CHAPITRE X

— Nous ne les rejoindrons pas, dit Jef Ogan.

Il était de quart, dans le poste de commandement du Fantastic, qui fonçait dans le vide à une allure record.

On avait coupé depuis longtemps l’orbite de Vénus et le navire de l’espace se dirigeait vers Mercure. Quatre-vingt-dix millions de kilomètres depuis la Terre…

Aucun des hommes de l’équipe n’avait jamais songé à se diriger vers l’infernale planète, si mal révélée aux humanoïdes du Martervénux. Pourtant, en dépit de la redoutable réputation de la planète qu’habitaient les hommes aux yeux rouges, et en toute connaissance de cause en ce qui concernait les démêlés de la famille Maresco avec Zaano et son Maître mystérieux, ils avaient tous, d’un bel élan, accepté de se tenir à la disposition du commodore pour cette poursuite insensée.

— Il se repose ? demanda l’aspirant Mégis, qui arrivait au poste.

— Oui. Il a tout de même consenti à aller s’étendre un peu. Il y a des heures et des heures qu’il n’a dormi…

Le Fantastic filait dans l’axe du Soleil. Mais les contrôles allaient obliger les pilotes de l’astronef à obliquer légèrement, pour rejoindre la planète qui continuait sa ronde éternelle, si près de l’étoile, dans son atmosphère de fournaise.

— Jef, vous qui avez tant bourlingué, pensez-vous qu’on pourra tenir là-bas ?

Le vieux marin des étoiles haussa les épaules :

— Il y en a qui y sont allés, il y a des années…

Mégis soupira. Il évoquait mentalement la résistance possible des scaphandres. Sur Mercure, ce ne devait pas être drôle, malgré la climatisation des vêtements-microcosmes.

L’œil au panoradar, Jef vérifiait la route. La présence du Soleil gênait la visibilité mais, sur le flamboiement stellaire, un croissant noir attestait le passage de Mercure. Il n’était pas question de rattraper l’engin-bolide à la course, le moteur à gravitons lui imprimant une vitesse infiniment supérieure à celle de tous les cosmonefs. Il n’était pas question non plus de le dérouter en faisant croire, comme Frank avait pu le faire une première fois, que des croiseurs allaient se trouver sur sa route. Les parages mercuriens ne pouvaient, éventuellement, être sillonnés que par des astronefs de même type, originaire de la planète de feu.

D’ailleurs, chacun, à bord, savait à quoi s’en tenir. Les technocrates avaient ordonné au Commodore Maresco et au Fantastic de rejoindre le ravisseur de l’engin-bolide, dérobé audacieusement à l’astrodrome d’Orly. Maresco et ses hommes, volontaires pour l’entreprise, devaient accomplir leur mission. C’était tout.

C’était beaucoup. Parce que le ravisseur n’était autre qu’Alain Maresco, qu’il s’agissait de se lancer à sa poursuite, et cela sans aucune chance de le rejoindre, en raison de sa vitesse, avant l’arrivée.

Dans un certain sens, prendre position sur Mercure, cela ressemblait un peu à un suicide. Mais, comme disait Jef Ogan, des pionniers qui avaient précédemment osé l’aventure, il y en avait tout de même quelques-uns qui étaient revenus. Pas tous. Encore les rescapés n’étaient-ils pas en très bon état, et assuraient qu’ils n’y remettraient pas les pieds pour l’empire des étoiles.

Le rapt de l’engin-bolide s’était déroulé avec une audace sans nom et de la manière la plus simple du monde, comme toutes les grandes choses.

Le fils du Commodore était venu à l’astroport. Ce n’était pas sa première visite depuis son retour sur Terre et, tout comme son père, il avait de fréquents contacts avec les technocrates, les ingénieurs, techniciens et savants qui étudiaient passionnément l’incompréhensible appareil.

De surcroît, Alain était venu en compagnie de la fille des planètes lointaines, laquelle avait été, pendant quelques jours, la pin-up numéro un de l’opinion mondiale. Nul n’ignorait, à travers le Martervénux, qu’ils se considéraient comme des amants intermondes. Lyra était fort appréciée en vertu de ce qu’on attendait d’elle, des révélations sensationnelles sur ses origines et, éventuellement, quelques lumières sur le mode de fonctionnement des appareils utilisés sur le petit astronef.

On le savait, un seul homme, un Mercurien, était chargé à l’origine de diriger le minuscule navire spatial. Certes, Lyra devait faire le voyage en état d’hibernation, mais elle n’était pas sans savoir beaucoup de choses. Alain était celui qui, mieux que quiconque, la déciderait à parler. Leur visite avait donc paru de bon augure et on leur avait laissé toute liberté pour pénétrer dans l’engin-bolide, bien sagement installé sur l’astrodrome.

À partir de ce moment, tout s’était déroulé à une vitesse foudroyante.

Les jeunes gens n’étaient pas dans l’engin depuis cinq minutes que la sphère, oscillant subitement sur elle-même, avait échappé à tout contrôle pour s’élever dans le ciel, demeurer immobile au-dessus d’Orly pendant de courtes secondes, puis filer vers le zénith si rapidement qu’elle avait échappé aux regards.

L’alarme avait été aussitôt donnée par les technocrates, furieux d’avoir ainsi été joués. On avait procédé aux recherches. L’engin avait été signalé, mais trop tard pour pouvoir être arraisonné ou soumis à l’effet des ondes oméga, dont le commodore avait pu cependant démontrer l’efficacité. De Mars une flotte s’était envolée dans l’espace, mais les poursuites demeuraient vaines. Une indication sérieuse avait du moins pu être établie, fruit d’un gigantesque dispatching interplanétaire : l’engin-bolide, suivant son destin initial, marchait vers Mercure.

Ce qui, somme toute, n’avait surpris personne.

L’opinion générale était que le commodore, au départ, n’avait pas eu tout à fait tort en faisant le « complexe du beau-père », ainsi que l’avait plaisamment défini le docteur Hartem. Il eût été bon de se méfier davantage de cette fille étrange, qui avait subjugué le jeune homme et, sous couleur de lui dévoiler enfin ce qu’elle savait sur le précieux astronef, en avait tout bonnement profité pour l’entraîner dans une fugue insensée, enlevant le curieux navire spatial à la barbe des technocrates.

Frank Maresco, lui, n’avait trouvé que le message d’adieu de son fils, enregistré sur le transfo-lecteur.

Il n’avait pas perdu de temps et, tout de suite, sollicité l’honneur de rejoindre les coupables.

Bien qu’il fût quelque peu suspect aux autorités depuis qu’il avait demandé à revenir prématurément sur la Terre, on lui avait accordé cette mission, après un sondage auprès des hommes de son équipage. Mais ils avaient tous témoigné en sa faveur, et voulaient unanimement l’accompagner dans la course vers Mercure.

Si bien que le Fantastic était la seule chance du Martervénux de reprendre, si possible, l’engin-bolide, Alain et Lyra. Mais, en cas de succès, on ferait un peu moins de sentiment et les technocrates songeaient bien qu’ils feraient parler la fille des planètes lointaines, et au besoin les Maresco père et fils, afin d’arracher un maximum de renseignements. Tout ce que la science psychologique possédait d’appareils à sonder les cerveaux serait mis en action, cette fois sans l’ombre de ménagements. Le secret du moteur à gravitons était susceptible, en effet, d’augmenter considérablement le pouvoir conquérant du Martervénux. Aller toujours plus avant dans le système solaire, voire au-delà.

L’aiguille tournait, tournait sans cesse sur le panoradar. Jef Ogan émit un grognement qui, en son langage habituellement bourru, pouvait passer pour une marque de satisfaction.

— Vous avez vu quelque chose, Jef ?

Le vétéran des routes du ciel lui montra, sur l’écran translucide que l’aiguille balayait sans arrêt un point minuscule, si petit qu’il eût pu être confondu avec un défaut de la surface. Mais celle-ci était impeccable.

— Je vois ça depuis un moment.

L’aspirant se pencha, bondit :

— Mais c’est le…

— Oui.

— On les a détectés. Formidable ! Le commodore va être content ! Je vais le prévenir.

Le jeune et bouillant aspirant allait se précipiter hors du poste. Le timonier l’arrêta :

— Ne vous pressez pas. Et puis laissez-le dormir ! Il a besoin de repos et, de toute façon, des dizaines de milliers de kilomètres nous séparent encore de ce truc-là… Et il va plus vite que nous !

Mégis fronçait le sourcil, penaud, au fond, de ne pas y avoir pensé plus tôt !

— Jef… comment se fait-il… ?

— Comment se fait-il que nos contrôles puissent le piquer… alors qu’on ne l’a pas accroché depuis la Terre, qu’il avait une sacrée avance et qu’il se soucie de nous comme un moustique d’une cloche à melon ? Eh bien, regardez mieux, jeune homme, et vous saisirez peut-être…

Mégis écarquilla les yeux. Il était déjà un bon navigateur et avait quelques bonnes centaines de millions de kilomètres de voyages spatiaux à son actif. Toutefois, il ne possédait pas encore le flair de Jef Ogan et sa bonne volonté lui tenait souvent lieu de talent.

— Là… un autre !

— Deux !… Il y en a deux !…

Mégis était stupéfait. Cela semblait tout remettre en question. Était-on sur la bonne voie, et l’engin-bolide qu’on traquait n’était-il pas répandu à un nombre X d’exemplaires, dans l’espace mercurien ? Si vraiment l’appareil était originaire de la planète numéro un du Soleil, ce n’était nullement une hypothèse absurde. Car les hyper-radars, à des milliers de lieues, détectaient le tout petit météore vivant. Seulement voilà qu’on en voyait maintenant deux exemplaires.

— Votre avis, Ogan ?

— Mon avis ? Ben, c’est que le second vient à la rencontre du premier, tout simplement. On les attendait sur Mercure… Un coup monté, tout ça, mon cher Mégis.

L’aspirant le regarda d’un air bizarre :

— Insinueriez-vous que Alain Maresco…

— Je n’insinue rien du tout ! Sinon que cette sacrée garce à cheveux blancs a bien travaillé… Et l’autre, le Maître… celui qui n’a pas de nom, qui ne peut mourir, et autres balivernes, a travaillé mieux encore…

Il eut un geste rageur :

— Maudits Mercuriens !… Je veux bien laisser ma vieille carcasse à rôtir sur cette planète de malheur où nous allons pourvu que je finisse par savoir la vérité sur tout ça !

— Oui, murmura Mégis. Cela en vaut la peine. Si nous arrivons…

Longtemps, les navigateurs purent suivre, à l’hyper-radar, les deux points attestant que deux bolides-engins, naviguant maintenant de conserve, filaient vers Mercure. Ils finirent d’ailleurs par distancer tellement le Fantastic qu’ils se perdirent dans l’infini.

Du moins, si Jef Ogan ne s’était pas trompé, cet incident avait-il avantage d’encourager les poursuivants. La rencontre des deux bolides, l’un venant en quelque sorte chercher l’autre comme un pilote va au-devant d’un navire de haute mer, attestait qu’on allait vers le but.

Seulement, Mercure était une planète mal connue et, bien que son volume fût moindre que celui de la Terre, bien qu’il n’y ait d’habitable que la face opposée au Soleil, cela représentait encore, pour Maresco et ses hommes, un immense territoire à fouiller, à explorer, avant de retrouver le point précis où allait atterrir l’engin qui emmenait les amants maudits.

Le commodore, prévenu dès son réveil, après un sommeil qui n’avait pas duré moins d’un tour de cadran terrestre, tant il était las, reçut la nouvelle avec satisfaction. Autant qu’il pouvait paraître satisfait depuis la fugue de son fils. Ogan et les autres le trouvaient vieilli, le visage plus creux, les tempes plus blanches. L’attitude incompréhensible d’Alain devait engendrer, en lui, un ver rongeur, tenace et cruel.

Avant de quitter la Terre, désireux de faire son devoir jusqu’au bout, il avait rendu compte aux technocrates de tout ce qu’il savait. Et il leur avait remis l’enregistrement du transfo-lecteur. Ainsi, le message commençant par un récit minutieux des événements qui s’étaient déroulés dans la petite maison de la vallée de la Noye, les autorités pourraient-elles épiloguer à loisir sur les singuliers effets du sang du Soleil, prodiguant à ceux qui l’avaient absorbé le don prodigieux des yeux de diamant, avec la possibilité de voir leur organisme agité de phénomènes morphologiques singulièrement cataboliques, sous l’action d’une combustion ardente.

On pouvait penser ce qu’on voulait d’Alain, et de lui-même. Le commodore des espaces ne s’en souciait guère. Il avait obtenu l’autorisation de courir après son fils. Il lutterait jusqu’au bout pour le sauver, contre son propre gré si besoin en était. Mais Frank Maresco, sans comprendre encore la vérité, pressentait-il quelque formidable énigme, quelque chose comme un des plus grands secrets de l’Univers, ayant saisi Alain dans un cycle redoutable.

La solution de l’énigme, incontestablement, il la trouverait sur Mercure.

Et, maintenant, après un voyage qui lui avait paru interminable, il regardait, sur le panoradar, l’expansion du disque qui reflétait la planète de feu.

La face qu’il voyait semblait bien plus sombre d’apparence que les autres planètes connues et se cerclait d’irradiation aveuglante. Cela tenait à ce que, maintenant, le Fantastic filait droit sur un monde céleste placé devant le Soleil.

Frank, tout en guidant son navire, passait et repassait mille fois dans son crâne les modalités de l’aventure. Du moins de ce qu’il en avait appris. Un détail, encore, l’avait frappé. Ceux d’Orly qui avaient si légèrement laissé Alain et Lyra pénétrer à bord de l’engin bolide avaient signalé dans leur rapport que la jeune femme était soigneusement gantée.

Et Frank se disait que, très certainement, elle avait ainsi voulu dissimuler jusqu’au bout la métamorphose de sa main. C’était un phénomène un peu trop voyant pour qu’elle et Alain eussent laissé filtrer le moindre indice.

Frank regardait monter vers lui le sol de l’inquiétante planète, ce sol plongé dans une nuit éternelle, et qui ne voyait jamais le Soleil au zénith. Mais l’atmosphère dans laquelle pénétrait le Fantastic attestait déjà que la température, même sur la face obscure de Mercure, était encore très élevée. Le regard du commodore pouvait entrevoir vers la courbure de l’horizon qui commençait à se laisser détecter, la zone intermédiaire entre la face obscure et l’autre, dévorée de l’astre qui roulait à moins de soixante millions de kilomètres, et où nulle vie n’eût été possible.

L’irradiation de la frange encore balayée de soleil faisait ressortir l’obscurité de ce monde condamné à ne jamais recevoir la lumière solaire. Mais Frank se souvenait des rapports rédigés par les audacieux pionniers qui avaient laissé tant des leurs dans les expéditions précédentes. On ne vivait pas dans une ombre totale, loin de là.

Le terrain que survolait le Fantastic, maintenant à l’allure réduite d’un avion à réaction, cherchant un point favorable pour se poser, n’était qu’une longue suite de monts volcaniques, d’océans et de lacs aux eaux striées de fleuves de lave, qui s’y abîmaient lentement.

Certaines contrées de la petite planète apparaissaient même, de cette altitude, comme violemment éclairées, non pas par l’heureuse et bienfaisante lumière de l’astre, mais par l’exhalaison tragique du feu intérieur, une importante quantité des montagnes mercuriennes étant en ignition, et cela peut-être de façon permanente.

Les audiophones captèrent même l’écho lointain d’une éruption, ce qui expliquait qu’on eût aperçu des rivières de feu allant se perdre dans les océans.

« Monde étrange, pensait le commodore. Pourtant, un singulier équilibre s’établit. Il y a de l’eau, de l’air. Et des hommes vivent là, ces hommes noirs aux yeux pourpres… Race raréfiée, mais vitale tout de même. Et malgré tous ces volcans, la vie est possible… »

Quelle vie ! Mais il découvrait aussi des forêts, formées d’essences analogues aux conifères terrestres. Pas de feuilles, mais des aiguilles, la végétation s’adaptant à ce climat frénétique. La chlorophylle y était sans doute assez rare et seuls, de robustes arbres, réfractaires au climat, arrivaient à croître dans ces régions.

Le Fantastic croisa longuement. On prenait des photos, des films. On signala de nombreux cratères ardents, et au moins trois éruptions en cours. Il était aisé de supposer que Mercure existait dans une flambée perpétuelle.

Pourtant, il devait y avoir des régions plus hospitalières, puisque la race prospérait. L’astronef finit par se poser sur une sorte de plateau surplombant, en falaises de deux ou trois cents mètres de moyenne, un immense lac encastré dans un formidable massif de roc.

Au loin, les Terriens apercevaient une chaîne montagneuse, s’élevant sur la rive opposée. Les monts, très élevés, étaient couronnés de vapeur. Et, sur l’ensemble du paysage plongé, non totalement dans la nuit, mais dans un crépuscule éternel, la clarté était tremblotante, perpétuellement instable. Frank comprenait aisément qu’elle n’était engendrée, outre le rayonnement lointain de la zone effleurée par le Soleil, que par les lueurs rougeoyantes que les innombrables cratères émettaient, luttant contre l’immense nuit mercurienne.

Soixante-douze heures après leur arrivée sur Mercure, les hommes du Fantastic n’étaient guère avancés. Ils n’avaient pas trouvé trace des Mercuriens. Ils avaient repris l’air à plusieurs reprises, survolé des monts aigus, des cratères bouillonnants, des océans très vastes et des lacs souvent très élevés en altitude. Sur l’ensemble, la lumière rouge dansante, inlassablement. Jamais de jour ni de nuit, rien que ce crépuscule de sang, sous un ciel fréquemment couvert qui restituait, au sol surchauffé, l’abondante évaporation en pluies diluviennes, frénétiques et toujours tièdes.

— Tout est chaud, là-dedans ! grognait Jef Ogan. Pas une goutte de fraîcheur…

Il fallait bien s’y résigner. Encore les promenades pédestres n’étaient-elles possibles qu’en scaphandres, en raison des quelque quatre-vingt-dix degrés régnant en permanence dans cette fournaise.

— Juste ce qu’il faut, bougonnait encore le même Ogan, pour que la mer ne soit pas en ébullition permanente.

Si Mercuriens il y avait, on ne les voyait pas. Les Terriens pensaient que, depuis les premières incursions d’astronefs étrangers, ils se terraient sous la surface de leur globe. La chaleur devait y être intense, mais les pionniers avaient assuré qu’ils vivaient librement, leur organisme étant, lui aussi, conditionné pour ce mode d’existence.

« Il y a peut-être des villages, des villes, sous ce sol, songeait Maresco. Mais comment les trouver ? »

Nulle trace, bien entendu, de l’engin-bolide. Après les recherches, le Fantastic revenait sur le plateau où il avait établi son point d’atterrissage. Frank réfléchissait. Il examinait, avec ses hommes, les clichés et les films. Jef proposait d’explorer les forêts. Ce qui n’était pas une mauvaise idée, les humanoïdes du cosmos tout entier aimant souvent l’abri végétal naturel.

Mais Mégis, plongé dans l’étude des clichés, en signala un, pris dans la région effleurée par le Soleil. Le massif, nettement volcanique, montrait une série de protubérances visiblement construites par une main intelligente. Ces demi-sphères, dépassant à peine le sol, pouvaient être des constructions.

Frank s’enthousiasma aussitôt. Il fallait contacter les Mercuriens, si on voulait retrouver la trace d’Alain et de Lyra. Sinon, on risquait de passer des mois et des mois à survoler la planète sans rien découvrir.

Seulement, étant donné que la zone à explorer était en partie dans le rayonnement solaire et que la température devait s’y élever gravement, le commodore se refusa à y risquer l’astronef.

Un plan fut rapidement établi. On repéra la région intéressante. Le Fantastic s’en approcha et vint se poser dans des rocs tourmentés, ou il fut malaisé de trouver un sol convenable. On voyait, au loin, un horizon flamboyant et il faisait beaucoup plus clair. La chaleur semblait atroce, mais les scaphandres étaient conçus pour braver plusieurs centaines de degrés centigrades.

Frank demanda trois volontaires. Mégis voulait participer à l’expédition, mais il importait qu’il prît, en l’absence de Maresco, le commandement de l’astronef. Il céda donc sa place, avec regrets, à Taylor qui, avec Vram et, naturellement Jef Ogan, se déclarèrent prêts à accompagner le commodore.

Et les quatre hommes, rigoureusement enfermés dans leurs carapaces autonomes, communiquant par leur minuscule radio, quittèrent leur navire.

Ils allaient, sur un sol rougeâtre, laissant derrière eux les zones de nuit orageuse, au ciel strié par les éclairs des volcans, pour se diriger vers le flamboyant horizon.

Le terrain montait et la progression eût été rude, sans la pesanteur mercurienne, plus faible que celle de la Terre, qui favorisait les mouvements des Terriens, quoique de façon moindre que sur Titan.

Frank et ses hommes portaient, selon la coutume, des armes blanches : poignards et haches. Et, bien entendu, les tubes à inframauve. Seulement, il était convenu qu’on n’utiliserait les engins fulgurants qu’à toute extrémité. Le commodore redoutait l’apparition des Vigilants, bien que ce monde de feu eût dû, normalement, leur fournir une semence abondante. Au fur et à mesure qu’ils avançaient, les Terriens étaient fascinés par la beauté grandiose de ce qu’ils découvraient.

Derrière eux, c’était l’ombre écarlate et dansante de la face obscure. Devant, l’irradiation, partant de l’ocre sombre au jaune éblouissant de la lumière solaire qui frangeait l’horizon et découpait en noir absolu les silhouettes montagneuses, dont la chaîne s’étendait de toute part, et dont les sommets les plus élevés pouvaient monter jusqu’à dix ou douze mille mètres.

Et la combinaison de ces deux lumières, se mariant étrangement sur ce domaine intermédiaire, provoquait des teintes inconnues sur les autres planètes, une intensité curieuse où l’or et la pourpre, les dominantes de la symphonie, créaient des modulations infinies, en ruissellements incessants de rubis et de pépites, de topazes et d’escarboucles.

On eût cherché vainement l’azur céleste, la verte douceur de la végétation. Rien d’autre que le rouge et l’or, sur le sol et dans le ciel même, qui pesait sur les Terriens comme une voûte impérieuse, atteignant dans le lointain l’éclat d’une fusion éblouissante.

Hallucinés, le commodore et ses hommes avançaient, avançaient toujours. Ils n’avaient encore trouvé aucune trace des constructions décelées sur le cliché aérien. Rien que ce sol, de plus en plus rouge, sans doute riche en bauxite, que des solfatares crevassaient.

Souvent, ils devaient contourner des abîmes insondables, que leurs regards pouvaient à peine contempler, en dépit des filtres adaptés sur les voyants des scaphandres. Ces gouffres étaient d’immenses soufrières, d’un insoutenable éclat, d’une beauté qui coupait le souffle.

Ainsi, Frank Maresco cherchait toujours son fils, dans ce décor majestueux, dans cette féerie planétaire, assommé de splendeurs, écrasé d’incomparables visions, tel un insecte égaré dans un ruissellement de richesses et qu’aveuglent les éclats insoutenables de milliards de pierres précieuses.

L’atmosphère chauffait dur. Là, plus trace d’humidité. Bien qu’on ne fût pas encore dans le domaine que le Soleil dévastait depuis l’éternité, c’était cependant un véritable enfer que traversaient les navigateurs du Fantastic. Nul ne se plaignait cependant et Frank, par instants, apercevait, non loin de lui, les énormes insectes humains qui étaient Jef Ogan, ou Taylor, ou Vram.

Ils peinaient, en dépit de la légèreté relative de leurs énormes carapaces. Au-dehors, la température devait atteindre cent vingt ou cent trente degrés. Et ce n’était rien, sans doute, en comparaison avec ce qu’il y avait derrière les montagnes bordant l’horizon, la face mercurienne éternellement dévorée par le voisin Soleil. Mais là, à l’avance, ils savaient qu’ils ne pourraient jamais y atteindre. En dépit de la climatisation des scaphandres, ils eussent été, selon l’expression de Jef, cuits comme des homards au court-bouillon.

Les solfatares se multipliaient. Des nuages d’or s’élevaient, en colonnes sifflantes. Les eaux du sous-sol étaient automatiquement vaporisées au contact de l’air brûlant et cela formait des geysers fulgurants, au tintamarre assourdissant, dont le panache montait jusqu’au firmament en flèches de vapeurs où la combinaison des deux lumières, or et pourpre, éveillait des tonalités inconnues.

Frank ne sentait pas la fatigue, la chaleur, le péril permanent. Il ne se laissait pas distraire par l’étonnante magnificence de cette nature qui s’était complue à créer pareille source d’enchantements et d’épouvantes. Il cherchait son fils.

Dans le scaphandre, il ruisselait, comme ses compagnons sans doute. Il serrait les dents, se demandant s’il découvrirait quelque indice avant de se heurter aux régions inaccessibles qu’embrasait un éternel et trop proche Soleil. Mais, vainement, lui et ses compagnons sondaient du regard les monts fantastiques, les vallées lézardées de crevasses d’or en fusion, les cratères où bouillaient les philtres de sorcières inconcevables. Rien d’autre que l’immensité désolée, dont on ne savait si elle évoquait une Apocalypse, ou une création parturiente.

C’était Vram qui accourait, au-devant du Commodore. Il le reconnaissait, en dépit du scaphandre. Il faisait des gestes désordonnés, pour avertir ses compagnons. Par radio, Frank le héla :

— Vram !… Qu’y a-t-il ?

Vram qui, un peu en éclaireur, avait dépassé une rangée de rochers défilant la visibilité, lança, haletant, dans le micro :

— Commodore !… Les feux vivants !…

Frank en éprouva une émotion formidable. Non pas basée sur l’épouvante, mais bien sur une espérance insensée. Les Vigilants ! Cela n’indiquait-il pas qu’on touchait au but ?

Il appela Taylor et Ogan et ils rejoignirent rapidement Vram.

Derrière lui, les Vigilants venaient d’apparaître.

Ils ne couraient plus au hasard, comme les papillons affolés par la clarté. Mais sur Mercure, leur domaine, ils formaient des théories plus régulières, en rangs plus serrés. Ils couraient, au ras du sol, de formes et de dimensions variables, sans doute, mais sans présenter le caractère chaotique qu’ils montraient lorsqu’ils naissaient dans une autre atmosphère, ou dans les profondeurs vertigineuses de l’interplanétaire.

Ils furent sur les quatre hommes, qui se virent submergés en quelques secondes. Vram, Taylor et Ogan furent littéralement encerclés. Haletants, ils braquaient instinctivement leurs tubes à inframauve. La voix du commodore leur parvint :

— Ne tirez pas, surtout !

L’inutilité de l’arme fulgurante leur apparut et les accabla. Ils se trouvaient assaillis par de véritables démons fulgurants, dont ils ne pouvaient déterminer la consistance, mais qui, obéissant à quelque volonté organisée, refluaient vers eux de façon à former un rideau de feu mouvant qui, déjà, et sans doute nullement par hasard, les avait séparés du commodore.

— Il faut le rejoindre !

— À tout prix !

Ils voulurent forcer le rideau de feu. Mais celui-ci s’épaississait sans cesse. Sur leurs scaphandres, ils sentirent la morsure d’une chaleur insoutenable, dégagée par les feux vivants et, horrifiés, impuissants, force leur fut bien de devoir reculer.

Frank, séparé de ses hommes par les tourbillons, tournait comme un rat affolé livré à un cercle de feu. À plusieurs reprises, il tenta de se jeter à travers le brasier vivant. Mais une masse flamboyante arrivait à sa rencontre, si impressionnante qu’en dépit de sa bravoure, chaque fois il dut lui-même reculer.

Il ne voyait plus ses compagnons, il ne distinguait plus rien du paysage. Les feux des Vigilants dansaient même au-dessus de sa tête, si bien que Frank Maresco se trouvait comme enchâssé dans un formidable écrin de flammes, semblant cependant soucieuses de ne pas le toucher et qui, bien que très proches de lui, s’ingéniaient à épouser ses moindres mouvements afin de lui éviter leur contact.

Il devina que, même s’il eût voulu forcer le rideau de feu, celui-ci se fût écarté, ou du moins eût reculé à l’infini, pour ne pas le consumer. La volonté qui présidait aux évolutions des Vigilants avait conscience du péril qu’il courait et se gardait bien de l’atteindre. Mais, même s’il eût voulu passer outre, il savait aussi que les Vigilants auraient continué, infiniment, à l’envelopper, à l’égarer, sans lui laisser l’initiative.

Il s’arrêta donc et, à haute voix, dans le casque, il prononça :

— Je suis pris… Soit !… Que me veut-on ?

D’un seul coup, devant lui, le rideau de feu s’ouvrit et forma une sorte de galerie flamboyante, s’étendant très loin. Frank comprit qu’on lui montrait le chemin. Il s’y engagea hardiment et avança entre deux haies de feux vivants, sous une voûte également formée par les formes capricieuses des Vigilants.

Il parcourut ainsi plusieurs centaines de mètres et arriva à l’entrée de la caverne…