SIXIEME
LIVRE CONTENANT

LES MOEURS & FAÇONS

DE VIVRE DES PEUPLES DE LA

Nouvelle-France, & le rapport des terres
& mers dont a eté fait mention és livres
precedens.



PREFACE

IEU Tout-puissant en la creation de ce monde s'est tant pleu en la diversité, que, soit au ciel, ou en la terre, sous icelle, ou au profond des eaux, en tout lieu reluisent les effects de sa puissance & de sa gloire, mais c'est une merveille qui surpasse toutes les autres qu'en une méme espece de creature, je veux dire en l'Homme, se trouvent beaucoup de varietez plus qu'és autres choses creées. Car si on le considere en la face, il ne s'en trouvera pas deux qui se ressemblent en tout point. Si on le prent par la voix, c'en est tout de méme: si par la parole, toutes nations ont leur langage propre & particulier, par lequel l'une est distinguée de l'autre. Mais de moeurs & façons de vivre, il y a une merveilleuse diversité. Ce que nous voyons à l'oeil en nôtre voisinage, sans nous mettre en peine de passer des mers pour en avoir l'experience. Or d'autant que c'est peu de chose de sçavoir que des peuples sont differens de nous en moeurs & coutumes, si nous ne sçavons les particularitez d'icelles: peu de chose aussi de ne sçavoir que ce qui nous est proche: ains est une belle science de conoitre la maniere de vivre de toutes les nations du monde, pour raison dequoy Ulysses a eté estimé d'avoir beaucoup veu & conu: il m'a semblé necessaire de m'exercer en ce sixiéme livre sur ce sujet, pour ce qui regarde les nations déquelles nous avons parlé, puis que je m'y suis obligé, & que c'est une des meilleures parties de l'Histoire, laquelle sans ceci seroit fort defectueuse, n'ayant que legerement & par occasion touché ci-dessus ce que j'ay reservé à dire ici. Ce que je fay aussi, afin que s'il plait à Dieu avoir pitié de ces pauvres peuples, & faire par son Esprit qu'ilz soient amenés à sa bergerie, leurs enfans sçachent à l'avenir quels étoient leurs peres, & benissent ceux qui se seront employés à leur conversion, 7 à la reformation de leur incivilité. Prenons donc l'homme par sa naissance, & aprés avoir à peu près remarqué ce qui est du cours de sa vie, nous le conduirons au tombeau, pour le laisser reposer, & nous donner aussi du repos.




CHAP. I

De la Naissance

'AUTHEUR du livre de la Sapience nous témoigne une chose tres-veritable, qu'une pareille entrée est à tous è la vie, & une pareille issue. Mais chacun peuple a apporté quelque ceremonie aprés ces choses accomplies. Car les uns ont pleuré de voir que l'homme vinst naitre sur le theatre de ce monde, pour y étre comme un spectacle de miseres & calamitez. Les autres s'en sont réjouïs, tant pource que la Nature a donné à chacune creature un desir de la conservation de son espece, que pource que l'homme ayant eté rendu mortel par le peché, il desire rentrer aucunement à ce droit d'immortalité perdu, & laisser quelque image visible de soy par la generation des enfans. Je ne veux ici discourir sur chacune nation car ce seroit chose infinie. Mais je diray que les Hebrieux à la naissance de leurs enfans leurs faisoient des ceremonies particulieres rapportées par le Prophete Ezechiel, lequel ayant charge de representer à la ville de Jerusalem ses abominations, il lui reproche & dit qu'elle a eté extraite & née du païs des Cananeens, que son pere étoit Amorrhéen, & sa mere Hetheenne. Et quant à ta naissance (dit-il) au jour que tu naquis ton nombril ne fut point coupé, & tu ne fus point lavée en eau, pour étre addoucie, ni salée de sel, ni aucunement emmaillottée. Les Cimbres mettoient leurs enfans nouveau-nés parmi les neges, pour les endurcir. Et les François les plongeoient dedans le Rhin, pour conoitre s'ils étoient legitimes: car s'ils alloient au fond ils étoient reputés batars: & s'ilz nageoient dessus l'eau ils étoient legitimes, quasi comme voulans dire que les François naturellement doivent nager sur les eaux. Quant à noz Sauvages de la Nouvelle-France, lors que j'étois par-dela ne pensant rien moins qu'à cette histoire, je n'ay pas pris garde à beaucoup de choses que j'auroy peu observer; mais toutefois il me souvient que comme une femme fut delivrée de son enfant on vint en nôtre Fort demander fort instamment de la graisse, ou de l'huile pour la lui faire avaller avant que teter, ni prendre aucune nourriture. De ceci ilz ne sçavent rendre aucune raison, sinon que c'est une longue coutume. Surquoy je conjecture que le diable (qui a toujours emprunté les ceremonies de l'Eglise tant en l'ancienne, qu'en la nouvelle loy) a voulu que son peuple (ainsi j'appelle ceux qui ne croyent point en Dieu & sont hors de la communion des Saints) fût oint comme le peuple de Dieu: laquelle onction il a fait interieure, par ce que l'onction spirituele des Chrétiens est telle.




CHAP. II

De l'Imposition des Noms

OUR l'imposition des noms ilz les donnent par tradition, c'est à dire qu'ils ont des noms en grande quantité léquels ilz choisissent & imposent à leurs enfans. Mais le fils ainé volontiers porte le nom de son pere, en adjoutant un mot diminutif au bout: comme l'ainé de Membertou s'appellera Membertouchis quasi Le petit, ou le jeune Membertou. Quant au puis-né il ne porte le nom du pere, ains on lui en impose un à volonté: & son puisné portera son nom avec une addition de syllabe: comme le puis-né de Membertou s'appelle Actaudin, celui qui suit aprés s'appelle Actaudinech'. Ainsi Memembourré avoit un fils nommé Semcoud et son puisné s'appelloit Semcoudech'. Ce n'est pas toutefois une regle necessaire d'adjouter cette terminaison ech'. Car le puis-né de Panoniac (duquel est mention en la guerre de Membertou contre les Armouchiquois que j'ay décrit entre les Muses de la Nouvelle-France) s'appelloit Panoniagués: de maniere que cette terminaison se se fait selon que le nom precedent le desire. Mais ils ont une coutume que quand ce frere ainé, ou le pere est mort, ilz changent de nom, pour eviter la tristesse que la ressouvenance des decedez leur pourroit apporter. C'est pourquoy aprés le decés de Memembourré, & Semcoud (qui sont morts cet hiver dernier, mille six cens sept) Semcoudech' a quitté le nom de son frere, & n'a point pris celui de son pere, ains s'est fait appeller Paris, parce qu'il a demeuré à Paris. Et aprés la mort de Panoniac, Panonaiqués quitte son nom, & fut appellé Roland par l'un des nôtres. Ce que je trouve mal & inconsiderément fait de prophaner ainsi les noms des Chrétiens & les imposer à des infideles: comme j'ay memoire d'un autre qu'on a appellé Martin. Alexandre le grand (quoy que Payen) ne vouloit qu'aucun fut honoré de son nom qu'il ne s'en rendît digne par la vertu. Et comme un jour un soldat portant le nom d'Alexandre fut accusé devant lui d'étre voluptueux & paillard, il lui commanda de quitter ce nom, ou de changer sa vie.

Je ne voy point dans noz livres qu'aucun peuple ait eu cette coutume de noz Sauvages de changer de nom, pour eviter la tristesse qu'aporte la rememoration d'un decedé. Bien trouve-je que les Chinois changent quatre, ou cinq fois de nom en leur vie. Car il y a le nom de l'enfance, le nom d'escolier, celui du mariage, & le nom d'honneur lors qu'ils ont atteint l'âge viril. Item le nom de religion, quand ils entrent en quelque secte. Mais rien de semblable à noz Sauvages. Plusieurs anciennement & encore aujourd'hui changeans d'état & de fortune ont changé & changent leurs noms. Abram au commencement avoit un nom excellent signifiant Pere haut. Mais aprés les promesses Dieu voulut qu'il s'appellât Abraham, Pere de plusieurs gents & nations. Et à méme intention sa femme Sarai (Dame) fut appellée Sara (Dame de grande multitude). Ainsi Jacob aprés la lucte qu'il eut avec l'Ange (ou Dieu) fut appellé Israël, c'est à dire Prince avec Dieu, ou surmontant le Dieu fort. De méme Esaü (Pelu) fut appellé Edom (Rousseau) à cause d'un brouët, ou potage roux qu'il acheta de son frere Jacob au pris de sa primogeniture. Depuis ces premiers siecles plusieurs Roys ont suivi cette trace. Et premierement ceux de Perse remarqués par le sçavant Joseph Scaliger en son livre sixiéme de la correction des temps. Item les Empereurs Grecs, dont quelques exemples sont rapportés par Zonarc au troisiéme de ses Annales. Et les Rois de France, ainsi que dit Aymon le Moyne au livre quatrieme de son histoire, auquel s'accorde Ado Archevéque de Vienne en sa Chronique souz l'an six cens soixante neuf. Les Papes aussi à l'imitation de l'Apôtre saint Pierre (que premierement on appelloit Simon) ont voulu participer à ce privilege principalement depuis l'an huit cens de nôtre salut, à quoy (dit Platine) donna occasion le nom sordide d'un qui s'appelloit Groin de porc, lequel fut nommé Sergius. Plusieurs ordres nouveaux de Moines & autres prenans le nom de religieux font de méme aujourd'hui entre le peuple, soit pour étre invités à oublier le monde, soit pour receler mieux à couvert les enfans, qu'ilz retirent à eux contre le gré de leurs parens.

Les Bresiliens (à ce que dit Jean de Leri) imposent à leurs enfans les noms des premieres choses qui leur viennent au devant; comme s'il leur vient en imagination un arc avec sa corde, ils appelleront leur enfant Ourapatem, qui signifie l'arc & la corde. Et ainsi consequemment. Pour le regard de noz Sauvages ils ont aujourd'hui des noms sans signification, léquels paraventure en leur premiere imposition signifioient quelque chose. Mais comme les langues changent, on en pert la conoissance. De tout les noms de ceux que j'ay conu je n'ay appris sinon que Chkoudun signifie une Truite: & Oigoudi nom de la riviere dudit Chkoudun qui signifie Voir. Il est bien certain que les noms n'ont point eté imposez sans sujet à quelque chose que ce soit. Car Adam a donné le nom à toute creature vivante selon sa proprieté & nature: & par-ainsi les noms ont eté imposez aux hommes signifians quelque chose comme Adam signifie homme, ou qui est fait de terre: Eve signifie mere de tous vivans; Abel Pleur: Caïn Possession: Jesus, Sauveur: Diable, Calomniateur: Satan, Adversaire, &c. Entre les Romains les uns furent appelez Lucius pour avoir eté nais au point du jour: les autres Cesar, pour ce qu'à la naissance du premier de ce nom on ouvrit par incision le ventre à sa mere: De méme Lentulus, Piso, Fabius, Cicero, &c. tous noms de soubriquets donnés par quelqu'accident, ainsi que les noms de noz Sauvages, mais avec plus de jugement.

Ainsi noz Roys anciens ont participé à cette façon de noms, comme on peut remarquer en Clodion le chevelu, Charles Martel, le grand, le chauve, le simple; Loys le debonnaire, le begue, le gros, hutin: Pepin le bref, Hugues Capet, &c. Mais ces soubriquets ne leur ont eté volontiers donnez qu'aprés leur decés. Et entre le menu peuple cela s'est transferé aux enfans: comme un Notaire étoit surnommé le Clerc; un forgeron, marechal, ou serrurier, s'appelloit le Févre, ou Fabre, ou Faur, &c. A plusieurs on a imposé le nom de leur païs, ou des lieux où ils avoient pris naissance. D'autres ont hérité de leurs peres des noms dont on ne sçait aujourd'huy la cause ni l'origine: comme Lescarbot qui est mon nom de famille. Et toutefois il y a des tres-nobles maisons és païs d'Artois, du Maine, & de la basse Bretagne prés saint Paul de Leon qui s'apellent de ce nom.

Quant aux noms des Provinces, nous voyons par l'histoire sacrée que les premiers hommes leur ont imposé les leurs. Ce que le psalmiste semble blamer quand il dit:

Ils lairront pour autrui ces biens qu'ils amoncelent,

Leurs palais eternels des sepulcres feront,

En diverses maisons leurs terres passeront,

Et ces lieux qui si fiers de leurs noms ils appellent.

Mais il parle de ceux qui trop avidement recherchent celà, & pensent étre immortels ici bas. Car certes s'il faut imposer quelque noms aux lieux, places & provinces, il vaut autant que ce soient les noms de ceux qui les établissent que d'un autre, quand ce ne seroit que pour emouvoir la posterité à bien faire; laquelle méme reçoit une tristesse quand elle ne sçait qui est son autheur & la cause de son bien. Et de cette cupidité ont eté touchez ceux-mémes qui ont haï le monde, & se sont sequestrez de la compagnie des hommes, dont plusieurs on fait des sectes qu'ils ont appellées de leurs noms.




CHAP. III

De la Nourriture des enfans, & amour des peres
& meres envers eux.

E Tout-puissant voulant montrer quel est le devoir d'une vraye mere, dit par le prophete Esaie: La femme peut-elle oublier son enfant qu'elle allaite, qu'elle n'ait pitié du fils de son ventre? Cette pitié que Dieu requiert és meres est de bailler la mammelle à leurs enfans, & ne leur point changer la nourriture qu'elles leur ont donnée avant la naissance. Mais aujourd'hui la plus part veulent que leurs mammelles servent d'attraits de paillardise: & se voulans donner du bon temps envoyent leurs enfans aux champs, là où ilz sont paraventure changés ou donnés à des nourrices vicieuses, déquelles ilz sucent avec lait la corruption & mauvaise nature. Et de là viennent des races fausses, infirmes & degenerantes de la souche dont elles portent le nom. Les femmes Sauvages ont plus d'amour que cela envers leurs petits: car autres qu'elles ne les nourrissent: ce qui est general en toutes les Indes Occidentales. Aussi leurs tetins ne servent-ilz point de flamme d'amour, comme pardeça, ains en ces terres là l'amour se traite par la flamme que la nature allume en chacun, sans y apporter des artifices soit par le fard, ou les poisons amoureuses, ou autrement. Et de cette façon de nourriture sont louées les anciennes femmes d'Allemagne par Tacite, d'autant que chacune nourrissoit ses enfans de ses propres mamelles, & n'eussent voulu qu'une autre qu'elles les eût alaités: Ce que pour la pluspart elles ont gardé religieusement jusques aujourd'hui. Or noz Sauvages avec la mammelle leur baillent des viandes déquelles elles usent, aprés les avoir bien machées: & ainsi peu à peu les élevent. Pour ce qui est de l'emmaillottement, és païs chauds & voisins des tropiques ilz n'en ont cure, & les laissent comme à l'abandon. Mais tirant vers le Nort les meres ont une planche bien unie, comme la couverture d'une layette, sur laquelle mettent l'enfant enveloppé d'une fourrure de Castor, s'il ne fait trop chaud, & lié là-dessus avec quelque bende elles le portent sur leurs dos les jambes pendantes en bas: puis retournées en leurs cabannes elles les appuient de cette façon tout droits contre une pierre, ou autre chose. Et comme pardeça on baille des petits panaches & dorures aux petits enfans, ainsi elles pendent quantité de chapelets, & petits quarreaux diversement colorés en la partie superieure de ladite planche pour l'ornement des leurs. Les nourissans ainsi, & avec un soin tel que doivent les bonnes meres, elles les ayment aussi, comme pareillement font les peres, gardans cette loy que la Nature a entée és coeurs de tous animaux (excepté des femmes debauchées) d'en avoir le soin. Et quand il est question de leur demander (je parle des Souriquois, en la terre déquels nous avons demeuré) de leurs enfans pour les amener & leur faire voir la France, ilz ne les veulent bailler: que si quelqu'un s'y accorde il lui faut faire des presens, & promettre merveilles ou bailler otage. Nous en avons touché quelque chose ci-dessus, à la fin du dix-septiéme chapitre du livre quatriéme. Et ainsi je trouve qu'on leur fait tort de les appeller barbares, veu que les anciens Romains l'étoient beaucoup plus, qui vendoient le plus souvent leurs enfans, pour avoir moyen de vivre. Or ce qui fait qu'ils aiment leurs enfans plus qu'on ne fait pardeça, c'est qu'ilz sont le support des peres en la vieillesse, soit pour les aider à vivre, soit pour les defendre de leurs ennemis: & la nature conserve en eux son droit tout entier pour ce regard. A cause dequoy ce qu'ilz souhaitent le plus c'est d'avoir nombre, pour étre tant plus forts, ainsi qu'és premiers siecles auquels la virginité étoit chose reprochable, pour ce qu'il y avoit commandement de Dieu à l'homme & à la femme de croitre, & multiplier, & remplir la terre. Mais quand elle a eté remplie, cet amour s'est merveilleusement refroidi, & les enfans ont commencé d'étre un fardeau aux pers & meres, léquels plusieurs ont dédaigné & bien souvent ont procuré leur mort. Aujourd'huy le chemin est ouvert à la France pour remedier à cela. Car s'il plait à Dieu conduire & feliciter les voyages de la Nouvelle-France, quiconque pardeça se trouvera oppressé pourra passer là, y confiner ses jours en repos & sans pauvreté; ou si quelqu'un se trouve trop chargé d'enfans il en pourra là envoyer la moitié, & avec un petit partage ilz seront riches & possederont la terre qui est la plus asseurée condition de cette vie. Car nous voyons aujourd'hui de la peine en tous états, méme és plus grans léquels sont souvent traversez d'envies & destitutions: les autres feront cent bonetades & corvées pour vivre, & ne feront que languir: les autres vivent en perpetuel servage. Mais la terre ne nous trompe jamais si nous la voulons caresser à bon escient. Témoin la fable de celui qui par son testament declara à ses enfans qu'il avoit caché un thresor en sa vigne, & comme ils eurent bien remué profondement ilz ne trouverent rien, mais au bout de l'an ilz recueillirent si grande quantité de raisins qu'ils ne sçavoient où les mettre. Ainsi par toute l'Ecriture sainte les promesses que Dieu fait aux patriarches Abraham, Isaac, & Jacob, & depuis au peuple d'Israël par la bouche de Moyse, & du Psalmiste, c'est qu'ils possederont la terre, comme un heritage certain, qui ne peut perir, & où un homme ha dequoy sustenter sa famille, se rendre fort, & vivre en innocence: suivant le propos de l'ancien Caton, lequel disoit que les fils des laboureurs ordinairement sont vaillans & robustes, & ne pensent point és mal.




CHAP IV

De la Religion

'HOMME ayant eté creé à l'image de Dieu, c'est bien raison qu'il reconoisse, serve, adore, loue & benie son createur, & qu'à cela il employe tout son desir, sa pansée, sa force, & son courage. Mais la nature humaine ayant eté corrompue par le peché, cette belle lumiere que Dieu lui avoit premierement donnée a tellement eté obscurcie qu'il en est venu à perdre la conoissance de son origine. Et d'autant que Dieu ne se montre point à nous par une certaine forme visible, comme feroit un pere, ou un Roy; se trouvant accablé de pauvreté & infirmité, sans s'arréter à la contemplation des merveilles de ce Tout-puissant ouvrier, & le rechercher comme il faut; d'un esprit bas & abeti, miserable il s'est forgé des Dieux à sa fantasie, & n'y a rien de visible au monde qui n'ait eté deifié en quelque part, voire méme en ce rang ont eté mises encor des choses imaginaires, comme La Vertu, L'Esperance, l'Honneur, la Fortune, & mille semblables: item des dieux infernaux, & de maladies & autres sortes de pestes, adorant chacun les choses déquelles il avoit crainte. Mais toutefois quoy que Ciceron ait dit, parlant de la nature des dieux, qu'ils n'y a gent si sauvage, si brutale, ne si barbare qui ne soit imbue de quelque opinion d'iceux: se est-ce qu'il s'est trouvé en ces dernier siecles des nations qui n'en ont aucun ressentiment: ce qui est d'autant plus étrange qu'au milieu d'icelles y avoit, & y a encore des idolatres, comme en Mexique & Virginia (adjoutons-y encor si on veut, la Floride). Et neantmoins tout bien consideré, puis que la condition des uns & des autres est deplorable, je prise davantage celui qui n'adore rien, que celui qui adore des creatures sans vie, ni sentiment car au moins tel qu'il est il ne blaspheme point, & ne donne point la gloire de Dieu à un autre, vivant (de verité) une vie qui ne s'éloigne gueres de la brutalité: mais celui là est encore plus brutal qui adore une chose morte, & y met sa fiance. Et au surplus celui qui n'est imbu d'aucune mauvaise opinion est beaucoup plus susceptible de la vraye adoration, que l'autre: étant semblable à un tableau nud, lequel est prét à recevoir telle couleur qu'on luy voudra bailler. Car un peuple qui a une fois receu une mauvaise impression de doctrine, il la lui faut arracher devant qu'y en subroger une autre. Ce qui est bien difficile, tant pour l'opiniatreté des hommes, qui disent: Nos peres ont vécu ainsi: que pour détourbier que leur donnent ceux qui leur enseignent telle doctrine, & autres de qui la vie depend de là, léquels craignent qu'on ne leur arrache le pain de la main: ainsi que ce Demetrius ouvrier en argenterie, duquel est parlé és Actes des Apôtres. C'est pourquoy nos peuples de la Nouvelle-France se rendront faciles à recevoir la doctrine Chrétienne si une fois la province est serieusement habitée. Car afin de commencer par ceux de Canada, Jacques Quartier en sa deuxiéme relation rapporte ce que j'ay nagueres dit, en ces mots, qui sont couchez ci-dessus au livre troisiéme.

Cedit peuple (dit-il) n'a aucune creance de Dieu qui vaille: Car ilz croyent en un qu'ils appellent Cudouagni, et disent qu'il parle souvent à eux, & leur dit le temps qu'il doit faire. Ilz disent que quand il se courrouce à eux, il leur jette de la terre aux ïeux. Ilz croyent aussi quant ilz trépassent qu'ilz vont és étoilles, vont en beaux champs verts pleins de beaux arbres, fleurs & fruits somptueux. Aprés qu'ilz nous eurent doné ces choses à entendre nous leur avons montré leur erreur, & que leur Cudouagni est un mauvais esprit qui les abuse, & qu'il n'est qu'un Dieu, qui est au ciel, lequel nous donne tout, & est createur de toutes choses, & qu'en cetui devons croire seulement, & qu'il faut étre baptizé ou aller en enfer. Et leur furent remontrées plusieurs autres choses de nôtre Foy: Ce que facilement ils ont creu: & ont appellé leur Coudouagni, Agojouda. Tellement que plusieurs fois ont prié le Capitaine de les baptizer, & y sont venus ledit seigneur (c'est Donnacona) Taiguragni, Domagaya, avec tout le peuple de leur ville pour le cuider étre, mais parce qu ne sçavions leur intention & courage, & qu'il n'y avoit qui leur remontrat la Foy, pour lors fut prins excuse vers eux, & dit à Taiguragni & Domagaya qu'ilz leur fissent entendre que nous retournerions un autre voyage, & apporterions des Prétres, & du Chréme, leur donnant à entendre pour excuse que l'on ne peut baptizer sans ledit Chréme. Ce qu'ilz creurent. Et de la promesse que leur fit le Capitaine de retourner furent fort joyeux, & le remercierent.

Samuel Champlein ayant és dernieres années fait le méme voyage que le Capitaine Jacques Quartier, a discouru avec les Sauvages du jourd'hui, & fait rapport des propos qu'il a tenu avec certains Sagamos d'entre eux touchant leur croyance des choses spiritueles & celestes: ce qu'ayant eté touché ci-dessus je m'empecheray d'en parler. Quant à noz Souriquois, & autres leurs voisins, je ne puis dire sinon qu'ilz sont destituez de toute conoissance de Dieu, n'ont aucune adoration, & ne font aucun service divin, vivans en une pitoyable ignorance, que devroit toucher les coeurs aux Princes & Pasteurs Chrétiens qui employent bien souvent à des choses frivoles ce qui seroit plus que suffisant pour établir là maintes colonies qui porteroient leur nom, alentour déquelles s'assembleroient ces pauvres peuples. Je ne di pas qu'ils y aillent en personne: car ilz sont plus necessaires ici, & chacun n'est pas propre à la mer: mais il y a tant de gens de bonne volonté qui s'employroient à cela s'ils en avoient les moyens, que ceux qui le peuvent faire sont du-tout inexcusables. Le siecle du jourd'huy est tombé comme une astorgie, manquant d'amour et de charité Chrétienne, et ne retenant quasi rien de ce feu qui bruloit noz peres soit au temps de noz premiers Rois, soit au siecle des Croisades pour la Terre-sainte: voire si quelqu'un employe sa vie & ce peu qu'il ha à cet oeuvre, la pluspart s'en mocquent, semblables à la Salemandre, laquelle ne vit point au milieu des flammes, comme quelques-uns s'imaginent, mais est d'une nature si froide qu'elle les éteint par sa froideur.

Chacun veut courir aprés les thresors, & les voudroit enlever sans se donner de la peine, & au bout de cela se donner du bon temps; mais ils y viennent trop tard; & en auroient assez s'ils croyoient comme il faut en celuy qui a dit: Cherchez premierement le Royaume de Dieu, & toutes ces choses vous seront baillées par-dessus.

Revenons à nos Sauvages, pour la conversion déquels il nous reste de prier Dieu vouloir ouvrir les moyens de faire une ample moisson à l'avancement de l'Evangile. Car les nôtres & generalement tous ces peuples jusques à la Floride inclusivement sont fort aisez à attirer à la Religion Chrétienne, selon que je puis conjecturer de ceux que je n'ay point veu, par les discours des histoires, mais je trouve que la facilité y sera plus grande en ceux des premieres terres comme du Cap-Breton jusques à Malebarre, pour ce qu'ilz n'ont aucun vestige de Religion (car je n'appelle point Religion s'il n'y a quelque latrie, & office divin) ni la culture de la terre (du moins jusques à Chouakoet) laquelle est la principale chose qui peut attirer les hommes à croire ce que l'on voudra, d'autant que de la terre vient tout ce qui est necessaire à la vie, aprés l'usage general que nous avons des autres elemens. Nôtre vie a besoin principalement de manger, boire, & étre à couvert. Ces peuples n'ont rien de cela, par maniere de dire, car ce n'est point étre à couvert d'étre toujours vagabond, & hebergé souz quatre perches, & avoir une peau sur le dos: ni n'appelle point manger & vivre, que de manger tout à un coup & mourir de faim le lendemain, sans pourvoir à l'avenir. Qui donnera donc à ces peuples du pain, & le vétement, celui-là sera leur Dieu, ilz croiront tout ce qu'il dira. Ainsi le Patriarche Jacob promettoit de servir Dieu s'il lui bailloit du pain à manger & du bétement pour se couvrir. Dieu n'a point de nom: car tout ce que nous sçaurions dire ne le pourroit comprendre. Mais nous l'appellons Dieu, pour ce qu'il donne. Et l'homme en donnant peut étre appellé Dieu par ressemblance. Fay (dis Saint Gregoire de Nazianze) que tu sois Dieu envers les calamiteux en imitant la misericorde de Dieu. Car l'homme n'a rien de si divin en soy que le bien fait. Les Payens ont reconu ceci, & entre autres Pline quand il a dit que c'est grand signe de divinité à un homme mortel d'ayder & soulager un autre mortel. Ces peuples donc ressentans les fruits de l'usage des métiers & culture de la terre, croiront tout ce qui leur sera annoncé, in auditu auris, à la premiere voix qui leur frappera aux aureilles. Et de ceci j'ay des témoignages certains, pour ce que je les ay reconus tout disposés à cela par la communication qu'ils avoient avec nous: & y en a qui sont Chrétiens de volonté & en font les actions telles qu'ilz peuvent, encores qu'ils ne soient baptizés: entre léquels je nommeray Chkoudun Capitaine (alias Sagamos) de la riviere de Saint Jean mentionné au commencement de cet oeuvre, lequel ne mange point un morceau qu'il ne leve les ïeux au ciel, & ne face le signe de la Croix, pour ce qu'il nous a veu faire ainsi: mémes à noz prieres il se mettoit à genoux comme nous: & pource qu'il a veu une grande Croix plantée prés de notre Fort, il en a fait autant chez lui, & en toutes ses cabannes: & en porte une devant sa poitrine, disant Qu'il n'est plus Sauvage, & reconoit bien qu'ilz sont bétes (ainsi dit-il en son langage) mais qu'il est comme nous, desirant étre instruit. Ce que je de cetui-ci je le puis affermer préque de tous les autres: & quand il seroit seul, il est capable, étant instruit, d'attirer tout le reste.

Les Armouchiquois sont un grand peuple léquels aussi n'ont aucune adoration: & étans arretez par ce qu'ilz cultivent la terre, on les peut aisément congreger, & exhorter à ce qui est de leur salut. Ilz sont vicieux & sanguinaires ainsi que nous avons veu ci-dessus: mais cette insolence vient de ce qu'ilz se sentent forts, à cause de leur multitude, & pour-ce qu'ilz sont plus à l'aise que les autres, recueillans des fruits de la terre. Leur païs n'est pas encores bien reconu, mais en ce peu que nous en avons découvert j'y trouve de la conformité avec ceux de la Virginie, hors-mis en la superstition & erreur en ce qui regarde nôtre sujet, d'autant que les Virginiens commencent à avoir quelque opinion de chose superieure en la Nature, qui gouverne ce monde ici.

Ils croyent plusieurs Dieux (ce dit un historien Anglois qui y a demeuré) léquels ils appellent Nontoac: mais de diverses sortes & degrez. Un seul est principal & grand, qui a toujours été, lequel voulant faire le monde fit premierement d'autres Dieux pour étre moyens & instrumens déquels il se peût servir à la creation & au gouvernement. Puis aprés, le soleil, la lune, & les étoilles comme demi dieux, & instrumens de l'autre ordre principal. Ilz tiennent que la femme fut premierement faite, laquelle par conjoncion d'un des Dieux eut des enfans.

Tous ces peuples generalement croyent l'immortalité de l'ame, & qu'aprés la mort les gens de bien sont en repose, & les mechans en peine. Or les méchans sont leurs ennemis, & eux les gens de bien: de sorte qu'à leur opinion ilz sont tous après la mort bien à leur aise, & principalement quand ils ont bien defendu leur païs & bien tué de leurs ennemis. Et pource qui est de la resurrection des corps, encore y-a-il quelque nations pardela qui en ont de l 'ombrage. Car les Virginiens font des contes de certains hommes resuscitez, qui disent choses étranges: comme d'un méchant, lequel aprés sa mort avoit eté prés l'entrée de Popogosso (qui est leur enfer) mais un Dieu le sauva & lui donna congé de retourner au monde, pour dire à ses amis ce qu'ilz devoient faire pour ne point venir en ce miserable tourment. Item en l'année que les Anglois étoient là avint à soixante-deux lieuës d'eux (ce disoient les Virginiens) qu'un corps fut deterré, comme le premier, & remontra qu'étant mort en la fosse, son ame étoit en vie, & avoit voyagé fort loin par un chemin long & large, aux deux cotez duquel croissoient des arbres fort beaux & plaisans, portans fruits les plus rares qu'on sçauroit voir: & qu'à la fin il vint à de fort belles maisons, prés déquelles il trouva son pere qui étoit mort, lequel lui fit exprés commandement de revenir & declarer à ses amis le bien qu'il falloit qu'ilz fissent pour jouir des delices de ce lieu: & qu'aprés son message fait il s'en retournât. L'Histoire generale des Indes Occidentales rapporte qu'avant la venue des Hespagnols au Perou, ceux de Cusco, & des environs, croyoient semblablement la resurrection des corps. Car voyans que les Hespagnols, d'une avarice maudite, ouvrans les sepulchres pour avoir l'or & les richesses qui étoient dedans, jettoient les ossemens des morts ça & là, ilz les prioient de ne les écarter ainsi, afin que cela ne les empechât de resusciter: qui est une croyance plus parfaite que celle des Sadducéens, & des Grecs, léquels l'Evangile & les Actes des Apôtre nous témoignent s'étre mocqué de la resurrection, comme fait aussi préque toute l'antiquité Payenne.

Attendant cette resurrection quelques uns de nos Occidentaux ont estimé que les ames des bons alloient au ciel, & celles des méchans en une grande fosse ou trou qu'ilz pensent étre bien loin au Couchant, qu'ils appellent Popogusso, pour y bruler toujours, & telle est la croyance des Virginiens: les autres (comme les Bresiliens) que les méchans s'en vont aprés la mort avec Aignan, qui est le mauvais esprit qui les tourmente: mais pour le regard des bons, qu'ils alloient derriere les montagnes danser, & faire bonne chere avec leurs peres. Plusieurs des anciens Chrétiens fondés sur certains passages d'Esdras, de sainct Paul, & autres, ont estimé qu'aprés la mort nos ames étoient sequestrées en des lieux souz-terrains, comme au sein d'Abraham, attendans le jugement de Dieu: & là Origene a pensé qu'elles sont comme en une école d'ames & lieu d'erudition; où elles apprennent les causes & raisons des choses qu'elles ont veu en terre, & par ratiocination font des jugemens des consequences du passé, & des choses à venir. Mais telles opinions ont eté rejettées par la resolution des Docteurs de Sorbone au temps du Roy Philippe le Bel, & depuis par le Concile de Florence. Que si les Chrétiens mémes en ont eté là, c'est beaucoup à ces pauvres Sauvages d'étre entrés en ces opinions que nous avons rapportées d'eux.

Quant à ce qui est de l'adoration de leurs Dieux, de tous ceux qui sont hors la domination Hespagnole e ne trouve sinon les Virginiens qui facent quelque service divin (si ce n'est qu'on y vueille aussi comprendre ce que font les Floridiens, que nous dirons ci-aprés). Ilz representent donc leurs Dieux en forme d'homme, léquels ils appellent Keuuasouuock. Un seul est nommé Keuuas. Ilz les placent en maisons ou temples faits à leur mode qu'ilz nomment Machicomuch', équels ilz font leurs prieres, chants, & offrandes à ces Dieux. Et puis que nous parlons des infideles, je prise davantage les vieux Romains, léquels ont eté plus de cent septante ans sans aucun simulacres de Dieux, ce dit saint Augustin, ayant sagement eté defendu par Numa Pompilius d'en faire aucun, pource que telle chose stolide & insensible les faisoit mépriser, & de ce mépris venoit que le peuple perdoit toute crainte, n'étant rien si beau que de les adorer en esprit, puis qu'ilz sont esprits. Et de verité Pline dit, qu'il n'y a chose qui demontre plus l'imbecillité du sens humain, que de vouloir assigner quelque image ou effigie à Dieu. Car en quelque part que Dieu se montre il est tout de sens, de veue, d'ouïe, d'ame, d'entendement; & finalement il est tout de soy-méme, sans user d'aucun organe. Les anciens Allemans instruits en cette doctrine, non seulement n'admettoient point de simulacres de leurs Dieux (ce dit Tacite) mais aussi ne vouloient point qu'ilz fussent depeints contre les parois, ni representés en aucune forme humaine, estimans cela trop deroger à la grandeur de la puissance celeste. On peut dire entre nous que les figures & representations sont les livres des ignorans. Mais laissans les disputes à part, il seroit bien-seant que chacun fût sage & bien instruit, & qu'il n'y eût point d'ignorans.

Noz Sauvages Souriquois & Armouchiquois ont l'industrie de la peinture & sculpture, & font des images des bétes, oiseaux, hommes, en pierres & en bois aussi joliment que des bons ouvriers de deça, & toutefois ilz ne s'en servent point pour adoration, ains seulement pour le contentement de la veue, & pour l'usage de quelques outils privez, comme des calumets à petuner. Et en cela (comme j'ay dit au commencement) quoy qu'ilz soient sans cult divin, je les prises davantage que les Virginiens, & toutes autres sortes de gens qui plus bétes que les bétes adorent & reverent des choses insensible.

Le Capitaine Laudonniere en son histoire de la Floride dit que ceux de ce païs-là n'ont conoissance de Dieu, ni d'aucune Religion, sinon qu'ils ont quelque reverence au soleil, & à la lune: auquels toutefois je ne trouve point par tout ladite histoire qu'ilz facent aucune adoration, fors que quand ilz vont à la guerre le Paraousti fait quelque priere au soleil pour obtenir victoire, & laquelle obtenue, il lui en rend la louange, avec chansons en son honneur, comme j'ay plus particulierement dit ci-dessus. Et toutefois Belleforet écrit avoir pris de ladite histoire ce qu'il met en avant, qu'ilz font des sacrifices sanglans tels que les Mexicains, s'assemblans en une campagne, & y dressans leurs loges, là où aprés plusieurs danses & ceremonies ilz levent en l'air & offrent au soleil celui sur qui le sort est tombé d'étre destiné pour le sacrifice. Que s'il est hardi en cet endroit, il ne l'est pas moins quand il en dit autant des peuples de Canada léquels il fait sacrificateurs de corps humains, encores qu'ilz n'y ayent jamais pensé. Car si le Capitaine Jacques Quartier a veu des tétes de leurs ennemis conroyées, étendues sur des pieces de bois, il ne s'ensuit qu'ils ayent eté sacrifiés: mais c'est leur coutume, ainsi qu'aux anciens Gaulois, d'en faire ainsi, c'est à dire d'enlever toutes les tétes d'ennemis qu'ils auront peu tuer, & les pendre ne (ou dehors) leurs cabanes pour trophées. Ce qui est coutumier par toutes les Indes Occidentales.

Pour revenir à noz Floridiens, si quelqu'un veut appeller acte de Religion l'honneur qu'ilz font au soleil, je ne l'empeche. Car és vieux siecles de l'age d'or lors que l'ignorance se mit parmi les hommes, plusieurs considerans les admirables effects du soleil & de la lune déquels Dieu se sert pour le gouvernement des choses d'ici bas, ilz leur attribuerent la reverence deuë au Createur, & cette façon de reverence Job nous l'explique quand il dit: Si j'ay regardé le Soleil en sa splendeur, & la lune cheminant claire: Et si mon coeur a eté seduit en secret, & ma main a baisé ma bouche: Ce qui est une iniquité toute jugée, car j'eusse renié le grand Dieu d'en haut. Quant au baise-main c'est une façon de reverence qui se garde encore aux homages. Ne pouvans toucher au soleil ils étendoient la main vers lui, puis la baisoient: ou touchoient son idole, aprés baisoient la main qui avoit touché. Et en cette idolatrie est quelquefois tombé le peuple d'Israël comme nous voyons en Ezechiel.

Au regard des Bresiliens, je trouve par le discours de Jean de Leri, que non seulement ilz sont semblables aux nôtres, sans aucune forme de Religion, ni conoissance de Dieu, mais qu'ilz sont tellement aveuglés & endurcis en leur anthropophagie, qu'ilz semblent n'étre nullement susceptibles de la doctrine Chrétienne. Aussi sont ils visiblement tourmentez & battus du diable (qu'ils appellent Aignan) & avec telle rigueur, que quand ilz le voyent venir tantot en guise de béte, tantot d'oiseau, ou de quelque forme étrange, ilz sont comme au desespoir. Ce qui n'est point à l'endroit des autres Sauvages plus en deça vers la Terre-neuve, du moins avec telle rigueur. Car Jacques Quartier rapporte qu'il leur jette de la terre aux ïeux, & l'appellent Cudouagni: & là où nous étions (où il s'appelle Aoutem) j'ay quelquefois entendu qu'il a egratigné Membertou en qualité de devin du païs. Quand on remontre aux Bresiliens qu'il faut croire en Dieu, ils en sont bien d'avis, mais incontinent ils oublient leur leçon, & retournent à leur vomissement, qui est une brutalité étrange, de ne vouloir au moins se redimer de la vexation du diable par la Religion: Ce qui les rend inexcusables, mémes qu'ils ont quelques restes de la memoire du deluge, & de l'Evangile (si tant est que leur rapport soit veritable). Car ilz font mention en leurs chansons que les eaux s'étans une fois débordées couvrirent toute la terre, & furent tous les hommes noyés, exceptez leurs grandz peres, qui se sauverent sur les plus hauts arbres de leur païs. Et de ce deluge ont aussi quelque traditive d'autres Sauvages que j'ay mentionné ailleurs. Quant à ce qui est de l'Evangile, ledit de Leri dit qu'ayant une fois trouvé l'occasion de leur remontrer l'origine du monde, & leur miserable condition, & comme il faut croire en Dieu, ilz l'ecouterent avec grande attention, demeurans tout étonnez de ce qu'ilz avoient ouï: & que là dessus un vieillard prenant la parole, dit, Qu'à la verité il leur avoit recité de grandes merveilles, qui lui faisoient rememorer ce que plusieurs fois ils avoient entendu de leurs grands-peres, que dés fort longtemps un Maïr (c'est à dire un étranger vétu & barbu comme les François) avoit eté là les pensant ranger à l'obeïssance du Dieu qu'il leur annonçoit, & leur avoit tenu le méme langage: mais qu'ilz ne le voulurent point croire. Et partant y en vint un autre, qui en signe de malediction leur bailla les armes dont depuis se sont tuez l'un l'autre: & de quitter cette façon de vivre il n'y avoit apparence, pour ce que toutes les nations à eux voisines se mocqueroient d'eux.

Or noz Souriquois, Canadiens, &leurs voisins, voire encores les Virginiens & Floridiens ne sont pas tant endurcis en leur mauvaise vie, & recevront fort facilement la doctrine Chrétienne quant il plaira à Dieu susciter ceux que le peuvent à les secourir. Aussi ne sont-ilz visiblement tourmentez, battus, dechirez du diable comme ce barbare peuple du Bresil, qui est une maldiction étrange à eux particuliere plus qu'aux autres nations de dela. Ce qui me fait croire que la trompette des Apôtres pourroit avoit eté jusques là, suivant la parole du vieillart susdit, à laquelle ayans bouché l'aureille ils en portent une punition particuliere non commune aux autres qui paraventure n'ont jamais ouï la parole de Dieu depuis le Deluge, duquel toutes ces nations en plus de trois mille lieuës de terre ont une obscure conoissance qui leur a eté donnée par tradition de pere en fils.




CHAP. V

Des Devins & Maitres des ceremonies entre
les Indiens.

E ne veux appeller (comme quelques uns ont fait) du nom de Prétres ceux qui font les ceremonies & invocations de demons entre les Indiens Occidentaux, sinon entant qu'ils ont l'usage des sacrifices & dons u'ils offrent à leurs Dieux, d'autant que (comme dit l'Apôtre) tout Prétre, ou Pontife, est ordonné pour offrir dons & sacrifices: tels qu'étoient ceux de Mexique (dont le plus grand étoit appellé Papas) léquels encensoient à leurs idoles, dont la principale étoit celle du Dieu qu'ils nommoient Vizilipuztlt, comme ainsi soit neantmoins que le nom general de celui qu'ilz tenoient pour supreme seigneur & autheur de toues choses fût Viracocha, auquel ilz bailloient des qualités excellentes, l'appellans Pachacamac, qui est Createur du ciel & de la terre, & Usapu, qui est Admirable, & autres noms semblables. Ils avoient aussi des sacrifices d'hommes, comme encore ceux du Perou, léquels ilz sacrifioient en grand nombre, ainsi qu'en discourt amplement Joseph Acosta. Ceux-là donc peuvent étre appellez Prétres, ou Sacrificateurs; mais pour le regard de ceux de la Virginie & de la Floride, je ne voy point quelz sacrifices ilz font, & par ainsi je les qualifieray Devins, ou Maitres des ceremonies de leur religion, léquels en la Floride je trouve appelles Jarvars, & Joanas: en Virginia Vuiroances: au Bresil Caraïbes: & entre les nôtres (je veux dire les Souriquois) Autmoins. Laudonniere parlant de la Floride:

Ils ont (dit-il) leurs Prétres, auquels ilz croyent fort, pour autant qu'ilz sont grans magiciens, grans devins, & invocateurs de diables. Ces prétres leur servent de Medicins & Chirurgiens & portent toujours avec aux un plein sac d'herbes & de drogues pour medeciner les malades, qui sont la pluspart de verole: car ils aiment fort les femmes & filles, qu'ils appellent filles du soleil. S'il y a quelque chose à traitter, le Roy appelle les Jarvars, & les plus anciens, & leur demande leur avis.

Voyez au surplus ce que j'ay écrit ci-dessus au sixiéme chapitre du premier livre. Pour ceux de la Virginie ilz ne sont pas moins matois que ceux de la Floride, & se donnent credit, & font respect par des traits de Religion tels que nous avons dit au precedent chapitre, parlans de quelques morts resuscitez. C'est par ce moyen & souz pretexte de Religion que les Inguas se rendirent jadis les plus grans Princes de l'Amerique. Et de cette ruse ont aussi usé ceux de deça qui ont voulu embabouiner le peuple, comme Numa Pompilius, Lysander, Sertorius, & autres plus recens, faisans (ce dit Plutarque) comme les joueurs de tragedies, qui voulans representer des choses qui passent les forces humaines, ont recours à la puissance superieure des Dieux.

Les Aoutmoins de la derniere terre des Indes qui est la plus proche de nous, ne sont si lourdauts qu'ilz n'en sachent bien faire à croire au menu peuple. Car avec leurs impostures, ilz vivent, & se rendent necessaires, faisans la Medecine & Chirurgie aussi bien que les Floridiens. Pour exemple soit Membertou grand Sagamos. S'il y a quelqu'un de malade on l'envoye querir. Il fait des invocations à son dæmon, il souffle la partie dolente, il y fait des incisions, en succe le mauvais sang: Si c'est une playe il la guerit par ce méme moyen, en appliquant une rouelle de genitoires de Castor. Bref on lui fait quelque present de chasse, ou de peaux. S'il est question d'avoir nouvelles des choses absentes, aprés avoir interrogé son dæmon il rend ses oracles ordinairement douteux, & bien-souvent faux, mais aussi quelquefois veritables: comme quand on lui demanda si Panoniac étoit mort, il dit qu'il ne retournoit dans quinze jours il ne le falloit plus attendre, & que les Armouchiquois l'auroient tué. Et pour avoir cette réponse il lui fallut faire quelque presents. Car entre les Grecs il y a un proverbe trivial qui porte que sans argent les oracles de Phoebus sont muets. Le méme rendit un oracle veritable de nôtre venue au sieur du Pont lors qu'il partit du Port Royal pour retourner en France, voyant que le quinziéme de Juillet étoit passé sans avoir aucunes nouvelles. Car il soutint & afferma qu'il y viendroit un navire, & que son diable le lui avoit dit. Item quand les Sauvages ont faim ilz consultent l'oracle de Membertou, & il leur dit, Allés en tel endroit, & vous trouverez de la chasse. Il arrive quelquefois qu'il en trouvent & quelquefois non. S'il arrive que non, l'excuse est que l'animal est errant, & a changé de place: mais aussi, bien souvent ils en trouvent, & c'est ce qui les fait croire que ce diable est un Dieu, & n'en sçavent point d'autre, auquel neantmoins ilz ne rendent aucun service, ni adoration en religion formée.

Lors que ces Aoutmoins font leurs chimagrées ilz plantent un baton dans une fosse auquel ils attachent une corde, & mettans la téte dans cette fosse ilz font des invocations ou conjurations en langage inconu des autres qui sont alentour, & ceci avec des battemens & criaillemens jusques à en suer d'ahan. Toutefois je n'ay pas ouï qu'ils écument par la bouche comme font les Turcs. Quand le diable est venu, ce maitre Autmoin fait à croire qu'il le tient attaché avec sa corde, & tient ferme alencontre de lui, le forçant de lui rendre réponse avant que le lâcher. Par ceci se reconoit la ruse de cet ennemi de Nature, qui amuse ainsi ces creatures miserables: & quant & quant son orgueil, de vouloir que ceux qui l'invoquent lui facent plus de submission que n'ont jamais fait les saints Patriarches & Prophetes à Dieu, léquels ont seulement prié la face en terre. Méme j'ay quelquefois ouï dire que ce maitre diable en ce conflict egratignoit Membertou. Et de ceci me suis souvenu lisant en l'histoire de Pline chose semblable, que ce maitre singe égratigne & bat ses sacrificateurs negligens en leur office.

Cela fait il se met à chanter quelque chose (à non advis) à la louange du diable, qui leur a indiqué de la chasse: & les autres Sauvages qui sont là repondent faisans quelque accord de musique entre eux. Puis ilz dansent à leur mode, comme nous dirons ci-aprés, avec chansons que je n'enten point, ni ceux des nôtres qui entendoient le mieux leur langue. Mais un jour m'allant promener en noz prairies le long de la riviere, je m'approchay de la cabanne de Membertou, & mis sur mes tablettes une parcelle de ce que j'entendis, qui y est encore écrit en ces termes, Holoet ho ho hé hé ha ha haloet ho ho hé, ce qu'ilz repeterent par plusieurs fois. Le chant est sur mesdites tablettes en ces notes, Re fa sol sol re sol sol fa fa re re sol sol fa fa. Une chanson finie ilz firent tous une grande exclamation, disans; Hé é é é. Puis recommencerent une autre chanson, disans: Egrigna hau egrigna hé he hu hu ho ho ho egrigna hau hau hau. Le chant de ceci étoit Fa fa fa sol sol fa fa re re sol sol fa fa fa re fa fa sol sol sol. Ayans fait l'exclamation accoutumée ilz en commencerent une autre qui chantoit Tamema alleluya tameja douveni hau hau hé hé. Le chant en étoit, Sol sol sol fa fa re re re fa fa sol fa sol fa fa re re. J'écoutay attentivement ce mot alleluya repris par plusieurs fois, & ne sceu jamais comprendre autre chose. Ce qui me fait penser que ces chansons sont à la louange du diable, si toutefois ce mot signifie envers eux ce qu'il signifie en Hebrieu, qui est Louez le Seigneur. Toutes les autres nations de ce païs là en font de méme: mais personne n'a particularisé leurs chansons sinon Jean de Leri, lequel dit que les Bresiliens en leurs sabats font aussi de bons accords. Et se trouvant un jour en telle féte, il rapporte qu'ilz disoit Hé hé hé hé hé hé hé hé hé hé, avec cette note, Fa fa sol fa fa sol sol sol sol sol. Et cela fait, s'écrioient d'une façon & hurlement epouvantable l'espace d'un quart d'heure, & sautoient les femmes en la'air avec violence jusques à en ecumer par la bouche: puis recommencerent la musique, disans: Heu heur aure heura heur aure heura heura ouech. La note est, Fa mi re sol sol sol fa mi ut mi re mi ut re. Cet autheur dit qu'en cette chanson ils avoient regretté leurs peres decedez, léquels étoient si vaillans, & toutefois qu'ilz étoient consolés en ce qu'aprés leur mort ilz asseuroient de les aller trouver derriere les hautes montagnes, où ilz danseroient & se reuniroient avec eux. Semblablement qu'à toute outrance ils avoient menacé les Ouetsacas leurs ennemis d'étre bientot pris & mangez par eux, ainsi que leur avoient promis leurs Caraïbes: & qu'ils avoient aussi fait mention du deluge dont nous avons parlé au chapitre precedent. Je laisse à ceux qui écrivent de la demonimanie à philosopher là dessus. Mais il faut dire de plus que tandis que noz Sauvages chantent ainsi, il y en a d'autres que ne font autre chose que dire, , ou Het (comme un homme qui fend du bois) avec un mouvement de bras: & dansent en rond sans se tenir l'un l'autre, ni bouger d'une place, frappans des piez contre terre, qui est la forme de leurs danses, semblables à celles que ledit de Leri rapporte de ceux du Bresil, qui sont à plus de quinze cens lieuës de là. Aprés quoy les nôtres font un feu, & sautent par dessus comme les anciens Cananeens, Hammonites, & quelquefois les Israëlites; mais ilz ne sont si detestables, car ilz ne sacrifient point lurs enfans au diable par le feu. Avec tout ceci ilz mettent une demie perche hors le faiste de la cabanne où ilz sont, au bout de laquelle y a quelques Matachiaz, ou autre chose attachée, que le diable emporte. C'est ainsi que j'en ay ouï discourir.

On peut ici considerer une mauvaise façon de sauter par dessus le feu, & de passer les enfans par la flamme és feux de la saint Jean, qui dure encore aujourd'hui entre nous, & devroit étre reformée. Car cela vient des abominations anciennes que Dieu a tant haï, déquels parle Theodoret en cette façon: J'ay veu, dit-il, eh quelque villes allumer des buchers une fois l'an, & sauter pardessus non seulement les enfans, mais aussi hommes & les meres porter les enfans pardessus la flamme. Ce qui leur sembloit étre comme une exposition & purgation. Et ce (à mon avis) a eté le cas d'Achaz. Ces façons de faire ont eté defendues par un ancien Concile tenu en Perse Constantinople. Surquoy Balsamon remarque le vint-troisiéme du mois de Juin (qui est veille de saint Jean) és rives de mer & en maisons on s'assembloit hommes & femmes, & habilloit-on la fille ainée en épousée, & aprés bonne chere & bien beu, on faisoit des danses, des exclamations, & des feuz toute la nuit, sur léquels ilz sautoient, & faisoient des prognostications de bon & mal-heur. Ces feu on eté continués entre nous sur un meilleur sujet mais il faut oter l'abus.

Or comme le diable a toujours voulu faire le singe, & avoir un service comme celui qu'on rend à Dieu, aussi a-il voulu que ses officiers eussent les marques de leur métier pour mieux decevoir les simples. Et de fait Membertou, duquel nous avons parlé, comme un sçavant Aoutmoin, porte pendue à son col la marque de cette profession, qui est une bourse en triangle couverte de leur broderie, c'est à dire de Matachiaz, dans laquelle y a je ne sçay quoy gros comme une noisette, qu'il dit étre son demon appellé Aoutme. Je ne veut méler les choses sacrées avec les prophanes, mais suivant ce que j'ay dit que le diable fait le singe, ceci me fait souvenir du Rational, ou Pectoral du jugement que le souverain Pontife portoit au-devant de soy en l'ancienne loy, sur lequel Moyse avoit mis Urim & Tummim, Or ces Urim & Tummim Rabbi David dit qu'on ne sçait que c'est & semble que c'étoient des pierres. Rabbi Selomoh dit que c'étoit le nom de Dieu [Hebreu], Jehova, nom ineffable, qu'il mettoit dans le replis du Pectoral, par lequel il faisoit reluire sa parole. Josephe estime que c'étoit douze pierres precieuses. Saint Hierome interprete ces deux mots Doctrine & Verité: Ce qui est notable pour les Evéques & grans Pasteurs, déquelz la vie, les moeurs, & la parole ne doit étre qu'une perpetuelle doctrine qui enseigne les peuple à bien vivre: & une verité immuable, qui ne flatte point, qui ne redoute rien, & qui d'un éclat semblable au son de la trompete annonce purement la parole de Dieu.

Et comme le sacerdoce étoit successif, non seulement en la maison d'Aaron, mais aussi en la famille du grand Pontife de Memphis, de qui la charge étoit affectée à son fils ainé aprés lui, ainsi que dit Thyamis en l'Histoire Æthiopique d'Heliodore: De méme, parmi ces gens ici ce métier est successif, & par une traditive en enseignent le secret à leurs fils ainés. Car l'ainé de Membertou (auquel par mocquerie on imposé nom Juda, dequoy il s'est faché ayant entendu que c'est un mauvais nom) nous disoit qu'aprés son pere il seroit Aoutmoin au quartier; ce qui est peu de chose: car chacun Sagamos ha son Aoutmoin, si lui-méme ne l'est. Mais encore sont-ils ambitieux de cela pour le profit qui en revient.

Les Bresiliens ont leurs Caraïbes, léquels vont & viennent par les villages, faisans à croire au peuple qu'ils ont communication avec les esprits, moyennant quoy ilz peuvent non seulement leur donner victoire contre leurs ennemis, mais aussi que d'eux depend l'abondance ou fertilité de la terre. Ils ont ordinairement en main certaine façon de sonnettes qu'ils appellent Maracas, faites d'un fruit d'arbre gros comme un oeuf d'autruche, lequel ilz creusent ainsi qu'on fait ici les calebasses des pelerins de Saint Jacques, & les ayans emplis de petites pierres, ilz les font sonner en maniere de vessie de pourceau, en leurs solemnitez: & allans par les villages engeollent le monde, disans que leur dæmon est là dedans. Ces Maracas bien parez de belles plumes, ilz fichent en terre le baton qui passe à travers & les arrengent tout du long & au milieu des maisons, commandans qu'on leur donne à boire & à manger. De façon que ces affronteurs faisans à croire aux autres idiots (comme jadis les sacrificateurs de Bel, déquels est fait mention en l'histoire de Daniel) que ces fruits mangent & boivent la nuit, chaque chef d'hôtel adjoutant foye à cela, ne fait faute de mettre auprés de ces Maracas, farine, chair, poisson & bruvage, lequel service ilz continuent par quinze jours ou trois semaines: & durant ce temps sont si sots que de se persuader qu'en sonnant de ces Maracas, quelque esprit parle à eux, & leur attribuent de la divinité. De sorte que ce seroit grand forfait de prendre les viandes qu'on presente devant ces belles sonnettes, déquelles viandes ces reverens Caraïbes s'engraissent joyeusement. Ainsi souz des faux pretextes le monde est abusé de toutes part.




CHAP. VI

Du langage

ES effects de la confusion de Babel sont parvenus jusques à ces peuples déquels nous parlons, aussi-bien qu'au monde deça. Car je voy que les Patagons parlent autrement que ceux du Bresil, & ceux-ci autrement que les Peroüans, & que les Peroüans sont distinguez des Mexiquains: les iles semblablement ont leur langue à part: en la Floride on ne parle point comme en Virginia: noz Souriquois & Etechemins n'entendent point les Armouchiquois: ni ceux-ci les Iroquois bref chacun peuple est divisé par le langage. Voire en une méme province il y a langage different, non plus ne moins qu'és Gaulles le Flamen, le bas Breton, le Gascon, le Basque, ne s'accordent point. Car l'autheur de l'histoire de la Virginie dit que là chacun Vuiroan, ou seigneur, ha son langage particulier. Pour exemple soit, que le chef, ou Capitaine de quelque qauanton (que nos Historiens Jacques Quartier & Laudonniere qualifient Roy) s'appelle en Canada Agohanna, par mi les Souriquois Sagamos en la Virginie Uviroan, en la Floride Paraousti, és iles de Cuba Cacique, les Roys du Perou Inquas, &c. J'ay laissé les Armouchiquois & autres que je ne sçay pas. Quant aux Bresiliens ilz n'ont point de Rois, mais les vieillars, qu'ils appellent Peoreroupichech', à-cause de l'experience du passé, sont ceux qui gouvernent, exhortent, & ordonnent de tout. Les langues mémes se changent, comme nous voyons que par deça nous n'avons plus la langue des anciens Gaullois, ni celle qui étoit au temps de Charlemagne (du moins elle est fort diverse) les Italiens ne parlent plus Latin, ni les Grecs l'ancien Grec, principalement és orées maritimes, ni les Juifs l'ancien Hebrieu. Ainsi Jacques Quartier nous a laissé comme un dictionaire du langage de Canada, auquel noz François qui y hantent aujourd'huy n'entendent rien: & pource je ne l'ay voulu inferer ici: seulement j'y ay trouvé Caraconi, pour dire Pain; & aujourd'hui on dit Caracona, que j'estime étre un mot basque. Pour le contentement de quelques-uns je mettray ici quelques nombres de l'ancien & nouveau langage de Canada.


Ancien Nouveau

1 Segada 1 Regoia
2 Tigneni 2 Nichou
3 Asebe 3 Nichtoa
4 Honnaton 4 Rau
5 Oniscon 5 Apateta
6 Indaie 6 Coutouachin
7 Ayaga 7 Neouachin
8 Addegue 8 Nestouachin
9 Madellon 9 Pescouades
10 Assem 10 Metren

Les Souriquois disent Les Etechemins.

1 Negout 1 Bechkon
2 Tabo 2 Nich'
3 Chicht 3 Nach'
4 Neois 4 Ïau
5 Nan 5 Prenchk
6 Kamachin 6 Chachit
7 Eroeguenik 7 Coutachit
8 Meguemorchin 8 Erouïguen
9 Echkonadek 9 Pechcoquem
10 Metren 10 Peiock

Pour la conformité des langues, il se trouve quelquefois des mots de deça, qui signifient quelque chose pardela, comme Jean de Leri dit que Leri signifie une huitre, au Bresil: & au païs des Souriquois Marchin signifie un loup, qui est le nom d'un Capitaine Armouchiquois: mais de mots qui se rapportent en méme signification il s'en trouve peu. En l'histoire Orientale de Maffeus j'ay leu Sagamos en la méme signification que le prennent noz Souriquois, pou dire Roy, Duc, Capitaine. Ce que considerant quelquefois, il m'est venu en la pensée de croire que ce mot vient de la premiere antiquité: d'autant que (selon Berose) Noé fut appelé Saga, qui signifie Prétre & Pontife, pour avoir enseigné la Theologie, les ceremonies du service divin, & beaucoup de secrets des choses natureles aux scythes Armeniens (que les Autheurs cosmographes appellent Sages) léquelles étoient en depot par écrit és mains des Prétres. Et de ces peuples Sages peuvent étre sortis noz Tolosains, que les anciens appelloient Tectosages. Deu que le mot Saga ne s'éloignent point les Hebrieux, en la langue desquels [Hébreu] Sagan (selon Rabbi David) signifie Grand Prince, & quelquefois celui qui teint le premier lieu aprés le souverain Pontife. En quelques lieux d'Esaie & Jeremie ce mot est pris pour Magistrat, en la version ordinaire de la Bible: & neantmoins Santes Paninus, & autres, l'interpretent Prince.

Mais c'est assez philosopher là dessus: passons outre. Ceux qui ont eté en Guinée disent que Babougie signifie là un petit enfant, ou le faon d'un animal en la sorte que lédits Souriquois prennent ce mot. Ainsi en France nous avons plusieurs mots non tirez du Grec, mais que les Grecs ont pris de nous: comme de Moustache, vient [Grec: mysyx] & de ce que nous disons Boire à tire-larigot vient [Grec: laryglex, laryglos]: de Giboulée [Grec: gêbolê]: de Baller,[Grec: ballizein]: de Lance [Grec: lagkê]: de Botines [Grec: biênga]: de Clapier [Grec: klapein]: de Tapis, [Grec: tapês]: De tapit contre terre, [Grec: tapeigoô]: de Baster [Grec: botsyzô]: de Pantoufle, [Grec pantophellos]: de Brasser [Grec: brazô]: de Chiquaner [Grec: Kichynein], songer quelque mechanceté pour tromper: de Colle, [Grec: kolla]: du mot Tolofain Trufer, c'est à dire mocquer, [Grec: enteuphaô], &c. Et les mots Grecs [parydeisos, bosphoros] viennent de l'Hebrieu [Pardes, & Bospharad].

Ils usent ainsi que les Grecs & Latins du mot Toy (Kir) en parlant à qui que ce soit: & n'est encore entre eux venu l'usage de parler à une persone par le nombre pluriel, ainsi que par reverence ont jadis fait les Hebrieux, & font aujourd'hui noz nations de l'Europe.

Quant à la cause du changement de langage en Canada, duquel nous avons parlé, j'estime que cela est venu d'une destruction de peuple. Car il y a quelques années que les Iroquois s'assemblerent jusques à huit mille hommes, & deffirent tous leurs ennemis, léquels ilz surprindrent dans leurs enclos. J'adjoute à ceci pour le changement du langage, le commerce qu'ilz font d'orenavant avec leurs pelleteries depuis que les François les vont querir: car au temps de Jacques Quartier on ne se soucioit point de Castors. Les chapeaux qu'on en fait ne sont en usage que depuis ce temps-là: non que l'invention soit nouvelle: car és vieilles panchartes des Chappeliers de Paris il est dit qu'ils feront des de fins Biévres (qui est le Castor) mais soit pour la cherté, ou autrement, l'usage en a eté long temps intermis.

Au regard de la prononciation, ils ont les mots fort faciles, & ne les tirent point du profond de la gorge comme font quelquefois les Hebrieux, & entre les nations d'aujourd'hui les Suisses, Allemans & autres: &ne prononcent aussi à l'ayde du né comme encore quelquefois lédits Hebrieux: ce qui me semble étre un avantage pour s'accommoder avec eux. Et pour exemple de ceci je proposeray quelques mots communs, léquels ilz prononcent comme je les ay ici écrits: où faut observer que les (ch) se prononcent non comme le X Grec, mais à la façon que nous disons chair, cheval, beche.


Homme, Metaboujou, ou Kessona
Femme, Meboujou
Mary, Tasetch'
Femme mariée, Nidroech, ou Roka
Pere, Nouchich'
Mere, Nekich'
Frere ainé, Necis
Frere germain, Skinetch'
Frere de ma femme, Nemacten
Frere ami, Nigmach'
Nevoeu, Neroux
Soeur, Nekich'
Fils, Nekouïs
Fille, Fetouch', ou Pecenemouch'
Enfant, Babougie

Feu, Bouktou
Fumée, Nedourouzi
Charbon, Ichau
Poudre, Pechau
Pierre, Khoudou
Eau, Chabaüan, ou Orenpesc
Terre, Megamingo
Montagne, Pamdenour

Ciel, Oüajek
Soleil, Achtek
Lune, Kinch' Kaminau
Etoile, Kercosetech'

Téte, Menougi
Cheveux, Mouzabon
Aureilles, Sekdoagan
Front, Tegoeja
Yeux, Nepeguigout
Sourcil, Nitkou
Né, Chich'kon
Bouche, Meton
Levre, Nekoui
Dent, Nebidre
Langue, Nirnou
Barbe, Nigidoin
Gorge, Chidon
Col, Chitagan
Bras, Pisquechan
Mains, Mepeden
Doigts, Troeguen
Ventre, Migedi
Nombril, Niri
Membre viril, Carcaris, ou Irtay
Celui de la femme, Match'
Testicules, Nerejou, ou Marjos.
Cul, Menogoy
Genoux, Cagiguen
Jambes, Mecat
Piez, Nechit.

Robbe, Achoan, ou Aton
Manche, Argeniguen
Chapeau, Agoscozon
Chemise, Atouray
Chausses, Mezibediazeguen
Bas de chausses, Piscagan, ou Pessagagan
Souliers, Mekezen
Lit, Enaxé

Aiguille, Mocouschis
Epingle, Mocouchich'
Alene, Mocous
Corde, ou fil' Ababich'
Croc, Noporo

Chauderon, Aoüan, ou Astikou
Bois, Kemouch', ou Makia
Ecorces, Bouoüac
Forét, Nibemk
Fueille, Nibir
Hache, Temieguen, ou Achetoutagan

Cabanne, Oüagoan

Pain, Caracona
Vin, Chabaüan saaket
Chair, ïoux
Graisse, Mimera
Blé, Cromcouch'
Beurre, Cacamo
Sel, Saraoé
Faim, Peskabaüan, ou Pech'ktemay, ou Keouigin.

Farine, Oabeeg
Pois, ïerraoué
Feves, Pichkageguin
Galette, Mouschcoucha
Cuisinier, Atoctegic

Arc, Tabi
Fleche, Pomio
Fer de fleche, Nachoutugan
Carquois, Pitrain
Arquebuze, Piscoué
Epée, Ech'pada
Capitaine, Sagmo, Hirmo
Prisonnier esclave, Kichtech'

Couteau, Hoüagan
Plat, ou Escuelle, Ouragan
Culiere, Nememekouën
Baton, Makia
Peigne, Arcoenet

J'ay voulu ici raporter ce que dessus, pour montrer la facilité de leur prononciation: & en eusse peu fair un plus long dictionaire si mon sujet l'eût permis. Mais cela suffira à mon intention. D'une chose veux-j'avertir mon lecteur, que quoy que j'aye cherché & demandé curieusement quelque regle pour la variation des noms & verbes de la langue de noz Sauvages, je n'en ay jamais rien peu apprendre. Item sera observé qu'ils ont en leur prononciation le (s) des Grecs au lieu de nôtre (u) & terminent volontiers les mots en (a) comme Souriquois, Souriquoa, Capitaine Capitaina: Normand, Normandia: Basque, Basquoa: une Martre, Martra, Banquet, Babaguia: &c. Mais il y a certaines lettres qu'ilz ne peuvent bien prononcer, sçavoir (v) consone, & (f) au lieu dequoy ilz mettent (b) & (p) comme Févre, Pebre. Et pour (Sauvage) ilz disent Chabaia, & s'appellent eux-mémes tels, ne sachans en quel sens nous avons ce mot. Et neantmoins ilz prononcent mieux le surplus de la langue Françoise que noz Gascons, léquels outre i'inversion de l'(u) en (b) & du (b) en (u) és troubles derniers étoient encore reconus & mal-menés en Provence par la pronunciation du mot Cabre, au lieu duquel ilz disoient Crabe,, ainsi que jadis les Ephrateens ayans perdu la bataille contres les Galaadites, pensans fuir étoient reconus au passage du Jordain par la prononciation du mot Schibboleth, qui signifie un épic, au lieu duquel ilz prononçoient Sibboleth (qui signifie le gay d'une riviere) demandans s'ilz pourroient bien passer. Les Grecs aussi avoient diverses prononciations d'un méme mot, pour ce qu'ils avoient quatre langues distinctes separées de la commune. Et en Plaute nous lisons que les Prænestin non gueres élognez de Rome Prononçoient Konia, au lieu de Ciconia. Mémes aujourd'hui les bonnes femmes de Paris disent encore mon Courin pour mon Cousin, & mon mazi, pour mon mari.

Or pour revenir à noz Sauvages, jaçoit que par le commerce plusieurs de noz François les entendent, neantmoins ils ont une langue particuliere qui est seulement à eux conue: ce qui me fait douter de ce que j'ay dit que la langue qui étoit en Canada au temps de Jacques quartier n'est plus en usage. Car pour s'accommoder à nous ilz nous parlent du langage qui nous est plus familier, auquel y a beaucoup du Basque entremelé: non point qu'ilz se soucient gueres d'apprendre noz langues: car il y en a quelquefois qui disent qu'ilz ne nous viennent point chercher: mais par longue hantise force de retenir quelque mot.

Ayans divers langages entre eux-mémes, & ces peuples étans tous divisez les uns des autres en ce regard, & peu curieux d'apprendre noz langues (qui neantmoins est un point bien necessaire) je continue au propos que j'ay dit ci-dessus, que pour les enseigner utilement & parvenir bien-tot à leur conversion, & les nourrir d'un laict qui ne leur soit point amer, il ne les faut surcharger de langues inconues, la Religion ne consistant point en cela. Et par ce moyen sera satisfait au desir de l'Apôtre sainct Paul, lequel écrivant aux Corinthiens, disoit, J'aime mieux prononcer en l'Eglise cinq paroles en mon intelligence afin que j'instruise aussi les autres, que dix mille paroles en langage inconu. Ce que saint Chrysostome interpretant: Il y en avoit déja anciennement (dit-il) plusieurs qui avoient le don de prier, & prioient certainement en langue persane, ou Romane, mais ilz n'entendoient pas ce qu'ils avoient dit. C'est une des bonnes parties de la Religion que la priere, en laquelle il est bien necessaire qu'on entende ce que l'on demande. Et ne puis penser que le peu de devotion qui se voit préque en toute l'Eglise, vienne d'ailleurs, que faute d'entendre ce que l'on prie: ce que si plusieurs personnes endurcies au vice comprenoient de l'intelligence aussi bien que des aureilles, je croy que la pluspart se fondroient en larmes bien souvent entendans le contenu soit aux Pseaumes de David, soit en leurs autres prieres. Non qu'il faille changer le service ordinaire de l'Eglise: Mais si en l'assemblée Ecclesiastique de Trente le Conseil de France a trouvé bon pour la generale union de l'Eglise, & consolation des ames, de demander entre autres choses quelques prieres & cantiques approuvez de nos Evéques & Docteurs, en langue vulgaire, & entendue, cela se peut à beaucoup meilleure raison accorder à ces pauvres Sauvages, déquels il faut chercher le salut sur toutes choses, & le chemin pour y bien-tot parvenir.

Je diray encore ici touchant les nombres (puis que nous en avons parlé) qu'ilz ne content point distinctement, comme nous les jours, les semaines, les mois, les années: ains declarent les années par soleils, comme pour cent années ilz dirent Cach'metren achtek, c'est à dire cent soleils, bitumetrenagué achtek, mille soleils, c'est à dire mille ans: metrem Knichkaminau, dix lunes, tabo metrenguenak, vint jours. Et pour demontrer une chose innumerable, comme le peuple de Paris, ilz prendront leurs cheveux, ou du sable à pleine mains: & de cette façon de conter use bien quelquefois l'Ecriture sainte, comparant (par hyperbole) des armées au sable qui est sur le rivage de la mer. Ilz signifient aussi les saisons par leurs effects, comme pour donner à entendre que le Sagamos Poutrincourt viendra au Printemps, ilz diront nibir betour, Sagmo (pour Sagamos, mot racourci) Poutrincourt betour eta, Ke deretch, c'est à dire: La fueille venue, alors le Sagamos Poutrincourt viendra, certainement. N'ayans donc distinction de jours, ni de saisons, aussi ne sont ilz persecutez par l'impitié des crediteurs, comme pardeça: & leurs Autmoins ne leur roignent ni allongent les années pour gratifier les peagers & banquiers, comme faisoient anciennement (par corruption) des Prétres idolatres de Rome, auquels on avoit attribué le reglement & disposition des temps, des saisons & des années, ainsi que dit Solin.




CHAP VII

Des Lettres

HACUN sçait assez que ces peuples Occidentaux n'ont point l'usage Des lettres, & c'est ce que tous ceux qui en ont écrit disent qu'ils ont davantage admiré, de voir que par un billet de papier je face conoitre ma volonté d'un monde à un autre, & pensoient qu'en ce papier il y eust de l'enchanterie. Mais ne se faut tant emerveiller de cela si nous considerons qu'au temps des Empereurs Romains Plusieurs nations de deça ignoroient les secrets d'icelles, entre léquelles Tacite met les Allemans (qui pour le jourd'hui formillent en hommes studieux) & adjoute un trait notable. Que les bonnes moeurs ont là plus de credit, qu'ailleurs les bonnes loix.

Quant à noz Gaullois il n'étoit pas ainsi d'eux. Car dés les vieux siecles de l'âge d'or ils avoient l'usage des lettres, mémes avant les Grecs & Latins (n'en déplaise à ces beaux Docteurs qui les appellent barbares). Car Xenophon, qui parle d'eux, & de leur origine en ses Æquivoques, nous temoigne que les lettres que Cadmus apporta aux Grecs ne ressembloient pas les Phoeniciennes, mais celles des Galates (c'est à dire Gaullois) & Mæsoniens. En quoy Cæsar s'est æquivoqué ayant dit que les Druides usoient de lettres Grecques és choses privées: car au contraire les Grecs ont usé des lettres Gaulloises. Et Berose dit que le troisiéme Roy des Gaulles aprés le deluge, nommé Sarron, institua des Universitez pardeça, & adjoute Diodore, que'és Gaulles y avoit des Philosophes & Theologiens appellez Sarronides (beaucoup plus anciens que les Druides) léquels étoient fort reverés, & auquels tout le peuple obeissoit, ainsi qu'aujourd'hui en la Chine, où les commandemens & charges se donnent aux philosophes & à la vertu. Les mémes autheurs disent que Bardis cinquiéme Roy des Gaullois inventa les rhimes & Musique, & introduisit des Poëtes & Rhetoriciens qui furent appellez Bardes, déquels Cæsar & Strabon font mention. Mais le méme Diodore écrit que les Poëtes étoient parmi eux en telle reverence, que quand deux armées étoient prétes à choquer ayans desja les coutelas degainez, ou les javelots en main pour donner dessus, ces Poëtes survenans chacun cessoit & remettoit ses armes: tant l'ire cede à la sapience, méme entre les barbares plus farouches, & tant MARS REVERE LES MUSES, dit l'Autheur. Ainsi j'espere que nôtre Roy tres-Chrétien, tres-Augtuste & tres-victorieux HENRY IIII, aprés le tonnerre des sieges de villes & des batailles cessé, reverant les Muses & les honorant comme il a desja fait, non seulement il remettra sa fille ainée en son ancienne splendeur, & lui donnera, étant fille Royale, la proprieté de ce Basilic attaché au temple d'Apollon, lequel par une vertu occulte empéchoit que les araignes n'ourdissent leurs toiles au long de ses parois: Mais aussi établira sa Nouvelle-France, & amenera au giron de l'Eglise tant de pauvres peuples qu'elle porte affamez de la parole de Dieu, qui sont proye à l'enfer: & que pour ce faire il donnera moyen d'y conduire des Sarronides & des Bardes Chrétiens portans la Fleur-de-lis au coeur, léquels instruiront & civiliseront ces peuples vrayment barbares, & les ameneront à son obeissance.

Tel avoit eté mon desir & mon espoir. Mais un parricide abominable engendré de la bave de Cerbere, imbu de la doctrine de quelques uns qui enseignent à tuer les Rois souz le nom de tyrans, a trenché le filet de la vie à nôtre grand HENRY l'honneur des Rois, au milieu de ses liesses & de sa ville capitale: Sur quoy je fis coucher au frontispice de la harangue funebre prononcée en l'Eglise saint Gervais à Paris, par le docte & subtile Docteur Theologien nostre Maistre Nicolas de Paris, en l'honneur de ce bon & grand Roy, le Sonnet qui s'ensuit:

SONNET SUR LA MORT
DU GRAND HENRY ROY DE
France & de Navarre.

QUOY doncques est-il mort ce Mars toujours vainqueur,

Notre Hercule Gaullois, ce foudre de la guerre

Qui promettoit bien-tot la mécreante terre

Reduire par son bras sous le joug du Seigneur!


Pleurez-le, bons François, & des ïeux & du coeur,

Car en luy vôtre gloire a comme d'un tonnerre

Ressenti les éclats, & ce lieu qui l'enserre

Enserre quant & lui de France le bon-heur.


Malheureux assassin quelle maudite école

T'a montré d'attenter sur l'Oint du Souverain,

Et mettre dessus lui ta parricide main!


O cieux qui tout voyés rompez vôtre carole,

Soleil détourne toy pour ne voir ce forfait

Terre ouvre tes enfers pour venger ce meffait.




CHAP. VIII

Des Vétemens & Chevelures.

IEU au commencement avoit creé l'homme nud, & l'innocence rendoit toutes les parties du corps honétes à voir. Mais le peché nous a rendu les outils de la generation honteux, & non aux bétes qui n'ont point peché. C'est pourquoy noz premiers pere & mere ayans reconu leur nudité, destituez de vétemens, ilz cousurent ensemble des fueilles de figuier pour en cacher leur vergongne: mais Dieu leur fit des robbes de peaux & les en vétit; & ce avant que sortir du jardin d'Eden. Le vétement donc n'est pas seulement pour garentir du froit, mais pour la bien-seance, & pour couvrir nôtre pudeur. Et neantmoins plusieurs nations anciennement & aujourd'hui ont vécu, & vivent nuds sans apprehension de cette honte, bien-seance, & honneteté. Et ne m'étonne des Sauvages Bresiliens qui sont tels tant homme, que femmes, ni des anciens Pictes (nation de la grande Bretagne) léquels Herodian dit n'avoir eu aucun usage de vétemens au temps de l'Empereur Severus; ni d'un grand nombre d'autres nations qui ont eté & sont encores nues: car on peut dire d'elles que ce sont peuples tombés en sens reprouvé & abandonnez de Dieu: mais des Chrétiens qui sont en l'Æthiopie souz le grand Negus, que nous disons Prete-Jan; léquels au rapport des Portugais qui en ont écrit des histoires, n'ont les parties que nous disons honteuses nullement couvertes. Or les Sauvages de la Nouvelle France ont mieux retenu la leçon de l'honneteté que ceux-ci. Car ilz les couvrent d'une peau attachée par-devant à une courroye de cuir, laquelle passant entre les fesses va reprendre l'autre côté de ladite courroye par derriere. Et pour ce qui est du reste de leur vétement ils ont un manteau sur le dos fait de plusieurs peaux, et elles sont de loutres ou de castors; & d'une seule peau, si c'est du cuir d'ellan, ours, ou loup-cervier, lequel manteau est attaché avec une laniere de cuir par en-haut, & mettent le plus-souvent un bras dehors: mais étans en leurs cabannes ilz le mettent bas, s'il ne fait trop froid. Et ne les sçauroy mieux comparer qu'aux peintures que l'on fait de Hercule, lequel tua un lion, & en print la peau sur son dos. Neantmoins ils ont plus d'honneteté, entant qu'ilz couvrent leurs parties honteuses. Quant aux femmes elles sont differentes seulement en une chose, qu'elles ont une ceinture pardessus la peau qu'elles ont vétue: & ressemblent (sans comparaison) aux peintures que l'on fait de saint Jean Baptiste. Mais en hiver les uns & les autres font de bonnes manches de castor attachées par derriere qui les tiennent bien chaudement. Et de cette façon étoient vétus les anciens Allemans, au rapport de Cesar, & Tacite, ayans la pluspart du corps nue.

Quant aux Armouchiquois & Floridiens ilz n'ont point de fourrures, ains seulement des chamois, voire n'ont bien souvent qu'une petite nate sur le dos, par maniere d'acquit, ayans neantmoins les parties honteuses couvertes d'une piece de cuir, ou de fueillages: Dieu ayant ainsi sagement pourveu à l'infirmité humaine, qu'aux païs chauds, par ce que les hommes n'en tiendroient conte. Voila ce qui est du corps. Venons aux jambes & aux piés, puis nous finirons par la téte.

Noz Sauvages en hiver allans en mer, ou à la chasse, usent de bas de chausses grans & hauts comme noz bas à botter, léquels ils attachent à leurs ceinture, & à coté par dehors il y a grand nombre d'aiguillettes sans aiguillon. Je ne voy point que ceux du Bresil ou de la Floride en usent mais puis qu'ils ont des cuirs ils en peuvent bien faire s'ils en ont besoin. Or outre ces grans bas de chausses les nôtres usent de souliers, qu'ils appellent Mekezin, léquels ilz façonnent fort proprement, mais ilz ne peuvent pas longtemps durer, principalement quand ilz vont en lieux humides: d'autant que le cuir n'est pas conroyé, ni endurci, ains seulement façonné en maniere de buffle, qui est cuir d'ellan. Quoy que ce soit, si sont-ilz mieux accoutrez que n'étoient les anciens Gots, léquels ne portoient pour toutes chaussures que des brodequins qui leur venoient un peu plus haut que la cheville du pied, là où ilz faisoient un noeud qu'ilz serroient avec du crin de cheval, ayans la greve de la jambe, les genoux, & les cuisses nuds. Et pour le surplus de leurs vétemens ils avoient des sayons de cuir froncez, gras comme lart, & les manches longues jusques sur le commencement des bras, & ces sayons au lieu de clinquant d'or ilz faisoient des bordures rouges, ainsi que noz Sauvages. Voila l'état de ceux qui ont ravagé l'Empire Romain, léquels Sidoine de Polignac Evéque d'Auvergne depeint de cette façon allans au conseil de l'Empereur Avitus pour traiter de la paix:

........squalent vestes, ac sordida macro

Lintea pinguescunt tergo, nec tangere possunt

Altatæ suram pelles, ac poplite nudo

Peronem pauper nudus sispendis equinum, &c.

Quant à ce qui est de l'habillement de téte nul des Sauvages n'en porte, si ce n'est que quelqu'un des premieres terres troquent les peaux contre des chapeaux ou bonnets avec les François: ains portent les cheveux battans sur les épaules tant hommes que femmes sas étre nouez, ny attachez, sinon que les hommes en lient un trousseau au sommet de la téte de la longueur de quatre doits, avec une bende de cuir: ce qu'ilz laissent pendre par derriere. Mais quant aux Armouchiquois & Floridiens, tant hommes que femmes ils ont les cheveux beaucoup plus longs, & leur pendent plus bas que la ceinture quand ils sont détortillez. Pour donc eviter l'empechement que cela leur apporteroit ilz les troussent comme noz pallefreniers font la queue d'un cheval, & y fichent les hommes quelque plume qui leur aggrée, & les femmes une aiguille à trois pointes commençant par l'unité à la façon des Dames de France, léquelles portent aussi leurs aiguilles qui leur servent en partie d'ornement de téte. Tous les anciens ont eu cette coutume d'aller à téte nue, & n'est venu l'usage des chapeaux que sur le tard. Le bel Absolon demeura pendu par sa chevelure à un chéne, aprés avoir perdu la bataille contre l'armée de son pere: & n'avoient en ce temps là la téte couverte, sinon quand ilz faisoient dueil pour quelque desastre, ainsi qu'il se peut remarquer par l'exemple de David, lequel ayant entendu la conspiration de son fils s'enfuit de Jerusalem & alla par le mont des oliviers montant & pleurant, & ayant la téte couverte, & tout le peuple qui étoit avec lui. Les Perses en faisoient de méme, comme se peut recuillir de l'histoire d'aman, lequel ayant eu commandement d'honorer celui qu'il vouloit faire pendre, assavoir Mardochée, s'en alla en sa maison pleurant, & la téte couverte: qui étoit chose extraordinaire. Les Romains à leur commencement faisoient le semblable, ainsi que je le collige par les mots qui portoient commandement au bourreau de faire sa charge, rapportez par Ciceron & Tite-Live en ces termes: Vade lictor, colliga manus, caput obnubito, arbori infelici suspendito. De fait Jules Cæsar ne portoit ni bonnet, ni chapeau, marchant toujours devant ses troupes à téte nue, soit au Soleil, soit à la pluie, ce dit Suetone. Et comme il fut devenu chauve il demanda au Senat permission de porter sur la téte un laurier. Voulons-nous rechercher noz peuples Occidentaux & Septentrionaux? nous trouverons que la pluspart portoient longue chevelure comme ceux que nous appellons Sauvages. Cela ne se peut nier des Gaullois trans-Alpins, léquels pour cette occasion donnerent le nom à la Gaulle chevelue; dequoy parlant martial, il dit:

...mollesque flagellant Colla comæ...

Noz Rois François en ont eté surnommez Chevelus, d'autant qu'ilz la portoient si grande qu'elle battoit jusques sur l'échine & les épaules si bien que Gregoire de Tours parlant de la chevelure du Roy Clovis il l'appelle Capillorum flagella. Les Gots faisoient tout de méme, & laissoient pendre sur les épaules des groz flocons frizez que les autheurs du temps appellent granos, laquelle façon de chevelure fut defendue aux Prétres, ensemble le vétement seculier en un Concile Gothique: & Jornandes en l'Histoire des Gots recite que le Roy Atalaric voulut que les Prétres portassent la tiare, ou chapeau, faisant deux sortes de peuple, les uns qu'il appeloit pileatos, les autres Capillatos, ce que ceux-ci prindrent à si grande faveur d'étre appellez chevelus, qu'ilz faisoient memoire de ce benefice en leurs chansons: & neantmoins ilz ne faisoient point d'entortillemens de cheveux. Mais je trouve par le témoignage de Tacite que les Schwabes nation d'Allemagne, les entortilloient, nouoient, & attachoient au sommet de la téte ainsi que nous avons dit des Souriquois & Armouchiquois. En une chose les Armouchiquois sont differens des Souriquois & autres Sauvages de la Terre-neuve, c'est qu'ilz s'arrachent le poin de devant, & sont à demi chauves, ce que ne font les autres. A rebours déquels Pline recite qu'à la cheute des monts Riphées étoit anciennement la region des Arymphéens, que nous appellons maintenant Moscovites, léquels se tenoient par les foréts, mais ils étoient tous tondus tant hommes que femmes & tenoient pour chose honteuse de porter des cheveux. Voila comme une méme façon de vivre est receue en un lieu & reprouvée en l'autre. Ce qui nous est assez familierement oculaire en beaucoup d'autres choses en noz regions de deça, où nous voyons des moeurs & façons de vivre tout diverses quelquefois sous un méme Prince.




CHAP. IX

De la forme, couleur, stature, dexterité des sauvages:
& incidemment des mouches Occidentales: &
pourquoy les Ameriquains ne sont
noirs, &c.

NTRE toutes les formes des choses vivantes & corporeles celle de l'homme est la plus belle & la plus parfaite. Ce qui étoit bien-seant & à la creature, & au Createur, puis que l'homme étoit mis en ce monde pour commander à tout ce qui est ici bas. Mais encores que la Nature s'efforce toujours de bien faire, neantmoins quelquefois elle est precipitée & gehennée en ses actions: & de là vient que nous avons des monstres & chose exorbitantes contre la regle ordinaire des autres. Voire méme quelquefois aprés que la Nature a fait son office nous aidons par nos artifices à rendre ce qu'elle a fait, ridicule & informe: Comme, par exemple, les Bresiliens naissent aussi beaux que le commun des hommes mais à la sortie du ventre on les rend difformes par leur ecraser le bout du nez, qui est la principale partie en laquelle consiste la beauté de l'homme. Vray est que comme en certains païs ilz prisent les longs nez, en d'autres les Aquilins, ainsi entre les Bresiliens d'est belle chose d'étre camu, comme encore entre les Africains Mores, léquelz nous voyons tous étre de méme. Eta avec ces larges nazeaux les Bresiliens ont coutume de se rendre encore plus difformes par artifice, se faisans de grandes ouvertures aux joues, & au dessous de la levre d'embas, pour y mettre des pierres vertes & d'autres couleurs de la grandeur d'un teston: de maniere que cette pierre otée c'est chose hideuse à voir que ces gens là. Mais en la Floride, & par tout au-deça du Tropique du Cancer noz Sauvages sont generalement beaux hommes comme en l'Europe, s'il y a quelque camu c'est chose rare. Ilz sont de bonne hauteur, & n'y ay point veu de nains, ni qui approchassent. Toutefois (comme j'ay dit en quelque endroit) és montagnes des Iroquois, qui sont au Sur-ouest, c'est à dire à main gauche, de la grande riviere de Canada il y a (dit-on) une certaine nation de Sauvages petits hommes, vaillans, & redoutez par tout, léquels sont plus souvent sur l'offensive que sur la defensive. Mais quoy que là où nous demeurions les hommes soyent de bonne hauteur, toutefois je n'en ay point veu de si haute que sieur de Poutrincours, à qui sa taille convient fort bien. Je ne veux ici parler des Patagons peuples qui sont outre la riviere de la Plate, léquels Pighafette en son Voyage autour du monde, dit étre de telle hauteur, que le plus grand d'entre nous ne leur pourroit à peine aller à la ceinture. Cela est hors les limites de nôtre Nouvelle-France. Mais je viendray volontiers aux autres circonstances de corps de noz Sauvages puis que le sujet nous y appelle.

Ilz sont tous de couleur olivâtre, ou du moins bazanez comme les Hespagnols: non qu'ilz naissent tels, mais étans le plus du temps nuds ilz s'engraissent les corps, & les oignent quelquefois d'huile de poisson, pour se garder des mouches, qui sont fort importunes non seulement là où nous étions, mais aussi partout ce nouveau monde, & au Bresil méme: si bien que ce n'est merveille si Beelzebub prince des mouches tient là un grand empire. Ces Mouches sont de couleur tirant sur le rouge, comme de sang corrompu, ou vert: ce qui me fait croire que leur generation ne vient que des pourritures des bois. Et de fait nous avons eprouvé qu'en la seconde année étans un peu plus à decouvert, il y en a moins eu que la premiere. Elles ne peuvent soutenir la grande chaleur, ni le vent; mais hors cela (comme ne temps sombre) elles sont facheuses, à cause de leurs aiguillons, qui sont longs pour un petit corps: & sont si tendres que si on les touche tant soit peu on les écrase. Elles commencent à venir sur le quinziéme de Juin, & se retirent au commencement de Septembre. Etant au port de Campseau en Auoust je n'y ay veu ni senti pas une dont je me suis étonné, veu que c'est la méme nature de terre, & de bois. En septembre, aprés que ces maringoins ici s'en sont allez, naissent d'autres Mouches semblables aux nôtres, mais elles ne sont facheuses & deviennent fort grosses. Or noz Sauvages pour se garentir des piqures de ces animaux se frottent de certaines graisses & huiles, comme j'ay dit, qui les rendent sales & de couleur bazanée. Joint à ceci qu'ilz sont toujours ou couchez par terre, ou exposés à la chaleur & au vent.

Mais il y a sujet de s'étonner pourquoy les Bresiliens, & autres habitans de l'Amerique entre les deux Tropiques, ne naissent point noirs ainsi que ceux de l'Afrique, veu qu'il semble que ce soit méme fait, étant souz méme parallele & pareille élevation du soleil. Si les fables des Poëtes étoient raison suffisantes pour oter ce scrupule, on pourroit dire que Phaëton ayant fait la folie de conduire le chariot du soleil, l'Afrique tant seulement auroit eté brulée, & les chevaux remis en leur droite route devant que venir au nouveau monde. Mais j'ayme mieux dire que les ardeurs de la Libye cause de cette noirceur d'hommes, sont engendrées des grandes terres sur léquelles passe le soleil devant que venir-là, d'où la chaleur est portée toujours plus abondamment par le rapide mouvement de ce grand flambeau celeste. A quoy aydent aussi les grans sables de cette province, léquels sont fort susceptibles de ces ardeurs, mémement n'étans point arrousez de quantité de rivieres, comme est l'Amerique, laquelle abonde en fleuves & ruisseaux autant que province du monde: ce qui lui donne des perpetuels rafraichissemens, & rend la region beaucoup plus temperée: la terre aussi y étant plus grasse & retenant mieux les rousées du ciel, léquelles y sont abondantes & les pluies aussi, à cause de ce que dessus. Car le soleil trouvant au rencontre de ces terres ces grandes humidités. Il ne manque d'en attirer belle quantité, & ce d'autant plus copieusement, que sa force est là grande & merveilleuse: ce qui y fait des pluies continuelles, principalement à ceux qui l'ont pour zenit. J'adjoute une raison grande, que le soleil quittant les terres de l'Afrique donne ses rayons sur un element humide par une si longue route, qu'il a bien dequoy succer des vapeurs, & en trainer quand & soy grande quantité en ces parties là: ce qui fait que la cause est fort differente de la couleur de ces deux peuples, & du temperament de leurs terres.

Venons aux autres circonstances: & puis que nous sommes sur les couleurs, je diray que tous ceux que j'ay veu ont les cheveux noirs, excepté quelques uns qui les ont chataignez: mais de blons je n'y en ay point veu, & moins encore de roux: & ne faut point estimer que ceux qui sont plus meridionaux soient autres: car les Floridiens & Brésiliens sont encore plus noirs, que les Sauvages de la Terre-neuve. La barbe du menton (que les nôtres appellent migidoin) leur est noire comme les cheveux. Ils en otent tous la cause productive, exceptez les Sagamos, léquelz pour la pluspart n'en ont qu'un petit. Membertou en a plus que tous les autres, & neantmoins elle n'est touffue, comme ordinairement elle est aux François. Que si ces peuples ne portent barbe au menton (du moins la pluspart) il n'y a de quoy s'émerveiller. Car les anciens Romains mémes estimans que cela leur servoit d'empéchement n'en ont point porté jusques à l'Empereur Adrian, qui premier a commencé d'en porter. Ce qu'ilz reputoient tellement à honneur qu'un homme accusé de quelque crime n'avoit point ce privilege de faire raser son poil comme se peut recuillir par le témoignage d'Aulus Gellius parlant de Scipion fils de Paul. Et toutefois saint Augustin dit que la barbe est une marque de force & de courage. Pour ce qui est des parties inferieures, noz Sauvages n'empechent point que le poil n'y viennent & prenne accroissement. On dit que les femmes y en ont aussi. Et comme elles sont curieuses, quelques uns de noz gens leur ont fait à-croire que celles de France ont de la barbe au menton, & les ont laissées en cette bonne opinion: de sorte qu'elles étoient fort désireuses d'en voir, & leur façon de vétement. De ces particularités on peut entendre que tous ces peuples generalement ont moins de poil que nous: car au long du corps ilz n'en ont nullement; & se mocquoient quelquefois de quelques uns des nôtres, qui en avoient à la poitrine: tant s'en faut qu'ilz soient velus, comme quelques uns pourroient penser. Cela appartient aux habitans des iles Gorgade, d'où le Capitaine Hanno Carthaginois rapporta deux peaux de femmes tout velues, léquelles il mit au temple de Junon par grande singularité. Mais est ici remarquable ce que nous avons dit que noz peuples Sauvages ont préque tous le poil noir: car les François en méme degré ne sont point ordinairement ainsi. Les autheurs anciens Polybe, Cesar, Strabon, Diodore Sicilien, & particulierement Ammian Marcelin, disent que les anciens Gaullois avoient préque tous le poil blond comme or, étaient de grande stature, & épouvantables pour leur regard affreux: au surplus quereleux, & hauts à la main: la voix effroyable, ne parlans jamais qu'en menaçant. Aujourd'hui ces qualitez sont assez changées. Car il n'y a plus tant de blondeaux, ni tant de gens de haute stature, que les autres nations n'en ayent d'aussi grans: quant au regard affreux, les delices de jourd'hui ont moderé cela: & pour la voix menaçante, je n'ay à peine veu en toutes les Gaulles que les Gascons & ceux du Languedoc, qui ont la façon de parler un peu rude, ce qu'ilz retiennent du Gotisme & de l'Hespagnol par voisinage. Mais quant au poil il s'en faut beaucoup qu'il soit si communement noir, si ce n'est aux Gaullois plus meridionaux. Le méme autheur Ammian dit encor, que les femmes Gaulloises (léquelles il remarque avoir bonne téte, & étre plus fortes que leurs maris quand elles sont en colere) ont les ïeux bleuz: & consequemment les hommes: & toutesfois aujourd'hui nous sommes fort melés en ce regard. Ce qui est avenu en faveur de l'Amour, lequel par la diversité des ïeux a plus de liberté de se repaitre, & trouve mieux dequoy se contenter. Car les uns ayment les noirs, les autres les bleuz, les autres les verds. Plusieurs des anciens ont fait cas des noirs, comme étant une bonne partie de la beauté. Et tels étoient les ïeux de Venus, selon Pindare & Hesiode. Tels ceux de Chryseis en l'Iliade d'Homere, lequel appelle aussi les Muses [Grec: ilikomelas], c'est à dire aux ïeux noirs. Horace en ses Odes:

Et Lycum nigris oculis, nigroque

Crine decorum..........

Pour l'oeil bleu, je ne trouve point qu'il ait tenu rang entre les parfaites beautés. Mais quant aux ïeux verds, je voy que dés long temps la France les a honorés. Car entre les chansons du Sire de Couci (qui fut jadis si grand maitre en amours, qu'on en faisoit des Romans) il y en a une qui dit ainsi:

Au commencier la trouvay si doucette

Qu'onc ne cuiday pour li maux endurer

Més ses clers vis, & sa freche bouchette,

Et si bel oeil vert, & riant & cler,

M'ont si sorpris &c.

Et Ronsard en une Ode à Jacques Pelletier:

Noir je veux l'oeil, & brun le teint,

Bien que l'oeil verd toute la France adore.

De verité l'oeil verd est par Homere attribué à Minerve, lequel au 2. de l'Iliade l'appelle [Grec:], Minerve la Déesse aux ïeux verds. Je laisse aux Amans à discourir en eux-mémes s'ilz prisent plus l'oeil moyen, ou l'oeil de boeuf, tel que les Poëtes l'ont attribué à Junon, pour reprendre mes erres sur le changement que les siecles ont apporté aux corps humains.

Les Allemans ont mieux gardé que nous les qualitez que Tacite leur donne, semblables à ce qu'Ammian recite des Gaullois: En un si grand nombre d'hommes (dit Tacite) il n'y a qu'une sorte d'habits: ils ont les ïeux bleuz & affreux, la chevelure reluisante comme or, & sont fort corpulens. Pline donne les mémes qualitez corporeles aux peuples de la Taprobane, disant qu'ils ont les cheveux roux, les ïeux pers, & la voix horrible & épouvantable. En quoy je ne sçay si je le doy croire, attendu le climat, qui est souz la ligne æquinoctiale, si la Taprobane est l'ile dite aujourd'hui Sumatra: ou du moins l'ile de Ceilan, qui est par les six & septieme degrés au delà de ladite ligne. Car il est certain que plus loin au Royaume de Calecut les hommes sont noirs, & à plus forte raison ceux-ci. Mais quant à noz Sauvages, pource qui regarde les ïeux ilz ne les ont ni bleuz, ni verds, mais noirs pour la pluspart, ainsi que les cheveux: & neantmoins ne sont petits, comme ceux des anciens Scythes ou des Chinois, mais d'une grandeur bien agreable. Et puis dire en asseurance & verité y avoir veu d'aussi beaux fils & filles qu'il y en sçauroit avoir en France. Car pour le regard de la bouche ilz n'ont point de levres à gros bors, comme ne Afrique, & méme en Hespagne: ilz sont miens membrus, bien ossus, & bien corsus, robustes à l'avenant: C'est pourquoy étant sans delicatesse on en feroit de fort bons hommes pour la guerre, qui est ce à quoy ilz se plaisent le plus. Au reste il n'y a point parmi eux de ces hommes prodigieux déquels Pline fait mention, qui n'ont point de nez, ou de lévres, ou de langue; item qui sont sans bouche, n'ayans que deux petits trous, déquels l'un sert pour avoir vent, l'autre sert de bouche: item qui ont des tétes de chiens, & un chien pour Roy: item qui ont la téte à la poitrine, ou un seul oeil au milieu du front, ou un pié plat & large à couvrir la téte quand il pleut, & semblables monstres. N'y a point aussi de ceux qu'un Agohanna Sauvage disoit au Capitaine Jacques Quartier avoir veu au Saguenay, dont nous avons parlé ci-dessus. Ilz n'ont point aussi la face quarrée & le né plat comme les Chinois. Mais ilz sont bien formés en perfection naturele. S'il y a quelque borgne ou boiteux (comme il arrive quelquefois) c'est chose accidentaire, & du fruit de la chasse.

Etans bien composés, ilz ne peuvent faillir d'étre agiles & dispos à la course. Nous avons parlé ci-devant de l'agilité des Bresiliens Margajas & Ou-etacas: mais toutes nations n'ont ces dispositions corporeles. Ceux qui vivent és montagnes on plus de dexterité que ceux des vallées, pour ce qu'ils respirent un air plus pur & plus subtil, & que les vivres qu'ilz mangent sont meilleurs. Aux vallées l'air est plus grossier, & les terres plus grasses, & consequemment plus mal-saines. Les peuples qui sont entre les Tropiques sont aussi plus dispos que les autres, participans davantage de la nature du feu que ceux qui en sont eloignez. C'est pourquoy Pline parlant des Gorgones & iles Gorgonides (qui sont celles du Cap Verd) dit que les hommes y sont si legers à fuir qu'à peine les peut-on suivre de l'oeil, de maniere que Hanno Carthaginois n'en sçeut attrapper aucun. Il fait méme recit des Troglodytes nation de la Guinée, léquels il dit étre appellez Therothoëns, pour ce qu'ilz sont aussi legers à la chasse par terre, que les Ichtyophages sont prompts à nager en mer, léquels s'y lassent quasi aussi peu qu'un poisson. Et Maffeus en ses histoires des Indes rapporte que les Naires (ainsi s'appellent les Nobles & guerriers) du Royaume de Malabaris sont si agiles, & ont une telle promptitude que c'est chose incroyable, & manient si bien leurs corps à volonté, qu'ilz semblent n'avoir point d'os, de maniere qu'il est difficile de venir à l'écarmouche contre telles gens, d'autant qu'avec cette agilité ilz s'avancent & reculent à plaisir. Mais pour se rendre tels ils aydent la nature, & leur étend-on les nerfs dés l'âge de sept ans, léquels par-aprés on leur engraisse & frotte avec de l'huile de sesame. Ce que je di se reconoit méme és animaux: car un Genet d'Hespagne ou un Barbe est plus gaillard & leger à la course qu'un roussin ou courtaut d'Allemagne, un cheval d'Italie plus qu'un cheval François. Or jaçoit que ce j'ay sit soit veritable, il ne laisse pas d'y avoir des nations hors les Tropiques qui par exercice & artifice acquierent cette agilité. Car la sainte Ecriture fait mention d'un Hazael Israelite, duquel elle témoigne qu'il étoit leger du pié comme un chevreul qui est és champs. Et pour venir aux peuples Septentrionaux, les Herules sont celebrez d'étre vites à la course, par ce vers de Sidoine de Polignac:

Curfu Herulus, iaculis Hunnus, Francusque natatu.

Et par cette legereté les Allemans donnerent autrefois beaucoup de peine à Jules Cesar. Ainsi nos Armouchiquois sont dispos comme levriers, comme nous avons dit ci-dessus, & les autres Sauvages ne leur cedent gueres, sans que toutefois ilz violentent la nature, ni usent d'aucun artifice pour bien courir. Mais (comme les anciens Gaullois) étant addonnés à la chasse (c'est leur vie) & à la guerre, leurs corps sont alaigres, & si peu chargez de graisse, qu'elle ne les empeche de courir à leur aise.

Or la dexterité des Sauvages ne se reconoit pas seulement à la course, ains aussi à nager. Ce qu'ilz sçavent tous faire: mais il semble que les unes plus que les autres. Quant aux Bresiliens ilz sont tellement nais à ce métier qu'ilz nageroient huit jours dans la mer, si la faim ne les pressoit, & ont plutot crainte que quelque poisson les devore, que de perir par lassitude, ainsi que remarque Jean de Leri. C'en est de méme en la Floride, où les hommes suivront un poisson dans la mer, & le prendront, s'il n'est trop gros. Joseph Acosta en dit tout autant de ceux de Perou. Et pour ce qui est de la respiration ils ont certain artifice de humer l'eau & la rejetter, au moyen dequoy ilz demeurent facilement dedans par un long temps. Les femmes tout de méme ont une disposition merveilleuse à cet exercice: car l'Histoire de la Floride rapporte qu'elles peuvent passer à nage de grandes rivieres tenans leurs enfans sur un bras: & grimpent fort dispostement sur les plus hauts arbres du païs. Je ne veux rien asseurer des Armouchiquois, ni de noz Sauvages, pour n'y avoir pris garde: mais il est bien certain que tous sçavent fort dextrement nager. Pour las autres parties corporeles ilz les ont fort parfaites, comme aussi les sens de nature. Car Membertou (qui a plus de cent ans) voyoit plutôt une chaloupe, ou un canot de Sauvage, venir de loin au Port-Royal, que pas un de nous: & dit-on des Bresiliens & autres Sauvages du Perou cachez par les montagnes, qu'ils ont l'odorat si fin qu'au flair de la main ilz conoissent si un homme est Hespagnol ou François: & s'il est Hespagnol ilz le tuent sans misericorde, tant ilz le haïssent, pout les maux qu'ils en ont receu. Ce que le susdit Acosta confesse quand il parle de laisser vivre les Indiens selon leur police ancienne, arguant sa nation en cela. Et pour ce (dit-il) ce nous est chose prejudiciable, par ce que de là ilz prennent occasion de nous abhorrer (notez qu'il parle de ceux qui obéissent à l'Hespagnol) comme gens qui en tout, soit au bien soit au mal, leur avons eté, & sommes toujours contraire.




CHAP. X

Des Peintures, Marques, Incisions, & Ornemens
du corps.

E n'est merveille si les Dames du jourd'hui se fardent: car dés long temps, & en maints lieux le métier en a commencé. Mais il est blamé és livres sacrez, & mis en reproche par la voix des Prophetes: comme quand l'ennemi menace la ville de Jerusalem: Quand tu auras (dit il) eté détruite; que seras-tu? quand tu te seras vétue de cramoisi, & parée d'ornemens d'or, quand tu te seras fardé la face, tu te seras embellie en vain, tes amoureux t'ont rebuttée, ilz cherchent ta vie. Le Prophete Ezechiel fait un semblable reproche aux villes de Jerusalem & de Samarie, qu'il compare à deux femmes debauchées, léquelles ont envoyé chercher des hommes venans de loin, & étans venus elles se sont lavées, & fardé le visage, & ont chargé leurs beaux ornemens. La Royne Jesabel ayant voulu faire de méme ne laissa d'étre jettée en bas de la fenétre, & porter la punition de sa mechante vie. Les Romains anciennement se peindoient le corps de vermillon (ce dit Pline) quand ils entroient en triomphe à Rome: & adjoute que les Princes & grans Seigneurs d'Æthiopie faisoient grand état de cette couleur, de laquelle ilz se rougissoient entierement: mémm les uns & les autres s'en servoient pour faire leurs Dieux plus beaux: & que la premiere depense qui étoit allouée par les Censeurs & Maitres des Comptes à Rome étoit des deniers employés à vermillonner le visage de Jupiter. La méme autheur en autre endroit recite que les Anderes, Mathites, Mosagebes & Hipporéens peuples de Libye s'emplatroient tout le corps de croye rouge. Bref cette façon de faire passoit jusques au Septentrion. Et delà est venu le nom qu'on a imposé aux Pictes ancien peule de Scythie voisin des Gots, léquels en l'an octante-septiéme aprés la nativité de Jesus-Christ sous l'Empire de Domitian vindrent faire des courses & ravages par les iles qui tirent vers le Nort, là où ayans trouvé gens qui leur firent forte resistence, ilz s'en retrounerent sans rien faire, & vequirent encores nuds parmy les froidures de leur païs jusques à l'an trois cens septantiéme de nôtre salut, auquel temps souz l'Empire de Valentinian joints avec les Saxons Ecossois ilz tourmenterent fort ceux de la grande Bretagne, à ce que recite Ammian Marcellin: & resolus de s'arreter là (comme ilz firent) ilz demanderent aux Bretons (qui sont aujourd'hui les Anglois) des femmes en mariage. Sur quoy ayans eté éconduits, ilz s'addresserent aux Ecossois, qui leur en fournirent, à la charge & condition que la ligne masculine des Rois entre-eux venant à faillir les femmes succederoient au Royaume. Or ces peuples ont eté appellez Pictes à-cause des peintures qu'ils appliquoient sur leurs corps nuds, léquels (dit Herodian) ilz ne vouloient couvrir d'aucuns habillemens, pour ne cacher & obscurcir les belles peintures damassées qu'ils avoient appliquées dessus, là où étoient representées des figures d'animaux de toutes sortes, & imprimées avec des ferrements si avant qu'il étoit impossible de les ôter. Ce qu'ilz faisoient (ce dit Solin) dés l'enfance: de maniere que comme l'enfant croissoit, aussi croissoient ces figures, ainsi que sont les marques que l'on grave dans les jeunes citrouilles. Le Poëte Claudian nous rend aussi plusieurs témoignages de ceci en ses Panegyriques comme quand il parle de l'ayeul de l'Empereur Honorius.

Iste leves Maures, nec falso nomine Pictos

Edomuit............

Et en la guerre Gothique,

....... Ferroque notatas

Perlegit examines Picto moriente figuras.

Ceci a eté remarqué par le docte Savaron sur la rencontre qu'en fait Sidoine de Polignac. Et bien que noz Poitevins Celtiques appellez par les Latins Pictones, ne soient venus de la race de ceux-là (car ils étoient fort anciens Gaullois dés le temps de Jules Cesar) toutefois je veux bien croire que ce nom leur a eté baillé pour méme occasion que le leur aux Pictes. Et comme des coutumes une fois introduites parmi un peuple ne se perdent que par la longueur de plusieurs siecles (comme nous voyons durer encor les folies du Mardi gras) ainsi les vestiges des peintures dont nous avons parlé sont demeurées en quelque nations Septentrionales. Car j'ay quelquefois ouï dore à Monsieur le Comte d'Egmont qu'il a veu en son jeune âge ceux de Brunswich venir en la maison de son pere avec la face graissée de peinture, & tout noircis par le visage, d'où paraventure pourrait étre venu le mot de Brouzer qui signifie Noircir en Picardie. Et generalement je croy que tous ces peuples Septentrionaux usoient de peintures quant ilz se vouloient faire beau fils. Car les Gesons & Agathyrses peuples de Scythie, comme les Pictes, étoient de cette confrairie, & avec des ferremens se bigarroyent les corps. Ce que faisoient aussi les Anglois lors appelez Bretons, au dire de Tertullian. Les Gots outre les ferremens usoient de cinabre pour se rougir la face & le corps. Bref c'étoit un plaisir és vieux siecles de voir tant de Pantalons hommes & femmes: car il se trouve encore des vieux pourtraits, léquels celui qui a fait l'histoire du voyage des Anglois en Virginia a gravez en taille douce, où les Pictes de l'un & de l'autre sexe sont dépeints avec leurs belles incisions, & les epées pendantes sur la chair nue, ainsi que les décrits Herodian.

Cette humeur de se peindre ayant eté si generale par-deça, il n'y a dequoy se mocquer si les peuples des Indes Ocidentales en ont fait & font encore de méme. Ce qui est universel, & sans exception entre ces nations. Car si quelqu'un fait l'amour il sera peint de couleur bleue ou rouge, & sa maitresse aussi. S'ils ont de la chasse abondamment, ou sont joyeux de quelque chose, c'en sera de méme par tout. Mais lors qu'ilz sont tristes, ou qu'ilz machinent quelque trahison, ilz se placquent toute la face de noir, & sont hideusement difformes.

Pour ce qui est du corps, noz Sauvages n'y appliquent point de peinture, mais si font bien les Bresiliens, ceux de la Floride, dont la pluspart sont peint par le corps, les bras, & les cuisses, en fort beaux compartimens, la peinture déquels ne se peut jamais ôter, à-cause qu'ilz sont picquez dedans la chair. Toutefois plusieurs Bresiliens se peindent seulement le corps (sans incision) quand il leur en prend envie: & ce avec du jus d'un certain fruit qu'ils appellent Ginipe lequel noircit si fort, que quoy qu'ilz se lavent ilz ne peuvent étre debrouillez de dix ou douze jours. Ceux de Virginia, qui sont plus au-deça, ont des marques sur le dos, comme celles que noz Marchans impriment sur leurs balles, par léquelles (ainsi que les esclaves) on reconoit souz quel Seigneur ilz vivent: qui est une belle forme d'état pour ce peuple: veu que les anciens Empereurs Romains en ont usé envers leurs soldats, léquels étoient marquez de la marque Imperiale, ainsi que nous témoignent saint Augustin, saint Ambroise, & autres. Ce que faisoit aussi Constantin le Grand, mais sa marque étoit le signe de la Croix, lequel il faisoit imprimer sur l'épaule de ses tyrons & gens-d'armes, comme luy-méme die en une epitre qu'il écrit au Roy des Perses rapportée par Theodoret en l'histoire Ecclesiastique. Et les premiers Chrétiens, comme marchans souz la banniere de Jesus-Christ prenoient cette méme marque, laquelle ils imprimoient en la main, ou aux bras, afin de se reconoitre, principalement en temps de persecution, ainsi que dit Procope expliquant ce passage d'Esaie: L'un dira je suis au Seigneur, & l'autre se reclamera du nom de Jacob: & l'autre écrira de sa main, Je suis au Seigneur, & se surnommera du nom d'Israël. Le grand Apôtre saint Paul portoit bien les marques engravées du Seigneur Jesus-Christ, mais c'étoit encore d'une autre façon, sçavoir par des fletrissures qu'il avoit en son corps des flagellations qu'il avoit receues pour son nom. Et les Hebrieux avoient pour marque la Circoncision du prepuce, par laquelle ils étoient segregez des autres nations, & reconus pour peuple de Dieu. Mais quant aux autres incisions de corps telles que les faisoient anciennement les Pictes, & les font encore aujourd'huy quelques Sauvages, elles ont esté fort expressement defendues anciennement en la loy de Dieu donnée è Moyse. Car il ne nous est pas loisible de deffaire l'image & la forme que Dieu nous a donnée. Voire les peintures & fards ont eté blamez & reprouvez par les Prophetes, ainsi que nous avons remarqué. Et Tertullian dit que les Anges, qui ont découvert & enseigné aux hommes les fards & artifices d'iceux ont eté condemnez de Dieu, alleguant pour preuve de son dire le livre de la Prophetie d'Enoch. Par ce que dessus nous reconoissons que le monde de deça a eté anciennement autant informe & sauvage que ceux des Indes Occidentales, mais ce qui me semble plus digne d'étonnement, c'est la nudité de ces peuples en païs froid, à quoy ilz prenoient plaisir, jusques à y endurcir leurs enfans dans le nege, dans la riviere, & parmi la glace. Nous l'avons touché ci-devant en un autre chapitre, parlans des Cimbres & François. Ce qui aussi a eté leur principale force en leurs conquétes.




CHAP. XI

Des ornemens exterieur de corps, Brasselets, Carquans,
Pendans d'aureille, &c.

OUS qui vivons par-deça souz l'authorité de noz Princes, & des Republiques civilisées, avons deux grans tyrans de nôtre vie, auquels les peuples du nouveau monde n'ont point encore eté assujette, les excés du ventre, & l'ornement du corps, & bref tout ce qui va à la pompe, léquels si nous avions quittés, ce seroit un moyen pour r'appeller l'ancien âge d'or, & ôter la calamité que nous voyons en la pluspart des hommes. Car celui qui possede beaucoup faisant peu de depanse, seroit liberal, & secourroit l'indigent, à quoy faire il est retenu voulant non seulement maintenir, mais aussi augmenter son train, & paroitre, bien souvent aux dépens du pauvre peuple, duquel il succe le sang, qui devorant plebem meam sicut estam panis, dit le Psalmiste. Je laisse ce qui est du vivre, n'étant mon sujet d'en parler en ce chapitre ici. Je laisse aussi les excés qui consistent en meubles, renvoyant le Lecteur à Pline qui a parlé amplement des pompes & suprefluités Romanesques, comme des vaisselles à la Furvienne & à la Clodienne, & des chalits à la Deliaque, & des tables le tout d'or & d'argent ouvrés en bosse; là où aussi il met en avant un esclave Drusillanus Rotundum lequel étant Thresorier de la haute Hespagne fit faire une forge pour mettre en oeuvre un plat d'argent de cinq quintaux; accompagné de huit autres tous pesans demi quintal. Je veux seulement parler des Matachiaz de noz Sauvages, & dire que si nous nous contentions de leur simplicité nous eviterions beaucoup de tourmens que nous nous donnons pour avoir des superfluittez, sans léquelles nous pourrions heureusement vivre (d'autant que la nature se contente de peu) & le cupidité déquelles nous fait bien souvent decliner de la justice. Les excés des hommes consistent la plus part és choses que j'ay dit vouloir omettre, léquelles je ne lairray de ramener à point s'il vient à propos. Mais les Dames ont toujours eu cette reputation d'aymer les excés en ce qui est de l'ornement du corps, & tous les Moralistes qui ont fait état de reprimer les vices les ont mises en jeu, là où ils ont trouvé ample sujet de parler. Clement Alexandrin faisant une longue enumeration de l'attiral des femmes (qu'il a pris la pluspart du Prophete Esaie) dit en fin qu'il est las d'en tant conter, & qu'il s'étonne comme elles ne sont accablées d'un si grand fais.

Prenons les donc par les parties dont on se plaint. Tertullian s'emerveille de l'audace humaine qui se bende contre la parole de nôtre Sauveur, lequel disoit qu'il n'est pas en nous d'adjouster quelque chose à la mesure que Dieu nous a donnée: & toutefois les Dames s'efforcent de faire le contraire adjoutans sur leurs tétes des cages de cheveux tissu en forme de pains, chapeaux, panniers, ou ventres d'ecussons. Si elles n'ont honte de cette enormité superflue, au moins (dit-il) qu'elles ayent honte de l'ordure qu'elles portent, & ne couvrent point un chef saint & Chrétien de la depouille d'une autre téte paraventure immonde ou criminele, & destinée à un honteux supplice. Et là méme parlant de celles qui colorent leurs cheveux: J'en voy (dit-il) qui font changer la couleur à leurs cheveux avec du saffran. Elles ont honte de leur païs, & voudroient estre Gaulloises ou Allemandes, tant elles se deguisent. Par ceci se conoit combien la chevelure rousse étoit estimée anciennement. Et de fait l'Ecriture prise celle de David qui étoit telle. Mais de la rechercher par artifice, saint Cyprian & saint Hierome, avec nôtre Tertullian, disent que cela presage le feu d'enfer. Or noz Sauvages en ce qui regard l'emprunt des cheveux ne sont point reprehensibles: car leur vanité ne s'étend point à cela: mais bien en ce qui est de la couleur, d'autant que quant ils ont le coeur joyeux, & se peindent la face, soit de bleu, soit de rouge, ilz fardent aussi leurs cheveux de la méme couleur.

Venons maintenant aux aureilles, au col aux bras & aux mains, & là nous trouverons dequoy nous arréter: ce sont parties où les joyaux sont bien en evidence: ce qu'aussi les Dames sçavent fort bien reconoitre. Les premiers hommes qui ont eu de la pieté ont fait conscience de violenter la nature, & percer les aureilles pour y pendre quelque chose de precieux: car nul n'est seigneur de ses membres pour en mal user, ce dit le Jurisconsulte Ulpian. Et pour-ce quand le serviteur d'Abraham alla en Mesopotamie pour trouver femme à Isaac, & eut rencontré Rebecca, il lui mit une bague d'or sur le front pendante entre les ïeux, & des brasselets aussi d'or aux mains: suivant quoy il est dit aux Proverbes, qu'Une femme belle & folle est comme une bague d'or au museau d'une truye. Mais les humains ont pris des licences qu'ilz ne doivent pas, & ont deffait en eux l'ouvrage de Dieu pour complaire à leurs fantasies. En quoy je ne m'étonne pas des Bresiliens dont nous parlerons tantot, mais des peuples civilisez, qui ont appellez les autres nations barbares, mais encore des Chrétiens du jourd'hui. Quand Seneque se plaint de ce qui se passoit de son temps: La folie des femmes (dit-il) n'avoit point assés assujeti les hommes, il leur a fallu encore prendre deux ou trois patrimoines aux aureilles. Mais quels patrimoines? Elles portent (ce dit Tertullian) des iles & maisons champestres sur leurs cols, & des gros registres aux aureilles contenans le revenu d'un grand richart, & chacun doit de la main gauche ha un patrimoine pour se jouer. En fin il ne les peut mieux comparer qu'aux criminels qui sont aux cachots en Ethiopie, léquels tant plus sont coulpables, tant plus sont riches, d'autant que les menottes & barres auquelles ilz sont attachez sont d'or. Mais il exhorte les Chrétiennes de ne point étre telles, d'autant que ce sont là des marques certaines d'impudicité, léquelles appartiennent à ces malheureuses victimes de la lubricité publique. Pline, quoyque Payen, ne deteste pas moins ces excéz.

Car noz Dames (dit-il) pour étre braves portent pendues à leurs doits de ces grandes perles qu'on appelle Elenchus en façon de poires, & en ont deux, voire trois és aureilles. Mémes elles ont inventé des noms pour s'en servir à leurs maudites & facheuses superfluités. Car elles appellent Cymbales celles qu'elles portent pendues aux aureilles en nombre, comme si elles prenoient plaisir de les y ouïr grillotter. Que plus est les femmes menageres, & méme les pauvres femmes, s'en parent; disans qu'aussi peu doit aller une femme sans perles, qu'un Consul sans ses huissiers. Finalement on est venu jusques à en parer les souliers, & jarretieres, voire encore leurs bottines en sont tout chargées & garnies. De sorte que maintenant il n'est plus question de perles, ains les faut faire servir de pavé, afin de ne marcher que sur perles.

Le méme dit, que Lollia Paulina relaissée de Caligula és communs festins des gens mediocres, étoit tant chargée d'emeraudes & de perles par la téte, les cheveux, les aureilles, le col, les doits, & les bras, tant en colliers jaferans, que brasselets, que tout en reluisoit, & qu'elle en avoit pour un million d'or. Cela étoit excessif: mais c'étoit la premiere Princesse du monde, & si ne dit point qu'elle en portat aux souliers: comme encore il se plaint ailleurs que les Dames de Rome portoient de l'or aux piez. Quel desordre! (dit-il). Permettons aux femmes de porter tant d'or qu'elles voudront en brasselets és doigts, au col, és aureilles, & és carquans & brides, &c. Faut-il neantmoins pour cela en parer les piés! Ce ne seroit jamais fait si je vouloy continuer ce propos. Les Hespagnoles du Perou font encore davantage, car ce ne sont que lames & platines d'or & d'argent, & garnitures de perles en leurs patins. Vray est qu'elles sont en un païs que Dieu a felicité de toutes ces richesses abondamment. Mais si tu n'en as tatn ne t'en faches point, & ne sois tenté d'envie: telles choses sont terre fouillée & epurée avec mille gehennes au fond des enfers, par le travail incroyable, & au pris de la vie de tes semblables. Les perles ne sont que de la rousée receue dans la coquille d'un poisson, que se péchent par des hommes que l'on force à étre poissons, c'est à dire étre toujours plongés au profond de la mer. Et pour avoir ces choses, & pour étre habillez de soye, & pour avoir des robbes à mille replis, nous nous tourmentons, nous prenons des soucis qui abbregent noz jours, nous rongent les os, succent la moelle, attenuent le corps, & consument l'esprit: Qui ha à diner est aussi riche que cela s'il sçait considerer. Et où abondent ces choses, là abondent les delices, & consequemment les vices: & au bout voici que Dieu dit par son Prophete: Ilz jetteront leur argent és rues, & leur or ne sera que fiente, & ne les delivreront point au jour de ma grande colere. Qui veut avoir conoissance plus ample des chatimens dont Dieu menace les femmes qui abusent des carquans & joyaux, qui n'ont autre soin que de s'attiffer & farder, vont la gorge étendue, les ïeux égarez, & d'un marcher fier, lise le septiéme chapitre du Prophete Esaïe. Je ne veux pourtant blamer les vierges qui ont quelques dorures, ou chaines de perles, ou autres joyaux, ensemble un habillement modeste: car cela est de bienseance, & toutes choses sont faite pour l'usage de l'homme: mais l'excés est ce qui tombe en blâme, pource que bien souvent souz cela git l'impudicité. Heureux les peules qui n'ayans point les occasions du peché servent purement à Dieu, & possedent une terre qui leur fournit ce qui est necessaire à la vie. Heureux noz peuples Sauvages s'ils avoient l'entiere conoissance de Dieu: car en cet état ilz sont sans ambition, vaine gloire, envie, avarice, & n'ont soin de ces pompes que nous venons de representer: ains se contentent d'avoir des Matachiaz pendus à leurs aureilles, & à l'entour de leurs cols, corps, bras & jambes. Les Bresiliens, Floridiens & Armouchiquois font des carquans & brasselets (appellez Bou-re au Bresil, & Matachiaz par les nôtres) avec des os de ces grandes coquilles de mer qu'on appelle Vignols, semblables à des limaçons, léquels ilz découpent & amassent en mille pieces, puis les polissent sur un grez tant qu'ils les rendent fort menues, & percés qu'ils les ont, en font des chappelets dont les grans sont noirs et blancs, qui n'ont pas mauvaise grace: & s'il faut estimer les choses selon la façon, comme nous voyons qu'il se prattique en noz marchandises, ces colliers, écharpes, & brasselets de Vignols, ou Pourcelaine, sont plus riches que les perles (toutefois on ne m'en croira point) aussi les prisent-ils plus que perles, ni or, ni argent: & c'est ce que ceux de la grande riviere de Canada au temps de Jacques Quartier appelloient Esurgni (dequoy nous avons fait mention ci-dessus) mot que j'ay eu beaucoup de peine à comprendre, & que Belleforet n'a point entendu quand il en à voulu parler. Aujourd'hui ilz n'en ont plus, ou en ont perdu le metier: car ilz se servent fort des Matachiaz qu'on leur porte de France. Or comme entre nous, ainsi en ce païs là ce sont les femmes qui se parent de telles choses, & en feront une douzaine de tours à-l'entour du col pendantes sur la poitrine, & à l'entour des poignets, & au-dessus du coude. Elles en pendent aussi des longs chappelets aux aureilles qui viennent jusques au bas des épaules. Que si les hommes en portent ce sera quelque jeune amoureux tant seulement. Au païs de Virginia où il y a quelques perles, les femmes en portent des carquans, colliers, & brasselets ou bien des morceaux de cuivres arondis comme des boulettes, que se trouvent en leurs montagnes, où y en a des mines. Mais au port Royal & és environs & vers la Terre-neuve & à Tadoussac, où ilz n'ont ny perles, ni Vignols, les filles & femmes font des Matachiaz avec des arrétes ou aiguillons de Porc-epic, léquelles elles les teindent de couleur noire, blanche, & vermeille, aussi vives qu'il est possible, car nôtre écarlatte n'a point plus de lustre que leur teinture rouge: Mais elles prisent davantage les Matachiaz qui leur viennent du païs des Armouchiquois, & les achetent bien cherement. Et d'autant qu'elles en recouvrent peu, à-cause de la guerre que ces deux nations ont toujours l'une contre l'autre, on leur porte de France des Matachiaz faits de petits tuyaux de verre melé d'étain, ou de plomb, qu'on leur troque à la brasse, faute d'aucune: & c'est en ce païs là ce que les Latins appellent Mundus muliebris. Elles en font aussi des petits carreaux melangés de couleurs, confus ensemble, qu'elles attachent aux cheveux des petits enfans, par derriere. Les hommes ne s'amusent gueres à cela, sinon que les Bresiliens portent au col des Croissans d'os fort blancs, qu'ils appellent Taci au nom de la Lune: & noz Souriquois semblablement quelque joliveté de méme etoffe, sans excés. Et ceux qui n'ont de cela portent ordinairement un couteau devant la poitrine, ce qu'ils ne font pour ornement, mais faute de poche, & pour ce que ce leur est un outil necessaire à toute heure. Quelques uns ont des ceintures faites de Matachiaz, déquelles ilz se servent seulement quand ilz veulent paroitre, & se faire braves. Les Autmoins, ou devins, portent aussi devant la poitrine quelque enseigne de leur metier, ainsi que nous avons dit ailleurs. Mais quant aux Armouchiquois ils ont une façon de mettre aux poignets, & au-dessus de la cheville du pié, des lames de cuivre faites en forme de menottes; & au defaut du corps, c'est à dire aux hanches, des ceintures façonnées de tuyaux de cuivre longs comme le doit du milieu, enfilés ensemble de la longueur d'une ceinture, proprement de la façon qu'Herodian recite avoir eté en usage entre les Pictes dont nous avons parlé, quand il dit qu'ilz se ceindent le corps & le col avec du fer, estimans cela leur étre un grand ornement, & un grand témoignage qu'ilz sont bien riches, ainsi qu'aux autres barbares d'avoir de l'or alentour d'eux. Et de cette race d'hommes Sauvages encore y en a-il en Ecosse, lequelz ny les siecles, ny les ans, ni l'abondance des hommes, n'a peu encore civiliser. Et jaçoit que, comme nous avons dit, les hommes ne soient tant soucieux des Matachiaz que les femmes, toutefois ceux du Bresil n'ayans cure de vétemens prennent plaisir à se parer & bigarrer de plumes d'oiseaux, prenans celles dont nous nous servons à coucher, & les decoupans menu comme chair à patez, léquelles ilz teindent en rouge avec leurs bois de Bresil, puis s'étans frotté le corps avec certaine gomme qui leur sert de colle, ilz se couvrent de ces plumes & puis font un habit tout d'une venue à la Pantalone: ce qui a fait croire (ce dit Jean de Leri en son histoire de l'Amerique) aux premiers qui sont allés pardela, que les hommes qu'on appelle Sauvages fussent velus, ce qui n'est point. Car les Sauvages des terres d'outremer en quelque part que ce soit ont moins de poil que nous. Ceux de la Floride se servent aussi de cette maniere de duvet, mais c'est seulement à la téte pour se rendre plus effroyables. Outre ce que nous avons dit, les Bresiliens font encore des Fronteaux de plumes qu'ilz lient & arrengent de toutes couleurs, ressemblans iceux fronteaux (quant à la façon) à ces raquettes ou ratepenades dont les Dames usent par deça, l'invention déquelles elles semblent avoir apprise de ces Sauvages. Quant à ceux de nôtre Nouvelle-France és jours entre eux solennelz & de rejouïssance, & quand ilz vont à la guerre, ils ont à-l'entour de la téte comme une coronne faite de longs poils d'Ellan peints en rouge collez, ou autrement attachés, à une bende de cuir large de trois doigts, telle que le Capitaine Jacques Quartier dit avoir veu au Roy (ainsi l'appelle-il) & Seigneur des Sauvages qu'il trouva en la ville de Hochelaga. Mais ilz n'usent point de tant de plumasseries que les Bresiliens, léquels en font des robbes, bonnets, brasselets, ceintures, & paremens des joues & des rondaches sur les reins de toutes couleurs, qui seroient plutot ennuieuses que delectables à deduire, étant aisé à un chacun de suppléer cela, & s'imaginer que c'est.




CHAP. XII

Du Mariage.

PRES avoir parlé des vétemens, parures, ornemens, & peintures des Sauvages, il me semble bon de les marier, afin que la race ne s'en perde, & que le païs ne demeure desert. Car la premiere ordonnance que Dieu fit jadis ce fut de germer & produire & rapporter fruit, une chacune creature capable de generation selon son espece. Et afin de donner courage aux jeunes gens qui se marient, les Juifs avoient anciennement une coutume de remplir de terre une auge, dans laquelle peu avant les nopces ilz semoient de l'orge, & icelle germée ils la portoient aux époux & épouse, disans: Rapportez fruit & multipliez comme céte orge, laquelle produit plutot que toutes les autres semences.

Or pour venir au sujet de noz Sauvages, plusieurs cuidans (je croy) qu'ilz soient des buches, ou s'imaginans une republique de Platon, demandent s'ilz font des mariages, & s'il y a des Prétres en Canada pour les marier. En quoy ilz montrent qu'ilz sont gens bien nouveaux d'attendre en ces peuples ici autant de ceremonies qu'il y a entre les Chrétiens, léquels par une sainte coutume font que les mariages soient ratifiés au ciel. Mais si sont-ilz plus sages que les anciens Garamantes, Scythes, Nomades, & que le susdit Platon, qui trouvoit bon cela. Item que les Arabes, entre léquels plusieurs freres n'avoient qu'une femme, laquelle étoit à l'ainé durant la nuit, & aux autres durant le jour. Le Capitaine Jacques Quartier parlant du mariage des Canadiens en sa seconde Relation, dit ainsi:

Ilz gardent l'ordre du mariage, fors que les hommes prennent deux ou trois femmes. Et depuis que le mary est mort jamais les femmes ne se remarient, ains font le dueil de ladite mort toute leur vie, & se teindent le visage de charbon pilé, & de graisse, de l'epesseur d'un couteau, & à cela conoit-on qu'elles sont veuves. Puis il poursuit: Ils ont une autre coutume fort mauvaise de leurs filles. Car depuis qu'elles sont d'âge d'aller à l'homme elles sont toutes mises en une maison de bordeau abondonnées à tout le monde qui en veut jusques à ce qu'elles ayent trouvé leur parti: Et tout ce avons veu par experience. Car nous avons veu les maisons aussi pleines dédites filles comme est une école de garsons en France.

J'aurois pensé que ledit Quartier eût avancé du sien au regard de cette prostitution des filles, mais le discours de Champlein me confirme la méme chose, horsmis qu'il ne parle point d'assemblées: ce qui me retient d'y contredire. Entre noz Souriquois, il n'est point nouvelle de cela non que ces Sauvages ayent grand' cure de la continence & virginité, car ilz ne pensent point mal faire en la corrompant: mais soit par la frequentation des François, ou autrement, les filles ont honte de faire une impudicité publique: & s'il arrive qu'elles s'abandonnent à quelqu'un, c'est en secret. Au reste celui qui veut avoir une fille en mariage il faut qu'il la demande à son pere, sans le consentement duquel elle ne sera point à lui, comme nous avons des-ja dit ci-dessus, & rapporté l'exemple d'un qui avoit fait autrement. Et voulant se marier il fera quelquefois l'amour, non point à la façon des Esséens, léquels (ce dit Joseph) éprouvoient par trois ans les filles avant que les prendre en mariage, mais par l'espace de six mois, ou un an, sans en abuser, se peinturera le visage de rouge pour étre plus beau, & aura une robbe neuve de Castors, Loutres, ou autre chose, bien garnie de Matachiaz, avec des rayes & bendes qu'ilz figurent dessus en forme de large passement d'or & d'argent, ainsi que faisoient jadis les Gots. Faut en outre qu'il se montre vaillant à la chasse, & qu'il soit reconu sachant faire quelque chose, car ilz ne se fient point aux moyens d'un homme, qui ne sont autres que ce qu'il acquiert à la journée, ne se soucians aucunement d'autres richesses que de la chasse: si ce n'est que noz façons de faire leur en facent venir l'appetit.

Les filles du Bresil ont licence de se prostituer si-tot qu'elles en sont capables, tout ainsi que celles de Canada. Voire les peres en sont maquereaux, & reputent à honneur de les communiquer à ceux de deça pour avoir de leur generation. Mais de s'y accorder ce ceroit chose trop indigne d'un Chrétien: & voyons à nôtre grand dommage que Dieu a severement puni ce vice par la verole apportée des Espagnols à Naples, d'eux transmise aux François, étant auparavant la découverte de ces terres inconue en l'Europe. Or jaçoit que les Bresiliens & Floridiens y soyent sujets, si n'en sont-ilz pas persecutez comme les Europeans: car ilz n'en font que rire, & s'en guerissent incontinent par le moyen du Guayuac, de l'Esquine, & du Salsafras, arbres fort souverains pour la guerison de cette ladrerie; & croy que l'arbre Annedda duquel nous avons raconté les merveilles, est l'une de ces especes.

On pourroit penser que la nudité de ces peuples les rendroit plus paillars, mais c'est au contraire. Car comme les Allemans sont louez par Cesar d'avoir eu en leur ancienne vie sauvage telle continence qu'ilz reputoient chose tres vilaine à un jeune homme d'avoir la compagnie d'une femme ou fille avant l'âge de vint ans; & de leur part aussi ilz n'étoient point emeus à cela encores que pele-mele les hommes & les femmes jeunes & vieux se baignassent dans les rivieres: Aussi je puis dire pour noz Sauvages que je n'y ay jamais veu un geste, ou regard impudique, & ose affermer qu'ilz sont beaucoup moins sujets à ce vice que pardeça: dont j'attribue la cause partie à cette nudité, & principalement de la téte où est la fonteine des esprits qui excitent la generation: partie au defaut du sel, des epiceries, du vin, & des viandes qui provoquent les Ithyphalles, & partie à l'usage ordinaire qu'ils ont tu Petun, la fumée duquel etourdit les sens, & montant au cerveau empeche les functions de Venus. Jean de Leri loue les Bresiliens en ceste continence: toutefois il adjouste que quand ilz se faschent l'un contre l'autre ilz s'appellent quelquefois Tiveré, qui est à dire boulgre, d'où l'on peut conjecturer que ce peché regne entre eux, comme le Capitaine Laudonniere dit qu'il fait en la Floride: outre que les Floridiens ayment fort le sexe feminin. Et de fait j'ay entendu que pour aggreer aux Dames ilz s'occupent fort aux Ithyphalles dont nous venons de parler, & pour y parvenir ilz usent fort d'ambre gris, dont ilz ont grande quantité, voire avec un fouet d'orties, ou autre chose semblable, font enfler les joues à cette idole de Maacha que la Roy Asa fit mettre en cendres, léquelles il jetta dans le torrent de Cedron. Les femmes d'autre part avec certaines herbes s'efforcent tant qu'elles peuvent de faire des restrictions pour l'usage dédits Ithyphalles, & pour le droit des parties.

Revenons à noz mariages qui valent mieux que toutes ces droleries là. Les contractans ne donnent point la foy entre les mains des Notaires, ni de leurs Devins, ains simplement demandent le consentement des parens: & se fait par tout ainsi. Mais il faut remarquer qu'ilz gardent, & au Bresil aussi, trois degrez de consanguinité, dans léquels ilz n'ont point accoutumé de faire mariage, sçavoir est du fils avec sa mere, du pere avec sa fille, & du frere avec sa soeur. Hors cela toutes choses sont permises. De douaire il ne s'en parle point. Aussi quand arrive divorce le mari n'est tenu de rien, & jaçoit que (comme a eté dit) il n'y ait point de promesse de loyauté donnée par devant quelque puissance superieure, toutefois en quelque part que ce soit les femmes gardent chasteté, & peu s'en trouve qui en abusent. Voire j'ay ouï dire plusieurs fois que pour rendre le devoir au mari elles se font souvent contraindre: ce qui est rare pardeça. Aussi les femmes Gaulloises sont-elles celebrées par Strabon pour étre bonnes portieres (j'entend fecondes) & nourrissieres: & au contraire je ne voy point que ce peuple là abonde comme entre nous, encor que toutes personnes s'employent à la generation, & que pardeça une partie des hommes vivent sans mariage, & ne travaillent bien souvent qu'à coups perdus. Vray est que noz Sauvages se tuent les uns les autres incessamment, & sont toujours en crainte de leurs ennemis, n'ayant ny villes murées, ni maison fortes pour se garder de leurs embuches, qui est entre eux l'une des causes du defaut de multiplication.

Ce refroidissement de Venus apporte une chose admirable & incroyable entre les femmes, & qui ne s'est peu trouver méme entre les femmes du saint Patriarche Jacob, c'est qu'encores qu'elles soyent plusieurs femmes d'un mari (car la polygamie est receue par tout ce monde nouveau) toutefois il n'y a point de jalousie entre elles. Ce qui est au Bresil païs chaud aussi bien qu'en Canada: mais quant aux hommes, en plusieurs lieux ilz sont jaloux: & si la femme est trouvée faisant la béte à deux dos, elle sera repudiée, ou en danger d'étre tuée par son mari: & à cela (quant à l'esprit de jalousie) ne faudra tant de ceremonies que celles qui se faisoient entre les Juifs rapportées au livre des Nombres. Et quant à la repudiation, n'ayans l'usage des lettres ilz ne la font point par écrit en donnant à la femme un billet signé d'un Notaire public, comme remarque saint Augustin parlant des mémes Juifs: mais se contentent de dire à ses parens & à elle qu'elle se pourvoye: & lors elle vit en commun avec les autres jusques à ce que quelqu'un la recherche. Cette loy de repudiation a eté préque entre toutes nations, fors entre les Chrétiens, léquels ont retenu ce precepte Evangelique, Ce que Dieu a conjoint, que l'homme ne separe point. Ce qui est plus expedient & moins scandaleux: quoy qu'aujourd'huy ceux qui se sont separés de l'Eglise Romaine facent autrement. Car nous avons souvent veu aux hautes Allemagnes les mariés ayans quelque ombrage l'un de l'autre, se separer d'un commun consentement, & prendre autre parti avec permission du Magistrat. Ce qui seroit plus tolerables si cette licence étoit restreinte au cas de fornication, suivant la parole du Sauveur, & l'interpretation de saint Ambroise sur ces mots de saint Paul: Que l'homme ne quitte point sa femme. Car la femme qui s'abandonne, ayant rompu la promesse faite à son mari en la face de Dieu & de l'Eglise, il est aussi quitte de la sienne. Mais en tout autre cas le meilleur est de suivre le conseil de Ben-Asira (que l'on dit avoir eté nevoeu du Prophete Jeremie) lequel enquis par un qui avoit une mauvaise femme, comment il en devoit faire: Ronge (dit-il) l'os qui t'est écheu.

Quant à la femme vefve, je ne veux affermer que ce qu'en a écrit Jacques Quartier soit general, mais je diray que là où nous avons eté elles se teindent le visage de noir quand il leur prend envie, & non toujours: si leur mari a eté tué elles ne se remarieront point, ni ne mangeront chair qu'elles n'ayent eu la vengeance de cette mort. Et ainsi l'avons veu pratiquer à la fille de Membertou, laquelle depuis la guerre faite aux Armouchiquois décrite ci-aprés, s'est remariée. Hors le cas de telle mort elles ne font autrement difficulté d'accepter les secondes nopces quand elles trouvent parti à propos.

Quelquefois noz Sauvages ayans plusieurs femmes en bailleront une à leur ami s'il a envie de la prendre en mariage, & sera d'autant déchargé. Mais s'il n'en a qu'une, il ne fera point comme Caton ce grand Senateur Romain, lequel pour faire plaisir à Hortensius, lui presta sa femme Martia, à la charge le la lui rendre quand il en auroit eu des enfans: ains la gardera pour soy. Au regard des filles qui s'abandonnent, si quelqu'un en a abusé elles le diront à la premiere occasion, & aprés ainsi fait dangereux s'y frotter: car il ne faut meler le sang Chrétien parmy l'infidele; & de cette justice gardée est loué Ville-gagnon méme par Jean de Leri, quoy qu'il n'en dise pas beaucoup de bien: & Phinées fils d'Eleazar fils d'Aaron pour avoir eté zelateur de la loy de Dieu, & appaisé son ire qui alloit exterminant le peuple, à cause d'un tel forfait, eut l'alliance de sacrificature perpetuelle, laquelle Dieu lui promit, & à sa posterité. Vray est que nous sommes en la Loy Evangelique, qui peut avoir moderé la rigueur de l'ancienne en ceci, comme en l'étroite observation du Sabbath & beaucoup d'autres choses.




CHAP. XIII

La Tabagie.

ES anciens ont dit Sine Cerere & Baccho friget Venus, & nous François disons, Vive l'amour mais qu'on dine. Aprés donc avoir marié noz Sauvages il faut appreter le diner, & les traiter à leur mode. Et pour ce faire il faut considerer les temps du mariage. Car si c'est en Hiver ils auront de la chasse des bois, si c'est au Printemps, ou en Eté, ilz feront provision de poisson. De pain il ne s'en parle point depuis la Terre-neuve du Nort jusques au païs des Armouchiquois, si ce n'est qu'ils en troquent avec les François, léquels ils attendent sur les rives de mer accroupis comme singes, sitot que le printemps est venu, & reçoivent en contr'échange de leurs peaux (car ilz n'ont autre marchandise) du biscuit, féves, pois, & farines. Les Armouchiquois & toutes nations plus éloignées, outre la chasse & la pecherie ont du blé Mahis, & des feves, qui leur est un grand soulagement pour le temps de necessité. Ilz n'en font point de pain: car ilz n'ont ni moulin, ni four, & ne sçavent le pestrir autrement qu'en le pilant dans un mortier: & assemblans ces pieces le mieux qu'ilz peuvent, en font des petits tourteaux qu'ilz cuisent entre deux pierres chaudes. Le plus souvent ilz sechent ce blé au feu & le rotissent sur la braise. Et de cette façon vivoient les anciens Italiens, à ce que dit Pline. Et par ainsi ne se faut tant étonner de ces peuples, puis que ceux qui ont appellé les autres barbares ont eté autant barbares qu'eux.

Si je n'avoy couché ci-dessus la forme de la Tabagie (ou Banquet) des Sauvages j'en feroit ici plus ample description: mais je diray seulement que lors que nous allames à la riviere saint Jean, étans en la ville d'Ouigoudi (ainsi puis-je bien appeller un lieu clos rempli de peuple) nous vimes dans un grand hallier environ quatre-vint Sauvages tout nuds, hors-mis le brayet, faisant Tabaguia des farines qu'ils avoient eu de nous dont ils avoient fait de la bouillie pleins des chauderons. Chacun avoit une écuelle d'écorce & une culiere grande comme la paume de la main, ou plus: & avec ce avoient encores de la chasse. Et faut noter que celui qui traite les autres, ne dine point, ains sert la compagnie comme ici bien souvent nos Epouses: & comme l'histoire de la Chine recite qu'il se pratique entre les Chinois.

Les femmes étoient en un autre lieu à part, & ne mangeoient point avec les hommes. En quoy on peut remarquer un mal entre ces peuples là Qui n'a jamais eté entre les nations de deçà, principalement les Gaullois & Allemans, léquels non seulement ont admis les femmes en leurs banquets, mais aussi aux conseils publics, mémement (quant aux Gaullois) depuis qu'elles eurent appaisé une grosse guerre qui s'éleva entre eux, & vuiderent le different avec telle équité (ce dit Plutarque) que de là s'ensuivit une amitié plus grande que jamais. Et au traité qui fut fait avec Annibal étant entré en Gaulle pour aller contre les Romains, il étoit dit que si les Carthaginois avoient quelque different contre les Gaullois, il se vuideroit par l'avis des femmes Gaulloises. A Rome il n'en a pas eté ainsi, là où leur condition étoit si basse, que par la loy Voconia le pere propre ne les pouvoit instituer heritieres de plus d'un tiers de son bien: & l'Empereur Justinian en ses Ordonnances leur defend d'accepter l'arbitrage qui leur auroit eté deferé: qui montre ou une grande severité envers elles, ou un argument qu'en ce païs là elles ont l'esprit trop debile. Et de cette façon sont les femmes de noz Sauvages, voire en pire conditionn, de ne point manger avec les hommes en leurs Tabagies: & toutefois il me semble que la chere n'en est pas si bonne: laquelle ne doit pas consister au boire & manger seulement, mais en la societé de ce sexe que Dieu a donné à l'homme pour l'ayder & lui tenir compagnie.

Il semblera à plusieurs que noz Sauvages vivent pauvrement de n'avoir aucun assaisonnement en ce peu de mets que j'ay dit. Mais je repliqueray que ce n'ont point eté Caligula, ni Heliogabale, ni leurs semblables, qui ont elevé l'Empire de Rome à sa grandeur: ce n'a point aussié eté ce cuisinier qui fit un festin à l'Imperiale tout de chair de porc deguisée en mille sortes: ni ces frians léquels aprés avoir detruit l'air, la mer, & la terre, ne sachans plus que trouver pour assouvir leur gourmandise vont chercher les vers des arbres, voire les tiennent en mue & les engraissent avec belle farine, pour en faire un mets delicieux: Ains ç'ont eté un Curius Dentatus qui mangeoit en écuelles de bois, & racloit des raves au coin de son feu: item ces bons laboureurs que le Senat envoyoit querir à la charrue pour conduire l'armée Romaine: & en un mot ces Romains qui vivoient de bouillie, à la mode de noz Sauvages: car ilz n'ont eu l'usage du pain qu'environ six cens ans aprés la fondation de la ville, ayans appris avec le temps à faire quelques galettes telement quelement appretées & cuites souz la cendre, ou au four. Pline autheur de ceci dit encore, que les Tartares vivent aussi de bouille & farine crue, comme les Bresiliens. Et toutefois ç'a toujours eté une nation belliqueuse & puissante. Le méme dit que les Arymphéens (qui sont les Moscovites) vivent par les foréts (comme nos Sauvages) de grains & fruits qu'ilz cueillent sur les arbres, sans parler de chair, ni de poisson. Et de fait les Autheurs prophanes sont d'accord que les premiers hommes vivoient comme cela, à sçavoir de blez, grains, legumages, glans & feines, d'où vient le mot Grec [Phagên] pour dire manger. Quelques nations particulieres (& non toutes) avoient des fruits; comme, les poires étoient en usage aux Argises, les figues aux Atheniens, les amandes aux Medes, le fruit des cannes aux Æthiopiens, le cardamin aux Perses, les dattes aux Babyloniens, le treffle aux Ægyptiens. Ceux qui n'ont eu ces fruits ont fait la guerre au bétes des bois, comme les Getuliens, & tous les Septentrionaux, méme les anciens Allemans, toutefois ils avoient aussi du laitage: D'autres se trouvans sur les rives de mer, ou de lacs & rivieres, ont vécu de poissons, & ont eté appellés Ichthyophages: autres vivans de Tortues ont eté dits Chelonophages. Une partie des Æthiopiens vivent de sauterelles, léquelles ilz sallent & endurcissent à la fumée en grande quantité pout toute saison, & en cela s'accordent les historiens du jourd'hui avec Pline. Car il y en a quelquefois des nuées, & en l'Orient semblablement, que detruisent toute la campagne, si bien qu'il ne leur reste rien autre chose à manger que ces sauterelles: qui étoit la nourriture de saint Jean Baptiste au desert, selon l'opinion de saint Hierome, & de saint Augustin: quoy que Nicephore estime que c'étoient les feuilles tendres des boute ses arbres, parce que le mot Grec [akrides] signifie aussi cela. Mais venons aux Empereurs Romains les mieux qualifiez. Ammian Marcellin parlant de leur façon de vivre dit que Scipion Æmilian, Metellus, Trajan, & Adrian, se contentoient ordinairement des viandes de camp, sçavoir est de lard, fromage, & buvende. Si donc noz Sauvages ont abondamment de la chasse & du poisson, je ne trouve pas qu'ilz soyent mal; car plusieurs fois nous avons receu d'eux quantité d'Eturgeons, de Saumons, & autres poissons, sans la chasse des bois, & des Castors qui vivent en étangs, & sont amphibies. Au moin se reconoit une chose louable en eux, qu'ilz ne sont point anthropophages comme ont eté autrefois les Scythes, & maintes autres nations du monde de deça: & comme encore aujourd'hui sont les Bresiliens, Canibales, & autres du monde nouveau.

Le mal qu'on trouve en leur façon de vivre c'est qu'ilz n'ont point de pain. De verité le pain est une nourriture fort naturele à l'homme, mais il est plus aisé de vivre avec de la chair, ou du poisson, que de pain seul. Que s'ilz n'ont l'usage du sel, la pluspart du monde n'en use point. Il n'est pas du tout necessaire, & sa principale utilité git en la conservation, à quoy il est du tout propre. Neantmoins s'ils en avoient pour faire quelques provisions, ilz seroient plus heureux que nous. Mais faute de ce ilz patissent quelquefois, ce qui avient quand l'hiver est trop doux, ou au sortir d'icelui. Car alors ilz n'ont ny chasse, ni poisson, qu'avec beaucoup de peine, comme nous dirons au chapitre de la Chasse, & sont contraints de recourir aux écorces d'arbres & raclures de peaux, & à leurs chiens, qu'ilz mangent à cette necessité. Et l'histoire des Floridiens dit qu'à l'extremité ilz mangent mille vilenies jusques à avaller des charbons, & mettre de la terre dans leur bouillie. Vray est qu'au Port Royal, & en maints autres endroits, il y a perpetuellement des coquillages, si bien que là en tout cas on ne sçauroit mourir de faim. Mais encore ont ils une superstition de ne vouloir point manger de Moules. Raison pourquoy, ilz ne la sçauroient dire, non plus que nos superstitieux qui ne veulent étre treze à table, ou qui craignent de se ronger les ongles le Vendredi, ou qui ont d'autres scrupules, vrayes singeries, telle qu'en recite en nombre Pline en son histoire naturelle. Toutefois en nôtre compagnie nous en voyans manger ilz faisoient de méme: car il faut ici dire en passant qu'ilz ne mangeront point de viandes inconues sans premierement en voir l'essay. Pour les bétes des bois ilz mangent de toutes excepté du loup. Ilz mangent aussi des oeufs qu'ilz vont recueillir le long des rives des eaux & en chargent leurs canots quand les Oyes & Outardes ont fait leur ponte au printemps, & mettent en besongne autant couvies que nouveaux. Pour la modestie ilz la gardent étans à table avec nous, & mangent sobrement: mais chés eux (ainsi que les Bresiliens) ilz bendent merveilleusement le tambourin, & ne cessent de manger tant que la viande dure; & si quelqu'un des nôtre se trouve en leur Tabagie ilz lui diront qu'il face comme eux. Neantmoins je ne voy point une gourmandise semblable à celle de Hercules, lequel seul mangeoit des boeufs tout entiers, & en devora un à un païsan nommé Diadamas, pour raison dequoy il fut nommé par soubriquet Buthenes, ou Buphagos, Mange-boeuf. Et sans aller si loin nous voyons és païs de deça des gourmandises plus grandes que celle que l'on voudroit imputer aux Sauvages. Car en la diete d'Ausbourg fut amené l'Empereur Charles cinquiéme un gros vilain qui avoit mangé un veau & un mouton, & n'estoit point encore saoul: & je ne reconoy point que noz Sauvages engraissent, ni qu'ilz portent gros ventre, mais sont allaigres & dispos comme nos anciens Gaullois & Allemans qui par leur agilité donnoient beaucoup de peine aux armées Romaines.

Les viandes des Bresiliens sont serpens, crocodiles, crapaux, & groz lezars, léquels ilz estiment autant que nous faisons les chappons, levreaux & connils. Ils font aussi des farines de Maniel, ayant les feuilles de Paonia mas, & l'arbre de la hauteur du Sambucus: icelles racines grosses comme la cuisse d'un homme, léquelles les femmes égrugent fort menu, & les mangent crues, ou bien les font cuire dans un grand vaisseau de terre, en remuant toujours, comme on fait les dragées de sucre. Elles sont de bon gout, & de facile digestion, mais elles ne sont propres à faire pain, d'autant qu'elles se sechent & brulent, & toujours reviennent en farine. Ils ont aussi avec ce du Mahis, qui vient en deux ou trois mois aprés la semaille, & leur set un grand secours. Mais ils ont une coutume maudite & inhumaine de manger leurs prisonniers parés les avoir bien engraissés. Voire (chose horrible) ilz leur baillent pour compagnes de couches les plus belles filles qu'ils ayent, leur mettans au col tant de licols qu'ils le veulent garder de lunes, & quant le temps est expiré ilz font du vin des susdits mil & racines, duquel ilz s'enivrent, appellans tous leurs amis. Puis celui qui a pris le prisonnier l'assome avec une massue de bois, & le divise par pieces, & en font des carbonnades qu'ils mangent avec un singulier plaisir par dessus toutes les viandes du monde.

Au surplus tous Sauvages vivent generalement & par tout en communauté: vie la plus parfaite & plus digne de l'homme (puis qu'il est un animal sociable) vie de l'antique siecle d'or, laquelle avoient voulu r'amener les saints Apôtres: mais ayans affaire à établir la vie spirituele, ilz ne peurent executer ce bon desir. S'il arrive donc que noz Sauvages ayent de la chasse, ou autre mangeaille, toute la troupe y participe. Ils ont cette charité mutuelle, laquelle a eté ravie d'entre nous depuis que Mien & Tien prindrent naissance. Ils ont aussi l'Hospitalité propre vertu des anciens Gaullois (selon le témoignage de Parthenius en ses Erotiques, de Cesar, Salvian, & autres) léquels contraignoient les passans & étrangers d'entrer chés eux & y prendre la refection: vertu qui semble s'étre conservée seulement en la Noblesse: car pour le reste nous la voyons fort enervée. Tacite donne la méme louange aux Allemans, disant que chés-eux toutes maisons sont ouvertes aux étrangers, & là ilz font en telle asseurance que (comme s'ils étoient sacrez) nul leur oseroit faire injure! Charité, & Hospitalité, qui se rapporte à la Loy de Dieu, lequel disoit à son peuple: L'Etranger qui sejourne entre vous, vous sera comme celui qui est né entre vous, & l'aymerez comme vous-mémes: car vous avés eté etrangers au païs d'Ægypte. Ainsi font noz Sauvages, qui poussez d'un naturel humain reçoivent tous étrangers (hors les ennemis) léquels ils admettent à leur communauté de vie. Et ainsi sont les Turcs mémes préque en tous lieux, ayans des Hospitaux fondés; où les passans (voire en quelques uns, les Chrétiens) sont receus humainement sas rien payer. Chose qui fait honte à la France, oz ne se reconoit préque rien en son Christianisme de ce qu'elle avoit de bien en son paganisme, souffrant voir ses rues pavées, ses temples assiegés, & ses devotions troublées d'une infinité de Mendians valides & non valides, sans y mettre aucun ordre.

Mais c'est assez manger, parlons de boire. Je ne sçay si je doy mettre entre les plus grans aveuglemens des Indiens Occidentaux d'avoir abondamment le fruit le plus excellent que Dieu nous ait donné, & n'en sçavoir l'usage. Car je voy que nos anciens Gaullois en étoient de méme, & pensoient quel les raisins fussent poison, ce dit Ammian Marcellin. Et Pline rapporte que les Romains furent longtemps sans avoir ni vignes, ni vignobles: Vray est que noz Gaullois faisoient de la biere, dans laquelle est encore l'usage frequent en toute la Gaulle Belgique: & de cette sorte de bruvage usoient aussi les Ægyptiens és premiers temps, ce dit Diodore, lequel en attribue l'invention à Osyris. Toutefois depuis qu'è Rome la boisson du vin fut venue, les Gaullois y prindrent si bien gout és voyages qu'ils y firent à main armée, qu'ilz continuerent par-aprés la méme piste. Et depuis les Marchans d'Italie epuisoient fort l'argent des Gaulles avec leur vin qu'ils y apportoient. Mais les Allemans reconoissans leur naturel sujet à boire plus qu'il n'est besoin, ne vouloient qu'on leur en portât, de peur qu'étans ivres ilz ne fussent en proye à leurs ennemis: & se contentoient de bierre: Et neantmoins pour ce que la boisson d'eau continuelle engendre des crudités en l'estomach, & de là des grandes indispositions les nations communement ont trouvé meilleur le moderé usage du vin, lequel a eté donné de Dieu pour réjouir le coeur, ainsi que le pain pour le sustenter, comme dit le Psalmiste: & l'Apôtre saint Paul méme conseille son disciple Timothée d'en user un petit à cause de son infirmité. Car le vin (ce dit Oribasius) recrée & reveille nôtre chaleur: d'où par consequent les digestions se font mieux, & s'engendre un bon sang & une bonne nourriture par toutes les parties du corps où le vin ha force de penetrer: & pourtant ceux qui sont attenuez de maladie en reprennent une plus forte habitude, & recouvrent semblablement par icelui l'appetit de manger. Il attenue la pituite, il repurge l'humeur bilieux par les veines, & de sa plaisante odeur & substance alaigre rejouit l'ame, & donne force au corps. Le vin donc pris moderément est cause de tous ces biens là: mais s'il est beu outre mesure il produit des effects tout contraires. Et Platon voulant demontrer en un mot la nature & proprieté du vin: Ce qui échauffe (dit-il) l'ame avec le corps, c'est ce qu'on appelle vin.

Les Sauvages qui n'ont point l'usage du vin, ni des epices, ont trouvé un autre moyen d'échauffer cet estomach, & aucunement corrompre tant de crudités provenantes du poisson qu'ilz mangent, léquelles autrement éteindroient la chaleur naturelle: c'est l'herbe que les Bresiliens appellent Petun, les Floridiens Tabac, dont ilz prennent la fumée préque à toute heure, ainsi que nous dirons plus amplement au chapitre De la Terre, lors que nous parlerons de cette herbe. Puis, comme pardeça on boit l'un à l'autre, en presentant (ce qui se fait en plusieurs endroits & particulierement en Suisse) le verre à celui à qui l'on a beu: Ainsi les Sauvages voulans fétoyer quelqu'un, & lui montrer signe d'amitié, aprés avoir petuné, presentent le petunoir à celui qu'ils ont agreable. Laquelle coutume de boire l'un à l'autre n'est pas nouvelle ni particuliere aux Belges & Allemans: Car Heliodore en l'Histoire Æthiopique de Chariclea nous témoigne que c'étoit une coutume toute usitée anciennement és païs déquels il parle, de boire les uns aux autres en nom d'amitié. Et pource qu'on en abusoit, & mettoit-on gens pour contraindre ceux qui ne vouloient point faire raison, Assuerus Roy des Perses en un banquet qu'il fit à tous les principaux Seigneurs & Gouverneurs de ses païs, defendit par loy expresse de contraindre aucun, & commanda que chacun fût servi à sa volonté. Les Ægyptiens n'usoient pas de ces contraintes, mais neantmoins ilz buvoient tout, & ce par grande devotion. Car depuis qu'ils eurent trouvé l'invention d'applique des peintures & Matachiaz sur l'argent, ilz prindrent grand plaisir de voir leur Dieu Anubis depeint au fond de leurs coupes, ce dit Pline.

Noz Sauvages Canadiens, Souriquois, & autres, sont éloignez de ces délices, & n'ont que le Petun, duquel nous avons parlé pour se rechauffer l'estomach & donner quelque pointe à la bouche, ayans cela de commune avec beaucoup d'autres nations qu'ils aiment ce qui est mordicant, tel que ledit petun, lequel (ainsi que le vin ou la biere forte) pris en fumée, étourdit les sens & endort aucunement: de maniere que le mot d'ivrogne est entre eux en usage par cette diction Escorken, aussi bien qu'entre nous.

Les Floridiens ont une sorte de bruvage dit Cafiné, qu'ilz boivent tout chaud, lequel ilz font avec certaines feuilles d'arbres. Mais il n'est loisible à tous d'en boire, ains seulement au Paraousti, & à ceux qui ont fait preuve de leur valeur à la guerre. Et ha ce bruvage telle vertu, qu'incontinent qu'ilz l'ont beu ilz deviennent tout en sueur, laquelle étant passée, ilz sont repeuz pour vint-quatre heures de la force nutritive d'icelui.

Quant à ceux du Bresil ilz font une certaine sorte de bruvage qu'ils appelent Caou-in, avec des racines & du mil, qu'ilz mettent cuire & amollir dans des grands vases de terre, en maniere de cuvier, sur le feu, & étans amollis c'est l'office des femmes de macher le tout, & les faire bouillir derechef en autres vases: puis ayans laissé le tout cuver & écumer, elles couvrent le vaisseau jusques à ce qu'il faille boire: & est ce bruvage épais comme lie, à la façon du defrutum des Latins, & du gout de lait aigre, blanc & rouge comme nôtre vin: & le font en toute saison, pource que lédites racines y fructifient en tout temps. Au reste ilz boivent ce Caouin un peu chaud, mais c'est avec tel excés qu'ilz ne partent jamais du lieu où ilz font leurs Tabagies jusques à ce qu'ils ayent tout beu, y en eût-il à chacun un tonneau.

Si bien que les Flamens, Allemans, & suisses ne sont en ceci que petits novices au prix d'eux. Je ne veux ici parler des cidres, & poirés de Normandie, ny des Hydromels, déquels (au rapport de Plutarque) l'usage étoit longtemps auparavant l'invention du vin: puis que noz Sauvages n'en usent point. Mais j'ay voulu toucher le fruit de la vigne, en consideration de ce que la Nouvelle-France en est heureusement pourveue.




CHAP. XIV

Des Danses & Chansons.

PRES la pause vient la danse (dit le proverbe). Donc il n'est point mal à propos de parler de la danse aprés la Tabagie. Car méme il est dit du peuple d'Israël qu'aprés s'étre bien repeu il se leva de table pour jouer & danser alentour de son veau d'or. La danse est une chose fort ancienne entre tous peuples. Mais fut premierement faite & instituée és choses divines, comme nous en venons de remarquer un exemple: & les Cananeens qui adoroient le feu faisoient des danses alentour & lui sacrifioient leurs enfans. Or la façon de danser n'étoit de l'invention des idolatres, ains du peuple de Dieu. Car nous lisons au livre des Juges qu'il y avoit une solennité à Dieu en Sçilo, où les filles venoient danser au son de la flute. Et David faisant r'amener l'Arche de l'alliance en Jerusalem alloit devant en chemise, dansant de toute sa force.

Quant aux Payens ils ont suivi cette façon. Car Plutarque en la vie de Nicias dit que les villes Grecques avoient tous les ans coutume d'aller en Delos celebrer des danses & chansons à l'honneur d'Apollon. Et en le vie de l'Orateur Lycurgue le méme dit qu'il en institua une fort solennelle au Pyrée à l'honneur de Neptune, avec un jeu de pris de la valeur au mieux dansant, de cent écus, à l'autre d'aprés de quatre-vints, & au troisiéme de soixante. Les muses filles de Jupiter ayment les danses: & tous ceux qui en ont parlé nous les font aller chercher sur le mont de Parnasse, où ilz disent qu'elles dansent Au son de la lyre d'Apollon.

Quant aux Latins le méme Plutarque en la vie de Numa Pompilius dit qu'il institua le college des Saliens (qui étoient des Prétres faisans des danses & gambades, & chantans des chansons à l'honneur du Dieu Mars) lors qu'un bouclier d'airain tomba miraculeusement du ciel, qui fut comme un gage de ce Dieu pour la conservation de l'Empire. Et ce bouclier étoit appellé Ancyle, mais de peur que quelqu'un ne le derobât il en fit faire douze pareils nommez Ancylia, lèquels on portoit en guerre, comme jadis nous faisions nôtre Oriflamme, & comme l'Empereur Constantin le Labarum. Or de ces Saliens le premier qui mettoit les autres en danse s'appelloit Prasul, c'est à dire premier danseur, præ alys saliens, ce dit Festus, lequel prent de là le nom des peuples François qui furent appellez Saliens, parce qu'ils aymoient à danser, sauter & gambader: & de ces Saliens sont venues les loix que nous disons Saliques, c'est à dire loix des danseurs.

Ainsi donc, pour reprendre nôtre propos, les danses ont eté premierement instituées pour les choses saintes. A quoy j'adjousteray le témoignage d'Arrian, lequel dit que les Indiens qui adoroient le Soleil levant, n'estimoient pas l'avoir duëment salué, si en leurs cantiques & prieres il n'y avoit eu des danses.

Cette maniere d'exercice fut depuis appliquée à un autre suage, sçavoir au regime de la santé, comme dit Plutarque au Traité d'icelle. De sorte que Socrates méme quoy que bien reformé, y prenoit plaisir, pour raison dequoy il desiroit avoir une maison ample & spacieuse, ainsi qu'écrit Xenophon en son Convive & les Perses s'en servoient expressement à cela, selon Dutis au septiéme de ses Histoires.

Mais les delices, lubricités & débauchemens les detournerent depuis à leur usage, & ont les danses servie de proxenetes & courratieres d'impudicité, comme nous ne le voyons que trop, dequoy avons des témoignages en l'Evangile, où nous trouvons qu'il en a couté la vie au plus grand qui se leva jamais entre les hommes, qui est saint Jehan Baptiste. Et disoit fort bien Arcesilaus, que les danses sont des venins plus aigus que toutes les poisons que la terre produit, d'autant que par un certain doux chatouillement ilz se glissent dedans l'ame, où ilz communiquent & impriment la volupté & delectation qui est proprement affectée aux corps.

Noz Sauvages, & generalement tous les peuples des Indes Occidentales ont de tout temps l'usage des danses. Mais la volupté impudique n'a point gaigné cela sur eux de les faire danser à son sujet, chose qui doit servir de leçon aux Chrétiens. L'usage donc de leurs danses est à quatre-fins, ou pour aggreer à leurs Dieux (qu'on les apelle diables si l'on veut, il ne m'importe) ainsi que nous avons remarqué en deux endroits ci-dessus, ou pour faire féte à quelqu'un, ou pour se rejouir de quelque victoire, ou pour prevenir les maladies. En toutes ces danses ilz chantent, & ne font point de gestes muets, comme en ces bals dont parle l'oracle de la Pithienne quand il dit: Il faut que le spectateur entende le balladin méme, ores qu'il soit muet, & qu'il l'oye, combien qu'il ne parle point: Mais comme en Delos on chantoit en l'honneur d'Apollon, les Saltens en l'honneur de Mars. Ainsi les Floridiens chantent en l'honneur du Soleil auquel ils attribuent leurs victoires: nos toutefois si vilainement qu'Orphée inventeur des diableries Payennes, duquel se mocque saint Gregoire de Nizianze en une Oraison, parce qu'entre autres folies en un hymne il parle à Jupiter en cette façon: O glorieux Jupiter le plus grand de tous les Dieux, qui reside en toutes sortes de fientes tant de brebis, que de chevaux & de Mulets, &c. Et en un autre hymne qu'il fait à Ceres, il dit qu'elle découvroit ses cuisses pour soumettre son corps à ses amoureux, & se faire cultiver. Nos Souriquois aussi font des danses & chansons en l'honneur du dæmon qui leur indique de la chasse, & qu'ilz pensent leur faire du bien: dequoy on ne se doit émerveiller, d'autant que nous-mémes qui sommes mieux instruits chantons (sans comparaison) des Pseaumes & Cantiques de louange à nôtre Dieu, pour ce qu'il nous donne à diner: & ne voy point qu'un homme qui a faim soit gueres échauffé ni à chanter, ni à danser: Nemo enim saltat fere sobrius, dit Ciceron.

Aussi quant ilz veulent faire féte à quelqu'un, en plusieurs endroits ilz n'ont plus beaux gestes que de danser: comme semblablement si quelqu'un leur fait la Tabagie pour toutes actions de graces ilz se mettront à danser, ainsi qu'il est arrivé quelquefois quant le sieur de Poutrincourt leur donnoit à diner, ilz lui chantoient des chansons de louange, disans que c'étoit un brave Sagamos, qui les avoit bien traité, & qui leur étoit bon ami: ce qu'ils comprenoient fort mystiquement souz ces trois mots Epigico iaton edice: je dy mystiquement: car je n'ay jamais peu sçavoir la propre signification de chacun d'iceux, ni des autres chansons. Je croy que c'est du vieil langage de leurs peres, lequel n'est plus en usage, de méme que le vieil Hebrieu n'est point la langue des Juifs du jourd'hui: & des-ja étoit changé du temps des Apôtres.

Ilz chantent aussi en leurs Tabagies communes les louanges des braves Capitaines & Sagamos, qui ont bien tué de leurs ennemis. Ce qui s'est prattiqué en maintes nations anciennement, & se prattique encore aujourd'hui entre nous: & se trouve approuvé & étre de bien-seance en la sainte Ecriture au Cantique de Debora, aprés la defaite du Roy Sifara. Et quand le jeune David eux tué le grand Goliath, comme le Roy victorieux retournoit en Jerusalem, les femmes sortoient de toutes les villes, & lui venoient au-devant avec tabours & rebecs, ou cimbales, dansans, & chantans joyeusement à deux choeurs qui se respondoient l'un aprés l'autre, disans: Saul en a frappé mille,--David en a frappé dix milles. Athénée dit que noz vieux Gaullois avoient des Poëtes nommez Bardes, léquels ilz reveroient fort: & ces Poëtes chantoient de vive vois les faits des hommes vertueux & illustres: mais ilz n'écrivoient rien en public, par ce que l'ecriture rend les hommes paresseux & negligens à apprendre. Toutefois Charlemagne print un autre avis. Car il fit faire des Lais & Vaudevilles en langue vulgaire contenans les gestes des anciens, & voulut qu'on les fit apprendre par coeur aux enfans, & qu'ilz les chantassent, afin que la memoire en demeurât de pere en fils, & de race en race, & que par ce moyen d'autres fussent invités à bien faire, & à écrire les gestes des vaillans hommes. Je veux encore ici dire en passant que les Lacedemoniens avoient une maniere de bal ou danse dont ils usoient en toutes leurs fétes & solennités, laquelle representoit les trois temps: sçavoir le passé, par les vieillars, qui disoient en chantant ce refrain, Nous fumes jadis valeureux: Le present, par les jeunes hommes en fleur d'âge disans: Nous le sommes presentement: L'à-venir par les enfans, qui disoient: Nous le seront à nôtre tour.

Je ne veux m'amuser à décrire toutes les façons de gambades des anciens, mais il me suffit de dire que les danses de noz Sauvages font sans bouger d'une place, & neantmoins sont tous en rond (ou à peu prés) & dansent avec vehemence, frappans des piez contre terre, & s'élevans comme en demi-saut: ce qui me fait souvenir d'un vers d'Horace, où il dit: