Orbem jam totum Romanus victor hebebat,

Quà mare, quà terra, quà sidus currit utrumque,

Nec satiatus erat: gravidis freta pulsa carinis

Jam peragrabantur: si quis sinus abditus ultra,

Si qua foret tellus quae fulvum mitteret aurum

Hostis erat: fatisque in tristia bella paratis.

Quaerebantur opes.

Mais la doctrine du sage fils de Sirach, nous enseigne toute autre chose. Car reconoissant que les richesses qu'on fouille jusques aux antres de Pluton sont ce que quelqu'un a dit, irritamenta malorum, il a prononcée celui-là heureux que n'a point couru aprés l'or & n'a mis son esperance en argent & thresors, adjoutant qu'il doit étre estimé avoir fait choses merveilleuses, entre tous ceux de son peuple & étre l'exemple de gloire, lequel a eté tempté par l'or, est demeuré parfait. Et par un sens contraire celui-là malheureux que fait autrement.

Or pour en revenir à noz mines, parmi ces roches de cuivre se trouvent quelque fois des petits rochers couverts de Diamans y attachés, Je ne veux asseurer qu'ilz soient fins, mais cela est agreable à voir. Il y a aussi de certaines pierres bleuës transparentes, léquelles ne valent moins que les Turquoises. Ledit Champ-doré nôtre conducteur és navigations de ce païs-là, ayant taillé dans le roc une de ces pierres, au retour de la Nouvelle-France il la rompit en deux, & en bailla l'une au sieur de Monts, l'autre au sieur de Poutrincourt, léquelles ilz firent mettre en oeuvre & furent trouvées dignes d'estre presentées, l'une au Roy par ledit sieur de Poutrincourt, l'autre à la Royne par ledit sieur de Monts, & furent fort bien receuës. J'ay memoire qu'un orfévre offrit quinze escus audit de Poutrincourt de celle qu'il presenta à sa Majesté. Il y a beaucoup d'autres secrets & belles choses dans les terres, dont la conoissance n'est encore venuë jusques à nous, & se découvriront à mesure que la province s'habitera.




Description de la riviere Saint Jean & de l'ile Sainte Croix: Homme perdu dans les bois trouvé le seziéme jour: Exemples de quelques abstinences étranges: Differens des Sauvages remis au jugement du sieur de Monts: Authorité paternelle entre lédits Sauvages: Quels maris choisissent à leurs filles.

CHAP. IV

PRES avoir reconu ladite mine, la troupe passa à l'autre de la Baye Françoise, & allerent vers le profond d'icelle: puis en tournant le Cap vindrent à la riviere Saint Jean, ainsi appellée (à mon avis) pource qu'ils y arriverent le vint-quatriéme Juin, qui est le jour & féte de S. Jean Baptiste. Là est un beau port d'environ une lieuë de longueur; mais l'entrée en est dangereuse à qui ne sçait les addresses, & au bout d'icelui se presente un saut impetueux de ladite riviere, laquelle se precipite en bas des rochers, lors que la mer baisse, avec un bruit merveilleux: car étans quelquefois à l'ancre en mer nous l'avons ouï de plus de deux lieuës loin. Mais de haute mer on y peut passer avec de grans vaisseaux. Cette riviere est une des plus belles qu'on puisse voir, ayant quantité d'iles, & fourmillant en poissons. Cette année derniere mille six cens huit Champ-doré avec un des gens dudit sieur de Monts, a eté quelques cinquante lieuës à mont icelle, & temoignent qu'il y a grande quantité de vignes le long du rivage, mais les raisins n'en sont si gros qu'au païs des Armouchiquois: il y a aussi des oignons, & beaucoup d'autres sortes de bonnes herbes. Quant aux arbres ce sont les plus beaux qu'il possible de voir. Lors que nous y étions nous y reconeumes des Cedres en grand nombre. Au regard des poissons le méme Champ-doré nous a rapporté qu'en mettant la chaudiere sur le feu ils en avoient pris suffisamment pour eux disner avant que l'eau fût chaude. Au reste cette riviere s'étendant avant dans les terres, les Sauvage abbregent merveilleusement de grans voyages par le moyen d'icelle. Car en six jours ilz vont à Gachepé gaignans la baye ou golfe de Chaleur quant ils sont au bout, en portant leurs canots par quelques lieuës. Et par la méme riviere en huit jours ilz vont à Tadoussac par un bras d'icelle qui vient de vers le Nort-ouest. De sorte qu'au Port Royal on peut avoir en quinze ou dix-huit jours des nouvelles des François habituez en la grande riviere de Canada telles voyes: ce qui ne se pourroit faire par mer en un mois, ni sans hazard.

Quittans la riviere Saint-Jean, ilz vindrent suivant la côte à vint lieuës de là en une grande riviere (qui est proprement mer) où ilz se camperent en une petite ile size au milieu d'icelle, laquelle ayant reconu forte de nature & de facile garde, joint que la saison commençoit à se passer, & partant falloit penser de se loger, sans plus courir, ilz resolurent de s'y arréter. Je ne veux rechercher curieusement les raisons des uns & des autres sur la resolution de cette demeure: mais je seray toujours d'avis que quiconque va en un païs pour le posseder, ne s'arréte point aux iles pour y estre prisonnier. Car avant toutes choses il faut se proposer la culture de la terre. Et je demanderois volontiers comme on la cultivera s'il faut à toute heure, matin, midi, & soir passer avec grand'peine un large trajet d'eau pour aller aux choses qu'on requiert de la terre ferme; et si on craint l'ennemi, comment se sauvera celui qui sera au labourage ou ailleurs en affaire necessaires, étant poursuivi? car on ne trouve pas toujours des bateaux à point nommé, ni deux hommes pour les conduire. D'ailleurs nôtre vie ayant besoin de plusieurs commodités une ile n'est pas propre pour commencer l'établissement d'une colonie s'il n'y a des courans d'eau douce pour le boire, & le menage; ce qui n'est point en des petites iles. Il faut du bois pour le chauffage: ce qui n'y est semblablement. Mais sur tout il faut avoir les abris des mauvais vents, & des froidures: ce qui est difficile en un petit espace environné d'eau de toutes parts. Neantmoins la compagnie s'arréta là au milieu d'une riviere large où le vent du Nort & Norouest bat à plaisir. Et d'autant qu'à deux lieuës au dessus il y a des ruisseaux qui viennent comme en croix se décharger dans ce large bras de mer, cette ile de la retraite des François fut appellée SAINTE CROIX, à vint-cinq lieuës plus loin que le Port Royal. Or ce pendant qu'on commencera à couper & abbattre les Cedres & autres arbres de ladite ile pour faire les batimens necessaires, retournons chercher Maitre Nicolas Aubri perdu dans les bois, lequel on tient pour mort il y a long temps.

Comme on étoit aprés à deserter l'ile Champ-doré fut r'envoyé à la Baye Sainte-Marie avec un maitre de mines qu'on y avoit mené pour tirer de la mine d'argent & de fer: ce qu'ilz firent. Et comme ils eurent traversé la Baye Françoise, ils entrerent en ladite baye Sainte-Marie par un passage étroit qui est entre la terre du Port Royal, & une ile dite l'ile longue: là où aprés quelque sejour, allans pécher, ledit Aubri les apperceut, & commença d'une foible voix à crier le plus hautement qu'il peut. Et pour seconder sa voix il s'avisa de faire ainsi que jadis Adriadné & Thesée, comme le recite Ovide en ces vers:

Je mis un linge blanc sur le bout d'une lance

Pour leur donner de moy nouvelle souvenance.

Mettant son mouchoir à son chapeau au bout d'un baton. Ce qui le donna mieux à conoitre. Car comme quelqu'un eut ouï la voix, & dit à la compagnie si ce pourroit point étre ledit Aubri, on s'en mocquoit. Mais quand on eut veu le mouvement du drappeau, & du chapeau, on creut qu'il en pouvoit étre quelque chose. Et s'étans rapprochés ilz reconnurent parfaitement que c'étoit lui méme, & le recueillirent dans leur barque avec grande joye & contentement, le seziéme jour aprés son égarement.

Plusieurs en ces derniers temps se flattans plus que de raison, ont farci leurs livres & histoires des maints miracles où n'y a pas si grand sujet d'admiration qu'ici, Car durant ce seze jours il ne véquit que de je ne sçay quels petitz fruits semblables à des cerises sans noyau, qui se trouvent assez rarement dans ces bois. Je croy que ce sont ceux que les Latins appellent Myrtillos & les Bourguignous du Pouriau. Mais il ne faut penser que cela fût capable de sustenter un homme bien mangeant & bien buvant, ains confesser que Dieu en ceci a operé par dessus la Nature. Et de verité en ces derniers voyages s'est reconue speciale grace & faveur en plusieurs occurences léquelles nous remarquerons selon que l'occasion se presentera. La pauvre Aubri (je l'appelle ainsi à cause de son affliction) étoit merveilleusement extenué, comme on peut penser. On lui bailla à manger par mesure & le remena-on vers la troupe à l'ile Sainte Croix, dont chacun receut une incroyable joye & consolation, & particulierement le sieur de Monts, à qui cela touchoit plus qu'à tout autre. Il ne faut ici m'alleguer les histoires de la fille de Confolans en Poitou, que fut deux ans sans manger, il y a environ six ans: ni d'une autre d'aupres de Berne en Suisse, laquelle perdit l'appetit pour toute sa vie en l'an mille six cens un, & autres semblables. Car ce sont accidens avenus par un debauchement de la nature. Et quant à ce que recite Pline qu'aux dernieres extremitez de l'Indie, és parties basses de l'Orient, autour de la fontaine & source du Gange, il y a une nation d'Astomes, c'est à dire sans bouche, qui ne vit que de la seule odeur & exhalation de certaines racines, fleurs, & fruicts, qu'ilz tirent par le nez, je ne l'en voudois aisément croire: ni pareillement le Capitaine Jacques Quartier quant il parle de certains peuples du Saguenay qu'il dit n'avoir point aussi de bouche, & ne manger point (par le rapport du Sauvage Donnacona, lequel il amena en France pour en faire recit au Roy) avec d'autres choses éloignées de commune croyance. Mais quand bien cela seroit, telles gens ont la nature disposée à cette façon de vivre. Et ici ce n'est pas de méme. Car ledit Aubri ne manquoit d'appetit: & a vécu seze jours nourri en partie de quelque force nutritive qui est en l'air de ce païs-là, & en partie de ces petits fruits que j'ay dit: Dieu lui ayant donné la force de soutenir cette longue disette de vivres sans franchir le pas de la mort. Ce que je trouve étrange, & l'est vrayement: mais és histoires de nôtre temps recuillies par le sieur Goulart Senlisien, sont recitées des choses qui semblent dignes de plus grand étonnement. Entre autres d'un Henri de Hasseld marchant trafiquant des païs bas à Berg en Norwege: lequel ayant ouï un gourmand de Precheur parler mas des jeûnes miraculeux, comme s'il n'étoit plus en la puissance de Dieu de faire ce qu'il a fait par le passé; indigné de cela, essaya de jeuner, & s'abstint par trois jours: au bout déquelz pressé de faim il print un morceau de pain en intention de l'avaler avec un verre de biere: mais tout cela lui demeura tellement en la gorge qu'il fut quarante jours & quarante nuits sans boire ni manger. Au bout de ce temps il rejeta par la bouche la viande & le breuvage qui lui étoit demeurez en la gorge. Une si longue abstinence l'affoiblit de telle sorte, qu'il fallut le sustenter & remettre avec du laict. Le Gouverneur du païs ayant entendu cette merveille, le fit venir, & s'enquit de la verité du fait: à quoy ne pouvans ajouter de foy, il en voulut faire un nouvel essay, & l'ayant fait soigneusement garder en une chambre, trouva la chose veritable. Cet homme est recommandé de grande pieté, principalement envers les pauvres. Quelque temps apres étant venu pour ses affaires à Bruxelles en Brabant, un sien debiteur pour gaigner ce qu'il lui devoit l'accusa d'heresie, & le fit bruler en l'an mil cinq cens quarante-cinq.

Et depuis encore un Chanoine de Liege voulant faire effay de ses forces à jeuner, ayant continué jusques au dix-septiéme jour, se sentit tellement abbatu, que si soudain on ne l'eût soutenu d'un bon restaurent, il defailloit du tout.

Une jeune fille de Buchold en territoire de Munstre en Westphalie affligée de tristesse, & ne voulant bouger de la maison, fut battue à cause de cela par sa mere. Ce qui redoubla tellement son angoisse, qu'ayant perdu le repos elle fut quatre mois sans boire ni manger, fors que parfois elle machoit quelque pomme cuite, & se lavoit la bouche avec un peu de tisane.

Les histoires Ecclesiastiques entre un grand nombre de jeûneurs, font mention de trois saints hermites nommez Simeon, léquelz vivoient en austérité étrange, & longs jeûnes, comme de huit & quinze jours, voire plus & n'ayans pour toute demeure qu'une colomne où ils habitoient & passoient leur vie: à raison dequoy ilz furent surnommez Stelites, c'est à dire Colomnaires, comme habitans en des Colomnes.

Mais tous ces gens ici s'étoient partie resolus à telz jeûnes, partie s'y étoient peu à peu accoutumés & ne leur étoit plus étrange de tant jeuner. Ce qui n'a pas été en celui duquel nos parlons, et pource son jeûne est d'autant plus admirable, qu'il n'étoit nullement disposé, & n'avoit accoutumé ces longues austerités.

Or aprés qu'on l'eut fétoyé, & sejourné encore par quelque temps à ordonner les affaires, & reconoitre la terre des environs l'ile Sainte-Croix, ou parla de r'envoyer les navires en France avant l'hiver, & à tant se disposerent au retour ceux qui n'étoient allez là pour hiverner. Cependant les Sauvages de tous les environs venoient pour voir le train des François, & se rengeoient volontiers aupres d'eux: mémes en certains differens faisoient le sieur de Monts juge de leurs debats, qui est un commencement de sujection volontaire, d'où l'on peut concevoir une esperance que ces peuples s'accoutumeront bien-tôt à nôtre façon de vivre.

Entre autres choses survenues avant le partement dédits navires, avint un jour qu'un Sauvage nommé Bituani trouvant bonne la cuisine dudit sieur de Monts, s'y étoit arrété, & y rendoit quelque service: & neantmoins faisoit l'amour à une fille pour l'avoir en mariage, laquelle ne pouvant avoir de gré & du consentement du pere, il la ravit, & la print pour femme. Là dessus grosse querele: lui est la fille enlevée, & remenée à son pere. Un grand debat se preparoit, n'eust été que Bituani s'étant plaint de cette injure audit sieur de Monts, les autres vindrent defendre leur cause, disans, à sçavoir le pere assisté de ses amis, qu'il ne vouloit bailler sa fille à un homme qui n'eût quelque industrie pour nourrir elle & les enfans qui proviendroient du mariage: Que quant à lui il ne voyoit point qu'il sceut rien faire: Qu'il s'amusoit à la cuisine de lui sieur de Monts, & ne s'exerçoit point à chasser. Somme qu'il n'auroit point la fille, & devoit se contenter de ce qui s'étoit passé. Ledit sieur de Monts les ayant ouys il leur remontra qu'il ne le detenoit point, qu'il étoit gentil garçon, & iroit à la chasse pour donner preuve de ce qu'il sçavoit faire. Mais pour tout cela, si ne voulurent-ilz point lui rendre la fille qu'il n'eût montré par effet ce que ledit sieur de Monts promettoit. Bref il va à la chasse (du poisson) prent force saumons: La fille lui est rendue, & le lendemain il vint revétu d'un beau manteau de castor tout neuf bien orné de Matachias, au Fort qu'on commençoit à batir pour les François, amenant la femme quant & lui, comme triomphant & victorieux, l'ayant gaignée de bonne guerre: laquelle il a toujours depuis fort aymée pardessus la coutume des autres Sauvages: donnant à entendre que ce qu'on acquiert avec peine on le doit bien cherir.

Par cet acte nous reconoissons les deux points les plus considerables en affaires de mariage étre observés entre ces peuples conduits seulement par la loy de Nature: c'est à sçavoir l'authorité paternelle, & l'industrie du mari. Chose que j'ay plusieurs fois admirée: voyant qu'en nôtre Eglise Chrétienne, par je ne sçay quels abus, on a vécu plusieurs siecles, dutant léquels l'authorité paternelle a eté baffouée & vilipendée, jusques à ce que les assemblées Ecclesiastiques on debendé les ïeux; & reconu que cela étoit contre la nature méme: & que noz Rois par Edits ont remise en son entier cette paternelle authorité: laquelle neantmoins és mariages spirituels & voeuz de Religion n'est point encore r'entrée en son lustre, & n'a en ce regard son appui que sur les Arrets des Parlement, léquels souventefois ont contraint les detenteurs des enfans de les rendre à leurs peres.




Description de l'ile de Sainte-Croix: Entreprise du sieur de Monts difficile, genereuse: & persecutée d'envier: Retour du sieur de Poutrincourt en France: Perils du voyage.

CHAP. V

EVANT que parler du retour des navires en France, il nous faut dire que l'ile de Sainte-Croix est difficile à trouver à qui n'y a été, car il y a tant d'iles & de grandes bayes à passer devant qu'y parvenir, que je m'étonne comme on avoit eu la patience de penetrer si avant pour l'aller trouver. Il y a trois ou quatre montagnes eminentes pardessus les autres aux côtez: mais de la part du Nort d'où descend la riviere, il n'y en sinon une pointue eloignée de plus de deux lieuës. Les bois de la terre ferme sont beaux & relevez par admiration & les herbages semblablement. Il y a des ruisseaux d'eau douce tres-agreables vis à vis de l'ile, où plusieurs des gens du sieur de Monts faisoient leur menage, & y avoient cabanné. Quant à la nature de la terre, elle est tres bonne & heureusement abondante. Car ledit sieur de Monts y ayant fait cultiver quelque quartier de terre, & icelui ensemencé de segle (je n'y ay point vu de froment) il n'eut moyen d'attendre la maturité d'icelui, pour le recuillir: & neantmoins le grain tombé à surcreu & rejetté si merveilleusement, que deux ans aprés nous en recuillimes d'aussi beau, gros, & pesant, qu'il y en ait point en France, que la terre avoit produit sans culture: & de present il continue à repulluler tous les ans. Ladite ile a environ demie lieuë Françoise de tour, & au bout du côté de la mer il y a un tertre, & comme un ilot separé où étoit placé le canon dudit sieur de Monts, & là aussi est la petite chappelle batie à la Sauvage. Au pied d'icelle il y a des moules tant que c'est merveilles, léquelles on peut amasser de basse mer, mais elles sont petites. Je croy que les gens dudit sieur de Monts ne s'oublierent à prendre les plus grosses, & n'y laisserent que la semence & menue generation. Or quant à ce qui est de l'exercice & occupation de noz François durant le temps qu'ils ont été là, nous le toucherons sommairement aprés que nous aurons reconduit les navires en France.

Les frais de la marine en telles entreprises que celle du sieur de Monts sont si grands que qui n'a les reins fors succumbera facilement: & pour eviter aucunement ces frais il convient s'incommoder beaucoup, & se mettre au peril de demeurer degradé parmi des peuples qu'on ne conoit point; & qui pis est, en une terre inculte & toute forétiere. C'est en quoy cette action est d'autant plus genereuse, qu'on y voit le peril eminent, & neantmoins on ne laisse de braver la Fortune, & sauter par dessus tant d'épines qui s'y presentent. Les navires du sieur de Monts retournans en France, le voila demeuré en un triste lieu avec un bateau & une barque tant seulement. Et ores qu'on lui promette de l'envoier querir à la revolution de l'an, que est-ce que se peut asseurer de la fidelité d'Æole & de Neptune deux mauvais maitres, furieux, inconstans, & impitoyables? Voila l'état auquel ledit sieur de Monts se reduisoit n'ayant point d'avancement du Roy comme ont eu ceux déquels (hors-mis le feu sieur Marquis de la Roche) nous avons ci-devant rapporté les voyages. Et toutefois c'est celui qui a plus fait que tous les autres, n'ayant point jusques ici laché prise. Mais en fin je crains qu'il ne faille là tout quitter, au grand vitupere & reproche du nom François, qui par ce moyen est rendu ridicule & la fable des autres nations. Car comme si on se vouloit opposer à la conversion de ces pauvres peuples Occidentaux, & à l'avancement de la gloire de Dieu, & du Roy, il se trouve des gens pleins d'avarice & d'envie, gens qui ne voudroient avoir donné un coup d'épée pour le service de sa Majesté, ni souffert la moindre peine du monde pour l'honneur de Dieu, léquels empéchent qu'on ne tire quelque profit de la province méme pour fournir à ce qui est necessaire à l'établissement d'un tel oeuvre, aimans mieux que les Anglois & Hollandois s'en prevaillent que les François, & voulans faire que le nom de Dieu demeure inconu en ces parties là. Et telles gens, qui n'ont point de Dieu (car s'ils en avoient ilz seroient zelateurs de son nom) on les écoute, on les croit, on leur donne gain de cause.

Or sus appareillons & nous mettons bientôt à la voile. Le sieur de Poutrincourt avoit fait le voyage par-dela avec quelques hommes de mise, non pour y hiverner, mais comme pour y aller marquer son logis, & reconoitre une terre qui lui fût agreable. Ce qu'ayant fait, il n'avoit besoin d'y sejourner plus long temps. Par ainsi les navires étans préts à partir pour le retour, il se mit & ceux de sa compagnie dedans l'un d'iceux. Ce-pendant le bruit étoit par-deça de toute parts qu'il faisoit merveilles dedans Ostende pour lors assiegée dés y avoir trois ans passez par les Altesses de Flandres. Le voyage ne fut sans tourmente & grans perils. Car entre autres j'en reciteray deux ou trois que l'on pourroit mettre parmi les miracles, n'étoit que les accidens de mer sont assez journaliers: sans toutefois que je vueille obscurcir la faveur speciale que Dieu a toujours montrée en ces voyages.

Le premier est d'un grain de vent qui sur le milieu de leur navigation vint de nuit en un instant donner dans les voiles avec une impetuosité si violente, qu'il renversa le navire en sorte que d'une part la quille étoit préque à fleur d'eau, & la voile nageant dessus, sans qu'il y eût moyen, ni loisir de l'ammener, ou desamarer les écoutes. Incontinent voila la mer comme en feu (les mariniers appellent ceci Le feu de saint Goudran.). Et de mal-heur, en cette surprise ne se trouvoit un seul couteau pour couper les cables, ou le voile. Le pauvre vaisseau cependant en ce fortunal demeuroit en l'état que nous avons dit, porté haut & bas. Bref plusieurs s'attendoient d'aller boire à leurs amis, quand voici un nouveau renfort de vent qui brisa la voile en mille pieces inutiles par apres & à toutes choses. Voile heureux d'avoir par sa ruine sauvé tout ce peuple. Car s'il eût eté neuf le peril s'y fût rencontré beaucoup plus grand. Mais Dieu tente souvent les siens, & les conduit jusques au pas de la mort, à fin qu'ilz reconoissent sa puissance & le craignent. Ainsi le navire commença à se relever peu à peu, & se remettre en état d'asseurance.

Le deuxiéme fut au Casquet (ile, ou rocher en forme de casque entre France & Angleterre où il n'y a aucune habitation) à trois lieuës duquel étans parvenus il y eut de la jalousie entre les maitres du navire (mal qui ruine souvent les hommes & les affaires) l'un disant qu'on doubleroit bien ledit Casquet, l'autre que non, & qu'il falloit deriver un petit de la droite route pour passer au dessus de l'ile. En ce fait le mal étoit qu'on ne sçavoit l'heure du jour, parce qu'il faisoit obscur, à cause des brumes, & par consequent on ne sçavoit s'il étoit ebe ou flot. Or s'il eût eté flot ils eussent aisément doublé: mais il se trouva que la mer se retiroit, & par ce moyen l'ebe avoit retardé & empeché de gaigner le dessus. Si bien qu'approchans dudit roc ilz se virent au desespoir de se pouvoir sauver, & falloit necessairement aller choquer alencontre. Lors chacun de prier Dieu, & demander pour le dernier reconfort. Sur ce point le Capitaine Rossignol (de qui on avoit pris le navire en la Nouvelle-France comme nous avons dit) tira un grand couteau pour tuer le Capitaine Timothée gouverneur du present voyage, lui disant, Tu ne te contentes point de m'avoir ruiné, y tu me veux encore ici faire perdre! Mais il fut retenu & empeché de faire ce qu'il vouloit. Et de verité c'étoit en lui une grande folie, ou plutot rage, d'aller tuer un homme qui s'en va mourir, & que celui qui veut faire le coup soit en méme peril. En fin comme on alloit donner dessus le roc le sieur de Poutrincourt demanda à celui qui étoit à la hune s'il n'y avoit plus d'esperance: lequel respondit que non. Lors il dit à quelques uns qu'ilz l'aidassent à changer les voiles. Ce que firent deux ou trois seulement, & ja n'y avoit plus d'eau que pour tourner le navire, quand la faveur de Dieu les vint aider, & détourner le vaisseau du peril sur lequel ils étoient ja portés. Quelques uns avoient mis le pourpoint bas pour essayer de se sauver en grimpant sur le rocher. Mais ilz n'en eurent que la peur pour ce coup: fors que quelques heures aprés étans arrivez prés un rocher qu'on appelle Le nid de l'Aigle, ilz cuiderent l'aller aborder pensans que ce fut un navire, parmi l'obscurité des brumes: d'où étans derechef échapés, ils arriverent en fin au lieu d'où ils étoient partis; ayant ledit sieur de Poutrincourt laissé ses arms & munitions de guerre en l'ile Sainte-Croix en la garde dudit sieur de Monts, comme un arre & gage de la bonne volonté qu'il avoit d'y retourner.

Mais je pourray bien mettre ici encore un merveilleux danger, duquel ce méme vaisseau fut garent peu aprés le depart de sainte-Croix, & ce par l'accident d'un mal duquel Dieu sceut tirer un bien. Car un certain alteré étant de nuit furtivement descendu par la coutille au fond du navire pour boire son saoul & remplir de vin sa bouteille, il trouva qu'il n'y avoit que trop à boire, & que ledit navire étoit dés-ja à moitié plein d'eau. En ce peril chacun se leve, & travaille à la pompe, tant qu'à toute peine s'étans garentis, ilz trouverent qu'il y avoit une grand'voye d'eau par la quille, laquelle ils étouperent en diligence.




Batimens de l'ile Sainte-Croix: Incommoditez des François audit lieu: Maladies inconues: Ample discours sur icelles: De leurs causes: Des peuples qui y sont sujets: Des viandes, mauvaises eaux, air, vent, lacs, pouriture des bois, saisons, disposition de corps des jeunes, des vieux: Avis de l'Autheur sur le gouvernement de la santé & guerison dédite maladies.

CHAP. VI

ENDANT la navigation susdite le sieur de Monts faisoit travailler à son Fort lequel il avoit assis au bout de l'ile à l'opposite du lieu où nous avons dit qu'il avoit logé son canon. Ce qui étoit prudemment consideré, à-fin de tenir toute la riviere sujete en haut & en bas. Mais il y avoit un mal que ledit Fort étoit du côté du Nort, & sans aucun abri, fors que des arbres qui étoient sur la rive de l'ile léquels tout à l'environ il avoit defendu d'abattre. Et hors icelui Fort y avoit le logis des Suisses grand & ample, & autres petits representans comme un faux-bourg. Quelques-uns s'étoient cabannés en la terre ferme pres le ruisseau. Mais dans le Fort étoient le logis dudit sieur de Monts fait d'une belle & artificielle charpenterie, avec la banniere de France au dessus. D'une autre part le magazin où reposoit le salut & la vie d'un chacun, fait semblablement de belle charpenterie, & couvert de bardeaux. Et vis à vis du magazin étoient les logis & maisons du sieur d'Orville, de Champlein, Champ-doré, & autres notables personages. A l'opposite du logis dudit sieur de Monts étoit une gallerie couverte pour l'exercice soit du jeu ou des ouvriers en temps de pluie. Et entre ledit Fort & la Plateforme du canon, tout étoit rempli de jardinages, à quoi chacun s'exerçoit de gaieté de coeur. Tout l'Automne se passa à ceci: & ne fut pas mal allé de s'étre logé & avoir defriché l'ile avant l'hiver, tandis que pardeça in faisoit courir les livrets souz le nom de maitre Guillaume, farcis de toutes sortes de nouvelles: par léquels entre autres choses se prognostiqueur disoit que le sieur de Monts arrachoit des épines en Canada. Et quand tut est bien consideré, c'est bien vrayement arracher des épines que de faire de telles entreprises remplies de fatigues & perils continuels, de soins, d'angoisses & d'incommodités. Mais la vertu & le courage qui domte toutes ces choses, fait que ces épines ne sont qu'oeillets & roses à ceux que se resolvent à ces actions heroïques pour se rendre recommandables à la memoire des hommes, & ferment les yeux aux plaisirs des douillets qui ne sont bons qu'à garder la chambre.

Les choses plus necessaires faites, & le pere grisart, c'est à dire l'hiver étant venu force fut de garder la maison, & vivre chacun chez soy. Durant lequel temps nos gens eurent trois incommoditez principales en cette ile, à sçavoir faute de bois (car ce qui étoit en ladite ile avoit servi aux batimens) faute d'eau douce, & le guet qu'on faisoit de nuit craignant quelque surprise des Sauvages qui étoient cabanés au pied de ladite ile, ou autre ennemi. Car la malediction & rage de beaucoup de Chrétiens est telle, qu'il se faut plus donner garde d'eux, que des peuples infideles. Chose que je dis à regret: mais à la mienne volonté que je fusse menteur en ce regard, & que le sujet de le dire fût ôté. Or quand il falloit avoir de l'eau ou du bois on étoit contraint de passer la riviere qui est plus de trois fois aussi large que la Seine à paris de chacun côté. C'étoit chose penible & de longue haleine. De sorte qu'il falloit retenir le bateau bien souvent un jour devant que le pouvoir obtenir. Là dessus les froidures & néges arrivent & la gelée si forte que le cidre étoit glacé dans les tonneaux, & falloit à chacun bailler sa mesure au poids. Quant au vin il n'étoit distribué que par certains jours de la semaine. Plusieurs paresseux buvoient de l'eau de nege, sans prendre la peine de passer la riviere. Bref voici des maladies inconues semblables à celles que le Capitaine Jacques Quartier nous à representées ci-dessus, léquelles pour cette cause je ne descriray pas, pour ne faire une repetition vaine. De remede il ne s'en trouvoit point. Tandis les pauvres malades languissoient se consommans peu à peu, n'ayans aucune douceur comme de laictage, ou bouillie, pour sustenter cet estomac qui ne pouvoit recevoir les viandes solides, à-cause de l'empechement d'une chair mauvaise qui croissoit & surabondoit dans la bouche, & quant on la pensoit enlever elle renaissoit du jour au lendemain plus abondamment que devant. Quant à l'arbre Annedda duquel ledit Quartier fait mention, les Sauvages de ces terres ne le conoissent point. Si bien que c'étoit grande pitié de voir tout le monde en langueur, excepté bien peu, les pauvres malades mourir tous vifs sans pouvoir étre secourus. De cette maladie il y en passa trente-six, & autres trente-six ou quarante, qui en étoient touchez guerirent à l'aide du Printemps si-tôt qu'il fut venu. Mais la saison de mortalité en icelle maladie sont la fin de Janvier, les mois de Fevrier & Mars auquels meurent ordinairement les malades chacun à son rang selon qu'ils ont commencé de bonne heure à étre indisposez: de maniere que celui qui commencera sa maladie en Fevrier & Mars pourra échapper: mais qui se hatera trop, & voudra se mettre au lict en Decembre & Janvier il sera en danger de mourir en Fevrier, Mars ou au commencement d'Avril, lequel temps passé il est en esperance & comme en asseurance de salut.

Le sieur de Monts étant de retour en France consulta noz medecins sur le sujet de cette maladie, laquelle ilz trouverent fort nouvelle, à mon avis, car je ne voy point qu'à nôtre voyage, qui fut posterieur à celui-là, nôtre Apothicaire fut chargé d'aucune ordonnance pour la guerison d'icelle. Et toutefois il semble que Hippocrate en a eu conoissance, ou du moins quelqu'une qui en approchoit. Car au livre De internis affect. il parle de certaine maladie où le ventre, & puis apres la rate s'enfle & endurcit, & y ressent des pointures douleureuses, la peau devient noire & palle, rapportant la couleur d'une grenade verte: les aureilles & gencives rendent des mauvaises odeurs, & se separent icelles gencives d'avec les dents: des pustules viennent aux jambes: les membres sont attenuez &c.

Mais particulierement les Septentrionnaux y sont sujets plus que les autres nations plus meridionales. Témoins les Holandois, Frisons & autres leurs voisins, entre léquels iceux Holandois écrivent en leurs navigations qu'allans aux indes Orientales plusieurs d'entre eux fussent pris de ladite maladie, étans sur la côte de la Guinée: côte dangereuse, & portant un air pestilent plus de cent lieuës avant en mer. Et les mémes estans allez en l'an mille six cens six sur la côte d'Hespagne pour la garder & empecher l'armée Hespagnole, furent contraints de se retirer à cause de ce mal, ayans jetté vingt-deux de leurs morts en la mer. Et si on veut encore ouïr le témoignage d'Olæus Magnus traitant des nations Septentrionales d'où il estoit, voici ce qu'il en rapporte:

Il y a (dit-il) encore une maladie militaire qui tourmente & afflige les assiegez, telle que les membres epessis par une certaine stupidité charneuse, & par un sang corrompu, qui est entre chair & cuir, s'écoulans comme cire: ils obeissent à la moindre impression qu'on fait dessus avec le doit: & étourdit les dents comme prés à cheoir: change la couleur blanche de la peau en bleu: & apporte un engourdissement, avec un dégout de pourvoir rendre medecine: & s'appelle vulgairement en la langue du païs Scorbut, en Grec [kachexia], paraventure à-cause de cette mollesse putride qui est souz le cuir, laquelle semble provenir de l'usage des viandes sallées & indigestes, & s'entretenir par la froide exhalaison des murailles. Mais elle n'aura pas tant de force là où on garnira de planches le dedans des maisons. Que si elle continue davantage, il la faut chasser en prenant tous les jours du bruvage d'absinthe, ainsi qu'on pousse dehors la racine du calcul par une decoction de vieille cervoise beuë avec du beurre.

Le méme Autheur dit encore en un autre lieu une autre chose fort remarquable:

Au commencement (dit-il) ilz soutiennent le siege avec la force, mais en fin le soldat étant par la continue affoibli, ils enlevent les provisions des assiegeans par artifices, finesses & embuscades, principalement les brebis, léquelles ils emmenent, & les font paitre és lieux herbus de leurs maisons, de peur que par defaut de chairs freches ilz ne tombent en une maladie plus triste de toutes les maladies, appellée en la langue du païs scorbut, c'est à dire un estomac navré, desseché par cruels tourmens, & longues douleurs. Car les viandes froides & indigestes prises gloutonnement semblent étre la vraye cause de cette maladie.

J'ay pris plaisir à rapporter ici les mots de cet Autheur, pource qu'il en parle comme sçavant, & represente assés le mal qui a assailli les nôtres en la Nouvelle-France, sinon qu'il ne fait mention que les nerfs des jarrets se roidissent, ni q'une abondance de chair, comme livide qui croit & abonde dans la bouche, & si on la pense ôter elle repullule toujours. Mais il dit bien de l'estomac navré. Car le sieur de Poutrincourt fit ouvrir un Negre qui mourut de cette maladie en nôtre voyage, lequel se trouva avoir les parties bien saines, hors-mis l'estomac, lequel avoit des rides comme ulcerées.

Et quant à la cause des chairs salées, ceci est bien veritable, mais il y en a encore plusieurs autres concurrentes, que fomentent & entretiennent cette maladie: entre léquelles je mettray en general les mauvais vivres, comprenant souz ce nom les boissons; puis le vice de l'air du païs, & aprés la mauvaise disposition du corps: laissant aux Medecins à rechercher ceci plus curieusement. A quoy Hippocrate dit que le Medecin doit prendre garde soigneusement, en considerant aussi les saisons, les vents, les aspects du Soleil, les eaux, la terre méme, si nature & situation, le naturel des hommes, leurs façons de vivres & exercices.

Quant à la nourriture, cette maladie est causée des viandes froides, sans suc, grossieres, & corrompues. Il faut donc se garder des viandes salées, enfumées, rances, moisies, cruës, & qui sentent mauvais, & semblablement de poissons sechez, comme moruës & rayes empunaisies, bref de toutes viandes melancholiques léquelles se cuisent difficilement en l'escomac, le corrompent bien-tôt, & engendrent un sang grossier & melancholique. Je ne voudroy pourtant étre si scrupuleux que les Medecins, qui mettent les chairs de boeufs, d'ours, de sangliers, de pourceaux (ilz pourroient bien aussi adjouter les Castors, léquels neantmoins nous avons trouvé fort bons) entre les melancholiques & grossieres: comme ilz font entre les poissons, les tons, dauphins, & tous ceux qui portent lard: entre les oiseaux les herons, canars, & tous autres de riviere: car pour étre trop religieux observateur de ces choses on tomberoit en atrophie, en danger de mourir de faim. Ilz mettent encore entre les viandes qu'il faut fuir le biscuit, les féves, & lentilles, le fréquent usage du laict, le fromage, le gros vin & celui qui est trop delié, le vin blanc, & l'usage du vinaigre, la biere qui n'est pas bien cuite, ni bien ecumée, & où n'y a point assez de houblon: item les eaux qui passent par les pourritures des bois, & celles des lacs & marais dormantes & corrompues, telles qu'il y en a beaucoup en Hollande & Frise, là où on a observé que ceux d'Amsterdam sont plus sujets aux paralysies & roidissemens de nerfs, que ceux de Roterdam, pour la cause susdite des eaux dormantes; léquelles outre-plus engendrent des hydropisies, dysenteries, flux de ventre, fiévres quartes, & ardantes, enflures, ulceres de poulmons, difficultez d'haleine, hergnes aux enfans, enflure de veines & ulceres aux jambes, somme elles sont du tout propres à la maladie de laquelle nous parlons, étant attirées par la rate où elles laissent toute leur corruption.

Quelquefois aussi ce mal arrive par un vice qui est méme és eaux de fonteines coulantes, comme si elles sont parmi ou prés des marais, ou sortent d'une terre boueuse, ou d'un lieu qui n'a point l'aspect du Soleil. Ainsi Pline recite qu'au voyage que fit le Prince Cesar Germanicus en Allemagne, ayant donné ordre de faire passer le Rhin à son armée, afin de gaigner toujours païs, il la fit camper le long de la marine és côtes de Frise en un lieu où ne se trouva qu'une seule fontaine d'eau douce, laquelle neantmoins fut si pernicieuse, que tous ceux qui en beurent perdirent les dents en moins de deux ans: & eurent les genoux si lâches & dénouez, qu'ilz ne se pouvoient soutenir. Ce qui est proprement la maladie de laquelle nous parlons, que les Medecins appelloient [Grec: somachakiô], c'est à dire Mal de bouche, & [Grec: skelotyeziô], qui veut dire Tremblement de cuisses, & de jambes. Et ne fut possible d'y trouver remede sinon par le moyen d'une herbe dite Britannica, qui d'ailleurs est fort bonne aux nerfs, aux maladies & accidens de la bouche, à la squinancie, & aux morsures de serpens. Elle a les fueilles longues; tirans sur le verd-brun, & produit une racine noire, de laquelle on tire le jus, comme on fait des fueilles. Strabon dit qu'il en print autant à l'armée qu'Ælius Gallus mena en Arabie par la commission de l'Empereur Auguste. Et autant encore à l'armée de sainct Loys en Ægypte, selon le rapport du sieur de Joinville. On voit d'autres effets des mauvaises eaux assez prés de nous, sçavoir en la Savoye, où les femmes (plus que les hommes, à cause qu'elles sont plus froides) ont ordinairement des enflures à la gorge grosses comme des bouteilles.

Aprés les eaux, l'air aussi est une des causes effectuelles de cette maladie es lieux marécageux & humides, & oppposés au Midi, où volontiers il est plus pluvieux. Main en la Nouvelle-France il y a encore une autre mauvaise qualité d'air, à-cause des lacs qui y sont frequens, & des pourritures qui sont grandes dans les bois, l'odeur déquelles les corps ayans humé és pluies de l'Automne & de l'Hyver, ils accueillent aisement les corruptions de bouche & enflures de jambes dont nous avons parlé, & un froid insensiblement s'insinue là dedans, qui engourdit les membres, roidit les nerfs, contraint d'aller à quatre piés avec deux potences & en fin tenir le lict.

Et d'autant que les vents participent de l'air, voire sont un air coulant d'une force plus vehemente que l'ordinaire, & en cette qualité ont une grande puissance sur la santé & les maladies des hommes, disons-en quelque chose, sans nous éloigner neantmoins du fil de nôtre histoire.

On tient le vent du Levant (appellé par les Latins Subsolanus, qui est le vent d'Est) pour le plus sain de tus, & pour cette cause les sages architectes donnent avis de dresser leurs batimens ç l'aspect de l'Aurore. Son opposite est le vent qu'on appelle Favoniu ou Zephyre, que noz mariniers nomment Ouest, ou Ponant, lequel est doux & germeux pardeça. Le vent de Midi, qui est le Su (appellé Auster par les latins) est chaud & sec en Afrique: mais en traversant la mer Mediterrannée, il acquiert une grande humidité, qui le rend tempetueux & putrefactif en Provence & Languedoc. Son opposite est le vent de Nort, autrement dit Boreas, Bize, Tramontane, lequel est froid & sec, chasse les nuages & balaye la region aërée. On le tient pour le plus sain apres le vent de Levant. Or ces qualitez de vents reconnues par deça ne sont point une reigle generale par toute la terre. Car le vent du Nort au delà de la ligne equinoctiale n'est point froid comme pardeça, ni le vent du Su chaud, pour ce qu'en une longue traverse ils empruntent les qualitez des regions par où ilz passent: joint que le vent du Su en son origine est refraischissant, à ce que rapportent ceux qui ont fait des voyages en Afrique. Ainsi il y a des regions au Perou (comme en Lima, & aux plaines) où le vent du Nort est maladif & ennuyeux: & par toute cette côte, qui dure plus de cinq cens lieuës, ilz tiennent le Su pour un vent sain & frais, & qui plus est tres-serein & gracieux: mémes que jamais il n'en pleut (à ce que recite le curieux Joseph Acosta) tout au contraire de ce que nous voyons en nôtre Europe. Et en Hespagne le vent du Levant que nous avons dit estre sain, le méme Acosta rapporte qu'il est ennuyeux & mal-sain. Le vent Circius, qui est le Nordest, est si impetueux & bruyant & nuisible aux rives Occidentales de Norwege, que s'il y a quelqu'un qui entreprenne de voyager par là quant il souffle, il faut qu'il face état de sa perte, & qu'il soit suffoqué: & est ce vent si froid en cette region qu'il ne souffre qu'aucun arbre ni arbrisseau y naisse: tellement qu'à faute de bois il faut qu'ilz se servent de grands poissons pour cuire leurs viandes. Ce qui n'est pardeça. De méme avons nous experimenté en la Nouvelle-France que les vents du Nort ne sont pas bons à la santé: & ceux du Norouest (qui sont les Aquilons roides, âpres, & tempétueux) encores pires: léquels noz malades & ceux qui avoient là hiverné l'an precedent, redoutoient fort, pource qu'il y tomboit volontiers quelqu'un lors que ce vent souffloit, aussi en avoient-ilz quelque ressentiment: ainsi que nous voyons ceux qui sont sujets aux hernies, & enteroceles supporter de grandes douleurs lors que le vent du Midi est en campagne: & comme nous voyons les animaux mémes par quelques signes prognostiquer les changemens des temps. Cette mauvaise qualité de vent (par mon avis) vient de la nature de la terre par où il passe, laquelle (comme nous avons dit) est fort remplie de lacs, & iceux tres-grands, qui sont eaux dormantes, par maniere de dire. A quoy j'adjoute les exhalaisons des pourritures des bois, que ce vent apporte, & ce en quantité d'autant plus grande que la partie du Noroest est grande, spacieuse, & immense en cette terre.

Les saisons aussi sont à remarquer en cette maladie, laquelle je n'ay point veu, ni ouï dire qu'elle commence sa batterie au Prin-temps, ni en l'Eté, ni en l'Automne, si ce n'est à la fin; mais en l'Hiver. Et la cause de ceci est que comme la chaleur renaissante du Printemps fait que les humeurs resserrrées durant l'Hiver se dispersent jusques aux extremitez du corps, & le dechargent de la melancholie, & des sucs exhorbitants qui se sont amassés durant l'Hiver: ainsi l'Automne à mesure que l'Hiver approche les fait retirer au dedans & nourrit cette humeur melancholique & noire, laquelle abonde principalement en cette saison, & l'hiver venu fait paroitre ses effets aux dépens des patiens. Et Galien en rend raison, disant que les sucs du corps ayans été rotis par les ardeurs de l'Eté, ce qu'il y en peut rester apres que le chaud a été expulsé, devient incontinent froid & sec: c'est à sçavoir froid par la privation de la chaleur, & sec entant que dessechement de ces sucs tout l'humide qui y étoit a été consommé. Et de là vient que les maladies se fomentent en cette saison, & plus on va avant plus la nature est foible, & les intemperies froides de l'air s'étans insinuées dans un corps ja disposé, elles le manient à baguette, comme on dit, & n'en ont point de pitié.

J'adjouteray volontiers à tout ce que dessus les mauvaises nourritures de la mer, léquelles apportent beaucoup de corruptions au corps humains en un long voyage. Car il faut par necessité apres quatre ou cinq jours vivre de salé: ou mener des moutons vifs, & force poullailles, mais ceci n'est que pour les maitres & gouverneurs des navires: & nous n'en avions point en nôtre voyage sinon par la reserve & multiplication de la terre où nous allions. Les matelots donc & gens passagers souffrent de l'incommodité tant au pain qu'aux viandes, & boissons. Le biscuit devient rance & pourri, les moruës qu'on leur baille sont de méme: & les eaux empunaisies. Ceux qui portent des douceurs soit de chairs, ou de fruit, & qui usent de bon pain & bon vin & bon potages, evitent aisément ces maladies, & oserois par maniere de dire, répondre de leur santé, s'ilz ne sont bien mal-sains de nature. Et quant je considere que ce mal se prent aussi bien en Holande, en Frize, en Hespagne, & en la Guinée, qu'en Canada: Bref que tous ceux de deça qui vont au Levant y sont sujets, je suis induit à croire que la principale cause d'icelui est ce que je vien de dire, & qu'il n'est particulier à la Nouvelle-France.

Or aprés tout ceci il fait bon en tout lieu étre bien composé de corps pour se bien porter, & vivre longuement. Car ceux qui naturellement accueillent des sucs froids & grossiers, & ont la masse du corps poreuse, item ceux qui sont sujets aux oppilations de la rate, & ceux qui menent une vie sedentaire, ont une aptitude plus grande à recevoir ces maladies. Par ainsi un Medecin dira qu'un homme d'étude ne vaudra rien en ce païs là, c'est à dire qu'il n'y vivra point sainement: ni ceux qui ahannent au travail, ni les songe-creux, hommes qui ont des ravassemens d'esprit, ni ceux qui sont souvent assaillis de fiévres, & autres telles sortes de gens. Ce que je croiroy bien, d'autant que ces choses accumulent beaucoup de melancholie, & d'humeurs froides & superflues. Mais toutefois j'ay éprouvé par moy-méme, & par autres, le contraire, contre l'opinion de quelques uns des nôtres, voire méme du Sagamos Membertou, qui fait le devin entre les Sauvages, léquels (arrivant en ce païs là) disoient que je ne retournerois jamais en France, ni le sieur Boullet (jadis Capitaine du regiment du sieur de Poutrincourt) lequel la pluspart du temps y a eté en fiévre (mais il se traitoit bien) & ceux-là mémes conseilloient nos ouvrier de ne gueres se pener au travail (ce qu'ils ont fort bien retenu). Car je puis dire sas mentir que jamais je n'ay tant travaillé du corps, pour le plaisir que je prenois à dresser & cultiver mes jardins, les fermer contre la gourmandise des pourceaus, y faire des parterres, aligner les allées, batir des cabinets, semer froment, segle, orge, avoine, féves, pois, herbes de jardin, & les arrouser, tant j'avoy desir de reconoitre la terre par ma propre experience. Si bien que les jours d'Eté m'étoient trop courts: & bien souvent au Printemps j'y étois encore à la lune. Quant est du travail de l'esprit j'en avois honnetement. Car chacun étant retiré au soir, parmi les cacquets, bruits, & tintamares, j'étoit enclos en mon étude lisant ou écrivant quelque chose. Méme je ne seray honteux de dire qu'ayant eté prié par le sieur de Poutrincourt nôtre chef de donner quelques heures de mon industrie à enseigner Chrétiennement nôtre petit peuple, pour ne vivre en bétes, & pour donner exemple nôtre façon de vivre aux Sauvages, je l'ay fait en la necessité, & en étant requis, par chacun Dimanche, & quelquefois extraordinairement, préque tout le temps que nous y avons eté. Et vint bien a point que j'avoy porté ma Bible & quelques livres, sans y penser: Car autrement une telle charge m'eût for fatigué, & eût eté cause que je m'en fusse excusé. Or cela ne fut du tout sans fruit, plusieurs m'ayans rendu témoignage que jamais ilz n'avoient tant ouï parler de Dieu en bonne part, & ne sçachans auparavant aucun principe de ce qui est de la doctrine Chrétienne: qui est l'état auquel vit la pluspart de la Chrétienté. Et s'il y eut de l'edification d'un côté, il y eut aussi de la médisance de l'autre, par ce que d'une liberté Gallicane je disoy volontiers la verité. A propos dequoy il me souvient de ce que dit le prophete Amos: Ils ont haï celui qui les argüoit à la porte, & ont eu en abomination celui qui parloit en integrité. Mais en fin nous avons tous eté bons amis. Et parmi ces choses Dieu m'a toujours donné bonne & entiere santé, toujours le gout genereux, toujours gay & dispos, sinon qu'ayant une fois couché dans les pois prés d'un ruisseau en temps de nege, j'eu comme une crampe ou sciatique à la cuisse l'espace de quinze jours, sans toutefois manquer d'appetit. Aussi prenoy-je plaisir à ce que je faisoy, desireux de confiner là ma vie, si Dieu benissoit les voyages.

Je seroy trop long si je vouloy ici rapporter ce qui est du naturel de toutes persones, & dire quant aux enfans qu'ils sont plus sujets que les autres à cette maladie, d'autant qu'ils ont bien souvent des ulceres à la bouche & aux gencives, à-cause de la sustance aigueuse dont leurs corps abondent: & aussi qu'ils amassent beaucoup d'humeurs cruës par leur dereglement de vivre & par les fruits qu'ilz mangent en quantité & ne s'en saoulent jamais, au moyen dequoy ils accueillent grande quantité de sang sereux, & ne peut la rate oppilée absorber ces serosités. Vieillars: Et quant aux vieux, qu'ils ont la chaleur enervée, & ne peuvent resister à la maladie, étans remplis de crudités, & d'une temperature froide & humide, qui est la qualité propre à la promouvoir, susciter & nourrir. Je ne veux entreprendre sur l'office des Medecins craignant la verge censoriale. Et toutefois avec leur permission, sans toucher à leurs ordonnances d'agaric, aloes, reubarbe, & autres ingrediens, je diray ici ce qui me semble étre plus prompt aux pauvres gens qui n'ont moyen d'envoyer en Alexandrie, tant pour la conservation de leur santé que pour le remede de la maladie.

C'est un axiome certain qu'il faut guerir un contraire par son contraire. Cette maladie donc provenant d'une indigestion de viandes rudes, grossieres, froides & melancholiques qui offensent l'estomac, je trouve bon (sauf meilleur avis) de les accompagner de bonnes saulses soit de beurre, d'huile, ou de graisse, le tout fort bien épicé, pour corriger tant la qualité des viandes, que du corps interieurement refroidi. Ceci est dit pour les viandes rudes & grossieres, comme féves, pois: & pour le poisson. Car qui mangera de bons chappons, bonnes perdris, bons canars & bons lapins, il est asseuré de sa santé, ou il aura le corps bien mal-fait. Nous avons eu des malades qui sont ressuscitez de mort à vie, ou peu s'en faut, pour avoir mangé deux ou trois fois du consommé d'un coq. Le bon vin pris selon la necessité de la nature, est un souverain preservatif pour toutes maladies & particulierement pour celle-ci. Les sieurs Macquin & Georges honorables marchans de la Rochelle comme associez de sieur de Monts, nous en avoient fourni quarante-cinq tonneaux en nôtre voyage, dont nous nous sommes fort bien trouvez. Et noz malades mémes ayans la bouche gatée, & ne pouvans manger, n'ont jamais perdu le gout du vin, lequel ils prenoient avec un tuïau. Ce qui en a garenti plusieurs de la mort. Les herbes tendres au printemps sont aussi fort souveraines. Et outre ce que la raison veut qu'on le croye, je l'ay experimenté en étant moy-méme allé cuillir plusieurs fois par les bois pour noz malades avant que celles de noz jardins fussent en usage. Ce qui les remmettoit en gout, & leur confortoit l'estomac debilité. Depuis quelques jours j'ay eu avis que l'essence de Vitriol y seroit bonne la gargarisant dans la bouche, ou frottant d'icelle cette chair surcroissante à l'entour des dents. Je croy que l'eau seconde des Chirurgiens n'est point mauvaise, & que macher souvent de la Sauge serviroit beaucoup à prevenir ce mal. Quelques uns trouvent bon aussi le frequent gargarisme de jus de citron. Mais il me semble que seigner sous la langue ne seroit as mauvais, ou scarifier cette vilaine chair surcroissante, & la frotter de quelque liqueur mordicante: pour ventouser le malade à petits cornets à la façon de Suisse & d'Allemagne.

Et pour ce qui regarde l'exterieur du corps, nous nous sommes fort bien trouvés de porter des galoches avec noz souliers pour eviter les humidités. Ne faut avoir aucune ouverture au logis du côté d'Oest, ou Noroest, vents dangereux: ains du côté de l'Est ou du Su. Fait bon estre bien couché (& m'en a bien pris d'avoir porté les choses à ce necessaires) & sur tout se tenir nettement. Mais je trouveroy bon l'usage des bains chauds, ou des poëles tels qu'ils ont en Allemagne, au moyen déquels ilz ne sentent point l'hiver, sinon entant qu'il leur plait étans en la maison. Voire méme és jardins ils en ont en plusieurs lieux qui temperent tellement la froidure de l'hiver, qu'en cette saison âpre & rude on y voit des orengers, limoniers, figuiers, granadiers, & toutes telles sortes d'arbres, produire des fruits tels qu'en Provence: Ainsi que j'ay veu à Bale chez le sçavant Docteur Medecin Felix Platerus. Ce qui est d'autant plus facile à faire en cette nouvelle terre, qu'elle est toute couverte de bois (hors-mis quand on vient au païs des Armouchiquois, à cent lieuës plus loin que le Port-Royal) & en faisant de l'hiver un eté on découvrira la terre: laquelle n'ayant plus ces grans obstacles, qui empechent que le Soleil lui face l'amour & l'echauffe de sa chaleur, il n'y a point de doute qu'elle ne devienne temperée, & ne rende un air tres-doux: & bien sympatisant à nôtre humeur, n'y ayant (méme à present) ni froid ni chaud excessif.

Or les Sauvages qui ne sçavent que c'est d'Allemagne, ni de leurs coutumes, nous enseignent cette méme leçon, léquels, à-cause des mauvaises nourritures & entretenements, étans sujets à ces maladies (comme nous avons veu au voyage de Jacques Quartier) usent souvent de sueurs, comme de mois en mois, & par ce moyen se garentissent, chassans par la sueur toutes les humeurs froides & mauvaises qu'ilz pourroient avoir amassées. Mais un singulier preservatif, contre cette maladie coquine & traitresse, qui vient insensiblement, & depuis qu'elle s'est logée ne veut point sortir, c'est de suivre le conseil du sage des Sages, lequel aprés avoir consideré toutes les afflictions que l'homme se donne durant sa vie, n'a rien trouvé de meilleur que de se rejouir & bien faire, & prendre plaisir à ce que l'on fait. Ceux qui ont fait ainsi en nôtre compagnie se sont bien trouvés: au contraire quelques uns toujours grondans, grongnans: mal-contens, faineans, ont esté attrapez. Vray-est que pour se rejouïr il fait bon avoir les douceurs des viandes fréches, chairs, poissons, laictages, beurres, huiles, fruits, & semblables: ce que nous n'avions pas à souhait (j'enten le commun: car en la table du sieur de Poutrincourt quelqu'un de la troupe apportoit toujours quelque gibier, ou venaison, ou poisson fraiz.) Et si nous eussions eu demie douzaine de vaches, je croy qu'il n'y fût mort persone.

Reste un preservatif necessaire pour l'accomplissement de rejouissance, & afin de prendre plaisir à ce que l'on fait, c'est d'avoir l'honnéte compagnie un chacun de sa femme legitime: car sans cela la chere n'est pas entiere, on a toujours la pensée tenduë à ce que l'on aime & desire, il y a du regret, le corps devient cacochyme, & la maladie se forme.

Et pour un dernier & souverain remede, je renvoye le patient à l'arbre de vie (car ainsi le peut-on bien qualifier) lequel Jacques Quartier ci-dessus, appelle Annedda, non encores conu en la côte du Port Royal, si ce n'est d'aventure le Sassafras, dont y a quantité en la terre des Armouchiquois à cent lieuës dudit Port: E est dit certain que ledit arbre y est fort singulier, ainsi que nous remarquerons encore ci-après au livre dernier chap. 24.




Découverte de nouvelles terres par le sieur de Monts: Contes fabuleus de la riviere & ville seinte de Norombega: Refutation des Autheurs qui en ont écrit: Bancs de Moruës en la Terre-neuve: Kinibeki: Chouakoet: Malebare: Armouchiquois: Mort d'un François tué: Mortalité des Anglois en la Virginie.

CHAP. VII

A saison dure étant passée, le sieur de Monts ennuié de cette triste demeure de Sainte-Croix delibera de chercher un autre port en païs plus chaud, & plus au Su: & à cet effet fit armer & garnir de vivres une barque pour suivre la côte & aller découvrant païs nouveaux, chercher un plus heureux port en un air plus temperé. Et d'autant qu'en cherchant on ne peut pas tant avancer comme lors qu'on va à pleins voiles en la haute mer, & que trouvant des bayes & golfes gisans entre deux terres il faut penetrer dedans, pour ce que là on peut aussi-tôt trouver ce que l'on cherche comme ailleurs, il ne fit en son voyage qu'environ cent lieuës, comme dirons à cette heure. Depuis Sainte-Croix jusques à cinquante lieuës, de là en avant la côte git Est & Oest, & par les quarante-cinq degrez: au bout déquelles cinquante lieuës est la riviere dite par les Sauvages Kinibeki, depuis lequel lieu jusques à Malebarre elle git Nort & Su, & y a de l'un à l'autre encore soixante lieuës à droite ligne, sans suivre les bayes. C'est où se termina le voyage dudit sieur de Monts, auquel il avoit pour conducteur de sa barque le pilote Champ-doré. En toute cette côte jusques & Kinibeki il y a beaucoup de lieux où les navires peuvent étre éa couvert parmi les iles, mais le peuple n'y est frequent comme il est au-dela: & n'y a rien de remarquable (du moins qu'on ait veu au dehors des terres) qu'une riviere de laquelle plusieurs ont écrit des fables à la suite l'un de l'autre, de mémes que ceux qui sur la foy des Commentaires de Hanno Capitaine Carthaginois avoient feint des villes en grand nombre par lui baties sur la côte de l'Afrique qui est arrousée de l'Ocean, parce qu'il fit un coup heroïque de naviger jusques aux iles du Cap Vert, & long temps depuis lui personne n'y avoit été, la navigation n'étant alors tant asseurée sur cette grande mer qu'elle est aujourd'hui par le benefice de l'aiguille marine.

Sans donc amener ce qu'ont dit les premiers Hespagnols & Portugais, je reciteray ce qui est au dernier livre intitulé, Histoire universele des Indes Occidentales, imprimé à Doüay l'an dernier mille six cens sept, lors qu'il parle de Norumbega, Car en rapportant ceci, j'auray aussi dit ce qu'ont écrit les precedents, de qui les derniers sont tenanciers.

Plus outre vers le Septentrion (dit l'Autheur, apres avoir parlé de la Virginie) Norumbega, laquelle d'une belle ville, & d'un grand fleuve est assez conue, encore que l'on ne trouve point d'où elle tire ce nom: car les Barbares l'appellent Agguntia. Sur l'entrée de ce fleuve y a une ile fort propre pour la pecherie. La region qui va le long de la mer est abondante en poisson, & vers la Nouvelle-France a grand nombre de ces sauvages, & est fort commode pour la chasse, & les habitans vivent de méme façon que ceux de la Nouvelle-France.

Si cette belle ville a onques été en nature, je voudroy bien sçavoir qui l'a demolie depuis octante ans: car il n'y a que des cabanes par ci par là faites de perches & couvertes d'écorces d'arbres, ou de peaux, & s'appellent l'habitation & la riviere tout ensemble Pemptegoet, & non Agguncia. La riviere hors le flux de la mer ne vaut pas nôtre riviere d'Oise. Et ne pourroit en cette côte là y avoir de grandes rivieres, pource qu'il n'y a point assez de terres pour les produire, à cause de la grande riviere de Canada, qui va comme cette côte à peu prés, Est & Oest, & n'est point à soixante lieuës loin de là, en traversant les terres; & d'ailleurs cette riviere en reçoit beaucoup d'autres qui prennent leurs sources de vers Norumbega: à l'entrée de laquelle tant s'en faut qu'il n'y ait qu'une ile, que plutot le nombre est (par maniere de dire) infini, d'autant que cette riviere s'elargissant comme un Lambda (lettre Grecque), la sortie d'icelle est toute pleine d'iles; déquelles y en a une bien avant (& la premiere) en mer, qui est haute & remarquable sur les autres.

Mais quelqu'un dira que je m'equivoque en la situation de Norumbega, & qu'elle n'est pas là où je la prens. A cela je répons que l'Auteur de qui j'ay n'agueres rapporté les paroles, m'est suffisante caution en ceci, lequel en sa Charte geographique a situé l'entrée de cette riviere par les quarante-quatre degrez, & sa prétendue ville par les quarante-cinq. Ce que luy ayant accordé, il faudra necessairement qu'il me confesse que c'est celle-ci par ce qu'icelle passée, & celle de Kinibeki (qui est en méme hauteur) il n'y a point d'autre riviere plus avant dont on doive faire cas jusques à la Virginie.

Et comme de main en main un abus suit un autre, un Capitaine de marine nommé Jean Alfonse Xainctongeois en la relation de ses voyages aventureux, s'est aventuré d'écrire chose de méme foy, disant que:

Passé l'ile de Saint Jean (laquelle je prens pour celle que j'ay appellée ci-dessus l'ile de Bacaillos) la côte tourne à l'Oest & Oest-Sur-Oest, jusques à la riviere de Norembergue nouvellement découverte (ce dit-il) par les Portugalois & Hespagnols, laquelle est à trente degrez: adjoutant que cette riviere a en son entrée beaucoup d'iles bancs, & rochers: & que dedans bien quinze, ou vint lieuës est batie une grande ville, où les gens sont petits & noiratres, comme ceux des Indes, & sont vétus de peaux dont ils ont abondance de toutes sortes, Item que là vient mourir le banc de Terre-neuve: & que passé cette riviere la côte tourne à l'Oest & Oest-Norest plus de deux cens cinquante lieuës vers un païs où y a des villes & chateaux.

Mais je ne reconoy rien, ou bien peu de verité en tous les discours de cet homme ici: & peut il bien appeller ses voyages aventureux, non pour lui, qui jamais ne fut en la centiéme partie des lieux qu'il décrit (au moins il est aisé à le conjecturer) mais pour ceux qui voudront suivre les routes qu'il ordonne de suivre aux mariniers. Car si ladite riviere de Noremberge est à trente degrez, il faut que ce soit en la Floride: qui est contredire à tus ceux qui en ont jamais écrit, & è la verité méme. Quant à ce qu'il dit du Banc de Terre-neuve, il finit (par le rapport des mariniers) environ l'ile de Sable, à l'endroit du Cap-Breton. Bien est vray qu'il y a quelques autres bancs, qu'on appelle Le Banquereau, & le Banc Jacquet, mais ilz ne sont que de cinq, ou six, ou dix lieuës, & sont separez du Grand Banc de Terre-neuve. Et quant aux hommes ilz sont de belle & haute stature en la terre de Norumbega, dire que passé cette riviere la côte git Oest & Oest-Noroest, cela n'a aucune preuve. Car depuis le cap-breton jusques à la pointe de la Floride qui regarde l'ile de Cuba, il n'y a aucune côte qui gise Oest-Norest, seulement y a un la partie de la vraye riviere dite Norumbega quelque cinquante lieuës de côte qui git Est & Oest. Somme, de toute le recit dudit Jean Alfonse je ne reçoy sinon ce qu'il dit que cette riviere dont nous parlons a en son entrée beaucoup d'iles, bancs & rochers.

Passé la riviere de Norumbega le sieur de Monta alla toujours cotoyans jusques à ce qu'il vint à Kinibeki, où y a une riviere qui peut accourcir le chemin pour aller à la grande riviere de Canada. Il y a là nombre de Sauvages cabannez, & y commence la terre à étre mieux peuplée. De Kinibeki en allant plus outre on trouve la Baye de Marchin nommée du nom du Capitaine qui y commande. Ce Marchin fut tué l'année que nous partimes de la Nouvelle-France mille six cens sept. Plus loin est une autre Baye dite Chouakoet, où y a grand peuple au regard des païs precedens. Aussi cultivent-ils la terre, & commence la region à étre plus temperée s'elevant pardessus le quarante-quatriéme degré: & pour temoignage de ceci il y a quantité de vignes en cette terre. Voire méme il y en a des iles pleines (bien qu plus exposées aux injures du vent & du froid) ainsi que nous dirons ci-aprés. Entre Chouakoet & Malebarre y a plusieurs bayes & iles, & est la côte sablonneuse, avec peu de fond approchant dudit Malebarre, si qu'à peine y peut-on aborder avec les barques.

Les peuples qui sont depuis la riviere Saint Jean jusques à Kinibeki (en quoy sont comprises les rivieres de Sainte-Croix & Norumbega) s'appellent Etechemins: et depuis Kinibeki, jusques à Malebarre, & plus outre ilz s'appellent Armouchiquois. Ils sont traitres & larrons, & s'en faut donner de garde. Le sieur de Monts s'étant arreté quelque peu à Malebarre les vivres commencerent à lui defaillir, & fallut penser du retour, mémement voyant toute la côte si facheuse qu'on ne pouvoit passer outre sans peril, pour les basses qui se jettent fort avant en mer, & de telle façon que plus on s'éloigne de terre, moins il y a de fond. Mais avant que partir il avint un accident de mort à un charpentier Maloin, lequel allant querir de l'eau avec quelques chauderons, un Armouchiquois voyant l'occasion propre à dérober l'un de ces chauderons lors que le Maloin n'y prenoit pas garde, le print & s'enfuit hativement avec sa proye. Le Maloin voulant courir aprés fut tué par cette mauvaise gent: & ores que cela ne lui fût arrivé, c'étoit en vain poursuivre son larron: car tous ces peuples Armouchiquois sont legers à la course comme levriers, ainsi que nous dirons encore ci-aprés en parlant du voyage que fit là méme le sieur de Poutrincourt en l'an mille six cent six. Le sieur de Monts eut un grand regret de voir telle chose, & étoient ses gens en bonne volonté d'en prendre vengeance (ce qu'ilz pouvoient faire, attendu que les autres Barbares ne s'éloignerent tant des François qu'un coup de mousquet ne les eût peu gâter: & de ce fait ils avoient ja chacun si bien couché en jouë, pour mirer chacun son homme) mais icelui sieur de Monts sur quelques considerations que plusieurs autres étans en sa qualité n'eussent euës, & pour ce que les meurtriers s'étoient évadés, fit baisser à chacun le serpentin, & les laisserent, n'ayans jusques là trouvé lieu agreable pour y former une demeure arretée. Et à-tant ledit sieur fit appareiller pour retourner à Sainte Croix, où il avoit laissé un bon nombre de ses gens encore infirmes de la secousse des maladies hivernales, de la santé déquels il étoit soucieux.

Plusieurs qui ne sçavent que c'est de la marine pensent que l'établissement d'une habitation en terre inconue soit chose facile, mais par le discours de ce voyage, & autres suivans ilz trouveront qu'il est beaucoup plus aisé de dire que de faire, & que le sieur de Monts a beaucoup exploité de choses en cette premiere année d'avoir veu toute la côte de cette terre jusques à Malebarre qui sont plus de quatre cens lieuës en rengeant icelle côte, & visitant jusques au fond des bayes: outre le travail des logemens qu'il lui convint faire edifier & dresser, le soin de ceux qu'il avoit là menés, & du retour en France, le cas avenant de quelque peril ou naufrage à ceux qui lui avoient promis de l'aller querir aprés l'an revolu. Mais on a beau courir, & se donner de la peine pour rechercher des ports où la Parque soit pitoyable. Elle est toujours semblable à elle-méme. Il est bon de se loger en un doux climat, puis qu'on est en plein drap, & qu'on a à choisir mais la mort nous suit par tout. J'ay entendu d'un pilote du Havre de Grace qui fut avec les Anglois en la Virginie il y a vint-quatre ans, qu'étans arrivez là il y en mourut trente-six en trois mois. Et toutefois on tient la Virginie étre par les trente-six, trente-sept, & trente huitiéme degrez de latitude, qui est bon temperament de païs. Ce que considerant, je croy encore un coup (car je l'ay des-ja ci-devant dit) que telle mortalité vient du mauvais traitement: & est du tout besoin en tel païs d'y avoir dés le commencement du bestial domestic & privé de toute sorte: & porter force arbres fruitiers & entes, pour avoir bien-tôt la recreation necessaaire à la santé de ceux qui desirent y peupler la terre. Que si les Sauvages mémes sont sujets aux maladies dont nous avons parlé, c'est rarement, & cela arrivant, je l'attribue à la méme cause du mauvais traitement. Car ilz n'ont rien qui puisse corriger le vice des viandes qu'ils prennent: & toujours sont nuds parmi les humidités de la terre; ce qui est le vray moyen d'accuillir quantité d'humeurs corrompues qui leur causent ces maladies aussi bien qu'aux étrangers qui vont par dela, quoy qu'ils soient nais à cette façon de vivre.

La nouvelle habitation y ayde aussi beaucoup, comme on a observé par experience ordinaire. Car où il faut arracher les arbres les ouvriers sont contraints de humer les vapeurs qui s'exhalent de la terre, qui leur corrompent le sang & pervertissent l'estomac (ainsi qu'à ceux qui travaillent aux mines) & causent lédites maladies: là où la méme experience nous à montré qu'aprés l'habitation faicte, elles n'ont plus eu tant de prise sur les hommes.




Arrivée du sieur du Pont à l'ile Sainte-Croix: Habitation transferée au Port Royal: Retour du sieur de Monts en France: Difficulté des moulins à bras: Equipage dudit sieur du Pont pour aller découvrir les Terres-neuves outre Malebarre: Naufrage: Prevoyance pour le retour en France: Comparaison de ces voyages avec ceux de la Floride: Blame de ceux qui méprisent la culture de la terre.

CHAP. VIII

A saison du printemps passée au voyage des Armouchiquois, le sieur de Monts attendit à Sainte-Croix le temps qu'il avoit convenu: dans lequel s'il n'avoit nouvelles de France il pourroit partir & venir chercher quelque vaisseau de ceux qui viennent à la Terre-neuve pour la pecherie du poisson, à fin de repasser en France dans icelui avec sa trouppe, s'il étoit possible. Ce temps des-ja étoit expiré, & étoient préts à faire voile, n'attendans plus aucun secours ni rafraichissemens, quand voici le quinziéme de Juin mis six cens cinq arriver le sieur du Pont surnommé Gravé, demeurant à Honfleur, avec une compagnie de quelques quarante hommes, pour relever de sentinelle ledit sieur de Monts & sa troupe. Ce fut au grand contentement d'un chacun, comme l'on peut penser: & canonnades ne manquerent à l'abord, selon la coutume, ni l'éclat des trompetes. Ledit sieur du Pont ne sçachant encore l'état de noz François, pensoit trouver là une demeure bien asseurée, & ses logemens préts: mais attendu les accidens de la maladie étrange dont nous avons parlé, il fut avisé par Conseil de changer de lieu. Le sieur de Monts eût bien desiré que l'habitation nouvelle eût eté comme par les quarante degrez, sçavoir six degrez plus au Midi que le lieu de Sainte-Croix: mais aprés avoir veu la côte jusques à Malebarre, & avec beaucoup de peines sans trouver ce qu'il desiroit, on delibera d'aller au Port Royal faire la demeure, attendant qu'il y eût moyen de faire plus ample découverte. Ainsi voila chacun embesoigné à trousser son paquet: on demolit ce qu'on avoit bati avec mille travaux, hors-mis le magazin, qui étoit une espece trop grande à transporter, & en execution de ceci plusieurs voyages se font. Tout étant arrivé au Port Royal voici nouveau travail: on choisit la demeure vis à vis de l'ile qui est à l'entrée de la riviere de l'Equille dite aujourd'hui la riviere du Dauphin, là où tout étoit couvert de bois si épais qu'il n'est possible davantage. Ja le mois de Septembre arrivoit, & falloit penser de décharger le navire du sieur du Pont pour faire place à ceux qui devoient retourner en France. Somme il y avoit de l'exercice pour tous. Quand le navire fut en état d'étre mis à la voile, le sieur de Monts ayant veu le commencement de la nouvelle habitation, s'embarqua pour le retour & avec lui ceux qui voulurent le suivre. Neantmoins plusieurs de bon courage demeurerent sans apprehender le mal passé. Autant on met la voile au vent & demeure ledit sieur du Pont pour Lieutenant par dela, lequel ne manque de promptitude (selon son naturel) à faire & parfaire ce qui estoit requis pour loger soy & les siens: qui est tout ce qui se peut faire pour cette année en ce païs là. Car de s'éloigner du parc durant l'hiver, mémes apres un si long harassement: il n'y avoit point d'apparence. Et quant au labourage de la terre, je croy qu'ils n'eurent le temps commode pour y vacquer: car ledit sieur du Pont n'étoit pas homme pour demeurer en repos, ni pour laisser ses gens oisifs, s'il y eût moyen de ce faire.

L'hiver venu les Sauvages du païs s'assembloient de bien loin au Port Royal pour troquer de ce qu'ils avoient avec les François, les uns apportans des pelleteries de Castors, & de Loutres (qui sont celles dont on peut faire plus d'état en ce lieu là) & aussi d'Ellans, déquelles on peut faire de bons buffles: les autres apportans des chairs freches, dont ilz firent maintes tabagies, vivans joyeusement tant qu'ils eurent dequoy. Le pain oncques ne leur manqua, mais le vin ne leur dura point jusques à la fin de la saison. Car quant nous y arrivames l'an suivant il y avoit plus de trois mois qu'ilz n'en avoient plus, & furent fort rejouïs de nôtre venue, qui leur fit en reprendre le gout.

La plus grande peine qu'ilz avoient c'étoit de Moudre le bled pour avoir du pain. Ce qui est chose fort penible en moulins à bras, où il faut employer toute la force du corps. Et pour ce non sans cause anciennement on menaçoit les mauvaises gens de les envoyer au moulin, comme à la chose la plus penibles qui soit: auquel métier on emploioit les pauvres esclaves avant l'usage des moulins à vent & à eau, comme nous témoignent les histoires prophanes: & celles de la sortie du peuple d'Israël hors du païs d'Egypte, là où pour la derniere playe que Dieu veut envoyer à Pharao, il denonce par la bouche de Moyse, qu'environ la minuit il passera au travers de l'Egypte, & tout premier-né y mourra jusques au premier-né de Pharao qui devoit étre assis sur son throne, jusques au premier-né de la servante qui est employée à moudre. Et ce travail étant si grand, les Sauvages, quoy que bien pauvres, ne le sçauroient supporter, & aymeroient mieux se passer de pain que de prendre tant de peine, comme il a été experimenté De nôtre temps, que leur voulant bailler la moitié de la moulture qu'ilz feroient, ils aimoient mieux n'avoir point de blé. Et croiroy bien que cela, avec d'autres choses, a aidé à fomenter la maladie de laquelle nous avons parlé, en quelques uns des gens du sieur du Pont: car il y en mourut une douzaine durant cet hiver en sa compagnie. Vray est que je trouve un defaut és batimens de noz François, c'est qu'il n'y avoit point de fossez à lentour, & s'écouloient les eaux de la terre prochaine par dessous leurs chambres basses: ce qui étoit fort contraire à la santé. A quoy j'adjoute encore les eaux mauvaises déquelles ilz se servoient, qui n'issoient point d'une source vive, comme celle que nous trouvames assez prez de nôtre Fort, ains du plus prochain ruisseau.

Apres que l'hiver fut passé, & la mer propre à naviguer, le sieur du Pont voulut parachever l'entreprise commencée l'an precedent par le sieur de Monts, & aller rechercher un port plus au Su, où la temperature de l'air fût plus douce selon qu'il en avoit eu charge dudit sieur. Et de fait il equippa la barque qui lui étoit restée pour cet effect: Mais étant sorti du port, & ja à la voile pour tirer vers Malebarre, il fut contraint par le vent contraire de relacher deux fois, & à la troisiéme ladite barque se vint perdre contre les rochers à l'entrée du passage dudit port. En cette disgrace de Neptune les hommes furent sauvés, & la meilleure partie des provisions & marchandises. Mais quant à la barque elle fut mise en pieces. Et par ce desastre fut rompu le voyage, & intermis ce que tant l'on desiroit. Car encore ne jugeoit-on point bonne l'habitation du Port Royal; & toutefois il est hautement abrié de la part du Nort & Noroest, de montagnes éloignées tantôt d'une lieuë, tantôt de demie du Port & de la riviere de l'Equille. Voila comme les entreprises ne se manient pas au desir des hommes, & sont accompagnées de beaucoup de perils.. Si bien qu'il ne se faut emerveiller s'il y a de la longueur en l'établissement des colonies, principalement en des terres si lointaines déquelles on ne sçait la nature, ni le temperament de l'air, & où il faut combattre & abbattre les foréts, & étre contraints de se donner de garde, non des peuples que nous disons Sauvages, mais de ceux qui se disent Chrétiens & n'en ont que le nom, gent maudite & abominable, pire que des loups, ennemis de Dieu, & de la nature humaine.

Ce coup donc étant rompu, le sieur du Pont ayant fait emmennoter Champ-doré, & informer contre luy, ne sceut que faire, sinon d'attendre la venue du secours & rafraichissement que le sieur de Monts lui avoit promis envoyer l'année suivante, lors qu'il partit du Port Royal pour revenir en France. Et neantmoins à tout évenement, ne laissa de preparer une autre barque, & une patache, pour venir chercher des vaisseaux François és lieux où ils font la secherie de morues (comme les Ports Campseau des Anglois, de Misamichis, Baye de Chaleur, & des Morues, & autres en grand nombre) ainsi qu'avoit fait le sieur de Monts l'an precedent, à fin de se mettre dedans & retourner en France, le cas advenant qu'aucun navire ne vinst le secourir. En quoy il fit sagement: car il fut en danger de n'avoir aucunes nouvelles de nous, qui étions destinez pour lui succéder, ains que se verra par le discours de ce qui suit. Mais ce-pendant ici faut considerer que ceux qui se sont transportez pardelà en ces derniers voyages ont eu un avantage par-dessus ceux qui ont voulu habiter la Floride: c'est d'avoir ce recours que nous avons dit aux navires de France qui frequentent les Terres-neuves, sans avoir la peine de façonner des grands vaisseaux, ni attendre des famines extremes, comme ont fait ceux-là de qui les voyages ont eté à déplorer en ce regard, & ceux-ci au sujet des maladies qui les ont persecuté. Mais aussi ceux de la Floride ont ils eu de l'heur en ce qu'ils étoient en un païs doux, fertile, & plus ami de la santé humaine que la Nouvelle-France Septentrionale, de laquelle nous avons parlé en ce livre. Que s'ils ont eu de la famine, il y a eu de la grande faute de leur part de n'avoir nullement cultivé la terre, laquelle ils avoient trouvée découverte: Ce qui est un prealable de faire avant toute chose à qui veut s'aller habituer si loin de secours. Mais les François, & préque toutes les nations du jourd'hui (j'enten de ceux qui ne sont nais au labourage) ont cette mauvaise nature, qu'ils estiment deroger beaucoup à leur qualité de s'addonner a la culture de la terre, qui neantmoins est à peu prés la seule vocation où reside l'innocence. Et de là vient que chacun fuiant ce noble travail, exercice de noz premiers peres, des Rois anciens, & des plus grands Capitaines du monde, & cherchant de se faire Gentil-homme aux dépens d'autrui, ou voulant apprendre tant seulement le metier de tromper les hommes, ou se gratter au soleil, Dieu ôte sa benediction de nous, & nous bat aujourd'hui, & dés long temps, en verge de fer, si bien que le peuple languit miserablement souz son toict, & n'ose faire paroitre sa pauvreté.




Motif, & acceptation du voyage du sieur de Poutrincourt, ensemble de l'Autheur, en la Nouvelle-France: Partement de la ville de Paris pour aller à la Rochelle: Adieu à la France.

CHAP. IX

NVIRON le temps du naufrage mentionné ci-dessus, le sieur de Monts songeoit par deçà aux moyens de dresser nouvel équipage pour la Nouvelle-France. Ce qui lui sembloit difficile tant pour les grans frais que cela apportoit, que pour ce que cette province avoit été tellement décriée à son retour, que ce sembloit étre chose vaine & infructueuse de plus continuer ces voyages à l'avenir. Joint qu'il y avoit grande occasion de croire qu'on ne trouveroit persone qui s'y voulût aller hazarder. Neantmoins sachant le desir du sieur de Poutrincourt (auquel auparavant il avoit fait partage de la terre, suivant le pouvoir que le Roy luy avoit donné) qui étoit d'habiter pardelà, & y établir sa famille & sa fortune, & le nom de Dieu tout ensemble; il lui écrivit, & envoya homme exprés, pour lui faire ouverture du voyage qui se presentoit. Ce que ledit sieur de Poutrincourt accepta quittant toutes affaires pource sujet: quoy qu'il eût des procés de consequence, à la poursuite de defense déquels sa presence étoit bien requise, & qu'à son premier voyage il eût éprouvé la malice de certains qui le poursuivoient rigoureusement absent, & devindrent souples & muets à son retour. Il ne fut plutot rendu à Paris, qu'il fallut partir, sans avoir à-peine le loisir de pourvoir à ce qui lui étoit necessaire. Et ayant eu l'honneur de le conoitre quelques années auparavant, il me demanda si je voulois étre de la partie. A quoy je demandai un jour de terme pour lui repondre. Apres avoir bien consulté en moy-méme, desireux non tant de voir le païs que de reconoitre la terre oculairement, à laquelle j'avoy ma volonté portée, & fuir un monde corrompu, je lui donnay parole: étant méme induit par quelque injustice qui m'avoit été peu au-paravant faite, laquelle fut reparée à mon retour par Arret de la Cour, dont j'en ay particulierement obligation à Monsieur Servin Advocat general du Roy, auquel proprement appartient cet eloge attribué selon la lettre au plus sage & plus magnifique de tous les Rois: TU AS AIMÉ JUSTICE ET AS EN HAINE INIQUITÉ.

C'est ainsi que Dieu nous reveille quelquefois pour nous exciter à des actions genereuses telles que ces voyages, léquelles (comme le monde est divers) les uns blameront, les autres approuveront. Mais n'ayant à repondre à personne en ce regard, je ne me soucie des discours que les gens oisifs, ou ceux qui ne me peuvent ou veulent ayder, pourroient faire, ayant mon contentement en moy-méme, & étant prét de rendre service à Dieu & au Roy és terres d'outre mer qui porteront le nom de France, si ma fortune, ou condition m'y pouvoit appeller pour y vivre en repos par un travail agreable, & fuir la dure vie à laquelle je voy pardeça la pluspart des hommes reduits.

Pour revenir donc au sieur de Poutrincourt comme il eut fait quelques affaires, il s'informa en quelques Eglises s'il se pourroit point trouver quelque Prétre qui eut du sçavoir pour le mener avec lui, & soulager celui que le sieur de Monts y avoit laissé à son voyage, lequel nous pensions étre encore vivant. Mais d'autant que c'étoit la semaine sainte, temps auquel ilz sont occupés aux confessions, il ne s'en presenta aucun, les uns s'excusans sur les incommoditez de la mer & du long voyage, les autres remettans l'affaire apres Pasques. Occasion qu'il n'y eut moyen d'en tirer quelqu'un hors de Paris, parce que le temps pressoit, & la mer n'attend personne: par ainsi falloit partir.

Restoit de trouver les ouvriers necessaires au voyage de la Nouvelle-France. A quoy fut pourvu en bref (car souz le nom de Poutrincourt il se trouvoit plus de gens qu'on ne vouloit) pour fait de leurs gages, & argent donné à chacun par avance d'iceux gages, & pour se trouver à la Rochelle, où étoit le Rendez-vous, chez les sieurs Macquin & Georges honorables marchants de ladite ville associez du sieur de Monts, léquels fournissoient nôtre equipage.

Ce menu peuple étant parti, nous nous acheminames à Orleans trois ou quatre jours aprés, qui fut le Vendredy saint, pour aller faire noz Pasques en ladite ville d'Orleans, où chacun fist le devoir accoutumé à tous bons Chrétiens de prendre le Viatique spirituel de la divine Communion, mémement puis que nous allions en voyage.

Devant qu'arriver à la Rochelle, me tenant quelquefois à quartier de la compagnie, il me print envie de mettre sur mes tablettes un adieu à la France, lequel je fis imprimer en ladite ville de la Rochelle le lendemain de nôtre arrivee, qui fut le troisiéme jour d'Avril mil six cens six: & fut receu avec tant d'applaudissemens du peuple, que je ne dedaigneray de le coucher ici.



ADIEU À LA FRANCE

ORES que la saison du printemps nous invite

A seillonner le dos de la vague Amphitrite,

Et cinglez vers les lieux où Phoebus chaque jour

Va faire tout lassé son humide sejour,

Je veux ains que partir dire Adieu à la France

Celle qui m'a produit, & nourri dés l'enfance;

Adieu non pour toujours, mais bien souz cet espoir

Qu'encores quelque jour je la pourray revoir.


Adieu donc douce mere, Adieu France amiable:

Adieu de tous humains le sejour delectable:

Adieu celle qui m'a en son ventre porté,

Et du fruit de son sein doucement alaité.

Adieu, Muses aussi qui a vôtre cadence

Avez conduit mes pas dés mon adolescence:


Adieu riches palais, Adieu noble cités

Dont l'aspect a mes yeux mille fois contentés:

Adieu lambris doré, sainct temple de Justice,

Où Themis aux humains d'un penible exercice

Rend le Droit, & Python d'un parler eloquent,

Contre l'oppression defend l'homme innocent.

Adieu tours & clochers dont les pointes cornues

Avoisinans les cieux s'elevent sur les nues:

Adieu prez emaillez d'un million de fleurs

Ravissans mes esprits de leurs soüaves odeurs:

Adieu belle forets, Adieu larges campagnes,

Adieu pareillement sourcilleuses montagnes:

Adieu côtaux vineux, & superbes chateaux:

Adieu l'honneur des champs, & gras troupeaux

Et vous, ô ruisselets, fontaines, & rivieres,

Qui m'avez delecté en cent mille manieres,

Et mille fois charmé au doux gazouillement

De vos bruyantes eaux, Adieu semblablement:

Nous allons recherchans dessus l'onde azurée

Les journaliers hazars du tempeteux Nerée,

Pour parvenir aux lieux où d'une ample moisson

Se presente aux Chrétiens une belle saison.


O combien se prepare & d'honneur & de gloire,

Et sans cesse sera louable la memoire

A ceux-là qui poussez la sainte intention

Auront le bel objet de cette ambition!

Les peuples à jamais beniront l'entreprise

Des Autheurs d'un tel bien: & d'une plume apprise,

A graver dans l'airain de l'immortalité

J'en laisseray memoire à la posterité.


Prelats que Christ a mis pasteurs de son Eglise

A qui partant il a sa parole commise,

A fin de l'annoncer par tout cet Univers,

Et à la loy ranger par elle les pervers,

Someillez vous, helas! Pourquoy de vôtre zele

Ne faites-vous paroitre une vive étincelle

Sur ces peuples errans qui sont proye à l'enfer,

Du sauvement déquels vous devriez triompher?

Pourquoy n'employez vous à ce saint ministere

Que vous employez seulement à vous plaire?

Cependant le troupeau que Christ a racheté

Accuse devant lui vôtre tardiveté.

Quoy donc souffirez vous l'ordre du mariage

Sur vôtre ordre sacré avoir cet avantage

D'avoir eu devant vous le desir, le vouloir,

Le travail, & le soin de ce Chrétien devoir?


DE MONTS tu es celui de qui le haut courage

A tracé le chemin à un si grand ouvrage:

Et pource de ton nom malgré l'effort des ans

Le fueille verdoya d'un éternel printemps.

Que si en ce devoir que j'ay des-ja tracé

Ambitieusement je ne suis devancé,

Je veux de ton merite exalter la louange

Sur l'Equille, & le Nil, & la Seine, & le Gange.

Et faire l'Univers bruire de ton renom,

Si bien qu'en tout endroit on revere ton nom

Qu'a la suite de ce je ne couche en l'histoire

Celui duquel ayant conu la probité,

Les sens & la valeur & la fidelité,

Tu l'as digne trouvé à qui ta lieutenance

Fût surement commise en la Nouvelle-France.

Pour te servir d'Hercule, & soulager le fais

Que te surchargeroit au dessein que tu fais.


POUTRINCOURT, c'est donc toy qui a touché mon ame,

Et lui as inspiré une devote flamme

A celebrer ton lot, & faire par mes vers

Qu'à l'avenir ton nom vole par l'Univers:

Ta valeur dés long temps en la France conue

Cherche une nation aux hommes inconue

Pour la rendre sujette à l'empire François,

Et encore y assoir le thrône de noz Rois:

Ains plutot (car en toy la sagesse eternelle

A mis je ne sçay quoy digne d'une ame belle)

Le motif qui premier a suscité ton coeur

A si loin rechercher un immortel honneur,

Est le zele devoit & l'affection grande

De rendre à l'Eternel une agreable offrande,

Lui vouant toy, tes biens, ta vie, & tes enfans,

Que tu vas exposer à la merci des vents,

Et voguant incertain comme à un autre pole

Pour son nom exalter & sa sainte parole.


Ainsi tous-deux portés de méme affection:

Ainsi l'un secondans l'autre en intention,

Heureux, vous acquerrés une immortele vie,

Que de felicité toujours sera suivie:

Vie non point semblable à celle de ces dieux

Que l'antique ignorante a feinte dans le cieux

Pour avoir (comme vous) reformé la nature,

Les moeurs & la raison des hommes sans culture,

Mais une vie où git cette felicité

Que les oracles saints de la Divinité

Ont liberalement promis aux saintes ames

Que le ciel a formé de ses plus pures flammes.

Tel est vôtre destin & cependant ça bas

Vôtre nom glorieux ne craindra le trépas,

Et la posterité de vôtre gloire éprise,

Sera emeuë à suivre une méme entreprise,

Mais vous serés le centre où se rapportera

Ce que l'âge futur en vous suivant fera.


Toy qui par la terreur de ta sainte parole

Regis à ton vouloir les postillons d'Æole,

Qui des flots irritez peux l'orgueil abbaisser,

Et les vallons des eaux en un moment hausser,

Grand Dieu sois nôtre guide en ce douteux voyage.

Puis que tu nous y as enflammé le courage:

Lache de tes thresors un favorable vent

Qui pousse nôtre nef en peu d'heure du Ponant

Et fay que là poussions arriver par ta grace

Jetter le fondement d'une Chrétienne race.


Pour m'egayer l'esprit ces vers je composois

Au premier que je vi les murs des Rochelois




Jonas nom de nôtre navire: Mer basse à la Rochelle cause de difficile sortie: La Rochelle ville refermée: Menu peuple insolent: Croquans: Accident de naufrage du Jonas: Nouvel equippage: Faibles soldats ne doivent estre mis aux frontieres: Ministres prient pour la conversion des Sauvages: Pue de zele des nôtres: Eucharistie portée par les anciens Chrétiens en voyage: Diligence de Poutrincourt sur le point de l'embarquement.

CHAP. X

RRIVEZ que nous fumes à la Rochelle nous y trouvames les Sieurs de Monts & de Poutrincourt qui y étoient venu en poste, & nôtre navire appellé LE JONAS du port de cent cinquante tonneaux, prét à sortir hors les chaines de la ville pour attendre le vent. Cependant nus faisions bonne chere, voire si bonne, qu'il nous tardoit que ne fussions sur mer pour faire diete. Ce que ne fimes que trop quand nous y fumes une fois: car deux mois se passerent avant que nous vissions terre, comme nous dirons tantot. Mais les ouvriers parmi la bonne chere (car ils avoient chacun vint sols par jour) faisoient de merveilleux tintamarres au quartier de Saint Nicolas, où ils étoient logez. Ce qu'on trouvoit fort étrange en une ville si reformée que la Rochelle, en laquelle ne se fait aucune dissolution apparente, & faut que chacun marche l'oeil droit s'il ne veut encourir la censure soit du Maire, soit des Ministres de la ville. De fait il y en eut quelques uns prisonniers, léquels on garda à l'hôtel de ville jusques à ce qu'il fallut partir; & eussent eté chatiez sans la consideration du voyage, auquel on sçavoit bien qu'ils n'auroient pas toutes leurs aises: car ilz payerent assez par apres la folle enchere de la peint qu'ils avoient baillée aux sieurs Macquin & Georges bourgeois de ladite ville, pour les tenir en devoir. Je ne les veux toutefois mettre tous en ce rang, d'autant qu'il y en avoit quelques uns respectueux & modestes. Mais je puis dire que c'est un étrange animal qu'un menu peuple. Et me souvient à ce propos de la guerre des Croquans, entre léquels je me suis trouvé une fois étant en Querci. C'étoit la chose la plus bigearre du bonde que cette confusion de porteurs de sabots, d'où ils avoient pris le noms de Croquans, par ce que leurs sabots clouez devant & derriere faisoient Croc à chaque pas. Cette sorte de gens confuse n'entendoit ni rime, ni raison, chacun y étoit maitre, armés les uns d'une serpe au bout d'un baton, les autres de quelque epée enrouillée, & ainsi consequemment.

Nôtre Jonas ayant sa charge entiere, est en fin tiré hors la ville à la rade, & pensions partir le huitiéme ou neufiéme d'Avril. Le Capitaine Foulques s'étoit chargé de la conduite du voyage. Mais comme il y a ordinairement de la negligence aux affaires des hommes, avint que ce Capitaine (homme neantmoins que j'ay reconu fort vigilant à la mer) ayant laissé le navire mal garni d'hommes, n'y étant pas lui-méme, ni le Pilote, ains seulement six ou sept matelots tant bons que mauvais, un grand vent de Suest s'éleve la nuit, qui romp le cable du Jonas retenu d'une ancre tant seulement, & le chasse contre un avant-mur qui est hors la ville adossant la tour de la chaine, contre lequel il choque tant de fois qu'il se creve & coule à fonds. Et bien vint que la mer pour lors se retiroit. Car si ce desastre fût arrivé du flot, le navire étoit en danger d'étre renversé, avec un perte beaucoup plus grande qu'elle ne fut, mais il se soutint debout, & y eut moyen de le radouber: ce qui fut fait en diligence. On avertit nos ouvriers de venir ayder à cette necessité, soit à tirer à la pompe, ou pousser au capestan, ou à autre chose, mais il y en eut peu qui se missent en devoir, & s'en rioient la pluspart. Quelques uns s'étans acheminez jusques là parmi la vaze, s'en retournerent, se plaignans qu'on leur avoit jetté de l'eau, ne condiderans pas qu'ilz s'étoient mis du côté par où sortoit l'eau de la pompe que le vent éparpillait sur eux. J'y allay avec le sieur de Poutrincourt & quelques autres de bonne volonté, où nous ne fumes inutiles. A ce spectacle étoit préque toute la ville de la Rochelle sur le rempar. La mer étoit encore irritée, & pensames aller choquer plusieurs fois contre les grosses tours de la ville. En fin nous entrames dedans bagues sauves. Le vaisseau fut vuidé entierement, & fallut faire nouvel equippage. La perte fut grande & les voyages préque rompus pour jamais. Car aprés tant de coups d'essais, je croy qu'à l'avenir nul se fût hazardé d'aller planter des colonies pardela: ce païs étant tellement décrié, que chacun nous plaignoit sur les accidens de ceux qui y avoient eté par le passé. Neantmoins le sieur de Monts et ses associez soutindrent virilement cette perte. Et faut que je die en cette occurence, que si jamais ce païs là est habité de Chrétiens & peuples civilisés, c'est (aprés ce qui est deu au Roy) aux autheurs de ce voyage qu'en appartiendra à juste tiltre la premiere louange.

Cet esclandre nous retarda de plus d'un mois, qui fut employé tant à décharger qu'à recharger nôtre navire. Pendant ce temps nous allions quelquefois proumener és voisinages de la ville, & particulierement aux Cordeliers, qui n'en sont qu'a demie lieuë, là où étant un jour au sermon par un Dimanche, je m'émerveillay comme en ces places frontieres on ne mettoit meilleure garnison, ayans de si forts ennemis aupres d'eux. Et puis que j'entreprens une histoire narrative des choses en la façon qu'elles se sont passées, je diray que ce nous est chose honteuse que les Ministres de la Rochelle priassent Dieu chaque jour en leurs assemblées pour la conversion des pauvres peuples Sauvages, & méme pour nôtre conduite, & que nos Ecclesiastiques ne fissent pas le semblable. De verité nous n'avions prié ni les une ni les autres de ce faire, mais en cela se reconoit le zele d'un chacun. En fin peu auparavant nôtre depart il me souvient de demander sieur Curé ou Vicaire de l'Eglise de la Rochelle s'il se pourroit point trouver quelque sien confrere qui voulût benir avec nous: ce que j'esperoy se pouvoir aisément faire, pource qu'ils étoient là en assez bon nombre, & joint qu'étans en une ville maritime, je cuidoy qu'ilz prinssent plaisir de voguer sur les flots: mais je ne peu rien obtenir: Et me fut dit pour excuse qu'il faudroit des gens qui fussent poussez de grand zele & pieté pour aller en tels voyages: & seroit bon de s'addresser aux Peres Jesuites. Ce que nous ne pouvions faire alors, nôtre vaisseau ayant préque sa charge. A propos dequoy il me souvient avoir plusieurs fois ouï dire au sieur de Poutrincourt qu'aprés son premier voyage étant en Court, un Jesuite de Court lui demande qu se pourroit esperer de la conversion des peuples de la Nouvelle-France, & s'ils étoient en grand nombre. A quoy il répondit qu'il y avoit moyen d'acquerir cent mille ames à Jesus-Christ, mettant un nombre certain pour un incertain. Ce bon Pere faisant peu de cas de ce nombre, dit là dessus par admiration, N'y a il que cela! comme si ce n'était pas un sujet assez grand pour employer un homme. Certes quand il n'y en auroit que la centiéme partie, voire encore moins, on ne devroit la laisser perdre. Le bon Pasteur ayant d'étre cent brebis une égarée, lairra les nonante-neuf pour aller chercher la centiéme. On nous enseigne (& je le croy ainsi) que quant il n'y eût eu qu'un homme à sauver, nôtre Seigneur Jesus-Christ n'eût dedaigné de venir pour lui, comme il a fait pour tout le monde. Ainsi ne faut faire si peu de cas de ces pauvres peuples, quoy qu'ilz ne fourmillent en nombre comme dans Paris, ou Constantinople.

Voyant que je n'avoy rien avancé à demander un homme d'Eglise pour nous administrer les Sacremens, soit durant nôtre route, soit sur la terre: il me vint en memoire l'ancienne coutume des Chrétiens, léquels allans en voyage portoient avec eux le sacré pain de l'Eucharistie & ce faisoient-ils pour ce qu'en tous lieux ilz ne rencontroient point des Prétres pour leur administrer ce Sacrement, le monde étant lors encore plein de paganisme, ou d'heresies. Si bien que nom mal à propos il étoit appelé Viatic, lequel ilz portoient avec eux allans par voyes: & neantmoins je suis d'accord que cela s'entend spirituelement. Et considerant que nous pourrions étre reduits à cette necessité, n'y étant demeuré qu'un Prétre en la demeure de la Nouvelle-France (lequel on nous dit étre mort quand nous arrivames là) je demanday si on nous voudroit faire de méme qu'aux anciens Chrétiens, léquels n'étoient moins sages que nous. On me dit que cela se faisoit en ce temps-là pour des considerations qui ne sont plus aujourd'hui. Je remontray que le frere de saint Ambroise Satyrus allant en voyage sur mer se servoit de cette medecine spirituelle (ainsi que nous lisons en sa harangue funebre faite par ledit Saint Ambroise) laquelle il portoit in orario, ce que je prens pour un linge, ou taffetas: & bien lui en print: car ayant fait naufrage il se sauva sur un ais du bris de son vaisseau. Mais en ceci je fus éconduit comme au reste. Ce qui me donna sujet d'étonnement: & me sembloit chose bien rigoureuse d'étre en pire condition que les premiers Chrétiens: Car l'Eucharistie n'est pas aujourd'hui autre chose qu'elle étoit alors: & s'ilz la tenoient precieuse, nous ne la demandions pas pour en faire moins de compte.

Revenons à nôtre Jonas. Le voila chargé & mis à la rade hors de la ville: il ne reste plus que le temps & la marée à point: c'est le plus difficile de l'oeuvre. Car és lieux où il n'y a gueres de fonds, comme à la Rochelle, il faut attendre les hautes marées de pleine & nouvelle lune, & lors paraventure n'aura-on pas vent à propos, & faudra remettre la partie à quinzaine. Cependant la saison se passe, & l'occasion de faire voyage: ainsi qu'il nous pensa arriver. Car nous vimes l'heure qu'aprés tant de fatigues & de dépenses nous étions demeurez faute de vent, & pource que la lune venoit en decours, & consequemment la marée, le capitaine Foulques sembloit ne se point affectionner à sa charge, & ne demeuroit point au navire, & disoit-on qu'il étoit secretement sollicité des marchans autres que de la societé du sieur de Monts, de faire rompre le voyage: & paraventure n'étoit-il encore d'accord avec ceus qui le mettoient en oeuvre. Quoy voyant ledit sieur de Poutrincourt, il fit la charge de Capitaine de navire, & s'y en alla coucher l'espace de cinq ou six jours pour sortir au premier vent, & ne laisser perdre l'occasion. En fin à toute force l'onziéme de May mille six cens six à la faveur d'un petit vent d'Est il gaigna la mer, & fit conduire nôtre Jonas à la Palisse, & le lendemain douziéme revint à Chef-de-bois (qui sont les endroits où les navires se mettent à l'abri des vents) là où l'espoir de la Nouvelle-France s'assembla. Je di l'espoir, pour ce que de ce voyage dependoit l'entretenement, ou la rupture de l'entreprise.




Partement de la Rochelle: Rencontre divers de navires & Forbans: Mer tempestueuse à l'endroit des Essores, & pourquoy: Vent d'Ouest pourquoy frequent en la mer du Ponant: D'où viennent les vents: Marsoin prognostiques de tempétes: Façons de les prendre: Tempétes: Effets d'icelles: Calmes: Grains de vent que c'est: comme il se forme: ses effects: Asseurance de Matelots: Reverence comme se rend au navire Royal: Supputation de voyage: Mer chaude, puis froide: Raison de ce: & des Bancs de glaces en la Terre-neuve.

CHAP. XI

E Samedi veille de Pentecôte treziéme de May nous levames les ancres & fimes voiles en pleine mer tant que peu à peu nous perdimes de veue les grosses tours & la ville de la Rochelle, puis les iles de Rez & d'Oleron, disans Adieu à la France. C'étoit une chose apprehensive à ceux qui n'avoient accoustumé une telle danse, de se voir portez sur un elements si peu solide, & étre à tout moment (comme on dit) à deux doitz de la mort. Nous n'eumes fait long voyage que plusieurs firent le devoir de rendre le tribut à Neptune. Ce-pendant nous allions toujours avant, & n'étoit plus question de reculer en arriere depuis que la planche fut levée. Le seziéme jour de May nous eumes en rencontre treze navires Flamendes allans en Hespagne, qui s'enquirent de nôtre voyage, & passerent outre. Depuis ce temps nous fumes un mois entier sans voir autre chose que ciel & eau hors nôtre ville flotante, sinon un navire environ l'endroit des Essores (ou Açores) bien garni de gens mélez de Flamens & Anglois. Ilz nous vindrent couper chemin, & joindre d'assez prés. Et selon la coutume nous leur demandames d'où étoit le navire. Ilz nous dirent qu'ils étoient Terre-neuviers, c'est à dire qu'ils alloient à la pecherie des Morues aux Terres-neuves, & demanderent si nous voulions qu'ilz vinssent avec nous de Compagnie: dequoy nous les remerciames. Là dessus ilz beurent à nous & nous à eux, & prindrent une autre route. Mais aprés avoir consideré leur vaisseau, qui étoit tout chargé de mousse verte par le ventre & les côtez: nous jugeames que c'étoient des Forbans, & qu'il y avoit long temps qu'ilz battoient la mer en esperance de faire quelque prise. Ce fut lors plus que devant que nous commencames à voir sauter les moutons de Neptune (ainsi appelle-on les flots blanchissans quand la mer se veut emouvoir) & ressentir les rudes estocades de son Trident. Car ordinairement la mer est tempetueuse en l'endroit que j'ay dit. Que si on m'en demande la cause, je diray que j'estime cela provenir de certain conflit des vents Orientaux & occidentaux qui se rencontrent en cette partie de la mer, & principalement en Eté quand ceux d'Oest s'elevent, & d'une grande force penetrent un grand espace de mer jusques à ce qu'ilz trouvent les vents de deçà qui leur font resistance: & à ces rencontres il fait mauvais se trouver. Or cette raison me semble d'autant plus probable, que jusques environ les Essores nous avions eu vent assés à propos, & depuis préque toujours vent debout, ou Suroest, ou Noroest, peu de Nort & du Su, qui ne nous étoient que bons pour aller à la bouline. De vent d'Est rien du tout, sinon une ou deux fois, lequel ne nous dura pour en faire cas. Il es bien certain que les vents d'Oest regnent fort au long & au large de cette mer, soit par une certaine repercussion du vent Oriental qui est rapide souz la ligne æquinoctiale, duquel nous avons parlé ci-dessus; ou par ce que cette terre Occidentale étant grande, le vent aussi qui en sort abonde davantage. Ce qui arrive principalement en été quant le soleil a la force d'attirer les vapeurs de la terre. Car les vents en viennent & volontiers sortent des baumes & cavernes d'icelle. Et pource les Poëtes feignent qu'Æole les tient en des prisons d'où il les tire, & les fait marcher en campagne quand il lui plait. Mais l'esprit de Dieu nous le confirme encore mieux, quant il dit par la bouche du Prophete, que Dieu tout puissant entre autres merveilles tire les vents de ses thresors, qui sont ces cavernes dont je parle. Car le mot de thresor signifie en Hebrieu lieu secret & caché.

Des recoins de la terre, où ses limites sont,

Les pesantes vapeurs il souleve en amont,

Il change les eclairs en pluvieux ravages,

Tirant de ses thresors les vents & les orages.

Et sur cette consideration Christophe Colomb Genois premier navigateur en ces derniers siecles aux iles de l'Amerique, jugea qu'il y avoit quelque que grande terre en l'Occident, s'estant pris garde en allant sur mer qu'il y en venoit des vents continuels.

Poursuivans donc nôtre route nous eumes quelques autres tempétes & difficultés causées par les vents que nous avions préque toujours contraires pour estre partis trop tard: Mais ceux qui partent en Mars ont ordinairement bon temps, pour ce qu'alors sont en vogue les vents d'Est, & Nordest, & Nort, propres à ces voyages. Or ces tempétes bien souvent nous étoient présagées par les Marsoins qui environnoient nôtre vaisseau par milliers se jouans d'une façon fort plaisante. Il y en eut quelques uns à qui mal print de s'étre trop approchés. Car il y avoit des gens au guet souz le Beau-pré (à la proue du navire) avec des harpons en main qui les dardoient quelquefois, & les faisoient venir à bord à l'aide des autres matelots, léquels avec des gaffes les tiroient en haut. Nous en avons pris plusieurs de cette façon allant & venant, qui ne nous ont point fait de mal. Cet animal a deux doits de lart sur le dos tout au plus. Quand il étoit fendu nous lavions noz mais en son sang tout chaud, ce qu'on disoit étre bon à conforter les nerfs. Il a merveilleuse quantité de dents le long du museau, & pense qu'il tient bien ce qu'il attrape une fois.

[Note du transcripteur: La page 520 du document de reference, qui devrait se trouver ici a été remplacée par un duplicata de la page 500. La page suivante est la page 521 du document original.]

vaisseau pour soutenir les vagues. Quelquefois aussi nous avions des calmes bien importuns durant léquels on se baignoit en la mer, on dansoit sur le tillac on grimpoit à la hune, nous chantions en Musique. Puis quand on voyoit sortir de dessouz l'orizon un petit nuage, c'étoit lors qu'il falloit quitte ces exercices, & se prendre garde d'un grain de vent enveloppé là dedans, lequel se desserrant, grondant, ronflant, sifflant, bruiant, tempetant, bourdonnant, étoit capable de renverser nôtre vaisseau c'en dessus dessous, s'il n'y eût eu des gens préts à executer ce que le maitre du navire (qui étoit le Capitaine Foulques homme fort vigilant) leur commandoit. Or ces grains de vents léquels autrement on appelle orages, il n'y a danger de dire comme ilz se forment, & d'où ilz prennent origine. Pline en parle en son Histoire naturele, & dit en somme que ce sont exhalations & vapeurs légeres elevées dela terre jusques à la froide region de l'air: & ne pouvans passer outre, ains plutot contraintes de retourner en arriere elles rencontrent quelquefois des exhalations sulfurées & ignées, qui les environnent & resserrent de si prés, qu'il en furvient un grand combat, émotion & agitation entre le chaud sulfureux & l'aëreux humide, lequel forcé par son plus fort ennemi, de fuir; il s'élargit, se fait faire jour, & siffle, bruit, tempéte, bref se fait vent, lequel est grand, ou petit, selon que l'exhalaison sulfurée qui l'enveloppe se romp & lui fait ouverture, tantot tout à coup, ainsi que nous avons posé le fait ci dessus, tantot avec plus de temps, selon la quantité de la matiere de laquelle est composée, & selon que plus ou moins elle est agitée par contraires qualitez.

Mais je ne puis laisser en arriere l'asseurance merveilleuse qu'ont les bons matelots en ces conflicts de vents, orages & tempétes, lors qu'un navire étant porté sur des montagnes d'eaux, & de la glisse comme aux profonds abymes du monde, ilz grimpent parmi les cordages non seulement à la hune, & au bout du grand mast, mais aussi sans degrez, eu sommet d'un autre mast qui est enté sur le premier, soutenus seulement de la force de leurs bras & piés entortillés à-l'entour des plus hauts cordages. Voire je diray plus, qu'en ce grand branlement s'il arrive que la grand voile (qu'ils appellent Phaphil, ou Papefust) soit denoué par les extremitez d'enhaut, le premier à qui il sera commandé se mettra à chevalon sur la Vergue (c'est l'arbre qui traverse le grand mast) & avec un marteau à sa ceinture & demi douzaine de clous à la bouche ira r'attacher au peril de mille vies ce qui étoit decousu. J'ay autrefois ouï faire grand cas de la hardiesse d'un Suisse, qui (apres le siege de Laon, & la ville rendue à l'obeissance du Roy) grimpa, & se mie à chevalon sur le travers de la Croix du clocher de l'Eglise nôtre Dame dudit lieu, & y fit l'arbre fourchu, les piés en haut: qui fut une action bien hardie: On en dit autant d'un qui une fois l'an fait le méme sur la pointe du clocher de Strasbourg, qui est encore plus haut que celuy de Laon: mais cela ne me semble rien au pris de ceci, étant ledit Suisse & l'autre, sur un corps solide & sans mouvement; & cetui-ci (au contraire), pendant sur une mer agitée de vents impetueux, comme nous avons quelquefois veu.

Depuis que nous eumes quitté ces Froans, déquels nous avons parlé ci-dessus, nous fumes jusques au six huitiéme de Juin agitez de vents divers & préque tous contraires sans rien découvrir qu'un navire fort éloigné, lequel nous n'abordames, & neantmoins cela nous consoloit. Et ledit jour nous rencontrames un navire de Honfleur ou commandoit le Capitaine la Roche allant aux Terres-neuves, lequel n'avoit eu sur mer meilleure fortune que nous. C'est la coutume en mer que quand quelque navire particulier rencontre un navire Royal (comme étoit le nôtre) de se mettre au dessouz du vent, & se presenter non point côte à côte, mais en biaisant: méme d'abattre son enseigne: ainsi que fit ce Capitaine la Roche, hors-mis l'enseigne qu'il n'avoit point non plus que nous: n'en étant besoin en si grand voyage sinon quand on approche la terre, ou quand il se faut battre. Noz mariniers firent alors leur estime sur la route que nous avions faite. Car en tout navire les Maitre Pilotes, & Contremaitre, font registre chaque jour des routes, & airs de vents qu'ils ont suivi, par combien d'heures, & l'estimation des lieuës. Ledit la Roche donc estimoit étre par les quarante-cinq degrés & à cent lieuës du Banc: Nôtre Pilote nommé Maitre Olivier Fleuriot de Saint-Malo, par sa supputation disoit que nous n'en étions qu'à soixante lieuës: & le Capitaine Foulques à six vints & je croy qu'il jugeoit le mieux. Nous eumes beaucoup de contentement de ce rencontre, & primmes bon courage puis que nous commencions à rencontrer des vaisseaux, nous étant avis que nous entrions en lieu de conoissance.

Mais il faut remarquer une chose en passant que j'ay trouvée admirable, & où il y a à philosopher. Car environ cedit jour dix-huitiéme de Juin nous trouvames l'eau de la mer l'espace de trois jours fort tiede, & en étoit nôtre vin de méme au fond du navire, sans que l'air fut plus échauffé qu'auparavant. Et le vint-uniéme dudit mois tout au rebours nous fumes deux ou trois jours tant environnez de brouillas & froidures, que nous pensions étre au mois de Janvier: & étoit l'eau de la mer extremement froide. Ce qui nous dura jusques à ce que nous vimmes sur le Banc, pour le regard desdits brouillas qui nous causoient cette froidure au dehors. Quand je recherche la cause de cette antiperistase, je l'attribue aux glaces du Nort qui se dechargent sur la côte & la mer voisine de la Terre-neuve, & de Labrador, léquelles nous avons dit ailleurs étre là portées par le mouvement naturel de la mer, lequel se fait plus grand là qu'ailleurs, à cause du grand espace qu'elle a à courir comme dans un golfe au profond de l'Amerique, où la nature & lit de la terre universele la Porte aisément. Or ces glaces (qui quelquefois se voient en bancs longs de huit, ou dix lieuës, & hautes comme monts & côtaus, & trois fois autant profondes dans les eaux) tenans comme un empire en cette mer, chassent loin d'elles ce qui est contraire à leur froideur, & consequemment font reserrer pardeça ce peu que l'esté peut apporter de doux temperament en la partie où elles se viennent camper. Sans toutefois que je vueille nier que cette region là en méme parallele ne soit quelque peu plus froide que celles de nôtre Europe, pour les raisons que nous dirons ci-aprés, quand nous parlerons de la tardiveté des saisons. Telle est mon opinion: n'empechant qu'un autre ne dise la sienne. Et de cette chose memoratif, j'y voulu prendre garde au retour de la Nouvelle-France, & trouvay là méme tiedeur d'eau (ou peu s'en falloit) quoy qu'au mois de Septembre, à cinq ou six journées au deça dudit Banc duquel nous allons parler.




Du grand Banc des Morues: Arrivée audit Banc. Description d'icelui: Pécheries de Morues & d'oiseaux: Gourmandise des Happe-foyes: Perils divers: Faveurs de Dieu: Causes des frequentes & longues brumes en la mer Occidentale: Avertissement de la terre: Venuë d'icelle: Odeurs merveilleuses: Abord de deux chaloupes: Descente au port du Mouton: Arrivée au Port Royal: De deux François y demeurez seuls parmi les Sauvages.

CHAP. XII

EVANT que parvenir au Banc duquel nous avons parlé ci-dessus, qui est le grand Banc où se fait la pescherie des Morues vertes (ainsi les appelle-on, quand elles ne sont seches: car pour les secher il faut aller à terre) les Mariniers, outre la supputation qu'ilz font de leurs routes, ont des avertissemens qu'ils en approchent, par les oiseaux, tout ainsi qu'on fait en revenant en France, quand on en est à quelques cent ou six vintz lieuës prés. De ces oiseaux les plus frequens vers ledit Banc sont des Godes, Fouquets, & autres qu'on appelle Happe-foyes, pur la raison que nous dirons tantot. Quand donc on eut reconu de ces oiseaux qui n'étoient pas semblables à ceux que nous avions veu au milieu de la pleine mer, on jugea que nous n'étions pas loin d'icelui Banc. Ce qui occasionna de jetter la sonde par un Jeudi vint-deuxiéme de Juin, & lors ne fut trouvé fond. Mais le méme jour sur le soir on la jetta derechef avec meilleur succés. Car on trouva font à trente six brasses. Je ne sçaurois exprimer la joye que nous eumes de nous voir là où nous avions tant desiré d'étre parvenus. Il n'y avoit plus de malades, chacun sautoit de liesse, & nous sembloit étre en nôtre païs, quoy que ne fussions qu'à moitié de nôtre voyage, du moins pour le temps que nous y employames devant qu'arriver au Port Royal, où nous tendions.

Ici devant que passer outre je veux éclaircir ce mot de Banc: qui paraventure tient quelqu'un en peine de sçavoir que c'est. On appelle Bancs quelquefois un font areneux où n'y a gueres d'eau, ou qui asseche de basse mer. Et tels endroits sont funestes aux navires qui les rencontrent. Mais le Banc duquel nous parlons ce sont montagnes assises sur le profond des abymes s'élevent jusques à trente, trente-six, & quarante brasses prés de le surface de la mer. Ce banc on le tient de deux cens lieuës de long, & dix-huit, vint, & vint quatre de large: passé lequel on ne trouve plus de font non plus que pardeça, jusques à ce qu'on aborde la terre. Là dessus les navires étans arrivés, on plie les voiles, & fait-on la pécherie de la Morue verte, comme j'ay dit, de laquelle nous parlerons au dernier livre. Pour le contentement de mon lecteur je l'ay figuré en ma Charte geographique de la Terre-neuve avec des points, qui est tout ce qu'on peut faire pour le representer. Au milieu du lac de Neuf-chastel en Suisse se rencontre chose semblable. Car les pécheurs y pechent à six brasses de profond, & hors de là ne trouvent point de fond. Plus loin que le grand banc des morues s'en trouve d'autres, ainsi que j'ay remarqué en ladite charte, sur léquels on ne laisse de faire bonne pécherie: & plusieurs y vont qui sçavent les endroits. Lors que nous partimes de la Rochelle il y avoit comme une foret de navires à Chef-de-bois (d'où aussi ce lieu a pris son nom) que s'en allerent en ce païs là tout d'une volte, nous ayans devancé de deux jours.

Aprés avoir reconu le Banc nous nous remimes à la voile & fimes porter toute la nuit, suivans toujours nôtre route à l'Oest. Mais le point du jour venu qui étoit la veille saint Baptiste, à bon jour bonne oeuvre, ayans mis les voiles bas, nous passames la journée à la pécherie des Morues avec mille rejouissances & contentemens, à cause des viandes freches que nous eumes tant qu'il nous pleut, aprés les avoir long temps desirées. Parmi la pecherie nous eumes aussi le plaisir de voir prendre de ces oiseaux que les mariniers appellent Happe-foyes, à cause de leur aviduité à recuillir les foyes des Morues que l'on jette en mer, aprés qu'on leur a ouvert le ventre, déquels ilz sont si frians, que quoy qu'ils voient une grande perche ou gaffe dessus leur téte préte à les assommer ilz se hazardent d'approcher du vaisseau pour en attraper à quelque pris que ce soit. Et à cela passoient leur temps ceux qui n'étoient occupés à ladite pecherie: & firent tant par leur industrie & diligence, que nous en eumes environ une trentaine. Mais en cette action un de noz charpentiers de navire se laissa tomber dans la mer: & bien vint que le navire ne derivoit gueres. Ce qui lui donna moyen de se sauver & gaigner le gouvernail, par où on le tira en haut, & au bout fut chatié de sa faute par le Capitaine Foulques.

En cette pecherie nous prenions aussi quelquefois des chiens de mer; les peaux déquelz noz Menuisiers gardoient soigneusement pour addoucir leurs bois de menuiserie: item des Merlus qui sont meilleurs que les Morues: & quelquefois des Bars: laquelle diversité augmentoit nôtre contentement. Ceux qui ne tendoient ni aux morues ni aux oiseaux, passoient le temps à recuillir les coeurs, tripes, & parties interieures plus delicates dédites Morues qu'ilz mettoient en hachis avec du lart, des epices & de la chair d'icelles Moruës, dont ilz faisoient d'aussi bons cervelats qu'on sçauroit dans Paris. Et en mangeames de fort bon appetit.

Sur le soir nous appareillames pour nôtre route poursuivre, aprés avoir fait bourdonner noz canons tant à-cause de la féte de saint Jean, que pour l'amour du Sieur de Poutrincourt qui porte le nom de ce sainct. Le lendemain quelques uns des nôtres nous dirent qu'ils avoient veu un banc de glaces. Et là dessus nous fut recité que l'an precedent un navire Olonois s'étoit perdu pour en étre approché trop prés, & que deux hommes s'étans sauvez sur les glaces avoient en ce bon heur qu'un autre navire passant les avoit recuillis.

Faut remarquer que depuis le dix-huitiéme de Juin jusques à nôtre arrivée au Port Royal nous avons trouvé temps tout divers de celui que nous avions eu auparavant. Car (comme nous avons dit ci-dessus) nous eumes des froidures & brouillas (ou brumes) devant qu'arriver au Banc (où nous fumes de beau soleil) mais le lendemain nous retournames aux brumes, léquelles nous voyions venir de loin nous envelopper & tenir prisonniers ordinairement trois jours durant pour deux jours de beau temps qu'elles nous permettoient. Ce qui étoit toujours accompagné de froidures par l'absence du soleil. Voire méme en diverses saisons nous nous sommes veus huit jours continuels en brumes épesses par deux fois sans apparence du soleil que bien peu, comme nous reciterons ci-aprés. Et de tels effects j'ameneray une raison qui me semble probable. Comme nous voyons que le feu attire l'humidité d'un linge mouillé qui lui est opposé, ainsi le soleil attire des humiditez & vapeurs de la terre & de la mer. Mais pour la resolution d'icelles il a ici une vertu, & par de la une autre, selon les accidens & circonstances qui se presentent. Es païs de deça il nous enleve seulement les vapeurs de la terre & de noz rivieres, léquelles étans pesantes & grossieres, & tenans moins de l'element humide, nous causent un air chaud: & la terre dépouillée de ces vapeurs en est plus chaude & plus roties. De là vient que cesdites vapeurs ayans la terre d'une part & le soleil de l'autre qui les échauffent, elles se resoudent aisément, & ne demeurent guere en l'air, si ce n'est en hiver, quand la terre est refroidie, & le soleil au-dela de la ligne equinoctiale éloignée de nous. De cette raison vient aussi la cause pourquoy en la mer de France les brumes ne sont si frequentes ne si longues qu'en la Terre-neuve, par-ce que le soleil passant de son Orient par dessus les terres, cette mer à la venue d'icelui ne reçoit quasi que des vapeurs terrestres, & par un long espace il ne conserve cette vertu de bien-tôt resoudre les exhalations qu'il a attirées à soy, Mais quand il vient au milieu de la mer Oceane, & à ladite Terre-neuve, ayant elevé & attiré à soy en un si long voyage une grande abondance de vapeurs de toutes cette plaine humide, il ne les resout pas aisément, tant pource que ces vapeurs sont froides d'elles-mémes & de leur nature, que pource que le dessouz sympathize avec elle & les conserve, & ne sont point les rayons du soleil secondés à la resolution d'icelles, comme ilz sont sur la terre. Ce qui se reconoit méme en la terre de ce païs-là: laquelle encores qu'elle ne soit gueres échauffée, à-cause de l'abondance des bois, toutefois elle aide à dissiper les brumes & brouillas qui y sont ordinairement au matin durant l'été, mais non pas comme à la mer, car étans élevées apres la minuit sur les huit heures elles commencent à s'évanouir, & lui servent de rousée.

J'espere que ces petites digressions ne seront desagreables au Lecteur, puis qu'elles viennent à nôtre propos. Le vint-huitiéme de Juin nous nous trouvames sur un Banquereau (autre que le grand Banc duquel nous avons parlé) à quarante brasses: & le lendemain un de noz matelots tomba de nuit en la mer, & étoit fait de lui s'il n'eut rencontré un cordage pendant en l'eau. De là en avant nus commençames à avoir des avertissemens de la terre (c'étoit la Terre-neuve) par des herbes, mousses, fleurs, & bois que nous rencontrions toujours plus abondamment plus nous en approchions. Le quatriéme de Juillet noz matelots qui étoient du dernier quart apperceurent dés le grand matin les iles saint Pierre, chacun étant encore au lit. Et le Vendredi septiéme dudit mois nous découvrimes à estribort une côte de terre relevée longue à perte de veuë, qui nous remplit de rejouissance plus qu'auparavant. En quoy nous eumes une grande faveur de Dieu d'avoir fait cette découverte de beau temps. Et étans encore loin les plus hardis montoient à la hune pour mieux voir tant nous étions tous desireux de cette terre vraye habitation de l'homme. Le sieur de Poutrincourt y monta & moy aussi, ce que n'avions onques fait. Nos chiens mettoient le museau hors le bord pour mieux flairer l'air terrestre, & ne se pouvoient tenir de témoigner par leurs gestes l'aise qu'ils avoient. Nous en approchames à une lieuë prés & (voiles bas) fimes pecherie de morues celle qu'avions faite au banc commençant à faillir. Ceux qui pararavant nous avoient fait des voyages pardela jugerent que nous étions au Cap Breton. La nuit venant nous dressames le Cap à la mer: Et le lendemain huitiéme dudit mois, comme nous approchions de la Baye de Campseau vindrent les brumes sur le vépre, qui durerent huit jours entiers, pendant léquelz nous nous soutimme en mer louvians toujours, sans avancer, contrariés des vents d'Oest & Surouest. Pendant ces huit jours, qui furent d'un Samedi à un autre Dieu (qui a toujours conduit ces voyages, auquels ne s'est perdu un seul homme par mer) nous fit paroitre une speciale faveur, de nous avoir envoyé parmi les brumes épesses un eclaircissement de soleil, qui ne dura que demi heure: & lors nous eumes la veuë de la terre ferme, & coutume que nous nous allions perdre sur les brisans si nous n'eussions vitement tourné le cap en mer. C'est ainsi qu'on recherche la terre comme une bien-aimée, laquelle quelquefois rebute bien rudement son amant. En fi le Samedi quinziéme de Juillet, sur les deux heures apres midi le ciel commença de nous saluer à coups de canonades, pleurant comme faché de nous avoir si long temps tenu en peine. Si bien que le beau temps revenu, voici droit à nous (qui estions à quatre lieuës de terre) deux chaloupes à voile deployée parmi une mer encore emeuë. Cela nous donna beaucoup de contentement. Mais tandis que nous nous poursuivions nôtre route, voici de la terre des odeurs en suavité nompareilles apportées d'un vent chaut si abondamment, que tout l'Orient n'en sçauroit produire davantage. Nous tendions noz mains, comme pour les prendre, tant elles étoient palpables: ainsi qu'il avint à l'abord de la Floride à ceux qui y furent avec Laudonniere. A tant s'approchent les deux chaloupes, l'une chargée de Sauvages, qui avoient un Ellan peint à leur voile, l'autre de François Maloins, qui faisoient leur pecherie au port de Campseau. Mais les Sauvages furent plus diligens, car ils arriverent les premiers. N'en ayant jamais veu j'admiray du premier coup leur belle corpulence & forme de visage. Il y en eut un que s'excusa de n'avoir apporté sa belle robbe de Castors, par-ce que le temps avoit été difficile. Il n'avoit qu'une piece de frize rouge sur son dos: & des Matachiaz au col, aux poignets & au dessus du coude, & à la ceinture. On les fit manger & boire, & ce faisant Ilz nous dirent tout ce qui s'étoit passé depuis un an au Port Royal, où nous allions. Cependant les Maloins arriverent, & nous en dirent tout Autant que les Sauvages: Adjoutans que le Mercredi auquel nous evitames les brisans, ilz nous avoient veu, & vouloient venir à nous avec lédits Sauvages, mais que nous étans retournez en mer ilz s'en étoient desistez: & davantege, qu'à terre il avoit toujours fait beau temps: ce que nous admirames fort: mais la cause en a été renduë ci-dessus. De cette incommodité se peut tirer à l'advenir un bien, que ces brumes serviront de rempar au païs, & sçaura-on toujours en diligence ce qui se passera en mer. Ilz nous dirent aussi qu'ils avoient eu avis quelques jours auparavant, par d'autres Sauvages, qu'on avoit veu un navire au Cap Breton. Ces François de saint Malo étoient gens qui faisoient pour les associez du sieur de Monts, & se plaignirent que les Basques contre les defenses du Roy, avoient enlevé & troqué avec les Sauvages plus de six mille Castors. Ilz nous donnerent de leurs poissons, comme Bars, Merlus, & grans Fletans. Quant aux Sauvages, avant partir ilz nous demanderent du pain pour porter à leurs femmes: Ce qu'on leur accorda. Et le meritoient bien, d'estre venus de si bon courage pour nous dire en quelle part nous étions. Car depuis nous allames toujours asseurément.

A l'Adieu quelque nombre de ceux de nôtre compagnie s'en allerent à terre au Port de Campseau, tant pour nous faire venir du bois & de l'eau douce, que pour de là suivre la côte jusques au Port Royal dans une chaloupe: car nous avions crainte que le Capitaine du Pont n'en fust dé-ja parti lors que nous arriverions. Les Sauvages s'offirent d'aller vers lui à travers les bois, avec promesse qu'ils y seroient dans six jours, pour l'avertir de nôtre venuë afin de l'arréter, d'autant qu'il avoit le mot de partir si dans le seziéme du mois il n'avoit secours: à quoy il ne faillit point: toutefois noz gens desireux de voir la terre de prés, empécherent cela, & nous promirent nous apporter le lendemain l'eau & le bois susdit si nous nous trouvions prés ladite terre. Ce que nous ne fimes point, & poursuivimes nôtre route.

Le Mardi dix-septiéme de Juillet nous fumes à l'accoutumée pris de brumes & de vent contraire. Mais le Jeudi nous eumes du calme, si bien que nous n'avancions rien ni de brumes, ni de beau temps. Durant ce calme fut le soir un charpentier de navire se baignant en la mer apres avoir trop beu d'eau de vie, se trouva surpris, le froid de la marine combattant contre l'échauffement de cet esprit de vin. Quelques matelots voyans leur compagnon en peril, se jetterent dans l'eau pour le secourir, mais ayant l'esprit troublé, il se mocquoit d'eux, & n'en pouvoit-on jouir. Ce qui occasionna encore d'autres matelots d'aller au secours & s'empecherent tellement l'un l'autre que tous se virent en peril. En fin il y en eut un qui parmi cette confusion ouït la voix du sieur de Poutrincourt qui lui disoit, Jean Hay (c'étoit son nom) regardez-moy, & print le cordage qu'on lui presentoit. On le tira en haut, & le reste quant & quant fut sauvé. Mais l'autheur de la noise tomba en une maladie dont il pensa mourir.

Apres ce calme nous retournames pour deux jours au païs de brumes. Et le Dimanche vint-troisiéme dudit mois eumes conoissance du Port du Rossignol, & le méme jour apres midi de beau soleil nous mouillames l'ancre en mer à l'entrée du Port au Mouton, & pensames toucher, étans venus jusques à deux brasses & demie de profond. Nous allames en nombre de dix-sept à terre pour querir de l'eau & du bois qui nous defailloient. Là nous trouvames encore entieres les cabannes & logemens du Sieur de Monts qui y avoit séjourné l'espace d'un mois deux ans auparavant, comme nous avons dit en son lieu. Nous y remarquames parmi une terre sablonneuse force chénes porte-glans, cyprés, sapins, lauriers, roses muscades grozelles, pourpier, framboises, fougeres, lysimachia, espece de scammonée, Calamus odoratus, Angelique, & autres Simples en deux heures que nous y fumes: Et reportames en nôtre navire quantité de pois sauvages que nous trouvames bons. Ilz croissent sur les rives de la mer, qui les couvre deux fois le jour. Nous n'eumes le loisir d'aller à la chasse des lapins qui sont en grand nombre non loin dudit Port: ains nous en retournams sitôt que nôtre charge d'eau & de bois fut faite: & nous mimes à la voile.

Le Mardi vint-cinquiéme étions à l'endroit du Cap de Sable de beau-temps, & fimes bonne journée, car sur le soir nous eumes en veuë l'ile longue & la baye sainte Marie, mais à cause de la nuit nous reculames à la mer. Et le lendemain vimmes mouiller l'ancre à l'entrée du Port Royal, où ne peumes entrer pource qu'il étoit ebe. Mais deux coups de canons furent tirez de nôtre navire pour saluer ledit Port & avertir les François qui y étoient.

Le Jeudi vint-septiéme de Juillet nous entrames dedans avec le flot, qui ne fut sans beaucoup de difficultez, pource que nous avions le vent opposite, & des revolins entre les montagnes, qui nous penserent porter sur les rochers. Et en ces affaires nôtre navire alloit à rebours la poupe-devant, & quelquefois tournoit, sans qu'on y peust faire autre chose. En fin étans dedans le port, ce nous étoit chose emerveillable de voir la belle étendue d'icelui, & les montagnes & côtaux qui l'environnent; & m'étonnois comme un si beau lieu demeuroit desert & tout rempli de bois, veu que tant de gens languissent au monde qui pourroient faire proufit de cette terre s'ils avoient seulement un chef pour les y conduire. Peu à peu nous approchames de l'ile qui est vis-à-vis du Fort où nous avons depuis demeuré: ile di-je, la plus agreable qui se puisse voir, desirans en nous-mémes y voir portez de ces beaux batimens qui sont inutiles pardeça, & ne servent que de retraite aux hibous & cercerelles. Nous ne sçavions encore si le sieur du Pont étoit parti, & partant nous nous attendions qu'il nous deust envoyer quelques gens au devant. Mais en vain: car il n'y étoit plus dés y avoit douze jours. Et cependant que nos voguions par le milieu du port, voici que Membertou le plus grand Sagamos des Souriquois (ainsi s'appellent les peuples chez léquels nous étions) vient au Fort François vers ceux qui étoient demeurez en nombre de deux tant seulement, crier comme un homme insensé, disant en Son langage. Quoy? vous vous amusés ici à diner (il étoit environ midi) & ne voyez point un grand navire qui vient ici, & ne sçavons quels gens ce sont? Soudain ces deux hommes courent sur le boulevert, & appretent les canons en diligence, léquels ilz garnissent de boulets & d'amorces. Membertou sans dilayer vient dans son canot fait d'écorces, avec une sienne fille, nous reconoitre: & n'ayant trouvé qu'amitié, & nous reconoissant François, il ne fit point d'alarme. Neantmoins l'un de ces deux hommes là demeurez, dit La Taille, vint sur la rive du port la meche sur le serpentin pour sçavoir qui nous étions (quoy qu'il le sçeust bien, car nous avions la banniere blanche deployée à la pointe du mast) & si tôt voila quatre volées de canons qui font de Echoz inumerables: & de nôtre part le Fort fut salué de trois canonades, & plusieurs mousquetades: en quoy ne manquoit nôtre Trompete a son devoir. A tant nous descendons à terre, visitons la maison & passons la journée à rendre graces à Dieu, voir les cabanes des Sauvages, & nous aller pourmener par les prairies. Mais je ne puis que je ne loue beaucoup le gentil courage de ces deux hommes, déquels j'ay nommé l'un, l'autre s'appelle Miquelet: & meritent bien d'étre ici enchassés, pour avoir exposé si librement leurs vies à la conservation du bien de la Nouvelle-France. Car le sieur du Pont n'ayant qu'une barque & une patache, pour venir cher vers la Terre-neuve des navires de France, ne pouvoit se charger de tant de meubles, blez, farine, & marchandises qui étoient par-dela léquels il eût fallu jetter dans la mer (ce qui eût été à nôtre grand prejudice, & en avions bien peur) si ces deux homme n'eussent pris le hazard de demeurer là pour la conservation de ces choses. Ce qu'ilz firent volontairement, & de gayeté de coeur.




Heureuse rencontre du sieur du Pont: Son retour au Port-Royal: Rejouyssance: Description des environs dudit Port: Conjecture sur l'origine de la grande riviere de Canada: Semailles des blez: Retour du sieur du Pont en France: Voyage du sieur de Poutrincourt au païs des Armouchiquois: Beau segle provenu sans culture: Exercices & façon de vivre au Port-Royal: Cause des prairies de la riviere de l'Equille.

CHAP. XIII

E Vendredi lendemain de nôtre arrivée le sieur de Poutrincourt affectionné à cette entreprise comme pour soy-méme, mit une partie de ses gens en besongne au labourage & culture de la terre, tandis que les autre s'occupoient à nettoyer les chambres & chacun appareiller ce qui étoit de son métier. Le desir que j'avois de sçavoir ce qui se pouvoit esperer de cette terre me rendit avide audit labourage plus que les autres. Cependant ceux des nôtre qui nous avoient quittez à Campseau pour venir le long de la côte, rencontrerent comme miraculeusement le sieur du Pont parmi des iles, qui sont frequentes en ces parties là.

De dire combien fut grande la joye d'une part & d'autre, c'est chose que ne se peut exprimer. Ledit sieur du Pont à cette heureuse rencontre retourna en arriere pour nous venir voir au Port-Royal, & se mettre dans le Jonas pour repasser en France. Si ce hazard lui fut utile, il nous le fut aussi par le moyen de ses vaisseaux qu'il nous laissa. Et sans cela nous étions en une telle peine, que nous n'eussions sceu aller ni venir par eau apres que nôtre navire eust été de retour en France. Il arriva le Lundi dernier jour de Juillet, & demeura encore au Port-Royal jusques au vint-huitiéme d'Aoust. Et pendant ce mois grande rejouissance. Le sieur de Poutrincourt fit mettre sur cul un mui de vin l'un de ceux qu'on lui avoit baillé pour sa bouche, & permission de boire à tous venans tant qu'il dura: si bien qu'il y en eut qui se firent beaux enfans.

Dés le commencement nous fumes desireux de voir le païs à-mont la riviere, où nous trouvames des prairies préque continuellement jusques à plus de douze lieuës, parmi léquelles decoulent des ruisseaux sans nombre qui viennent des collines & montagnes voisines. Les bois y sont fort épais sur les rives des eaux, & tant que quelquefois on ne les peut traverser. Je ne voudroy toutefois les faire tels que Joseph Acosta recite étre ceux du Perou, quand il dit:

Un de noz freres homme digne de foy nous contoit qu'étant egaré & perdu dans les montagnes sans sçavoir quelle part, ni par où il devoit aller, il se trouva dans des buissons si épais: qu'il fut contraint de cheminer sur iceux sans mettre les pieds en terre par l'espace de quinze jours entiers.

Je laisse à chacun d'en croire ce qu'il voudra, mais cette croyance ne peut venir jusques à moi.

Or en la terre de laquelle nous parlons les bois sont plus clairs loin des rives, & des lieux humides: & en est la felicité d'autant plus grande à esperer, qu'elle est semblable à la terre que Dieu promettoit à son peuple par la bouche de Moyse, disant: Le Seigneur ton Dieu te va faire entrer en un bon païs de torrens d'eaux, de fonteines, & abymes, qui sourdent par campagnes, &c. Païs où tu ne manges point le pain en disette, auquel rien ne te defaudra, païs duquelles pierres sont fer, & des montagnes duquel tu tailleras l'airain. Et plus outre confirmant les promesses de la bonté & situation de la terre qu'il lui devoit donner. Le païs (dit-il) auquel vous allez passer pour le posseder n'est pas comme le païs d'Egypte, duquel vous estes sortis, là où tu semois ta semence, & l'arrousois avec le travail de ton pied, comme un jardin à herbes. Mais le païs auquel vous allez passer pour le possseder est un païs de montagnes & campagnes, & est abbreuvé d'eaux selon qu'il pleut des cieux. Or selon la description que nous avons fait ci-devant du Port Royal & de ses environs, en décrivant le premier voyage du sieur de Monts, & comme nous le disons ici, les ruisseaux y abondent à souhait par toute cette terre, dont rendent témoignage les frequentes & grandes rivieres qui l'arrousent. En consideration dequoy elle ne doit étre estimée moins heureuse que les Gaulles (qui ont une felicité particuliere en ce regard) si jamais elle vient à étre habitée d'hommes industrieux, & qui la sachent faire valoir. Quant aux pierres que nôtre Dieu promet devoir étre fer, & le montagnes d'airain, cela ne signifie autre chose que les mines de cuivre & de fer, & d'acier déquelles nous avons des-ja parlé ci-dessus, & parlerons encores ci-aprés. Et au regard des campagnes (dont nous n'avons encore parlé) il y en a préques tout à l'environ du Port Royal. Et au dessus des montagnes y a de belles campagnes où j'au veu des lacs & des ruisseaux ne plus ne moins qu'aux vallées. Mémes au passage pour sortir d'icelui Port & se mettre en mer, il y a un qui tombe des hauts rochers en bas, & en tombant s'éparpille en pluie menue, qui est chose delectable en Eté, par ce qu'au bas du roc il y a des grottes où l'on est couvert tandis que cette pluie tombe si agreablement: & se fait comme un arc en ciel dedans la grotte où tombe la pluie du ruisseau, lors que le soleil luit: ce qui m'a causé beaucoup d'admiration. Une fois nous allames depuis nôtre Fort jusques à la mer à travers les bois, l'espace de trois lieuës, mais au retour nous fumes plaisamment trompés. Car au bout de nôtre carriere pensans étre en plat païs nous nous trouvames au sommet d'une haute montagne, & nous fallut descendre avec assez de peine à-cause des neges. Mais les montagnes en une contrée ne sont point perpetuelles. A dix lieuës de nôtre demeure, le païs où passe la riviere de l'Equille est tout plat. J'ay veu par dela plusieurs contrées où le païs est tout uni, & le plus beau du monde. Mais la perfection est qu'il est bien arrousé. E pour témoignage de ce, non seulement au Port Royal, mais aussi en toute la Nouvelle-France, la grande riviere de Canada en fait foy, laquelle au bout de quatre cens lieuës est aussi large quel les plus grandes rivieres du monde, remplies d'iles & de rochers innumerables: prenant son origine de l'un des lacs qui se rencontrent au fil de son cours (& je le pense ainsi) si bien qu'elle a deux cours, l'un en l'Orient vers la France: l'autre en Occident vers la mer du Su. Ce qui est admirable, mais non sans exemple qui se trouve en nôtre Europe. Car j'apprens que la riviere qui descend à Trente & à Verone procede d'un lac qui produit une autre riviere dont le cours tend oppositement à la riviere du lins, lequel se décharge au Danube. Ainsi noz Geographes nous font croire que le Nil procéde d'un lac qui produit d'autres rivieres, léquelles se déchargent au grand Ocean.

Revenons à nôtre labourage: car c'est là où il nous faut tendre, c'est la premiere mine qu'il nous faut chercher, laquelle vaut mieux que les thresors d'Atabalippa: & qui aura du blé, du min, du bestial, des toiles, du drap, du cuir, du fer, & au bout des Morues, il n'aura que faire d'autres thresors, quant à la necessité de la vie. Or tout celà est, ou peut étre, en la terre que nous décrivons: sur laquelle ayant le sieur de Poutrincourt fait faire à la quinzaine un second labourage: & moy de méme, nous les ensemençames de nôtre blé François tant froment que segle: & à la huitaine suivant vit son travail n'avoir eté vain, ains une belle esperance par la production que la terre avoit des-ja fait des semences qu'elle avoit receu. Ce qu'ayant été montré au sieur du Pont ce lui fut un sujet de faire son rapport en France de chose toute nouvelle en ce lieu là.

Il étoit des-ja le vintiéme d'Aoust quand ces belles montres se firent, & admonestoit le temps ceux qui étoient du voyage, de trousser bagage: à quoy on commença de donner ordre, tellement que le vint-cinquiéme dudit mois, apres maintes canonades, l'ancre fut levée pour venir à l'emboucheure de Port, qui est ordinairement la premiere journée.

Le sieur de monts ayant desiré de s'élever au Su tant qu'il pourroit y chercher un lieu bien habitable pardelà Malebarre, avoit prié le sieur de Poutrincourt de passer plus loin qu'il n'avoit été, & chercher un Port convenable en bonne temperature d'air, ne faisant plus de cas du Port Royal que de sainte Croix, pour ce qui regarde la Santé. A quoy voulant obtemperer ledit sieur de Poutrincourt, il ne voulut attendre le printemps, sachant qu'il auroit d'autre exercices à s'occuper. Mais voyant ses semailles faites, & la verdure sur son champ, il resolut de faire ce voyage & découverte avant l'hiver. Ainsi il disposa toutes choses à cette fin, & avec sa barque vint mouiller l'ancre prés du Jonas, afin de sortir sa compagnie. Tandis qu'ilz furent là attendans le vent propre l'espace de trois jour il y avoit une moyenne balaine (que les Sauvages appellent Maria) laquelle venoit tous les jours au matin dans le Port avec le flot, nouant là dedans tout à son aise, & s'en retournoit d'ebe. Et lors prenant un peu de loisir, je fis en rhime Françoise un Adieu audit sieur du Pont & sa troupe, lequel est ci-aprés couché parmi LES MUSES DE LA NOUVELLE-FRANCE.

Le vint-huitiéme dudit mois chacun print sa route qui deçà, qui delà, diversement à la garde de Dieu. Quant au sieur du Pont il deliberoit en passant d'attaquer un marchant de Rouën nommé Boyer (lequel contre les deffenses du Roy étoit allé pardela troquer avec les Sauvages apres avoir eté delivré des prisons de la Rochelle par le consentement du sieur de Poutrincourt, & souz promesse qu'il n'iroit point) mais il étoit ja parti. Et quant audit sieur de Poutrincourt il print la volte de l'ile sainte Croix premiere demeure des François, ayant Champ-doré pour maitre & conducteur de sa barque, mais contrarié du vent, & pource que sa barque faisoit eau, il fut contraint de relacher par deux fois. En fin il franchit la Baye Françoise, & visita ladite ile, là où trouva d blé meur de celui que deux ans auparavant le sieur de Monts avoit semé, lequel étoit beau, gros, pesant, & bien nourri. Il nous en envoya au Port Royal, où j'étois demeuré, ayant eté de ce prié pour avoir l'oeil à la maison, & maintenir ce qui y restoit de gens en concorde. A quoy j'avoy condescendu (encore que cela eust eté laissé à ma volonté) pour l'asseurance que nous nous donnions que l'an suivant l'habitation se feroit en païs plus chaut pardela Malebarre, & que nous irions tous de compagnie avec ceux qu'on nous envoyeroit de France. Pendant ce temps je me mis à preparer de la terre, & faire des clotures & compartimens de jardins pour y semer des legumes, & herbes de menage. Nous fimes aussi faire un fossé tout à l'entour du Fort, lequel étoit bien necessaire pour recevoir les eaux & humidités qui paravant decouloient par dessouz les logemens parmi les racines des arbres qu'on y avoit defrichez: ce qui paraventure rendoit le lieu mal sain.

Je ne veux m'arreter à décrire ici ce que nos autres ouvriers faisoient chacun en particulier. Il suffit que nous avions nombre de menuisiers, charpentiers, massons, tailleurs de pierres, serruriers, tailandiers, couturiers, scieurs d'ais, matelots, &c, qui faisoient leur exercices, en quoy ils étoient fort humainement traitez. Car on les quittoit pour trois heures de travail par jour. Le surplus du temps ilz l'emploioient à recuillir des Moules qui sont de basse mer en grande quantité devant le Fort, ou des Houmars (especes de Langoustes) ou des Crappes, qui sont abondamment sous les roches au Port-Royal, ou des Cocques qui sont souz la vaze de toutes parts és rives dudit port. Tout cela se prent sans filets & sans batteaux. Il y en avoit qui prenoient quelquefois du gibier, mais 'étant dressez à cela ilz gatoient la chasse. Et pour nôtre regard, nous avions à nôtre table un des gens du sieur de Monts, qui nous pourvoyoit en sorte que n'en manquions point, nous apportant quelquefois demi douzaine d'Outardes, quelquefois autant de canars, ou oyes sauvages grises & blanches, bien souvent deux & trois douzaines d'alouettes, & autres sortes d'oiseaux. De pain nul n'en manquoit: & avoit chacun trois chopines de vin pur & bon. Ce qui a duré tant que nous avons été par dela, sinon que quand ceux qui nous vindrent querir, au lieu de nous apporter des commodités nous eurent aidé à en faire vuidange (comme nous le pourrons repeter ci-aprés) il fallut reduire la portion à une pinte. Et neantmoins bien souvent il y a eu de l'extraordinaire. Ce voyage en ce regard a eté le meilleur de tous dont nous en devons beaucoup de louange audit sieur de Monts & à ses associez les sieurs Macquin & Georges Rochelois, qui nous en pourveurent tant honnétement. Car certes je trouve que cette liqueur Septembrale est entre autres choses un souverain preservatif contre la maladie du Scorbut: & les epiceries, pour corriger le vice qui pourroit étre en l'air de cette region, lequel neantmoins j'ay toujours reconu bien pur & subtil, nonobstant les raisons que j'en pourrois avoir touchées parlant ci-dessus d'icelle maladie. Pour la pitance nous avions pois, féves, ris, pruneaux, raisins, morues seches & chairs salées, sans comprendre les huiles & le beurre. Mais toutes & quantes fois que les Sauvages habituez pres de nous avoient pris quelque quantité d'Eturgeons, Castors, Ellans, Caribous, ou autres animaux mentionnez en mon Adieu en la Nouvelle-France, ils nous en apportoient la moitié: & ce qui restoit ilz l'exposoient quelquefois en vente en place publique, & ceux qui en vouloient troquoient du pain alencontre. Voila en partie nôtre façon de vivre par dela. Mais jaçoit que chacun de nosdits ouvriers eût son métier particulier, neantmoins il falloit s'employer à tous usages, comme plusieurs faisoient. Quelques massons & tailleurs de pierre se mirent à la boulengerie, Léquels nous faisoient d'aussi bon pain que celui de Paris. Ainsi un de noz scieurs d'ais nous fit plusieurs fois du charbon en grande quantité.

En quoy est à noter une chose dont ici je me souvien. C'est que comme il fut necessaire de lever des gazons pour couvrir la pile de bois assemblée pour faire ledit charbon, il se trouva dans les prez plus de deux pieds de terre, non terre, mais herbes melées de limon qui se sont entassées les unes sur les autres annuellement depuis le commencement du mande, sans avoir été fauchées. Neantmoins la verdure en est belle servant de pasture aux Ellans, léquels nous avons plusieurs fois veu en noz prairies de delà en troupe de trois ou quatre, grands & petits se laissans aucunement approcher, puis gaignans les bois. Mais je puis dire davantage avoir veu en traversant deux lieuës de nosdites prairies, icelles toutes foullées de vestiges d'Ellans, car je n'y sçay point d'autres animaux à pié fourchu. Et en fut tué un non loin de nôtre Fort, en un endroit là où le sieur de Monts ayant fait faucher l'herbe deux ans devant, elle estoit revenue la plus belle du monde. Quelqu'un pourra s'étonner comment se font ces prairies, veu que toute la terre en ces lieux-là est couverte de bois. Pour à quoy satisfaire, le curieux sçaura qu'és hautes marées, principalement en celles de Mars & de Septembre, le flot couvre ces rives là: ce qui empeche les arbres d'y prendre racine. Mais par tout où l'eau ne surnage point, s'il y a de la terre il y a des bois.




Partement de l'ile Sainte-Croix: Baye de Marchin: Chouakoet: Vignes & raisins: & largesse de Sauvages: Terre & peuple Armouchiquois: Cure d'un armouchiquois blessé: Simplicité & ignorance de peuple: Vice des Armouchiquois: Soupçon: Peuple ne se souciant de vétement: Blé semé & vignes plantées en la terre des Armouchiquois: Quantité de raisins: Abondance de peuple: Mer perilleuse.

CHAP. XIV

EVENONS au sieur de Poutrincourt, lequel nous avons laissé en l'ile Sainte-Croix. Apres avoir là fait une reveuë, & caressé les Sauvages qui y étoient, il s'en alla en quatre jours à Pemptegoet, qui est ce lieu tant renommé souz le nom de Norembega. Et ne falloit un si long temps pour y parvenir, mais il s'arreta sur la route à faire racoutrer sa barque car à cette fin il avoit mené un serrurier & un charpentier, & quantité d'ais. Il traversa les iles qui sont à l'embouchure de la riviere, & vint à Kinibeki, là où sa barque fut en peril à-cause des grans courans d'eaux que la nature du lieu y fait. C'est pourquoy il ne s'y arreta point, ains passa outre à la Baye de Marchin, qui est le nom d'un Capitaine Sauvage, lequel à l'arrivée dudit sieur commença à cirer hautement Hé hé, à quoy on lui répondit de méme. Il repliqua demandant en son langage: Qui étes-vous? On lui dit que c'étoient amis. Et là dessus à l'approcher le sieur de Poutrincourt traita amitié avec lui, & lui fit presens de couteaux, haches, & Matachiaz, c'est à dire écharpes, carquans, & brasselets fait de patenôtres, ou de tuyaux de verre blanc & bleu, dont il fut fort aise, méme de la consideration que ledit sieur de Poutrincourt faisoit avec lui, reconoissant bien que cela lui seroit beaucoup de support. Il distribua à quelques uns d'un grand nombre de peuple qu'il avoit autour de soy, les presens dudit sieur de Poutrincourt, auquel il apporta force chairs d'Orignac, ou Ellan (car les Basques appellent un Cerf, ou Ellan, Orignac) pour refraichir de vivres la compagnie. Cela fait on tendit les voiles vers Chouakoet, où est la riviere du Capitaine Olmechin, & où se fit l'année suivante la guerre des Souriquois & Etechemins souz la conduite du Sagamos Membertou, laquelle j'ay décrite en vers rapportez és Muses de la Nouvelle-France. A l'entrée de la Baye dudit lieu de Chouakoet est uni ile grande comme de demie lieuë de tour, en laquelle noz gens découvrirent premierement la vigne (car encores qu'il y en ait aux terres plus voisines du Port-Royal comme le long de la riviere saint Jean, toutefois on n'en avoit encore eu conoissance) laquelle ilz trouverent en grande quantité, ayant le tronc haut de trois à quatre piez, & par bas gros comme le poin, les raisins beaux, & gros, les uns comme prunes, les autres moindres: au reste si noirs qu'ilz laissoient la teinture où se repandoit leur liqueur: Ils étoient couchez sur les buissons & ronces qui sont parmi cette ile, en laquelle les arbres ne sont si pressez qu'ailleurs, ains éloignez comme de six à six toises. Ce qui fait que le raisin meurit plus aisément; ayant d'ailleurs une terre fort propre à cela sabloneuse & graveleuse. Ilz n'y furent que deux heures; mais fut remarqué que du côté du Nort n'y avoit point de vignes, ainsi qu'en l'ile Sainte-Croix n'y a de Cedres que du côté d'Oest.

De cette ile ils allerent à la riviere d'Olmechin port de Chouakoet, là où Marchin & ledit Olmechin amenerent un prisonnier Souriquois (& partant leur ennemi) au sieur de Poutrincourt, lequel ilz lui donnerent liberalement. Deux heures aprés arrivent deux Sauvages l'un Etechemin nommé Chkoudun, Capitaine de la riviere Saint Jean dite par les Sauvages Oigoudi: l'autre Souriquois nommé Messamoet Capitaine ou Sagamos en la riviere du Port de la Heve, sur lequel on avoit pris ce prisonnier. Ils avoient force marchandises troquées avec les François, léquelles ilz venoient là debiter, sçavoir chaudieres grandes, moyennes, & petites, haches, couteaux, robbes, capots, camisoles rouges, pois, féves, biscuit, & autres choses. Sur ce voici arriver douze ou quinze batteaux pleins de Sauvages de la sujetion d'Olmechin, iceux en bon ordre, tous peinturés à la face, selon leur coutume, quand ilz veulent étre beaux, ayant l'arc, & la fleche en main, & le carquois auprés d'eux, léquels ilz mirent bas à bord. A l'heure Messamoet commence à haranguer devant les Sauvages leur remontrant comme par le passé ils avoient eu souvent de l'amitié ensemble: & qu'ilz pourroient facilement domter leurs ennemis s'ils se vouloient entendre, & se servir de l'amitié des François, lequels ilz voyoient là presens pour reconoitre leur païs, à fin de leur porter des commodités à l'avenir, & les secourir de leurs forces, léquelles il sçavoit, & les leur representoit d'autant mieux, que lui qui parloit étoit autrefois venu en France, & y avoit demeuré en la maison du sieur de Grandmont Gouverneur de Bayonne. Somme, il fut prés d'une heure à parler avec beaucoup de vehemence & d'affection, & avec un contournement de corps & de bras tes qu'il est requis en un bon Orateur. Et à la fin jetta toutes ses marchandises (qui valoient plus de trois cens escus renduës en ce païs-là) dans le bateau d'Olmechin comme lui faisant present de cela en asseurance de l'amitié qu'il lui vouloit témoigner. Cela fait la nuit s'approchoit, & chacun se retira. Mais Messamoet n'étoit pas content de ce qu'Olmechin ne lui avoit fait pareille harangue, ni retaliation de son present: car les Sauvages ont cela de noble qu'ilz donnent liberalement jettans aux piez de celui qu'ilz veulent honorer le present qu'ilz lui font; mais c'est en esperant de recevoir quelque honnéteté reciproque, qui est une façon de contract que nous appellons sans nom, Je te donne à fin que tu me donnes. Et cela se fait par tout le monde. Partant Messamoet dés ce jour là songea de faire la guerre à Olmechin. Neantmoins le lendemain matin lui & ses gens retournerent avec un bateau chargé de ce qu'ils avoient, sçavoir blé, petun, féves, & courges, qu'ilz distribuerent deça & dela. Ces deux Capitaines Olmechin & Marchin ont depuis été tués à la guerre. A la place déquels avoit été éleu par les Sauvages un nommé Bessabés: lequel depuis nôtre retour a été tué par les Anglois: & au lieu d'icelui ont fait venir un Capitaine de dedans les terres nommé Asticou, homme grave, vaillant, & redouté, lequel d'un clin d'oeil amassera mille Sauvages, ce que faisoient aussi Olmechin & Marchin. Car noz barques y étans, incontinent la mer se voyoit toute couverte de leurs bateaux chargez d'hommes dispos, se tenant droits là dedans: ce que ne sçaurions faire sans peril, n'étant iceux bateaux que des arbres creusez à la façon que nous dirons au dernier livre. De là donc le sieur de Poutrincourt poursuivant sa route, trouva un certain port bien agreable, lequel n'avoit été veu par le sieur de Monts: & durant le voyage ils virent force fumées, & gens à la rive, qui les invitoient à s'approcher d'eux: & voyans qu'on n'en tenoit conte, ilz suivoient la barque le long de la gréve sablonneuse, voire la devançoient le plus souvent, tant ilz sont agiles, ayans l'arc en main, & le carquois sur le dos, dansans toujours & chantans, sans se soucier dequoy ils vivront par les chemins. Peuple heureux, voire mille fois plus que ceux qui se font adorer pardeça, s'il avoit la conoissance de Dieu & de son salut.

Le sieur de Poutrincourt ayant pris terre à ce port, voici parmi une multitude de Sauvages des fiffres en bon nombre, qui jouoyent de certains flageollets longs, faits comme des cannes de roseaux, peinturés par dessus, mais non avec telle harmonie que pourroient faire nos bergers: & pour montrer l'excellence de leur arc, ilz siffloient avec le nez en gambadant selon leur coutume.

Et comme ces peuples accouroient precipitamment pour venir à la barque, il y eut un Sauvage qui se blessa griévement au talon contre le trenchant d'une roche, dont il fut contraint de demeurer sur la place. Le Chirurgien du sieur de Poutrincourt à l'instant voulut apporter à ce mal ce qui étoit de son art, mais ilz ne le voulurent permettre que premierement ilz n'eussent fait à l'entour de l'homme blessé leurs chimagrées. Ils le coucherent donc par terre, l'un d'eux lui tenant la téte en son giron, & firent plusieurs criaillemens, danses & chansons, à quoy le malade ne répondoit sinon Ho, d'une voix plaintive. Ce qu'ayant faiz ilz le permirent à la cure dudit Chirurgien, & s'en allerent, comme aussi le patient aprés qu'il fut pensé, mais deux heures passées il retourna le plus gaillart du monde ayant mis à l'entour de sa téte le bandeau dont étoit enveloppé son talon, pour étre plus beau fils.

Le lendemain les nôtres entrerent plus avant dans le port, là où étans allé voir les cabannes des Sauvages, une vieille de cent ou six-vints ans vint jetter aux piez du sieur de Poutrincourt un pain de blé qu'on appelle Mahis, & pardeça blé de Turquie, ou Sarrazin, puis de la chanve fort belle & haute, item des féves, & raisins frais cuillis, pour ce qu'ils en avoient veu manger aux François à Chouakoet. Ce que voyans les autres Sauvages qui n'en sçavoient rien, ils en apportoient plus qu'on ne vouloit à l'envi l'un de l'autre, & en recompense on leur attachoit au front une bende de papier mouillée de crachat, dont ils étoient fort glorieux. On leur montra en pressant le raisin dans le verre, que de cela nous faisions le vin que nous beuvions. On les voulut faire manger du raisin, mais l'ayans en la bouche ilz le crachoient, & pensoient (ainsi qu'Ammian Marcellin recite de noz vieux Gaullois) que ce fût poison, tant ce peuple est ignorans de la meilleure chose que Dieu ait donnée à l'homme, apres le pain. Neantmoins si ne manquent-ilz point d'esprit, & feroient quelque chose de bon s'ils étoient civilisés, & avoient l'usage des métiers. Mais ilz sont cauteleux, larrons & traitres, & quoy qu'ilz soyent nuds on ne se peut garder de leurs mains: car si on detourne tant soit peu l'oeil, & voyent l'occasion de derober quelque couteau, hache, ou autre chose, ilz n'y manqueront point, & mettront le larecin entre leurs fesses, ou le cacheront souz le sable avec le pied si dextrement qu'on ne s'en appercevra point. J'ay leu en quelque voyage de la Floride, que ceux de cette province sont de méme naturel, & ont la méme industrie de derober. De vérité je ne m'étonne pas si un peuple pauvre & nud est larron, mais quant il y a de la malice au coeur, cela n'est plus excusable. Ce peuple est tel qu'il faut traiter avec terreur: car par amitié si on leur donne trop d'accés ils machineront quelque surprise, comme s'est reconnu en plusieurs occasions, ainsi que nous avons veu ci-dessus & verrons encor ci-aprés. Et sans aller plus loin, le deuxiéme jour aprés étre là arrivez, comme ils voyoient noz gens occupez sur la rive du ruisseau qui est là, à faire la lescive, ilz vindrent quelques cinquante à la file, avec arcs, fleches, & carquois, en intention de faire quelque mauvais tour, comme on en a eu conjecture sur la maniere de proceder. Mais on le s prevint, & alla-on au devant d'eux avec mousquets & la méche sur le serpentin. Ce qui fit les uns fuir, & les autres étans enveloppés aprés avoir mis les armes bas, vindrent à une peninsule où étoient nos gens, et faisans beau semblant, demanderent à troquer du petun qu'ils avoient, contre noz marchandises.

Le lendemain le Capitaine dudit lieu & port vint voir le sieur de Poutrincourt en sa barque. On fut étonné de le voir accompagné d'Olmechin, veu que la traite étoit merveilleusement longue de venir là par terre, & beaucoup plus brieve par la mer. Cela donnoit sujet de mauvais soupçon, encores qu'il eût promis amitié avec François. Neantmoins ilz furent humainement receuz, & bailla le sieur de Poutrincourt un habit complet audit Olmechin, duquel étant vétu, il se regardoit en un miroir, & rioit de se voir ainsi. Mais peu aprés sentant que cela l'empechoit, quoy qu'au mois d'Octobre, quand il fut retourné aux cabannes il le distribua à plusieurs de ses gens, afin qu'un seul n'en fût trop empeché. Ceci devroit servir de leçon à tant de mignons & migones de deça, à qui il faut faire des habits & corselets durs comme bois, où le corps est si miserablement gehenné, qu'ilz sont dans leurs vétemens inhabiles à touts bonnes choses: Et s'il fait trop chaut ilz souffrent dans leurs groz culs à mile replis, des chaleurs insupportables, qui surpassent les douleurs que l'on fait quelquefois sentir aux criminels.

Or durant le temps que ledit sieur de Poutrincourt fut là, étant en doute si le sieur de Monts viendroit point faire une habitation en cette côte, comme il en avoit desir, il y fit cultiver un parc de terre pour y semer du blé, & planter la vigne, comme il fit à l'aide de nôtre Apoticaire M. Louis Hebert, homme qui outre l'experience qu'il a en son art, prent grand plaisir au labourage de la terre. Et peut-on ici comparer ledit sieur de Poutrincourt au bon pere Noé, lequel aprés avoir fait la culture la plus necessaire regarde la semaille des blez, se mit à planter à la vigne, de laquelle il ressentit les effects par aprés.

Sur le point qu'on deliberoit de passer outre, Olmechin vint à la barque pour voir le sieur de Poutrincourt, là où aprés s'étre arreté par quelques heures soit à deviser, soit à manger, il dit que le lendemain devoient arriver cent bateaux contenans chacun six hommes: mais la venuë de telles gens n'étant qu'une reuse, le sieur de Poutrincourt ne les voulut attendre: ains s'en alla le jour méme à Malebarre, non sans beaucoup de difficultés a cause des grans courans & du peu de font qu'il y a. De maniere que la barque ayant touché à trois piez d'eau seulement on pensoit étre perdu, & commença-on à la décharger & mettre les vivres dans la chaloupe qui étoit derriere, pour se sauver en terre: mais la mer n'étant en son plein, la barque fut relevée au bout d'une heure. Toute cette mer est une terre usurpée comme celle du Mont saint Michel, terre sablonneuse, en laquelle ce qui reste est tout plat païs jusques aux montagnes que l'on voit à quinze lieuës de là. Et ay opinion que jusques à la Virginie c'est tout de méme. Au surplus ici grande quantité de raisins comme devant, & païs fort peuplé. Le sieur de Monts étant venu à Malebarre en autre saison recuillit seulement du raisin vert, lequel il fit confire, & en apporta au Roy. Mais ç'a eté un heur d'y étre venu en Octobre pour en voir la parfaite maturité. J'ay dit ci-devant la difficulté qu'il y a d'entrer au port de Malebarre, C'est pourquoy le sieur de Poutrincourt n'y entra point avec sa barque, ains y alla seulement avec une chaloupe, laquelle trente ou quarante Sauvages aiderent à mettre dedans, & comme la marée fut haute (or ici la mer ne hausse que de deux brasses, ce qui est rare à voir) il en sortit & se retira en ladite barque, pour dés le lendemain, si töt qu'il ajourneroit, passer outre.




Perils: Langage inconu: Structure d'une forge, & d'un four: Croix plantée: Abondance: Conspiration: Desobeissance Assassinat: Fuite de trois cent contre dix: Agilité des Armouchiquois: Propheties de nôtre temps. Barbin. Marquis d'Ancre: Accident d'un mousquet crevé: Insolence, timidité, impieté, & fuite des Sauvages: Port fortuné: Mer mauvaise, Vengeance: Conseil & resolution sur le retour: Nouveaux perils: Faveurs de Dieu: Arrivée du sieur de Poutrincourt au Port Royal: & la reception à lui faite.

CHAP. XV

A nuit commençant à plier bagage pour faire place à l'aurore on mit la voile au vent, mais ce fut avec une navigation fort perilleuse. Car avec ce petit vaisseau, qui n'étoit que de dix-huit tonneaux, il étoit force de côtoyer la terre, où noz gens ne trouvoient point de fond: reculans à la mer c'étoit encore pis: de maniere qu'ilz toucherent deux ou trois fois, étans relevez seulement par les vagues; & sur le gouvernail rompu, qui étoit chose effroyable. En cette extremité furent contraints de mouiller l'ancre en mer à deux brasses d'eau & à trois lieuës loin de la terre. Ce que fait, le sieur de Poutrincourt envoye Daniel Hay (homme qui se plait de montrer sa vertu aux perils de la mer) vers la côte, pour la reconoitre, & voir s'il y avoit point de port. Et comme il fut prés de terre il vit un Sauvage qui dansoit chantant yo, yo, yo, le fit approcher, & par signes lui demanda s'il y avoit point de lieu propre à retirer navires, & où il y eût de l'eau douce. Le Sauvage ayant fait signe qu'ouï, il le receut en sa chaloupe, & le mena à la barque, dans laquelle étoit Chkoudun, Capitaine de la riviere Oigoudi, autrement Saint Jean, lequel confronté à ce Sauvage, il ne l'entendoit non plus que les nôtres. Vray est que par signes il comprenoit mieux qu'eux ce qu'il vouloit dire. Ce Sauvage montra les endroits où il y avoit des basses, & où il n'y en avoit point. Et fit si bien en serpentant, toujours la sonde à la main qu'en fin on parvint au port qu'il avoit dit, auquel y a peu de profond là où étant la barque arrivée, on fit diligence de faire une forge pour la racoutrer avec son gouvernail; & un four pour cuire du pain, parce que le biscuit étoit failli.

Quinze jours se passerent à ceci, pendant léquels le sieur de Poutrincourt selon la louable coutume des Chrétiens, fit charpenter & planter une Croix sur un tertre, ainsi qu'avoit fait deux ans auparavant le sieur de Monts à Kinibeki, & Malebarre. Or parmi ces laborieux exercices on ne laissoit de faire bonne chere de ce que la mer & la terre peut en cette part fournir. Car en ce port il y a quantité de gibier, à la chasse duquel plusieurs de noz gens s'employoient: principalement les Alouettes de mer y sont en si grandes troupes que d'un coup d'arquebuze le sieur de Poutrincourt en tua vint-huit. Pour le regard des poissons il y a des marsoins & souffleurs en telle abondance, que la mer en semble toute couverte. Main on n'avoit les choses necessaires à faire cette pécherie, ains on s'arrétoit seulement aux coquillages, comme huitres, palourdes, ciguenaux, & autres dequoy il y avoit moyen de se contenter. Les Sauvages d'autre par apportoient du poisson & des raisins pleins des paniers de jonc, pour avoir en échange quelque chose de noz denrées. Ledit sieur de Poutrincourt voyant là les raisins beaux à merveilles avoit commandé à son homme de chambre de serrer dans la barque un fais des vignes où ils avoient eté pris. Maitre Loys Hebert nôtre Apoticaire desireux d'habiter ce païs-là, en avoit arraché une bonne quantité, afin de les planter au Port-Royal, où il n'y en a point, quoy que la terre y soit fort propre au vignoble. Ce qui toutefois (par une stupide oubliance) ne fut fait, au grand déplaisir dudit sieur & de nous tous.

Aprés quelques jours, voyant la grande assemblée de Sauvages, en nombre de cinq à six cens, icelui sieur descendit à terre, & pour leur donner quelque terreur, fit marcher devant lui un de ses gens jouant de deux épées, & faisant avec icelles maints moulinets. Dequoy ils étoient étonnez. Mais bien encore plus quand ilz virent que noz mousquets perçoient des pieces de bois épesses, où leurs fleches n'eussent sçeu tant seulement mordre. Et pour ce ne s'attaquerent-ilz jamais à noz gens tant qu'ilz se tindrent en garde. Et eût eté bon de faire sonner la trompette au bout de chacune heure, comme faisoit le Capitaine Jacques Quartier. Car comme dit bien souvent ledit sieur de Poutrincourt: Il ne faut jamais tendre aux larrons, c'est qu'il ne faut donner sujet à un ennemi de penser qu'il puisse avoir prise sur vous: ains toujours montrer qu'on se deffie de lui, & qu'on ne dort point: & principalement quand on a affaire à des Sauvages, léquels n'attaqueront jamais celui qui les attendra de pié ferme. Ce qui ne fut fait en ce lieu par ceux qui porterent la folle enchere de leur negligence, comme nous allons dire.

Au bout de quinze jours ledit sieur de Poutrincourt voyant sa barque racoutrée, & ne rester plus qu'une fournée de pain à achever, il s'en alla environ trois lieuës dans les terres pour voir s'il découvriroit quelque singularité. Mais au retour lui & ses gens apperceurent les Sauvages fuyans par les bois en diverses troupes de vint, trente, & plus, les uns se baissans comme gens qui ne veulent étre veuz: d'autres bloutissans dans les herbes pour n'étre aperceuz: d'autres transportans leurs bagages, & canots pleins de blé, comme pour deguerpir: Les femmes d'ailleurs transportans leurs enfans, & ce qu'elles pouvoient de bagage avec elles. Ces façons de faire donnerent opinion au sieur de Poutrincourt que ses gens ici machinoient quelque chose de mauvais: Partant quand il fut arrivé il commanda à ses gens qui faisoient le pain de se retirer en la barque. Mais comme jeunes gens sont bien souvent oublieux de leur devoir, ceux-ci ayans quelque gateau ou tarte à faire aimerent mieux suivre leur appetit que ce qui leur étoit commandé, & laisserent venir la nuit sans se retirer. Sur la minuit le sieur de Poutrincourt ruminant sur ce qui s'étoit passé la journée precedente, demanda s'ils étoient dedans la barque. Et ayant entendu que non, il leur envoya la chaloupe pour les prendre & amener à bord à quoy ils ne voulurent entendre, fors son homme de chambre, qui craignoit d'étre battu, ils étoient cinq armez de mousquets & épées léquels on avoit averty d'étre toujours sur leurs gardes, & neantmoins ne faisoient aucun guet; tant ils étoient amateurs de leurs volontés. Il étoit bruit qu'auparavant ils avoient tiré deus coups de mousquets sur les Sauvages pource que quelqu'un d'eux avoit derobé une hache. Somme iceux Sauvages ou indignés de cela, ou par un mauvais naturel; sur le point du jour vindrent sans bruit (ce qui leur est aisé à faire, n'ayans ni chevaux, ni charettes, ni sabots) jusques sur le lieu où ilz dormoient: & voyans l'occasion belle à faire un mauvais coup, ilz donnent dessus à traits de fléches & coups de masses, & en tuent deux, le reste demeurant blessé commencerent à crier fuians vers la rive de la mer. Lors celui qui faisoit la sentinelle dans la barque, s'écrie tout effrayé, Aux armes, on tue noz gens, on tue noz gens. A cette voix chacun se leve, & hativement sans prendre le loisir de s'habiller, ni d'allumer sa méche, se mirent dix dans la chaloupe, des noms déquels je ne me souvient, sinon de Champlein, Robert Gravé fils du sieur du Pont, Daniel Hay, les Chirurgien & Apothicaires, & le Trompette tous léquels suivans ledit sieur de Poutrincourt, qui avoit son fils avec lui descendirent à terre en pur corps.

Mais les Sauvages s'enfuirent belle erre, encores qu'ils fussent plus de trois cens, sans ceux qui pouvoient étre tapis dans des herbes (selon leur coutume) qui ne se montroient point. En quoy se reconoit comme Dieu imprime je ne sçay quelle terreur en la face des fideles à l'encontre des mécreans, suivant la parole, quand il dit à son peuple eleu: Nul ne pour substituer devant vous, Le Seigneur vôtre Dieu mettra une frayeur & terreur de vous sur toute la terre sur lesquelles vous marcherés. Ainsi nous voyons que cent trente-cinq milles combatans Madianites s'enfuirent & s'entretuerent eux-mémes au-devant de Gedeon qui n'avoit que trois cens hommes. Or de penser poursuivre ceux-ci c'eût peine perdue, car ils sont trop legers à la couse: Mais qui auroit des chevaux il les gateroit bien: car ils ont force petits sentiers pour aller d'un lieu à autre (ce qui n'est au Port Royal) & ne sont leurs bois épais, & outre ce encor on force terre découverte, où sont leurs maisons, ou cabannes au milieu de leur labourage.

Pendant que le sieur de Poutrincourt venoit à terre, on tira la barque quelques coups de petites pieces de fonte sur certains Sauvages qui étoient sur un tertre, & en vit-on quelques-uns tomber, mais ilz sont si habiles à sauver leurs morts qu'on ne sait qu'en penser. Ledit sieur voyant qu'il ne profiteroit rien de les poursuivre, fit faire des fosses pour enterrer ceux qui étoient decedez, léquels j'ay dit étre deux, mais il y en eut un qui mourut sur le bord de l'eau pensant se sauver, & un quatriéme qui fut si fort navré de fleches qu'il mourut étant rendu au Port Royal. Le cinquiéme avoit une fleche dans la poitrine, mais il échappa pour cette fois là: & vaudroit mieux qu'il y fût mort: car on nous a frechement rapporté qu'il s'est fait pendre en l'habitation que le sieur de Monts entretient à Kebec sur la grande riviere de Canada, ayant été autheur d'une conspiration faite contre Champlein. Et quant à ce desastre il a été causé par la folie & desobeissance d'un que je ne veux nommer, puis qu'il est mort, lequel faisoit le coq entre des jeunes gens à lui trop credules, qui autrement étoient d'assez bonne nature; & pource qu'on ne le vouloit enivrer, avoit juré (selon sa coutume) qu'il ne retourneroit point dans la barque, ce qui avint aussi. Car il fut trouvé mort la face en terre ayant un petit chien sur son doz, tous-deux cousus ensemble & transpercez d'une méme fleche.

Sur l'occurence de cette prophetie il me plait d'en rapporter deux de méme étoffe & tres-veritables avenues à la conservation de la France, la veille Saint-Marc en cette année mille six cens dix-sept, léquelles n'ont point eté remarquées par tous ceux qui ont fait des libelles sur la mort du Marquis d'Ancre. La premiere est de Barbin, qui fut fait Conterolleur general des finances en la place de Monsieur le President Jeannin, lequel n'étoit aggreable, par-ce qu'il étoit trop bon François. Cet homme voyant trois ou quatre Princes & quelques Seigneurs seuls & foibles, s'opposer à la tyrannie que ledit Marquis avoit occupée souz le nom du Roy, disoit ordinairement que ces affaires ne dureroient point jusques à la fin de May, & que dans ce temps ces Princes & Seigneurs (qui se sacrifioient pour leur patrie) seroient réduits à la necessité de se rendre. Ce qui en apparence étoit veritable. Mais Dieu juste juge y pourveut, ayant contre l'esperance commune fortifié l'esprit & le courage de ce jeune Prince Roy, en sorte qu'en moins d'un tourbillon cette haute puissance qui vouloit éprouver jusques où à quel point & degré la Fortune pouvoit elever un homme, fut tout à plat abbattue, & entierement ruinée par la mort de cet ambitieux trop enivré des faveurs qu'il ne méritoit point.

L'autre Prophete que je eux dire a eté cetui-ci méme, lequel en son dernier voyage fait à Paris, passant par Ecouï à sept lieuës de Roüen eut plainte d'une servante de l'epée Royale, où il étoit logé, que la guerre leur coutoit beaucoup, & ne leur venoit plus d'hostes: Surquoy il repartit, disant: Ma fille je m'en vay à Paris; Si je retourne nous aurons la guerre; Sinon, nous aurons la paix. Ce qui est arrivé, mais en un autre sens qu'il ne l'entendoit. Car certes il s'attendoit pas de mourir si tôt; & sa mort tant desirée & necessaire nous a en un moment ramené la paix, a garenti ces bons & genereux Princes d'une entiere ruine, & a sauvé le Roy & la maison Royale, de qui l'Etat & la vie ne pendoit qu'à un filet que pretendoit bien-tôt couper ce mal-heureux Pisandre.

Ainsi plusieurs prophetizent quelquefois contre leur sens & entente, dont l'exemple nous est assez notoire en l'histoire sainte par la prophetie de Balaam. Main revenons à nos Armouchiquois.

En cette mauvaise occurence le fils du sieur du Pont susnommé eut trois doits de la main emportez de l'éclat d'un mousquets qui se creva pour étre trop chargé. Ce qui trouble fort la compagnie laquelle étoit assez affligée d'ailleurs. Neantmoins on ne laissa de rendre le dernier devoir aux morts, léquels on enterra au pié de la Croix qu'on avoit là plantée, comme a été dit. Mais l'insolence de ce peuple barbare fut grande aprés les meurtres par eux commis, en ce que comme noz gens chantoient sur nos morts les oraisons & prieres funebres accoutumées en l'Eglise, ces maraux; id-je, dansoyent & hurloyent loin de là se rejouissans de leur trahison: & pourtant, quoy qu'ilz fussent grand nombre, ne se hazardoyent pas de venir attaquer les nôtres, léquels ayans à leur loisir fait ce que dessus, pource que la mer baissait fore, se retirerent en la barque, dans laquelle étoit demeuré Champ-doré pour la garde d'icelle. Mais comme la mer fut basse, & n'y avoit moyen de venir à terre, cette méchante gent vint derechef au lieu où ils avoient fait le meurtre; arracherent la Croix, deterrerent l'un des morts, prindrent sa chemise, & la vétirent, montrans leurs depouilles qu'ils avoient emportées: & parmi ceci encore tournans le dos à la barque jettoient du sable à deux mains par entre les fesses en derision, hurlans comme des loups: ce qui facha merveilleusement les nôtres, léquels ne manquoient de tirer sur eux leurs pieces de fonte, mais la distance étoit fort grande, & avoient des-ja cette ruse de se jetter par terre quand ils voyoient mettre le feu, de sorte qu'on ne sçavoit s'ils avoient été blessés ou autrement: & fallut par necessité boire ce calice, attendant la marée, laquelle venue & suffisante pour porter à terre, comme ilz virent nos gens s'embarquer en la chaloupe, ilz s'enfuirent comme levriers, se fians en leur agilité. Il y avoit avec les nôtres un Sagamos nommé Chkoudun, duquel nous avons parlé ci devant, lequel avoit grand déplaisir de tout ceci: & vouloit seul aller combattre cette multitude, mais on ne le voulut permettre. Et à tant on releva la Croix avec reverence, & enterra-on de rechef le corps qu'ils avoient déterrés. Et fut ce port appellé le Port Fortuné.

Le lendemain on mit la voile au vent pour passer outre & découvrir nouvelles terres: mais on fut contraint par le vent contraire de relacher & r'entrer dans ledit Port. L'autre lendemain on tenta derechef d'aller plus loin, mais ce fut en vain, & fallut encores relacher jusques à ce que le vent fût propre. Durant cette attente les Sauvages (pensans, je croy que ce ne fût que jeu ce qui s'étoit passé) voulurent se r'apprivoiser, & demanderent à troquer, faisant semblant que ce n'étoient pas eux qui avoient fait le mal mais d'autres, qu'ilz montroient s'en étre allez. Mais ilz n'avoient pas l'avisement de ce qui est en une fable, que la Cigogne ayant été prise parmi les Grues qui furent trouvées en dommage, fut punie comme les autres, nonobstant qu'elle dist que tant s'en fallût qu'elle fit mal qu'elle purgeoit la terre des serpens qu'elle mangeoit. Le sieur de Poutrincourt donc les laissa approcher, & fit semblant de vouloir prendre leurs denrées, qui étoient du petun, quelques chaines, colliers, & brasselets faits de coquilles de Vignaux (appelés Esurgni, au discours du second voyage de Jacques Quartier) fort estimés entre eux: item de leurs blé, féves, arcs, fleches, carquois, & autres menues bagatelles. Et comme la societé fut renouée, ledit sieur commanda à neuf ou dix qu'il avoit avec lui de mettre les meches de leurs mousquets en façon de laqs, & qu'au signal qu'il feroit chacun jettât son cordeau sur la téte de celui des Sauvages qu'ils auroient accosté, & s'en saisist, comme le maitre des hautes oeuvres fait de sa proye: & pour l'effect de ce, que la moitié s'en allassent à terre, tandis qu'on les amuserait à troquer dans la chaloupe. Ce qui fut fait: mais l'execution ne fut pas du tout selon son desir. Car il pretendoit se servir de ceux que l'on prendroit comme de forçats au moulin à bras & à couper dus bois. A quoy par trop grande precipitation on manqua. Neantmoins il y en eut six ou sept charpentés & taillés en pieces léquels ne peurent point si bien courir dans l'eau comme en la campagne, & furent attendus au passage par ceux des nôtres qui étoient demeurés à terre. Le Sauvage Chkoudun mentionné ci-devant, rapportoit une des tétes de ceux-là, mais par fortune elle tomba dans la mer, dont il eut tant de regret, qu'il en pleuroit à chaudes larmes.

Cela fait, le lendemain on s'efforça d'aller plus avant, nonobstant que le vent ne fût à propos, mais on avança peu, & vit-on tant seulement une ile à six ou sept lieuës loing, à laquelle il n'y eut moyen de parvenir, & fut appellée l'ile Douteuse. Ce que consideré, & que d'une part on craignoit manquer de vivres, & d'autres que l'hiver n'empechât la course; & d'ailleurs encores, qu'il y avoit deux malades, auquels on n'esperoit point de salut: Conseil pris, fut resolu de retourner au Port-Royal, étant, outre ce que dessus, encore le sieur de Poutrincourt en souci pour ceux qu'il avoit laissé. Ainsi on vint pour la troisiéme fois au Port Fortuné, là où ne fut veu aucun Sauvage.

Au premier vent propre ledit sieur fit lever l'ancre pour le retour, & memoratif des dangers passez, fit cingler en pleine mer: ce qui abbregea sa route. Mais non sans un grand desastre du gouvernail qui fut derechef rompu de maniere qu'étant à l'abandon des vagues, ils arriverent en fin au mieux qu'ilz peurent aux iles de Norembega, où ilz la racoutrerent. Et au sortir d'icelles vindrent à Menane ile d'environ six lieuës de long entre Sainte-Croix, & le Port-Royal, où ils attendirent le vent, lequel étant venu aucunement à souhait, au partir de là nouveaux desastres. Car la chaloupe qui étoit attachée à la barque fut poussée d'un coup de mer rudement, rudement, que de sa pointe elle rompit tout le derriere d'icelle, où étoit ledit sieur de Poutrincourt, & autres. Et d'ailleurs n'ayans peu gaigner le passage dudit Port-Royal, la marée (qui vole en cet endroit) les porta vers le fond de la Baye Françoise, d'où ilz ne sortirent point à leur aise, & se trouverent en aussi grand danger qu'ils eussent été oncques auparavant: d'autant que voulans retourner d'où ils étoient venus ilz se virent portez de la marée & du vent vers la côte, qui est de hauts rochers & precipices: là où s'ilz n'eussent doublé une pointe qui les menaçoit de ruine, c'eût été fait d'eux. Mais en des hautes entreprises Dieu veut éprouver la confiance de ceus qui combattent pour son nom, & de voir s'ilz ne branleront point: il les meine jusques à la porte de l'enfer, c'est à dire du sepulchre, & neantmoins les tient par la main, afin qu'ilz ne tombent dans la fosse, ainsi qu'il est écrit: Ce suis-je, ce suis-je moy, & n'y a point de Dieu avec moy. Je fay mourir, & fay vivre: je navre, & je gueri: & n'y a personne qui puisse delivrer aucun de ma main. Ainsi avons-nous dit quelquefois ci-devant, & veu par effet, que combien qu'en ces navigations se soient presentez mille dangers, toutefois il ne s'est jamais perdu un seul homme par mer, jaçoit que de ceux qui vont tant seulement Pour les Morues, & le traffic des pelleteries, il y en demeure assez souvent: témoins quatre pécheurs Maloins qui furent engloutis des eaux étans allés à la pécherie; lors que nous étions sur le retour en France: Dieu voulant que nous reconoissions tenir ce benefice de lui, & manifester sa gloire de cette façon, afin que sensiblement on voye que c'est lui qui est autheur de ces saintes entreprises, léquelles ne se font par avarice, ni par l'injuste effusion du sang, mais par un zele d'établir son nom, & sa grandeur parmi les peuples qui ne le conoissent point. Or aprés tant de faveurs du ciel, c'est à faire à ceux qui les ont receues à dire comme le Psalmiste-Roy bien aimé de Dieu: