CHAPITRE V

Frank avait combattu d’étranges ennemis au cours de ses randonnées. Il avait participé, sur Wolf, à l’extermination des créatures du sous-sol, les glows, ces larves aveugles qui attaquaient en adhérant de tout leur être et qu’on ne pouvait neutraliser qu’au prix de l’ablation de la chair atteinte. Il avait soutenu un combat singulier avec un des rares squales volants de Klibos. Il avait été attaqué, dans son sommeil, par les rats électriques de Wal’o. Il s’était embourbé dans les fanges vivantes qui forment un magma animé d’instinct, hostile à tout être organisé qui s’y immerge, sur Tzeg.

Il était sorti de tout cela, non sans en garder, dans sa robuste personne, des cicatrices encore visibles, en dépit de la cautérisation à l’intracorol.

Jamais cependant il n’avait été impressionné comme par l’apparition spontanée de ces flammes-êtres, qui paraissaient obéir à quelque mot d’ordre incompréhensible, et qui menaçaient son navire.

Pour sauver son fils comme pour accomplir son devoir, Frank n’eût reculé devant rien et il gardait en lui ce tranquille mépris de la mort qui caractérise les hommes sains et amoureux de la vie. Mais, en cet instant, il demeura hésitant.

Devait-il risquer le Fantastic contre une telle force spatiale ?

Fuir ? Il n’en était pas question. Mais un marin des étoiles est responsable de son appareil comme de la vie de ses hommes. L’aspirant Mégis qui, comme lui, suivait l’apparition sur le panoradar, prononça, d’une voix altérée :

— Commodore… On dirait… un monde en formation, et que cela va devenir… quelque chose de formidable qui va…

— Qui va nous avaler ! Auriez-vous peur, Mégis ?

Il lui jeta un regard furieux. Le visage du jeune homme était livide. Mais, choqué, l’aspirant se cabra :

— J’ai peur de cela, c’est vrai. Cela ne veut pas dire que j’ai peur de livrer combat et de mourir…

D’un léger signe de tête, le commodore lui donna acte de cette réponse. En lui-même, il demeurait décontenancé. La « chose » approchait. Il héla ses canonniers :

— Tourelle A… Rivel, oméga ! Oméga ininterrompu !

— À vos ordres, commodore !

On pouvait continuer à bombarder l’ennemi de l’onde oméga, puisqu’il y avait un résultat tangible, le ralentissement du bolide-engin. Mais en ce qui concernait la flamme animée, c’était différent. Frank savait que la naissance spontanée avait correspondu à l’action de l’inframauve, comme si l’arme redoutable avait incendié dans le vide une force invisible, stagnante et menaçante.

Il voyait le bolide-engin. Ce dernier, un peu en deçà de l’extraordinaire feu d’artifice qui roulait vers le Fantastic, semblait flottant, à peu près comme un navire privé de force motrice et qui court sur son erre. L’onde oméga devait paralyser le moteur, fût-il, comme le pressentait Maresco, un désintégrateur de gravitons, ces particules qui possèdent la faculté mystérieuse d’engendrer la pesanteur.

Il voulut, cependant, en avoir le cœur net. Si l’infra-mauve était en cause, on verrait bien.

— Tourelle B !

— À vos ordres, commodore !

Il lui sembla que la voix du vieil Ogan vibrait légèrement. Lui non plus n’avait jamais soupçonné force pareille :

— Tubes jumelés !… Sur la… la chose en Nord 658-21.

— Sur la… ?

— Pointeur Ogan !

Il coupait net la discussion qu’il sentait venir. Tous, à bord de l’astronef-croiseur, voyaient grandir le monstre de feu, dont l’éclat, d’un rouge strié de violet, les aveuglait de son tragique rayonnement.

On ne ressentait cependant aucune impression de chaleur. Mais des dizaines de milliers de kilomètres les séparaient encore du formidable feu de vie.

L’hydre avançait, toujours aussi capricieuse de forme, ses éléments, bien qu’agglomérés, conservant leur existence propre et s’enchevêtrant à l’infini.

La voix de Maresco tonna dans les micros :

— Ogan… Prêt ?

— Prêt, commodore !

— Commodore ! Un message !

Frank abaissait le maxillaire pour crier : « Feu ! » Mais c’était Taylor qui l’interrompait.

Mégis, qui le dévorait des yeux, vit le commodore hésiter, éprouvant peut-être une sorte de soulagement.

Il eut risqué une nouvelle action de l’inframauve contre l’épouvantable ennemi, mais c’était peut-être providentiel, cette intervention de Taylor, lequel ne faisait d’ailleurs que son devoir.

— J’écoute, Taylor !

— Le message vient de l’adversaire, commodore.

— Quoi ? ? ?

Ses appels de semonce étant demeurés sans réponse, et l’ennemi lui paraissant de nature fantastique, Frank ne songeait même plus qu’il avait peut-être devant lui des humanoïdes, sinon des humains.

— On parle en direct ?

— Oui commodore. Le correspondant vous demande, nommément…

Mégis le vit pâlir. Mais plus un pli de son visage ne bougeait. Il redevenait lui-même :

— Transmettez !…

Il y eut, dans le micro, le déclic caractéristique. Mégis, comme le commodore, levait les yeux vers la paroi gauche de la cabine où, latéralement au panoradar qui révélait l’espace, l’écran de sidéroradio s’éclairait.

L’image était encore floue, mais on distinguait une forme vaguement humaine. Le son était brouillé de multiples parasites évoquant les craquements d’un incendie. Frank comprit que la « chose de feu », située entre les deux astronefs, brouillait la communication. Mais, touchant les commandes, il établissait le duplex :

— Ici commodore Maresco…

— Je ne suis pas votre ennemi, commodore terrien.

La voix venait mal. Taylor, dans sa cabine, devait lutter pour établir les filtres antiparasites. Frank pria l’interlocuteur de répéter.

L’émission se régularisait. L’inconnu répéta, en effet :

— Je ne suis pas votre ennemi.

Frank riposta :

— Je voudrais également ne pas être le vôtre…

Le correspondant apparut, en plan américain. Reconnaissant un Mercurien à son faciès sombre où brillaient les yeux rouges, Frank fronça le sourcil davantage :

— Vous êtes mercurien ?

— Oui, Terrien. Votre appareil et vous courez un grand danger !

— Merci, railla le Commodore. Pourquoi cette sollicitude ?

— Je vous supplie, dans votre intérêt, de ne plus tirer avec votre arme à rayons… Vous les avez déchaînés.

— Qui, ils ?

— Les Vigilants ! N’ayez crainte, ils vont s’éteindre. Leur vie est fort brève, surtout dans l’espace. Mais ne tirez plus ! Surtout pas sur eux ! Vous leur fourniriez la semence nécessaire à les multiplier à l’infini et je ne pourrais répondre de vous…

Instinctivement, Frank regardait le panoradar. Il était bien évident que les flammes vivantes semblaient déjà moins ardentes. L’immense fleur de feu s’étiolait à vue d’œil. Le Mercurien répéta :

— Vous le voyez, notre duplex est plus net. Il s’améliore au fur et à mesure qu’ils s’éteignent et ne forment plus écran.

Frank regarda l’homme aux yeux de rubis :

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— À moi de vous poser pareille question, Commodore terrien. Vous donnez la chasse à mon appareil. Les Terriens me traquent de toute part…

Frank songea, in petto, que sa ruse avait réussi. Le Mercurien enchaînait :

— Vous m’obligez à stopper mes générateurs, sans doute au moyen de ce que vous appelez l’onde oméga…

Frank se contenta d’une approbation de la tête :

— Pourquoi m’attaquer ainsi, commodore ?

La voix du conquérant spatial indiquait qu’il avait repris sa maîtrise habituelle. Sans émotion aucune, semblait-il, il prononça :

— Une question à mon tour. Mon fils, Alain Maresco, est-il ou non à votre bord ?

Le Mercurien hésita une seconde. Puis il acquiesça. Et sa pensée pénétrait celle de Frank bien plus que ses paroles maladroites.

Frank regardait le panoradar. Les flammes vivantes s’estompaient. On eût dit qu’elles rentraient dans le néant d’où elles étaient venues.

Un travail foudroyant se faisait dans son esprit. Il comprenait que l’utilisation de l’inframauve devenait impossible. Fantasmagorie ou non, la « chose » pouvait encore jaillir de l’espace, à la moindre étincelle. Frank ne voulait plus engager son navire contre « ça ».

Mégis tressaillit, constatant que l’image du Hll s’effaçait.

— Commodore… Il y a…

Il se tut. Il voyait encore le doigt de Frank sur la manette qu’il venait d’abaisser, coupant la communication. Et, penché sur le tableau de transmission intérieure, il lançait des ordres :

— Tourelle B… Ogan, ne tirez sous aucun prétexte. Tourelle A… Oméga permanent jusqu’à mon retour à bord ! Poste III. Vram ?… Mon scaphandre ! Équipement zéro absolu. J’arrive !

En sortant, il lança à Mégis :

— Compris ? Vous commandez provisoirement le Fantastic. Pas d’inframauve. L’oméga incessant, qui paralyse ces gens-là. Si je ne reviens pas…

Il tendit la main vers le panoradar :

— Alors, destruction de cet engin, par tous les moyens !

Il était déjà parti, laissant Mégis blême, mais conscient de son devoir, et se demandant quel était le dessein du commodore.

Au poste III, Vram l’aidait déjà à passer le scaphandre spatial, avec l’équipement zéro absolu, comprenant l’outillage et l’armement intégral qui faisait, de l’homme, un microcosme susceptible de vivre, résister par toutes températures, se nourrir, travailler et lutter, pendant quarante-huit heures terrestres. L’autonomie totale l’assimilait à une sorte d’astronef en miniature qui pouvait également évoluer dans le vide, sauf attraction gravitationnelle plus forte recréant contre lui la loi de la pesanteur.

Du poste III, il fit appeler Ogan :

— À vos ordres, commodore !

— Pointez le tube 2 sur l’engin ennemi.

Il rejoignit la tourelle où les tubes étaient braqués. Jef Ogan avait un étrange ricanement :

— Les flammes sont éteintes, commodore. J’aurais aimé leur flanquer l’inframauve en plein cœur, avant disparition. Ça m’aurait soulagé !

— Et l’espace tout entier aurait flambé. Félicitations, Ogan !

Le vieux routier des étoiles demeura bouche bée. Frank coupa :

— J’entre dans le tube.

— Le deux ?

Derrière le dépolex de son casque, Maresco le fixa :

— Ogan, auriez-vous perdu le sens de la discipline ? Et dois-je envisager de vous faire proposer pour la retraite ?

Ogan s’étrangla mais ne dit plus rien et aida le Commodore à pénétrer dans la culasse du tube 2, un éjecteur à oxygène comprimé, d’un type très simple, sorte de sarbacane perfectionnée qui pouvait lancer les scaphandriers de l’espace assez loin pour que la force attractive de l’astronef émetteur ne les gênât plus dans leurs évolutions.

À bord, Mégis, Vram, Taylor et les autres étaient atterrés.

Mais ils n’avaient qu’à obéir.

— Il veut agir seul !

— … Sauver son fils !

— Ces êtres-là !… Même l’inframauve ne peut rien contre eux !

— Au contraire, il fout le feu à l’espace… pour faire apparaître ces flammes vivantes. Jamais vu ça ! Sur aucune planète !

Ils avaient tous compris l’action du commodore. Pour ne pas risquer le Fantastic et son équipage contre cette force inconnue, disposant d’exceptionnels champs d’action, il se contentait d’attaquer seul, en se faisant propulser par le tube éjecteur.

Ogan manœuvrait. Mégis sur le panoradar, et les autres par les hublots, virent, dans le vide spatial où les dernières flammes de vie avaient disparu, le bolide vivant qui filait, trait à peine saisissable à l’œil, droit sur l’engin inconnu, petite sphère d’apparence immobile au large de la planète Rhéa.

Le commodore Maresco se trouvait lancé dans l’espace, flèche humaine jaillie de l’arbalète de l’astronef. Ne rencontrant pas même de résistance atmosphérique, il atteignait une vitesse insensée, sans le moindre dommage pour son organisme. Il voyait l’astronef ennemi grossir à toute vitesse. Mais déjà la force propulsive diminuait graduellement. Frank se sentit ralentir, alors que, projeté droit, les mains en avant, tel un plongeur du vide, il se trouvait maintenant à quelques centaines de mètres seulement du bolide-engin.

Son cœur battait étrangement. Alain était à bord. Le Mercurien le lui avait avoué.

Vivait-il ? C’était probable. Mais Frank redoutait tout. Il n’avait pour lui qu’un atout : l’onde oméga qui avait réussi à immobiliser l’engin venu, sans doute, de Mercure, et dont il se demandait ce qu’il faisait à une distance aussi hallucinante de sa planète d’origine.

Entre-temps, depuis que Frank avait interrompu le duplex, l’homme aux yeux de rubis, et ses rares compagnons détectés par le compteur de Taylor, avaient peut-être agi, de leur côté. Ils devaient le voir arriver, bien qu’un homme dans l’espace ne soit visible qu’à très petite distance. Frank escomptait, avant tout, sur la rapidité d’action dont il faisait preuve.

Redevenant autonome, il se mit à se propulser par ses propres moyens de bord.

Il se faisait à lui-même l’effet d’un de ces gros frelons qui s’apprêtent à attaquer un fruit. Mais l’aiguillon de l’insecte, en la circonstance, c’était le tube à inframauve portatif, le pistolet du conquérant interplanétaire.

Et Frank savait qu’il ne pouvait s’en servir.

Un jet de feu et l’incompréhensible phénomène se reproduirait, l’espace enflammé vomirait de nouveau les monstres de feu vif. Peut-être vivraient-ils assez longtemps pour l’attaquer et le commodore n’avait aucune idée de l’action de ces êtres éphémères, mais à l’aspect si inquiétant.

Il n’avait qu’une solution, l’attaque à l’arme blanche, tel un corsaire des siècles terrestres du passé. Mais cela ne lui faisait nullement peur. Propulsé par ses moteurs à oxygène, il se lança à toute vitesse vers l’engin qui flottait toujours, saisi dans l’étau de l’onde oméga que le Fantastic diffusait en permanence, interdisant toute fuite à l’adversaire.

Frank Maresco constatait que l’aspect de l’astronef était en effet assez lointain de celui d’une météorite de grande taille. Dix ou douze mètres de diamètre en faisaient un très petit navire de l’espace. Aucun hublot n’était visible et la masse tout entière paraissait taillée d’un bloc. On avait reconstitué un corps céleste naturel et il était de plus en plus convaincu que l’utilisation de la gravitation universelle, selon un procédé qui lui demeurait inconnu, était le propergol qui propulsait pareille nef du vide.

Il tourna autour du globe pratiquement immobile dans l’espace, saisi dans le réseau invisible émis par le Fantastic. Il se tenait sur ses gardes, redoutant à chaque seconde une apparition de ceux que le Mercurien avait appelé les Vigilants. Mais rien ne se produisit. L’astronef miniature paraissait inerte, comme un véritable rocher perdu de l’espace. Normalement, il eût été appelé à tomber sous la force attractive de Rhéa. Et Frank lui-même était, en ce moment, le satellite de son ennemi, bien que conservant une certaine autonomie grâce à l’équipement de son scaphandre.

Il bloqua brusquement l’anti-gravité qui le maintenait et « tomba » littéralement, de quelques mètres, très doucement en raison de la faible masse qui l’attirait. Il commença alors à ramper le long de la paroi sphérique, totalement lisse. Si aucun orifice n’était apparent, il devinait bien que ceux qui avaient construit l’engin devaient posséder des moyens de vision. Sans doute était-il déjà détecté.

Il lui sembla, tout à coup, percevoir une mince rainure.

— Une porte ! Tout de même…

Il découvrit qu’en effet cela formait un rectangle complet. Il évoluait en gestes lents, cherchant déjà quelque déclic, quelque contact permettant d’ouvrir. Il se trouva tout à fait sur la partie qui devait être la masse de cette porte.

Et celle-ci céda sous lui.

Frank eut un éblouissement qui dura une seconde. Était-ce un piège ? Cela fonctionnait comme une trappe. Il lui eut encore été possible de s’évader, d’un seul réflexe musculaire qui l’eut rejeté hors de portée. Mais il eut la pensée foudroyante de se laisser aller. Il lui fallait, à tout prix, pénétrer dans l’astronef.

À l’intérieur, il retrouva un équilibre parfait et devina que la pesanteur était reconstituée artificiellement, comme dans tous les types astronautiques connus. Il se remit normalement sur ses pieds et regarda autour de lui. La porte était bloquée, interdisant tout départ. Frank n’hésita plus et avança dans un couloir dont l’extrémité formait sas, mais dont la seconde porte s’était ouverte automatiquement au moment où la paroi extérieure se refermait, reconstituant la masse intégrale de l’engin-bolide.

— Je ne suis pas votre ennemi, commodore Maresco !

Frank avança, envahi par cette pensée venue il ne savait comment. Presque aussitôt, le long de cette portion de galerie spiraloïde, il arriva devant un rectangle lumineux, aux arêtes se terminant en biseau. Il voyait dans la lumière douce qui paraissait émaner de la masse même de l’engin, une salle circulaire, basse, où s’alignaient des appareils de type inconnu, mais évoquant assurément des moteurs à désintégration nucléaire, une sorte de cyclotron miniature et des éléments de communication, tels que micros, écran de sidérotélé, un radar ogival d’un modèle absolument inédit et plusieurs autres machines dont la nature lui échappait.

L’œil vif du commodore enregistra tout cela. Il devait être à la base de l’appareil, dans la cabine motrice. Mais, tout de suite, il fit face à celui qui l’attendait. Le Mercurien avec lequel il avait conversé, à des milliers de lieues spatiales.

L’homme aux yeux de rubis ne portait aucune arme. Son attitude était celle d’un hôte courtois qui accueille un visiteur, en dépit de leur étrange situation.

— Soyez le bienvenu, commodore !

Instinctivement, Frank s’inclina, très légèrement. Un instant, les deux hommes se regardèrent en face.

— Je vous ai favorisé l’arrivée, dit doucement l’homme au regard écarlate. Vous devinerez aisément que, s’il m’avait plu, vous n’aviez jamais pu pénétrer dans mon navire. Je vous ai laissé venir jusqu’à la porte-sas. Là, j’ai fait jouer les commandes et… vous voilà !

— Trêve de politesse ! dit Frank. Je suis venu rechercher mon fils !

— J’ai accepté vous rencontrer, commodore, pour vous expliquer situation. Je… Non ! je vous adjure… Ne pas faire cela !

Son visage sombre avait pris une teinte blême. Frank avait sorti le tube à l’inframauve de sa ceinture et le braquait sur le Mercurien.

— Vous croyez me faire peur avec vos Vigilants, Mercurien ! Menace inutile. Ou vous m’obéissez, ou je vous abats !

Gêné par l’emploi du langage articulé, Zaano apportait à son discours le support télépathique :

— N’avez-vous pas vu ce qui se produit, dans notre sphère, à la moindre étincelle ? Le feu est leur élément de base. Ils sont là, stagnant autour de nous, inoffensifs et impuissants tant qu’on ne leur fournit pas la plus petite parcelle incandescente. Votre bombardement cosmique en a engendré des milliards… J’aurais pu, commodore, entretenir leur vie. Je ne l’ai pas fait. Pour vous. Pour votre navire. Pour votre fils.

— Et sans doute aussi pour servir vos desseins, que j’ignore…

— Je veux vous expliquer. Vous ne pouvez plus rien pour le destin de votre fils. Il appartient à un maître devant lequel nous devons tous nous incliner.

Frank le fixa un instant et éclata d’un rire bref :

— Je ne suis pas un gamin ! Mon fils…

— Commodore, vous pouvez me tuer, je ne résisterai même pas… Mais l’air sera incendié autour de nous, et vous périrez sous l’action des Vigilants… sans profit pour celui que vous prétendez sauver !

Le Mercurien dut penser qu’il avait touché juste, quand il vit le Terrien replacer le tube à sa ceinture. Mais il avait compté sans le caractère indomptable et fulgurant de Maresco. Celui-ci se détendit brusquement, saisissant le géant à la gorge. Zaano était fort, mais Frank, bien que plus petit, ne l’était pas moins. Un instant, ils luttèrent, heurtant les appareils, brisant des tubes, faisant éclater les ampoules, renversant des sphères fluorescentes et détruisant des manettes à destinations mystérieuses. Le Mercurien, visiblement, tentait seulement de se défendre, sans faire usage de sa puissance. Mais Frank était exaspéré. Zaano se rendit compte, trop tard pour lui, qu’il ne lui ferait plus entendre raison. Il tenta de renverser le Terrien, qui le tenait à la gorge. Frank, parut fléchir et Zaano crut, un instant, reprendre l’avantage. Il ne s’agissait que d’une feinte. Un croc-en-jambe déséquilibra le géant, qui partit en arrière, heurta du crâne le radar ogival, en fut étourdi quelques secondes. Il ne reprit conscience qu’étendu sur le plancher de la salle motrice. Frank lui avait mis le genou sur la poitrine et appuyait, contre la gorge du Mercurien, une lame arrachée à son équipement.

— Hll, gronda-t-il, ce poignard est celui de mon fils. On l’a retrouvé dans un ravin de Titan, là où vous avez relâché avec votre appareil. Puisque vous avez pris la précaution de me faire renoncer à toute action fulgurante, susceptible d’engendrer vos guignols enflammés, je suppose que le fait de vous couper la gorge avec ceci ne provoquera pas leur naissance spontanée…

Il lut le vertige dans les yeux rouges du Mercurien. Zaano ne se faisait aucune illusion. Frank était décidé à le tuer sans pitié. Aussi l’étrange personnage usa-t-il d’une autre tactique. Frank sentit son prisonnier mollir sous l’étreinte, à l’encontre de tout homme en pareille position qui se raidit et se contracte. Il demeura sur ses gardes, trop vieux lutteur pour ne pas sentir quelque félonie.

Mais à sa grande surprise cette idée ne dura pas. Bien au contraire il lui sembla qu’il avait peut-être tort de se battre comme un gladiateur contre ce Mercurien qui, après tout, avait limité la puissance des Vigilants, l’avait averti à temps pour sauver le Fantastic et, soucieux de parler avec lui, ouvrait le sas de l’engin-bolide, le recevait dans la cabine motrice, lui répétait, comme une litanie :

— Je ne suis pas votre ennemi !…

Ces pensées se bousculaient dans l’esprit de Frank, engendrant un autre climat, à tel point qu’il eut presque honte de son attitude. Des idées d’accord, de clémence, de pardon, pénétraient son cœur et il ne ressentait plus, à l’égard du Mercurien, la haine qui l’avait soutenu et amené jusque-là.

À son tour, Frank se détendit et il cessa d’appuyer le poignard d’Alain sur la peau brune de l’adversaire. Il frémit presque en voyant une minuscule goutte de sang qui apparaissait, à l’extrémité d’une très courte strie blanche dans l’épidémie.

Et puis, il vit le bon sourire de l’homme qu’il avait assailli, combattu, terrassé, menacé de mort. Bien plus expérimenté, infiniment moins naïf qu’Alain, Frank, s’il ne parvint pas à la vérité, devina qu’il était sous l’influence d’une drogue. Une drogue non assimilable par l’organisme selon les voies habituelles de la physiologie. Plutôt une drogue mentale, dont les interférences avaient promptement raison, dans le déroulement de sa pensée, de son propre potentiel-cerveau.

Il s’était relevé. Il allait balbutier des excuses à l’égard de l’homme aux yeux rouges qui se relevait, toujours souriant et brossant d’un revers de main sa combinaison écarlate, avec l’air de dire : mais ce n’est rien !

Et tout ce qu’il y avait de débonnaire en lui parut, au fond du cerveau de Frank, affreusement suspect. Il se sentit à sa merci en demeurant dans cette euphorie. Il fit effort pour reprendre la colère si adroitement annihilée. Un rapprochement se fit en lui où la connaissance scientifique supportait le raisonnement philosophique.

Comme l’onde oméga annihilait les fonctionnements basés sur le mouvement de l’électron, l’onde inconnue, et probablement purement télépathique du Mercurien détruisait chez l’interlocuteur les sentiments de violence en amenant le sujet à une pensée plus souple, dénuée de passion.

Il s’anima brusquement, puisant, d’un effort, extraordinaire, tous les sujets de griefs qu’il pouvait nourrir contre l’homme de Mercure, surtout en évoquant Alain, Alain captif. Ou pis encore.

Zaano tenta un suprême effort en pensant tentaculairement vers son adversaire que tout allait bien et que leur alliance, leur accord total ne faisaient plus aucun doute.

Il était trop tard. Ses yeux rouges se révulsèrent lorsqu’il reçut le duplex mental :

— Je vais vous tuer !

Alors il cessa cette lutte muette. Il bondit en arrière, ne voulant plus risquer le corps-à-corps avec un homme de la trempe du commodore. Frank le vit saisir un objet indéterminé, le brandir au-dessus de sa tête, dans le geste du grenadier.

Mais Zaano exhala un râle, porta la main à sa poitrine, et lâcha l’objet. Frank s’était élancé et saisissait la chose au vol. Il demeura un instant immobile, horrifié malgré tout de son propre geste. Le poignard, lancé d’une main sûre, s’était fiché dans la combinaison écarlate, si profondément qu’il devait avoir atteint la région du cœur.

Zaano était touché à mort et Frank pouvait encore lire dans son cerveau, bien que l’attitude du Mercurien fût sans équivoque. Il titubait, il hoquetait, comme tout humanoïde du cosmos qui n’a pas pris la précaution, en pareil cas, de porter une combinaison de nylon blindée telle que celle qui protégeait les Terriens.

Il cracha un flot de sang. Il bafouilla une phrase :

— Le feu… le feu vous le reprendra… Vous ne pourrez… empêcher… Les Vigilants… naissent du phosphore… Ils le suivront… Le Maître le…

Il ploya sur les genoux et tomba. Frank, figé, regardait mourir son ennemi. Il tourna soudain les yeux vers la « grenade » qu’il gardait en main. C’était un petit globe métallique bien inoffensif d’apparence. Le commodore s’en méfiait avec sans doute quelque raison. Il le posa sur un tableau métallique. Mais la sphère ne se détacha pas du gant du scaphandre.

Frank ne chercha pas plus avant et détacha promptement la moufle. Il recula. La sphère, brusquement, parut devenir incandescente, sans que son volume changea d’un iota. Mais une aura très blanche naquit alentour tandis qu’un grésillement très vif, d’intensité croissante, se faisait entendre. La moufle fondit, exhalant une fumée acre et Frank, halluciné, vit que le tableau de métal sur lequel il avait posé le tout se désintégrait à son tour, moins aisément en raison de son poids moléculaire différent de celui du gant, cependant de façon irrésistible.

Et puis la sphère jeta un dernier éclair et se dissocia, ne laissant que ses ravages. Plus trace du gant. Une masse de métal au métabolisme déséquilibré et qui avait changé de nature, maintenant lézardée, comme torturée par la grenade mystérieuse.

Livide, Frank songea :

— L’objet adhère de façon irrésistible. S’il l’avait jeté sur moi, je n’aurais pu me débarrasser de ce vampire, et j’aurais été dévoré. Cela ne dure que quarante secondes, peut-être… Seulement rien ne résiste dans son rayon d’action.

Un horrible frisson l’agita. Il imaginait le résultat de la grenade fondant au contact d’un organisme humain.

Il ne restait plus qu’une fumée nauséabonde qui envahissait la salle motrice. Frank s’arracha à son horreur. Le Mercurien agonisait, étendu sur le plancher. Le Commodore n’éprouvait guère de pitié, songeant à la mort que l’autre avait tenté de lui donner, tout en le bombardant télépathiquement de ses hypocrites avances.

Mais tout n’était pas dit. S’il n’avait plus à craindre de celui-là, il n’oubliait pas que le compteur de Taylor, mesurant les radiations de l’engin au fond du ravin de Titan, avait discerné trois ou quatre êtres à bord.

Frank hésita à récupérer le poignard, planté dans la poitrine du Mercurien. Il se détourna de sa victime, se dirigea vers une porte où aboutissait une autre partie du couloir-spirale. Il était visible que la galerie intérieure affectait cette forme et que la salle était pratiquée dans le mouvement. Frank, alors, pour la première fois, entendit un léger bruit.

Un tic-tac.

Une attention plus soutenue lui permit même de constater que ce tic-tac devait être double. La main crispée sur son tube à inframauve, prêt à risquer une attaque des Vigilants de feu, il avança dans la galerie, comme Alain l’avait fait à son arrivée dans l’astronef.

Frank arriva dans la salle aux sarcophages.

Il vit la jeune fille endormie, sous la vitre de diamant. Il vit, dans le second cercueil, son propre fils, respirant lui aussi au rythme d’une machine inconnue, qui devait être installée dans le socle du sarcophage.

Il ne voulut pas toucher aux appareils de l’engin, dont il ignorait le fonctionnement, et dont il se méfiait. Il pressa, sur sa poitrine, le déclic du poste pectoral.

D’une voix un peu étranglée, le commodore appelait, à travers l’espace :

— Allô ?… Fantastic… Allô ?… Fantastic… Ici commodore Maresco… Ici commodore Maresco… Je suis sur l’engin-bolide… Continuez l’onde oméga qui maintient l’appareil en place… Dirigez navire sur moi !… Allô ?… Fantastic… Ici commodore Maresco…

Il frémit quand il entendit enfin, dans l’audiophone intérieur du casque la réponse de Taylor, qui avait capté l’émission et qui répondait.

Et, au large de la planète Rhéa, à bord de l’extraordinaire petit engin, Frank Maresco commença à envoyer ses ordres à son équipage…