CHAPITRE VII











Des mains fébriles, brûlantes, expertes, font glisser les vêtements d’Alissa. Elle ne sait plus, elle ne veut plus savoir. Elle oublie la Terre où elle est née et tous ceux qu’elle y a connus, aimés. Ceux qui la pleurent, se désolent de sa disparition depuis, sans doute, le rapport fait par un journaliste de « Télé-Lutéce », le comparse complaisant qui lui a permis d’investir le sphéronef mystérieux en sabotant le signal lumineux « zone interdite ».

Ce même sphéronef qui, après avoir vogué sur un océan de flammes, est maintenant désemparé, ayant rompu avec son guide terrestre, a subi de dangereuses avaries, et fonce à travers l’inconnu vers quelque inévitable catastrophe.

Qu’importe ! Lionel, Lionel qui n’a pas de visage, a mis Alissa nue.

Il l’emporte vers sa couchette, couvrant de baisers de feu ce corps mince et qui vibre, qui réagit intimement, montant vers cette bouche qui s’offre tel un fruit merveilleux dans cet infini de désastres.

Mais, instinctivement, elle enlace l’homme et elle tente de lui ôter le masque-cagoule à travers lequel il lui fait sentir la volupté de lèvres étonnamment sensuelles.

— Non, laisse… mon amour !

Pourquoi ne veut-il pas montrer son visage ? Dans l’irradiation des sens, Alissa demeure vaguement inquiète. Pourquoi ?

Comme pour répondre à cette anxiété qu’il doit deviner, Lionel se dévêt promptement. Comme pour démontrer qu’il n’a rien de répugnant, de maladif.

A l’encontre sans doute de la malheureuse Régine, dont l’état pathologique horrifique n’a été révélé que lors de l’attaque des mouches de feu.

Il est nu à son tour. Elle voit, pâmée, le corps magnifique d’un jeune athlète dont la virilité est évidente. Muscles bien dessinés, épiderme impeccable, formes parfaites.

Nu, oui. Mais bizarrement sans tête. En apparence.

La silhouette est plus impressionnante ainsi que lorsque ce Fils de la Nuit, comme ses congénères, est enveloppé de la cape noire qui elle-même fait retomber ses plis sur une combinaison, des bottes, des gants tous couleurs de nuit.

Il vient vers elle, il est près d’elle et le jeu amoureux se poursuit à une telle cadence qu’Alissa cesse de penser.

Elle vit.

Chassé le souvenir de Marco, gentil mais si peu en compétition avec cet amant passionné, délicat, subtil, qui cherche et trouve tout de suite sur elle les zones érogènes, qui joue de son corps comme d’une harpe de chair.

Elle garde encore, par brefs éclairs, la vision d’une idole vivante et tragique. Une idole femme, aux lignes pures mais dont le corps est marbré de plaques hideuses.

Régine ! Régine qui brûlait toute vive. Régine qui a voulu se précipiter dans le vide, Régine qui a sauvé le sphéronef en se perdant. Régine qui peut-être, a connu cette suprême volupté d’échapper à la lèpre envahissante dans le brasier que les étincelles maudites avaient fait de son être torturé.

Mais non ! Aucun rapport avec l’organisme vigoureux et sain de cet homme qui au mépris des règles aberrantes des Fils de la Nuit a voulu redevenir une créature normale et aimante pour l’amour d’elle…

Ils reposent, à présent, épuisés de bonheur.

Elle sent le souffle tiède de l’amant. Dort-il ? Certainement pas. Par instants, ses doigts se crispent légèrement, oh ! très légèrement, pour caresser dans cette semi-torpeur le sein délicat et encore vibrant de la jeune femme.

Elle ne voit de son visage que les yeux, entrouverts, avec un éclat qui lui semble un peu malicieux. La bouche, cette bouche qui lui a prodigué tant de joies.

Elle-même a donné tout de son être pour satisfaire le Fils de la Nuit. Elle peut en avoir quelque fierté. Mais tout n’est pas dit.

Une fois encore, elle a un geste vers le visage, vers la cagoule dont les plis un peu lâches retombent sur la nuque et des deux côtés du visage masqué, lui, de façon très étroite.

— Lionel…

— Mon ange ?

— Je voudrais… je voudrais tant…

— Qu’est-ce que tu voudrais tant, mon cœur ?

Elle n’ose en dire plus. Prononcer : « Je voudrais voir ton visage. » Elle est frappée de le voir rire. Un rire bien curieux, de ce faciès noir où ne brillent que les yeux et l’éclat des dents.

Alissa soupire. Il l’attire à elle. Un nouveau baiser, mais elle se dégage vite, un peu trop vite.

— Eh bien ? Qu’y a-t-il ?

— Lionel chéri… J’ai… j’ai un peu peur, tu sais.

— De moi ?

— De toi aussi !

— Qu’est-ce que tu crains ? Maintenant notre amour est consommé.

— Mais… les autres ?

— Ils devront bien l’admettre ! Et puis, ils ont d’autres sujets de soucis, tu sais ! Le sphéronef est en perdition, égaré… Nous ne savons absolument plus où nous a conduits la pieuvre de feu ! Sans compter les avaries !

Il détourna la conversation. Alissa n’est pas femme pour rien. Elle reviendra à son sujet. Elle parle de la fin épouvantable de la malheureuse Régine.

— Lépreuse, n’est-ce pas ?

— Oui… Tu as vu les plaies ?

— Et puis j’ai remarqué ses doigts… Rongés… Comme les orteils… C’est caractéristique de l’action du bacille de Hansen…

— Tu en sais, des choses !

— Je suis journaliste. Un métier où on touche à peu près à tout !

— Ma savante petite Alissa…

— Une savante qui ne sait rien… Rien de son amant !

Il rit encore, ce faciès de nuit. Quand il rit, elle éprouve un vague malaise de voir ses traits où le masque est rigoureusement appliqué, ce qui le distend.

— Petite curieuse ! Tu ne sais rien de moi… Vraiment ?

Complaisamment, il a bondi et exhibe son corps nu, fait rouler ses muscles. Il est bien bâti et naturellement il a le petit orgueil des beaux spécimens de mâles.

— Lionel, supplie Alissa, ne te moque pas ! Tu sais bien que…

Sous le nez de sa maîtresse, il fait jouer ses doigts.

— Que croyais-tu ? Que j’avais la lèpre, moi aussi ? Mais nous avons tous, ici, des destins différents. Regarde ! Mes doigts sont intacts… Et… tu ne t’en es pas plainte tout à l’heure (il rit encore). Nous ne jouons pas le Château de la Mort lente… Régine était un cas ! Les autres sont d’autres cas !

Elle le regarde bien en face, si on peut dire. Il ne s’y trompe cependant pas.

— Moi ? Tu voudrais savoir…

Il hoche la tête, ce qui fait remuer étrangement les plis de la cagoule qui lui font une aura de ténèbres.

— Connais-tu l’histoire de Psyché ?

— J’ai un peu étudié la mythologie, tu sais !

— Alors souviens-toi ! Elle était aimée de l’Amour lui-même. Mais elle n’avait pas le droit de voir son visage. La petite curieuse a enfreint l’interdit. Et elle l’a perdu, par la colère de Vénus…

Un petit temps. Il est près, tout près d’elle.

— Tu veux me perdre ?

Elle se tait. Revient à la charge un peu plus tard.

— Djali ? Ombline ? Edwige ? Rodolphe ?… Quel est leur… problème ?

— Et David ? Et Wilson ? Et Zaïm ? Et Martin ? Et les cosmatelots ? Petite Psyché !

Elle se retient pour ne pas ajouter : Et toi ?

— Djali était un prince musulman richissime.

Comblé par la vie ! Les femmes ! Toutes les femmes… Ce qui signifie qu’il n’en a pas eu une… Une à lui ! Une qui l’aimait vraiment pour lui-même…

Il parle, évoque vaguement quelques-unes de ces misères de milliardaires auxquelles Rodolphe a déjà fait allusion.

— Lionel… tu crois qu’ils nous laisseront… Qu’ils nous permettront, eux qui ont renoncé à tout, de nous aimer librement ?

— J’en suis persuadé. Ils éviteront une révolte de ma part ! Il y a eu l’exemple de ce pauvre Hermann ! Un autre névrosé à bord, ce serait dangereux, tu comprends ?

— Oui, c’est vrai… Hermann !

La conversation dévie sans cesse. Car Alissa voudrait glisser vers la question primordiale : quel est le but du sphéronef ? Qui est la Nuit ?

Acceptera-t-il de le lui révéler enfin ? Peut-être de confirmer simplement ses soupçons.

Mais, par interphone, l’appareil étant sans cesse branché, leur parvient la voix d’Edwige, Edwige le commandant provisoire.

— Les Fils de la Nuit se réuniront dans une demi-heure !

Il n’y a pas à répliquer à cela. Lionel se lève et commence à s’habiller.

— Je vais laisser l’interphone branché sur le grand salon. Après tout, tu as le droit de savoir à peu près ce qui se passe… Tu entendras le débat !

Un dernier baiser. Il est sorti.

Alissa est seule.

Une femme brisée de volupté. Heureuse ?

Non certes ! L’énigme demeure. Peut-être, écoutant les Fils de la Nuit, aura-t-eile une idée de leurs desseins, qu’elle devine sinistres.

Mais, avant tout, c’est le mystère de son amant qui la tenaille. Pourquoi Lionel, au point où ils en sont, refuse-t-il de se démasquer ?

Elle est assise sur la couchette, cette couchette qui exhale encore le parfum de leur frénétique étreinte. Elle fume une cigarette dont il lui a laissé quelques unités.

Alissa songe. L’anxiété grandit.

Lionel est-il un monstre ?