CHAPITRE II
Alissa se trouvait maintenant en pleine lumière.
On l’avait courtoisement priée d’ôter son masque, de prendre place. Elle avait obéi, comprenant que de toute façon les jeux étaient faits. Dans le mouvement, ses cheveux, qui étaient noirs et très beaux, s’étaient dénoués, et auréolaient un visage fin, juvénile, avec un petit nez un peu retroussé, une bouche charnue mais exprimant une certaine volonté, et surtout de jolis yeux gris-bleu.
Elle se trouvait dans un lieu aisé à identifier. Le grand salon d’un astronef. Alissa avait déjà voyagé professionnellement à travers l’espace. Pas très loin, deux fois jusqu’à la Lune et une autrefois, plus importante tout de même, jusqu’aux satellites de Saturne.
Seulement, si ce salon, vaste et super-confortable avec ses grands fauteuils de velours, profonds et moelleux, était d’un type assez courant, il n’en était pas de même des gens qui entouraient Alissa, assis eux aussi dans des fauteuils semblables.
Ils portaient tous l’étrange cagoule de ceux qui l’avaient arrêtée. Flottante autour de la tête, ne s’appliquant étroitement que sur le visage proprement dit. Et comme tous étaient recouverts d’une sorte de cape qui les drapait entièrement, ils étaient difficilement discernables les uns des autres. Hommes ? Femmes ? Alissa, jusqu’alors, eût été bien incapable de le dire.
Ceux qui l’avaient saisie dans le couloir du sas s’étaient discrètement effacés après l’avoir conduite dans le grand salon où ces sortes de fantômes – Alissa en avait machinalement compté onze – paraissaient l’attendre.
Il y eut un instant de silence. La jeune fille ne bougeait pas, se sentait horriblement mal à l’aise et on l’eût été à moins. Elle ne savait quelle attitude tenir. Même c’était à peine si elle osait respirer.
Une voix s’éleva. Masculine sans doute mais qui lui parut différente de celle qui l’avait interpellée par micro.
— Nous allons causer gentiment, si vous le voulez bien…
Elle sentait sur elle les onze paires d’yeux, à travers les trous des masques.
Elle trouva la force d’incliner la tête en signe d’acquiescement, le moyen de parler lui manquant encore tant son émotion était grande.
— Vous êtes bien Alissa Markin, reporter de « Télé-Lutèce », station franco-internationale et interplanétaire ?
Nouveau signe approbatif.
— Vous avez fait le pari, Alissa, de percer le secret de l’interdit de l’astroport. Ceci pour jeter un défi à d’autres journalistes de votre station, lesquels ont été refoulés et en dépit de certaines astuces n’ont pu parvenir jusqu’à nous…
Alissa se sentait frémir. Ainsi, elle était percée à jour. Que pouvait-elle dire ? Mentir, protester de son identité eût été stupide et, elle le sentait bien, totalement inutile.
C’était toujours le même personnage qui parlait. Elle voyait remuer les lèvres de l’homme, des lèvres cernées au plus juste par le masque-cagoule. Et les dix autres la regardaient, immobiles.
— Je voudrais vous rassurer, reprit l’orateur. Nous n’avons aucune envie de sévir contre vous. Nous n’éprouvons à votre endroit nulle colère, nulle vindicte. Vous avez cru faire votre métier… je veux bien dire : honnêtement ! Encore qu’il s’agît en la circonstance d’une violation du droit des gens…
Elle ouvrit la bouche pour protester mais il l’arrêta du geste, un geste de sa main soigneusement gantée de noir, comme celles de tous ses congénères.
— Non ! N’allez pas plus loin… Je sais que tout reporter n’en est pas à une indiscrétion près et que pour un papier ou une émission à sensation, vous n’hésitez jamais à utiliser les moyens les plus… illicites au besoin, au mépris de toute discrétion, de tout respect humain… Laissons cela… De toute façon, ce que vous avez réalisé – et dans une certaine mesure – réussi, n’a désormais plus aucune importance…
Il fit un tout petit temps avant d’ajouter :
— Vous allez d’ailleurs le comprendre très vite !
Alissa se reprenait petit à petit.
Son esprit vagabondait et les idées, après s’être enchevêtrées pendant les premiers instants, commençaient à se classer.
Non seulement sa peur s’en allait, mais encore elle commençait à sentir venir un certain sourire. En effet, Alissa avait beaucoup étudié, ayant fréquenté de près les feuilletonistes de « Télé-Lutèce ». Ainsi elle avait pu se familiariser avec certains ouvrages populaires du défunt XXe siècle. Et ce cercle quelque peu fantaisiste de personnages solennels, selon une mode désuète, lui rappelait une histoire mélodramatique du style « Grand-Guignol ».
Etaient-ce là des nostalgiques du passé ? Ne lui avait-on pas dit qu’ils s’appelaient entre eux : « Les Fils de la Nuit » ?
Brusquement, Alissa ne voyait plus que le côté purement spectaculaire et romanesque de l’aventure. Tout cela était-il vraiment sérieux ? Accoutumée à bien des extravagances que sa profession lui faisait fréquemment découvrir, la jeune journaliste commençait à en douter.
— Alissa, nous allons vous poser quelques questions… Oh ! pas aussi indiscrètes certainement que celles que vous étiez disposée à nous offrir, dans le cas impensable où vous auriez circonvenu l’un d’entre nous… Comment avez-vous procédé pour pouvoir parvenir jusqu’au sphéronef ?
La journaliste serra les lèvres. Elle hésitait. L’interlocuteur reprit :
— Ne vous inquiétez pas ! J’imagine que vous avez eu des complices… sinon au moins un complice… Car il a bien fallu que quelqu’un fasse sauter le panneau lumineux au bon moment pour que vous puissiez profiter de l’interruption de la barrière magnétique…
Alissa se crispait. Il lui semblait que les onze la scrutaient avec une attention soutenue.
— Vous ne voulez pas répondre ? Je vois. Vous ne voulez pas nous livrer le nom de celui (ou de celle) qui s’est chargé du sabotage. Je le conçois. Vous avez la discrétion – je dirais même la loyauté – de rester à nos yeux la seule coupable. Pour vous rassurer, je puis vous affirmer que nous ne nous livrerons à aucune voie de fait contre ledit complice. Pour une excellente raison…
Il eut une sorte de rire bizarre, en raison de la cagoule-masque. Rire qui trouva des échos chez les dix autres. Et c’était soudain affolant de voir tous ces faciès sur lesquels était plaquée une matière noire et luisante, où n’éclataient que les yeux et les dents, et qui riaient…
Tout à coup, par un revirement bien légitime, Alissa eut peur de nouveau. Il lui avait semblé qu’un tel propos cachait une menace.
Mais laquelle ?
L’homme chargé de l’interroger leva la main et les rires, les ricanements plutôt, s’arrêtèrent.
— Vous ne tarderez pas à comprendre. Cela se fera très vite. Bref, vous refusez de donner le nom de votre comparse… A votre aise ! Dites-nous simplement si c’est bien ainsi que vous avez œuvré… Quelqu’un s’en prend au panneau, attire l’attention des vigiles, provoque (il est bien renseigné et vous aussi) la rupture indispensable quoique brève de la barrière magnétique. Je me trompe ?
Alissa fit signe que non.
— L’identité de ce second coupable ne nous intéresse donc plus… Il y a cependant un détail sur lequel nous serions heureux d’être renseignés… Les chiens, qui eut n’ont pas les défaillances d’un œil électrique, ont paru déroutés et ne vous ont pas poursuivie… Cela est surprenant !
Alissa eut un petit sourire. Elle sentit qu’elle allait marquer un point et étonner ces gens qui commençaient à lui sembler de curieux fantoches. Des fantoches quelque peu inquiétants malgré tout.
Elle avait retrouvé la parole, cette fois, et estimait qu’elle n’avait après tout pas grand-chose à perdre :
— J’ai utilisé un très vieux procédé, dont on parlait du temps de mes grands-parents… Un de mes aïeux a vécu en Afrique… Et la tradition est venue jusqu’à moi…
Elle se pencha et tapa légèrement sur de courtes bottes élégantes, toutes noires comme le reste de son habillement.
— Mes bottes sont graissées… Avec un ingrédient qui éloigne les chiens…
Elle se sentait plus forte tout à coup et les regardait, les défiant.
— …De la graisse de hyène ! lança-t-elle, satisfaite de son effet.
Elle ne pouvait juger de leurs réactions sous les masques, mais elle sentait bien qu’elle les surprenait. Et cette toute petite supériorité lui faisait plaisir.
Le silence était revenu. Alissa n’avait pas à jouir de ce très modeste triomphe, ses étranges interlocuteurs dissimulant (et pour cause) aisément leurs réactions.
— Je vois, dit enfin l’orateur d’une voix paisible, que vous aviez tout prévu… Tout… Sauf…
Alissa sentit son cœur se serrer. Toutefois, elle se fit violence pour demander :
— Sauf… ?
— Sauf, répondit aimablement l’homme en noir, que vous alliez devoir rester avec nous !
Alissa se sentit pâlir, déglutit, et répondit :
— Voudriez-vous me retenir ici, contre… contre tout droit ?
La réponse ne se fit pas attendre.
— Aviez-vous le droit, vous, de vous introduire dans un domaine qui, selon une légalité que vous sous-entendez, était affiché comme interdit ?
Cela tourne, vite, très vite, dans la tête d’Alissa.
La question est embarrassante il faut en convenir. Mais il est indispensable de ne pas perdre la face devant ces gens-là. Une réponse, vite !
Déjà elle va crier : « Mais je fais mon métier » lorsqu’un élément nouveau intervient.
Toute la membrure du vaisseau spatial s’est mise à vibrer. De telle sorte qu’il ne faut pas avoir son diplôme des Hautes Etudes Interplanétaires pour comprendre ce qui se passe.
Le sphéronef va appareiller.
Brusquement, la phrase inquiétante : «… Vous allez devoir rester avec nous », prend tout son sens.
Alissa jaillit de son fauteuil et elle constate alors que les onze, d’un semblable mouvement, se sont levés.
Maintenant ils sortent, les uns derrière les autres et bien que la jeune journaliste ait nettement voulu leur trouver un petit côté ridicule dans leur accoutrement, il n’en est pas moins vrai qu’elle est impressionnée d’assister à un pareil cortège.
D’après les tailles, les démarches, sous cette ample cape noire qui tombe jusqu’aux chevilles et complète le masque-cagoule, elle cherche à déterminer au moins les sexes. Il lui semble qu’il y a à peu près un nombre égal d’hommes et de femmes en dehors de celui qui a servi de porte-parole et qui demeure, lui, devant elle.
Fantômes noirs, ils glissent et le silence est impressionnant, parce que les vibrations des réacteurs ont cessé. Ce qui ne veut pas dire qu’on va rester au sol.
Alissa en est persuadée, il ne s’agissait que d’une manœuvre préliminaire et l’astronef se prépare à l’envol.
Elle se crispe et se sent désarmée, justement parce que, elle demeure à visage découvert et que celui qui lui fait vis-à-vis peut lire ses impressions sur ses traits, alors qu’elle continue à ne voir que ce masque impersonnel, exaspérant.
Elle doit être blême. Il lui fait un signe comme pour l’inviter à suivre la singulière procession noire qui achève de quitter le salon.
— Où… dois-je aller ? Que va-t-il se passer ?
— Mais tout simplement nous allons partir… Vous avez sans doute déjà effectué quelques voyages spatiaux, en dépit de votre jeune âge ? Votre profession a dû vous y inciter… Vous n’ignorez donc pas qu’il est indispensable de s’amarrer pour pallier les inconvénients, les troubles physiologiques inhérents à ce genre de départ !
Alissa se sent faiblir.
Partir !
Partir pour l’espace ! Oui, c’est grisant, et comme tous les planétaires, elle ne peut oublier l’envoûtement, l’enivrement de ce bond dans l’immensité qu’est l’envol d’un astronef.
Seulement, maintenant, elle se heurte à une énigme. Le côté mascarade des passagers de ce vaisseau jusque-là interdit ne laisse pas de créer en elle une angoisse grandissante. Elle n’a plus envie de rire d’eux. Ils veulent l’emmener avec eux, l’entraîner dans le grand vide…
Jusqu’où ? Dans quel but ténébreux ?
— Allons, Alissa… Ne perdez pas de temps ! Il faut que nous soyons tous étendus sur nos couchettes et soigneusement amarrés, sinon vous savez bien quel horrible malaise va s’emparer de ceux qui auront négligé cette précaution élémentaire…
Alissa ne bouge pas. On dirait qu’elle est clouée au plancher, à cette moquette qui favorise les déplacements silencieux des fantômes noirs, de ces étranges Fils de la Nuit.
Parce qu’elle veut résister à tout prix, montrer son refus, son évidente mauvaise volonté.
L’homme masqué la contemple. Il renouvelle l’invitation. Elle ne répond pas.
Alors il s’éloigne, et elle le voit appuyer sur un bouton. Une sonnette sans nul doute.
Un instant. Les vibrations ont recommencé de plus belle. Il semble que le navire de l’espace soit animé maintenant d’une vie propre, qu’il piaffe comme un coursier avide de s’élancer à travers l’espace.
Deux hommes paraissent. Deux hommes en noir. En combinaison, mais ne portant pas, comme les onze, la grande cape qui dissimule l’organisme, qui fond la silhouette.
Ces deux hommes sont vraisemblablement ceux qui ont arrêté Alissa dans le couloir, alors qu’elle venait de s’introduire par le sas.
Ils viennent, aussi silencieux que les Fils de la Nuit. Ils encadrent la jeune fille qui, maintenant figée plus par l’effroi que par l’énergie du refus, les regarde avec des yeux agrandis, se sentant toute tremblante.
L’orateur dit, très posément :
— Allons, mauvaise tête !… Ne nous astreignez pas à employer la force… Soyez raisonnable… Nous n’allons pas vous laisser rouler au sol, vous tordre dans les nausées, dans le dangereux vertige du départ…
Alissa se sent soudain toute petite, toute faible.
Elle sent qu’il faudrait dire oui. Elle ne peut pas.
Alors elle fait – avec un immense effort – un signe d’acquiescement.
L’homme noir se met en route et devant elle il y a ce spectre dont les épaules larges voilées par la cape forment, lui semble-t-il, un écran entre elle et ce qui est la vie, ce qui a été « sa » vie.
Alissa va partir pour l’espace et elle croit tomber dans un gouffre.
Les deux cosmonautes sombres l’encadrent, sans la toucher.
Ses oreilles bourdonnent du bruit caractéristique du départ spatial. Dans un couloir, on retrouve plusieurs Fils de la Nuit. Ils discutent entre eux et quand elle passe, suivant son guide et avec ses deux gardes du corps, elle les frôle, ce qui lui cause un désagréable frisson.
A son approche ils ont cessé leur conversation et elle sent, à travers les masques, les regards qui s’attachent encore sur elle.
Quand elle est sur une couchette où on l’a soigneusement amarrée, quand elle participe, étendue, immobilisée, à l’envol vers l’inconnu, elle garde un souvenir, une sensation inattendue qui est le seul réconfort dans la vertigineuse aventure au sein de laquelle elle s’est imprudemment précipitée par passion professionnelle.
Quelqu’un, un des Fils de la Nuit, alors qu’elle passait en effleurant les capes noires, lui a furtivement saisi la main.
Une pression à la fois douce et ferme. Une de ces étreintes brèves qui gardent un sens précis, dans toutes les humanités.
Un des membres de ce groupe invraisemblable – homme ? femme ? – lui a manifesté sa sympathie, et ce inéluctablement à titre individuel, en dehors des normes de ce qui est peut-être une secte aux desseins ténébreux.
Alissa ferme les yeux, ce qui est recommandé lors d’un tel genre de départ. L’astronef, elle s’en rend compte, a quitté l’aire d’envol. Déjà, on est dans l’espace, loin, très loin de la Terre.
Alissa s’interroge, au fond de son vertige. Elle croit cependant que cette manifestation était masculine.
Un des onze ? Un des cosmatelots noirs ?
Impossible évidemment de savoir. Mais sa conviction est établie : elle saura !