9
MARCHANDAGES
Cette nuit-là, le fauteuil se fit si léger que je pus le soulever sans le moindre mal. Je le calai soigneusement dans le coffre de mon break, et cette fois-ci, grâce à une curieuse distorsion de l’espace, je pus refermer le hayon alors que la dernière fois, il m’avait fallu l’attacher avec une corde. Le fauteuil avait grandi, et pourtant, il était plus facile à caler dans la voiture.
Je retournai à la maison et montai les escaliers jusqu’à notre chambre. Sara se peignait devant le miroir de sa coiffeuse. Sur le lit, notre sac était empli de vêtements de rechange.
— Tu n’en auras pas besoin, lui dis-je. Enfin, si le trône remplit sa part du contrat.
— Je ne veux pas prendre de risques. Pour l’instant, je ne sais pas en qui je peux avoir confiance.
Pendant qu’elle finissait de se peigner, je me tins derrière elle et regardai nos visages dans le miroir comme s’ils s’agissaient de deux personnes que nous avions autrefois connues, mais avec qui nous avions perdu tout contact. De ces gens qui vous envoient toujours une carte à Noël, mais ne vous écrivent pas, ne téléphonent pas et ne viennent jamais vous voir.
— Tu sais, dis-je tranquillement, il doit bien y avoir un moyen de les arrêter.
Sara dévisagea mon reflet.
— Peut-être. Mais ça ne sera pas au sacrifice de ta vie ou de celle de ta famille. Les Delatolla ne deviendront pas célèbres en tant que martyrs.
— J’espère pouvoir vivre avec une telle culpabilité.
— Je préfère me sentir coupable aux côtés d’un mari bien vivant que d’avoir la conscience nette, mais être veuve.
— Tu es bien dure.
— Je me bats pour ta vie, pour l’échanger contre celles d’un tas de gens dont je n’ai jamais entendu parler. Et tu trouves ça dur ?
Je secouai la tête.
— Pas spécialement. Vu les résultats de ma première démonstration d’altruisme, je crois que je penche plutôt de ton côté.
J’allai jusqu’au lit et refermai le sac de voyage. C’est alors que je remarquai ce qui était arrivé au grand tableau inachevé de Gustave Moreau, au-dessus du lit. Au centre de la zone de toile vierge, quelqu’un ou quelque chose avait tracé une esquisse au charbon de bois. Il était difficile de discerner exactement ce qu’elle représentait, mais cela ressemblait vaguement à un taureau, ou peut-être à la tête d’un minotaure.
— Sara, viens voir.
Elle obéit, sans cesser de peigner les pointes de ses cheveux, et fixa attentivement le tableau.
— C’est nouveau, dit-elle. C’était déjà là ce matin ?
— En ce cas, je n’ai rien remarqué. Peux-tu me dire ce que c’est ?
Sara toucha la toile du bout des doigts.
— On dirait une esquisse représentant une sorte de monstre avec des cornes. Et ce qui est drôle, c’est qu’il va assez bien avec la composition générale, comme si c’était ce que Moreau avait l’intention d’y peindre. Regarde la façon dont la femme s’en écarte.
Nous avons tous deux fixé le tableau, plongés dans nos propres pensées. Puis Sara dit :
— Tu sais, ça me rappelle vaguement quelque chose.
— Pour moi, c’est un taureau.
— Oui, c’est vrai. Il ressemble à un taureau, mais aussi à une vieille illustration tirée d’un de mes livres de classe.
— Tu peux te rappeler laquelle ?
— Je crois – je n’en suis pas sûre – que c’est un tableau de Vittore Carpaccio, un peintre de la Renaissance vénitienne… un disciple de Gentile Bellini. Il peignait toutes sortes de processions et de cérémonies de la vie à Venise.
De grands mouvements de foule pleins de bateaux et de personnages.
— Et alors ?
— Alors je crois ne pas me tromper en disant que c’est Carpaccio qui a peint un tableau entouré de mystère, qu’on lui a interdit de le montrer à l’époque. Il n’avait rien à voir avec ses autres œuvres, et il reste encore beaucoup de spécialistes qui prétendent qu’il n’est pas de lui. Il est censé l’avoir peint aux alentours de 1496, juste après avoir terminé un magnifique tableau intitulé Le miracle de la vraie croix.
Je regardai la toile accrochée au mur de notre chambre.
— Il a peint une silhouette comme celle-ci dans son mystérieux tableau ?
— Exact. Je me rappelle avoir vu une reproduction en noir et blanc. Il représentait toute une foule en deuil assistant à un enterrement, à Venise. Certains montaient sur des gondoles noires, d’autres levaient les bras au ciel en signe d’affliction. Mais dans le fond, sur un balcon, on pouvait voir une forme assez semblable à celle-ci… la tête d’un taureau sur des épaules humaines.
Je pris le sac de voyage.
— Eh bien, peut-être que Moreau a pris comme modèle le tableau de machin, là, Carpaccio.
— J’aimerais bien retrouver le livre dans lequel se trouve la reproduction. Il y avait un texte assez intéressant sur l’identité de la silhouette, ce qu’elle représente et pourquoi, d’après les experts, Carpaccio l’a mise là.
— Tu ne peux pas te le rappeler au débotté ?
Sara secoua la tête.
— C’est bien loin, tout ça. J’ai presque tout oublié de la Renaissance. Je ne me rappelle même plus qui a peint Vénus, Cupidon, la Folie et le Temps.
— Bronzino. Mais ton livre, comment s’appelait-il ?
— Je ne sais plus. Quelque chose du genre La Renaissance italienne.
— Quelle originalité ! Peut-être que je devrais aller fouiller dans le grenier. Tous tes vieux livres de cours sont là-haut.
Sara regarda sa montre.
— Tu crois qu’on a le temps ? Il est déjà tard.
— Tu as prévenu l’hôpital, n’est-ce pas ?
Elle opina.
— Bon, d’accord. Laisse-moi cinq minutes. On verra bien ce que je peux dénicher.
Notre grenier était encombré d’amas de cartons, de paquets de magazines, de raquettes de squash cassées et du vieux berceau de Jonathan. Il y régnait une chaleur étouffante. J’avançai, à demi courbé, jusqu’à l’autre bout du pignon qui surplombait l’avant de la maison, et là, je trouvai les livres de classe de Sara au milieu d’un bric-à-brac comprenant un camion Fisher-Price, deux sections d’une canne à pêche en fibre de verre, un exemplaire de Playboy daté de mai 1961 et un magnétophone. Dégoulinant de sueur, je soulevai les livres jusqu’à ce que je tombe sur un volume jaune et poussiéreux orné de lettres brunes : La Renaissance italienne, par Howlett. Je soufflai dessus pour enlever la poussière et redescendis l’escabeau.
— Tu as trouvé ? demanda Sara.
Je le lui tendis.
— Tu ne pourras plus jamais dire que je manque d’organisation.
Pendant que je repliais l’escabeau, Sara prit le livre et le feuilleta.
— Mon Dieu, dit-elle, j’ai l’impression qu’il y a un siècle qu’on a étudié tout ça.
— J’ai l’impression qu’il y a un siècle que ce fauteuil est arrivé chez nous.
Elle emporta le livre dans la cuisine et s’assit devant la coiffeuse. Elle le posa sur la tablette et l’examina page par page. Finalement, elle dit :
— J’ai trouvé. Regarde. L’invité mystérieux aux funérailles, attribué à Vittore Carpaccio, 1496-1497.
Je regardai attentivement le tableau. C’était une toute petite reproduction en noir et blanc, car le tableau n’était jamais qu’une curiosité et non un événement dans le courant de la Renaissance italienne. Néanmoins, on voyait très nettement la silhouette de la créature à tête de taureau, et il n’y avait aucun doute possible : elle ressemblait trait pour trait à l’esquisse qui était apparue sur notre Moreau inachevé. Sara lut le commentaire à voix haute :
— « L’invité mystérieux aux funérailles s’éloigne de façon inexplicable de ses sujets habituels représentant des scènes de la vie publique vénitienne. Bien que l’Accademia de Venise considère qu’il ne plane aucun doute sur son authenticité, certains experts doutent toujours qu’il soit vraiment de Carpaccio à cause des nombreux symboles occultes qu’il recèle, et surtout le Minotaure qui apparaît au balcon de gauche, au troisième étage de l’immeuble. L’Accademia soutient que ce Minotaure est L’invité mystérieux aux funérailles du titre, mais au moins deux experts du Museo Nazzionale pensent que cette créature n’est jamais qu’une ombre inhabituelle, que l’invité est le gentilhomme au port altier qui monte sur la troisième gondole, et qui pourrait fort bien être un membre de la famille Médicis. »
— Rien d’autre ? demandai-je.
— Si, mais pas grand-chose. « Néanmoins, le Minotaure est cité plusieurs fois dans le Journal de Carpaccio, ainsi qu’un serpent-démon, et on peut spéculer sur un éventuel intérêt de l’artiste pour l’occulte et le surnaturel. En ces temps, le Minotaure était une manifestation habituelle du Diable, et il aurait suivi le cortège afin de s’assurer que l’âme du décédé lui revienne bel et bien. Une vieille légende qui fut reprise à l’époque de la Renaissance veut que le Diable, après avoir été banni par la crucifixion de Jésus-Christ, ne pourrait revenir sur Terre sous une forme physique durable que s’il réunissait mille fois mille âmes immortelles, chacune devant lui être offerte dans des conditions très strictes, et chacune devant provenir d’un être dont le décès serait dû à un meurtre, un suicide ou une douleur extrême, notamment celle d’être brûlé vif. On dit que Carpaccio fit trois tentatives de suicide infructueuses, dont une en s’aspergeant d’huile embrasée. »
— C’est tout ?
— C’est tout, répondit Sara. Après, ils passent à l’œuvre de Piero délia Francesca.
Je regardai à nouveau l’esquisse de Minotaure sur notre propre toile.
— Et si cette légende de la Renaissance était vraie ?
— Que veux-tu dire ?
— Eh bien, en supposant qu’elle est authentique, et que le Diable doive réunir mille fois mille âmes avant de pouvoir à nouveau revenir sur Terre – comment disent-ils ? – sous une forme physique durable.
— Et alors ? Qu’est-ce que cela changerait ?
— Alors tu ne penses pas que le Diable pourrait avoir décidé que la seule façon d’obtenir toutes les âmes qu’il Lui faut, c’est de les négocier avec des êtres humains bien vivants ? Un peu comme Faust. Donne-moi ton âme, ou l’âme de quelqu’un qui t’est cher, et en échange, tu auras tout ce que tu veux. L’argent, la réussite et un contrat pour vendre des missiles guidés au Pentagone.
Sara ne dit rien. Je m’assis au bord de la coiffeuse et caressai sa main.
— Ce qui expliquerait pourquoi le fauteuil veut prendre les âmes des centaines de personnes qui se trouveront demain, à Los Angeles. On peut imaginer qu’il n’est plus très loin des mille fois mille âmes dont, il a besoin. Donc, lorsque ce missile décollera, il ne provoquera pas qu’une explosion meurtrière.
Je montrai du doigt la silhouette sur le tableau de Moreau.
— Nous allons voir ça, en personne, en chair et en os. Le Diable revenant s’asseoir sur Son trône.
Sara détourna les yeux.
— Et qu’est-ce qui arrivera ensuite ?
— Je ne sais pas. La dernière fois, Dieu a envoyé son fils unique Jésus-Christ pour accorder la rémission de ses péchés à une terre qui vivait selon les enseignements du Diable. C’était un monde cruel, belliqueux, esclavagiste ; et il l’est resté après l’Ascension. Mais au moins, Jésus a établi une façon de lutter au nom de la dignité humaine et de la vie.
Je pris le livre sur la Renaissance et le refermai sur la silhouette du Diable.
— La différence, c’est qu’au temps de Jésus, lorsque les hommes voulaient se battre, ils n’avaient rien de plus dangereux que des épées, des lances et le feu grégeois à leur disposition. Aujourd’hui, il y a l’arme atomique.
— Mais nous n’avons aucune preuve que le Diable va bel et bien réapparaître, n’est-ce pas ? dit Sara. Tu ne fais qu’extrapoler, tu l’as dit toi-même.
— C’est vrai, je ne fais qu’extrapoler.
Elle prit ma main.
— Tu ne vas pas encore vouloir… te livrer ?
— Je ne pense pas. Mais je continue de croire qu’il existe un moyen de s’en tirer.
— Contentons-nous d’apporter le fauteuil à David, supplia Sara. On verra ensuite.
Je pris le sac de voyage et le passai par-dessus mon épaule.
— J’espère qu’on n’est pas en train de s’engager dans un jeu trop compliqué pour nous, dis-je. Tu sais ce qu’on dit à propos de ceux qui jouent avec le feu.
En nous voyant arriver, David eut l’air à la fois surpris et soupçonneux. Il s’habillait en vue d’une sortie quelconque, et ses pans de chemise dépassaient de son pantalon.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? demanda-t-il. Je croyais que vous aviez décidé que j’étais trop barbare pour vous.
— Nous vous apportons le fauteuil, dis-je d’une voix douce.
Il passa un bouton de manchette d’argent à travers sa manche. Son expression était aussi douteuse qu’un bol de Chantilly frelatée.
— Eh bien, dit-il, voilà qui est rapide.
— Je savais que vous ne me croiriez pas. Mais j’ai préparé un contrat officiel, écrit en runes, et scellé de mémoires vives.
— Scellé de mémoires vives ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Je ne sais pas trop. Mais le fauteuil m’a assuré que le processus allait retirer un souvenir de ma tête et s’en servir comme d’un sceau. J’imagine que c’est pour changer un peu des parchemins signés avec du sang.
— Mais comment avez-vous pu rédiger un contrat runique ?
— Le fauteuil s’en est chargé pour moi. Regardez.
Je lui montrai les feuilles de papier. David les fixa quelques longues secondes, puis tendit la main pour s’en emparer. Je retirai la mienne.
— Il est authentique, dis-je. Vous saurez à quel point il l’est lorsque je m’en irai. Le fauteuil restera ici.
— Qu’est-ce qui l’a… incité à vous quitter ? demanda David, incertain. Ce n’est pas un piège particulièrement sophistiqué, n’est-ce pas ? Sinon…
— C’est lui qui a voulu venir chez vous, expliquai-je. Il sait tout de votre plan de bataille, que vous comptez lancer un missile sur le palais des Congrès de Los Angeles, et il est plutôt d’accord. Il a faim d’âmes, David, et il préfère en avoir cent à dévorer plutôt qu’une ou deux.
David se mordit la lèvre. Il semblait toujours aussi peu convaincu.
— Il me rendra Jennifer ? Intacte ?
— Vous n’avez qu’à lui poser la question. Maintenant, il est à vous. Dès que vous m’aurez aidé à le sortir de la voiture.
— Et Martin Jessop ? Lui accordera-t-il la vie sauve ?
— Je le pense.
David s’assit.
— Voilà que je ne sais plus quoi dire. C’est formidable. Martin sera absolument ravi.
— Je veux bien le croire. Mais je ne pense pas que les spectateurs du palais des Congrès partagent votre bonheur.
— Ne commencez pas à me faire la morale, dit David d’un ton caustique. Vous et votre femme, vous êtes aussi coupables que nous. Vous auriez pu sauver la vie de ces pèlerins, n’est-ce pas ? En sacrifiant la vôtre ?
— Peut-être, mais rien ne me dit que vous n’auriez pas malgré tout mis la main sur le fauteuil. Les actes héroïques ne valent la peine d’être tentés que lorsqu’on est sûr de leur efficacité.
David alluma une cigarette et resta silencieux, à tirer sur son mégot. Il me regardait toujours, mais son esprit était ailleurs. Plongé dans des souvenirs dont je pouvais imaginer la teneur.
— Vous pensez à Jennifer ? lui demandai-je.
— C’était la plus belle femme que j’aie jamais vue. L’idée de pouvoir la tenir à nouveau dans mes bras… m’est assez bouleversante.
— Je suis content qu’à vos yeux, elle en vaille la peine.
Il souffla de la fumée.
— Elle en vaut la peine, Ricky, je vous l’assure.
— Vous feriez mieux de m’aider à porter le fauteuil. Je veux retourner à l’hôpital, voir si Jonathan va se réveiller.
— Vous pensez qu’il va sortir du coma ?
Je levai le contrat runique.
— Cela fait partie du marché. Ou du moins, il y a intérêt qu’il en fasse partie. Sinon, je casse tout.
Pendant que Sara attendait dans la voiture, David et moi avons transporté le fauteuil jusqu’à l’appartement de son ami. Nous l’avons installé au centre de la pièce et David a retiré la couverture qui l’enveloppait. Le fauteuil semblait plus haut que jamais, comme une échelle grotesque, et lorsque David leva la main pour toucher le visage de l’homme-serpent avec des doigts emprunts de révérence, il ne put atteindre que la barbe du démon.
— Je tiens à vous remercier, dit David. Vous vous êtes montré intelligent et plein d’égards. Lorsque vous êtes sorti d’ici en claquant la porte, cet après-midi, je craignais que vous ne tentiez des gestes inconsidérés.
— Par exemple ? Vouloir sauver la vie de centaines de gens qui ne soupçonnent rien ? Comment aurais-je pu y penser ?
— Faut-il vraiment que nous soyons ennemis ? Je pensais qu’une fois que Jennifer sera à nouveau parmi nous, nous pourrions aller dîner tous ensemble, un soir… quelque chose comme ça.
Je le toisai avec tout le mépris dont j’étais capable. Ce qui n’était pas facile, car je méprisais aussi ma propre attitude. Mais l’idée d’aller faire la bombe avec une femme dont la résurrection avait coûté plus d’une centaine de morts violentes n’était pas vraiment l’idée que je me fais d’une bonne soirée.
— Vous pouvez vous garder votre précieux zombie. Et à part ça, je ne veux plus jamais vous voir, pas plus que ce meuble du Diable. Parce que si vous ou ce fauteuil croisez à nouveau mon chemin, je vous promets que je ferai tout pour me venger et pour vous détruire tous les deux.
David s’éclaircit la gorge. Puis il me servit le genre de sourire que prend le P.-D.G. de votre boîte avant de vous annoncer que vous pouvez aller chercher du travail ailleurs.
— Si c’est là votre dernier mot, je ne peux rien y faire, n’est-ce pas ? Désolé qu’il faille en finir ainsi. Mais j’ai été heureux de vous connaître, et je dois dire que vous avez très bien manœuvré.
— Adieu, David, dis-je amèrement.
Il resta à la porte de l’appartement et nous regarda partir. Derrière lui, au bout du couloir, je pouvais voir la grande et diabolique silhouette du trône de Satan. À cette distance, il ressemblait à un taureau, ou à un minotaure. L’invité mystérieux aux funérailles.
Dans la voiture, Sara mit une cassette de Mozart. Elle ne desserra pas les dents pendant que je sortais du parking de Presidio Place pour prendre la route menant à l’hôpital des Sœurs de la Charité. Au loin dans la baie, on pouvait distinguer deux contre-torpilleurs gris de la Navy et l’éclair brillant d’un hélicoptère. Sara écouta la Fantaisie en fa mineur de Mozart, et les arpèges des deux pianos semblaient remplir la voiture de la même façon que le vol d’oiseaux-mouches avait envahi notre jardin. Enfin, je sentis que je commençais à me détendre.
Lorsque nous sommes arrivés, le Dr Rosen nous attendait avec impatience.
— Vous avez dit que vous seriez là bien plus tôt, fit-il en tapotant sa montre. J’avais peur que Jonathan n’émerge du coma en votre absence.
Je pris son bras.
— C’était très important, docteur, croyez-moi. Il se réveille vraiment ?
— Venez voir par vous-même.
— Mon Dieu, murmura Sara, faites qu’il se ranime.
Sur la pointe des pieds, nous avons rejoint la pièce où reposait Jonathan. Là se trouvaient un autre spécialiste, deux infirmières et un interne. Jonathan restait inconscient, mais le Dr Rosen tira son stylo d’argent et désigna électroencéphalogramme.
— Le cœur bat beaucoup plus vite, et regardez, le moniteur montre des signes d’activité cérébrale accrue.
— Est-ce que je peux essayer de lui parler ? demandai-je.
— Bien sûr, allez-y. Pour l’instant, c’est le mieux que vous puissiez faire pour l’aider.
Je fis un pas en avant et me penchai au-dessus de la petite silhouette assoupie. Ses yeux étaient clos, mais il y avait bien plus de couleur sur ses joues que la veille. J’avais l’impression qu’il était sur le point de revenir, qu’il suffirait de le forcer un peu pour qu’il ouvre les yeux et dise bonjour.
— Jonathan, appelai-je.
Ses paupières tressautèrent.
— Jonathan.
À nouveau, une faible réaction.
— Allez-y, encouragea le Dr Rosen. Il commence à vous recevoir.
Je chantai d’une voix rauque :
Johnny shall have a new bonnet,
Johnny shall go to the fair,
And Johnny shall have a new ribbon,
To tie up his bonny blond hair.
Peu à peu, comme s’il s’éveillait de sa sieste habituelle, Jonathan ouvrit les yeux. Dans la chambre, le silence était assourdissant. Même le bip-bip-bip régulier de l’électro-cardiogramme parut diminuer. Jonathan me jeta un regard ensommeillé, et je sentis mes yeux se remplir de larmes. Derrière moi, la main sur mon épaule, Sara se mit à sangloter.
— Papa ? dit Jonathan d’une voix traînante. Maman ?
Il leva les bras, et je me penchai et le serrai contre moi. Il était si chaud, si jeune, et sans défense. Si dépendant de moi.
— Tout va bien, lui dis-je. Tout ira bien maintenant.
— Où est-ce qu’on est, papa ? demanda Jonathan en tentant de discerner les visages qui l’entouraient et tous les appareils chromés, brillants, et toutes les blouses blanches.
— Tu es à l’hôpital, dit Sara d’une voix tremblante. Tu as eu un accident. Tu es resté endormi quatre jours et trois nuits. Tu te rends compte ? Papa et maman s’inquiétaient. On croyait que tu allais dormir toute la semaine.
Jonathan sourit et toucha les cheveux de Sara.
— J’ai rêvé.
— Tu pourras nous raconter ton rêve plus tard, dit-elle. Pour l’instant, nous sommes contents que tu sois réveillé. Comment te sens-tu ?
Jonathan palpa le bandage sur sa joue gauche.
— J’ai mal, dit-il. Qu’est-ce qui m’est arrivé ?
— Tu es tombé sur la hache de papa et tu t’es coupé.
Pendant un moment, nous avons cru que Jonathan nierait, dirait qu’il ne se rappelait pas de l’accident, mais il se contenta de hocher la tête et de sourire, puis il ferma à-demi les yeux.
— J’ai rêvé, dit-il, que j’étais dans un endroit tout ensoleillé.
— Au moins, nota le Dr Rosen, il n’a pas fait de cauchemars. Parfois, les patients dans le coma peuvent être hantés par des rêves vraiment abominables.
— Tu nous raconteras plus tard, dis-je à Jonathan. Maintenant que tu es réveillé, nous avons tout le temps au monde.
— Ils ont dit qu’il ne pourrait pas me faire de mal, dit-il d’un ton tout naturel.
— Allons, Jonathan, fit le Dr Rosen, je crois qu’il est temps de faire quelques tests, puis tu pourras te reposer. Monsieur et madame Delatolla, si vous voulez bien m’excuser un instant…
— Papa, répéta très nettement Jonathan, ils ont dit qu’il ne pourrait pas me faire de mal. Pas avant ma mort.
— Jonathan, dis-je en souriant, fais ce que dit le Dr Rosen. Je t’aime et je veux bien que tu me racontes tes rêves, mais d’abord, le docteur veut s’assurer que tout va bien.
— Il ne peut nuire à votre fils, pas avant sa mort, dit quelqu’un d’une voix sonnante, cuivrée, comme si un carillon résonnait en même temps. Je regardai autour de moi.
— Qui a dit ça ? demandai-je à Sara.
— Qui a dit quoi ?
— Qui a dit : il ne peut nuire à votre fils, pas avant sa mort ?
— C’est ce que Jonathan vient de dire ?
— Pas comme ça. On aurait dit les trompettes du Jugement dernier.
Le Dr Rosen me regarda avec une moue interrogatrice.
— Je n’ai rien entendu. Quelqu’un a entendu quelque chose ?
Tout le monde secoua la tête. Je m’assis sur le lit et les regardai, cherchant confirmation, mais personne n’avait rien perçu. Soudain, j’eus l’impression de passer pour l’idiot du village.
— Bon, d’accord, dis-je. Je suis claqué et j’ai les oreilles qui carillonnent. Mais c’est ce qu’on aurait dit. Des cloches.
— Une araignée au plafond ? murmura une des infirmières, et une autre se mit à rire.
— Ça suffit, trancha le Dr Rosen, mais je remarquai qu’il souriait, lui aussi.
Jonathan agrippa ma manche. Je me tournai pour voir ce qu’il voulait, et à ma grande peur et à mon grand étonnement, ses yeux brillaient comme de l’or liquide, dégageant une telle luminosité que je pus à peine les regarder. Puis vint à nouveau ce bruit, sonnant et résonnant dans chaque pore de ma peau. Il fit même grincer les plombages de mes dents.
— Votre fils est resté en sécurité auprès de nous, dit la même voix qu’auparavant.
Elle contenait une telle richesse, une telle majesté que je me sentis soudain tout petit. Je levai les mains pour m’abri-ter de la lumière qu’irradiaient les yeux de Jonathan, mais rien ne pouvait bloquer l’écho conquérant de cette voix de stentor.
— N’est-il pas écrit dans le livre sacré : « Rappelle-toi, je t’en prie, qui a jamais péri innocent ? » Et n’est-il pas aussi écrit qu’on ne récolte que ce que l’on sème et que qui sème le vent récolte la tempête ?
— Qu’essayez-vous de me dire ? Jonathan, qu’est-ce que tu veux dire ?
Tout autour de moi, Sara, le personnel médical et le Dr Rosen, tous semblaient paralysés. On aurait dit que le temps s’était arrêté, que la chambre était soudain enchâssée dans de l’ambre brillant. Les lèvres de Jonathan remuaient, mais sans être bien synchronisées à la voix tonitruante qui sortait de sa bouche. Il ressemblait à un pantin éblouissant.
— Celui dont le trône a pris gîte dans ta maison a tenté de tuer ton fils. Mais ton fils ne pouvait être tué. Même lorsque celui dont tu détiens le trône a essayé d’arrêter le cœur de ton fils et engourdir son cerveau à jamais, ion fils ne pouvait être tué. Il dormait sous notre protection, et a toujours été en sécurité. Son innocence le protège de Celui dont le trône a pris gîte dans ta maison. Ton fils est un des enfants de notre Maître, et notre Maître ne le laissera pas mourir. Comprends-tu ce que je te dis ? Sais-tu ce que tu dois faire ?
Notre Maître ne le laissera pas mourir.
L’écho diminua de volume. Les yeux de Jonathan s’éteignirent et reprirent leur état normal. La Visitation se termina aussi abruptement qu’elle avait commencé. Le Dr Rosen griffonna ses notes sur son papier et Sara se pencha pour envoyer un baiser à Jonathan, comme s’il ne s’était rien passé du tout. L’une des infirmières laissa tomber son stylo, et dehors, dans le couloir, la voix retentissante de la réceptionniste appela « Le Dr Helmut… Le Dr Helmut est demandé à la section pédiatrie. »
— Pourquoi n’allez-vous pas boire un café ? suggéra le Dr Rosen. Comme ça, nous pourrons conduire nos examens sur Jonathan sans anicroches. Ça ne t’ennuie pas si papa et maman vont boire un café ? demanda-t-il à Jonathan.
Celui-ci secoua la tête. Je le regardai attentivement, et pendant un instant, je crus distinguer dans ses yeux une expression qui n’était pas celle d’un gamin de six ans cloué au lit. Trop froide, trop forte, trop sage. Mais elle s’évanouit avant que je ne réagisse, et je ne pus rien faire, sinon agiter la main et demander à Jonathan s’il voulait des bandes dessinées ou des jouets.
— Je voudrais ma moto Evel Knievel3, s’il te plaît, dit-il d’un ton solennel.
Le Dr Rosen me sourit.
— C’est ce que j’appelle une guérison rapide. Vous êtes un père chanceux, monsieur Delatolla.
— Oui, je crois que pour une fois, les dieux étaient avec nous.
L’état de Jonathan s’améliora peu à peu durant la nuit. J’allai le voir une ou deux fois, et nous avons discuté quelques minutes, mais je ne vis plus d’éclairs célestes de lumière et n’entendis plus la moindre voix de tonnerre. J’avais l’impression qu’on m’avait dit tout ce qu’il y avait à savoir, et que, d’une inexplicable façon, nous étions prêts.
À l’approche de l’aube, je me roulai en boule sur le divan de la salle d’attente et m’endormis. Je rêvai que je volais… me tournais et me retournais en plein ciel… pendant que le soleil se dressait majestueusement au-dessus des nuages, projetant des cônes de lumière dorée…
Sara me réveilla en m’apportant une tasse de café et un gâteau.
— Désolée, dit-elle, je n’avais pas vu que tu dormais. J’ai pensé à ton petit déjeuner.
Je m’assis et me frottai le visage comme si je voulais m’en modeler un nouveau.
— Quelle heure est-il ?
— Sept heures et demie.
— Tu es allé voir Jonathan ?
— Il dort. Le Dr Rosen dit que tout ira bien.
Je bus une goutte de café bouillant à même le gobelet de plastique.
— Parfait. Bien qu’on doive remercier Dieu plus que le Dr Rosen.
— Tu m’as l’air bien religieux, tout d’un coup.
— C’est parce que tout ce qui nous est arrivé cette semaine est lié d’une façon ou d’une autre à la religion. Ou du moins au combat éternel entre le Bien et le Mal.
Sara fit la grimace.
— Il est indécent de jouer les philosophes si tôt le matin. En général, tout ce que tu émets, c’est des grognements.
— Ce matin, je n’ai pas le temps de grogner.
— À cause de David ?
Je beurrai mon petit pain avec le fragile couteau de plastique que Sara m’avait apporté.
— Il va lancer son missile à dix heures. C’est ce qu’a dit Martin Jessop au téléphone. Ce qui veut dire qu’il va falloir définir ce que nous allons faire pour empêcher ça, et comment nous allons sortir Jonathan de l’hôpital, et tout ça en deux heures, pas une minute de plus.
— Quoi ? fit Sara.
— Ecoute. Tu te rappelles, hier, dans la chambre de Jonathan, je t’ai dit que quelqu’un m’avait parlé ?
— Oui, et alors ?
— Jonathan, ou plutôt quelqu’un qui s’exprimait à travers Jonathan, m’a expliqué ce qui s’était passé.
Sara me regarda comme si j’avais subitement coulé une bielle.
— Ricky, tu es fatigué.
— Je sais ce qui est vrai et ce ne l’est pas, et la fatigue n’a rien à voir avec ça.
— Mais moi, je n’ai rien entendu ! Comment cela se fait-il ?
— Je ne sais pas. Tu n’entendais pas non plus le fauteuil, n’est-ce pas ? Peut-être que ma famille a un don pour percevoir des voix occultes. Peut-être est-ce comme les sifflets pour chiens, que certaines gens entendent et pas d’autres.
— Peut-être que vous êtes tous cinglés de père en fils.
Je gonflai les joues en une moue expressive.
— Peut-être. Mais ce matin, plus d’une centaine de personnes vont perdre la vie à moins que je ne trouve un moyen d’empêcher ça. Et je préfère que tu me traites de taré après que j’ai essayé de faire quelque chose et pas ayant.
— Et pour ça, il faut sortir Jonathan de l’hôpital ? Mais pourquoi ?
— Parce qu’il n’y a que lui qui puisse arrêter ce qui se prépare.
— Tes voix te l’ont dit ?
— Mes voix, comme tu dis, ont bien spécifié que Jonathan était un des enfants de Dieu… qu’il était innocent… et que le Diable ne pouvait l’atteindre.
— Comment est-ce possible ? Pourtant, il s’est fait taillader le visage, n’est-ce pas ? Et il est tombé dans le coma.
— Quoi qu’ait voulu nous faire croire le fauteuil, c’est une sorte d’agence divine qui l’a maintenu dans le coma, et non le Diable. Et ce dans le but de le protéger, de le garder hors de portée des griffes de Satan. En tout cas, c’est ce que j’ai cru comprendre.
— Ricky, c’est dingue ! On ne peut tirer Jonathan de l’hôpital au nom d’anges imaginaires !
— Il le faut bien. Tu tiens vraiment à ce que tous ces gens meurent ?
— Non. Mais je veux que Jonathan vive. Et si tu commences à te servir de lui pour prouver tes théories fumeuses sur le Bien et le Mal et les enfants de Dieu et je ne sais pas quoi, il peut en mourir. David n’a-t-il pas spécifié que, si nous nous mettions sur son chemin, Martin Jessop « s’occuperait » de nous ? Outre le danger que représente le fauteuil, il reste celui-ci, et je ne veux pas que toi et Jonathan y soyez exposés.
— Sara, il n’y a pas que ce meurtre collectif. Si le Diable reçoit les âmes de tous ces gens… il est possible qu’il en tire assez de force pour revenir sur Terre. Tu te rappelles de ce qui était écrit dans ton livre de classe.
Sara se leva.
— Je sais ce qui y est écrit. Et d’après eux, il ne s’agit que d’une légende remontant à la Renaissance.
— Donc, tu ne me crois pas et refuses de m’aider, c’est ça ?
— Je n’ai pas dit que je ne te croyais pas. Je suis presque sûre que tu as bien entendu ces voix. Mais Ricky, cette semaine a été horrible. Elles auraient aussi bien pu ne résonner que dans ton esprit et nulle part ailleurs.
Je pris ma tasse de café, puis la reposai.
— Sara, dis-je tranquillement, je demande ton soutien. Tu me comprends ? Je sais que j’ai raison, et quoi que tu en penses, je te demande de m’aider. Pour une fois, je t’en prie, fais ce que je te dis sans poser de questions. Parce que nous n’avons plus le temps de discuter.
Sara vint s’asseoir à côté de moi, puis passa sa main dans mes cheveux emmêlés.
— Tu crois vraiment avoir entendu des anges ?
— Des anges, des voix, je ne sais pas. Si de nos jours, le Diable est un Trou Noir, les anges sont peut-être des quasars. Mais je les ai entendus, et ils m’ont dit et répété qu’on ne pouvait pas faire de mal à Jonathan… ou du moins qu’il ne pouvait certainement pas être tué.
— Comment sais-tu que tu n’entendais pas la voix du Diable ? C’est une possibilité comme une autre. Peut-être qu’il essaie de jouer au plus malin avec toi – de prendre ta vie et celle de Jonathan en même temps que celles de tous les autres.
Je baissai les yeux.
— J’y ai pensé. Mais je crois qu’il nous faudra courir ce risque.
Sara me prit la main.
— Très bien, je t’aiderai. Contre mon propre avis et contre mon instinct, mais si tu me dis que tu y crois vraiment, je t’aiderai. Et je ne vais pas te le reprocher par la suite, même si tout se passe mal. Je sais reconnaître lorsque tu prends quelque chose au sérieux.
Je me penchai et l’embrassai.
— Je crois qu’aujourd’hui, nous allons sauver quelques vies, dis-je.
— C’est ce qu’on verra.