CHAPITRE II











C’était la nuit. Dans son écrin nuageux, Khéoba, en cette période de sa rotation, se trouvait plongée dans une obscurité profonde, sous un ciel où naturellement aucune étoile ni aucune lune ne pouvait transparaître, en ce qui concernait l’hémisphère où s’élevait l’astroport.

La neige tombait abondamment. Aussi pour l’arrivée du cargonef ce n’avait pas été une mince affaire que de toucher le sol.

Le commandant Teller, un Germano-Terrien, possédait, certes, des coordonnées précises, la ligne Terre-Khéoba ayant été établie minutieusement depuis quelques décennies de la Terre. Il n’en était pas moins vrai que le contact d’un aussi gigantesque vaisseau avec un sol planétaire restait délicat.

D’autant qu’en dépit des appels du poste sidéro-radio du bord, nul n’avait répondu depuis la tour de contrôle.

Aussi l’équipage du Spes avait-il donné son maximum afin d’éviter un atterrissage en catastrophe dans ces ténèbres, avec par surcroît ces tourbillons de neige qui n’arrangeaient rien.

On avait lentement survolé ce qui devait être l’aire destinée à recevoir les navires venant du ciel. Sous l’éclat de puissants projecteurs, on avait mesuré la place éventuellement adéquate pour cette difficile manœuvre. Et des jets de feu émanant des tuyères avaient balayé cette étendue, afin de dégager dans la mesure du possible un terrain susceptible de recevoir cette masse titanesque.

Un petit groupe de cosmonautes avait alors débarqué. Il s’agissait d’une demi-douzaine d’hommes, bien armés et équipés, ceux de Khéoba, au cours des messages de détresse, ayant précisé que des hordes pirates désolaient la planète, cherchant à se ravitailler dans les villes abandonnées, sans préjudice de massacrer ceux qui s’y opposaient, voire de prendre des otages dont on n’avait plus de nouvelles.

En tête du commando, un homme de belle taille, aux larges épaules, à l’allure d’athlète, menait l’expédition. Curieusement, il était accompagné d’un bizarre animal. Une sorte de monstre au pelage sombre, aux yeux d’or éclatant, ce qui contrastait. Quelque chose comme une géante chauve-souris qui se déplaçait à la fois sur ses pattes postérieures et sur ses ailes repliées, ce qui lui donnait un air cocasse.

On avait tout de suite exploré la tour de contrôle, pour la trouver déserte. Mais quelques indices permettaient de croire que les lieux avaient été occupés peu d’instants auparavant. Et maintenant on partait à travers la cité morte. Une piste était relativement aisée à suivre, les pas de plusieurs hommes apparaissant dans la neige.

Ce qui, il est vrai, ne durerait pas, les flocons menaçant de masquer rapidement le tracé. Aussi ne perdait-on pas de temps et les aventuriers se hâtaient.

Parfois, celui qui semblait être le chef s’adressait à son étrange compagnon :

— Cherche, Râx !… Cherche, mon beau Râx !

Et le monstre, incroyablement véloce en dépit de ses allures de polichinelle désaxé, filait, virevoltait, revenait, flairant le sol où la neige s’amoncelait, et tournait la tête vers son maître, ce qui signifiait pour ce dernier qu’il n’y avait qu’à suivre la bête dans la direction empruntée aussitôt.

Chemin faisant, dans la lueur de torches atomiques dont ils disposaient individuellement, les cosmonautes faisaient d’assez sinistres découvertes.

Non seulement ils pouvaient constater en permanence les dégâts occasionnés au départ par la catastrophe atomique dont la Terre avait eu des échos, ensuite par l’effroyable vague glaciaire (au débarquement du cargonef on avait enregistré près de -30° centigrades), mais à plusieurs reprises ils avaient vu des corps gelés. Des malheureux qui sans doute mourant de faim, avaient été finalement achevés par le froid terrible.

Ils virent ainsi une femme tenant encore son enfant contre son sein meurtri, des couples écroulés l’un sur l’autre, des êtres qui se tordaient dans un spasme suprême, tendant désespérément vers un ciel indifférent des mains suppliantes.

Spectres attestant le drame qui s’était joué, qui sans doute se jouait encore. Leur apparition provoquait un frisson chez ces hommes de l’espace, lesquels cependant n’étaient pas des mauviettes, accoutumés qu’ils étaient aux découvertes aussi surprenantes que fantastiques qui abondaient au cours de leurs voyages.

Ils passaient, avançant dans cette cité fantôme. La piste était de plus en plus pénible à retrouver, la neige continuant inlassablement à tisser son linceul blanc.

Il était certain que, sans Râx, ils eussent éprouvé beaucoup de difficultés à retrouver la trace de ceux qu’ils recherchaient et qui avaient dû quitter la tour de contrôle peu avant leur arrivée.

— On ne nous attendait pas si tôt ! remarqua l’un des cosmonautes. Normalement, ceux qui nous ont appelés devaient occuper la tour…

— Hé ! mon vieux Delta, sans doute s’est-il passé quelque chose qui les a astreints à sortir… Dans ce froid, cette neige, cette nuit, il fallait que ce soit impérieux !

— Le Spes est littéralement tombé du ciel… Mais ils auraient dû nous voir… nous entendre !… Un vaisseau comme le nôtre, ça ne passe pas inaperçu ! « On » se voit !

— Comme tu dis, sacré Ernest ! « On » se voit !

— Oui… mais eux, ou ils ne nous ont pas vus, ce qui serait bien surprenant, ou ils sont occupés ailleurs !

De cette dernière assertion, ils eurent rapidement confirmation. Le monstre Râx venait subitement de s’arrêter, de tendre au vent sa tête de grand bouledogue, humant visiblement des effluves pour lui significatifs.

— Râx ! Va, Râx ! On touche au but !

Cette fois Râx ne courut pas et changea d’attitude. Au lieu de se lancer sur ses membres disparates, il déploya ses ailes et brusquement, cette créature qui semblait caricaturale apparut d’une beauté farouche, surprenante.

Tel un immense vampire, il s’envola, suivi du regard par son maître qui souriait, confiant en ce fidèle ami, et par les autres cosmonautes, lesquels respectaient sans doute plus encore celui qui dirigeait pareil animal familier, dont il n’était pas malaisé de deviner qu’il devait être, à l’occasion, un adversaire des plus redoutables.

Ils se mirent alors à courir à sa suite à travers les rues dévastées, pataugeant dans la neige, glissant sur les plaques de glace, butant contre des gravats ensevelis de flocons, contournant en frissonnant des malheureux immobiles à jamais, se tenant parfois encore debout, figés par le suaire de gel.

Et ils débouchèrent sur ce qui avait été une place publique, où un véritable combat se déroulait.

Au centre, une femme entourée de trois hommes. Trois Khéobiens revêtus comme elle de fourrures, qui tentaient de repousser l’assaut d’une bande dont les membres, ce qui paraissait bizarre, étaient à peine vêtus en dépit de l’effroyable froid ambiant.

Des êtres qui se mouvaient de façon très vive, mais avec des gestes mécaniques, rigides. On eût dit, autour des quatre humains visiblement normaux, un carrousel de pantins menés par d’invisibles fils, mais terriblement agissants, et qui avaient pour dessein incontestable de s’emparer de ces malheureux survivants, sinon de les massacrer.

Tout cela se déroulait jusqu’à présent dans un écrin de nuit et de neige, mais l’arrivée des cosmonautes changea tout en un instant.

Avant même l’irruption des cosmonautes sur le lieu de l’engagement, le monstre Râx avait survolé les antagonistes.

Arrivant au pas de course après avoir suivi l’étrange animal volant, ils purent constater que, si les quatre assiégés paraissaient stupéfaits en voyant cet oiseau insolite, les autres restaient à cet égard d’une indifférence totale.

Comme s’ils n’avaient pas vu ils continuaient, de leurs gestes de robots, à tenter de saisir les quatre malheureux qui se débattaient.

Dans la clarté des torches atomiques que braquait le maître de Râx et ceux qu’il menait, les hommes de l’espace pouvaient découvrir que ces assaillants offraient un aspect bien étrange.

S’ils étaient incontestablement des humains, on eût dit qu’ils avaient atteint le stade de la marionnette. La rigidité de leurs membres n’interdisait pas l’efficacité et les trois hommes tentant de faire à la jeune femme un rempart de leur corps avaient fort à faire pour tenir l’ennemi à distance. On pouvait en compter une bonne vingtaine, dont plusieurs femmes. Tous véloces, rapides, à peu près insensibles l’eût-on juré aux coups que leur portaient les défenseurs, et une chose assez hallucinante les caractérisait : leur regard.

Des yeux vides, sans expression, que les lueurs des torches faisaient luire en révélant l’inertie. Des yeux de morts, ne reflétant nullement ce qu’on nomme l’âme humaine.

Tout cela, il va sans dire que les cosmonautes s’en rendirent compte à toute vitesse et que l’heure n’était pas à s’attarder à de telles considérations. Aussi, avec ensemble, foncèrent-ils au secours du quatuor qui semblait sur le point de faiblir.

— Râx ! Râx ! Attaque !

Le monstre volant tomba littéralement comme une pierre et ses ailes immenses, qui devaient atteindre près de trois mètres d’envergure, heurtèrent dans l’impact trois des assaillants qui furent déséquilibrés et croulèrent dans la neige, toujours aussi raides, ce qui une fois de plus évoquait l’image de pantins désaxés.

Mais les autres demeuraient toujours insensibles aux chocs et ne semblaient nullement se soucier de ceux d’entre eux envoyés au tapis par un aussi exceptionnel assaillant.

Lequel d’ailleurs entamait le combat ainsi que son maître le lui avait ordonné. Ahuris, les trois hommes et la jeune femme voyaient ce secours inattendu qui leur tombait du ciel (c’était bien le cas de le dire) et qui mordait avec fureur, battait des ailes, ce qui constituait un élément belliqueux des plus efficaces, tandis que ses pattes armées de griffes acérées déchiraient déjà deux des « fantômes ».

Les cosmonautes fonçaient et c’était alors un véritable engagement entre deux groupes. Mais maintenant l’avantage tournait en faveur des humains normaux et ces sortes de zombies devaient reculer.

Le maître de Râx encourageait les siens de la voix tout en se donnant à fond.

Il était évident que les sports de combat n’avaient guère de secrets pour lui. Il combattait avec efficacité et ses compagnons ne lui faisaient nullement honte tant ils frappaient eux aussi et savaient recevoir les coups avec sérénité.

Cependant, en dépit de l’avantage qui se dessinait en faveur du groupe purement humain, les zombies ne cédaient pas. Si bien que celui qu’on avait appelé Delta interpella le chef du commando :

— Coqdor !… Les flingues !

— Non ! gronda celui qui dirigeait le groupe. Non… Il faut éviter !

C’était la loi des cosmonautes, une tradition acceptée à travers tous les mondes connus. On partait du vieil adage établi par les Terriens dès les premiers échanges interplanétaires, et ce afin d’éviter les conflits qui naissent si souvent de malentendus entre peuples qui s’ignorent et entrent en contact pour la première fois. Un adage qui se résumait en cette formule simpliste et devenue rapidement très populaire : « Pas de bagarre avec les Martiens. »

Ce qui avait permis, dans le passé, des échanges pacifiques et interdit bien des combats.

Aussi bien, ceux du Spes, obéissant à cette loi, se devaient-ils de reculer jusqu’aux extrêmes limites possibles le moment de recourir aux armes. Aux terribles pistolets que tous portaient, crachant soit le fil émeraude, mortel, du laser, soit le terrible rayon inframauve auquel peu de chose résistait.

Pourtant, l’acharnement étrangement glacé des « fantômes » commençait à les inquiéter. Vint le moment où, ne parvenant pas à en venir à bout, Coqdor, le cœur serré, finit par donner l’ordre de tirer, n’ayant pas encore réussi avec ses compagnons à briser le cercle infernal qui entourait toujours la jeune femme et ses défenseurs.

Il donna lui-même l’exemple et brandit son arme, fit feu, de telle sorte qu’il ne faisait qu’atteindre à la jambe un de ces spectres dont on ne savait s’ils étaient encore vivants ou relevaient du monde ectoplasmique.

L’être bascula, tomba en avant dans la neige, sans un cri, sans un geste. Rigoureusement tel un mannequin.

Râx continuait à donner de la griffe et de la dent, frappant également de ses ailes formidables. Mais, juste à cet instant, comme si un ordre mystérieux était parvenu on ne savait comment, la bande des « fantômes » tourna les talons et, sur un rythme incroyablement rapide, s’enfuit avec la discipline rigoureuse d’une troupe militaire.

Ce fut si surprenant que les quatre assiégés et leurs auxiliaires demeurèrent cois un instant. Coqdor rappelait Râx et tous, à peine remis de leur surprise, voyaient le groupe fantomatique disparaître au détour de ce qui avait été une artère de la cité morte.

Cinq ou six demeuraient dans la neige, totalement immobiles.

Avant de s’occuper d’eux, tous avaient hâte de faire plus ample connaissance et Terriens et Khéobiens s’ouvraient les bras mutuellement.

On s’embrassa, on se congratula. On pensa ensuite aux présentations et ceux de Khéoba apprirent avec plaisir que celui qui menait le commando sauveur n’était autre que le chevalier Bruno Coqdor, dont les exploits galactiques avaient eu des échos jusque chez eux.

La jeune femme, Am’li, caressait déjà Râx ce qui faisait rire son maître, assurant que le pstôr (c’était son nom d’origine sur la planète Dzô où il était né) était toujours sensible au beau sexe, d’une planète en l’autre(1).

L’ingénieur Luc Delta faisait déjà bon ménage avec ses homologues khéobiens,

Fwall et Neïro, et Ernest, mécanélec de son état, proposait qu’on revînt promptement à l’aire d’atterrissage du Spes. Ils ne tardèrent donc pas à se mettre en route après que les Khéobiens eussent constaté avec les Terriens que ceux qu’ils appelaient les « fantômes », faute de mieux, étaient désormais neutralisés et privés de vie. Mais on ne savait pas si, aux moments où ils étaient aussi agissants, ils appartenaient encore au monde des vivants.

En route, les Khéobiens interrogèrent assez fébrilement leurs nouveaux amis. Ainsi la Terre, en dépit de très mauvaises conditions radioniques, avait pu recevoir le S.O.S., envoyer un cargonef au secours de Khéobiens. Mais, interrogeait Neïro, avait-on envisagé un plan, trouvé un moyen de venir efficacement en aide à une planète plongée dans pareil désastre, le froid dévorant toute forme de vie ?

Ce fut le mécanélec Ernest, sorte de titi de Paris-sur-Terre, qui résuma à sa façon la situation :

— Oui… On vous apporte un truc formidable… Et nos savants qui sont des mecs insensés, pensent qu’on va réchauffer Kéoba !

— Réchauffer Khéoba ! Mais c’est fou ! Mais comment ? Avec quel procédé ? Qu’est-ce qu’ils ont trouvé pour cela ? Qu’est-ce qu’ils nous envoient ?

Et Ernest, tranquillement, lança ce mot inattendu :

— Ce qu’ils vous envoient ?… Le métro !