CHAPITRE XVI
Il était seul. Nu. Sanglant.
Les surprenants bourreaux lui avaient arraché sa tenue et peut-être étaient-ils étonnés de ce qu’ils découvraient, la notion de vêture devant leur échapper complètement. Aussi, laissant provisoirement l’homme dénudé au bord de la lagune, s’acharnaient-ils à lacérer la combinaison, les bottes, les moufles, les sous-vêtements, qu’ils avaient ôtés sans douceur au malheureux cosmonaute, non sans entamer sa chair à plusieurs reprises.
Toutefois, Coqdor sentait à peine la cuisson de ses blessures, conscient qu’il ne s’agissait là que de simples estafilades en regard de ce qui l’attendait.
Car, tentant de se redresser, il voyait arriver vers lui un nouveau contingent de mutants. Il s’agissait d’insectes particulièrement armés. D’après leur morphologie, il pouvait estimer qu’ils étaient pourvus selon leur race de dards ou d’aiguillons. Il ne pouvait plus douter de la férocité de l’ennemi. Cette fois, sans équivoque, on voulait le faire vraiment souffrir avant de mourir.
Tandis que ce qu’on pouvait appeler la première équipe continuait de façon imbécile à déchiqueter sa tenue, les autres resserraient leur cercle vers le supplicié. Une horreur indicible l’envahit. Il ne réfléchit même pas à ce qu’il fit à ce moment. Il se leva d’un bond, au prix d’un violent effort, fonça vers la lagune qui n’était qu’à quelques mètres et y piqua une tête avec une telle vélocité qu’aucun de ses tortionnaires n’eut le temps de réagir.
Il fit surface aussitôt, évoluant dans ces ondes irradiées qui créaient sur sa chair nue et ensanglantée des ombres bleu-vert du plus étrange aspect.
Coqdor était fort bon nageur mais il devait tenir compte de son épuisement, après ces heures tragiques qu’il vivait. En outre, il avait perdu un peu de sang. Du moins était-il décidé à résister jusqu’au bout.
Les insectes, sans doute surpris de cette curieuse évasion, n’avaient pas tenté, tout d’abord, de la lui interdire. Maintenant, ils avaient sans doute des velléités de le rejoindre. La lagune offrait environ trente mètres de diamètre. D’une part, il y avait ceux qui constituaient le cerveau central des mutants et, d’autre part, là où on avait si proprement dépouillé Coqdor, les bourreaux.
Or, les uns et les autres s’étaient tous approchés du bord de la lagune. Et lui, qui se maintenait aisément en surface avec un minimum de mouvements natatoires, constatait qu’ils s’arrêtaient tous sur la rive, sans intention visible d’aller plus loin.
Il s’étrangla de rire :
— Non ! Non ?… C’est aussi bête que ça !…
Il n’y avait nullement songé. Et pourtant… Phénomène bien simple et inhérent à tous les insectes de l’Univers : ils craignaient l’eau, ils avaient peur de se mouiller.
L’un d’eux, d’ailleurs, énorme coléoptère aux pattes grêles et interminables, s’avança trop près, culbuta, tomba dans la lagune.
Et là, flottant sur le dos, il agitait sottement ses membres, incapable de se retourner, les ailes déjà humides collant à sa carapace. Il se débattait et il était évident qu’il se noierait avant peu.
Les autres, sans doute édifiés par leur instinct, demeuraient autour de la lagune. Mais nul ne se risquait à y tremper seulement le bout d’une patte. Et le sort de leur infortuné congénère devait augmenter effectivement leur répulsion.
Coqdor nageait. Il tournait en rond dans la pièce d’eau évitant soigneusement de se rapprocher du bord.
A une ou deux reprises, quelques volants s’élevèrent et tournèrent un instant au-dessus du nageur. Chaque fois, il plongea rapidement, se maintint sous l’eau autant que son souffle le lui permit et, remontant par la force des choses, put constater que la tentative n’allait pas plus loin. Ses ennemis se contentaient de survoler la surface aqueuse sans s’y compromettre en aucune façon.
Il pouvait donc croire qu’ainsi il ne risquait rien.
Rien, du moins, de la part des insectes !
Mais la raison la plus simpliste lui rappelait également qu’il ne pourrait demeurer longtemps en pareille situation. Combien de temps tiendrait-il ainsi, entre deux eaux ?
Il fit la planche pour se reposer, tout en surveillant du coin de l’œil le rivage de la lagune, redoutant malgré tout quelque initiative d’un spécimen plus hardi que les autres, ou plus inconscient.
Mais non ! L’eau les éloignait inéluctablement. On ne chercherait pas à l’atteindre. Et lui, comment allait-il résister ?
Il sentait la fatigué. Il n’avait rien absorbé depuis les quelques pilules de vitamine partagées avec Râx, il y avait un bon moment de cela. Il avait lutté. Il avait subi le voyage aérien suspendu entre les griffes des insectes. Et maintenant, l’épiderme entamé par ses tortionnaires, il voyait par instants le joli bleu-vert de l’onde qui se teintait d’un filet rouge échappé de son propre organisme lacéré.
Immanquablement, le souffle lui manquerait. Ou quelque crampe maligne mettrait un terme à ses efforts. Revenir à la rive ? Il savait bien qu’il s’y refuserait. Qu’il préférerait se laisser sombrer plutôt que de finir entre les serres de ces monstres.
Du temps passa…
Il essayait toujours, par instants, d’envoyer un message mental, cherchant à joindre Râx, son plus sûr relais radio. Mais l’épuisement le gagnait et, par voie de conséquence, ses émissions devenaient de plus en plus faibles. Le désespoir s’infiltrait en lui.
Coqdor avait vécu, d’une planète à l’autre, mainte et mainte aventure tragique. Toujours il s’en était tiré providentiellement. Mais tout a une fin, se disait-il. Faudrait-il donc finir misérablement dans ce trou d’eau, sous ce qu’on pouvait appeler les yeux de ces horrifiques mutants ?•
Lassitude… Fièvre… Écœurement…
Abandon ?
Il luttait encore, conscient que ce serait bientôt le dernier effort. La résistance humaine a des limites, même lorsqu’on est un athlète de la trempe de Coqdor, nanti par surcroît d’un esprit élevé et combatif.
Il serrait les dents, reprenait de temps à autre la position de la planche pour ménager ses forces. Non loin de lui, il voyait le gros insecte qui ne se débattait plus que faiblement, asphyxié petit à petit dans cette position grotesque.
Coqdor évitait avec soin le contact avec ce semi-cadavre qui lui faisait horreur, les fluctuations de l’eau le ramenant parfois vers lui. Il pensait avec épouvante que dans peu de temps son sort serait analogue à celui de l’insecte, que son corps sans vie flotterait à son tour sur la lagune aux ondes iridescentes.
Il crut, à deux ou trois reprises, qu’il allait couler. Il éprouva en ces moments l’atroce tentation de lâcher prise, de renoncer et chaque fois il sut réagir, exécuter quelques brasses pour se restabiliser, demeurer encore en surface.
Toujours, de part et d’autre de la nappe d’eau, les mutants paraissaient le contempler. Une vision d’horreur qui n’agissait pas peu sur son mental, l’envahissant d’une indicible sensation de répulsion.
La fatigue gagnait. Le désespoir devenait impérieux.
Coqdor était au bord du renoncement, non sans avoir l’impression que s’il se laissait aller cela équivaudrait à un authentique suicide, ce qui eût été indigne de lui.
Mais la crampe venait, insidieuse, méchante. Il se crispa, se maintint sur l’eau uniquement par les mouvements de bras tant la jambe lui faisait mal.
C’était le dernier carat. La pensée le traversa, comme une flèche ardente.
Réponse. Il sut que cela émanait du cerveau de Râx.
Râx proche. Râx qui venait vers lui. Râx qui l’avait entendu et qui se hâtait à son secours.
Bruno Coqdor ne sut pas à cet instant si le pstôr était seul ou s’il amenait de l’aide avec lui. Mais la seule idée que le contact mental eût été réétabli stimula le nageur déficient. Une bouffée d’espérance montait en lui. Il ne s’en avisa que par la suite : la crampe avait cessé, vaincue par le frisson heureux de l’organisme.
Il s’aperçut, dans les minutes qui suivirent, d’un certain mouvement parmi les rangs des insectes. Ils paraissaient inquiets et des ondes de panique passaient dans leurs rangs. Coqdor, tendant le cou autant qu’il lui était possible au-dessus de l’eau, crut distinguer un vrombissement lointain, mais qui ne tarda pas à augmenter de fréquence.
Cela atteignait assurément l’orifice de la caverne. Et puis le bruit grandissait, emplissait la grotte, faisant tout vibrer avec violence. Les insectes se débandaient déjà quand le nageur distingua le premier héliscooter. Et les autres suivaient, et les engins tournaient dans l’immensité de la caverne, jetant le désarroi parmi les mutants.
Fou de joie, Coqdor qui maintenant cherchait à rejoindre la rive où ses ennemis ne prêtaient plus guère attention à lui, vit le pstôr dont les immenses ailes noires évoluaient avec adresse entre les engins volants.
— Râx !… Râx ! Mon beau Râx !
Râx le cherchait. Râx avait entendu son appel. Râx avait servi de guide au commando du lieutenant Agdon. Et déjà les héliscooters se posaient quand le pstôr piqua soudain vers la lagune, saisit délicatement Coqdor par les épaules et lui fit franchir en douceur les quelques mètres le séparant encore du rivage où il le laissa, immobile, reprenant difficilement son souffle, exténué par ce dernier exploit qui l’avait soutenu en surface pendant près de trois heures.
Un instant après, il sentit sur lui de douces mains féminines. On le soignait, on pansait ses plaies. Il avait à demi perdu connaissance mais, entrouvrant les yeux, il reconnut Émeraude.
Venue avec le commando, elle se préoccupait de lui avant tout.
Il lui sourit. Et ils n’avaient pas besoin de se parler puisqu’ils ignoraient leurs langues respectives. Qu’importait ! Ils se comprenaient ainsi fort bien.
Cependant, les cosmonautes débarquaient des héliscooters, brandissant des fusilasers et ces terribles tubes à rayon inframauve qui étaient encore d’une action et d’une portée supérieures au laser. Sans ménagements, ils mitraillaient les insectes. Ces derniers luttaient avec fureur, les uns au sol, les autres en vol, mais les armes effrayantes en avaient rapidement raison.
Et Coqdor, dans sa semi-conscience, s’abandonnant aux soins d’Émeraude, vit encore arriver le « métro ». Il avait suivi l’escadrille des héliscooters sur coussin d’air, au ras des flots. Maintenant, il prenait appui sur chenilles et c’était un véritable bélier qui fonçait, ravageant les rangs des insectes.
Alors Coqdor eut une idée. Il se redressa et cria à ses compagnons, au lieutenant Agdon et aux autres :
— Les antennes ! Frappez aux antennes !…
Ce conseil fut rapidement répandu parmi les hommes et ils en firent aussitôt leur profit.
On visa les antennes des mutants, Coqdor ayant compris qu’il s’agissait là de leur organe majeur. Plus d’une tête d’insecte vola en morceaux dans l’aventure, les cosmonautes se souciant peu de faire le détail.
Et le résultat fut prodigieux !
Les insectes munis d’antennes périssaient les uns après les autres, leurs adversaires s’évertuant à pulvériser ces fragiles mais précieux éléments biologiques. Or, parallèlement, Coqdor le ressentait puissamment en son esprit médiumnique, un immense soulagement se produisait. La force psy émanant du cerveau-puzzle de la harde des mutants, laquelle force ne pouvait se diffuser que par les antennes, se diluait au fur et à mesure que ces neurones d’un même organe succombaient un à un.
Or, ce carcan télépathique entretenu en permanence par l’ensemble des mutants cessait d’agir sur ses victimes.
Si bien que, les uns après les autres, les malheureux pantins asservis qui occupaient en rangs serrés le fond de la caverne redevenaient des hommes et des femmes. Oh ! bien peu conscients encore, après des temps et des temps de cette léthargie où leur vie intrinsèque avait été en suspens, alors que leurs organismes obéissaient passivement à la volonté collective des insectes monstres.
C’est ainsi qu’ils reprenaient conscience, qu’ils s’interrogeaient, cherchant à savoir où ils se trouvaient, ce qui leur était advenu, de quel long cauchemar ils croyaient sortir.
Quand les hommes du lieutenant Agdon eurent compris ce qui se passait, ils surent qu’il ne fallait pas faire de quartier parmi les mutants. Et, tandis que les zombies s’arrachaient lentement à leur abominable situation, les fusilasers et les tubes à inframauve continuaient impitoyablement à faucher les insectes géants, qu’ils soient ou non pourvus d’antennes.
Râx avait sa part dans le massacre et le « métro » fonçait inlassablement, broyant les mutants par dizaines. Une odeur épouvantable montait de ce champ de bataille bientôt transformé en véritable charnier. Mais les humains n’en avaient cure. Ils savaient qu’il fallait anéantir la race maudite pour libérer Khéoba et ils étaient bien décidés à en détruire un maximum de spécimens. Certes, quelques-uns échapperaient, mais on saurait bien les réduire par la suite, l’immense majorité de cette harde se trouvant dans la caverne.
Parmi les rescapés, certains se retrouvaient. C’est ainsi que Neïro et Am’li, délivrés comme les autres, s’étaient cherchés et avaient fini par tomber dans les bras l’un de l’autre.
Et Coqdor, qui revivait dans les bras d’Émeraude-Mirri, ne pouvait s’interdire de rire en entendant Ernest, lui aussi arraché à la torpeur infernale qu’entretenait le conglomérat d’antennes, qui, revenant à la conscience, s’était ainsi exprimé :
— Dire que tout ça… c’était la faute à ces sacrés « z’hannetons ! »