchait et tous les autres l’entouraient.

Ils étaient maintenant penchés sur le sondoradar pendu au cou de Rodolphe. Et sur l’écran, ils voyaient des signes inconnus s’inscrire, et ils percevaient des sons. Petits bruits énigmatiques, mais dont l’irrégularité évoquait irrésistiblement un signal émis dans un code analogue – mais sans doute de très loin – à un Morse jamais perçu par les humanoïdes du Cosmos.

— Il y a une émission, pas d’erreur !

— On nous parle, on nous appelle !

— Qui ?

— Qui ? glapit Rodolphe, se départant pour une fois de son flegme, vous le demandez ! Qui ? Sinon la planète elle-même… Elle a subtilement provoqué un rideau de feu pour nous interdire d’atteindre Hermann… Elle nous regarde, de toutes parts, au moyen de ces yeux que Djali et Alissa sont allés observer de près… Et maintenant, elle tente de nous parler…

— Mais pour contacter un sondoradar, il faut des appareils spéciaux !

— Les ondes sont partout dans l’univers… Regardez ces rocs noirs et luisants ! Des galènes sensibles… Du vulgaire sulfure de plomb !

— Et tu crois qu’une galène brute peut émettre un message ! ! !

Rodolphe eut un geste vague.

— Par cela ou autrement, on nous parle !… S’il fallait expliquer tous les mystères de l’univers…

— Bon, dit Djali, cela suppose une recherche… Peut-être une sympathie !

— Ou une menace, fit une voix grêle, celle de Tong, lequel parlait peu, mais seulement pour dire des choses pertinentes.

Réflexion qui jeta un froid. Lionel fit remarquer que le fait ne se produisait pas pour la première fois. Les cosmatelots avaient déjà capté un singulier appel, en une langue, ou un code, parfaitement indéterminable. Il avait même été précisé le caractère anarchique, discordant, de ces perceptions.

Rodolphe, qui continuait à observer le sondoradar, convint qu’à plusieurs reprises il avait lui aussi noté cette sorte de bruit de cailloux, ce raclage grinçant, accompagnant et parfois couvrant la phonie.

— Ce qui prouve, murmura Djali, une origine minérale…

On en revenait à cette vie de pierre, à cette planète si rébarbative qui, cependant, pouvait tenter d’entrer en contact avec des humains.

Ils en oubliaient presque leur position et leur souci de rejoindre Hermann, tout à des spéculations assez aberrantes concernant ce monde déconcertant, lorsqu’un véritable hurlement de détresse leur parvint.

Ils se retournèrent vers le cirque de soufre et, à travers le rideau bleu qui ondoyait toujours, ils aperçurent ce qui survenait à Hermann.

C’était lui qui avait crié. C’était lui qui, après s’être ouvertement moqué de ses poursuivants, se sentant arbitrairement en sûreté derrière le rideau de flammes dont la genèse n’en demeurait pas moins peu compréhensible, était subitement saisi, piégé, par ce sol même qui avait paru vouloir le protéger.

C’était un curieux spectacle, haut en couleur. Le sol éclatant de jaune, le brouillard de feu bleu, et cette silhouette noire qui se tordait, faisant des efforts inouïs pour s’arracher à l’enlisement.

Car c’était bien de cela qu’il s’agissait. Le terrain s’était subitement ouvert sous ses pas et il avait eu un pied totalement englouti. C’était alors qu’il avait jeté ce hurlement d’horreur. Mais l’enlisement se poursuivait très vite. Hermann se débattait mais il était pris comme dans un étau. On le voyait qui s’enfonçait et c’était encore une chose invraisemblable. Le terrain sulfureux, bien que non vaseux, le mordait littéralement et il était petit à petit enseveli comme un malheureux batracien capturé, absorbé, avalé, par la gueule impitoyable d’un reptile.

Les yeux écarquillés par l’épouvante, les Fils de la Nuit et Alissa assistaient impuissants à cette fin horrifique.

Instinctivement, ils avaient songé à lui porter secours mais les flammes couleur d’azur, si jolies, si séduisantes, n’en constituaient pas moins un réseau que nul ne pouvait franchir sans être terriblement brûlé.

Ils voyaient la victime comme à travers un miroir féerique, vision aimable et qui accusait l’ignominie du sujet en lui-même. L’homme noir était maintenant pris jusqu’à la taille. Il hurlait toujours, il les appelait, il les suppliait de lui venir en aide. Vainement ! Ils étaient désarmés, et maintenant ce rideau de feu qui avait si curieusement paru vouloir être le salut pour le fugitif du sphéronef devenait par contrecoup l’obstacle qui s’opposait à toute tentative de salut en sa faveur.

Alissa, terrifiée, s’appuyait contre l’épaule de Lionel, fermait les yeux, incapable de voir plus longtemps ce spectacle atroce.

Edwige, Rodolphe, Tong, Djali, étaient dans la situation de ceux qui ne peuvent plus se détourner d’une vision abominable. Ils virent Hermann, dont les cris commençaient à faiblir, glisser littéralement au sein de ce sol aux tons si magnifiques, la poitrine broyée par l’étreinte qui ne devait que croître d’intensité.

Et il disparut, dévoré par cette planète monstrueuse, aux réactions tellement incompréhensibles.

Rodolphe se penchait sur le sondoradar. L’émission reprenait avec une intensité croissante. Des images, des signes plutôt, absolument indéchiffrables. Et ces sons saccadés que noyait par instants le bruit de gravats déjà observé par les cosmatelots, dès l’approche de la planète inconnue.

Abattus, consternés par la disparition fantastique de cet homme qu’ils voulaient capturer à tout prix, les Fils de la Nuit, mornes, tête basse, virent petit à petit s’atténuer et s’effacer le rideau de feu bleu.

Rodolphe et Djali proposèrent de rejoindre le point où Hermann avait été ainsi englouti, mais Edwige et Tong s’y opposèrent. Le terrain était dangereux et sans doute n’en avait-on pas fini avec les perfidies d’un tel monde.

Silencieux, entendant cependant par instants les vibrations du sondoradar lequel continuait à capter l’émission énigmatique, ils allaient repartir lorsque Lionel, jetant un dernier coup d’œil sur le décor tragique du cirque de soufre, signala un nouveau phénomène.

Le sol paraissait maintenant onduler, vers l’endroit qui avait servi de tombeau au malheureux Hermann.

La surface jaune éclatant se gonflait, évoquant on ne savait quel abcès inattendu. Il semblait qu’une force souterraine cherchait à soulever, à crever le sol par en dessous.

Et cela creva, en effet.

Ils virent, hallucinés, monter une masse qui leur parut tout d’abord informe. Elle était, de toute façon, d’origine minérale, comme tout ou presque en ce monde bizarre. Cela atteignit rapidement près de trois mètres de hauteur. Les tons en étaient incroyablement changeants et des vapeurs s’en échappaient, couronnant l’ensemble de petites nuées de coloris également très divers. Une sorte d’arc-en-ciel insolite se constituait ainsi, sertissant cette incompréhensible tumeur qui naissait au-dessus de la tombe d’Hermann.

Des stries se formaient dans la lourde masse. Ces stries dessinaient petit à petit des éléments évoquant d’immenses pétales, si bien que ce fut Edwige qui prononça :

— On dirait une immense rose de sable !

C’était bien cela en effet mais la vision ne dura pas et l’énorme chose continua à paraître façonnée par les mains invisibles de quelque titan. A la rose succéda une forme qui évoquait grossièrement une silhouette humaine. La couleur changeait à allure précipitée, si bien qu’on croyait y voir passer les reflets de tous les minerais possibles, depuis le sombre fer jusqu’à l’éclatant rubis. Et tous les jaspes, tous les cristaux, se mêlaient, s’assemblaient, se fondaient et se confondaient en une ronde éblouissante, en un carrousel iridescent.

— On dirait… on dirait que… qu’une statue est en train de naître !

Cette réflexion d’Alissa trouva un écho favorable chez ses compagnons. Elle venait de résumer très exactement ce qu’elle observait. Parce qu’à présent ils ne songeaient plus à partir, ils en avaient presque oublié Hermann et sa mort terrifiante.

Et le choc mouvant devint lentement transparent.

Une ombre y semblait enchâssée. Ombre qui se précisa, devint graduellement celle d’un homme, assez maladroitement ébauchée tout d’abord, puis plus précise, plus harmonieuse.

Un sculpteur mystérieux pétrissait cette glaise d’un nouveau genre.

L’homme apparut, plus net, très net enfin. Son corps était nu ou au moins revêtu d’une combinaison très collante, on ne voyait pas encore exactement.

Maintenant, ils se taisaient, le souffle court, reconnaissant peu à peu celui qui était ainsi créé, ou recréé, sous leurs yeux.

— Hermann !

C’était Hermann. Ou son spectre. Un Hermann qui avait été reconstitué par ce sol dont on ne pouvait plus nier qu’il vivait, qu’il possédait des pouvoirs hors série dans les galaxies.

Hermann ! Mais non plus un Hermann de chair et de sang comme celui qui venait de périr devant eux. Un homme minéral, une statue, reflet fidèle du malheureux englouti par le terrain, qui le refabriquait à sa façon.

Rodolphe râla :

— Un homme de pierre !… Le corps d’Hermann a servi de modèle… et la planète s’en sert comme archétype !

Alissa claquait des dents.

— Lionel… Je n’en puis plus… Partons ! Je vais devenir folle !

Edwige lui jeta un regard noir. Mais elle aussi, en dépit de son cran, se sentait faiblir.

L’homme minéral, façonné d’un choix de pierres, de gemmes, étrangement coloré, émergeait de ce terrain fantastique quand ils prirent le chemin du retour.

Ils fuyaient, plus exactement, abasourdis par tout ce qu’ils venaient de vivre inexplicablement. Ils tentaient de regagner le sphéronef au plus vite.

Et sur eux pesaient, inexorables, attentifs, fascinants, insolites, ces yeux d’émeraude et de topaze, de rubis, de saphir, de diamant, les regards d’un monde mystérieux et redoutable, épiant, surveillant, scrutant ces audacieux qui avaient osé venir fouler ce sol capable d’engloutir un humain et d’en refaire une copie en son sein effrayant…