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FLÉTRISSEMENTS

Lorsque nous sommes arrivés à la maison, les meubles étaient toujours là où nous les avions laissés, bien que le vent ait emporté le tapis de velours de l’autre côté de la maison, où il s’était entortillé dans les buissons comme un parapluie cassé ou une chauve-souris prise au collet.

Sara descendit de la voiture, sans dire un mot, et tendit le bras vers le siège arrière pour réveiller Jonathan. Il s’était endormi alors que nous passions devant Hodges Lake, sur la route d’Escondido.

La nuit tombait, et les insectes se réveillaient. Un vent chaud faisait bruire les feuilles des eucalyptus au-dessus de nos têtes. Je déverrouillai la porte, éteignis le système d’alarme dont l’interrupteur se trouvait sous les escaliers, puis allai tout droit vers l’arrière de la maison, là où deux grandes portes coulissantes s’ouvraient sur le patio. J’allumai les lampes qui entouraient la piscine et entrebâillai les deux portes.

— Tu veux boire quelque chose ? demandai-je à Sara, qui allait mettre au lit un Jonathan tout endormi.

— Tu ne vas pas ranger le reste des meubles ? répondit-elle.

— Demain. J’appellerai Miguel pour qu’il vienne m’aider. Je suis crevé.

— Je croyais que tu étais du genre oiseau de nuit.

— En effet, mais je n’ai jamais spécifié que j’étais un oiseau de nuit énergique, non ? Et de toute façon, Miguel aime bien trimbaler des meubles. Je ne voudrais pas le priver de ce plaisir.

— Je reviens tout de suite.

Je passai devant le cabinet ouvragé dix-huitième qui nous sert de bar et nous versai à chacun un double rhum Collins. Puis je sortis sur le patio dallé de briques rouges et restai là, à écouter les bruits du crépuscule et regarder les dernières poussières écarlates de soleil se retirer lentement dans l’ombre des bois.

Sara, drapée dans son kimono de soie bleue, me rejoignit quelques minutes plus tard.

— Jonathan dort ? lui demandai-je.

Elle saisit son verre.

— Il dit qu’il veut retourner voir les animaux la semaine prochaine. Surtout les lions.

— Il a de la chance de les avoir aperçus. En général, ils se cachent derrière les rochers pour forniquer tranquilles.

Sara émit un petit rire forcé.

— À propos de cet après-midi… commença-t-elle.

— Laisse tomber, lui dis-je. Ce fut bizarre, déplaisant, et pour l’instant, on ne peut trouver aucune explication valable. Mais il ne faut pas se laisser abattre pour autant, non ?

Elle posa sa tête sur mon épaule.

— Je ne crois pas. C’est juste que… cette impression, ce pressentiment était si fort ! Voilà pourquoi, sur le moment, je n’ai pas voulu t’en parler.

— Sara, ma chère, dis-je avec toute la conviction possible, je ne vais pas mourir. Du moins pas dans un futur immédiat. Lorsque j’aurai cent dix ans, on en reparlera. Mais pas pour l’instant.

Elle passa de l’autre côté du patio. Je restai là où j’étais, à siroter mon cocktail. Je l’entendis fourrager dans les instruments de cuisine posés sur le barbecue de briques.

— Peut-être devrions-nous inviter les Wertheim pour dimanche prochain, dit-elle. On pourra boire des Martinis dry et manger des steaks brûlés.

— Je ne laisse jamais brûler les steaks, rétorquai-je.

— Ah, oui ? Et le jour où on a invité les Salinger ?

Je haussai les épaules.

— C’était une expérience, rien de plus.

— Une expérience ?

— Bien sûr. Je voulais voir s’il était possible de soumettre des êtres humains à un régime exclusivement composé de carbone.

— Il fait froid ce soir, non ? dit Sara.

— On est en plein été. Comment peut-il faire froid ?

— J’ai froid, c’est tout, insista-t-elle. Tu ne sens pas le vent ?

— Tu veux rentrer ? Je peux allumer le feu.

— Pas la peine. Je vais juste faire quelques longueurs pour me réchauffer. L’eau a l’air si chaude.

Un thermostat maintenait celle-ci à une température constante de 24 degrés, comme nous l’aimions, et maintenant que l’air se rafraîchissait, la surface de la piscine fumait comme un marais de Floride. Sara y plongea ses doigts de pieds, puis enleva son kimono de soie bleue et le posa sur l’une des chaises. Elle était nue en-dessous, toujours aussi mince et hâlée avec ses petits seins retroussés et ses hanches étroites. Elle se laissa glisser tout doucement dans l’eau, et des rides parcoururent la surface brumeuse. Je m’assis à côté de la piscine, croisai les jambes et la regardai faire quelques brasses.

— Tu devrais venir, cela te détendrait ! dit Sara, ses cheveux cascadant autour d’elle.

— J’y penserai, répondis-je en levant mon verre. Personnellement, ma belle, je préfère rester assis, à te regarder.

Elle fit quelques brasses, puis plongea sous l’eau. Le reflet de son corps était tout tordu par les rides sur l’eau, et j’eus l’étrange impression d’être plongé dans un rêve.

— Tu sais quoi ? Je crois qu’on a tous les deux besoin de vacances.

— On serait déjà partis si on était arrivé à se mettre d’accord sur une destination, répondit-elle.

— J’avais proposé d’aller pêcher l’espadon dans le Gulf Stream, et tu as dit niet.

— Avec un gosse de six ans ? Ces espadons sont tous plus lourds que lui.

— Il peut toujours attraper des sardines.

Sara décrivit des cercles lents et paresseux. J’allais lui demander si elle voulait un autre verre lorsque je l’entendis hurler :

— Ricky !

Mon cœur se serra, comme pris dans un étau. Je me relevai d’un bond, retirai mes chaussures à la diable et sautai dans le petit bain en un monstrueux splash, puis je courus vers elle aussi vite que possible.

— Non ! Ce n’est pas moi ! cria-t-elle. Ce n’est pas moi ! Regarde sur le patio !

Tout d’abord, je n’ai pas réagi, et j’étais déjà à sa hauteur lorsque je compris que je devais me retourner. Mais lorsque j’obtempérai, je restai là, pétrifié par le spectacle qui se présentait devant moi.

Le kimono de Sara, qu’elle avait drapé autour du dossier d’une chaise, était en feu. Des flammes léchaient l’une des manches et une partie du dos n’était plus que du charbon.

Tous deux figés par la surprise, nous avons regardé se consumer le reste du kimono. De minuscules fragments de soie ardente montèrent dans le ciel nocturne avant de replonger sur les briques du patio comme les plumes d’un faucon abattu.

Je pris la main de Sara et nous avons pataugé jusqu’au bord de la piscine, puis je me suis hissé hors de l’eau. Mes vêtements dégoulinèrent sur le rebord de ciment. J’aidai Sara à sortir à son tour, puis nous avons à nouveau joint nos mains avant de nous approcher de la chaise.

— Tu as vu ? dit-elle. Il a… pris feu, comme ça.

Je levai les yeux et scrutai le ciel nocturne.

— Probablement une escarbille de barbecue. C’est la seule explication que je puisse trouver.

— Tu as senti l’odeur d’un barbecue ? Les Johnson sont partis pour Philadelphie.

Je reniflai l’air frais.

— Cela ne vient pas forcément de la maison d’à côté. Peut-être que le vent a apporté une braise jusqu’ici. Ça arrive.

— Mais la façon dont il a pris feu, tout d’un coup…

Je la ramenai vers la maison. Sara avait raison : la nuit s’était soudain faite glaciale, et elle était nue. Le temps que je fasse coulisser les deux portes, elle tremblait comme une feuille. Ses aréoles étaient raidies par le froid et elle était couverte de chair de poule.

— Va donc prendre une douche bien chaude pendant que je te verse un autre verre, lui dis-je. Tu peux mettre ma grosse sortie de bain.

Elle m’embrassa de ses lèvres froides et tremblantes.

— Au moins, je sais que tu ne me laisseras jamais me noyer, dit-elle avant de partir vers la salle de bains.

J’allai à la fenêtre et restai là, à fixer la chaise. C’était certainement une étincelle en vadrouille qui avait mis le feu au kimono de Sara. Il n’y avait pas d’autre explication. Par une nuit d’été, le vent peut emporter une braise de charbon de bois sur des kilomètres. C’est ce que m’avait expliqué le shérif Young, un jour, et il avait éteint plus de feux que je n’avais vendu de fauteuils.

Je mixai deux autres cocktails et les amenai dans le salon. Celui-ci était long, dominé par un plafond de pierre et une grande cheminée à l’ancienne, avec des chenets et des tisonniers de bronze. Les murs étaient tout simples, blanchis à la chaux, afin de ne pas détourner l’attention des deux magnifiques tableaux accrochés face à face. L’un était de John Singleton Copley, une seconde version de son fameux tableau de 1778 représentant un marin nu sauvé par ses compagnons des mâchoires béantes d’un requin. L’autre était un portrait de Gilbert Stuart représentant un gentilhomme colonial très sérieux, portant perruque et chapeau noir. J’allumai les ampoules qui illuminaient les deux tableaux, puis allai vers le foyer pour y entasser quelques bûches.

— Ricky ! appela Sara depuis l’étage.

J’avais sorti une allumette de la boîte et m’apprêtait à la gratter, mais j’oubliai la cheminée pour me rendre au pied de l’escalier.

— Tout va bien ?

— Tout va bien. Je suis prête à prendre ma douche. Tu as laissé ta sortie de bain en bas ?

— Je ne crois pas. À moins que je l’aie posée dans la bibliothèque, ce matin.

— Tu peux aller voir ?

Je traversai le vestibule et ouvris la porte de la bibliothèque. Les rideaux étaient tirés, et la pièce était plongée dans des ténèbres d’une densité inhabituelle. Je tendis la main vers l’interrupteur, mais lorsque je l’abaissai, rien ne se produisit.

J’hésitai un instant, puis fronçai les sourcils. La nuit dernière, les lampes fonctionnaient parfaitement, et il y en avait six, disposées sur des appliques tout autour de la pièce : donc il ne pouvait s’agir d’une simple ampoule grillée. Peut-être que les plombs avaient sauté sur le circuit du rez-de-chaussée. Non : en ce cas, les lumières du salon ne s’éclaireraient pas non plus. J’ouvris un peu plus la porte et regardai à l’intérieur.

C’était absurde, mais j’eus soudain l’impression qu’il y avait quelqu’un dans la bibliothèque, quelqu’un qui me regardait. Je scrutai l’obscurité, mais ne pus distinguer que le rebord de mon bureau. La lumière de l’entrée se reflétait sur les chromes de ma machine à écrire Olivetti. Je tendis l’oreille, mais ne pus entendre que le bruissement des bougainvilliers secoués par le vent.

— Ricky ? appela Sara.

— Il n’y a pas de lumière, lui dis-je. J’en ai pour une minute.

Je fis un pas en avant, et c’est alors que je distinguai une paire d’yeux hostiles, braqués sur moi. Obliques, comme ceux d’un animal, d’un loup ou d’un renard, mais étrangement fluorescents. Je restai là où j’étais, retenant ma respiration afin de percevoir le moindre bruit, mais mon cœur battait si fort que les voisins devaient croire que je clouais des étagères.

Les yeux clignèrent lentement.

— Sara, avertis-je. Sara, il y a quelque chose dans la bibliothèque.

Je ne crois pas qu’elle m’entendit.

Je perçus alors un vague grognement, comme la respiration d’une bête sauvage. Peut-être un coyote s’était-il aventuré dans la maison, passant par les portes du patio. Ou peut-être était-ce un lion des montagnes. Peut-être que quelque chose s’était échappé du parc animalier et avait réussi à parvenir jusqu’ici. Un tigre, un puma, qui sait ?

— Qui est là ? lançai-je d’une voix qui se voulait autoritaire.

Il n’y eut pas de réponse. Le grondement sourd reprit de plus belle.

Je reculai tout doucement. Il y avait un téléphone sur le mur de la cuisine, à cinquante centimètres de moi, et je pouvais reculer discrètement mais rapidement et m’en emparer avant que ce qui se trouvait dans la bibliothèque ne se décide à venir me chercher. Je me rappelais avoir vu dans Look des photos en noir et blanc représentant un gardien de zoo horriblement déchiqueté par un lion. Du sang, des os et de l’angoisse. Et qu’avait dit ce brave gardien si jovial, cet après-midi, au parc animalier ?

— N’ayez crainte, messieurs-dames, les lions ne sont pas dangereux. Du moins tant qu’ils n’ont pas envie de vous dévorer.

Je battis en retraite sur la pointe des pieds, et j’atteignais le couloir lorsque les lumières de la bibliothèque s’éclairèrent à nouveau. Elles ne s’allumèrent pas d’un coup, comme quand vous avez changé un plomb et remis la lumière, mais peu à peu, par petites touches intermittentes, comme si elles enregistraient les battements du cœur chancelant de quelqu’un qui était presque mort et luttait pour reprendre des forces. Elles avaient pris une curieuse teinte bleuâtre, qui me rappela la lueur d’un éclair.

J’hésitai. La chose la plus intelligente à faire était de me précipiter vers le téléphone et d’appeler le bureau du shérif. Au secours ! Il y a un fauve dans ma bibliothèque ! Mais maintenant que les lumières étaient revenues, ma terreur commençait à s’estomper et la curiosité prit le dessus. S’il y avait vraiment un puma dans ma bibliothèque, il devait avoir aussi peur que moi, et il y avait peu de chances qu’il me saute dessus. Et en y repensant, quelles chances y avait-il que ce soit vraiment un puma ? Une sur un million, à tout casser. C’était probablement un vulgaire chien errant, ou un chat sauvage. Et que dirait Sara si trois voitures de police s’arrêtaient devant la maison, toutes sirènes dehors, pour nous protéger d’un pauvre bâtard épouvanté ?

Non sans précautions, je retournai vers la porte. Les lumières brillaient normalement. Et il n’y avait certainement pas de lion en vue. Encore moins de puma. Pas même un chat effrayé qui serait entré dans la maison, alléché par l’odeur des carnitas de Sara.

— C’est dingue, dis-je à voix haute.

Je fis deux ou trois pas dans la pièce et regardai autour de moi. Apparemment, rien n’avait été dérangé. Ma dernière « Lettre de l’antiquaire » pour L'Evening Tribune de San Diego était toujours dans la machine avec cette horrible phrase d’ouverture : « Tiffany vous ennuie ? Le bronze vous rend marteau ? Je vous suggère une idée pour donner du chic à votre maison wxjl… »

Je m’étais arrêté là.

J’allai jusqu’à la fenêtre, tirai les rideaux et inspectai les poignées. Toutes deux étaient bouclées à double tour. Mais alors que j’étais sur le point de refermer les rideaux, l’obscurité de la fenêtre me refléta ma propre silhouette et la pièce derrière moi.

Un frisson glacé descendit le long de mon échine. Je ne voulais pas me retourner, mais il le fallait pourtant. Pas moyen de faire autrement. Et d’ailleurs, je ne pouvais fixer indéfiniment le reflet de mon visage épouvanté sur la vitre.

Dans un coin, derrière la porte, déposé contre le mur – ce qui fait que je ne l’avais pas remarqué en entrant – se trouvait le fauteuil. Grand, effrayant, dissimulant d’insondables secrets. Un cauchemar d’acajou brûlé et de vieux cuir.

Je marchai vers lui, curieux et choqué, comme on va examiner un accident de voiture dont on vient d’être le témoin. Je m’arrêtai à deux ou trois mètres de lui. Pour une raison indéfinissable, je ne voulais pas le toucher. Il irradiait comme une aura farouche, dangereuse, qui me disait : garde tes distances. Je contemplai les serpents enchevêtrés, et les fruits protubérants, et les silhouettes hurlantes qui tombaient indéfiniment du dossier vers le siège, et je pensai à M. Grant et ses petites lunettes noires et ce qu’il avait appelé un « cercle inférieur de l’enfer ».

Je fixai aussi le visage de l'homme-serpent sur le dossier du fauteuil, cette face aux yeux d’animal dont la bouche semblait rire de sa propre dépravation. Les yeux obliques étaient la réplique exacte de ceux qui m’avaient fixé dans les ténèbres, avant que la lumière ne revienne ; et pourtant, ça ne pouvait être les mêmes. Depuis la porte de la bibliothèque, je n’aurais pu distinguer que le bras gauche du fauteuil, si toutefois les lumières avaient fonctionné. Pour que les yeux du fauteuil m’aient dévisagé depuis les profondeurs de la bibliothèque, il aurait fallu qu’il se déplace tout seul sur quatre ou cinq mètres, ce qui, de toute évidence, était hors de question. Cela ne pouvait être un coup de Sara qui aurait subitement décidé de me faire une mauvaise blague. Moi-même, je peux à peine soulever le fauteuil, et c’est toujours vers moi que Sara se tourne lorsqu’elle n’arrive pas à ouvrir un bocal de cornichons. Sara n’aurait pas pu tirer le fauteuil à travers la pièce, et encore moins le transporter.

Je regardai plus attentivement le visage. C’était un masque de férocité calculée. Les yeux semblaient s’accaparer tout ce qu’il y avait à prendre sans rien donner en échange. Le faciès d’un démon.

Je pensai : arrête, pour l’amour de Dieu. Ce n’est rien de plus qu’un vieux fauteuil. Du bois, du cuir, des ressorts et du crin de cheval. C’est tout.

Et pourtant… Comment pouvais-je l’avoir laissé dans le garage cet après-midi pour le retrouver dans la bibliothèque ? Je l’avais enfermé derrière un cadenas à six points, et en arrivant à la maison, de retour du parc, j’avais vérifié que tout soit bien bouclé. Peut-être que Sara avait trouvé un moyen de le transporter à travers la bibliothèque dans l’obscurité – bien que mon esprit rationnel rejette cette idée particulièrement démente. Mais je ne voyais pas comment elle aurait pu l’apporter du garage à la maison. Ça, c’était impossible.

Je regardai le fauteuil un long moment, puis dis :

— Je sais ce que tu mijotes. Tu essaies de m’embrouiller, voilà tout.

Bien sûr, le fauteuil ne répondit pas, mais c’était à prévoir. Je me mis à faire les cent pas, plongé dans mes pensées comme un prêcheur évangéliste un dimanche soir, sombre devant la perspective du péché.

— Je deviens fou, dis-je tant à moi-même qu’au fauteuil. Je t’ai mis dans le garage cet après-midi et j’ai fermé la porte à clé. Tu ne peux pas être là. C’est impossible.

L’homme-serpent me sourit de toute sa bonne humeur d’acajou.

— Sara ! criai-je. Sara !

Elle apparut dans l’entrée de la librairie, vêtue d’une vieille chemise de pyjama à rayures bleues.

— Tu as fini par trouver ta sortie de bain ? demanda-t-elle.

— Regarde ça, lui dis-je en désignant le fauteuil d’un geste nerveux.

Elle m’obéit, puis secoua la tête.

— Je ne vois pas pourquoi tu te mets dans des états pareils.

— Parce qu’il est là, dans la bibliothèque.

— Je pense qu’il va plutôt bien avec le décor.

— Bien sûr. Mais la question est : qui est-ce qui l’a mis là ?

Elle leva les yeux.

— Je ne te comprends pas.

— Qu’est-ce qu’il y a d’incompréhensible ? Tout ce que je te demande, c’est : qui l’a mis ici ?

— Tu veux dire que ce n’est pas toi ?

— Non, Sara, ce n’est pas moi.

— Mais personne d’autre n’est entré dans la maison ! Je veux dire, Marianna viens faire le ménage demain, mais de toute façon, elle n’aurait jamais pu soulever ce monstre.

— Et toi non plus, remarquai-je.

— Alors qui… ? demanda-t-elle, et ses mots s’effacèrent dans l’air comme un anneau de fumée, une question évanescente dont la réponse provenait d’un lointain passé fait de terreur et de superstitions.

— Je ne sais pas, dis-je d’une voix rauque. Tout ce que je sais, c’est que le trésor de M. Grant va filer tout droit au garage, et que dès demain, je l’appelle à Santa Barbara pour lui dire de venir récupérer tout ce qu’il a laissé ici. Comment ai-je pu être assez bête pour le laisser me vendre toutes ces saletés ! De la saleté, oui, voilà ce que c’est. Rien de plus.

Enhardi par la présence de Sara, je me penchai sur le fauteuil, saisis les bras reptiliens, et tirai. À ma grande surprise, je pus le déplacer sans le moindre mal. Il était lourd, certes, mais pas plus que tout autre fauteuil d’acajou. Sara ouvrit toute grande la porte pendant que je le traînais hors de la bibliothèque et le long du couloir menant à la cuisine. Elle déverrouilla l’entrée de derrière, et j’emmenai le meuble à travers l’allée envahie par l’obscurité et jusqu’au garage. Je le déposai sur le béton le temps d’examiner le cadenas. Personne n’avait tenté de le forcer. Celui qui avait sorti le fauteuil du garage s’était servi d’une clé. Je déverrouillai le cadenas, soulevai la porte du garage et y traînai le fauteuil. Il faisait sombre à l’intérieur, et l’air avait des relents de vernis, d’essence et de vieux meubles. Je refermai la porte, le cadenas et retournai à la maison.

Sara était dans le salon, en train de chauffer ses mains au dessus du feu. Je me laissai tomber sur le divan et dis :

— C’est la dernière fois que j’accepte un truc aussi inquiétant. C’est vrai, ce fauteuil est trop bizarre à mon goût.

— Tu as bien acheté ce vieux jeu de tarot dans l’Indiana.

— Oui, mais il n’était pas si inquiétant que ça. Tu te rends compte ? Ce fauteuil a trouvé le moyen d’aller s’installer dans la bibliothèque, bien qu’on n’ait pas touché au cadenas du garage et que je ne connaisse personne d’assez fort pour le soulever.

— Peut-être que Miguel a fait un saut pendant notre absence. Tu as pensé à ça ? Il a toujours voulu être décorateur.

— Si Miguel est venu, pourquoi n’a-t-il pas laissé un mot pour me prévenir ? Et pourquoi est-ce qu’il n’a pas rangé tout ce qui traînait dans l’allée ? De toute façon, il n’a pas la clé du garage.

— Ne me le demande pas à moi, Ricky, protesta Sara. Je n’en sais pas plus que toi.

Je tendis la main vers mon cocktail et bus une gorgée glacée à souhait.

— Peut-être que je suis juste fatigué, fatigué et énervé. Tu parles d’un dimanche !

— Tu n’as toujours pas trouvé ta sortie de bain, dit-elle.

— Mets-toi devant le feu, rétorquai-je. Il devrait suffire à te réchauffer. Et à vrai dire, chaque fois que je vois brûler un feu de bois, j’ai envie de faire l’amour sur un tapis.

— Oh, vraiment ? dit-elle.

Je l’embrassai. D’abord un petit baiser affectueux, mignon et romantique comme une vieille carte de la Saint Valentin. Puis plus longuement, plus passionnément, et ma langue explora sa bouche. Sara ferma les yeux, et je sentis son souffle sur ma joue. Elle toucha mon cou de la pointe des doigts, puis ses mains s’égarèrent plus bas et déboutonnèrent ma chemise.

Doucement, comme une séductrice de cinéma piégée dans un long plan fixe, elle installa la vieille carpette devant le feu. Ses yeux brillaient, reflétant les flammes oranges qui dansaient autour des bûches. Ses lèvres s’entrouvrirent pour m’embrasser. J’ouvris sa chemise de pyjama et pris ses seins entre mes mains, pressant et caressant jusqu’à ce que les aréoles durcissent entre mes doigts ; puis je la caressai entre les cuisses, là où la clarté des flammes faisait briller sa moiteur comme du sirop d’érable au soleil d’automne.

Elle tint mon pénis dans son poing, sa pointe rougie par la brillance du feu, et le guida entre ses cuisses. Puis sa chair l’engloutit, et je m’enfonçai en elle aussi profondément, aussi passionnément que possible. Poils emmêlés, blond sur brun. Et une idée me traversa l’esprit.

Bon Dieu !

— Sara, dis-je d’une voix peu en accord avec la situation.

Elle ouvrit les yeux. Me regarda.

— Écoute, Sara. Est-ce toi qui as allumé ce feu ?

Long silence empli d’incompréhension. Le monde dut faire un tour complet sur son axe avant que Sara ne comprenne ce que je lui avais demandé.

— Moi ? dit-elle. Je suis descendue au rez-de-chaussée et il brûlait déjà. Tu m’as dit que tu allais…

Je m’agenouillai.

— Sara, je ne l’ai pas allumé. J’avais une allumette en main, mais je ne l’ai pas fait.

— Chéri ! Mais bien sur que tu l’as allumé !

Je secouai la tête. Je le savais, bon sang. Sara m’avait demandé la sortie de bain, et j’étais alors sur le point de gratter l’allumette, mais je ne l’avais pas fait. Je me relevai, nu comme un ver, et traversai le salon vers la bibliothèque.

— Ricky, où vas-tu ?

— T’en fais pas. J’ai sans doute tort.

— Tort à propos de quoi ?

Je ne répondis pas. J’allai tout droit à la porte de la bibliothèque, l’ouvris toute grande, et allumai la lumière.

Comme je le craignais, il était là. Cette fois-ci, au centre de la pièce. Grand et sombre avec ses coussins noirs. Le fauteuil que je venais d’enfermer dans mon garage il n’y avait pas dix minutes.

— Sara, dis-je.

Elle dut entendre la stupéfaction qui transparaissait dans ma voix, parce qu’elle accourut tout de suite.

Elle regarda le fauteuil, puis mon visage.

— Tu as dit que tu allais le mettre dans le garage, dit-elle. Ricky, tu as dit que tu allais le mettre dans le garage.

— C’est ce que j’ai fait, dis-je doucement. Mais apparemment, il n’a pas envie d’y rester.

Elle posa sa main sur sa bouche.

— Oh, mon Dieu, souffla-t-elle. Mon Dieu, je n’arrive pas à y croire.

— Je vais encore essayer, lui dis-je. Je vais emmener le fauteuil jusqu’au garage, et je veux que tu restes là et monte la garde. D’après ce que je sais des événements mystérieux, ils ne supportent pas qu’on les regarde de trop près, surtout en pleine lumière.

— Tu as vraiment une telle expérience en matière d’événements mystérieux ? demanda Sara.

Je la regardai.

— Eh bien, non, admis-je.

— Ricky, murmura-t-elle, j’ai peur.

— Il n’y a pas à avoir peur. Ce n’est qu’un fauteuil.

— Mais il s’est déplacé tout seul. Tu l’as enfermé dans le garage et il est revenu. À travers deux portes fermées à clé.

Je fis le tour du fauteuil sans le toucher. Les yeux de l’homme-serpent, dont le visage ressemblait tant à un masque, ne me suivirent pas autour de la pièce, mais j’avais l’impression que cela n’était pas nécessaire, que l’homme-serpent, bien qu’immobile, semblait capable de percevoir tout ce qui se passait autour de lui. Puis je me dis, qu’est-ce que je raconte ? C’est du bois. Il ne peut bouger.

— Peut-être qu’on a eu une hallucination, suggérai-je. Peut-être qu’il y a quelque chose d’aromatique dans le bois, comme une drogue qui provoque des visions. Du peyotl, du yage, un truc comme ça. Peut-être ai-je juste imaginé que je l’emmenais dans le garage.

— Ricky, tu sais que ce n’est pas vrai.

Je me frottai le visage. Mon menton me grattait.

— Ce n’est qu’une théorie, c’est tout, dis-je sans trop de conviction. Mais tu ne peux prétendre que ce fauteuil a traversé le couloir sur ses jambes de bois. Enfin, voyons !

— Tu t’es rasé ce matin ? demanda Sara.

— Bien sûr que je me suis rasé ce matin. Tu m’as vu le faire.

Elle ne dit rien de plus, mais fixa le fauteuil comme si elle s’attendait à ce qu’il lui saute à la gorge.

— Pourquoi as-tu demandé ça ? dis-je.

Elle leva les yeux.

— Qu’est-ce que j’ai demandé ?

— Si je me suis rasé.

— Je ne sais pas. Tu as l’air… pas rasé.

— Merci bien.

— Pas la peine d’être sarcastique. Peut-être qu’il faut changer de rasoir. Mon père utilisait un vieux coupe-choux à main.

— Ton père se baladait avec des pansements partout sur le visage. Je n’ai jamais vu quelqu’un comme lui. On aurait dit la momie de Ramsès II.

Il y eut un long silence éprouvant, et nous sommes tous deux restés de chaque côté du fauteuil du vieux Jessop comme des inconnus pendant un cocktail, incapables de trouver quelque chose à se dire. À l’autre bout de la bibliothèque, la pendule égrena son carillon.

— Essayons encore, finis-je par dire. Tu attends ici et je le porte dans le garage.

Sara écarta une mèche de son visage.

— Et si il…

— Et si quoi ? Et s’il revenait tout seul comme un grand ?

— Ricky, il l’a déjà fait.

— Je sais. C’est pour ça que je propose de faire l’expérience. Pour comprendre comment cela a pu se produire.

— Je ne suis pas sûre de vouloir le savoir, dit-elle d’une voix si basse que j’eus du mal à l’entendre.

Je posai une main nonchalante sur le dossier et désignai le visage de l’homme-serpent avec l’aisance d’un vendeur.

— Ne me dis pas que tu as peur de ce truc. C’est un meuble. C’est vrai qu’il a l’air effrayant. Mais ce n’est rien d’autre qu’un drôle d’exemple de Chippendale du dix-huitième.

— Est-ce qu’il te fait peur ?

— Tu es dingue ?

— Simple question. La dernière fois que tu m’as parlé sur ce ton, c’est lorsque nous avons cru qu’un voleur s’était introduit dans la maison.

— Eh bien, tu as raison. Il me fait peur.

Nous sommes restés silencieux un long moment. Puis Sara dit :

— Attendons le matin :

— Tu penses qu’on pourra dormir en sachant ce qui se passe ici ?

— Je ne sais pas. Probablement pas.

Je me penchai et saisis les bras d’acajou du fauteuil.

— En ce cas, autant essayer encore une fois, non ? Laisse les lumières allumées, prends le tisonnier et attends-moi là. C’est tout ce que tu as à faire.

— Tu ne crois pas que tu devrais t’habiller ?

— Qui va me voir ? Les Johnson sont toujours en vacances, et à part ça, il est neuf heures un dimanche soir.

— Il fait encore clair dehors.

— C’est la lune. Si tu t’inquiètes à l’idée qu’un car rempli de girl-scouts s’arrête dans l’entrée pour que dix paires d’yeux innocents bénéficient d’une vue imprenable sur mon service trois-pièces, j’attendrai qu’elle se cache derrière un nuage.

— Ricky… dit Sara avec un sourire.

Sans lâcher les bras du fauteuil, je me tournai et lui jetai un regard dur, sérieux, pour lui montrer que je ne plaisantais pas vraiment. Si je la chahutais, c’était parce que je ne pouvais faire taire cette petite voix intérieure qui me soufflait que, ce soir-là, quelque chose de très puissant et très effrayant avait élu domicile chez nous. Rien d’étonnant à ce que les gens se moquent de la mort et rient pendant les enterrements. Sinon, comment voulez-vous surmonter l’énigme terrifiante qu’elle représente ?

À ce moment précis, j’eus un frisson d’avertissement, un pressentiment incroyable, aussi noir que les draps d’un vieux corbillard tiré par un cheval, aussi sauvage qu’un typhon.

Puis je tentai de soulever la chaise.

Je criai « Aaaaah ! » et enlevai aussitôt mes mains. Parce que, à l’instant même où j’avais tenté de la soulever, ces bras reptiliens avaient remué, aussi secs et musculeux que de véritables serpents. Je restai là, les bras levés, et à en juger par la façon dont mes testicules s’étaient recroquevillés comme une paire de noix desséchées, ma frayeur devait être évidente.

— C’est vivant, parvins-je à hoqueter.

— Ricky ? demanda Sara en me prenant la main.

— J’ai essayé de le soulever et ce satané truc est vivant !

— Ricky, c’est impossible ! C’est du bois. Tu l’as dit toi-même. Ce n’est qu’un meuble.

Je frissonnai et me frottai les mains, tentant de réactiver ma circulation. Tout d’un coup, je me sentais glacé, comme si quelqu’un avait laissé la fenêtre ouverte, laissant entrer un courant d’air hivernal.

— Peu importe ce que j’ai dit, dis-je à Sara. J’ai essayé de le soulever et ces bras ont pris la consistance exacte de véritables serpents. Il a bougé, Sara. J’avais l’impression de tenir deux boas constricteurs.

Sara alla jusqu’au téléphone.

— Qui vas-tu appeler ? demandai-je.

— Qu’est-ce que tu crois ? La police.

— La police ? Qu’est-ce qu’elles ont à voir avec ça ?

Elle avait levé le combiné et s’apprêtait à composer le numéro. Puis, lentement, elle raccrocha.

— Je ne sais pas. Je ne sais même pas ce que je vais leur dire.

— La première chose que je vais faire, dis-je, c’est m’habiller. Tiens, ma sortie de bain est là. Mets-là. Pas question que cette maudite chaise te voie nue. Pas avec un visage pareil.

L’homme serpent me sourit aveuglément.

— Très bien, dit Sara en mettant la robe blanche. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?

— On va attendre dix heures, ce qui devrait laisser à M. Grant le temps d’atteindre Santa Barbara, s’il n’est pas déjà rentré. Puis je vais lui passer un coup de fil. On va lui dire de se ramener aussi vite que possible, sans discussion, et d’emmener tout ce qu’il a laissé ici. Et surtout ce fauteuil.

— Tu crois qu’il va le faire ?

— S’il refuse, j’appelle l’association des antiquaires de Californie et je le fais éjecter de leur répertoire pour faute professionnelle. Et je lui fais un procès pour abus de confiance. Après lui avoir cassé la gueule.

Nous sommes retournés dans le salon, bouclant la porte de la bibliothèque derrière nous, bien que, de toute évidence, les portes verrouillées ne constituent guère un obstacle. C’était un de ces gestes rituels que fait chaque être humain dans une situation de ce genre. Pourquoi disons-nous des prières, ou allumons-nous des bougies pour protéger ceux que l’on aime ? Tout ceci ne démontre que notre faiblesse face à des forces sinistres, cataclysmiques, que nous sommes incapables de contrôler et plus encore de comprendre.

En général, je ne suis pas si philosophe. C’est juste que, durant cette première et terrifiante nuit, je commençai à comprendre ce que c’était que d’être impuissant, incapable de faire face à une situation qui me dépassait. Que pouvais-je faire, sinon fermer la porte à clé ?

Nous nous sommes installés dans le salon. Là aussi, il faisait froid, et j’allai vers le feu pour lui faire reprendre un peu de vie. À ma grande surprise, il était presque totalement éteint. Il ne restait plus rien des bûches que j’y avais entassé une demi-heure plus tôt, rien que des amas de cendres grises mêlées de braises brillantes.

— Sara, dis-je, tu veux bien regarder le foyer ?

Elle s’approcha. Leva les mains pour sentir sa chaleur agonisante.

— Il brûlait à grandes flammes, dit-elle. Il y a un instant, alors que nous faisions l’amour.

Je secouai le foyer à la pointe du tisonnier. Un petit vent froid surgit de nulle part et éparpilla des cendres poudreuses sur le tapis.

— Il y a quelque chose qui ne va pas, dis-je. Qui ne va pas du tout. Je crois qu’on ferait mieux de monter vérifier que tout est normal chez Jonathan. Je ne veux pas qu’il lui arrive quoi que ce soit.

Nous avons laissé le feu pour monter l’escalier. Le palier était long, tapissé d’une moquette dorée, et nos cinq chambres s’ouvraient de chaque côté. La chambre de Jonathan était tout au bout du couloir, après une rangée de gravures encadrées représentant des oiseaux de proie d’Amérique, des milans du Mississippi, des faucons pèlerins, des condors de Californie. Tout au bout se trouvait une fenêtre en arc de cercle, et le plus extraordinaire, c’est qu’elle était déjà éclairée par les premières lueurs brumeuses de l’aube.

— Est-ce que je suis dingue ou est-ce le matin ? demandai-je.

J’avais laissé ma montre au rez-de-chaussée, quand nous faisions l’amour. Sara ne put rien faire d’autre que secouer la tête.

— C’est impossible, dit-elle.

Nous nous sommes dépêchés de traverser le couloir jusqu’à la chambre de Jonathan. Sara ouvrit la porte en coup de vent, et il était là. En sécurité, encore endormi, recroquevillé sous sa couette en patchwork, à l’ancienne, dans sa petite chambre avec son bureau aux montants de cuivre, son papier peint rouge et blanc et les dessins multicolores qu’il avait rapporté de l’école. Sara se pencha et l’embrassa sur la joue. Je vis briller une larme, qui tomba sur l’oreiller. Je restai dans l’embrasure de la porte et dit :

— Au moins, quoi que ce soit, ça n’a pas eu d’effet sur lui.

Nous sommes ressortis de la chambre, à peine rassurés.

— Il y a vraiment quelque chose, n’est-ce pas ? dit Sara en refermant doucement la porte derrière elle. Je veux dire, ce fauteuil a amené avec lui une sorte d’esprit maléfique.

— Je ne sais pas, dis-je, et c’était vrai. Je suis toujours prêt à admettre que nous avons été victimes de notre imagination. Ne me demande pas pourquoi ou comment. Mais peux-tu vraiment admettre qu’il y a là quelque chose de surnaturel ?

— Qu’est-ce qu’il y a comme autre possibilité ?

— Enfin, Sara. Le surnaturel ? Des démons et des diables et des forces invisibles qui vident les placards ? À d’autres !

— Et Amityville, la maison du diable ?

— Tu n’as pas lu cet article dans le journal ? Ils ont prouvé que les soi-disant phénomènes qui se sont produits à Amityville ont été – disons exagéré, pour ne pas être méchant.

Sara se tourna vers la fenêtre. Elle donnait sur notre jardin en pente, clôturé par les piquets qui entouraient la citronneraie. Le soleil levant brillait à travers les feuilles vert sombre des citronniers, et les fruits colorés semblaient faits de cire.

— Ricky, dit-elle doucement, il y a moins d’une demi-heure il était neuf heures du soir. On était à peine revenus du parc. Maintenant, c’est le matin. Est-ce que tu veux me faire croire que nous ne sommes pas en plein surnaturel ?

— On a pu s’endormir près du feu sans s’en rendre compte.

— Ricky, on ne s’est pas endormis près du feu.

— Peut-être que si.

— C’est non, bon sang ! Je sais dire si j’ai dormi ou non ; pas toi ? C’est le matin, et je suis fatiguée, et je n’ai pas fermé l’œil un seul instant !

— Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? criai-je. Je ne sais pas où est passée la nuit, pas plus que toi ! J’essaie de rationaliser tout ça. De trouver une explication.

— Pourquoi ? Pourquoi toujours vouloir tout rationaliser ? Et si tu imaginais, rien qu’un instant, qu’il puisse ne pas y avoir d’explication ?

Je n’avais rien à répondre à cela, et je n’essayai même pas. La vérité, c’était que je cherchais des réponses à ce qui s’était passé durant la nuit la plus courte de mon existence. Parce que je devais m’occuper de Sara, et de Jonathan, et que, si j’admettais que notre maison était possédée par une espèce de force surnaturelle, je reconnaissais en même temps que je ne pouvais rien faire pour les en protéger. Peut-être me comportais-je comme un stéréotype : le mari consciencieux, cent trentième épisode. Mais je ne savais pas comment réagir autrement, alors qu’il y avait là en bas un fauteuil capable de se déplacer tout seul à travers des portes fermées à clé, et qu’une nuit qui avait à peine commencé, du moins le croyais-je, venait de s’évanouir sous mes yeux.

Je pensai à la pendule de la bibliothèque. Pendant que nous examinions le fauteuil, elle avait carillonné. Je pouvais me rappeler le nombre de coups. Un-deux-trois-quatre-cinq. J’aurais du réaliser que ce fauteuil était en train de mettre notre monde sens dessus dessous.

Pendant que Sara prenait une douche, j’allai m’habiller dans notre chambre. Celle-ci était entièrement décorée de blanc – tapis blanc, couvre-lit blanc, meubles blancs. Le seul accroc était un grand tableau inachevé par Gustave Moreau, le symboliste français. Il représentait une silhouette androgyne, portant une couronne et une robe blanche, qui se tenait debout dans un temple sombre, exotique. La silhouette était surprise et épouvantée par quelque chose, mais personne ne saurait jamais ce qu’elle voyait, car Moreau était mort en 1898 et avait laissé un bon tiers du tableau inachevé, si ce n’est quelques vagues gribouillis.

Je mis une chemise bleu nuit et un pantalon de lin crème. En me regardant dans le miroir au-dessus de la coiffeuse de Sara, je sus qu’elle avait raison. Je m’étais rasé ce matin – c’est-à-dire hier matin – mais j’avais une barbe d’au moins vingt-quatre heures. Le fauteuil était entré dans notre existence et l’avait curieusement amputée. Il avait modifié toute notre perception du jour et de la nuit.

Je me rasai rapidement et m’aspergeai d’eau de toilette. Sara revint de la salle de bains, les cheveux noués en une serviette roulée en turban, ses cils hirsutes et mouillés. Alors qu’elle s’essuyait devant le miroir, je me tins derrière elle, posai ma main sur son épaule et dit :

— Écoute, je ne voulais pas te disputer. Tu dois comprendre que j’essaie juste de te protéger.

— Je sais, dit-elle. Mais tu ne pourras pas le faire tant que tu refuseras de regarder la vérité en face.

— Une nuit d’une demi-heure, tu appelles ça la réalité ?

— Pour autant qu’on sache, c’est arrivé. Je ne sais pas comment, mais nous avons perdu huit heures d’un bloc, et pour moi, il n’y a aucun doute : le fauteuil de Grant est responsable.

J’embrassai son oreille et les boucles mouillées de ses cheveux.

— On trouve une épouse comme toi sur un million, dis-je. Et une amante comme toi sur un milliard.

— Tu as eu un milliard de maîtresses pour comparer ?

— Ne sois pas si pragmatique.

— Je ne peux pas m’en empêcher. C’est de nature. Comme la plupart des femmes. Voilà pourquoi je peux mieux affronter cette situation que toi, qui veux à toute force nous protéger, jouer les chevaliers servants.

Je l’embrassai à nouveau, mais Sara secoua la tête et dit :

— Pas maintenant, chéri. Débarrassons-nous d’abord de ce fauteuil.

Je fis un pas en arrière.

— Un camion aurait dû écraser Kate Millett pendant qu’il en était encore temps.

Je décrochai le téléphone et composai le numéro des Antiquités Grant à Santa Barbara.

— Tu appelles Grant ? demanda Sara, qui peignait ses cheveux.

— Et comment !

Le téléphone sonna, encore et encore. Au bout d’un moment, je m’assis au bord du lit, calai le combiné entre mon épaule et mon oreille, et attendis patiemment. J’allais abandonner lorsque quelqu’un décrocha de l’autre côté, un homme grave avec un accent de la Côte Est.

— Allô ? Antiquités Henry Grant.

— Oh, bonjour. Henry Grant est-il là ?

Il y eut un silence que je ne peux qualifier que de « pénible ». Puis l’homme à la voix grave dit :

— Je crains que non.

— Est-ce qu’il sera là dans la journée ? Je m’appelle Delatolla. Je suis antiquaire à Rancho Santa Fe, près de San Diego.

— Je suis désolé, M. Delatolla, mais je crains que M. Grant n’ait eu un accident.

— Un accident ? De quel genre ? C’est grave ?

— Aussi grave qu’il puisse l’être. Il revenait d’un voyage d’affaires, hier soir, lorsque son camion a percuté une rambarde de béton, sur l’autoroute de Santa Anna.

— Vous voulez dire qu’il est mort ?

— J’en ai bien peur. Son camion a pris feu. Il n’avait pas une chance de s’en tirer. Il est mort dans l’incendie.

Je massai les muscles raides de ma nuque.

— Je vois. Je suis désolé.

— Puis-je faire quelque chose pour vous aider ? demanda l’homme à la voix grave. Je suis l’avoué de M. Grant, Douglas Eckstein. Je vais faire mon possible pour mettre de l’ordre dans ses affaires. Dès aujourd’hui.

Je m’éclaircis la gorge.

— En fait, c’est ce que M. Grant m’a laissé qui me cause des problèmes, il est venu hier après-midi avec tout un paquet d’antiquités, dont aucune n’avait de véritable valeur ni ne m’intéressait, mais il a tenu à tout déballer devant mon garage pour je les voie, puis est parti dans son camion avant que j’aie pu lui dire que je n’en voulais pas.

— Il vous a laissé des objets sans demander de paiement ?

— Tout un tas. Et le problème, c’est que je n’en veux pas. Pensez-vous pouvoir les faire ramasser ? Il doit bien y en avoir pour vingt ou trente mille dollars. Je ne veux pas en être tenu pour responsable.

— Pouvez-vous attendre un instant ? demanda M. Eckstein.

Il dut coller son autre main contre le téléphone, parce que, pendant quelques secondes, je ne pus entendre que des voix déformées, étouffées. Puis il finit par revenir en ligne.

— M. Delatolla, ces antiquités comprennent-elles un fauteuil gravé avec une sorte de visage sur le dossier ?

— C’est ça.

— Eh bien, avant de partir pour le comté de San Diego, M. Grant a laissé des instructions bien particulières dans son bureau, des instructions précisant clairement que, s’il devait laisser le fauteuil en question à un tiers, quel qu’il soit, que ce tiers l’ait payé ou non, nous devions considérer que ce fauteuil et les objets qui l’accompagnaient ont été acceptés par le tiers en guise de cadeau, et n’entreprendre aucune action visant à les récupérer.

Je passai ma main dans mes cheveux. Je pouvais à peine en croire à mes oreilles.

— De quoi parlez-vous, M. Eckstein ? lui demandai-je. Je n’ai jamais accepté ce fauteuil, ni comme cadeau, ni comme achat. Tout ce que je veux, c’est m’en débarrasser.

Je déformais quelque peu la réalité, mais comme Grant n’était plus là pour affirmer que j’avais offert 7500 dollars pour son lot, et comme le fauteuil avait amplement démontré les effets pernicieux qu’il produisait sur ma maisonnée, j’étais en droit d’exagérer un brin.

Mais Eckstein ne se laissa pas fléchir.

— Les instructions de M. Grant sont très claires. Il a écrit, dans le langage le plus évident qui soit, que nous ne devons pas reprendre le fauteuil à la personne qui l’a accepté, sous aucun prétexte, ce qui comprend des offres financières, même substantielles, ou des menaces physiques.

— Vous voulez dire que même avec un revolver sur la tempe, vous n’en voudriez pas ?

— Les instructions de M. Grant ne laissent planer aucune équivoque.

— Écoutez, rétorquai-je, c’est une histoire de fous. Je ne veux pas de ce satané machin.

— Désolé, M. Delatolla. Il n’est pas en mon pouvoir d’entreprendre une action susceptible de vous aider.

— Ces instructions que vous a laissé M. Grant… elles ne constituent pas un testament en bonne et due forme. Et à part ça, rien n’y précise que le fauteuil m’appartient.

— Il n’y a rien qui précise qu’il appartienne à qui que ce soit.

— Qu’est-ce que me racontez ? criai-je. J’ai toutes ces saletés qui traînent devant chez moi, et vous voulez dire que vous n’allez pas les faire enlever ?

— C’est exact, dit M. Eckstein de sa plus belle voix d’avocat. Mais je suis disposé à vous envoyer un chèque pour couvrir les frais d’enlèvement.

— Je porte plainte, dis-je.

— Contre qui ? demanda-t-il doucement. M. Grant ? Ou son commerce, qui va être fermé ? Et au nom de quoi ? D’un cadeau indésirable ? Quelques antiquités gratuites ? Même si vous trouvez un avocat pour vous représenter, la cour va vous rire au nez.

— Je vais balancer tout ça devant votre porte.

— Eh bien, vous pouvez toujours essayer.

— Quoi ? Vous me menacez, maintenant ?

— Je ne sais pas. Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous n’êtes qu’une de ces sardines à l’huile à qui on a eu le malheur de donner une licence en droit.

Je raccrochai violemment et m’assis sur le lit, les bras croisés, au bord de l’explosion. Sara me regardait dans le miroir tout en peignait ses cheveux. Ses gestes se firent de plus en plus lents, puis elle finit par laisser tomber son peigne.

— Ça promet, dit-elle.

— Grant est mort. J’ai eu son avoué au bout du fil. Apparemment, en rentrant chez lui, il a percuté la rambarde sur l’autoroute de Santa Anna. Le camion a pris feu et il n’a pas pu en sortir.

— Ricky, c’est terrible !

— Pire que ça. L’avoué de Grant dit qu’il ne veut pas reprendre le fauteuil. Apparemment, Grant lui a laissé une lettre l’enjoignant de ne pas le récupérer, quoi qu’il arrive. Pas même si on allait là-bas et lui braquait un fusil à pompe sur l’estomac.

Sara fronça les sourcils.

— Il avait l’air décidé ?

Je me levai et allai à la fenêtre.

— Tu peux le croire. Si tu veux mon avis, le fauteuil lui a causé les mêmes problèmes qu’à nous. Il s’est contenté d’aller chercher un crétin à qui le refiler.

— On ne peut pas amener le fauteuil à Santa Barbara et le laisser sur le pas de la porte de son avoué ?

— C’est une idée. J’en ai une autre : je pourrais l’amener dans le jardin, le couper en morceaux et le brûler. Le fauteuil, pas l’avoué. Bien sûr, je pourrais toujours le mettre en vitrine et essayer de le vendre.

— Mais ça veut dire que, quoi… enfin, quel que soit l’esprit qui a élu domicile dans cette chaise, tu ne ferais que le refiler à quelqu’un d’autre. Et tu ne voudrais pas faire ça, non ?

— Je ne sais pas. Je ferais n’importe quoi pour qu’il parte d’ici. Et je suis sincère, Sara. Ce fauteuil est maudit.

J’entendis un bruissement qui me poussa à regarder vers la fenêtre. D’abord, je ne pus pas en croire à mes yeux. Puis je me rapprochai et regardai dans le jardin, et ce que j’y vis, ce qui s’y déroulait, me donna l’impression d’avoir plongé mes doigts dans une prise électrique. Je fus secoué par un frisson de pure épouvante.

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit Sara en se levant. Ricky, qu’est-ce qu’il y a ?

— L’automne, dis-je d’une voix chuchotante. Sara, c’est l’automne !

Tout autour de la maison, tourbillonnant autour des eucalyptus, volaient des trombes de feuilles mortes, brunes, retroussées et tordues. Même celles des bougainvilliers avaient viré au brun, et le gazon soigneusement entretenu de chaque côté de l’allée s’était recroquevillé pour mourir. La brise matinale emportait les feuilles qui partaient par vagues successives, comme dotées d’une volonté propre.

Le jardin tout entier se fanait, et il n’était pas très difficile de deviner pourquoi.