7
EXORCISMES
Après avoir lavé, puis enduit d’antiseptique les égratignures sur mes bras et mon bas-ventre, je rajustai ma robe de chambre de velours bleu et descendis à la bibliothèque pour appeler le père Corso. Pas trace du fauteuil, mais j’avais la très nette impression qu’il n’était pas loin. Il y avait quelque chose dans l’air, comme l’irritante pulsation d’un diapason ou une odeur amère que vous n’arrivez pas à reconnaître.
David avait emprunté une sortie de bain verte dans l’armoire de sa chambre, et il s’était assis près du feu avec un verre de whisky. Lui aussi semblait sur les nerfs. Lorsque je descendis les escaliers, il me lança :
— Vous êtes sûr que c’est la bonne solution ?
Je marchai droit vers la bibliothèque, sans m’arrêter. Il me suivit des yeux jusqu’à mon bureau.
— Non, lui dis-je, je n’en suis pas sûr du tout. Mais rien ne me dit que ce n’est pas la bonne solution. Qu’en pensez-vous ?
— Je ne sais pas. Juste qu’il vaut mieux être prudent.
J’ouvris mon agenda noir et trouvai le numéro du père Corso.
— Pour l’instant, dis-je en composant le numéro, la prudence m’a valu de perdre mon chien, de me voir arracher mon fils, de mettre ma vie sens dessus dessous, et de me flanquer la frousse de ma vie. Et j’en suis presque mort. Peut-être qu’il est temps d’arrêter d’être prudent et de rendre coup pour coup.
Le téléphone sonna assez longtemps chez le père Corso avant qu’on ne décroche. Une voix chiffonnée me répondit :
— Corso.
— Père Corso ? Désolé de vous appeler si tard. Ici Ricky Delatolla.
— Ricky ? Quelle heure est-il ?
— Je ne sais pas. David, quelle heure est-il ?
— Une heure et quart.
— Vous avez entendu, père Corso ? Il est une heure et quart.
— Eh bien, Ricky, que vous arrive-t-il qu’il faille en discuter à une heure et quart ? Rien de grave, j’espère.
J’inspirai profondément.
— Si, en fait, c’est grave. Je veux que vous conduisiez un exorcisme.
Cette remarque fut suivie d’un silence si long que je crus que le père Corso avait raccroché. Mais je pouvais entendre sa respiration à l’autre bout du fil, et finalement, il me dit :
— Vous avez bu, Ricky ?
— Non. J’aimerais que ce soit si simple.
— Vous savez ce que je pense des démons et des manifestations surnaturelles, n’est-ce pas, Ricky ? En ce qui me concerne, ils sont exclus de notre religion telle que nous la concevons actuellement. Les diables auxquels nous faisons face aujourd’hui ne sont que des désaccords psychologiques entre les aspirations de l’individu et les structures socio-économiques…
— Mon père, pour une fois, j’aimerais beaucoup que vous vous exprimiez en anglais. J’ai besoin de votre aide contre une présence démoniaque. Appelez ça comme vous voulez, je m’en fous. Un désaccord psychologique si vous voulez. Mais c’est là, chez moi, ça me fait mourir de peur, et je dois m’en débarrasser.
— Vous attendez de moi que je chasse un esprit maléfique ?
— Qui d’autre ? criai-je. Vous voulez que j’appelle le plombier ?
— Ricky, je vous prie, dit à la hâte le père Corso. Pas la peine de s’énerver. Dites moi juste à quel genre de… d’esprit maléfique vous croyez avoir affaire.
— Père Corso, c’est le fauteuil du Diable. Le trône de Satan en personne. Il est là, chez moi, et il est en train de détruire ma vie. Jonathan est à l’hôpital des Sœurs de la Charité, dans le coma, mon chien a été massacré par un cafard géant que je viens d’affronter moi-même.
Il y eut un autre silence. Puis le père Corso dit :
— Vous êtes sérieux ?
— Croyez-vous que je vous appellerais à une heure du matin pour vous faire une blague ?
— Très bien, dit le père Corso d’un ton stupéfait. Restez là… restez chez vous… j’arrive.
— Et ne tardez pas, je vous en prie, insistai-je.
Je reposai le combiné. David était assis près du globe terrestre et le faisait tourner sans s’arrêter, si vite qu’il grinçait sur son socle.
— Il va venir ? demanda-t-il.
J’acquiesçai.
— Il ne me croit toujours pas. Mais il changera d’avis lorsqu’il arrivera ici. Espérons qu’il sait comment effectuer un exorcisme. De nos jours, ce n’est pas ce qu’ils étudient en priorité dans les séminaires catholiques. Ils ont l’air de s’intéresser davantage à Jung et à l’inconscient collectif, et à rencontrer des femmes nues.
David ralentit le globe avec ses doigts et l’arrêta précisément sur le principal méridien.
— Greenwich, dit-il. Bien belle ville. Un joli observatoire, une colline en pente, des arbres au bord de la Tamise. Il y a des années, je m’y promenais avec Jennifer.
— Jennifer était votre femme ?
Il serra les lèvres en guise d’assentiment. De toute évidence, il ne voulait pas en parler.
— Il est bien extraordinaire de penser que toutes ces promenades paisibles ont fini par me mener ici. De quoi réfléchir sur l’étrangeté de la vie, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Votre verre est vide ?
— J’en accepterais volontiers un autre. Et vous ?
— Un autre whisky.
Nous sommes passés dans le salon pour y attendre le père Corso. Le cadavre recroquevillé du trilobite gisait toujours au milieu du foyer, mais il semblait plus petit, plus gris. C’est souvent le cas pour les choses mortes, y compris les humains. Je me rappelle avoir vu mon père gisant dans son cercueil en 1958, dans ce salon des pompes funèbres d’Anaheim, et il semblait incroyablement fragile. Il ne restait plus rien du joyeux plâtrier ; plus rien du père qui m’asseyait sur ses épaules avant de cavaler tout le long du jardin. Plus qu’une image diminuée, ressemblant aussi peu à Joseph Delatolla qu’une photo prise sous le mauvais éclairage.
— Peut-être que nous devrions chercher le fauteuil, dit David. Votre prêtre voudra certainement le voir.
— Parfait, mais uniquement s’il est là, dans la maison. Sinon, pas question que je me lance à sa recherche. Je veux être armé, vous comprenez ? Même si ce n’est que d’une bible, d’un crucifix et d’un flacon d’eau bénite.
— Vous appelez ça s’armer ?
— Je ne sais pas. Je ne suis pas particulièrement superstitieux. Mais les haches et les scies ne nous seront d’aucun secours, n’est-ce pas ? Le fauteuil répond à la violence par une violence plus grande encore, et il frappe en-dessous de la ceinture.
David passa son doigt sur le bord de son verre en produisant un son aigu.
— Il est étrange que cette bestiole vous ait attaqué, dit-il.
— Y a-t-il ici quelque chose qui ne soit pas étrange ?
— Non, ce que je veux dire, c’est que de toute évidence, le fauteuil veut quelque chose que vous seul pouvez lui donner. En ce cas, pourquoi envoie-t-il sa créature vous attaquer ?
— Qui sait ? Ce n’est pas un être rationnel, mais – comment avez-vous dit ? Un Trou Noir moral et spirituel.
— Peut-être qu’il cherche à vous effrayer pour vous forcer à agir, suggéra David. Il veut vous guider vers le moment où vous devrez le supplier.
— Mais qu’est-ce que je viens de faire ? J’ai appelé mon prêtre habituel à la rescousse. Pourquoi le fauteuil voudrait-il me voir demander un prêtre ?
Le doigt de David s’immobilisa sur le bord du verre.
— Je n’en suis pas certain, mais je crois que nous nous laissons manipuler.
Peu de temps après, je vis les phares de la voiture du père Corso illuminer le plafond de la cuisine. Je posai mon verre et allai jusqu’à la porte pour le recevoir. Il ferma la porte de sa Golf Rabbit noire et s’approcha, agitant son bras interminable d’un geste sans grâce.
— Merci d’être venu, mon père.
— J’aurais eu du mal à refuser, n’est-ce pas ? sourit le père Corso. Ce n’est pas tous les jours qu’un membre de votre congrégation vous propose de réduire en miettes les concepts théologiques que vous avez toujours tenu pour valides. Je vous suis.
Le père Corso était grand, dégingandé, malhabile de son corps. Il était plutôt bel homme si vous les aimez avec des cheveux noirs bouclés et des cernes sombres sous les yeux. Sara le décrivit un jour comme un Lenny Bruce après trois jours de cachot.
David se leva pour saluer le père Corso et fit passer son whisky de la main droite à la main gauche.
— Père Corso, dis-je, je vous présente David Sears. Un antiquaire venu d’Angleterre.
Le père Corso lui serra la main.
— Et protestant, sans doute ?
David répondit par un sourire plutôt amer.
— Alors, Ricky, où est votre diable ? Si je dois procéder à un exorcisme, il convient d’avoir un démon à exorciser.
Je tendis un doigt vers le foyer.
— Voilà l’une de mes preuves. Le familier du Diable. Il m’a attaqué ce soir et je l’ai tué. Ou du moins, j’ai tué cette incarnation particulière du familier, ajoutai-je en regardant David.
Le père Corso alla s’agenouiller devant la cheminée. Il tapota le corps de la pointe du tisonnier, et l’animal se retourna comme un biscuit brûlé.
— Eh bien, dit le prêtre, voilà certes une créature bien effrayante. Mais rien ne suggère qu’il ne soit un agent de Satan.
— Asseyez-vous, mon père, lui dis-je. Mieux vaut reprendre l’histoire depuis le début.
Le père Corso regarda la carafe baccarat sur la table.
— Un petit verre de ce breuvage stimulera mon attention.
— Ce prêtre amateur de whisky, cita David à mi-voix.
Le père Corso se tourna vers lui, un sourcil levé.
— Ah, vous aussi avez lu La puissance et la gloire. Un bon livre, mais un peu trop anglais à mon goût.
David ne répondit pas, mais croisa les jambes et se rassit avec un air renfrogné plutôt enfantin. Je n’avais pas réalisé à quel point les Anglais peuvent être sectaires. Mais je présume qu’une nation qui peut concevoir des Rolls Royce, qui envoie ses enfants dans des écoles où les garçons doivent encore porter des hauts-de-forme et qui dépense des centaines de milliers de dollars chaque année pour entretenir par simple snobisme un chef d’État non élu, et bien, je pense qu’il faut s’attendre à ce que les citoyens d’un tel pays se montrent chauvins jusqu’au trognon.
Soigneusement, comme si je décrivais les faits devant un tribunal, je racontai au père Corso tout ce qui s’était produit depuis l’arrivée de Henry Grant devant mon garage. Il m’écouta sans dire un mot, buvant de temps en temps une gorgée de Cutty Sark ou caressant sa joue d’un long doigt osseux. Lorsque j’eus fini, il dit :
— Vous auriez dû venir me voir plus tôt.
— C’est ce que voulait Sara, mais je ne pensais pas que vous me croiriez.
— Je ne suis pas sûr de vous croire. Vous parlez du Diable, Ricky, et le Diable est un concept qu’on a depuis longtemps évacué de nos croyances théologiques, tout comme la moitié des saints bidons genre sainte Harriet l’Hystérique. Un prêtre moderne qui croit aux démons ne pourra jamais répondre aux besoins théologiques de ceux qui l’entourent. Devrais-je conduire un exorcisme en cas de dépression postnatale, ou de tensions prémenstruelles, ou de psychose ?
David se leva et se resservit en whisky sans en offrir au père Corso. Je lui jetai un coup d’œil, mais ne me risquai pas à provoquer une dispute. Nous étions tous fatigués, en proie au doute et à la déprime.
— Quelque chose se prépare, mon père, dis-je. Quel que soit le nom que vous donniez à cette… influence, c’est maléfique, dangereux et doit être détruit.
— Je suis d’accord avec vous. Nous nous trouvons devant une situation négative. Mais avant d’entreprendre quoi que ce soit, nous devons identifier la nature de ces pressions négatives. Sinon, toute tentative dirigée contre elles pourra se révéler aussi dangereuse que les pressions elles-mêmes. Vous considérez ce fauteuil comme le trône du Diable. Monsieur Sears ici présent croit qu’il s’agit d’un portail, un confluent par lequel des influences maléfiques venues des enfers peuvent s’infiltrer dans notre monde. Néanmoins, d’après ce que vous m’avez dit, j’ai élaboré ma propre théorie. Les images symboliques qui ornent ce fauteuil – ces visages démoniaques – sont devenues le point focal d’influences négatives dont vous êtes vous-même l’origine. Autrement dit, ce n’est pas le fauteuil qui est la source des situations négatives, mais vous-même.
— Moi ? demandai-je, incrédule. J’éprouve des sentiments négatifs ? Je suis l’homme le plus positif que je connaisse.
— Eh bien, c’est assez caractéristique des sentiments négatifs. On ne sait pas qu’ils sont en nous.
— Mais mon père, pour l’amour de Dieu, je suis un homme heureux. Ou du moins je l’étais avant que ce fauteuil ne fasse irruption dans ma vie.
Le père Corso leva la main, en partie pour me rappeler de ne pas transgresser le troisième commandement, aussi en un de ces gestes bibliques que les prêtres adoptent toujours inconsciemment chaque fois qu’ils vont vous contredire. La vérité parle par ma bouche.
— Un homme heureux, satisfait de son style de vie, de sa carrière et de toutes les caractéristiques présentes de son environnement social et intellectuel – un tel homme est souvent le plus susceptible de ressentir des émotions cachées de destruction et de frustration. Pour employer une vieille phrase de la Bible…
— Bonne idée, et qu’on en finisse, fit David d’un ton d’ennui et d’impatience protestante.
— Si vous voulez employer une vieille phrase de la Bible, reprit le père Corso sans se démonter, on peut dire que le fait de désirer est une caractéristique de l’être humain. Et si vous n’avez rien à désirer, rien que vous ne convoitiez avec ardeur, en ce cas, toutes les énergies positives qui sont en vous se retournent et se transforment en charge négative. Vous, Ricky, pouvez avoir accumulé une telle charge… et il vous a suffi de voir apparaître ce fauteuil pour qu’il serve de catalyseur et donne une réalité physique à votre charge négative.
Je me tournai vers le foyer.
— Vous voulez dire que c’est mon imagination qui a créé cette bestiole ? Cette horreur est sortie de ma tête ?
— C’est cela même. On dirait une forme très puissante, très durable d’ectoplasme psychique.
David posa son verre sur la table avec un tintement qui résonna comme une ponctuation.
— À mon avis, mon père, il s’agit plutôt d’une forme très puissante, très durable des conneries que défend la théologie moderne.
— Pensez ce que vous voulez, dit le père Corso, mais si nous n’examinons pas toutes les possibilités, nous pouvons libérer par inadvertance des forces qui risquent de causer à Ricky et sa famille bien plus de souffrances qu’ils n’en ont déjà subi.
— Ah, oui ? fit David sarcastique. Et que pouvez-vous trouver de plus grave que la mort du chien de M. Delatolla, et renfermement de son fils plongé dans le coma ?
À ce moment, avant que le père Corso n’ait eu le temps de répondre, je regardai de l’autre côté de la pièce, et il était là. Adossé au mur, là où une femme de ménage consciencieuse aurait pu l’avoir poussé. Le fauteuil en personne, avec ses serpents et ses âmes perdues. Et, en une fraction de seconde, mon esprit s’éclaircit et je compris que David devait dire vrai : pour des raisons que je ne pouvais même pas soupçonner, le fauteuil m’avait sciemment poussé à inviter le père Corso chez moi.
— Père, murmurai-je, il est là.
Et je désignai le mur derrière lui d’un hochement de tête, comme un acquéreur à une vente aux enchères.
Le père Corso se retourna lentement.
— C’est ce fauteuil ? me demanda-t-il. Il n’était pas là lorsque je suis entré.
— Bien sûr que non, dit David. Nous avons décidé de vous fiche la frousse, et avons demandé à un de nos amis de se lever au milieu de la nuit pour s’introduire dans la cuisine et le poser là pendant que vous aviez le dos tourné.
— Ce n’est pas la peine d’être agressif, rétorqua le père Corso. J’essaie juste de faire de mon mieux dans des circonstances pour le moins étranges.
— Pour quelqu’un dont la vocation est de servir d’émissaire à une déité invisible et à une femme d’il y a deux mille ans, une vierge qui a conçu le fils de ladite déité sans qu’on puisse retrouver la moindre trace identifiable d’imprégnation, votre compréhension de l’étrange me semble singulièrement restreinte.
— Vous voulez que je vous aide ou pas ? trancha le père Corso.
— Je ne crois pas que vous ayez le choix, fit David, laconique.
Le père Corso hésita, avala le reste de son whisky, puis se leva. Il marcha vers le fauteuil pendant que nous deux, David et moi, restions à notre place. Il l’examina de près pendant quelques instants, puis tendit le bras et toucha le visage de l’homme-serpent.
— C’est du bois, dit-il.
— Bien sûr que c’est du bois, dit David. Ce n’en est que plus alarmant.
Le père Corso passa ses doigts sur les vipères gravées qui tenaient lieu de cheveux à l’homme-serpent, puis le long du plat de dos aux reliefs inextricables. Puis, très vite, il appuya sur le siège de cuir noir. Puis il revint au centre de la pièce.
— Ce fauteuil m’a l’air tout à fait ordinaire.
— Et pourtant, lui dis-je, je vous assure qu’il est bien plus que ça. Voulez-vous un autre whisky ?
— Non, merci. Il parle, m’avez-vous dit ?
— C’est exact. Il parle et il menace.
Il y eut un long silence. Le père Corso resta là, à examiner le fauteuil, et David et moi regardions le père Corso. Celui-ci finit par déclarer :
— Mon Dieu, quelle situation embarrassante ! Néanmoins, je tiens à essayer un de ces très vieux procédés visant à déceler la présence d’un esprit maléfique.
— Je connais, dit David. Vous l’invitez pour le thé, et s’il refuse de manger des petits gâteaux en forme de croix, vous savez qu’il s’agit d’un disciple de Satan.
— Je vous en prie ! aboya le père Corso qui contenait mal sa colère. J’essaie de faire mon possible, et vous ne facilitez guère les choses.
— Ce n’est pas dans mes intentions, dit David.
Il se leva et se versa un autre verre avant de reprendre :
— Ce que j’essaie de vous faire comprendre, c’est que si vous ne croyez pas que tout ceci soit l’œuvre du Diable, vous vous trompez vous-même et mettez M. Delatolla en danger.
— Nous ne sommes plus au seizième siècle, dit le père Corso, furieux.
David tendit un doigt vers le fauteuil.
— Ce n’est pas à moi qu’il faut le dire, mais au Diable.
Le prêtre inspira profondément.
— Toute cette histoire vous concerne d’une façon ou d’une autre, n’est-ce pas, monsieur Sears ? Votre intérêt dans tout ça est bien plus important que le simple achat du fauteuil pour un prétendu client.
— Je vous ai déjà fait part de mon intérêt, dit David.
Il avala une autre gorgée de whisky et frissonna.
— Eh bien, je ne vous crois pas. Je suis peut-être l’émissaire d’une déité invisible et d’une Vierge Bénie, mais je ne suis pas idiot et pas davantage crédule.
— Bien sûr que non, répondit David en lui tournant le dos. Vous êtes juste à la mode.
Le père Corso me jeta un regard exaspéré. Mais je me contentai de lui indiquer le fauteuil.
— Allez-y.
Le prêtre s’approcha à nouveau du fauteuil, déboutonna son manteau et plongea sa main dans une poche intérieure. Il en tira un crucifix d’argent, long de quinze centimètres, et un flacon empli d’eau bénite.
David resta le dos tourné pendant que le père Corso se signait, puis traçait le signe de la croix au-dessus du fauteuil.
— Si le Diable est en toi, je lui ordonne de se manifester. Si le Diable se cache en toi, je lui ordonne d’apparaître.
— Je présume que, d’après votre façon de voir les choses, un disciple de Jung va surgir de nulle part pour confirmer votre théorie sur les situations négatives, fit David, caustique.
Le père Corso l’ignora. Il avait soigneusement mémorisé le rituel ad hoc, et de toute évidence, tentait maintenant de créer sa propre aura – ce que je ne peux appeler qu’un champ de force d’énergie catholique. Je n’avais jamais assisté à une telle tentative, et je crois que le père Corso n’avait guère eu d’autre occasion de mettre en pratique cet aspect de son office, mais le spectacle était impressionnant. Quel que soit son discours habituel – et quelles que soient les interfaces chrétiennes et les dialogues sociothéologiques en cours – il invoquait maintenant les forces fondamentales et traditionnelles de sa foi.
— Je t’abjure… si tu es esprit… de te montrer. Au nom de Dieu le Père, va t’en. Au nom de Dieu le Fils, pars maintenant. Au nom du Saint Esprit, quitte cette demeure.
D’un geste souple du bras, le père Corso aspergea le fauteuil du Diable d’eau bénite, d’un côté, puis de l’autre, formant le signe de la croix.
— Tremble et fuis, O être impie, car c’est Dieu qui te l’ordonne. Tremble et fuis, O être impie, car c’est moi qui te l’ordonne. Obéis-moi, car tel est mon désir, par Jésus de Nazareth qui sacrifia son âme. Obéis-moi, car tel est mon désir, par la Sainte Vierge Marie qui lui donna naissance.
Le trône réagit en émettant une sonorité qui, tout d’abord, fut difficile à percevoir, mais s’enfla peu à peu. C’était un bourdonnement sourd, irrésistible, comme un générateur à haute tension. Un son que j’avais déjà entendu ; Le père Corso dut s’en rendre compte, car sa voix se fit soudain stridente.
— Par les saints anges qui furent un jour tes compagnons… je t’ordonne de partir.
Je me levai et traversai la pièce pour me tenir à ses côtés. Il était hors d’haleine, comme s’il venait d’effectuer une vingtaine de pompes ou de faire son jogging.
— Qu’est-ce que ça peut être ? lui demandai-je. Avez-vous une idée ?
Il ne me regarda même pas. Ses joues étaient luisantes de sueur, et il tremblait comme un alcoolique en plein delirium.
— C’est une chose, souffla-t-il, une influence… quelque chose de très…
Il inspira, deux ou trois fois, puis dit :
— C’est venu… pour une réponse précise… il veut quelque chose…
— Vous pensez toujours que c’est moi qui crée cette influence ?
— Je… je ne peux rien dire. J’ai… j’ai du mal à le maintenir.
Je pris son bras et serrai, sans douceur.
— Laissez-le. S’il essaie de contrôler votre corps, abandonnez la partie.
– Je… je ne suis pas sûr d’y arriver.
– Allons, mon père. Brisez le contact. Il a essayé de me posséder, une fois, et je n’ai eu qu’à le repousser. Allons, mon père, brisez le contact.
David, alarmé, posa bien vite son verre pour venir m’aider.
— Qu’est-ce qui lui arrive ?
— Je ne sais pas. Il a entamé le rituel d’exorcisme, puis tout d’un coup, il dit qu’il n’arrive plus à se contrôler. Regardez-le. On dirait qu’il nous fait une crise d’épilepsie.
Le père Corso rejeta la tête en arrière. Son cou était sillonné de veines et de tendons noueux. Ses dents étaient serrées, et ses yeux semblaient prêts à jaillir de leur orbite.
— Charge… négative, coassa-t-il.
Je regardai le fauteuil. Rien n’avait changé sur le visage de l’homme-serpent qui nous dévisageait froidement. Et là où les gouttes d’eau bénite avaient aspergé le siège et le bois, s’élevait de la vapeur. L’eau bénite bouillonnait et s’évaporait petit à petit.
— Sortons-le d’ici, pressai-je David. S’il reste là, il va finir par se faire du mal.
Mais il était trop tard. Il était sans doute trop tard à partir du moment où le père Corso avait accepté de venir m’aider. Le prêtre fut soudain arraché de nos mains et secoué avec violence, comme une poupée de chiffons dans les crocs d’un chien féroce, et il laissa échapper un grognement de douleur et de désespoir.
— Je… peux plus… le maintenir ! cria-t-il.
Un sang rouge jaillit d’entre ses lèvres. Il grinçait des dents si fort qu’il s’était mordu la langue. Et du sang dégoulina entre ses doigts, là où il avait plongé ses ongles dans ses paumes.
— Sortez-le ! criai-je à David. Dehors, vite !
Tous deux avons essayé de saisir les bras du père Corso, mais ils s’agitaient comme ceux d’un pantin pris de frénésie, et il nous repoussa.
— Mon Dieu ! grinça le père Corso. O Sainte Mère, sauve-moi !
Je fis deux pas en arrière, puis chargeai comme si j’essayais de faire tomber le prêtre en un plaquage de rugby. Mais, alors que mon épaule entrait en collision avec sa hanche, je sentis qu’il s’arrachait à mon étreinte avec la violence et la rapidité d’une rame de métro bondissant hors du quai. Il fut jeté à l’autre bout de la pièce et alla s’aplatir contre le mur d’en face avec un craquement monstrueux, celui de sa cage thoracique qui se brisait.
— Sauvez-moi ! balbutiait-il. Sauvez-moi !
Il fut rejeté à travers la pièce et contre le manteau de la cheminée. Du sang éclaboussa les murs, et je vis un humérus brisé percer la peau de son coude.
— Sauvez-moi, sauvez-moi, sauvez-moi, hurlait-il.
Mais maintenant, le Diable le tenait, et le Diable entendait bien le réduire à néant.
David et moi ne pouvions que regarder, impuissants, le prêtre rejeté de mur en mur. Il tituba, puis s’envola, comme victime d’une prise de catch particulièrement sadique, particulièrement vicieuse. Il pleuvait du sang, et nous ne pouvions rien faire, juste rester là, sous cette douche macabre et regarder le père Corso se faire massacrer, comme les spectateurs d’un tournoi mortel. Je regardai David, et le sang avait éclaboussé sa chemise et son front, et il restait là, tout aussi mou et incrédule que je l’étais, à regarder le corps torturé du prêtre avec une fascination mêlée d’horreur.
Le père Corso gémissait et suppliait et hurlait toujours au secours lorsque des forces qui restaient invisibles le traînèrent vers les flammes. Les braises s’étaient toutes éteintes, mais les cendres blanches étaient toujours assez chaudes pour rôtir la chair, ou embraser une bûche. Les yeux du prêtre étaient enflés et contusionnés suite à son terrible calvaire, mais il pouvait encore voir où l’emmenait le Diable, et il émit un gémissement de désespoir qui, des mois plus tard, devait toujours hanter mes cauchemars.
Je me précipitai vers lui et tentai de l’écarter du feu, mais je fus renvoyé par un coup invisible qui me frappa comme une rafale de vent.
Le père Corso resta un instant agenouillé face au foyer, ses mains brisées jointes en une parodie de prière. Il ne pouvait les presser lui-même, car ses bras étaient fracturés en plusieurs endroits, et cette « prière » devait lui causer une souffrance inimaginable. Mais le Diable lui rappelait le prix à payer pour avoir eu confiance en Dieu.
— Ce n’est pas croyable… murmura David, derrière moi.
Peu à peu, bien que cela parût impossible, le père Corso se courba vers les cendres. Son visage ne fut bientôt qu’à quelques centimètres du brasier, et je pouvais voir la peau de ses joues peler et se convulser sous l’effet de la chaleur. Il essayait de crier, de respirer, mais l’air était si brûlant au-dessus des cendres qu’il ne pouvait rien émettre, sinon un halètement aigu, terrifié.
Puis, comme pour en finir, son visage se vit poussé contre le point le plus chaud du foyer.
Il se débattit encore quelques secondes, et je ne pouvais même pas concevoir la souffrance qu’il devait endurer. Mais il retomba de côté, inerte, le visage heureusement masqué par le côté de ma chaise, mort de toute évidence.
David se leva. Il alla chercher une cigarette, l’alluma et expira de façon suggestive.
— Maintenant, nous savons, dit-il avec une conviction pleine d’amertume.
— Nous savons quoi ?
— Pourquoi le trilobite vous a attaqué. Le fauteuil voulait que vous appeliez le père Corso. Il avait bel et bien l’intention de le tuer sous vos yeux.
— Mais pourquoi ?
— Impossible de le dire avec certitude. Je ne suis pas mystique. Mais d’après moi, le trône voulait prouver qu’il ne peut être renvoyé ou défait, même par un rituel d’exorcisme.
— Et quel bien cela peut-il lui faire ?
David tira sur sa cigarette.
— Il veut que vous agissiez en son nom. Afin de vous mettre en position d’accepter de l’aider, il doit vous montrer qu’il n’y a pas d’autres alternatives. L’exorcisme devait être votre dernière chance, n’est-ce pas ? Eh bien, maintenant, le fauteuil a fait en sorte que vous n’ayez plus le moindre recours.
Je fis le tour du canapé et regardai le trône de Satan avec un mélange d’hostilité et de mépris. Je dus me contrôler pour ne pas lui sauter dessus et le mettre en pièces. Mais pour autant que je sache, cela équivaudrait à déchirer Jonathan, ou Sara, et je n’avais pas l’intention d’offrir ce plaisir au fauteuil démoniaque du vieux Jessop.
— Je n’ai jamais rien haï auparavant, dis-je à David, mais bon Dieu, que je hais ce fauteuil.
— Je crois que c’est aussi ce qu’il veut. Afin que, lorsque vous devrez le supplier à genoux, il puisse vous rappeler votre haine pour mieux vous humilier.
Je me retournai, bien que je puisse sentir le regard de l’homme-serpent posé sur moi.
— Versez-moi un verre, lui dis-je. Ensuite, il vaudrait mieux réfléchir à ce que nous allons dire à la police.
Trois heures plus tard, alors que le ciel commençait à pâlir, nous avons repris la route sinueuse qui mène de Rancho Santa Fe à l’océan Pacifique. Dans mon Impala, je suivis la Volkswagen Rabbit du père Corso, que conduisait David, et nous roulions tous feux éteints.
Nous avons atteint un tournant particulièrement raide. D’un côté se trouvait une vague butée de bambous, de l’autre une falaise aux parois rougeâtres et érodées se terminant sur un lit de ronces, douze mètres plus bas. Je fis un appel de phares à David, et il se gara sur le bas-côté. Je l’y rejoignis avec l’Impala.
— Ça va ? lui demandai-je en quittant mon break pour aller le rejoindre au bord de la route.
L’air du matin était frais et vif, et je frissonnais dans ma chemisette à manches courtes.
David était en train d’installer le cadavre du père Corso sur le siège du conducteur et tentait de coincer ses pieds sur les pédales. En arrivant à ses côtés, je fis de mon mieux pour ne pas regarder le visage du prêtre.
— Voilà un voyage que je ne risque pas d’oublier de sitôt, soupira David.
Il se redressa et essuya la sueur froide sur son front avec la manche de sa chemise.
— Vous êtes sûr que ça va marcher ? lui demandai-je.
— Mon bon garçon, on ne peut jamais être sûr de rien. Mais le moteur est chaud, et je vais couper le conduit d’alimentation en essence, et cela m’étonnerait que la voiture ne s’enflamme pas. Maintenant, si vous alliez faire faire demi-tour à votre break, qu’on n’aille pas retrouver des éraflures suspectes sur votre pare-chocs ?
— Vous parlez comme un expert en la matière. On dirait que vous avez fait ça toute votre vie.
Il négligea de répondre et essuya ses mains sur son pantalon.
— Je me sers de ma tête. C’est dans ce but que mes parents se sont endettés jusqu’au trognon pour m’envoyer à Lancing.
Je retournai à l’Impala et la fis virer à quatre-vingt-dix degrés, ignorant le grincement d’outre-tombe qu’émirent les suspensions, pour la pointer vers Rancho Santa Fe. Puis j’attendis, sans couper le moteur, pendant que David tendait la main pour faire tourner la clé de contact de la Volkswagen. Il prit la précaution de pousser à fond le levier de la boîte automatique, afin de parfaire l’illusion. Tout le monde croirait que le père Corso avait abordé le tournant à pleine vitesse. Il cala l’accélérateur avec la jambe rigide du prêtre, puis claqua la portière.
— C’est bon, dit-il en montant dans l’Impala. Poussez-là, et on va bien voir ce qui va se passer.
Avec soin, je fis reculer le break pour que mon pare-chocs arrière touche celui de la Volkswagen. Puis j’appuyai lentement sur l’accélérateur et poussai inexorablement la petite voiture noire vers les buissons et au-delà des pierres qui bordaient les pentes escarpées du canyon.
— Elle y va, dit David. C’est parti.
Je donnai un petit coup d’accélérateur supplémentaire ; la Volkswagen se pencha, oscilla, et disparut. Nous entendîmes des craquements, des déchirures, des grincements, puis le bruit sec des branches fauchées net. Enfin, il n’y eut plus que le silence et les ténèbres.
— Elle n’a pas pris feu, dis-je, anxieux.
Nous avions tous deux ouvert nos portières, prêts à descendre jeter un coup d’œil. C’est alors que nous avons entendu un choc sourd, étouffé. Une boule de flammes orangées s’éleva dans le ciel, et la voiture noire s’embrasa avec ardeur.
— Allons-y, dit tranquillement David.
Je passai la seconde et repartis lentement vers l’autoroute. Puis je mis la boîte en position « route » et nous avons foncé vers Rancho Santa Fe, aussi vite que le permettait la route en lacet.
— Alors ? demandai-je. Vous croyez que la police ne va pas chercher plus loin ?
— Sans doute. C’était un prêtre, n’est-ce pas, et que pouvait-il avoir comme ennemis ? Au pire, ils pourront s’imaginer qu’un chauffard l’a involontairement poussé dans le vide. Et dans ce cas, ils se lanceront à la poursuite des voitures dont l’avant ou le pare-chocs est endommagé. Personnellement, je crois qu’ils concluront à une mort accidentelle. Les prêtres et les femmes ménopausées sont considérés comme les groupes les moins risqués par les assureurs.
L’Impala aborda un virage en épingle à cheveux, et les pneus gémirent à l’unisson comme un chœur de chanteurs du dimanche.
— Vous ne pensez pas qu’on aurait tout simplement pu dire la vérité ?
— La vérité, mon cher ? Quelle vérité ? Que vous avez appelé un prêtre catholique au milieu de la nuit et lui avez demandé de venir chez vous. Et la minute d’après, le pauvre bougre est attaqué et tué dans une débauche de brutalité. Et il n’y avait personne d’autre dans la maison, que vous et moi. Voilà la vérité, mon cher. Et je ne peux concevoir un jury au monde qui accorderait la moindre foi à une histoire de fauteuil maléfique. Pas vous ?
— Si. Vous avez sans doute raison.
— Bien sûr que j’ai raison. Et de toute façon, quelle différence ? Nous savons bien que nous ne l’avons pas tué nous-même. Notre seul crime est d’avoir accordé une digne crémation à un cadavre mutilé. Et cela, aucune loi ne l’interdit, morale ou autre.
Je lui jetai un coup d’œil. Dans le reflet des lumières vertes du tableau de bord, son visage était luisant de sueur, et la tension y creusait des rides profondes.
— Je crois qu’en Californie, un règlement spécifie qu’on ne peut enterrer soi-même son prochain, dis-je.
David eut un sourire lugubre.
— Occupons-nous d’abord du fauteuil. Pour les règlements, on verra après.
Plus tard dans la matinée, nous sommes retournés à San Diego. David récupéra sa Rolls Royce au parking de l’hôpital et alla à Presidio Place pour se laver et se changer, tout en promettant de m’appeler avant midi. J’allai au huitième étage prendre des nouvelles de Jonathan.
Il gisait toujours sur son lit, inconscient. Ses pansements avaient été changés, si bien que je pouvais désormais voir ses deux yeux. Sara était assise à ses côtés, l’air endormi, un numéro du Sunset jeté sur le sol à côté d’elle. Dans un coin de la salle, le Dr Marmotte préparait une série d’injections d’antibiotiques.
— Bonjour, chérie, dis-je à Sara en l’embrassant sur le front. Comment va ?
— Rien de nouveau, dit-elle d’une voix lasse. On dirait qu’il dort et ne veut plus se réveiller.
Je me penchai au-dessus du lit de Jonathan et le fixai pendant une bonne minute, essayant de le tirer de son coma par la seule force de mon esprit. Réveille-toi, Jonathan. Réveille-toi !
Mais il resta là, pâle et immobile, les cheveux rejetés sur l’oreiller, et je ne pus que m’écarter du lit, triste et frustré, et le laisser à son rêve sans fin.
— Docteur Marmotte, demandai-je.
Celui-ci leva les yeux de ses flacons d’antibiotiques et fronça les sourcils.
— Je m’appelle Rosen, Dr Rosen, dit-il.
Heureusement, je ne crois pas qu’il ait compris que Sara et moi avions pris l’habitude de l’appeler Dr Marmotte parce qu’il ressemblait à une marmotte.
— Désolé, je… j’ai confondu avec quelqu’un d’autre.
— Vous voulez savoir comment va votre fils ?
— Y a-t-il un mieux ?
— Non, pas vraiment. Mais pas d’aggravation non plus. Sous bien des aspects – respiration, rythme cardiaque, digestion, tout – son corps fonctionne tout à fait normalement. S’il n’était pas dans le coma, je dirais que c’est un jeune homme en pleine santé.
— Vous comptez procéder à d’autres tests ?
— Oh, bien sûr. Votre femme vous dira que nous avons essayé un nouveau programme de stimulation, hier soir. Stroboscopes, musique, de légères secousses électriques, toutes sortes de stimuli différents. Bien sûr, pour l’instant, cela n’a rien donné. Mais je suis sûr que tôt ou tard, nous obtiendrons une réaction.
Je me tournai vers Sara.
— Et si nous allions déjeuner quelque part ? On peut laisser le numéro du restaurant au standard.
— Bonne idée, dit-elle en se levant. Cela fait deux jours que je m’alimente mal. Peut-être qu’ensuite, nous pourrons aller chez nous pour le reste de l’après-midi et revenir le soir ?
J’hésitai, pensant au fauteuil, puis dis :
— Oh, pourquoi pas ? Cela te changera un peu.
Nous traversions les couloirs de l’hôpital lorsqu’un petit homme trapu avec des cheveux noirs et des lunettes nous courut après.
— Monsieur Delatolla ? souffla-t-il. Je suis content d’avoir pu vous dénicher.
— Vraiment ?
Il feuilleta la pile de papiers qu’il portait sous son bras et en tira une feuille qu’il me tendit.
— Je suis le trésorier de l’hôpital, monsieur. John Jarman. Je voulais vous donner votre facture réactualisée.
Je pris le papier et le parcourus des yeux. Chambre simple : cinq cents dollars par jour – chambre auxiliaire pour une nuit, cent-vingt-cinq dollars – fournitures médicales, sept cent cinquante-six dollars – charges professionnelles neuf cent cinquante dollars – intendance, trois cent vingt dollars – commissions, soixante-seize dollars.
— Je vous amène un chèque ce soir, à mon retour, dis-je. À moins qu’il ne faille payer des intérêts pour chaque heure de retard.
— D’accord pour ce soir, monsieur Delatolla.
C’était un jour éblouissant, avec un seul et unique nuage près de l’horizon. J’emmenai Sara dans un restaurant de l’Italie du Nord appelé le Vieux Trieste, à Clairemont, près du vieux San Diego. Le Vieux Trieste ressemble plus à un restaurant new yorkais que californien, avec ses cabinets privés tapissés de velours noir où les amoureux et les hommes d’affaires peuvent se voir en privé. Nous avons bu une bouteille de Corvo sec en mangeant du veau Fiorentino. Nous n’avons guère échangé plus de deux mots.
— Tu veux vraiment retourner à la maison ? demandai-je à Sara.
— Le fauteuil est là-bas ?
J’opinai.
— Je ne peux pas toujours reculer. Il faudra bien qu’à un moment ou à un autre, je le regarde en face. Et toi aussi.
— Si je savais ce qu’il veut, au moins, je pourrais décider de ce qu’il convient de faire, dis-je en posant mon couteau et ma fourchette.
— Je crois que nous devrions appeler le père Corso.
Je bus une gorgée de vin et baissai les yeux.
— Oui, on pourrait faire ça.
Lorsque je relevai les yeux, Sara me regardait avec curiosité.
— C’est tout ? « On pourrait faire ça » ?
— Qu’est-ce que tu veux que je te dise d’autre ?
— Je ne sais pas, mais ta voix sonne faux. Tu ne penses pas que le père Corso peut nous conseiller ? Il doit bien y avoir dans toute l’Église quelqu’un qui sache comment faire face à un tel problème. Peut-être qu’il pourrait nous mettre en contact avec cette personne.
J’essayai d’avoir l’air aussi innocent que possible.
— Eh bien, dis quelque chose ! demanda Sara. Crois-tu ou pas qu’on devrait aller voir le père Corso ?
Je regardai les clients du cabinet d’à côté. Ils discutaient bruyamment de l’hôpital de la Navy à Bal boa Park, et je ne pensais pas qu’ils soient en mesure d’écouter ce que j’avais à dire. Ainsi, à voix basse, je dis à Sara :
— Je lui ai déjà parlé. La nuit dernière.
— Vraiment ? Et qu’est-ce qu’il a dit ?
— Il est venu chez nous.
— Il t’a cru ?
— Pas au début. Mais ensuite, il a vu le fauteuil et a pu juger par lui-même.
— Et qu’est-ce qu’il a fait ? Ricky, dis-le moi !
Je pressai mes doigts contre mon front, où couvait une migraine carabinée.
— Il a essayé de l’exorciser. En tout cas, ça y ressemblait. Il récitait je ne sais quel truc qui regorgeait d’invocations, de « Dieu t’ordonne », et « tu es renvoyé », et « quitte cet endroit ». Tu vois le genre.
Sara prit mon poignet entre ses mains.
— Et que s’est-il passé ?
Je n’arrivais pas à la regarder. Je savais que je n’étais pas responsable de la mort du père Corso, mais je me sentais coupable malgré tout, parce que je l’avais appelé à la rescousse alors que je savais, ou du moins j’aurais dû savoir, qu’une tentative d’exorcisme était exactement ce que souhaitait le fauteuil.
— Le fauteuil… l’a tué. Il a été projeté à travers la pièce comme s’il ne pesait pas plus que le Big Jim de Jonathan. Puis on lui a fourré le visage dans le feu.
— Oh mon Dieu, dit Sara. Pourquoi est-ce que tu ne me l’as pas dit plus tôt ?
— Je ne voulais pas te rendre la situation plus pénible qu’elle ne l’est déjà.
— Mais qu’est-ce que tu as fait ? Tu as prévenu la police de sa mort ?
Je jetai un coup d’œil à la table d’à-côté pour m’assurer qu’aucun des convives ne risquait de laisser traîner une oreille. Puis je dis :
— Nous ne pouvions pas les prévenir. Ils auraient cru que nous l’avions nous-même tabassé. Ils nous auraient inculpés d’homicide au premier degré.
— Alors qu’avez-vous fait ?
— Nous avons maquillé un accident. Nous avons poussé la voiture du père Corso dans un ravin, et elle a pris feu.
— Qui a eu cette idée ?
— Quelle importance ?
— Je ne sais pas.
— C’était la mienne. David m’a aidé. Donc, aux yeux de la loi, nous sommes tous deux coupables.
Sara paraissait au bord des larmes, mais ses yeux restaient secs. Elle avait tant pleuré pour Jonathan que ses glandes lacrymales étaient vides. En la regardant, je vis qu’elle abordait le même état d’inertie qu’une constante atmosphère de terreur et de désespoir avait déjà provoqué en moi. On ne peut rester sans cesse sur les nerfs. On finit par être à bout de forces et d’adrénaline.
— Peux-tu me verser un peu de vin ? demanda Sara. Ensuite, je crois que j’aimerais rentrer à la maison.
— Tu en es sûre ?
— Absolument. Ce fauteuil a déjà mis ma vie en pièces. Il ne va tout de même pas me chasser de ma propre maison.