CHAPITRE VII
C’était la dernière étape. La plus difficile sans doute, en ce qui concernait le plan matériel.
Ils avaient gagné les contreforts du mont Kwaoao. La montagne ignivome, présentement neutre, dominait le massif que, comme partout, la glace sertissait et sur laquelle tombaient de fréquentes averses de neige.
L’ambiance était tendue à bord. Neïro, après s’être excusé auprès de ses compagnons et particulièrement de Coqdor qui lui avait sauvé la vie était retombé dans son semi-mutisme. Sombre et mélancolique, on devinait sans peine que sa pensée demeurait axée sur Am’li. Am’li au pouvoir des fantômes, Am’li dont rien ne prouvait, en dépit des assertions des autres, qu’elle était encore vivante.
Et puis il y avait ces étranges émissions, qui atteignaient inexplicablement les cerveaux des quatre hommes tout autant que les délicats appareils de télécommunication.
Seul, Râx y demeurait allergique. Ce qui faisait réfléchir son maître, lequel en discutait avec Luc Delta. Si un animal restait indifférent à ces projections érotiques, c’était bel et bien parce qu’elles étaient ouvertement destinées à être reçues par des humains. Des hommes, en la circonstance, en raison de l’insistance à présenter des visages et des corps féminins.
On n’avait plus revu l’image d’Am’li. En revanche, la beauté énigmatique qui avait succédé à l’amante de Neïro les hantait tous, excepté peut-être le Khéobien. Ernest en était particulièrement imprégné et il se faisait rappeler vertement à l’ordre par Luc Delta, commettant maladresse sur maladresse dans la conduite du « métro », conduite qui s’avérait d’autant plus délicate qu’à partir des contreforts du Kwaoao la progression s’effectuait de plus en plus en profondeur. L’engin-taupe devait donc forer fréquemment son passage afin d’atteindre des terrains meubles, voire des galeries qui, heureusement, paraissaient abonder et favorisaient la marche souterraine.
Mais Luc Delta avouait discrètement à Coqdor qu’il se sentait lui aussi fortement perturbé par les apparitions devenant plus rapprochées de la belle inconnue.
La vision dégageait une telle fréquence érotique que Coqdor en était arrivé à supposer qu’un procédé ignoré appuyait l’apport de l’onde purement visuelle par des vibrations d’un type mystérieux destinées à atteindre subtilement le système nerveux de l’homme à l’écoute, provoquant un afflux sexuel puissant.
Le chevalier de la Terre, qui avait connu bien des tentations semblables (et y avait succombé quelquefois au cours de ses randonnées galactiques), utilisait pour contrer l’influence ondionique un procédé des plus simplistes, encore que très souvent efficace. Il axait sa pensée sur une autre femme. En la circonstance, sa fidèle compagne, Evdokia, qui l’attendait sur la planète Terre(2).
Il avait conseillé à ses compagnons de l’imiter, chacun ayant obligatoirement quelque part une amie ou, à défaut, pouvant s’orienter vers un souvenir brûlant. Pour Neïro, cela allait de soi car il ne songeait jamais qu’à Am’li. Luc Delta avait bien quelques relations féminines sur la planète patrie mais le système était en défaut et il devait reconnaître son goût pour cette fille aux cheveux d’un roux sombre et à reflets dorés dont le visage triangulaire s’éclairait d’admirables yeux verts.
Coqdor faisait remarquer que, si belle, si désirable qu’elle parût, ces yeux si fascinants n’en étaient pas moins froids, comme figés. Si bien qu’il la soupçonnait d’appartenir au parti de ceux qu’on appelait, sans doute improprement, les « fantômes ». Et que ces émissions perturbatrices devaient émaner de cette horde.
Mais comment de tels robots, apparemment agissant tels des pantins, pouvaient-ils user de pareils subterfuges ? N’y avait-il pas, derrière tout cela, une puissance savamment masquée qui tirait les fils ?
Luc Delta, donc, n’était pas insensible à l’inconnue aux yeux verts, si Ernest, c’était visible, en devenait follement amoureux.
Cependant le « métro » et ses occupants étaient arrivés – relativement – à pied d’oeuvre. Car c’était dans le massif de Kwaoao que le plan fou devait être exécuté, selon les directives établies minutieusement par les autorités et surtout les scientifiques terrestres.
A partir de ce moment commença pour les aventuriers une période particulièrement pénible. Il leur fallut tout d’abord pratiquer tout alentour du Kwaoao et du massif en général un système de galeries souterraines. Ils bénéficiaient heureusement de travaux précédemment exécutés par diverses missions venues de la planète Terre. Depuis que le contact avait été établi entre Khéoba et la vieille civilisation terrienne, que le naturel pacifique des Khéobiens favorisait grandement les échanges, les Terriens étudiaient à fond la nouvelle planète. On avait le souci d’éviter de jouer les colonisateurs et les extra-planétaires s’étaient efforcés de proposer aux Khéobiens une collaboration aussi efficace qu’amicale. Ce qui avait donné de bons résultats.
Si bien que de grandes prospections scientifiques avaient sondé, fouillé, exploré Khéoba dans tous les azimuts possibles, et qu’une mission telle que celle du Spes jouait relativement sur le velours, bénéficiant des données importantes relevées par leurs prédécesseurs qui leur avaient préparé le terrain, apportant des renseignements hautement précieux concernant le soi et, surtout, ce qui était important en la circonstance, le sous-sol khéobien.
Ce sous-sol qui, autour du volcan Kwaoao, provisoirement éteint, représentait leur champ d’action.
Le « métro » devenait maintenant le véritable outil initial de la mise en œuvre du plan fou. Après une progression relativement aisée à travers les plaines et les vallées glacées où il n’y avait eu que le forage bref de quelques passages rocheux, il fallait s’enfoncer dans ce terrain, heureusement assez friable, fait en grande partie de poussière de lave.
Il n’en était pas moins vrai qu’il fallait toute la dextérité de Luc Delta et d’Ernest, experts en la matière, pour diriger opportunément cet appareil qui était en même temps leur véhicule, afin de pratiquer un véritable réseau souterrain, et ce sur un cercle qui, s’étendant tout autour du Kwaoao et de quelques monts moins importants mais également de nature volcanique, représentait beaucoup de kilomètres.
Ils avaient retrouvé les nombreuses galeries naturelles qui, signalées par les géophysiciens qui avaient exploré cette région, favorisaient grandement leurs travaux. Mais le « métro » devait souvent se heurter à de véritables murs, de nature plus granitique, si bien que le cône-vrille œuvrait avec difficulté. Oh ! certes, on finissait toujours par réussir à percer la paroi, à pulvériser les rocs, à ouvrir une issue et à rejoindre un autre tunnel, une autre caverne. Mais cela représentait souvent des heures et des heures d’efforts.
Tandis que le mécanélec était aux commandes et menait le jeu délicat de la pénétration de l’engin tout entier dans un obstacle minéral, les autres occupants du « métro » sortaient de la carène et, au laser, secondaient l’action de la puissante vrille, ce que Ernest appelait dans son langage pittoresque le vilebrequin, si bien qu’ils aidaient à briser, fracasser, lézarder ces murs naturels qui formaient la structure du massif dans son entier.
Luc Delta, qui avait trouvé en Neïro un aide particulièrement précieux, procédait en sa compagnie à de minutieux relevés du tracé de la randonnée maintenant intégralement souterraine du « métro ». Ils comparaient leurs observations aux plans soigneusement établis par les missions venues de la Terre, grâce à l’apport des meilleurs techniciens khéobiens. Ainsi, c’était un très vaste labyrinthe, mi-naturel, mi-consécutif aux travaux humains, qui se façonnait lentement très en dessous du sol glacé de la planète Khéoba, cernant de façon subterrestre la masse du volcan Kwaoao.
Des points scrupuleusement étudiés étaient choisis en vertu de la contexture du terrain, de la position relative à la cheminée centrale du mont ignivome (position parfaitement connue), des autres cheminées volcaniques existant et correspondant aux divers cratères entourant le grand central dominant.
Ainsi, ils étaient tellement pris par leur travail qu’ils en arrivaient à se donner à fond, œuvrant avec passion, conscients de la valeur de l’ouvrage collectif, formant une équipe qui se soudait sur le plan humain avec plus de force d’heure en heure.
Bruno Coqdor s’en réjouissait intimement. Bien qu’il y eût encore par vagues des assauts psychiques, que des visages et des corps féminins apparaissaient sur les écrans, tout en heurtant avec autant de force que de subtilité les neurones des quatre hommes, ils étaient mieux en état de résister à ces tentations d’un genre inédit, qui tentaient toujours de s’infiltrer mystérieusement dans leurs esprits, dans leurs organismes.
Ils étaient de ces bourreaux de travail qui oublient tout au profit de l’ouvrage à peaufiner, à mener au but. Et – du moins provisoirement – Coqdor estimait que les énigmatiques agresseurs en étaient pour leurs frais.
On avait revu Am’li, ce qui avait provoqué quelques crispations sur les traits de Neïro. Mais il avait su faire front et, ainsi que le lui susurrait Coqdor, cela prouvait que la jeune femme était toujours vivante. La beauté aux cheveux fauves, aux yeux d’émeraude, réapparaissait elle aussi. Alors Coqdor ou Delta envoyaient de solides bourrades dans les côtes du mécanélec, et Ernest, transpirant d’émotion, s’acharnait sur son travail, tentant de se cuirasser contre l’assaut voluptueux.
Le temps passait. À plusieurs reprises, ils avaient dû reculer et modifier leur itinéraire. En effet, la chaleur augmentait tout à coup de façon très sensible et les ondes radar et sonoradar indiquaient la proximité de foyers ardents. Ce qui, tout bonnement, démontrait qu’on s’approchait dangereusement de points thermiques en activité.
Car, si le Kwaoao était en principe éteint depuis des décennies en mesure de Khéoba, le feu central n’en existait pas moins et, comme toutes les planètes vivantes, celle-ci conservait un inextinguible potentiel pyrogénique, dont les prolongements n’étaient pas tellement éloignés de la surface.
La mise en place nécessaire à la réalisation du plan fou exigeait dix points différents. Ce qui avait demandé un certain temps et les passagers du « métro », presque en permanence coupés de la surface de la planète, ne voyaient plus le rythme d’Aquarius Epsilon et des astres présidant à la nuit khéobienne.
Ils vivaient donc en claustration quasi totale, seulement renseignés sur la fuite du temps par leurs cadrans. Ce qui occasionnait, tout naturellement, une ambiance fiévreuse.
Coqdor essayait de détendre l’atmosphère par des conversations aussi intéressantes que possibles, faisant appel à la culture qu’il avait glanée non seulement sur sa planète patrie mais encore à travers les divers mondes civilisés rencontrés d’escale planétaire en escale planétaire. Sans préjudice de quelques plaisanteries. Ernest, gouailleur de son naturel, faisait écho de son mieux mais, par instants, on voyait le mécanélec devenir aussi sombre que Neïro. Et chacun devinait que l’ombre de l’inconnue aux yeux verts passait sur lui.
Luc Delta secondait efficacement Coqdor dans ce travail psy dont le but était de leur permettre à tous de tenir. Et ils s’absorbaient avec ensemble dans l’élaboration du plan fou.
Ainsi, dans cet immense dédale qu’ils avaient en quelque sorte aménagé, ils avaient déterminé les dix points cruciaux. Le départ de l’expérience devait partir d’un seul, une réaction en chaîne étant prévue, grâce à un système reliant et coordonnant les appareils.
C’était presque terminé et le « métro » poursuivait sa randonnée de taupe lorsqu’une fois de plus on se heurta à une paroi de roche particulièrement dure.
Le « métro » paraissait piétiner et le cône-vrille ne parvenait pas à briser l’obstacle.
Coqdor suggéra de revenir en arrière, de tenter un autre passage en cherchant une terre volcanique plus friable. Mais ils se rendirent compte qu’ils étaient en quelque sorte encastrés, un éboulis s’étant produit derrière eux et une masse rocheuse s’accumulant, gênant le recul jusqu’à l’interdire totalement.
Il fallait passer !
L’ingénieur terrien était inquiet. Les contrôles, en effet, signalaient des points thermiques proches. Ce qui s’était déjà fréquemment produit quand, dans sa lente progression souterraine, le « métro » s’approchait d’une cheminée volcanique inconnue, non référencée par les missions précédentes, ce qui laissait entendre qu’elle s’était produite récemment, à la suite de quelque séisme qui ne s’était pas manifesté en surface.
Après un examen sérieux de leur position, ils en vinrent à conclure d’un commun accord qu’ils n’avaient absolument aucune autre solution à envisager que de franchir ce mur.
— Après tout, fit remarquer Ernest, on en a vu d’autres ! Et notre vilebrequin est costaud ! On y va ?
— On y va ! répondirent les autres en chœur. On mit donc les réacteurs en action à la puissance maxima. Et la taupe de métal fonça – à peu près sur place – s’acharnant à user la paroi de roc pour la pénétrer, la fissurer, permettre au besoin aux hommes de trouver un espace favorable à un travail individuel qui aiderait à l’élargissement de la galerie.
Cela dura longtemps, longtemps…
Vint le moment où le tunnel fut tout de même un peu plus praticable. Tandis que Luc et Ernest continuaient à mener le « métro », ce formidable outil qui perforait lentement la masse rocheuse, Coqdor et Neïro étaient sortis par le sas et, fusilaser en main, attaquaient eux aussi le rempart de pierre, élargissant la brèche que le cône-vrille pratiquait.
Ils devaient se protéger contre les éclats de pierre qui jaillissaient alentour mais ce n’était qu’un détail et ils découpaient la paroi avec ce chalumeau esmeraldin, agrandissant encore le travail du « métro ».
Soudain, des fumerolles apparurent, sortant inéluctablement des lézardes qui se multipliaient et laissaient entendre qu’on allait pouvoir bientôt obtenir un résultat satisfaisant.
Et, presque aussitôt, le Terrien et le Khéobien constatèrent qu’un peu de matière visqueuse, dégageant une fumée acre, ourlait les bords des crevasses qu’ils s’évertuaient à pratiquer.
Il en était de même à hauteur de la large brèche qui grandissait sous l’action du cône-vrille et cet élément boueux, brûlant, où couraient de petites flammes courtes, commença à filtrer.
Coqdor bondit en arrière, saisit Neïro par le bras :
— La lave !… Nous touchons à un cratère…
En un instant ils eurent franchi le sas qui fut soigneusement refermé. Ernest et Luc Delta les regardaient, effarés.
Rapidement mis au courant, ils comprirent, eux aussi, dans quel piège le « métro » se trouvait engagé. Derrière cette paroi qu’ils avaient déjà fortement entamée, il y avait un des foyers du volcan.
— Et on ne peut pas reculer ! hurla Ernest.
— Non ! mais on peut dévier ! vociféra Luc Delta. Bousculant le mécanélec, il se ruait sur les commandes, vérifiait les contrôles, prenait l’appareil en main.
Coqdor et Neïro, muets, le regardaient agir. Râx, agitant les ailes, tirant la langue sous l’action de la chaleur qui effectivement devenait atroce, paraissait de plus en plus inquiet.
Pendant de longues minutes, l’ingénieur terrien lutta. Il réussit à faire faire un léger, très léger recul à l’appareil, de façon à le dégager de la brèche dans laquelle il était déjà enfoncé. Et comme Ernest avait raison et qu’il était impraticable de faire machine arrière, il tenta de faire évoluer le « métro » sur place.
Effectivement, il y parvint. En avant de la paroi rocheuse fissurée sous l’action des machines créées par les hommes et qui suintait à présent de lave brûlante, il y avait une zone de lave solidifiée. Dure, certes, mais plus friable que le granit. Si bien que l’énorme appareil commença tout doucement à tourner sur lui-même, à changer d’orientation.
Par les écrans panoramiques, les aventuriers pouvaient constater que leur travail avait donné de sérieux résultats. La paroi qu’ils avaient si bien attaquée se lézardait de plus en plus. La lave ruisselait maintenant et la cavité ainsi pratiquée s’emplissait de vapeurs brûlantes.
Eux-mêmes commençaient à ressentir, en dépit de la climatisation du « métro », les effets de cette thermie galopante. Mais Luc Delta arrivait à son but, changer la direction de l’engin et le lancer (ce qui était relatif) dans une région plus favorable.
Il y parvint d’autant plus aisément que, cette fois, tout ce qui semblait constituer une paroi céda et qu’ils découvrirent devant eux un vaste tunnel, naturel celui-là. Ils poussèrent tous une exclamation de joie au moment où, glissant sur coussin d’air, l’engin s’y engagea et commença à prendre de l’allure.
Il était temps. Derrière eux, la paroi de roc cédait d’un seul coup. C’était une véritable explosion et un torrent de feu dévalait, roulait dans la galerie qui indiquait le passage du « métro », et la lave qui jaillissait à grands flots coulait dans toutes les directions. Un fleuve brûlant se formait, comme s’il cherchait à rejoindre l’engin et les hommes.