- Sachez aussi qu'une bonne partie de la maison est piégée.

Toorop lâcha un sale rire.

- Prévenez-moi si votre bac à légumes est rempli de C-4.

- Non, fit l'homme en souriant malicieusement. Rien que la réserve à whisky.

Puis il disparut en refermant la porte derrière lui.

Toorop ne fit donc que deux ou trois aller-retour entre cuisine et salon, ainsi qu'un petit séjour sur la cuvette des chiottes, en se demandant si le docteur Newton avait poussé le vice jusqu'à installer une fibre optique espionne dans un coin du cabinet. Oui, évidemment, s'était-il dit en attrapant la première feuille de papier. Le reste du temps, il le passa dans le fauteuil Chippendale à lire quelques exemplaires des revues éparpillées sur une table basse. Du classique. Newsweek. Time. Hour, le gratuit anglo de Montréal. Un numéro de Yachting, la Gazette du jour. Sur une petite commode victorienne il dénicha plusieurs revues de bricolage high-tech et quelques exemplaires de Scientific American et de Nature.

Toorop paria qu'en plus des caméras et des pièges, la maison devait être truffée de systèmes de contre-mesures électroniques destinés à brouiller les éventuels espions ennemis.

Le vieux bonhomme était bizarre, hors normes. Tout le contraire de l'image qu'il s'était forgée a priori. Si son visage évoquait bien quelque chose d'irrésistiblement slave, il parlait un français impeccable, avec un accent anglo qui ne semblait pas feint. Tout ici suintait d'une culture et d'un mode de vie éminemment britanniques.

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La solution se cristallisa d'un seul coup.

Une taupe.

Un agent dormant. Né ici, de parents russes vraisemblablement, cinquante ans auparavant. Quelqu'un de parfaitement intégré, n'ayant aucun contact direct avec l'ambassade et qu'on ne réveillait qu'au coup par coup, pour des cas bien précis, des tâches bien précises. Des réveils qui pouvaient être espacés de plusieurs années. Parfois ils n'étaient réveillés qu'une seule fois. Certains n'étaient même jamais réveillés.

Romanenko disposait d'une taupe au Québec. Un petit bonhomme qui ressemblait à un toubib en préretraite.

Si ça se trouvait, le mec était aussi à la retraite de ses activités occultes.

Mais Romanenko avait trouvé les arguments nécessaires. S'il était un rouage majeur de la machine, juste au-dessous du gros Sibérien, il était arrosé de dollars. Il pouvait sûrement en sacrifier un peu pour réveiller une taupe retirée des affaires.

En lisant les diverses revues scientifiques qui tramaient un peu partout, Toorop put se faire une idée du vaste programme " Man on Mars " que les Américains pilotaient depuis une dizaine d'années avec les Russes et l'embryon d'agence spatiale internationale qu'ils tentaient de mettre en place. La phase finale du programme venait d'être lancée. Les différents modules du vaisseau martien étaient en cours de fabrication, on commencerait à les lancer en orbite durant l'année 2014, pour les assembler à proximité de la station internationale, puis un groupe de systèmes robotiques partiraient en avant-garde, tirés avec des lanceurs classiques, et pour finir l'équipage international se taperait environ un an de voyage. D'après ce qu'il lisait on prévoyait une répétition générale sur la lune en 2015, ce qui permettrait de relancer le programme d'exploitation sélénite et le projet de la NASA d'y implanter là aussi une base permanente avec industries automatisées.

L'humanité s'envolait pour les froids espaces intersidéraux. Il souhaitait bien du plaisir aux aliens.

En début d'après-midi, il avait achevé de dévorer les revues, alors il avait ouvert la Gazette de Montréal, le journal anglophone.

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La Province libre du Québec était en train de vivre un boom économique sans précédent, comme tout le reste du pays. Le Canada constituait un des plus grands réservoirs naturels d'eau douce du monde; dans la ruée vers l'Or Bleu, le pays courait en tête. À ce que Toorop comprenait, les vieux clivages politicoculturels s'étaient évanouis comme des mirages au-dessus du nouveau désert de l'univers; le réchauffement global, le chaos climatique et l'explosion des mégapoles avaient tari les rivières et les fleuves, à divers endroits du globe l'eau potable se négociait au prix de son poids en or. Les affaires reprenaient.

Aux pages de politique internationale, il put lire un petit article sur les troubles au Turkestan oriental.

Le prince Shabazz opérait un retour en force à la conférence nationale oulfgoure. La déroute d'Hakmad face aux Kazakhs lui ouvrait désormais une autoroute, et ce en dépit de la grave défaite subie en Kirghizie le mois précédent. Il désirait "faire sortir la conférence de l'impasse dans laquelle Hakmad l'avait précipitée" et proposait un "dialogue intermilices franc et ouvert permettant au mouvement national oiifgour de s'affirmer d'une seule voix face à l'oppresseur han ".

Toorop ne put s'empêcher de sourire. Shabazz était un politicien redoutablement intelligent, il savait tirer les enseignements de ses défaites, même s'il n'écoutait pas assez ses conseillers. Il ferait un bon ministre.

Ensuite Toorop tomba sur les pages sociales et faits divers. Il parcourut le récit des dernières guerres auxquelles se livraient les gangs de motards montréalais pour le contrôle des divers trafics dont la ville était la plaque tournante.

Ça faisait facile vingt-cinq ans que ça durait, avec des phases de rémission entrecoupant les violents combats qui opposaient Hell's Angels, Bandidos et Rock-Machines, à coups de Semtex, de RPG-7 et plus récemment, comme il le découvrait, en balançant une salve de missiles sol-sol sur la forteresse ennemie.

Dans les années quatre-vingt-dix, les Hell's Angels avaient emménagé dans un ancien fort de la vieille ville; en quelques mois, ils en avaient fait un blockhaus inexpugnable. C'est pour éviter une confrontation armée avec TOUTE la sûreté du Québec qu'ils avaient daigné quitter les lieux. Mais la tradition s'était

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conservée. Les Rock-Machines quant à eux n'avaient jamais hésité à utiliser les nombreux explosifs disponibles en catalogue au premier Wal-Mart de l'autre côté de la frontière pour faire sauter leurs concurrents. Cet été-là, ils s'étaient procuré on ne savait comment une batterie mobile de katiouchas flambant neuve et en avaient complaisamment arrosé l'usine désaffectée et fortifiée des Hell's Angels, tuant net plusieurs membres du gang rival. Ça faisait la joie des commentateurs, qui voyaient ça comme une finale de la NBA, ou la lutte pour le quatrième as de la Ligue nationale de base-ball.

Dans cette guerre tribale, les Bandidos avaient longtemps joué les arbitres, s'alliant un coup avec l'un, un coup avec l'autre, avant de s'associer durablement avec les Rock-Machines; pour Toorop, ça ressemblait étonnamment au merdier oifigour.

Il en était là de ses divertissantes lectures lorsque le " docteur Newton "

refit son apparition.

- Cher docteur Kepler, fit-il en pénétrant d'un pas feutré dans le salon, saluez bien bas les miracles de la médecine militaire russe!

Il avait tendu devant lui un petit pot de verre rempli de granulés d'un vert lumineux, quasiment fluo.

- Qu'est-ce que c'est?

Le docteur Newton se figea, un sourcil relevé.

- La formule moléculaire est top secret. Et elle prend presque une page. C'est notre médicament miracle. Venez, je vais vous expliquer comment ça marche.

Toorop le suivit jusqu'à son bureau, intrigué. Il savait comment "marchaient"

des comprimés, il suffisait de les enfoncer dans la bouche du patient.

Le docteur Newton tenait un des granulés entre son pouce et son index et le dirigeait en direction de Toorop, le faisant miroiter sous la lumière qui tombait des fenêtres. On aurait dit un éclat d'émeraude.

- Ceci est le dernier-né de nos composants bio-électroniques. C'est un processeur spécialisé dans la synthèse d'endorphines complexes. Il dispose notamment d'un petit moteur de recherche et d'une mémoire suffisante pour s'adapter aux conditions locales, vous me suivez?

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Toorop avait saisi l'allusion. Mais il voulait plus d'informations.

- Il est personnalisé, en quelque sorte ?

Le mec avait émis un petit rire caustique.

- Oui, très exactement, et savez-vous par quel miracle?

Toorop s'était muré dans le silence.

L'homme avait sorti un petit objet de sa poche pour le poser sur le bureau. Un cube noir, mat, de dix centimètres d'arête.

- La black box, avait-il dit.

Il avait appuyé sur une membrane caoutchouteuse située sur une des arêtes et le cube s'était ouvert, comme une fleur carrée et carbonique. Était apparu un étrange mécanisme fait d'une matière cristalline et de quelques dispositifs de la même texture que le cube. L'homme avait placé le granulé vert fluo à l'intérieur d'une petite sphère cristalloïde. Il avait appuyé sur les touches d'un mini-clavier raccordé à la boîte noire.

Une douce lumière rosée avait circulé dans la circuiterie translucide, jusque dans la petite boule, avec un drôle de bruit digital.

Le vieil homme avait retiré la capsule. Elle brillait d'un éclat encore plus prononcé.

Puis, avec minutie et patience, il procéda de même avec tous les comprimés avant de les replacer dans leur petit pot de verre.

- Je viens de configurer leur système d'exploitation, je vais vous expliquer en deux mots le principe : chaque capsule contient un bioprocesseur. Le bioprocesseur analyse l'activité métabolique du cerveau et en retour synthétise la molécule et la dose adaptée. Le truc c'est d'avoir la possibilité de stocker les informations, et surtout, je suis sûr que vous l'avez compris, de pouvoir transmettre les données d'un bioprocesseur à l'autre.

Toorop réfléchit un instant. C'était bien la question, en effet.

- C'est là qu'interviennent les miracles de la science militaire russe, cher docteur Kepler. Voici ce qui va se passer. Dès votre retour vous ferez avaler cette jolie petite chose verte à notre chère Maria A. Et ensuite vous attendrez quelques heures, le temps de récupérer le disque mémoire résiduel.

- Récupérer?

L'homme émit un petit rire.

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Il fixa Toorop de ses yeux vert d'eau trouble derrière les lunettes de presbyte.

- Le disque mémoire, cher docteur Kepler, elle va le chier. Alors faudra juste qu'elle évite de tirer la chasse précipitamment et qu'elle n'hésite pas à fouiller dans son caca.

Toorop arma un sourire innocent.

- Ça ne devrait lui poser aucun problème.

Ensuite, le docteur Newton avait expliqué à Toorop comment procéder avec le résidu non dégradable récupéré dans la merde. Un, le laver à l'eau froide, ou mieux encore avec un antiseptique. Ensuite le faire sécher, puis le placer dans la petite boule de cristal, actionner le mécanisme de sauvetage des données, le retirer, et ensuite placer le bioprocesseur suivant dans la boule. Faire " Save

". Il recevrait les informations du précédent composant et améliorerait d'autant le traitement en cas de rechute. D'autre part les données seraient envoyées automatiquement au docteur Newton. Si jamais quelque chose se mettait à vraiment merder, il serait en mesure de réagir en temps réel.

Il y avait une petite dizaine de capsules.

- Vous avez de quoi voir venir, lui avait-il dit. La black box est pourvue d'une connectique standard. Pluggez-la sur votre console, vous disposerez du logiciel adapté sur votre site Kepler. Ne repassez jamais par ici, lui avait-il lâché alors qu'il le ramenait à une station de bus située près de l'université de Montréal, au volant de sa Cadillac flambant neuve. Ne sonnez jamais à ma porte, évitez Outremont. Rappelez-moi uniquement en cas de problème grave, et par l'email Kepler. C'est-à-dire si les bioprocesseurs ne marchent pas. Ce qui est fort improbable. Ils ont guéri des officiers amnésiques.

Toorop ne répondit rien. Le mec ignorait beaucoup de choses, visiblement.

Marie Zorn n'était pas une simple amnésique post-trauma.

C'était une schizophrène. Une psychotique.

Il n'osa pas lui demander si les capsules miracles auraient guéri les dirigeants de l'ex-Union soviétique.

La Cadillac disparut dans un chuintement luxueux en direction du mont Royal.

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Toorop était assis devant la télé, regardant avec attention le bulletin d'information de la SRQ. Les Hell's Angels venaient de répliquer à l'attaque des Rock-Machines en descendant un de leurs petits hydravions quelque part au-dessus de la baie James. L'appareil avait été abattu en fin de journée, quelques minutes après le coucher du soleil. Depuis la côte orientale de l'île Akimiski, un témoin avait vu un trait de lumière fuser dans le ciel au-dessus des eaux, avant d'apercevoir un impact orange dans l'atmosphère, il avait d'abord cru à un phénomène météo ou à une illusion d'optique causée par le crépuscule, puis à un ovni quand il avait aperçu une "boule orange" tomber très vite sur l'horizon. Il avait appelé l'antenne locale d'une organisation d'ufologues à laquelle il appartenait, ils avaient de leur côté prévenu la sûreté. Au large, aux abords des Twin Islands, un autre témoin avait aperçu un navire au loin et le même trait de lumière depuis son propre dériveur, mais il avait très bien vu l'appareil s'abîmer dans les flots, en flammes, à deux ou trois milles de son embarcation. Il avait immédiatement donné l'alerte par radio.

Les équipes de la sûreté du Québec et de la GRC avaient dépêché leurs plongeurs et un petit robot de recherches sousmarines, ainsi que des hélicos spécialisés, munis de scanners à résonance magnétique. Grâce aux indications du plaisancier, ils venaient de retrouver l'hydravion à trente mètres de fond, un énorme trou noirci dans la carlingue. Les corps des passagers et de l'équipage avaient été remontés et identifiés dans l'heure. Six personnes. Dont le chef local des RockMachines pour le secteur de la baie, et un représentant officiel des grands chefs de Montréal, leurs gardes du corps, plus les deux pilotes.

Et pas loin d'un quintal d'héroïne.

Une armada de navires et d'avions sillonnait maintenant toute la baie, à la recherche de l'embarcation suspecte.

Les reporters et les journalistes se gavaient d'analyses et de 186

conjectures devant les images prises depuis le robot sous-marin, ou la véritable plate-forme de tournage aménagée sur le port de Nouveau-Comptoir, pour les besoins de la presse, là où le gros dragueur de mines de la marine fédérale allait remorquer l'hydravion, le tout entrecoupé de rappels historiques sous forme de docudramas putassiers et d'interminables interviews de spécialistes en tous genres, criminologues, chefs de la sûreté, flics de terrain, bikers repentis. La guerre des Motards. Du John Woo grandeur nature, L'Équipée sauvage revisitée guerre du Golfe, question arsenal.

Dans la nuit le chapitre des Hell's Angels sis à Montréal fit savoir par un communiqué de presse de ses avocats que l'association de motards n'avait strictement rien à voir avec l'odieux attentat qui...

Le flash de pub Pepsi vint conclure joyeusement le gros mensonge.

Toorop s'était levé pour prendre une canette de Black Label dans le frigo.

Rebecca s'était endormie sur le sofa, les écouteurs fixés à ses oreilles continuaient de diffuser un beat after-techno à réveiller un mort et à tuer son lot de vivants.

En passant devant la chambre de Marie, il poussa la porte et jeta un coup d'oeil. La fille dormait paisiblement, produisant un petit ronflement enfantin, régulier.

Nickel, pensa Toorop. Le bioprocesseur du docteur Newton semblait faire effet.

En l'espace de deux petits jours, l'état de Marie s'était considérablement amélioré.

Affalé devant les images de la baie James sillonnée de lumières et d'ombres martiales, il avait décapsulé la canette 750 cl et s'était dit qu'il n'y avait décidément rien de mieux que la guerre, quand elle était vue depuis son fauteuil.

Les patrons de chaînes de télévision le savaient mieux que quiconque.

Rebecca avait vaguement ouvert un oeil, puis s'était levée comme un automate, avait marmonné un goodnight à peine intelligible et avait marché d'un pas de zombie jusqu'à sa chambre.

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Toorop venait de zapper. Un sociologue ennuyeux ne cessait d'égrener le chapelet convenu d'inepties concernant le "mode de vie tribal " des gangs de motards.

Il avait atterri sur le canal CNN de la communauté asiatique. La guerre civile chinoise occupait depuis près de trois ans le devant de la scène. Tous les trimestres, un basculement dramatique. Chaque semaine, son fait marquant, chaque jour, son lot de massacres. Du pain béni pour Ted Turner.

On était au coeur de la mousson, là-bas. Des trombes d'eau quotidiennes avaient gonflé les fleuves, et un typhon venait de ravager les côtes orientales, au niveau de Shanghai.

Le Yangzi était en crue, paralysant les deux lignes de front ennemies sur des centaines de kilomètres, sur chaque rive du fleuve. Les images défilaient, comme autant de tableaux de désastres peints par un Jérôme Bosch du caméscope, les colonnes de chars disparaissant sous les eaux, jusqu'à la tourelle, longue file de bathyscaphes dérisoires, les milliers d'hommes piégés par les inondations, les glissements de terrain, les ponts emportés, les trains en perdition dans les flots en furie, Titanic pathétiques, simples jouets désarticulés entre les mains de la divine colère, les avions cloués au sol sur des aérodromes transformés en piscines. Neptune avait décidé d'en découdre avec Mars, dans un premier temps il avait balancé un plein seau d'eau sur les deux chiens qui n'arrivaient plus à se dessouder.

Sûr que ça allait calmer les ardeurs des belligérants pour un petit moment, s'était dit Toorop, devant l'ampleur du cataclysme.

De là, CNN-Asia avait embrayé sur les troubles aux frontières occidentales de la Chine.

L'attention de Toorop avait franchi un cran.

L'ultime noyau des rebelles du FLNO, encerclé à Kaptchagay, soumis depuis des jours à de terribles bombardements, venait d'offrir sa capitulation sans condition. Les colonnes d'hommes dépenaillés, fourbus, sales, hâves, marchant la tête baissée sur les routes séchées par le soleil, lui arrachèrent un vague sentiment de désolation, mais pas pour longtemps.

L'armée kazakh et le ministère russe de la Défense agissaient sous l'autorité d'un mandat Unopol. Hakmad allait être jugé pour crimes de guerre. Les enquêteurs de l'ONU dépêchés en

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Kirghizie le mois précédent avaient retrouvé la trace de nombreux charniers, ainsi que des villages rasés, carbonisés au lanceflammes. Les soldats du FLNO

n'avaient pas fait de quartier. Ils avaient purement et simplement tué tout ce qui bougeait sur l'ensemble de leur théâtre d'opérations, le long de la frontière sino-kirghize. Ils avaient exécuté tous leurs prisonniers de guerre.

Et commis de nombreuses atrocités.

La vision malade des fosses communes ouvertes sous les pelleteuses de l'ONU

provoqua un drôle de jet d'adrénaline dans son cerveau irradié d'images cathodiques.

Son coeur passa la surmultipliée.

Une peur à retardement. Une angoisse démesurée.

Le sort à côté duquel il était passé, ou plutôt à travers lequel il était passé, comme un drôle de chameau par le chas d'une aiguille - oui, ça tenait pour ainsi dire du miracle -, ce sort funeste s'étalait maintenant en rubans de cadavres allongés côte à côte sur la terre couleur de cendre, patiemment comptabilisés et enregistrés dans la mémoire des ordinateurs de l'Unopol.

Il ne put reconnaître aucun visage familier dans les tas de corps mis à nu par les engins excavateurs, sinon le sien, mille fois répété.

Le lendemain il avait fait très beau, très chaud, très vite.

Toorop avait compris dès le réveil qu'il ne pourrait laisser Marie enfermée plus longtemps dans la cage. Elle s'était tapé deux crises en deux semaines, fallait couper le circuit.

Il avait immédiatement envoyé un e-mail d'urgence à Romanenko.

Procédure 4 : nous faisons une petite virée. Notre petite Zoé a besoin de prendre l'air.

Il vérifia que Zoé correspondait bien au nom de code de Marie pour la procédure en question, puis il compacta le tout et le confia à son agent-messager.

La procédure 4 stipulait que Marie pouvait sortir de temps à autre, et selon l'appréciation de Toorop, mais dans la plus totale discrétion et dans des endroits déserts, ou à peu près. Ils avaient tout un tas de trajets programmés dans les environs de Montréal, les Laurentides, le Saguenay, Tadoussac. Des destinations tou-189

ristiques, certes, mais au milieu des grands espaces semi-désertiques il serait facile de s'isoler.

Il réfléchit un moment, après avoir déplié la carte sur la table de la cuisine.

Ils pouvaient se faire le parc naturel des GrandsJardins, à mi-chemin de Montréal et du Saguenay. L'équivalent d'un département français, sans personne d'autre, ou presque, que des familles d'ours et de castors. On y trouvait quelques petits refuges, des lots de chalets groupés sur le bord des lacs qui parsèment toute la région. Une merveille.

Bon, passons aux choses concrètes. Dans la matinée, il louerait un van, un Chrysler ou un Pontiac dernière génération, conduite automatique assistée par ordinateur, pare-brise tête haute avec visionique de pointe, eau, gaz et CNN à tous les étages. Ils pourraient dormir dedans à trois, avec des sacs de couchage. Dowie suivrait dans la grosse Toyota.

Ensuite l'arsenal. Pas de conneries. Les flingues avec les ports d'arme viendraient avec eux, mais ni les PM ni l'Arwen. On prendrait le fusil à pompe comme " arme de chasse ".

En cas d'arrestation, pour excès de vitesse ou autre connerie, présenter d'abord les papiers aux flics, avec les ports d'arme, puis les prévenir gentiment qu'il y avait un flingue dans la boîte à gants. Pas d'embrouilles. Les papiers étaient nickel, ça passerait comme une lettre à la poste.

Il était un homme d'affaires canadien, Rébecca et Dowie les représentants de sa filiale en Colombie-Britannique, dont le responsable de la sécurité, Marie ferait office de secrétaire. Ils voyageaient armés parce qu'on disait que les routes étaient peu sûres aux alentours de la baie James, où ils se rendaient, et particulièrement les routes aériennes, on disait que l'attentat des Hell's Angels était le prélude à une guerre de grande envergure. Les arguments ne manquaient pas. Ils étaient tous frais imprimés dans la tête du dernier flic de la sûreté du Québec.

Ils iraient se faire une balade de deux ou trois jours dans le parc naturel et rentreraient direct. Avec un peu de chance ça donnerait à Marie une semaine ou deux de répit. Et autant pour eux tous.

Brillant calcul en vérité.

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La piste 17 était une trouée rocailleuse qui serpentait dans les collines recouvertes de forêt, et qui régulièrement venait longer un lac, une simple virgule miroitante plantée entre deux monticules ou un vaste plan d'eau qui contenait une vallée entière, comme celui-ci, le lac Malbée, près duquel il venait de se garer, sur un large terre-plein abritant un lot de chalets, un petit refuge à pique-nique, et un embarcadère de bois le long duquel tanguaient deux ou trois barques.

Il interrogea un couple de retraités qui sortaient d'un des grands chalets de bois plantés au bord du lac. Ils s'étaient rendus sur le ponton et Toorop les avait gentiment accostés alors qu'ils entassaient du matériel de pêche près d'une petite barque. Le lotissement était loué à l'année par une sorte de comité d'entreprise ou de fonds de pension, à ce qu'il comprit. Il avait demandé si on pouvait louer quand même, au cas où un chalet, voire deux, serait disponible.

Non, ça paraissait impossible, mais ils pouvaient essayer de camper un peu plus loin.

Le refuge à pique-nique était pourvu d'un confort rustique. Un cabinet de toilette sous la forme d'un cabanon en bois doté d'un cube en ciment avec un trou dedans, un trou qui s'ouvrait sur une vaste caverne remplie d'immondices dont la véritable texture refusait de prendre consistance dans l'imagination.

Deux ou trois tables avec des bancs sous un préau en bois. Un conteneur de plastique bleu en guise de poubelle.

Exactement ce qu'il fallait pour replonger direct Marie, lui et tout ce joli monde dans le bain de la vie au grand air. Évacuer le stress et les toxines.

Oxygéner le système bien à fond, décrasser le carbu, les soupapes et tout le bataclan. Se recentrer délicatement non pas sur soi, mais sur le point d'équilibre ténu entre soi et le monde, évacuer les énergies négatives, l'espace d'un court instant, afin de pouvoir les affronter avec la santé du guerrier.

C'était un plan parfait.

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La première journée s'était lentement étirée jusqu'au crépuscule. Rien d'autre à faire que de lire un bouquin (lui), écouter du techno-rock répétitif (Rebecca), se taper une séance de yoga (Marie), rien (Dowie), manger le dîner acheté à Montréal sur le chemin de l'autoroute (tous). Deux poulets rôtis et deux bonbonnes de patates de chez CocoRico, sur Saint-Laurent. Quelques salades chinoises. Des yaourts en pots géants. De la smoked meat. Deux camemberts français. Des pommes. Des bières. Des Coke. De l'eau minérale. Une bouteille de chardonnay.

Dans l'après-midi il s'était offert un petit pétard avec le matos local, de la northern light à ce qu'il savait. Quand le soleil avait décliné sur l'horizon, il avait eu les crocs.

Le paradis sur terre, s'était-il dit en dévorant sa portion de poulet et sa ration de patates.

Il atteignit l'extase lorsque le soleil embrasa le ciel à l'ouest, et que le vin chilien vint faire siruper le goût puissant du calendos d'origine.

Plus tard, assis sur le bord du ponton face au lac, il avait lentement croqué la pomme au goût de miel.

Lorsqu'il s'était endormi, près du Voyager, dans son sac de couchage, après un dernier cône, il avait émis un rot sonore, un rot de remerciement au Créateur, pour avoir su ainsi prodiguer, un bref instant dans le chaos des hommes, tant d'ordre, de calme, de luxe et de volupté.

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Quand l'homme de Vladivostok était entré dans la pièce, il avait apporté avec lui des effluves d'une brutalité inoiffe. Gorsky lui-même s'était figé.

Markov s'était levé de son siège avec précipitation. Gorsky l'avait suivi, un poil moins vite, il devait conserver son calme et jouer son rôle à fond.

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L'homme vint à sa rencontre avec un sourire de fauve, il mesurait une tête de plus que lui, autant dire deux mètres, il écarta ses immenses bras en signe d'accolade à la russe, Gorsky l'imita et s'approcha -Amon, Dimitri - et ce fut comme si deux tentacules d'acier s'étaient refermés sur lui pour le broyer à hauteur des épaules.

Il savait ce que ça signifiait, "Anton, faut qu'on discute d'homme à homme ".

Les deux tentacules finirent par le relâcher, Gorsky observa l'immense stature emballée dans un costume de ville Versace Big Shape néo-twenties qui ne lui allait pas du tout, la grosse bouille ronde, le crâne chauve, les sourcils broussailleux. Cette massivité, cette densité.

Un vrai salaud de Russkof, pensa-t-il. Comme moi.

Dimitri Merkuchev, dit "le Chinois" - un surnom dont l'avaient affublé les Yakuzas japonais, qui lui trouvaient un air de géant mandchou sans doute.

C'était un des principaux Vor de la lointaine mégapole des côtes du Pacifique.

C'est sous ses ordres que Gorsky allait oeuvrer désormais.

Ils s'assirent de part et d'autre de la table. Gorsky fit un signe discret mais impérieux à Markov. Celui-ci s'éclipsa sans demander son reste.

L'homme observa d'un oeil appréciateur le vaste salon aux couleurs claires et neutres, les divans et le mobilier suédois de luxe, le puits de lumière en cristal qui déversait des paillettes de soleil, la grande table Art déco autour de laquelle ils avaient pris place, et surtout, comme il le fit savoir avec un claquement expressif de la langue, les objets oblongs exposés un peu partout dans la pièce, sur les murs ou sur des socles de bronze.

- Ta collection s'est encore agrandie, Anton, depuis mon dernier passage.

Gorsky avait esquissé un sourire, tout en pianotant sur son clavier la venue du robot domestique Honda avec deux verres à shooters glacés, un seau de glace et une bouteille de Zubrowka, de la vraie, celle-là même dont il supervisait le trafic dans le coin.

- Je ne t'ai pas encore montré le plus beau. Ce sera pour le dessert.

- Parfait, Anton, parfait. Et celui-là, c'est quoi ?

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Gorsky s'était légèrement retourné pour voir ce que l'index pointait.

- Celui-là, c'est le tout premier modèle d'Exocet, on m'a dit que cet exemplaire avait été embarqué sur un Mirage de l'aviation argentine pendant la guerre des Malouines.

- Très joli.

- Date de fabrication : 9 décembre 1981. Comme les autres il est en parfait état de marche.

L'homme s'était esclaffé.

- Tu pourrais en avoir besoin.

Gorsky s'était raidi, la menace était à peine voilée. C'était le signe qu'on abandonnait les civilités d'usage pour attaquer le vif du sujet.

- D'accord, quelles sont les nouvelles?

L'homme n'avait rien répondu tout de suite. Il s'était profondément calé dans l'immense fauteuil de cuir, lui faisant expirer quelques râles feutrés.

- Tu as mis le doigt là où il ne fallait pas. Et ces histoires de motards ne nous disent rien qui vaille. Nos amis de Brooklyn nous disent qu'il vaudrait mieux arrêter les frais. Les flics de tout le continent nord-américain sont sur les dents. C'est trop chaud.

Gorsky avait senti le sang refluer de son visage.

Il avait surmonté l'émotion initiale, avait pris son inspiration puis était monté au front sans états d'âme.

- En quoi cela nous concerne-t-il, je veux dire pour ce business particulier ?

Merkuchev avait fait tressauter sa bedaine en expulsant un rire volcanique.

- Anton Dimitrievitch! Tu sais bien que notre réseau d'information est le meilleur de toute l'Asie extrême-orientale, rien de ce qui se passe dans les eaux de la mer de Chine n'a de secret pour nous.

- Merde Chine?

- Un exemple, en l'occurrence parlons plutôt du détroit de Tartarie.

Gorsky s'était rembruni.

- Vous avez appris quelque chose ?

La bedaine tressauta de nouveau.

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- Oui, c'est le moins qu'on puisse dire. Ce sont des mercenaires chinois et sibériens qui ont flingué le zinc en février, depuis un rafiot au large de Kholmsk, mais on parle depuis peu de gars qui seraient venus d'Amérique du Nord pour payer leur dette en retour. Des gars qui appartiendraient à une des bandes impliquées dans tout ce bordel, là-bas, précisément, au Québec. On n'en sait pas plus. Mais c'est pour ça que le conseil de Vladivostok estime qu'on devrait geler l'opération.

Gorsky avait senti toutes ses défenses vaciller sous le choc. Par il ne savait quelle fatale alchimie des événements sa route croisait celle des motards en guerre à l'autre bout du monde. Sans qu'il puisse influer en rien sur le cours des événements.

La seule issue consistait à jouer sur l'instinct atavique de tout seigneur du crime, l'avidité.

- Cent millions de dollars en un an, minimum garanti. Et ce n'est qu'une phase de démarrage. Dimitri... Tu ne peux pas imaginer tout ce que ce toubib peut nous rapporter. Nous sommes au tout début d'un Nouveau Grand Truc. Comme lorsque les Bootleggers se sont emparés du marché de l'alcool, ou lorsque Cosa Nostra a décidé de prendre le contrôle du trafic de l'hérdine après la Seconde Guerre mondiale. Nous devons être maîÎtres du marché lorsqu'il explosera.

L'homme avait hoché la tête, pensif.

- Cent millions c'est des clopinettes. C'est même pas la recette d'un casino standard à Las Vegas. Et un casino c'est légal.

- C'est déjà pas si mal et je t'ai dit que c'est une phase de démarrage. Merde, tu veux quoi? Qu'on se fasse encore baiser par les Chinetoques, ou par les Latinos? Crois-moi, les triades sino-américaines, elles vont pas se faire prier pour s'engouffrer sur le marché, surtout si la voie est libre, avec une pancarte

" Servez-vous ".

Ça avait provoqué un reniflement dubitatif de la part de Dimitri.

Gorsky avait enfoncé le clou.

- Écoute, depuis la dernière fois j'ai pu établir un vrai bilan prévisionnel, j'ai une opération pilote en cours, les investissements ont été plus que raisonnables jusqu'à présent. Laisse-moi te prouver que j'ai raison, et l'année prochaine, à la prochaine

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conférence avec la Sumiyoshi-Rengo, crois-moi, tu auras un sacré bon joker dans ta manche.

Un second reniflement de Dimitri.

Gorsky s'était dit qu'il ne fallait pas lâcher prise.

- Faisons les comptes rapidement, il avait fait en allumant d'un geste un petit écran de table. Pour l'instant le prix de vente de mon " service de messagerie "

est d'un million de dollars par unité. Mais je te rappelle que le prix total du

" produit " est dix fois supérieur; avec ce que nous investissons en ce moment, nos parts dans l'entreprise vont tripler dans l'année. Ensuite, comme je te l'ai dit, il y a les autres clients du même " fonds de pension " (il avait placé les guillemets dans l'espace d'un petit geste des deux mains). D'autre part, comme je te l'ai dit aussi, tout montre que la demande va exploser, et que l'offre restera interdite, donc, d'ici peu on pourra commencer à faire grimper les prix.

Et d'ici là, crois-moi, des clients comme ceux-là, j'en aurai déjà plein mon carnet de commandes.

- Oue dit exactement ton bilan prévisionnel?

- En trois ans, à ce rythme, avec une seule clinique je frôlerai le milliard de dollars, et en vérité je prévois même le double car je vais mettre le turbo, c'est-à-dire prendre tout bonnement le contrôle de cette jolie petite entreprise. Ensuite, si on passe à une grande échelle, multiplie par cinquante, ou par mille! On doit continuer l'opération, Dimitri. Bon Dieu, tout ça ne nous aura pas coûté le prix d'un pornodrome dans la banlieue de Moscou.

Dimitri renifla, s'agita sur le fauteuil, qui crissa, fixa son regard sur les verres noirs de Gorsky, resta silencieux quelques secondes, renifla de nouveau et laissa tomber:

- D'accord. Mais ton opération pilote doit avoir marché à cent pour cent. Ça doit glisser comme un pet dans de la soie.

- Ça fera bien mieux que ça. Ça fera le bruit d'un type qui plonge dans une piscine de fric.

Une piscine, oui, nom de Dieu.

Et bientôt un océan. Le docteur Walsh et son laboratoire allaient pouvoir fournir à une armée de cinglés pleins aux as la plus puissante came du monde.

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Dimitri était parti, il avait d'autres affaires à traiter, Gorsky s'était dit qu'on était rarement prophète en son pays.

Merde, ces connards de mafieux post-soviétiques ne comprenaient rien à rien. Ils restaient accrochés à leurs vieilles industries, racket, kidnapping, prostitution, drogues, jeu, pornographie.

Il était du même âge que Dimitri, le cinquantième anniversaire dans le rétroviseur, mais il avait passé toute sa carrière à innover, à jeter des têtes de pont vers des territoires inexplorés, très vite lui était apparu tout ce que l'explosion technologique du XXIe siècle allait receler comme myriades de filons occultes. Et il s'était branché dessus, avec la passion du professionnel enthousiaste. D'abord le filon de la matière fissile et des arsenaux soviétiques au rebus, puis celui des gros cerveaux au chômage, ensuite celui des logiciels militaires et des brevets industriels, et depuis peu des biotechnologies. Les bigboss de Novossibirsk et de Vladivostok ne l'avaient jamais freiné dans sa course fulgurante, il ne marchait pas sur leurs plates-bandes, ils prenaient une dîme substantielle sur tous ses bénéfices, et ils se savaient incapables de le concurrencer efficacement. Mais ils ne l'avaient jamais appuyé non plus.

Conclusion, ils avaient été forcés de dealer avec le Yakuza qui leur barrait la route sur le continent nord-américain; dans le secteur des hautes technologies notamment, sans parler du marché asiatique, la Chine, même en guerre, surtout en guerre, leur avait en grande partie échappé. Les triades taiwanaises et américaines s'y partageaient le marché avec les bandes japonaises.

Mais là ce n'était plus de filon dont il fallait parler. C'était le Vrai Gros Truc. La Montagne d'Or.

C'était Ronald Biggs et les sacs du train postal GlasgowLondres.

Les mafias américaines en apprenant le vote du Prohibition Act de 1919.

C'était Cortés face aux trésors des cités aztèques.

Bill Gates devant les crânes d'oeuf de chez IBM.

Et on venait lui chercher des poux dans la tête.

Pour se calmer, il se résolut à se lever pour faire le tour de ses 197

nouvelles acquisitions - une petite visite à ses missiles préférés, c'était le seul antidote disponible dans les environs.

L'Exocet tout d'abord, avec ses inscriptions en français, et le petit drapeau tricolore au bas de la turbine grise et effilée. Puis il se rendit jusqu'au vieux Scud irakien qui trônait au centre d'un patio circulaire. À chaque point cardinal du patio se dressait la belle ogive sombre d'un Patriot. Le patio était recouvert d'authentiques mosaïques arabes, dont un bas-relief syrien datant du Xe siècle, acheté à bas prix à un membre de la famille Assad, lors de la construction de la datcha, dix ans auparavant.

S'élevant comme une colonne de métal gris à l'autre bout de la pièce, le SS-20

qui avait étrenné sa collection scintillait doucement aux angles durs de ses dérives de direction.

Il avait ensuite contemplé la batterie de vieux SAM-7 soviétiques, un truc plus sentimental qu'autre chose, c'est avec les SAM-7 que les Viêt-congs avaient fait mordre la poussière à de nombreux Phantom de PUS Air Force dans le ciel du Viêtnam, c'est l'année de la chute de Saigon qu'il était entré dans les cadets de l'armée soviétique. Il en était sorti douze ans plus tard avec un éclat de roquette dans l'abdomen, et une mauvaise pension de sergent, quand elle était versée. Il avait vite compris qu'il était temps d'élever substantiellement son standing.

Plus loin, il y avait un petit bouquet de Tow antichars, et en face près de la fenêtre, deux missiles Stinger entrecroisés, " souvenirs " de sa campagne en Afghanistan, dans les années quatrevingt. Il y avait aussi perdu sept dixièmes à l'oeil gauche. Depuis, cet oeil avait perdu les trois dixièmes restants. Et l'autre ne valait guère mieux. Les optiques stéréovision n'étaient pas du luxe, en dépit du fait que la moindre paire de ce genre de truc valait le prix d'un ministre, si on ne voulait pas un jour se faire griller la rétine par un micro-laser de troisième catégorie rendu fou par un nano-processeur buggé à mort, le genre de camelote qu'il commercialisait lui-même à grande échelle.

Au-dessus de sa tête, plusieurs petits missiles air-air Matra allongeaient des ombres prédatrices de chaque côté du plafonnier central.

De part et d'autre de l'entrée des toilettes il avait érigé une 198

antique torpille de sous-marin d'attaque conventionnel russe de classe " Boy ", selon la nomenclature OTAN.

Dans le second salon, une alcôve discrète pour les nuits à cinq mille dollars l'escort girl, il avait disposé un gros Tomahawk de la Navy au-dessus de l'immense sofa, et planté quatre roquettes katiouchas à ses coins.

En guise de lustre, au coin des deux grands couloirs qui distribuaient les pièces, il avait fait accrocher un bouquet de bombes russes antipistes à sous-munitions datant de la Tchétchénie.

Dans la haute bibliothèque aux rayonnages remplis d'ouvrages d'art en tous genres, un vieux Pershing semblait attendre qu'on en finisse avec tous ces livres.

Il y avait un Mistral français au plafond de la salle de bains, un écran LCD

géant qui simulait un catalogue entier de voûtes célestes, ciels de nuits tropicales, aurores boréales, constellations australes, pleines lunes dans les Carpates, crépuscules sur Big Sur, perséides en Haute-Provence.

Pour terminer, au pied de l'escalier intérieur conduisant aux étages, il avait planté le fusoïde glacé d'un Jéricho israélien.

Pour Gorsky les missiles tenaient lieu d'oeuvres d'art. D'abord ces machines valaient des centaines de milliers, voire des millions de dollars pièce pour les plus estimables. D'autre part, elles étaient belles, froides, implacables, insensibles à tout autre projet que leur existence fuselée et meurtrière.

Ensuite, elles semblaient bien disposer d'une âme, d'une anima, d'une forme, d'une vibration esthétique particulière dans l'espace et dans le temps. Enfin, et surtout, elles représentaient l'aboutissement de son rêve de gosse immature haché par la guerre. En avril 1987, lorsqu'il s'était réveillé de son coma traumatique dans cet hôpital militaire du Kazakhstan, déjà à moitié aveugle d'un oeil, il allait sur ses vingt-huit ans, mais son expérience de la vie civile s'était arrêtée à son seizième anniversaire, il avait l'impression d'être une éponge vivante, captant toutes les expériences possibles par chaque pore de la peau, afin de rattraper toutes celles qu'il avait perdues.

C'est pendant sa longue convalescence qu'il était un jour tombé sur un reportage à la télévision, l'antique poste à tubes noir et blanc de sa chambre à huit lits, où croupissaient d'autres

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sous-offs mutilés ou blessés. La perestrdika gorbatchévienne battait son plein, le monde soviétique s'ouvrait aux images venues d'Occident. Le reportage, sans doute acheté à une chaîne britannique, suivait la vie trépidante d'un trio de producteurs anglais à la mode, concepteurs entre autres du trio de filles

"Bananarama ", MM. Stock, Aitken et Waterman. L'un d'entre eux, riche à ne plus savoir que faire de ses millions, s'était lancé dans une collection un peu particulière: la collection de missiles.

Ce jour-là, Gorsky ne sut jamais pourquoi, mais l'image de ce producteur collectionneur de missiles s'imprima en lui, comme s'impriment les héros de bandes dessinées ou de cinéma, chevaliers, cow-boys, flics, magiciens, mutants, sur le papier photosensible des ego adolescents.

Il n'avait pas vingt-huit ans et il se morfondait dans un méchant hôpital militaire à bout de souffle, avec une entaille de trente centimètres entre le sternum et le pubis, un oeil tout juste bon à accompagner un bortsch pour SDF, et une poignée de roubles tous les trente-six du mois, alors que d'autres vivaient au coeur d'un paradis artificiel fait de luxueuses villas balnéaires, de rivières de champagne, ou de diamants, de costumes Armani, de Mercedes, de Danceteria, de filles belles à s'en suicider surle-champ, de drogues aphrodisiaques, de missiles exposés en oeuvres d'art.

Il avait décidé de s'inviter.

Son rêve de gosse attardé étant atteint, il cherchait désormais à surpasser son modèle. Le missile-oeuvre d'art c'était bien, j ouissif, plastiquement émotif.

Mais si le programme en cours avec le docteur Walsh portait ses fruits comme prévu, on pourrait voir plus grand. Bien plus grand.

Ce que les missiles étaient à la peinture, ou à la sculpture, ces prochaines acquisitions le seraient au Land Art.

La RKA, l'agence spatiale russe, avait décidé de vendre ses antiques lanceurs R-7 qui dataient de Youri Gagarine, ainsi que des capsules Soyouz du siècle dernier. D'autre part, elle allait mettre aux enchères, module par module, ce qui restait de la station Mir, récupérée douze ans auparavant par une série de missions conjointes russo-américaines. Lors de l'accident dramatique qui mit fin à l'épopée de la station, la télévision américaine

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se trouvait sur place, en orbite. Les images de la mort des quatre astronautes, dont le reporter de CNN, avaient été diffusées en direct dans des centaines de millions de foyers. Le feu s'était propagé à une vitesse incroyable dans le module principal, et très franchement, avant cette date, personne, à l'exception des professionnels de l'astronautique, n'avait la moindre idée de ce qu'était un incendie en état d'apesanteur. Ce jour-là des millions d'hommes et de femmes, d'enfants et de vieillards tétanisés devant leurs tubes cathodiques virent de quoi il s'agissait; en apesanteur, le feu coule. Comme une huile mortelle. Se propageant dans tous les sens, dans absolument toutes les directions à la fois.

La caméra du journaliste américain Peter Myers était agréée Air Force, elle continuait de tourner alors que tout le monde était déjà mort, elle ne rendit l'âme que lorsque la température ambiante eut franchi les mille degrés centigrades.

Acheter les restes de la station dans laquelle ces images historiques avaient été tournées équivalait à se porter acquéreur d'une sainte relique, le Graal mystérieux de la destinée humaine, une haute course vers les étoiles s'achevant dans la mort, dans le feu liquide de la non-gravité.

Gorsky avait fait savoir au cabinet Christie's de Moscou, qui allait s'occuper de la vente, qu'il était sur les rangs, sans apparaître en personne, évidemment, laissant le soin à son homme de paille spécialisé dans cette branche de ses affaires de s'en occuper comme il se devait.

Le temps que la lourde administration fédérale russe s'ébranle, des mois allaient s'écouler, Christie's ne pourrait sans doute pas organiser la vente avant la fin de l'année. D'ici là, son trésor de guerre se serait accru de plusieurs dizaines de millions de dollars. Il espérait pouvoir empocher une R-7

au complet, un Soyouz-T des années quatre-vingt, et au moins un module rescapé de la station, avec peut-être un cargo Progress en prime.

Si tout marchait bien avec l'entreprise du docteur Walsh, il pourrait d'ici peu se la couler douce sur une île du Pacifique, à la tête de l'entreprise illicite la plus innovante de cette première moitié du xxi- siècle.

Comme avec les drogues au cours du siècle précédent, l'ONU avait proscrit toutes les expérimentations et tous les " produits "

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animaux transgéniques considérés comme " non conformes ". Comme avec les drogues au xxe siècle, elle mettrait des décennies à s'apercevoir de son erreur, largement le temps d'engraisser deux ou trois générations de Sibériens entreprenants.

La mafia de Novossibirsk s'était avérée sa seule vraie famille. Orphelin de père, Héros du Travail tué dans un accident du même nom au fond d'une mine de manganèse de l'Oural, une mère alcoolo, qu'il n'avait pu sauver de la clochardisation progressive, il avait échappé à la maison de correction en acceptant cet engagement dans l'armée. L'Armée rouge lui avait solennellement affirmé qu'elle serait sa nouvelle famille, mais à sa sortie de l'hôpital, il avait dû attendre des mois avant de trouver à se loger dans une HLM pourrie de la banlieue de Krasnoïarsk. Ensuite, la maigre pension n'était plus arrivée.

Vers 1992, lorsque le système soviétique avait entièrement implosé, livrant d'un seul coup la société civile russe au capitalisme sauvage de l'accumulation primitive, il était déjà un jeune loup de la mafia sibérienne, un jeune loup aux dents longues, aux yeux malades et au cerveau affûté. Il avait appris à survivre dans ce nouvel environnement, ce territoire vierge ouvert à toutes les initiatives audacieuses.

Il pouvait envisager la suite de sa carrière avec une relative sérénité; il lâcherait les affaires sur le Vrai Gros Coup. La mise en place du premier grand réseau spécialisé en Produits Vivants Illégaux.

Il pourrait s'offrir toute la flotte spatiale russe. Mieux, il pourrait relancer le programme de la RKA.

Ou'on le veuille ou non, son nom entrerait dans l'histoire, comme Dutch Schultz, Lucky Luciano, Frank Genovese, Pablo Escobar, Vyacheslav Ivankov.

On admirerait sa collection, on viendrait la visiter du monde entier, sa maison deviendrait un musée.

Le producteur angliche pouvait aller se rhabiller.

L'homme que Romanenko attendait s'appelait Karl " Kemal " Spitzner, c'était un marchand d'armes germano-turc qui avait ses entrées dans toutes les ambassades de la région.

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Kemal Spitzner avait commencé sa carrière dans l'ex-Yougoslavie, plus de vingt ans auparavant. Grâce à son petit réseau installé en Allemagne et en Turquie, il avait monté une des plus importantes filières de trafic d'armes à destination de l'armée bosniaque. Il s'était fait la main en approvisionnant la Garde nationale croate avec des arsenaux en provenance de Hongrie ou des Forces libanaises.

Ensuite, il avait acheté en masse du matériel de guerre aux milices chiites et druzes, ou aux Syriens, ainsi que dans les anciennes républiques soviétiques musulmanes, pour le revendre au gouvernement de Sarajevo.

Romanenko attendait Spitzner dans un endroit désert, le long d'une vieille ligne de chemin de fer désaffectée reliant une usine abandonnée depuis des lustres à la voie du Transsibérien.

Le bruit de la voiture qui s'engageait sur le terre-plein bétonné l'avait fait se retourner. Un 4x4 Suzuki, rouge, jaune et vert fluo. Putain, pourquoi pas une Cadillac dorée, s'était dit Romanenko.

Spitzner en était descendu, seul. Un automatique de gros calibre en travers de la ceinture.

Il portait toujours les dreadlocks blondes de ses trente ans, un vieux blue-jean ultralarge, une parka israélienne informe et crasseuse.

En dépit de ses fautes de goût vestimentaires, surtout pour un type de presque cinquante balais, Kemal Spitzner possédait plusieurs avantages.

Primo, il avait permis à Romanenko de varier ses sources d'approvisionnements en armes pour la guérilla ouigoure.

Deuzio, il était une mine de renseignements, et il le savait, il ne se gênait pas pour monnayer grassement ses informations.

Tertio, il avait sûrement rencontré ou entendu parler de Toorop, en Bosnie. Il pouvait lui apprendre une ou deux choses sur le mercenaire.

Enfin, il disait être en mesure de lui raconter une histoire qui l'intéresserait au plus haut point.

Tout coïncidait pour qu'une telle rencontre ait lieu le jour même.

- Je ne sais presque rien sur ce Toorop. Je sais qu'il a participé à un des convoyages d'armes pour les Croates depuis le

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Liban, ça je m'en rappelle, c'est à cette occasion que je l'ai rencontré pour la première fois. Ensuite je me rappelle l'avoir revu une ou deux fois, lors d'autres convoyages, pour les Musulmans, c'était en 93, pendant l'hiver si mes souvenirs sont exacts. En plein merdier. Ensuite j'ai appris qu'il se battait sur le front nord, à Brcko. Depuis, j'ai plus jamais entendu parler de lui.

Romanenko soupira.

Spitzner venait d'allumer une longue papirossi pleine d'herbe caucasienne. Un parfum lourd et envoûtant avait accompagné le nuage de fumée qui était sorti de sa bouche droit sur lui.

Romanenko toussa en essayant d'évacuer le nuage avec de grands gestes de la main.

- Bon, est-ce que vous pourriez me collecter d'autres souvenirs de guerre ? Vous ne voyez personne qui l'aurait connu à l'époque?

Les grands yeux azur de Kemal Spitzner fixèrent Romanenko, un étrange mélange de brute nordique et de pirate berbère.

- Je vais voir ce que je peux faire, colonel. Mais j'ai gardé peu de contacts avec les gars de l'ex-Yougo... La roue a tourné.

_ La roue ne s'arrête jamais de tourner... Bon, est-ce que vous savez comment il s'est comporté lors de ces convoyages d'armes?

- Comporté ?

- Ouais. Comment il a réagi face aux situations, je ne sais pas moi, y a bien dû avoir des problèmes, une embrouille, quelle était exactement sa responsabilité?

Spitzner fronça ses sourcils, deux fines barres blondes au duvet clairsemé.

- Si je me souviens bien, il était un des assistants du chef opérationnel de leur réseau, c'étaient eux qui passaient commande pour le gouvernement bosniaque par le biais de sociétés-écrans, de comptes à numéro, tout le toutim, des pros.

Il parlait plusieurs langues, et il avait plusieurs nationalités. Y a jamais eu d'embrouilles, aucun pépin, non, rien, je vois pas.

Romanenko poussa un soupir, se leva du petit muret de pierre et marcha sur quelques mètres le long de la voie ferrée.

Kemal tira sur son long pétard, puis lourdement se leva à son tour pour le rejoindre.

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Ils avancèrent côte à côte le long des rails.

Au-dessus d'eux le ciel était d'un bleu monochrome.

L'histoire de Kemal valait selon lui un bon paquet de pognon. Si Romanenko était en mesure de lui verser vingt-cinq mille dollars cash, en liquide, et pas plus tard que tout de suite, il serait en mesure de la lui raconter.

Il existe un certain nombre de règles tacites dans ce genre d'échanges. La première est de faire confiance; la seconde de ne pas faire confiance.

Il fallait donc établir un dialogue préliminaire, une sorte de prise de contact à distance de l'objet convoité, un strip-poker qui ne dévoilerait que le haut du balconnet, mais donnerait un avantgoût de la qualité de la lingerie.

En gros, circonscrire le sujet central.

- Je crois que je suis en mesure de vous mettre le nez sur une piste très sérieuse concernant l'identité réelle des clients de vos " associés ".

Romanenko avait haussé un sourcil de surprise. Le Gros Lot.

Il n'avait pas tortillé. Il avait montré sa voiture garée un peu plus loin.

- Aucun problème. Dites-moi juste quelles sont les probabilités que votre piste remonte vraiment jusqu'à eux.

Spitzner l'avait regardé dans le blanc des yeux, un sourire calme au bord des lèvres.

- Pile cent pour cent. Vingt-cinq mille sur vingt-cinq mille.

Romanenko avait soutenu son regard, y avait clairement lu qu'il ne bluffait pas, il était allé chercher la sacoche remplie de dollars à l'arrière de la vieille Nissan banalisée.

Ensuite, assis sur le petit muret, il avait patiemment écouté l'histoire par la bouche de Kemal Spitzner.

Spitzner connaissait un homme, un Américain, qui s'était installé en Sibérie centrale au début du siècle et y avait monté une société d'aviation commerciale.

Fret, voyages d'affaires. À plusieurs reprises, Kemal s'était servi de sa compagnie pour ses trafics, en particulier les cargos bimoteurs et quadrimoteurs à hélices moyen-courriers. Un jour, au début de l'année précédente, l'ami de Spitzner avait reçu un couple de nouveaux clients,

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des Nord-Américains comme lui, quarante ans, pleins aux as, des espèces d'allumés, des mystiques, ils portaient des tatouages et des bijoux avec un symbole récurrent, une double tête de sphinx surmontée d'une étoile à sept branches, ils emportaient partout avec eux des petits talismans en forme de pyramide de métal, ainsi que des livres écrits par leur gourou. Son ami ne leur avait pas posé de questions. Ils n'avaient pas cherché à le convertir.

Le couple lui avait demandé s'il serait d'accord pour conduire régulièrement des groupes de personnes d'un bout à l'autre de la Sibérie, des côtes extrême-orientales jusqu'à la frontière du Kazakhstan, et retour.

Le contrat était juteux. Il s'agissait de groupes constitués d'une douzaine de personnes, environ deux voyages par mois, pendant un an au moins, et peut-être le double. Le couple était prêt à payer le prix fort, en dollars US. L'idée était d'opérer un voyage discret, rapide, et tout confort. La flotte moderne de l'Américain correspondait exactement à leurs besoins.

L'ami de Spitzner ne s'était pas fait prier pour accepter les termes du contrat.

Au début de l'été le couple était de nouveau venu le voir, le premier groupe allait arriver au mois de juillet, on devrait les prendre sur une petite piste privée située au bord de l'océan, dans les monts Sikhote-Alin, au nord de Vladivostok, puis les conduire sur un aérodrome de fortune situé quelque part dans l'Altaï, aux limites du Kazakhstan, comme convenu. Là, des véhicules terrestres attendraient le groupe. L'avion devait venir les rechercher une semaine plus tard. (Romanenko avait dressé l'oreille. L'histoire de Kemal commençait joliment.) L'ami de Spitzner s'était douté qu'il y avait là quelque chose de louche, de bizarre, mais il ne commettait aucun délit, aucun passage clandestin de frontière, on ne quittait pas la Fédération de Russie, ils ne passaient ni drogues ni armes, rien que leurs talismans, et leurs putains de bouquins. Le flot de dollars arrivait à pic pour payer le leasing du Falcon qu'il venait de racheter à une compagnie singapourienne en faillite.

Pendant l'été et les mois suivants l'ami de Spitzner et sa flottille de petits avions d'affaires transportèrent ainsi plus d'une centaine de personnes à travers la Sibérie.

Au mois de décembre, à l'occasion des fêtes, le couple le pré-

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vint d'une interruption temporaire du programme, mais que tout reprendrait au printemps, selon des modalités et un rythme différents.

Parmi ces avenants au contrat initial il y avait une augmentation substantielle des "primes de risques" versées à sa compagnie.

En échange de quoi il accepterait deux nouvelles conditions, inégociables.

Primo, il consentirait à convoyer des personnes armées. Secundo, il faudrait disposer d'une antenne médicale mobile à l'intérieur des avions.

L'ami américain de Spitzner avait accepté, évidemment.

Au mois de février de cette année, un de ses avions d'affaires était parti chercher le groupe attendu, sur cette ancienne piste militaire désaffectée de l'Extrême-Orient russe.

Le 28, vers cinq heures du matin, il avait décollé pour son voyage de retour au-dessus de la côte, avec une mauvaise météo, il avait laissé la petite ville de Svetlaya sur sa droite, avait entamé une large boucle au-dessus du cap Krilon, la pointe sud de l'île de Sakhaline, puis s'était abîmé en mer au large de Kholmsk, dans le détroit de Tartarie, causant la mort des treize passagers et des quatre membres d'équipage.

(Romanenko connaissait cette histoire, on avait d'abord dit que les passagers étaient un groupe de touristes internationaux, certains de ses contacts au ministère de l'Intérieur l'avaient informé qu'on entendait conserver le plus longtemps possible le secret de l'instruction, il s'agissait de " personnes sensibles " à cause de leur statut social, l'affaire ne l'avait pas excité outre mesure, mais maintenant il la retrouvait, par Kemal Spitzner interposé.) Il fallut plus d'une semaine à la marine russe pour localiser l'épave dans les eaux tumultueuses du détroit, en fait les deux tronçons principaux du fuselage, les ailes ayant explosé lors de l'impact avec la surface de l'eau. Les plongeurs retrouvèrent six des dix-sept passagers, dont deux membres d'équipage, et constatèrent la présence d'un énorme trou dans la carlingue de l'appareil, à la partie arrière. Il manquait la dérive et le réacteur, que des plongeurs localisèrent un peu plus loin, sous forme de débris métalliques déjà peuplés d'animaux marins.

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Voilà en quoi l'histoire pouvait intéresser Romanenko, et lui coûter vingt-cinq mille dollars:

L'ami américain de Spitzner avait été interrogé par la police fédérale russe. Il avait montré le livre de bord et communiqué les noms et adresses des passagers du Falcon détruit, puis ceux des voyages antérieurs. Les flics russes eurent la désagréable surprise de tomber sur autant de fausses identités. Plus de cent faux de haute volée, avec implantation du code génétique sur la puce "

inviolable " de l'ONU.

Ils demandèrent à l'ami de Spitzner de ne pas quitter le territoire de la Fédération.

Le chef d'entreprise américain n'avait plus revu ses clients compatriotes, l'homme à la moustache et la grande blonde avaient disparu du paysage, toutes les opérations furent annulées, leur société qui gérait les voyages et les transferts de fonds s'était évanouie comme le mirage électronique qu'elle était, il avait compris que ça ne servait à rien de lancer ses avocats à leur poursuite; de plus, selon ce que lui disaient certains de ses amis, mieux valait laisser courir, l'attentat contre l'avion montrait que c'était foireux, et dangereux. En effet, les analyses de la police scientifique russe étaient formelles : le mélange chimique des résidus retrouvés et la forme particulière de l'orifice montraient que l'on avait affaire à l'impact d'un missile Stinger.

Les flics russes n'avaient pu tenir l'info secrète plus longtemps, ils noyèrent le poisson en expliquant que "pour des raisons inconnues, il se pourrait qu'une des personnes présentes dans l'avion ait placé un missile de ce genre dans la soute, et que celuici ait accidentellement explosé, en haute altitude ". La boîte noire de l'appareil démontrait évidemment le contraire: un objet à haute vitesse avait bien frappé le fuselage de l'appareil, au niveau de la soute arrière.

Romanenko avait vaguement suivi ça dans la presse, à l'époque. L'usage d'un Stinger excluait toute participation, accidentelle ou volontaire, de la marine russe.

Mais la police fédérale conservait secrète l'information la plus importante, celle concernant les fausses identités des passagers retrouvés (les membres de l'équipage ne comptaient pas, on considéra les passagers manquants comme disparus).

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Or, au mois de mai, avec l'autorisation de la police fédérale, l'ami de Spitzner se rend à Almaty, pour affaires. À l'aéroport, il tombe nez à nez avec le couple d'Américains mystiques, et un troisième larron genre trentenaire de Wall Street.

Le couple fait semblant de ne pas le reconnaître. Ils passent leur chemin sans lui adresser la parole, le jeune yuppie lui dit d'aller se faire voir ailleurs, et deux gros gorilles sortis de nulle part s'interposent.

L'ami de Spitzner passe la journée à Almaty avec son client, depuis l'attentat il a du mal à boucler les fins de mois, le nom de sa compagnie est accolé à

"missile Stinger", il est dans le collimateur de la police russe. Il doit batailler dur pour chaque contrat.

Puis il passe la nuit à l'hôtel.

Le lendemain matin, son avion ne décolle pas avant le début de l'après-midi, il va faire un tour sur un marché de la ville, et là, il se rend compte qu'il est suivi.

L'ami de Spitzner détaille ses chiens de garde et se dit qu'ils n'ont pas le look des flics du bureau fédéral, plutôt des gueules de tueurs tchétchènes; il parvient à les semer, ne rentre pas à son hôtel et se rend direct à l'agence de location la plus proche. Là il prend une grosse japonaise rapide et fonce vers le nord, traverse tout le Kazakhstan et appelle sa compagnie sur son cellulaire afin qu'elle envoie un hélico le chercher en territoire russe.

Le soir même, alors qu'il traverse la frontière, il apprend par les nouvelles qu'un homme a été abattu d'une rafale de fusil d'assaut près d'une station de taxi, à cinq minutes de l'aéroport. Un homme correspondant à son signalement.

L'ingénieur hydraulicien russe qui venait prendre un taxi pour se rendre à un rendez-vous professionnel portait un costume de ville gris clair comme le sien, une chemise blanche comme lui, il était de sa taille et de sa corpulence, il était mort par erreur. Les flics kazakhs se perdirent de longs mois en conjectures sur les causes de cet assassinat. Seul l'ami de Spitzner en connaissait le mobile. On avait voulu le tuer. Et on avait voulu faire ça parce qu'il en savait trop sur les passagers de l'avion et sur le couple Monsieur Moustache/Miss Platine, il les avait revus là où il ne fallait pas, quand il ne fallait pas et avec qui il ne fallait pas.

L'ami de Spitzner était un coriace, c'était un ancien pilote de 209

la Navy, il avait voulu savoir à qui il avait affaire. Il s'était branché avec un professeur réputé de l'université de Cambridge, Massachusetts, un spécialiste des théologies hérétiques et des sectes mystiques dont il avait trouvé l'adresse e-mail sur Internet. Il avait passé plusieurs jours dans sa bibliothèque électronique et il avait fini par pister l'emblème qu'il avait vu autour du cou de Monsieur Moustache et de Miss Platine.

C'était bien l'emblème d'une secte. Une secte post-millénariste, née d'une scission avec une loge rosicrucienne néo-gnostique intervenue au milieu des années quatre-vingt-dix. Ils se prétendaient les héritiers de l'Ancienne Science des Égyptiens tout autant que les messagers des Êtres Venus d'Ailleurs, un Conseil des races galactiques surveillait l'évolution de la destinée humaine et, bientôt, les Entités Supraterrestres prendraient contact avec la terre. Bien sûr, elles ne prendraient pas le risque de se compromettre avec la basse humanité, ignorante des vérités cachées oeuvrant dans l'univers. Non, elles entreraient en contact avec une élite de vrais croyants, préparés par la gnose de leur gourou, le docteur Léonard-Noël Devrinckel, à l'acceptation des révélations ultimes.

La secte porte le nom d'Église cosmique de la Nouvelle Résurrection, dite Église noélite. Son centre spirituel historique se trouve à Montréal.

Depuis un petit moment Romanenko était partagé entre l'intérêt et le doute : en quoi tout cela conduisait-il aux mystérieux clients de Gorsky ? Il y avait quelques jolies coïncidences, comme le fait qu'on demande à l'ami américain de Spitzner de s'occuper d'un transfert aérien, ou la présence du Kazakhstan et de la ville de Montréal, mais où voulait en venir ce putain de Turc allemand, nom de Dieu?

Kemal avait fait une pause. À l'intensité toute particulière de son regard, Romanenko avait compris qu'il venait de lui lâcher l'info.

L'info à vingt-cinq mille.

La secte.

Oui, la secte, d'accord, mais nom de Dieu quel rapport? hurlaient silencieusement les yeux gris acier de Romanenko. Quel 210

rapport avec moi, et Gorsky, et Marie Zorn ? Quelle relation directe, s'entend.

Une info à vingt-cinq mille US.

Le sourire du Germano-Turc était dopé au THC. Il avait aspiré une longue bouffée d'herbe. Ça avait craqué et une petite étincelle avait jailli lors de l'explosion de la graine. Il avait recraché la fumée. Son sourire s'était élargi.

L'ami américain avait alerté un pote à lui, un ex-policier russe qui avait travaillé pour l'ONU et qui s'était reconverti dans les enquetes de détective privé. Il lui avait demandé de coller au cul de ses suiveurs.

Ce qui fut fait. Deux hommes roulant dans une BMW noire furent repérés par le détective, ils communiquaient par cellulaire avec un abonné au cryptage très solidement protégé mais que l'ex-flic russe put localiser dans un rayon de cent kilomètres.

Les deux hommes suivirent l'ami de Spitzner jusqu'à son domicile, puis furent relevés par un autre équipage. Le détective russe suivit la BMW noire jusqu'à une belle datcha des environs de Novossibirsk.

La datcha était au nom d'un certain " colonel George Herbert MacCullen " et d'une " princesse Alexandra Robynovskaïa ".

Leur description correspondait à Monsieur Moustache et Miss Platine.

Le mec était un ancien de la Gendarmerie royale canadienne, reconverti dans la distribution de matériel nautique. La fille était une Russo-Américaine de San Francisco, héritière d'une vieille famille aristo émigrée après Octobre 17. Tous deux étaient membres de la secte.

D'après Kemal, ils étaient en rapport avec un jeune yuppie d'origine suisse, résidant au Kazakhstan, lui-même en relation avec des membres de la mafia locale. Les hommes qui roulaient dans la BMW noire appartenaient à la principale branche de la mafia de Novossibirsk. Celle-là même où oeuvrait Anton Gorsky.

Kemal lui avait présenté un sourire radieux, disant expressément : je te l'avais bien dit qu'elle vaudrait ses vingt-cinq mille US, cette petite histoire.

Romanenko n'avait rien dit.

Tout venait de s'éclairer dans sa tête, comme un paysage figé par la bombe aveuglante.

211

D'après Kemal les choses s'étaient gâtées au début de l'été. Au mois de juin, alors que le bordel ouïgour enflammait toute la région, son " ami américain "

survécut par miracle à un mystérieux " accident ", le camion qui avait failli l'écraser en lui éclatant une clavicule et un tibia avait fui sans demander son reste. Une semaine plus tard, c'est le détective russe qui explosait dans sa voiture, piégée au C-4.

Depuis, l'homme vivait sous la protection du gang de Kemal, qui le cachait quelque part en Europe.

Romanenko se souvint d'avoir lu récemment un truc sur l'explosion de cette voiture et la mort du détective privé, dans un tabloïd de Novossibirsk. Sur le moment ça avait été un fait divers comme un autre. Maintenant il s'inscrivait dans un faisceau d'événements complexes qui conduisaient jusqu'à luimême, et Gorsky, et la fille Zorn.

Pour terminer Kemal lui raconta un dernier fait marquant, quelque chose qui l'avait décidé à se confier à Romanenko.

Un peu avant de mourir, le détective avait avoué à l'ami de Spitzner qu'il était en train de "retourner" un petit comptable de l'organisation, avec la complicité d'un journaliste spécialisé dans l'investigation anti-mafia.

Quelques jours après cette confession, le détective mourait. Et un mois plus tard, la police d'un petit bled de l'Oural découvrait les corps mutilés d'Evgueni Lyssoukhartov, journaliste d'investigation spécialisé dans les dossiers criminels chocs, et celui d'Hasan Abjourdanapov, un jeune comptable de Pichkek apparemment sans histoires. Les deux hommes avaient disparu simultanément le lendemain de l'attentat contre le détective. Ils avaient subi des tortures innommables.

Ça, Romanenko s'en souvenait très bien, l'information s'étalait en première page de tous les journaux depuis le début de la semaine.

Qu'est-ce que c'était que ce tas d'embrouilles?

Plus tard, allongé sur le lit de son appartement de fonction à l'ambassade, il avait patiemment reconstruit le scénario.

Une secte " post-millénariste " avait d'abord pris contact avec 212

l'ami américain de Spitzner, disons "Monsieur Navy", pour effectuer des transferts de personnes d'un bout à l'autre de la Fédération, dans des conditions aux limites de la légalité. Lors d'une première phase, l'an dernier, tout s'était bien passé. Mais lorsque les activités reprirent en février de cette année, quelque chose avait foiré. L'avion avait explosé. On l'avait descendu au Stinger. Une douzaine de membres de la secte avaient péri. Dans des conditions qui avaient franchement énervé la police fédérale russe. La secte avait alors pris contact avec la branche mafieuse de Gorsky. Sans doute flirtait-elle déjà avec certains de ses membres, pour arroser les gars des tours de contrôle et des douanes aériennes afin qu'ils ferment les yeux sur le plan de vol bizarroïde du Falcon, ou alors pour faire transiter par voie de terre les passagers de l'Altaï au Kazakhstan. Gorsky avait pris en charge toute la logistique des transferts, sécurité comprise, c'était son truc.

Quelque chose résistait à la compréhension.

La secte s'approvisionnait en virus. Des psychovirus qui rendaient schizo. Il n'était pas très difficile de comprendre quel usage elle pouvait en faire.

Non, la question qui échappait à toute élucidation était celleci : pourquoi avait-elle besoin de se taper tous ces aller-retour collectifs pour s'approprier une souche virale mutante?

Romanenko comprenait confusément que c'était un problème d'ordre technique. Une technique dont il ignorait à peu près tout.

Mais on pouvait cadrer le problème avec un peu de logique et de bon sens.

Monsieur Navy avait transbahuté un peu plus d'une centaine de personnes, en environ six mois, par groupes de douze. Pourquoi pas d'un coup?

Pour diluer le flux dans le temps et le rendre moins repérable.

On pouvait supposer que le " centre " des monts Tchinguiz était bien le laboratoire où l'on concevait les cultures du virus. On pouvait supposer que c'était le seul endroit au monde où il pouvait être inoculé.

On pouvait imaginer que chaque psychovirus était "personnalisé " ou quelque chose comme ça. Chaque membre de la secte

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devait donc se rendre en personne au centre des monts Tchinguiz afin d'y être contaminé.

On pouvait imaginer que le " porteur " avalait un antidote (un antidote qui avait foiré dans le cas de Marie Zorn), ou une technologie quelconque qui le rendait insensible au virus. En revanche, il pouvait sans doute contaminer qui il voulait.

On pouvait imaginer qu'ainsi ils transformeraient les gens en zombies.

Non, non, quelque chose ne collait pas.

En six mois, avec Monsieur Navy, la secte avait effectué une dizaine d'aller-retour entre le détroit de Tartarie et le Kazakhstan, avec une douzaine de personnes à chaque voyage.

On ne pouvait concevoir que Gorsky travaille à un rendement inférieur. Or, pour l'instant, Romanenko ne connaissait que Marie Zorn, et Gorsky lui avait parlé d'un ou deux transferts par mois.

Se pouvait-il que Gorsky ait monté d'autres filières parallèles à la sienne?

Ça semblait parcimonieux, compliqué, lourd à gérer, rien de comparable avec les méthodes rationnelles et high-tech du Sibérien.

Non, non, tout ça cachait encore quelque chose d'autre, quelque chose de bien plus monstrueux.

Romanenko s'endormit avec difficulté sur cette angoissante énigme.

Le lendemain, il lança son agent fouineur à la recherche de toutes les infos disponibles sur l'Église cosmique de la Nouvelle Résurrection. Il lui demanda de traquer toute trace d'une Marie Zorn, ou d'une Marion Roussel, dans les archives de la secte.

L'agent lui rapporta des chiées de méga-octets d'infos en tous genres sur l'Église noélite, son gourou, la secte rosicrucienne dont elle était issue; des infos collectées sur les sites web ésotériques qui fleurissaient sur Internet, dont ceux de l'Église ellemême, et aussi dans ses revues et journaux internes, ou sur le canal numérique satellite qu'elle venait de s'offrir.

Le salmigondis des discours de la secte ne l'intéressait absolument pas. Il voulait se faire un tableau général, et comprendre un tant soi peu la psychologie collective qui animait ce groupe de cinglés.

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Régulièrement l'agent fouineur lui déroulait une petite icône dans laquelle s'affichait toujours le même message, désespé-

rant: NO MARIE ZORN IN THIS FILE.

À la fin de la matinée, il avait quasiment rempli un gigadisc, mais aucune trace de la fille.

L'agent fouineur était maintenant parvenu jusqu'à l'Intranet hyperverrouillé de la secte. Il le prévint que le système de sécurité était inviolable, sauf si on voulait laisser la signature de son passage gros comme une empreinte de char au milieu du salon.

S'il voulait être sûr que Marie Zorn appartenait bien à l'Église, il fallait faire fi de cette règle de prudence.

Mais il refusa de prendre un risque aussi colossal.

Il fallait agir différemment.

Il fallait se servir de ce qu'il avait sous la main.

Il fallait se servir de Toorop.

19

Elle avait plongé dans l'eau claire du lac. Du ponton de bois elle s'était jetée en dessinant une belle virgule, elle avait vu fuser vers elle une surface plane, à peine irisée par le doux vent tiède, un miroir qui cachait un monde couleur d'éponge rouillée.

Ça avait fait splash, son corps s'était immergé dans une fraîcheur tonique, elle avait traversé le miroir pour découvrir les multitudes de petites pierres aux arêtes coupantes, aux couleurs d'automne sous-marin.

Elle avait nagé plus d'une heure. Plongeant et replongeant vers le grand reg aquatique, surprenant les bancs de poissons qui venaient s'enlacer autour des pilotis du ponton.

À un moment donné, elle avait vu Rebecca et Thorpe se ramener vers l'embarcadère à leur tour. Ils avaient revêtu des maillots de bain. Rebecca n'était pas superjolie mais elle savait cacher ses défauts et se mettre en valeur quand il le fallait. Elle était incroyablement athlétique.

215

1 1

Ils avaient plongé presque en même temps. Ils avaient rigolé en refaisant surface. Thorpe avait sorti une connerie. Ils faisaient à peine attention à sa présence. Elle s'était sentie exclue d'un petit instant de bonheur, sans même que violence soit faite. Un peu d'inattention pouvait s'avérer la pire des tortures.

Elle avait replongé jusqu'aux bancs de poissons vif-argent qui fusaient autour d'elle en une pyrotechnie marine, étrange et toujours fuyante.

Elle avait nagé vers le large, doucement, en plongeant régulièrement sous la surface. Des souvenirs remontaient à chaque fois avec elle.

Dans l'île du docteur Winkler le contact avec les eaux toujours chaudes des lagons, la vie bariolée et foisonnante qui peuplait ses fonds coralliens, ou sa jungle, les dauphins, singes, et autres bestioles apprivoisées par les différentes équipes, tout cela avait fait évoluer de façon significative, quoique difficilement quantifiable, l'ensemble des patients vers un équilibre relatif. Le docteur Winkler et ses associés se vantaient d'être des " bricoleurs

" :

- Nous sommes prêts à tout essayer pour parvenir à ces nouveaux états de la conscience, les schizophrènes sont des ponts vers ces territoires inexplorés, disons des " sherpas ", des pionniers, des scouts, nous, nous devons y établir des bases avancées. Pour ça, nous nous servirons de tout ce que nous avons sous la main, Freud, Jung, Laing, Deleuze ou Guattari, mais aussi les sciences neuronales, la biologie moléculaire, la mécanique quantique, la linguistique ou les philosophies soufies, donc vous me passerez l'expression mais si un bonobo peut nous apprendre plein de trucs sur l'élévation de la conscience vers des niveaux supérieurs de complexité, si un dauphin ou une intelligence artificielle peuvent aider à faire progresser une psychose schizophrénique jusqu'à son terme, on serait vraiment des abrutis de ne pas tenter le coup, avait dit un jour un des associés en question à une batterie de journalistes scientifiques triés sur le volet.

Quelqu'un avait fait allusion aux menaces d'interdiction qui pesaient sur certaines activités du centre.

- On dit que l'Union internationale des associations de pro-216

tection animale va intenter un procès contre vous. Ils parlent de traitements "

bizarres et dégradants " faits aux animaux.

L'auteur de la longue réplique précédente s'était agité sur sa chaise, agacé. Il avait balayé le problème d'un revers de la main.

- Ce n'est pas Brigitte Bardot ou une de ses imitatrices siliconées qui empêchera la prochaine révolution anthropologique.

Elle avait assisté à la conférence de presse, donnée ce jourlà sur le sable blanc de la petite plage occidentale, à une heure où le soleil était déjà bas, la chaleur supportable, la lumière dorée et les ombres consistantes. Elle faisait partie des quelques patients que l'équipe Winkler avait tenu à présenter à la presse.

Winkler n'y avait pas été de main morte. Il avait récupéré des images d'ellemême datant de ses premiers internements à Montréal. La vidéo commençait par un long plan fixe de Marie, avec une date, 18 février 2000, dans un coin de l'écran. L'état catatonique durait pendant tout le plan fixe, interminable, muet, hormis sa lointaine respiration, avec quelques renseignements d'état civil qui apparaissaient de temps à autre: Marie Zorn, née à Rimouski, Québec, le 28

juin 1986, internée pour la première fois à l'hôpital Lafontaine de Montréal le 16 décembre 1998. Unité du docteur Mandelcorn. Diagnostic: psychose schizophrénique aiguë.

Au bout de cinq minutes, d'un seul coup, Marie poussait un hurlement effroyable, inhumain, une explosion de décibels qui saturait le micro du caméscope.

De tout son corps, de toute son âme, à s'en faire claquer les tympans, les muscles du visage tendus comme des câbles à cent mille volts, les yeux exorbités, la bouche baveuse grande ouverte, au-delà de l'hystérie, une terreur pure, absolument communicative.

On la découvrait ensuite dans une séance de coprophagie bizarre, plutôt branchée moisissures diverses. On la voyait, les yeux extatiques levés vers une sainte Marie des schizos invisible au commun des mortels, ânonnant un discours accessible à elle seule, on l'entendait hurler du fond d'un couloir, on la devinait repliée sous les draps de son lit en train de pleurer, on la voyait 217

assommée de neuroleptiques effondrée sur une chaise entre deux autres schizos déblatérant tout seuls. Ça durait comme ça jusqu'en septembre 2003 : début du programme Schizotrope Express à l'université de Montréal.

Puis sans crier gare, cut, écran noir, une date apparaît, 10-05-2011, Koh Tao Island, Thaïlande. L'image vidéo bleutée montre une jeune femme plutôt jolie, cheveux noirs coupés court au carré, en désordre, l'oeil vif pétillant, la peau hâlée, elle est souriante et détendue, une jeune femme équilibrée qui se met à répondre à l'interviewer off sans se démonter, d'une voix naturelle, un peu timide mais pleine d'une volonté farouche, une jeune femme sexy, consciente d'elle-même et des autres, de sa sexualité, d'une historicité, d'un espace-temps social, bref en huit ans, c'est cent mille années-lumière parcourues depuis la jeune schizo bouffant sa merde ou des moisissures de nourriture.

Marie se tenait aux côtés du docteur Winkler et de ses acolytes, parfaitement reconnaissable. Il y avait eu un silence de mort.

Puis le jet de questions avait explosé, comme une mitraillade infernale.

Marie avait nagé jusqu'à la petite île située au centre du lac, le milieu sousmarin avait catalysé le long flot mémoriel, elle s'était allongée sur le sable beige taillé gros parsemé de minuscules cailloux gris aux arêtes coupantes, cherchant désespérément une position qui n'entaille pas une partie ou une autre de son corps. Elle avait finalement renoncé, s'était redressée et s'était enfoncée dans les hautes herbes. Les souvenirs des trois années passées dans l'île dégageaient toujours cette odeur âcre des beaux jours perdus, du bonheur réduit en cendres, pour rien, ou presque rien, pour une simple connerie.

Ici, elle en avait une sorte de modèle miniature, sa réplique canadienne, un petit îlot planté au milieu d'un lac glaciaire, avec son propre écosystème, son propre chaos.

Momentanément au moins, elle s'y sentirait bien.

218

- Où était-elle la dernière fois que vous l'avez vue?

Rébecca se tenait devant lui, debout sur le ponton face au lac. Toorop venait d'atterrir dans la petite barque.

La fille répondit par un vague haussement d'épaules. Puis elle pointa un doigt dans une direction:

- Là-bas, vers le large, il me semble.

Toorop avait rapidement défait l'amarre puis actionné le démarreur du petit moteur Mercury. Le bruit pétaradant du deux-temps trépida dans l'espace.

Toorop vit Dowie arriver sur le ponton, tenant deux paires de jumelles.

Rébecca poussa un drôle de soupir et rejoignit Toorop dans la petite barque.

- Merde, faudrait pas qu'elle se soit noyée.

Toorop ne répondit rien. Il attendit que l'orangiste embarque à son tour pour s'asseoir à la barre et diriger l'embarcation de l'autre côté du ponton. Le petit moteur noir fulminait au-dessus des eaux argentées.

Non, certes, il ne fallait pas qu'elle se soit noyée.

Le client n'apprécierait pas, et encore moins Gorsky. Gorsky, et son épée de Damoclès en forme de tueurs patentés de la mafia sibérienne.

Ils sillonnèrent le lac Malbée pendant des heures. L'appelèrent à s'en déchirer le larynx d'un bout à l'autre, plongèrent à tour de rôle à plusieurs reprises, firent deux fois le tour de l'îlot central, revinrent vers le ponton, refirent un tour du lac, pour finalement s'échouer sur la petite île. C'était le dernier espoir.

Ce fut Rébecca qui la trouva. Ils s'étaient séparés en trois, Toorop au centre, Dowie et Rébecca sur chaque rive.

Au bout de trois ou quatre minutes, la voix de l'Israélienne avait résonné dans l'espace. Toorop s'enfonçait dans une jungle de hautes herbes et un sol marécageux.

Il avait prudemment fait demi-tour sur quelques mètres avant de traverser l'îlot latéralement.

Rébecca se tenait près d'un fourré, sous un grand arbre, pas très loin d'une crique aux petits cailloux bicolores.

219

Elle avait regardé Toorop d'un air catastrophé. Il avait tout de suite pigé que quelque chose n'allait pas.

Marie était couchée en travers d'un tapis de mousse spongieuse et gorgée d'eau, les bras en croix; elle fixait son regard vers le ciel bleu-vert du crépuscule et les étoiles pâlottes qui y apparaissaient.

Toorop constata immédiatement son expression de béatitude absolue.

En fait elle ne fixait pas le ciel, mais quelque chose au-delà, bien au-delà.

Elle était plongée dans un état cataleptique voisin de sa précédente crise, le stress en moins.

Elle évoquait l'image d'une sainte, les joues pâles, les yeux bleus syntonisés sur une fréquence électrique, un sourire enfantin sur les lèvres, une sainte horizontale, une sainte hybride de sylphide, une korrigane martyre, née et mourant dans les frondaisons d'une forêt lacustre.

D'un geste volontaire il attrapa Marie Zorn par la taille, la releva et d'un coup de reins la bascula sur ses épaules.

- Dowie, lâcha-t-il d'une voix blanche, ramenez le bateau par ici...

Puis il s'était avancé d'un pas lourd le long de la crique rocailleuse, tandis que Rébecca ouvrait la marche et que le tueur aux cheveux roux cavalait à la recherche de la barque.

Alors qu'ils déposaient Marie sur un sac de couchage en travers de la banquette centrale du Chrysler, Toorop nota un petit détail curieux mais ne s'y attarda pas sur le moment. La vibration lumineuse particulière qui émanait de son regard semblait provenir d'une torche électrique implantée derrière la rétine. Pour un peu elle aurait pu servir de veilleuse.

Mais l'urgence dictait ses conditions.

Il se rua sur sa trousse de survie et en sortit le cube noir du docteur Newton.

Il extirpa le bioprocesseur numéro deux de son petit logement. La semaine précédente, celui-ci avait reçu les données en provenance du résidu de son prédécesseur, il serait encore plus performant.

220

Comme il l'avait dûment constaté, le plus difficile n'était pas de récupérer le petit cristal fluo dans la merde, c'était de le faire ingurgiter au préalable sous forme complète à Marie.

Mais ce coup-là, ses mâchoires se desserrèrent mollement sous la pression de ses doigts, elle émit un vague gémissement, son sourire s'agrandit et elle ouvrit largement la bouche lorsqu'il déposa le gros cristal vert sur sa langue.

D'après ce qui s'était produit la fois précédente, Toorop savait qu'il faudrait attendre environ quatre ou cinq heures pour que le bioprocesseur fasse pleinement effet, le temps pour sa capsule externe d'être digérée, puis l'ensemble des principes actifs, avant que le "résidu-mémoire" ne soit pour finir lentement expulsé par l'intestin.

Dans quelques minutes, si tout se passait bien elle fermerait les yeux et dormirait un cycle entier, jusqu'au lendemain matin. Si tout se passait bien, quand elle ouvrirait les yeux, la crise ne serait plus qu'un mauvais souvenir.

L'homme était-il un train de questions sans réponses lancé vers le mur du futur?

Pouvait-on tuer sans être tué à son tour, à chaque fois que l'on tuait? Pouvait-on vivre un seul instant sans douter profondément qu'on allait mourir? Pouvait-on vivre un seul instant sans savoir qu'on allait mourir? Pouvait-on mourir sans douter qu'on avait vécu? Pouvait-on survivre sans côtoyer le mal, ne serait-ce qu'un seul instant? Pouvait-on survivre sans gagner la confiance, si ce n'était l'amitié, du Diable, ou d'un de ses agents? Pouvait-on espérer quelque chance de rédemption dans un monde voué aux forces obscures de la Création?

Toorop s'était réveillé en sueur, entortillé dans son sac de couchage. Il faisait atrocement chaud.

Il avait fait un rêve d'une prodigieuse intensité, mais lorsqu'il s'était réveillé, une page blanche emmurait son esprit, le séparant à jamais des sublimes images de son sommeil, dont il ne lui restait plus que des traces émotives éparses, cette impression d'avoir vécu une expérience esthétique majeure. À la place, cette page blanche. Cette plage blanche. Un écran net et frais comme la mémoire d'un nouveau-né.

C'est sur cette page blanche que les questions s'étaient écrites.

221

l !

Il n'avait l'ombre d'une réponse à aucune de ces questions.

À ses côtés, en travers du double siège arrière, Marie dormait d'un sommeil paisible. Le bioprocesseur était en train de se dissoudre dans son estomac.

Toorop s'adossa contre la portière latérale à demi ouverte. Un léger souffle d'air agitait les frondaisons des arbres et irisait la surface du lac sous la lune.

Il passa sa tête dans l'ouverture afin de recueillir un peu de fraîcheur.

Quelque chose n'allait pas.

Le premier bioprocesseur n'avait fait effet que quelques jours.

Sans doute son état empirait-il plus vite que les ressources médicales de la science russe. Sans doute le prochain comprimé agirait-il encore moins longtemps.

Sans doute étaient-ils tous en train de faire une énorme connerie.

20

La douleur avait jailli en flux délicats tout d'abord, tendant de fines nervures barbelées sous son derme ruisselant de désir. Elle s'était incrustée en fins tentacules durs comme l'acier et brûlants comme des braises aux endroits les plus sensibles, et il en avait gémi de douleur-plaisir.

Ce masociel était une pure merveille, pensa-t-il à plusieurs reprises alors que les frémissements électriques explosaient en cascades sur ses zones les plus intimes comme des filaments de métal portés au rouge.

Puis il avait retenu un cri alors qu'un rameau de piqûres d'épingle s'était vicieusement concentré autour de son anus déclenchant un anneau de douleur-plaisir dur et concret comme une bague d'acier cerclant le tube chaud d'une grosse bite de footballeur.

Il s'était raidi en fermant les yeux et faisait ramper une main 222

molle, anéantie, vide de toute volonté motrice, vers le bouton d'allumage de la machine, sans parvenir au but.

- Alors, docteur Newton, qu'en pensez-vous?

Le docteur releva des yeux embués de larmes vers la longue silhouette athlétique qui lui faisait face.

Shadow observait la scène avec un amusement évident. Lorsque le docteur Newton ouvrit la bouche sous l'impulsion plus insistante du masociel vers les profondeurs de son trou du cul, comme implorant une Vénus en fourrure synthétique, il avait vu le sourire cruel de Shadow et les perles de sueur qui luisaient sur sa peau mate d'Arabe, cela avait provoqué l'habituel cycle d'humiliation-plaisir qui venait se rajouter au réseau de nervures éperons aiguilles électriques qui maintenaient son corps sous tension, et son sexe en érection, sous la toile écrue de son short colonial.

Puis Shadow fit ce qu'il faisait à chaque fois.

Avec un sourire froid, son visage d'ange palestinien comme au sommet d'une vérité mystique, il tourna lentement la molette de réglage analogique jusqu'à l'extinction de l'onde porteuse, dans le shunt atrocement délicieux de la supression du stimulus.

Le flux s'était interrompu, avec la tristesse incomparable des paradis perdus.

- Alors, docteur Newton?

Un écho charnel de l'expérience subsistait, après coup. Une empreinte neurale tendue sous la peau, comme un fantôme du réseau-douleur qui s'animait depuis la boîte.

La boîte.

Une simple boîte noire. Analogue à celle qu'il lui avait livrée avec les bioprocesseurs. Dotée de quelques dispositifs ingénieux. Et des logiciels adéquats. Le corps étant une machine analogique, une telle expérience, un tel agencement aussi délicat d'innervations confinait à une sorte d'oeuvre d'art, que le cerveau et l'ensemble du corps dans lequel elle se matérialisait pouvaient reconstruire à l'infini, reproduire comme des copies Xérox de souffrance neuro-électrique.

C'était toujours ainsi avec les masociels de Shadow.

De pures merveilles. De vraies sublimes saloperies.

223

i: *

1 i i

Shadow était une reine du trash techno, c'était un petit enculé pervers et le docteur Newton adorait ça.

- Petite ordure, avait-il gémi en retroussant ses lèvres dans un tic d'épuisement satisfait. Ce truc est diabolique, combien en demandes-tu ?

_ Le prix habituel, docteur, avec la ristourne habituelle, en échange du petit service habituel. Rien de plus, rien de moins.

Le docteur avait fixé le jeune apollon de Beyrouth avec dureté.

Shadow avait commencé à ranger les différents modules du masociel puis il avait agrippé le faisceau de fibre optique relié à l'espèce de couronne boudinée qui surplombait le crâne du docteur.

- Déconnectez votre ceinture neurale. Et dites-moi ce que j'ai envie de savoir.

J'ai d'autres clients sur le coup, Maître.

Le " docteur Newton " cachait l'identité de Nicholas Kravczech, avocat au barreau de Montréal; né en Ukraine, il avait fui le communisme avec ses parents au début des années soixantedix, alors qu'il n'avait pas dix ans. Tout cela, Shadow le savait depuis longtemps, et Kravczech/Newton ne pouvait envisager sans l'excitation de la peur que le jeune dealer connaisse également les activités de renseignements qu'il avait conduites pour la Russie post-soviétique pendant près de vingt ans.

Nicholas Kravczech avait laissé passer un soupir de résignation et de soulagement entremêlés. La peur, comme la douleur, était un puissant stimulus.

Un stimulus assez paradoxal pour susciter le plaisir de sa confrontation avec son contraire. Il avait déconnecté la ceinture neurale à regret, l'avait tenue un instant au-dessus de sa tête comme un diadème taillé dans le pur diamant de la félicité, puis l'avait tendu vers Shadow, alors que les milliers de pointes de silicium des fibres optiques se dégageaient de sa chair rougie par l'expérience, et balayaient l'espace comme la chevelure argentée d'une vestale sexuelle de comics book.

- Qu'est-ce que vous voulez savoir?

Le jeune Arabe lui avait offert le sourire-cimeterre du bourreau de Bagdad.

- J'aime quand vous me parlez comme ça, docteur. Je veux que vous me disiez ce qui se cache sous cette Maria A., ou Zorn,

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ou quoi que ce soit d'autre, et que vous me transmettiez les données enregistrées par les biochips russes que je vous ai fournis.

Il avait soigneusement empaqueté la ceinture neurale en rétractant le réseau de fibres optiques dans le tube à supraconducteurs. Il avait ensuite attendu que Kravczech-Newton s'imprègne bien de la configuration du terrain.

Le sang avait reflué de son visage et Nicky Kravczech avait contracté un geignement dans sa gorge.

Une grosse trahison.

Une grosse trahison que le colonel Romanenko et ses employeurs louches n'apprécieraient certainement pas.

Shadow avait émis un délicieux sourire de prédateur cuir noir à la Kenneth Anger.

- Je vois que vous avez saisi, docteur. En échange de quoi, je peux vous promettre une garantie de mise à niveau de nos logiciels pour toute l'année à venir, avec, en plus, la petite pharmacopée dont je vous ai parlé.

Et comme par la magie d'un prestidigitateur de rue, un tube gris long de quelques centimètres venait d'apparaître entre son pouce et son index.

Kravczech-Newton s'était figé.

Néguentropine Sacher-Dolorosa, avait dit le jeune dealer, une néo-protéine qui permet la modulation infinie de chaque impression de douleur et la création d'icônes mentales sado-masochistes avec une déconcertante virtuosité.

Kravczech savait qu'il ne pourrait bientôt plus rien refuser à Shadow, mais il avait déjà goûté de si nombreuses fois à ses productions illicites qu'il savait dans le même temps que tout ça était dans l'ordre des choses. Si la néguentropine Sacher-Dolorosa s'avérait être ce que Shadow promettait, une drogue qui, couplée avec un neurogiciel comme celui qu'il venait d'expérimenter, permettait la création de paradis articiels auxquels ni le jeune Masoch ni le divin marquis n'auraient pu rêver d'accéder, alors, oui, sans la moindre hésitation, il était clair qu'il était prêt à tout pour en prendre possession.

- Soyons clairs, et comptablement corrects, avait-il soufflé; nous parlons en dollars Noram.

- Évidemment.

- Nous disons donc dix mille dollars nord-américains pour 225

une black box trafiquée et un kit de fibres optiques avec ceinture neurale, plus autant pour votre intelligence artificielle, et autant encore pour votre néoprotéine, moins dix pour cent, avec mise à niveau logicielle de tout le bazar garantie à l'année.

- Vous parlez comme mon catalogue de présentation, venez le visiter sur mon web à l'occasion.

- Le tout en échange des mémoires résiduelles des biochips de Marie Zorn. Et de ce que je sais de l'histoire.

- On ne peut être plus précis; alors, qu'en pensez-vous, docteur ?

Kravczech avait regardé le jeune dealer de technologies avec l'air désabusé du vieux pédé qui connaiît à fond ces toilettes publiques, mon gars.

- J'en pense que je suis en train de faire l'affaire du siècle. Préparez votre disque dur.

- J'étais sûr de votre totale collaboration, docteur.

La voix de Shadow était douce comme le miel.

Maître Nicholas Kravczech, alias docteur Newton, s'en délectait, comme la promesse d'une nouvelle liqueur extatique, que ne tarderaient pas à charrier ses veines et ses artères, plongeant son cerveau dans une piscine de bonheur-souffrance lave incandescente bain d'acide feu purifiant du fouet lames de rasoir courant sous la peau en nervures de verre coupantes et saintes.

Rien d'autre, finalement, en comparaison n'avait la moindre importance.

21

La route étendait son long ruban à travers les collines. Le soleil était haut, voilé par une haute couche de nuages encore diaphane mais qui s'assombrissait à l'est. Le ciel était d'un gris argent éblouissant. La lumière solaire semblait ne pas perdre en intensité en dépit de sa diffusion à travers les airs.

Toorop, maussade, conduisait en silence, l'oeil fixé sur la route, l'oreille bercée par la musique diffusée par la radio.

226

Le week-end de relaxation au grand air s'était soldé par une nouvelle crise catatonique de Marie, encore plus grave que les précédentes. Le bilan de l'opération s'avérait douteux.

Toorop manipula le cruise-control pour stabiliser la vitesse pile à la limite autorisée, et appuya sur le programme où il avait stocké le trajet du retour le plus direct sur Montréal.

À l'arrière Marie dormait, et Rebecca regardait une vieille série américaine, un épisode de Mannix, sur un canal spécialisé de la petite Satellivision. La masse de la Toyota envoyait des reflets rutilants dans le rétroviseur, Dowie restait accroché dans son sillage.

Un peu plus tard, à l'entrée de la ville, alors qu'il faisait le plein, il s'était efforcé de dédramatiser la situation. Marie dormait toujours, elle tint à ce rythme jusqu'au soir.

Ils regardaient la télé avec Dowie. Rebecca prenait une douche, il faisait une chaleur à crever, tous les ventilos marchaient à plein tube. Les Expos affrontaient Cleveland. Ils morflaient sévère.

Le flash de pub Molson vint ponctuer un circuit réalisé par un batteur de Cleveland, Dowie s'était levé pour prendre une bière dans le frigo, Toorop s'était dit que le jeune mec était une machine pavlovienne sans aucun circuit inhibiteur, à moins que ce ne soit le contraire, ou bien encore un simple hasard, Rebecca était sortie à moitié sèche de la salle de bains en s'essuyant les cheveux, et Marie était apparue à l'entrée du salon.

- Bonsoir, elle avait lâché d'une petite voix, avant de s'asseoir sur un fauteuil en face de l'écran de télévision.

Puis elle s'était gentiment laissé absorber par le tube à images.

Toorop n'avait rien dit, il avait laissé faire. Le match reprit. Le lanceur des Expos n'était pas à son affaire. La situation empira assez vite lors de la seconde manche.

Marie ne pipait mot, Dowie et Toorop non plus, Rebecca se tirait un tarot sur la table de la cuisine, les voix du duo de commentateurs égrenaient une longue suite de statistiques.

- Voulez une bière, ou un Coke? il avait fini par demander.

Marie ne bougea pas, mais c'est d'une voix relativement assurée qu'elle lâcha:

- Oui, merci, c'est pas de refus.

227

Il se leva pour marcher jusqu'au frigo, y saisit une canette de Coca. Lorsqu'il referma la lourde porte du Kelvinator, son regard croisa celui de Rébecca, ses yeux noirs lui lançaient une question muette.

Il lui répondit que tout allait bien, d'un simple coup d'oeil, puis retourna s'asseoir devant un nouveau flash de pub.

Marie avait attendu que Dowie remonte au 4075, puis que Rébecca soit allée se coucher dans sa chambre. Toorop somnolait devant la huitième manche, c'était perdu d'avance.

- Pourquoi faites-vous cela, monsieur Thorpe ?

Toorop avait ouvert un oeil en s'ébrouant, il avait marmonné quelque chose d'à peine distinct : qu'est-ce qu'elle voulait dire ?

- Qu'est-ce qui vous motive dans la vie, monsieur Thorpe, qu'est-ce qui vous a poussé à choisir cette mission ?

Toorop ne répondit rien, le lanceur des Expos commit une quatrième mauvaise balle, ça virait au désastre, à Waterloo, à la bataille des Plaines d'Abraham.

- Allez, un peu de courage, monsieur le mercenaire!

Toorop eut envie de lui répondre sèchement par le chiffre en dollars, mais elle devança habilement sa manoeuvre.

- Ne me dites pas que vous faites cela uniquement pour de l'argent...

Elle ne termina pas sa phrase mais Toorop capta pleinement le sens du message non dit : ce serait tellement stupide, n'est-ce pas? Tellement vulgaire, tellement inintéressant.

Toorop commença à énumérer mentalement la cascade d'événements qui l'avait conduit jusqu'ici avec elle, à Montréal. Une chaîne longue de vingt ans - il n'aurait pas le temps, ni la patience, de tout lui raconter. Mais surtout, il le savait, Marie voulait éclairer sa zone d'ombre. Quelle est votre passion secrète, monsieur Thorpe, elle avait voulu dire, qu'est-ce qui meut cette carcasse sur des montagnes désolées, dans la mitraille et sous l'orage, qu'estce qui la fait avancer au-dessus des océans pour conduire une jeune femme inconnue dans un voyage vers nulle part?

Il ne pouvait pas s'en sortir par le simple mutisme, ni par une pirouette, ni par rien de désobligeant, il savait qu'il commettait 228

une connerie de plus, mais au moins celle-là serait faite en connaissance de cause.

- Je travaille pour le colonel, fit-il au bout d'un moment.

Marie haussa les épaules en poussant un soupir.

- C'est juste ça alors, vous faites ça pour l'argent ?

- Appelez ça comme vous voulez... C'est mon métier, et le colonel est mon employeur... Il n'avait pas vraiment d'autre choix, rajouta-t-il en vannant à moitié.

Marie le regardait sans ciller, ses yeux exprimaient le désarroi, ainsi que du désappointement.

- Et moi non plus je n'avais pas d'autre choix, fit-il, comme si ça pouvait être une excuse.

Il lut clairement dans les yeux de Marie ce qu'elle en pensait.

Le lendemain, en début d'après-midi, le soleil tapait bien fort, ils allèrent tous déjeuner un peu plus haut, sur Saint-Denis et Saint-Joseph.

C'était une taverne italo-chinoise tenue par un petit bonhomme replet et rougeaud, avec aussi une cantine à hamburgers et des frigos remplis de canettes de bière ou de sodas.

Il dévora un double cheese, puis un second, avec des frites et environ un litre de Coke, sur un banc, en compagnie de Marie et Rébecca. Derrière eux, à une autre table, Dowie avait mangé son repas en silence. Un routier quitta le bar pour reprendre son vieux Peterbilt chromé garé en travers du terre-plein qui longeait un chantier de construction.

Un autre mec en chemise à carreaux et casquette Nike sur la tête sirotait une bière. Un type en costard de ville complètement élimé, une chemise de couleur indéfinissable sous une immense cravate aux motifs pop art, grignotait un hamburger à une table tout au fond. Un autre gars, en sportswear orange et blanc, s'engouffrait dans les toilettes. Un biker en sortait. Il alla reprendre son Harley rouge vif à côté d'une pompe à essence voisine, sous les regards faussement indifférents des quelques personnes présentes.

Le juke-box diffusait un truc de techno-country passablement insupportable, un béat disco avec samples d'Hank Williams,

229

Merle Haggard, Johnny Cash, Dolly Parton et tout le tremblement. Il était clair que la modernité avait aussi ses mauvais côtés.

C'est à ce moment-là que le pick-up Dodge RamCharger arriva.

Le pick-up était vert bouteille, il était assez récent, mais couvert de poussière, à croire qu'on venait tout juste de le dessabler.

Il y avait deux hommes dans la cabine. Les vitres teintées ne laissaient transparaître que deux solides silhouettes avec des lunettes noires.

Le pick-up passa devant les pompes de la station Ultramar à trente à l'heure.

Puis il prit Saint-Joseph, plein ouest. Vers le mont Royal.

Toorop vit nettement le passager regarder attentivement dans sa direction, presque aussitôt il se saisissait d'un petit objet qu'il portait à son oreille, nul besoin de sortir de l'école de guerre pour comprendre de quoi il s'agissait.

Les hommes de Gorsky. Ou de son antenne locale. Des mafieux russes. Des putains de tueurs.

Ils faisaient sûrement partie de cette équipe de sécurité dont lui avait parlé succinctement Romanenko. Les mecs les surveillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils notaient leurs moindres faits et gestes, et en rendaient compte minute par minute à leurs supérieurs. Le Dodge n'était que la partie émergée d'un immense iceberg.

Mais surtout, la mémoire photographique modèle Ari Moskiewicz révéla les sels chimiques du cliché mental pris au magasin Warshaw. Le type qui s'était saisi de son cellulaire en tournant la tête dans leur direction, ce type faisait partie du portrait de groupe, c'était ce lascar genre biker se saisissant d'une bouteille de bière dans une armoire frigorifique au fond du magasin. Et le souvenir de celui qui venait de sortir du resto pour descendre Saint-Denis sur son chopper était tout frais imprimé dans sa mémoire.

D'un certain point de vue, finit-il par se dire, leur présence était presque rassurante.

Ce qui l'était moins, c'était le temps que mettait Marie pour 230

soulager sa vessie. Si dans cinq minutes elle n'était toujours pas revenue, il irait voir ce qui se...

Ah. Marie poussait la porte des toilettes, suivie par Rébecca qui sirotait un Diet Coke avec une paille. Elles se marraient.

Toorop les observa, intrigué. On aurait dit deux vieilles copines de lycée, si ce n'était les huit ou dix ans de décalage.

Il se sentit complètement out. Les pognes froides, mais couvertes de sueur, comme à chaque fois que l'adrénaline homicide venait de lui envoyer ses signaux glacés dans les veines. Le Dodge, les mecs de Gorsky, l'image sous-jacente des flingues tapis dans leurs terriers obscurs, comme des serpents d'acier prêts à bondir hors de leur trou, l'image obsédante ne voulait pas quitter son esprit, elle se superposait de façon grotesque au soleil de l'après-midi et aux rires des deux jeunes femmes qui revenaient s'asseoir dans la lumière sans se soucier de sa mine défaite.

Les jours suivants s'écoulèrent au rythme lent et englué de chaleur du début du mois d'août. Dowie, lui et Rébecca sortaient à tour de rôle pour le ravitaillement. Marie passait ses journées dans le jardinet, à bronzer et dormir, sinon elle s'isolait.

Son état se stabilisait, à ce qu'il semblait. Elle ne parlait presque pas.

Passait la moitié de son temps à dormir ou à faire du yoga sous le soleil de plomb. En trois semaines, sa pâleur d'origine avait laissé place à un bel or mielleux. Toorop commença à la regarder avec de plus en plus d'attention. Il essaya de couper le circuit, mais ce fut peine perdue.

Le soir, alors qu'il cherchait à s'endormir, les images fantasmatiques, projections sublimées des clichés-souvenirs d'origine, s'animaient dans son cerveau, comme dans les profondeurs d'un cinéma porno mental. Sa main enserrait son membre déjà raide, alors qu'il essayait vainement de faire refluer l'image de Marie s'étirant sous le soleil. Il se masturbait alors frénétiquement, avec l'aiguillon supplémentaire de la culpabilité.

Les jours s'écoulaient, paisibles.

L'état de Marie était stable. Les deux premiers cristauxmémoires avaient été analysés par la black box, une séquence de codes à la longueur infinie se déroulait sur l'écran de sa console

231

sans que cela le conduise quelque part, tant cette documentation scientifique était incompréhensible pour un profane comme lui. Ça ne l'empêchait pas d'y revenir chaque jour, dans l'espoir qu'à force, une information cruciale s'éclaire.

Il se branchait sur les IRC universitaires ou les bibliothèques publiques afin de saisir la pelote par un bout ou un autre. Mais ça ne le conduisait que vers d'autres ramifications, au coeur d'un labyrinthe dont il ne saisissait aucunement la topographie.

Ce matin-là, selon un de ces rares messages compréhensibles du système d'exploitation, il comprit qu'il était temps pour Marie d'ingurgiter un autre biochip.

D'après ce qu'il comprenait, ce composant, enrichi des données de celui qui avait conduit Marie à une stabilisation relative, et sans doute provisoire, allait permettre d'affermir le processus. Le système expert prédisait de bonnes chances d'une régression partielle de la psychose, en tout cas sa mise sous contrôle neuroleptique serait assurée.

Toorop se demanda un petit moment si tout cela n'était pas complètement déraisonnable. La fille transbahutait des virus, elle était schizo, et on lui prodiguait allégrement une pharmacopée occulte, et sans doute interdite.

Il eut le pressentiment de réunir les éléments essentiels à l'obtention d'une masse critique.

- Arrêtez de me raconter des conneries, colonel!

La voix de Gorsky avait tonné, pétrifiant Ourianev sur sa chaise, et interrompant le discours explicatif de Romanenko comme l'explosion d'une grenade en pleine homélie papale.

- Ouais, arrêtez de me dégoiser vos salades, et dites-moi plutôt ce qui se passe!

La deuxième salve était à peine plus contenue que la première.

- De quoi est-ce que vous voulez foutre-dieu parler? demanda Romanenko, en essayant de jouer au plus fin.

Ourianev rentra la tête dans les épaules, le Sibérien allait cracher du feu par les naseaux.

Il resta pourtant silencieux, prenant une longue inspiration 232

afin de se calmer. Il se radossa à son fauteuil et dessina sur ses lèvres un sourire froid.

- Vous n'êtes qu'une bite, colonel. Je sais que votre homme s'est débrouillé pour semer mon équipe de surveillance et qu'il était en contact cellulaire avec un interlocuteur anonyme et crypté. Je sais qu'ensuite il s'est passé quelque chose au bord d'un lac. Dites-moi ce qui se trame avant que je m'énerve pour de bon.

- Il ne se passe rien que vous ne sachiez déjà. La fille est dans un état psychique fragile, pour le moment Thorpe s'en tire très bien, mais c'est pas tous les jours facile, un point c'est tout.

Ourianev observait la scène avec intensité, il éprouvait une sorte d'admiration pour Romanenko, toujours cool, imperturbable, et qui défendait son mensonge pied à pied.

Gorsky souffla comme un dragon.

- Et pourquoi donc a-t-il semé l'équipe de contrôle l'autre fois? Hein?

Pourquoi?

Romanenko hocha la tête d'un air incrédule.

- Anton... Il voulait juste revoir une vieille connaissance, il n'avait pas envie que tes gus le suivent jusque dans le plumard de la gonzesse, alors il m'a appelé et je lui ai conseillé la marche à suivre. Je connais bien les méthodes de tes gars, on a tous à peu près eu la même formation.

Ourianev contemplait avec une drôle de délectation le sourire ingénu qui avait perlé au coin des lèvres de Romanenko. En face, la masse imposante du mafieux sibérien évoquait la falaise dominant le jeu mouvant de la marée.

- Une gonzesse? Tu te fous de ma gueule?

Romanenko poussa un long soupir.

- Je sais que c'est con, mais merde ils sont enfermés à longueur de journée avec une schizo, alors mon gars a juste voulu se vider les burnes, tu ne vas pas nous en faire une affaire d'État.

- D'après mon équipe il s'était déjà vidé les burnes la semaine d'avant.

Romanenko avait accusé le coup avec sérénité. Ça, Toorop le lui avait caché.

Il cracha un petit rire mécanique.

- Mon gars a des besoins physiologiques réguliers, je préfère 233

ça plutôt qu'il ne couche avec notre petite Marie, ou l'autre fille de l'équipe, t'es pas d'accord?

Ourianev constata que la stratégie de Romanenko était la bonne. Ne pas chercher le coup majeur, mais dissoudre les certitudes de l'adversaire en les rongeant peu à peu, par de petites assertions finement balancées.

Gorsky ne répondait plus rien. Chaque argument s'était vu contrer par un leurre habile. Il se mit à souffler, et finalement, sans desserrer les lèvres : _ D'accord pour ce coup-là, mais dis à ton gars de se contenter désormais de la veuve poignet. Il s'offrira le méga-lupanar de ses rêves à la fin de la mission, en attendant je ne veux plus de conneries de ce genre, bien compris?

- D'accord, Anton, je lui dirai de louer des vidéodisques.

- C'est ça, et maintenant passons à notre problème numéro deux, si tu veux bien

: comment procéder en cas d'annulation de l'opération.

Ourianev avait senti une tension subtile s'emparer de Romanenko.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là?

Gorsky se carra dans le creux du fauteuil et plaça ses mains en croisillon sur son ventre de baleine tueuse.

- Nous en avons parlé avec le docteur Walsh. Il est probable que nous ne pourrons cacher plus longtemps la vérité à nos clients.

Romanenko avait encaissé.

- Je vois.

- Nos clients sont très regardants sur la qualité des produits, bien sûr l'état de Marie influe très peu sur leur nature, mais son comportement pourrait sérieusement compromettre la faisabilité de l'opération.

Romanenko comprenait que le Sibérien faisait de son mieux pour lui cacher l'information essentielle, la " nature " des produits en question, aussi il tendit l'oreille, et se concentra sur chaque mot prononcé - inévitablement, un détail échapperait à la vigilance de Gorsky, il lâcherait une micro-info, une scorie, juste assez pour ajouter une pièce au puzzle.

234

D'autre part, il n'y avait aucun doute possible sur le terme " annulation ", ça voulait dire que Marie Zorn devrait mourir.

Le gros Sibérien remua sur son fauteuil. Ce qu'il avait à dire était important.

- En cas d'annulation, le mieux serait que ce soit ton équipe qui s'en charge.

Comme de juste ils recevront une prime substantielle.

Romanenko planta son regard dans les verres noirs de Gorsky.

- Ce n'était pas prévu au contrat.

- Non. C'est pour ça qu'ils toucheront une prime. Substantielle, comme je disais.

Romanenko soupira.

- Comment veux-tu que ça se passe, au cas où?

Le Sibérien prit son temps pour répondre, il vérifiait mentalement au préalable qu'il ne lâcherait pas d'info cruciale, se dit Romanenko.

- La fille doit disparaître. Sans laisser aucune trace. C'est pour ça qu'on va les faire déménager. On a trouvé l'endroit idéal.

- Où ça? Et quand ça?

- Dans une semaine. Loin de Montréal. Là-haut, vers la baie James, à ce qu'on m'a dit. Personne à cent bornes à la ronde. Un émissaire de nos clients viendra leur rendre visite au mi-terme normal de la période de transit, dans moins de quinze jours maintenant. Il décidera si l'opération doit être poursuivie ou annulée. Si on poursuit, votre équipe continue de faire à la campagne ce qu'elle faisait à la ville. Dans le cas contraire, ils enterrent la fille quelque part.

Romanenko fit un bruit avec sa bouche, réfléchit quelques instants, et, gentiment, posa la question importante entre toutes:

- Quel montant substantiel vous envisagez pour la prime ?

Cet enfoiré de colonel de mes couilles lui mentait. La vache, il lui mentait. Il osait se ramener avec des craques à deux roubles, de pitoyables mensonges de politicard moscovite; est-ce qu'il croyait sérieusement qu'il allait gober toutes ces couleuvres comme ça, sans réagir?

235

Ce crétin du GRU ne savait pas que le contact cellulaire pirate de son gugusse avait été circonscrit par les hommes de Kotcheff dans un rayon de cinquante kilomètres autour de Montréal. L'équipe de contrôle n'avait pu casser le code de cryptage mais leurs systèmes de contre-mesures avaient été sans appel. Cinquante kilomètres. Pas vingt mille.

La Lexus roulait vers le nord, la nuit de l'autoroute était couleur bronze solarisé, la vitesse de Kim était honorable. Gorsky se cala au fond de la banquette. Ils croisèrent une colonne de tanks, et sur la droite, pas très loin du remblai de l'autoroute, il put apercevoir la carcasse carbonisée d'un hélicoptère, vestige encore frais des violents combats du mois précédent.

Toute cette affaire commençait à ne plus tourner rond. Il avait commis l'erreur d'y placer trop d'intermédiaires, il n'exerçait qu'un contrôle à distance de la situation, et ce fumier de Romanenko voulait le mener en bateau.

Il se demanda, inquiet, si l'équipe de ce trouduc serait à la hauteur pour "

annuler " la fille.

L'idée était bonne, elle permettrait de mouiller le colonel à fond, mais comme toutes les bonnes idées elle était à double tranchant : il fallait pour cela faire confiance à un personnel qu'on ne connaissait pas.

Depuis des semaines il tannait ses hommes jour et nuit, des équipes entières battaient la semelle dans toute la Fédération de Russie et en Europe occidentale pour en apprendre plus sur ce "Thorpe". Pour l'instant, la seule info vérifiable d'importance qui lui était parvenue datait des premiers jours, et provenait du milieu des marchands d'armes. Thorpe était certainement l'alias d'Hugo Cornélius Toorop, un aventurier franco-hollandais qui avait combattu du côté des Croates et des Bosniaques pendant le premier conflit yougoslave. Romanenko ne lui avait pas bourré le mou sur ce plan, il savait que la mafia sibérienne viendrait rapidement à bout du pseudo de son mercenaire.

Ensuite, un de leurs contacts au ministère russe des Affaires étrangères les avait informés qu'un certain " Udo Zkornik ", qui avait encadré une unité ouzbek vers 1999-2000, et de nationalité soi-disant allemande, était vraisemblablement le même homme. On le soupçonnait d'autre part d'avoir participé aux opérations 236

de Chamil Bassaïev, en Russie du Sud et au Daghestan en 1996. Et d'être passé par les montagnes du Panshir entre-temps.

Enfin, la veille, un autre de ses contacts dans le milieu des marchands d'armes lui avait dit que c'était marrant mais qu'un de ses amis lui avait demandé les mêmes renseignements quelque temps auparavant. L'ami en question s'appelait Karl Spitzner, tout le monde savait qu'il renseignait les services secrets de l'armée russe.

Romanenko revint à l'ambassade en sachant que le temps lui était désormais compté. Depuis le début, ç'avait été sa hantise, une annulation de l'opération sous une forme ou sous une autre. Le Sibérien entendait trancher dans le vif. Si la fille ne répondait pas aux critères de sélection, elle terminerait sous trois mètres de terre, ou au fond d'un lac, à cent milles de la première maison habitée.

Il fallait qu'elle passe la sélection, il fallait qu'elle survive. C'était impératif.

Il remonterait ainsi jusqu'au véritable commanditaire. Il savait qu'il n'avait pas droit à l'erreur sur ce coup-là. Les hautes instances du GRU et du ministère de la Défense l'avaient à l'oeil depuis un petit moment déjà, le merdier otifgour et la raclée subie par le prince Shabazz n'avaient pas allégé l'atmosphère.

La direction du service se fichait éperdument qu'il arrondisse ses fins de mois en prélevant son bakchich sur les divers trafics dont il alimentait la guérilla.

On lui demandait juste de ne pas trop se faire remarquer, de faire chier les Chinois, et de ramener un gros poisson de temps à autre. La dernière fois qu'il avait fourni ce genre de gibier aux grosses têtes de Moscou, ça remontait à plus de deux ans. Un espion qui renseignait l'APL à l'étatmajor kazakh. Le général avait depuis été retourné, il participait à une grande manoeuvre d'intoxication des services chinois que conduisait le GRU.

S'il pouvait ramener Gorsky dans ses filets, et l'offrir ainsi ficelé à la direction, il serait à l'abri des foudres du ministère jusqu'à la fin de ses jours. Il pourrait briguer un poste à la direc-237

tion du service ou à l'état-major, il pourrait devenir lieutenant général en quelques années, le temps de parfaire sa réputation, puis le plan prévu s'enclencherait. Démission. Évaporation. Réapparition à l'autre bout du monde, côtes du Oueensland, Australie, sous une identité factice, un pseudo sous lequel il publierait ses traités de stratégie militaire. Le cul assis sur un coussin de plusieurs millions de dollars.

Lorsqu'il s'assit derrière son bureau, un cliché noir et blanc provenant d'une agence de presse s'étalait en plein centre de l'écran.

Il comprit dans la seconde que son agent intelligent venait de remonter une grosse prise. Un homme d'une cinquantaine d'années. Et une fiche signalétique dans un quartier de l'écran.

DOCTEUR JOHN GARVIN HATHAWAY.

NÉ LE 17 FÉVRIER 1952 À CALGARY, ALBERTA.

CONDAMNÉ EN NOVEMBRE 2004 PAR LA COUR D'APPEL D'OTTAWA POUR RECHERCHES ILLÉGALES

ET INFRACTIONS AUX NOUVELLES LOIS MONDIALES DE BIOÉTHIQUE.

SUSPENDU

DE L'ORDRE DES MÉDECINS EN JAN

VIER 2005.

RADIÉ EN JUIN DE LA MÊME ANNÉE.

Tout ça renvoyait à une tonne d'infos hypertextes rassemblées par le logiciel.

Hathaway, se fit Romanenko. Alias Walsh. Ouais. Pourquoi pas Orson Welles?

Mais ça collait.

L'agent de recherche avait compilé tous les articles de presse relatant l'ascension et la chute du docteur Hathaway. Romanenko se mit à cliquer comme un fou.

Hathaway faisait partie de l'équipe des concepteurs du programme " Dolly ", cette brebis qui allait entrer dans l'histoire en 1997 pour être le premier mammifère authentiquement cloné. Le docteur avait quitté l'équipe du Roslin Institute d'Édimbourg fin 2000, au moment où l'ONU édictait les premiers amendements

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de ce qui allait devenir la Charte d'Osaka, autour de la Déclaration sur les droits du génome humain. Il prétendait créer des animaux expérimentaux et les étudier au sein d'écosystèmes bien particuliers. Il voulait établir des lignées d'animaux transgéniques parfaitement adaptés à leur nouvel environnement, entendait utiliser les techniques mises en oeuvre pour Dolly à grande échelle, et affirmait publiquement son intention de pratiquer un jour ses recherches sur des sujets humains volontaires.

Une poignée d'articles rendait compte de sa suspension provisoire de l'ordre médical canadien, puis de sa radiation pure et simple quelques mois plus tard, alors qu'il s'en prenait dans la presse aux " mandarins d'un autre âge " et aux

" institutions liberticides de l'ONU ".

Visiblement, le bon docteur Hathaway avait pété un boulon.

Très vite, il disparaissait des colonnes de la presse et, semblet-il, de la planète.

Romanenko le retrouvait huit ans plus tard, oeuvrant pour la mafia de Novossibirsk et une secte de tarés désireuse de s'approvisionner en virus new-look.

La moisson était prodigue. En recoupant toutes ces infos avec celles qu'il possédait déjà, il put se fabriquer un nouveau tableau mental de toute l'affaire.

Ce tableau mettait en scène les mêmes personnages, dans la même situation, mais l'éclairage différait sensiblement, mettant à jour d'autres motivations. Rien dans le cursus détaillé du docteur Hathaway, une longue carrière de chercheur dans les meilleures universités du Canada et des États-Unis patiemment reconstituée par l'agent de recherche, rien dans toute cette masse d'informations ne permettait de penser qu'il avait une quelconque compétence en matière de virologie. En demandant à l'agent fouineur de pister toute référence au mot " virus ", ou un de ses dérivés, il constata une fois de plus que son intuition était juste : dans un article datant de septembre 2001, une interview publiée dans 21-11 Century, le docteur Hathaway évoquait complaisamment son association avec la firme Retronics Research, spécialisée dans la mise au point de biotechnologies virales utilisées pour les thérapies transgéniques : le virus, rendu inoffensif

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et programmé pour faire un peu de bricolage sur la chaîne ADN, est envoyé au coeur des cellules dont le génome doit être modifié.

Le docteur Hathaway avouait sa relative incompétence en ce domaine, or il avait besoin de ces technologies pour faire avancer ses recherches.

Putain de putain, se disait Romanenko.

Ce n'était pas un spécialiste des virus.

De quoi alors?

Crétin, fit sa petite voix intérieure, ça s'étale en toutes lettres devant tes yeux: animaux transgéniques.

Ilfabrique des animaux.

Et tout s'éclaira encore différemment, comme sous le feu dur du néon de la vérité.

TROISIÈME PARTIE

Amerika on Ice

L'individualité est un problème de défense stratégique.

DoNNA HARRAWAY

Elle était désormais une étoile vivante. Elle rayonnait sur une plage de fréquences infinie, elle était le fourmillement de tous les êtres de la terre, et elle était le feu qui couvait en son sein, elle était une multitude tout en étant une, elle était le processus pur, mis à nu, comme le réseau de nerfs d'une machine écorchée vivante.

Elle était flux et reflux, tous les langages du monde enchâssés en anneaux d'un serpent toujours changeant pouvaient être prononcés par sa bouche, son corps accouchait d'une mathématique flamboyante qui embrasait les êtres et les particules de l'univers, elle était la princesse des singes buvant au cristal de la connaissance, elle était un flot continu, une matrice de rêves et de chemins dans le temps et l'espace.

Elle était le futur, le réel en production imminente créant la vague des possibles qui le précède dans un présent sans cesse renouvelé.

Flèche du temps soudainement mise en rotation, sensation panoramique, thermodynamique, absolue, certitude fractale d'être à l'origine d'un nouveau rameau humain, fragile, virtuel, spectral et pour ainsi dire impossible. "Nous pensons que la mutation schizophrénique n'est qu'une étape transitoire, lui avait dit un jour Darquandier, le principal collaborateur de 243

Winkler. Une étape nécessaire, mais une étape, le schizophrène, pont entre l'homme et le surhomme, je me demande ce que Nietzsche en aurait pensé! Ah! Ah!

Ah! "

Oui, elle était une fleur-réseau ouverte à toutes les formes de vie passant à sa portée, son propre métabolisme, cette machinerie de viande, de sang et d'électricité à bas ampérage n'était plus qu'une manifestation particulière d'un processeur cosmique dont elle avait toujours soupçonné l'existence, mais dont la présence était désormais manifeste dans chaque iridescence d'atomes ionisés en provenance de l'ampoule halogène, dans chaque grain de poussière, dans chaque rêve d'un chat de passage.

Tout autour d'elle vibrait maintenant sur des champs de fréquences biologiques, tout était vivant, tout était lumineux, tout était prodigieusement possible, tout était prévisible, car tout était réel.

Sur l'écran de télévision, le batteur miracle des Expos venait d'expédier la balle à trente mètres au-dessus des filets de protection, son esprit s'était fondu avec le tube bleu et orange cathodique, elle avait vu chaque geste du joueur décomposé comme une longue séquence de film au ralenti, devinant la trajectoire de la balle au mètre près, vivant l'expérience comme un shoot de connaissance pure.

Elle n'ignorait plus rien de l'état de son propre système nerveux central, le "

schizoprocesseur " dont les docteurs Winkler et Darquandier lui avaient appris l'usage était désormais entièrement dissous dans son nouveau cerveau-cosmos, il habitait chaque cellule de sa conscience, il lui permettait de penser naturellement à tout ce que son corps faisait, une conscience de tous les instants, mais parfaitement cool, sans la pression du stress psychotique, comme si elle manipulait le cruise-control d'un Chrysler Voyager.

Par exemple, elle savait qu'une carte de l'écran de télévision allait tomber en panne dans les trois mois, et elle savait dans le même temps qu'en se tournant vers Thorpe, ses yeux émettaient une lueur qui vibrait aux limites de l'ultraviolet, non pas sous l'effet du tube cathodique, mais de l'état mutagène de l'ensemble de son ADN.

244

La première fois que Toorop entendit Marie Zorn lui parler en hollandais, les Expos affrontaient de nouveau les Indians. Le petit salon n'était éclairé que par une lampe d'appoint située sur un rebord de la fenêtre, ils étaient seuls, Rebecca s'était endormie dans sa chambre, les écouteurs du Walkman sur les oreilles, les Montréalais prenaient leur revanche sur Cleveland, la soirée s'annonçait paisible.

Le nouveau batteur hispano des Expos était une petite perle, se disait Toorop, alors que le mec se tapait le vingt-neuvième circuit de sa saison, statistiques à l'appui dans un coin de l'écran. Marie avait bougé à l'autre bout du sofa. Il avait jeté un petit coup d'oeil dans sa direction, il avait vu qu'elle le regardait. Puis elle lui avait dit:

- Je dois avouer que ce jeu me reste parfaitement obscur.

Il s'était gelé.

Sa voix était d'une demi-octave plus grave qu'à l'habitude, et la fille lui avait parlé en flamand, avec un accent italien prononcé.

Sans savoir pourquoi, il avait accepté la chose. Marie lui parlait en vieil hollandais avec un solide accent vénitien, pourquoi pas, la fille était schizo, elle pouvait bien faire ce qu'elle voulait.

Le regard de Marie était incroyable, et indéfinissable. Une intensité si électrique qu'il pouvait carrément voir sa pupille émettre de la lumière, comme si un petit écran cathodique avait été greffé sur son nerf optique.

Toorop se rabroua. OK, il avait fumé un joint, il se lovait délicieusement dans la sphère de chaleur distillée par la télé, mais un joint, même de Kimo, ne provoque pas d'hallu, et la lumière de l'écran pouvait difficilement être mise en cause.

Il se redressa et fit face à la jeune femme. Ses yeux brillaient, se disait Toorop. Ça ne pouvait plus faire de doute. Ou'est-ce...

- Pourquoi ne me posez-vous pas la question importante, monsieur Thorpe ?

La même voix, toujours. Ce même flamand daté, et cet accent italien aristocratique.

Marie Zorn l'observait avec un air de défi sur le visage, ses yeux, oui, ses yeux, ses putains d'yeux à la lumière ultraviolette indiquaient qu'il y avait de l'orage dans l'air.

IAI;

- Quelle question? avait fait Toorop, en hollandais.

- Ne faites pas l'innocent.

- Je suis tout sauf un innocent.

Ses yeux étincelaient de plus en plus fort.

- Une question comme: pourquoi êtes-vous devenue schizo, Marie? Ou: mais comment en êtes-vous arrivée là?

Toorop essaya de soutenir le feu bleu de son regard, mais finalement céda devant son incandescence glacée. Il fixa le tube cathodique. Le lanceur de Cleveland venait de se faire voler la base numéro trois.

- Qu'est-ce que vous voulez dire par là? Vous parlez de Rornanenko, et de Gorsky?

- Enfin, fit la jeune femme sur un ton faussement enjoué, je croyais ne jamais vous entendre prononcer les mots magiques.

- Mon métier est basé sur la discrétion.

La jeune femme poussa un autre soupir.

- Monsieur Thorpe?

Ses yeux envoyaient mille éclairs à la seconde, il serait mort foudroyé à leur contact.

- Oui, fit-il d'une voix plus faiblarde que prévue.

- Si vous ne voulez rien savoir de moi, qu'est-ce que vous pouvez me dire de vous?

Toorop resta d'abord silencieux. Depuis un petit moment déjà il appréhendait cette situation avec une relative anxiété.

Il fit une grimace.

- Moins vous en saurez sur moi, mieux ça vaudra pour vous.

- Vous savez ce qui m'étonne le plus ?

Toorop ne répondit rien. Marie Zorn se pencha légèrement vers lui et pointa un doigt vers lui.

- Ce qui m'étonne le plus, c'est votre incapacité à comprendre.

À comprendre quoi?

À comprendre... que vous êtes manipulé. Que nous sommes tous manipulés.

Badaboum, se fit Toorop, le délire paranolfaque de service. Il ne manquait plus que ça. Fallait continuer comme si de rien n'était.

- S'il continue comme ça, le lanceur de Cleveland va devoir 246

se trouver un boulot dans une Ligue mineure, ou se reconvertir dans le curling.

il lui jeta un coup d'oeil en coin. La fille se renfonça dans le bras du sofa, repliant les jambes sous elle, ses yeux ne le quittaient pas, et leur intensité lumineuse ne variait pas.

- Dites-moi la vérité juste une fois : ce colonel russe ne vous a-t-il pas confié la charge de lui apprendre ce que je transporte?

Celle-là fit l'effet d'une bombe explosant au milieu du salon.

Toorop regardait la télévision d'un air fixe.

- Qu'est-ce que vous voulez dire? bredouilla-t-il pour gagner du temps, élaborer à la va-vite une réponse qui tienne la route, et invalide ses affirmations.

Marie se raidit. Elle n'appréciait pas ses efforts pour noyer le poisson, se dit-il.

- Cet officier approche de la vérité, fit-elle. Il a un coup d'avance sur vous.

Celle-là, Toorop se la prit méchamment en pleine face.

- Qu'est-ce qui vous permet de dire cela? lâcha-t-il, sur un ton froid et défensif.

La fille laissa éclater un petit rire cristallin.

- Vous n'êtes pas assez coopératif pour que je vous fasse cette confidence.

Bonsoir, monsieur Thorpe.

Sur ce, elle se leva, et sûre de sa victoire, tourna les talons en direction de sa chambre, laissant Toorop seul avec sa frustration, et le batteur des Expos qui ouvrait la quatrième manche.

Il était deux heures du matin, Toorop sommeillait tout seul dans le salon devant la télé, le match était fini depuis un moment, les Expos avaient contré Cleveland, la course au quatrième as était relancée.

La sonnerie de la messagerie électronique bippa dans sa micro-oreillette de contrôle, à peine plus grosse qu'une tête d'épingle, un truc que l'infirmerie de l'ambassade lui avait implanté sur le tympan la veille du départ. Il se leva et se dirigea vers le bureau où l'attendait la console Internet.

Dans l'e-mail, Toorop trouva un message laconique du colo-247

nel lui demandant de le retrouver sur un IRC à vidéoprésence, un espace privé dénommé Stratus.

Toorop demanda à l'agent intelligent de la console de se brancher sur le réseau en question, puis il revêtit l'attirail.

Le visage de Romanenko apparut au bout de quelques secondes en face de lui, flottant comme un spectre dans un écran devenu floconneux. Toorop plongea son regard dans l'oeil noir et globuleux de la micro-caméra numérique, son image était envoyée à la vitesse de la lumière par-dessus les océans.

- Bonjour, Toorop, fit Romanenko, c'est bien le matin chez vous ?

- Ouais, fit Toorop d'une voix saumâtre, il est trois heures du matin. Quelles bonnes nouvelles vous amènent? Et pourquoi avoir attendu tout ce temps pour communiquer en haute définition ?

- Je voulais être absolument certain que le réseau soit indécryptable à cent pour cent. Un tel réseau dépense cinq cents fois plus d'énergie qu'un simple vid-fax, il est plus facilement interceptable. J'utilise le faisceau d'un satellite de l'armée russe, très puissant et très bien protégé. Autant vous dire que si je décide qu'on peut le faire, c'est qu'on peut le faire.

- D'accord, dit Toorop, quel est le problème, colonel?

Romanenko ne répondit pas tout de suite. À première vue, des problèmes, ça ne manquait pas.

- Bon, fit le colonel, allons-y dans l'ordre croissant. Primo vous ne cherchez plus à semer l'équipe de contrôle de Gorsky. Depuis l'escapade de l'autre fois ils sont sur les dents, ils ont resserré leur système et doublé les équipes. Et ne cherchez plus à contacter Newton, c'est trop chaud.

- C'était convenu avec lui, vous le savez parfaitement. Plus de contacts directs, je passe par le site Kepler.

Romanenko fit un geste allusif de la main.

- Fusillez ce site au plus vite. Fermez-le. Ne l'utilisez plus.

- Vous rigolez? J'en ai besoin pour télécharger le logiciel qui gère les biochips.

- Démerdez-vous. Achetez un disque dur et foutez-y ce programme, faites ça demain et fermez le site, c'est un ordre.

- OK, fit Toorop. Ce sera fait.

248

- Bien, maintenant le gros morceau... Je pense pouvoir affirmer que Marie ne transporte pas de virus. Ou plus exactement qu'elle ne transporte pas que ça.

Les virus doivent certainement être fabriqués par quelque chose. Ou fabriquer quelque chose.

Toorop resta figé devant l'écran. Tiens, se disait-il, qu'est-ce qui se passait, Romanenko voulait le doubler de dix mille dollars ?

- Ah bon? Et qu'est-ce que des virus sont censés fabriquer, à part de joyeuses épidémies? Épidémies de psychoses qui plus est, dans notre cas...

Romanenko laissa une seconde dramatique de suspense, c'était un pitoyable acteur, se fit Toorop.

- Si je vous le disais, il vous faudrait renoncer à votre prime.

- J'ai l'impression très nette que vous êtes en train d'y renoncer pour moi.

- Détrompez-vous, je suis sur une piste très sérieuse. Mais je suis fair-play, je vais vous donner une info qui vaut son poids en or : docteur Hathaway.

Cherchez un docteur Hathaway. Je vous laisse quelques jours, le temps que j'entreprenne quelques vérifications. Si d'ici la fin de la semaine vous ne me confirmez pas vous-même cette piste, et si elle n'a pas été infirmée entretemps, vous pourrez dire adieu à votre prime.

- Bien, fit Toorop. Docteur Hathaway. Où ça, ici au Canada?

- Oui. Ontario. Il y a dix-quinze ans.

- Parfait. Quoi d'autre?

Toorop savait pertinemment que ce n'était pas fini. Tout ça aurait pu attendre demain.

Romanenko s'accorda une nouvelle seconde de suspense théâtrale.

- Église cosmique de la Nouvelle Résurrection, fit-il.

- Quoi?

- Appelée aussi Église noélite.

- Église noélite?

- Oui, ils ont leur siège à Montréal. Et visiblement une antenne en Russie. Je veux savoir si Marie a été en relation, directe ou indirecte, avec cette secte, ou l'un de ses éléments.

- Merde, fit Toorop, comment voulez-vous que je sache ça?

249

- C'est votre problème, Toorop. Et figurez-vous que vos problèmes sont les miens. Ce qui signifie une lourde charge, désormais.

- Qu'est-ce que vous voulez dire?

- C'est le dernier point. Vous allez déménager. La semaine prochaine. Je dois vous dire que Gorsky a été mis au courant de l'incident du lac...

Il n'y a eu aucun incident.

Ne jouez pas sur les mots. Comment va la fille, au fait?

Votre sollicitude m'inquiète, vous avez attendu presque un quart d'heure avant d'aborder le sujet.

- Comment va-t-elle, Toorop ?

- Pas trop mal, les biochips de votre ami le docteur Newton ont l'air relativement efficaces, mais je ne parierais pas sur le fait que ça puisse durer longtemps... Merde, colonel, sa place est dans un hôpital, avec des toubibs, pas ici, à transbahuter clandestinement nous ne savons même pas quoi.

- Votre humanisme m'émeut, Toorop. Et en ce qui concerne l'hôpital, croyez-moi, elle ne tardera pas à s'y retrouver. Et je vais vous dire aussi : soyez extrêmement prudent et vigilant lors du déménagement, il ne faut pas qu'il y ait le moindre accroc, bien compris?

- Parfaitement compris, colonel.

- Pas le moindre, Toorop, je suis clair? Gorsky est très énervé, c'est un euphémisme constant en ce qui le concerne. Je dois impérativement vous mettre en garde : ils ne supporteront plus la moindre anicroche. Est-ce que je suis bien clair, Toorop ?

- Je crois que oui.

- Je veux que vous en soyez sûr, Toorop. Si ça merde, soyez sûr d'autre chose : c'est vous qui vous chargerez de trouver les pelles, les pioches et le carré de forêt où vous l'enterrerez.

Toorop avala sa salive avec difficulté.

- Vous m'avez bien suivi, Toorop ?

- Oui, fit-il d'une voix plus blanche qu'il n'aurait voulu. Il n'y aura pas de problèmes, colonel.

- Parfait. Je compte sur vous, Toorop, avait lâché l'image vidéo avant de disparaître dans un petit trou noir en négatif, d'un blanc luminescent, qui vint imploser au centre de l'écran, et per-250

durer longtemps sous la forme d'un drôle de fantôme accroché à sa rétine.

Cette nuit-là, il ne put retrouver le sommeil, aussi Toorop s'était roulé un cône, puis s'était allongé en travers du canapé du salon, ses doigts pianotaient déjà sur la petite console à infrarouge.

Il était vite tombé sur les images en provenance d'une autre guerre.

Lorsque au Daghestan, avec Chamil BassWiev, il avait participé aux opérations de commando tchétchènes qui avaient provoqué la mort de centaines de civils (les Russes avaient canonné les bâtiments où Bassaïev s'était retranché, avec des tonnes d'ota ges), Toorop avait compris que plus aucun retour en arrière ne lui serait possible. C'était dingue là-dedans. Les Tchétchènes avaient pris possession de l'hôpital et les Spetznatz le cernaient, avec des parachutistes. Lorsque les Russes s'étaient mis à pilon ner l'hosto, ce furent les commandos tchétchènes qui s'occu pèrent de protéger les otages russes et daghestanais du tir des chars du ministère de l'Intérieur! Toorop s'était retrouvé dans un escalier à escorter une horde de femmes et de mômes terro risés, les obus pleuvaient, roquettes et mortiers en contrepoint, toute la surface du bâtiment était grêlée par les balles de mitrailleuses lourdes, des incendies éclataient un pFu partout, ça hurlait, ça tombait, ça mourait dans tous les sens. A un entresol, Toorop avait vu un jeune Tchétchène arroser à la kalachnikov une position russe, en tenant l'arme au-dessus de lui à travers une fenêtre, tandis qu'il se collait accroupi juste sous le montant infé rieur. Toorop avait hurlé un truc en russe : Biistro * 1 Biistro f

- vite, vite - au groupe d'enfants et de femmes qu'il accompa gnait, ils étaient à une volée de marches du rez-de-chaussée et du couloir qui conduisait au sous-sol. Toorop les avait littérale ment poussés dans l'escalier, tout en le dévalant lui-même. Il hurla à un mercenaire letton qui passait par là de conduire les civils au sous-sol, un second groupe piloté par un Tchétchène arrivait déjà à leur suite, et Toorop s'apprêtait à remonter en chercher d'autres à l'étage. Le tireur tchétchène posté à l'entre sol était à court de munitions, il lui fit un clin d'oeil alors qu'il 251

s'accroupissait sous le montant de la fenêtre. Il rechargeait son arme quand le mur contre lequel il se tenait explosa. Le mur et la partie de l'escalier attenante. Et la bonne vingtaine de personnes qui s'y pressaient. Toorop luimême avait été soufflé par la déflagration de l'obus à charge creuse, il avait été blessé au visage ainsi qu'à une jambe, son collègue letton souffrait d'une fracture de la clavicule, un des enfants qu'il venait de récupérer était mort.

Ça gueulait, ça gémissait, contrepoint horriblement humain à la symphonie mécanique qui pilonnait l'univers entier. Il n'y avait plus aucune trace du tireur tchétchène et l'escalier ressemblait à la bouche cariée après l'opération dentaire, noire, pleine de sang, de vapeur et de poussière calcaire.

À Sarajevo, ou ailleurs en Bosnie, les atrocités de la guerre recouvraient une forme de logique, une logique démente, celle de la purification ethnique, mais elles s'inscrivaient aussi dans l'histoire de la lutte des nations est-européennes contre le totalitarisme, les camps de concentration, les villages rasés, les femmes violées à la chaîne, les obus sur les marchés, les snipers payés à la tâche, tout cela était absurde, bien sûr, comme la plupart des autres activités humaines, mais on pouvait quand même y retrouver ses petits. Là, dans l'hôpital daghestanais cerné par les Spetznatz, parmi les morceaux sanglants des mômes russes éparpillés par un obus compatriote, devant l'image résiduelle du tireur tchétchène qui s'était sacrifié pour de petits orthodoxes, alors qu'il sentait son propre sang ruisseler sur son visage, que la douleur courait d'un bout à l'autre de son corps, et que le poids d'un enfant mort se faisait sentir sur ses jambes lourdes d'une fatigue millénaire, Toorop avait compris que le livre de sa vie venait de tourner la page d'un chapitre nouveau. Sa précédente "

révélation " concernant les lois de la guerre, qui lui était apparue dans le chantier bosniaque, se désagrégeait presque aussitôt, sous la flamme d'une vérité supérieure.

Soigné plus tard, après un retour rocambolesque dans les zones sous contrôle sécessionniste, Toorop avait profité des quelques semaines de convalescence pour se repencher sur son passé. Il avait établi un bilan des cinq dernières années, et s'était rendu compte avec une stupéfaction non feinte qu'il avait sur-252

vécu, qu'il était devenu un guerrier, et qu'il aurait été incapable de dire avec précision quand, comment et pourquoi.

L'agencement des informations prodiguées par la console Sony dernier modèle était remarquable. Après avoir tapé "guerre" et "aujourd'hui" dans les cases-questionnaires du moteur de recherche, elle avait illico fait apparaître un résumé multi-écrans ainsi qu'une liste à liens hypertextes.

Très vite il avait pu se constituer une bibliothèque permanente d'images en provenance de là où ça chauffait dur. Des guerres tribales à coups de chars d'assaut et de lance-roquettes multiples, avec conduites de tir informatisées.

L'agent de recherche lui proposait maintenant un reportage de la télévision belge sur des mercenaires occidentaux qui s'affrontaient aux frontières du Soudan, du Congo uni et de l'ancienne République centrafricaine. Chaque camp possédait ses propres condottieres. Toorop laissa échapper un drôle de hoquet de surprise en reconnaissant des anciens de la 108e brigade bosniaque mêlés à des Ukrainiens et à des Russes avec une bande de "Ninjas", affrontant les " Warriors

" dans la ville frontière de Bambouti, où il aperçut la silhouette d'un gars qu'il avait connu en Afghanistan, un FrancoLibanais maronite qui avait servi dans les FL puis pour les Ouzbeks de Dolsom vers 98-99. Tout ce joli monde était armé du matériel de guerre le plus moderne, venant des stocks de l'armée américaine, de l'OTAN ou des anciennes républiques soviétiques, et s'étripait consciencieusement pour quelques baraques de tôle et de torchis, une vieille ligne de chemin de fer, une fabrique de ciment, une mairie post-coloniale défraîchie, une route perdue dans la brousse.

Toorop s'était finalement endormi devant les images d'un Français d'origine croate qu'il avait bien connu dans la 108e, Jérôme Kosvic, atteint par un projectile de M-16 en plein thorax, et qui mourait sous les yeux impuissants de ses camarades, de l'infirmier ukrainien de la section, et de la caméra impassible.

L'image de Kosvic en train de mourir semblait indiquer que la date limite pour les gars de cette génération était atteinte. Elle était brouillée par sa propre fatigue, comme un signe.

253

Il programma la console pour qu'elle éteigne tout dans la minute, et s'enfonça dans le lit.

Il n'avait aucun plan précis pour le lendemain.

Le matin venu, Toorop s'était levé avec un drôle de goût dans la bouche. Un goût de rouille et de cendres, déposé sur sa langue comme le sédiment d'un fleuve, ayant précédemment érodé les ruines d'une ville détruite.

Il s'était avalé d'un trait une canette de Coca-Cola glacé. Le liquide froid, gazeux et acide avait fait pétiller un million de papilles encroûtées dans la gangue d'un rêve obscur, à l'odeur de désolation. Puis il s'était préparé du thé dans la cuisine, il avait pris une douche le temps que la bouilloire chauffe.

Il était tôt. De retour dans la cuisine, il entendit Rébecca se lever. Elle sortit de sa chambre et vint le rejoindre à la table de la cuisine. Elle était vêtue d'un pantalon thaï de soie bariolée et d'un T-shirt blanc XXL aux armoiries d'une université américaine.

Toorop lui servit une tasse de thé.

- Le colonel vous a appelé cette nuit, elle avait fait.

C'était un constat plus qu'une question.

- Ouais, avait répondu Toorop.

Il se resservit une tasse.

- Vous devez lui rendre des comptes.

Là aussi c'était un constat. Toorop ne vit rien à dire.

- Vous savez, je fais comme vous m'avez dit, je n'arrête pas de la surveiller.

Toorop avala une rasade de Darjeeling.

- Parfait.

- J'essaie de noter tous les détails bizarres, mais à part ces putains de crises, elle est absolument normale.

Toorop ne répondit rien, il avala une nouvelle gorgée de thé.

- À part un petit détail tout de même.

Toorop stoppa sa tasse à mi-course. Il planta ses yeux dans ceux de l'Israélienne.

- Crachez le morceau, Rébecca.

La fille hésita, se tortilla sur sa chaise, puis décida qu'elle avait assez minaudé comme ça, elle fixa Toorop de ses yeux noirs.

254

- Nous sommes le 13 août, c'est ça?

- Vous déconnez ou quoi?

- Ça fait donc bien cinq semaines qu'on est là.

- Vous voulez des chiffres exacts, Rébecca ? Ça fera cinq semaines demain.

- Voilà.

- Bon, et où vous voulez en venir?

Eh bien, je veux en venir là: en cinq semaines et des poussières, je peux vous assurer que j'ai jamais vu une fille aussi bien réglée.

- Réglée ?

- Réglée. Les règles. Menstrues. Ne me dites pas que vous ne savez pas ce que c'est.

Toorop ne détachait pas ses yeux de ceux de la fille.

- Soyez claire et précise, Rébecca.

La fille prit une inspiration sans ciller le moins du monde.

- Elle n'a pas de règles. Je n'ai pas trouvé un seul Tampax dans la poubelle, à part les miens.

Toorop sentit ses maxillaires se resserrer, comme sous la pression d'un étau.

- Nous sommes ici depuis à peine plus d'un mois, et elle a subi des chocs nerveux, elle pourrait simplement avoir du retard.

- Vous plaisantez, si elle a eu ses dernières règles la veille du départ, elle en est à plus de huit jours de retard. C'est sûrement plus. Je dois vous dire franchement que j'ai fouillé ses affaires jusqu'au plus petit recoin de son sac à main. Elle n'a même pas une serviette hygiénique et je vous ferai remarquer qu'elle ne vous a jamais demandé d'en acheter.

Une turbine mentale venait de se mettre en route dans le cerveau de Toorop. Il n'y avait pas trente-six mille explications.

23

- Ma cliente n'est pas contente, monsieur Gorsky, pas contente du tout.

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Le vieux toubib se tenait derrière son bureau de bois sombre, dans cette vaste pièce austère située au dernier étage du centre. Les immenses Velux anti-UV

laissaient passer la chaude lumière du mois d'août en pans obliques orangés qui découpaient sur le long visage ridé du docteur des ombres bleues aux formes compliquées.

Gorsky soupira. La clientèle faisait des remarques. Il comprenait. Le client est roi.

- Soyons clairs : sa maladie ne peut pas être transmise à sa "descendance", quelle qu'elle soit. Elle n'est qu'une porteuse, non ?

Le toubib laissa exploser un bruit de jouet mécanique par sa bouche.

- Vous n'y êtes pas, monsieur Gorsky. Primo, nous savons tous deux que la situation est plus grave que ce que j'ai bien voulu leur dire pour l'instant.

Deuzio, vous n'êtes pas sans savoir que nos connaissances sur le code génétique avancent à pas de géant depuis une vingtaine d'années.

- Tant mieux pour vous. Et alors?

- Et alors, l'environnement foetal est une des composantes essentielles de l'embryogenèse, de la fabrication de l'oeuf si vous préférez, or nous savons, mes clients savent qu'il existe de nombreuses passerelles entre psychisme et biochimie cellulaire, par la voie de ce que nous appelons le système neuro-immunitaire. Si la fille a développé, ou est en passe de développer des symptômes psychotiques, elle pourrait engendrer des malformations congénitales, ce qui veut dire que nous devrons interrompre l'opération. Dans la minute.

Gorsky traduisit péniblement le discours du toubib dans sa langue concrète. En gros, ça voulait dire que la folie de la fille pouvait se communiquer à sa progéniture, même si elle n'en était pas la conceptrice. Même s'il ne s'agissait pas d'oeufs " normaux ".

On allait direct vers l'annulation. Ils en seraient tous pour des millions de dollars de leur poche. Les hommes de Vladivostok allaient se faire du souci quant aux réelles chances de succès de son entreprise. Et les soucis de la branche de Vladivostok avaient une fâcheuse propension à vite devenir les siens.

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Le docteur envoyait un message clair par ses yeux d'un jaune fulgurant : l'entière responsabilité de cet échec vous incombe, vous et l'ensemble de votre organisation, vous vous êtes révélés aussi incapables que les pauvres amateurs que nous sommes.

Gorsky émit un grognement. Son conseiller technique de Novossibirsk, l'espèce de connard que Markov avait mis à ce poste, allait voir de quel bois il se chauffait. Il avait intérêt à lire toutes les revues de biologie de la terre avant qu'il ne soit rentré, s'il ne voulait pas finir dans une cuve d'acide.

- Comment procédons-nous? Voulez-vous une annulation pure et simple?

- Si jamais les oeufs ont subi la moindre détérioration lors de l'embryogenèse, oui, ou s'il subsiste le plus petit risque à terme. Dans le cas contraire, nous verrons plus tard. Et dans tous les cas c'est ma cliente qui décidera en dernier ressort.

- Évidemment.

- Bien. D'autre part, il nous faut procéder à une analyse poussée du cas Marie Alpha. Inutile de vous dire que vos services se sont avérés globalement incompétents.

Gorsky réprima un juron. La clinique noire des Russes de Montréal avait fait ce qu'elle avait pu. C'est elle qui avait cartographié en finesse le code génétique de Marie et permis qu'on détecte l'anomalie schizophrénique. Mais le toubib avait la main. Fallait laisser passer l'orage. Se replier en bon ordre.

- N'oubliez pas, monsieur Gorsky, dans une semaine jour pour jour son assistant médical viendra s'assurer de la bonne santé des oeufs. Votre équipe s'occupera de la matrice si jamais il décidait l'interruption de l'opération. Mais elle m'a fait comprendre que, dans le cas contraire, son propre service de sécurité prendrait les choses en charge après cette date. Elle ne veut plus prendre aucun risque, vous le savez bien.

Gorsky ne répondit que par un bruit de soufflerie.

Ce qu'il savait surtout, c'est qu'il allait en être de sa poche. D'un million de dollars.

Et sa poche détestait ça.

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Romanenko avait longtemps observé l'écran après que le visage du Sibérien en eut disparu. "Dites à vos gus de préparer l'annulation. Neuf chances sur dix qu'elle y passe. Qu'ils fassent ça aux petits oignons. "

Les commanditaires passaient à la vitesse supérieure, ils n'avaient vraisemblablement plus la moindre confiance en Gorsky, et pas plus en l'équipe de Toorop.

Dans ce genre de business, la perte de confiance précède de peu la perte de la vie. Il fallait informer Toorop au plus vite. Et pour cela lui compiler d'urgence toutes les données essentielles.

Lorsque Gorsky avait entrepris de répondre à la demande croissante en provenance du monde riche, le nombre d'espèces animales et végétales protégées par les instances de l'ONU suivait depuis peu une courbe exponentielle. Il était de plus en plus difficile d'expatrier les souches vivantes de leurs écosystèmes d'origine, il était interdit de posséder de multiples variétés d* oiseaux tropicaux, serpents, iguanes, marsupiaux, souris, insectes, arachnides, bactéries et autres bestioles; les interdictions variaient selon les pays, réglementations sanitaires, droit des animaux, législations écologiques, mais elles alimentaient avec un bel ensemble le bon vieux système chaotique sur lequel s'appuient les mafias depuis leurs origines : l'explosion d'une demande illicite créée par une loi prohibitrice.

La même chose s'était produite avec les nouvelles drogues programmables, conçues comme leur ancêtre le LSD pour l'industrie pharmaceutique. Lorsqu'elles étaient apparues simultanément ou à peu près dans plusieurs laboratoires concurrents de par le monde, elles avaient été considérées comme des facteurs décisifs dans la guérison des psychoses. Mais Gorsky et quelques autres avaient eu le nez creux et avaient senti le bon filon. Au Canada, aux USA, en Europe, au Japon, partout où les neuroséquenceurs programmables faisaient leur apparition dans les hôpitaux psychiatriques, les mafias s'étaient arrangées pour s'en procurer des copies, puis elles avaient commencé à diffuser le produit au sein de leurs réseaux. Du coup ça s'était su, on utilisait les nouvelles drogues programmables pour se défoncer

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dans les raves after-techno, on disait qu'elles permettaient l'accès à des niveaux de transcendance jamais atteints, l'acide en comparaison c'était une vulgaire console Nintendo, bla-bla-bla. La réponse institutionnelle ne s'était pas fait attendre. En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, la totalité des " biotechnologies neuronales hallucinogènes " fut durement prohibée par à peu près tous les États de la planète.

La fortune de Gorsky explosa.

D'après les derniers chiffres en possession de 11A, l'ensemble de ses laboratoires clandestins, en Sibérie, au Kazakhstan et en Mongolie fournissait désormais dix et demi pour cent de la demande mondiale pour les cinq produits les plus courants, Quasar Express, TransVector, Néothalamine, Alphatropine, NeuroGenetrix. Plus une domination quasiment sans partage sur deux molécules marginales qui ne se vendaient bien qu'en Russie. Ce n'était pas un mince exploit. Si les chiffres de l'année en cours se confirmaient, il terminerait l'exercice avec deux points de parts de marché pris sur les Latinos, qui tentaient de s'accrocher du mieux qu'ils pouvaient sur le dos des triades. Aux USA et au Canada la mafia russo-américaine avait cartonné là où les gros lards de Moscou ou de Vladivostok s'étaient endormis sur leur grosse bouée du marché intérieur et des habitudes post-soviétiques. Les RussoAméricains fournissaient à peine cinq pour cent du marché mondial, mais ils faisaient jeu égal avec les Hispaniques sur le territoire nord-américain avec des moyens bien plus faibles.

Gorsky tissait avec eux des liens de plus en plus étroits.

Perdre un million de dollars, même dix, même cent, c'était des clopinettes en comparaison d'une brutale baisse de sa cote de popularité auprès des Russkofs de Little Odessa ou de Vancouver. Si jamais l'opération foirait pour de bon, le mafieux n'hésiterait pas à les lâcher, lui, Toorop et les autres, afin de leur faire porter le chapeau. Si pour une raison ou une autre la sûreté du Québec s'en mêlait, le désastre serait imminent : Toorop et les autres se servaient de couvertures GRU; si jamais elles étaient mises au jour, pour une raison ou une autre, il lui faudrait revoir quelque peu ses rêves de retraité doré. Le service serait sans doute peu enjoué à l'idée qu'un de ses officiers supérieurs venait de couler une des pièces majeures de l'espionnage militaire russe 259

en Amérique du Nord. Et les geôles russes étaient encore parmi ce qui se faisait de pire sur la planète.

Il passa pourtant le reste de la journée à régler des problèmes d'intendance. La roue de l'histoire semblait vouloir s'offrir une petite course d'échauffement: les choses bougeaient de nouveau à la frontière chinoise. L'écrasement des milices du FLNO par l'armée kazakh avait considérablement affaibli le mouvement de libération odigour. Les atrocités commises par les mêmes miliciens à la frontière sino-kirghize lors des combats fratricides avec leurs rivaux des FLTO

avaient d'autre part fait chuter la cote du mouvement au plus bas à la bourse des Valeurs Humanitaires.

L'APL avait décidé d'en profiter. Elle s'en prenait depuis quelques jours aux positions tenues par des groupes islamistes, mais surtout au Jamiat du sheik Aznar Hanxi, un allié du prince Shabazz, qui tentait pour sa part de péniblement reconstituer son armée anéantie en Kirghizie au début de l'été. Les autorités russes et kazakhs, qui soutenaient à fond la guérilla oiifgoure depuis l'éclatement de la guerre civile chinoise, commençaient à sérieusement faire la gueule. Les nordistes sortaient considérablement renforcés de cet été désastreux. Alors que l'APL bombardait les montagnes du Tian Chan, et que des divisions aéromobiles lourdes étaient acheminées du front principal, le ministère de la Défense venait de lui envoyer des consignes nettes et précises : stopper ventes d'armes massives aux groupes armés odigours. Faire pression pour unification préalable sous une instance représentative de tous les courants.

Attendre dans tous les cas issue du conflit APL contre Jamiat et Hamas. Évoquer les dispositifs de surveillance de l'ONU mis en place depuis le mois dernier qui entravent les livraisons.

C'était net et sans bavures. Moscou et Almaty lâchaient les Oulfgours. C'est vrai que le rapport des forces n'était plus du tout en leur faveur.

Le front central était stable, les sudistes ne lâchaient toujours pas Wuhan, et les forces de Pékin tenaient bon au Sichuan. Les grandes crues du Yangzi avaient mis tout le monde d'accord pour un temps dans ce coin-là. Visiblement, les stratèges de l'armée

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nordiste avaient décidé d'en profiter pour nettoyer l'arrièrecour, l'opportunité était toute trouvée.

La liste des unités militaires que les nordistes lançaient contre les restes de la guérilla oiiigoure était impressionnante. Des unités d'élite endurcies au combat et disposant du matériel de guerre le plus moderne, hélicos, artillerie autotractée, aviation d'assaut, chars dernière génération. Des parachutistes. De l'infanterie de choc. Des troupes de montagne. Des commandos antiguérilla. Les Odigours allaient la sentir passer.

La roue tournait.

Elle ne cessait de tourner, et de tout broyer sur son passage.

Tout s'était enchaîné dans la nuit. D'abord, vers minuit, un coup de téléphone.

L'habituel contact local des Russkofs.

- Demain matin. Comme d'habitude.

Puis on avait raccroché. D'après les informations en sa possession, Toorop comprenait qu'on ne daignait l'informer de sa destination précise guère plus de vingt-quatre heures avant le départ.

Ensuite, un peu avant l'aube, Romanenko l'avait appelé, sur son circuit d'urgence. Le bip dans son oreillette audioscopique avait fini par désagréger un rêve calme où de petites filles jouaient avec des grenades sur de longues plages blanches.

Assis devant la console, attifé de tout l'attirail de décryptage, Toorop avait ouvert le canal vidéo Stratus en pestant contre le colonel et l'industrie des réveille-matin.

Le visage de Romanenko avait empli l'écran. Toorop avait noté un décalage stéréoscopique des rouges et des bleus, il avait réglé les lunettes.

- Les choses ne s'orientent pas vraiment en notre faveur, avait dit le visage de l'autre bout du monde.

Le déluge binaire de screech crypté avait fusé dans l'espace, dans ses oreillettes le message en clair l'avait à peine couvert, Toorop avait baissé le son sur l'écran de la console, d'un geste fatigué.

- Oue se passe-t-il, colonel? il avait craché.

- Vous allez subir une inspection dans quelques jours, 261

lorsque vous aurez déménagé. Un homme de nos commanditaires. Il décidera si oui ou non vous devez annuler l'opération. Priez pour que ce qu'elle transporte n'ait pas été contaminé par sa maladie.

- Qu'est-ce que vous voulez dire? avait lâché Toorop, un peu tendu.

Il n'avait pas encore communiqué la découverte de Rebecca au colonel, il avait voulu attendre quelques jours afin d'être certain de livrer une info en bonne et due forme. Une précaution qui allait s'avérer oiseuse.

- Vous ne croyez pas que je vais vous mettre sur la piste aussi benoîtement que cela. Je vous ai donné l'info capitale, Hathaway, alors, où en êtes-vous ?

Toorop fixa ses yeux sur le monoculaire noir de la caméra, sachant qu'il plongeait ainsi son regard au coeur de celui de Romanenko.

- Hathaway, ou Hitchcock, on s'en contrefiche, lâcha-t-il froidement. Ça n'a aucune importance.

Romanenko avait éclaté de rire, un rire froid, d'une cruauté glaciale.

- Que vous croyez, Toorop, c'est la clé de toute l'affaire! Visiblement vous êtes très loin de la vérité, j'ai peur qu'il ne vous faille mettre la prime dans la poubelle de votre disque dur, ou pire encore.

Toorop soupira. Quel enculé.

- J'ai besoin de savoir ce qu'elle transporte, Toorop. J'ai besoin de le savoir en toute certitude. Et très vite.

Les yeux de Romanenko se fichaient dans les siens, avec l'intensité particulière du rayonnement vidéo. Toorop flancha. Tant pis pour le sursis accordé à Marie.

Il travaillait pour le colonel, merde, se répéta-t-il à lui-même, comme un gosse pris en flagrant délit de connerie.

- OK, fit-il, vous êtes absolument certain que votre faisceau est parfaitement clean ?

- Ne vous occupez pas de ça, Toorop, et dites-moi ce que vous savez.

- D'accord. La fille n'a pas de règles depuis notre arrivée.

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Chez les individus de sexe féminin ça signifie généralement qu'on est enceinte.

Un long moment de silence grésillant s'étira, les yeux vidéo de Romanenko ne voulaient pas le lâcher.

- De quoi s'agit-il, colonel? Qu'est-ce qu'ils lui ont collé dans le tiroir? Ça a quelque chose à voir avec les virus?

Le sourire froid de Romanenko s'arma comme un percuteur.

- Vous ne savez vraiment pas? C'est là que la piste du docteur Hathaway vous aurait été utile, Toorop.

- Je vous ai déjà dit que j'ai pas eu le temps. Mais laissezmoi quelques jours et je serai capable de vous en dire plus.

- C'est inutile, en fait je sais depuis un petit moment ce qu'elle transporte, vous venez juste d'apporter la confirmation que j'attendais.

Toorop se figea.

- Mais... Pourquoi?...

- Pourquoi je continue de vous tendre la carotte de la prime? Pour cette raison justement que cette carotte vous fait avancer, et le fait que vous le sachiez ne changera rien à cet état de choses.

Toorop s'abstint de toute réponse, il savait que le colonel avait raison.

- Ce qui me manque encore c'est un certain nombre de précisions. Fondamentales.

Je vais passer un marché avec vous. Je vous envoie un dossier complet, je vous dis tout ce que je sais. Et je double votre prime. En échange vous me complétez le tableau, en particulier sur les activités canadiennes de la secte, et surtout, vous essayez par tous les moyens d'empêcher l'annulation de la fille.

Toorop laissa s'écouler un instant de réflexion, ce n'était pas par bonté d'âme que Romanenko voulait sauver la peau de Marie Zorn. Sans doute était-il en train de comprendre à quel point cette fille était inestimable sur le plan de la valeur marchande, mais surtout comme fusée d'appoint à la mise en orbite de sa carrière. Toorop se doutait que le colonel jouait un double jeu depuis un petit moment. Il chercherait un jour ou l'autre à doubler Gorsky et à l'offrir en holocauste à la police fédérale russe. Le jour était sans doute venu. Si en plus il ramenait Marie

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Zorn vivante, avec tous ses secrets, il disposerait d'une retraite de ministre.

Toorop savait qu'il y avait quelques détails fondamentaux à régler avant de conclure le contrat.

- Qu'est-ce que vous entendez exactement par " empêcher " l'annulation ?

- Ce que ça veut dire. Qu'elle n'ait pas lieu.

- Par tous les moyens? demanda Toorop.

Le message avait été clair, Romanenko ne l'éluda pas. Il prit sa petite seconde habituelle de réflexion.

- Tous. Mais il est hautement probable qu'on vous demande de vous en charger.

Prévoyez quelque chose. Faites disparaître Marie, je veux dire planquez-la quelque part, faites croire à sa mort, puis contactez-moi.

- Simple comme bonjour, avec les gus de la mafia russe dans tous les coins.

- Faites au mieux. Y compris à court terme, je vais prévoir une mission de sauvetage.

- C'est ça, fit Toorop. Ramenez donc la Ille Armée de la Garde.

Romanenko fit un geste agacé.

- Emportez la console avec vous, Gorsky sera au courant mais j'arrangerai vos bidons. Servez-vous toujours des logiciels de cryptage que je vous ai confiés.

Le silence grésillant installa de nouveau sa respiration digitale. Toorop vit que Romanenko pesait une fois de plus une lourde décision.

- Bien, faisons le point de la situation, dit le colonel. Nous savons que Marie transporte des virus, qu'elle est schizo, et qu'elle est probablement enceinte.

- C'est ça, fit Toorop.

- Qu'en déduisez-vous ?

- Que voulez-vous dire?

- À votre avis que transporte-t-elle vraiment?

Toorop grimaça.

- Nos cultures de virus, se pourrait-il qu'ils les aient implantées dans les ovaires et qu'ils aient interrompu le cycle mens-264

truel? Ou alors elle était enceinte au moment de l'opération et ça veut dire qu'ils ont contaminé le foetus...

- Non, fit Romanenko, vous faites fausse route.

- Qu'est-ce que vous voulez dire?

- Vous faites fausse route, vous cherchez midi à quatorze heures. Ce qu'elle transporte c'est précisément ce que vous appelez foetus.

- Un bébé?

Le colonel se marra, de son rire de machine aristo.

- Si vous voulez, Toorop, appelez ça comme ça.

- Comment vous appelez ça, vous?

- Ça dépend de l'espèce dont on parle.

Toorop fronça les sourcils.

- Et de quelle espèce parle-t-on ?

- C'est précisément ce que je vous demandais de découvrir. C'est ce que vous aurait permis de comprendre la piste Hathaway.

- D'accord, fit Toorop, résigné, crachez le morceau.

Romanenko prit royalement sa seconde de suspense dramatique puis d'une voix froide, grave et métallique, parfaitement travaillée :

- Nous cherchons des animaux transgéniques, Toorop. Nous cherchons des putains de monstres.

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Franz Robicek avait regardé le visage de Joe-Jane s'animer sur l'écran. Elle usait pour l'heure d'un hybride monochrome de Valentina Terechkova, la première femme cosmonaute de l'histoire, et de Valérie Solanas, la lesbienne de choc qui avait tiré sur Andy Warhol dans les années soixante-dix. Il était inutile, il le savait, d'y chercher une motivation logique, une sémantique à l'usage des humains, c'était juste la forme transitoire d'une certaine image de sa personnalité, dans quelques minutes sa métamorphose la conduirait peut-être à ressembler à mère Teresa,

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Joseph Staline, ou Woody Allen, ou, plus angoissant encore, un mélange des trois.

- Sa transformation est imminente. Et on peut prévoir un événement de grande magnitude.

- Essayez d'user d'un langage simple et direct, pour une fois, soupira Robicek.

Le bruissement des nano-circuits s'intensifia depuis la sphère noire grosse comme un ballon de football qui trônait au-dessus d'un socle de résine composite translucide, dans lequel luisaient en nervures vif-argent les millions de circuits de ses organes de perception et communication, la boîte blanche, cet ordinateur spécialisé qu'il avait conçu en grande partie. Le visage électronique variait vers une personnalité non identifiable, l'écran vidéoactif ressemblait à un oeil plat et carré, cyclopéen et cathodique, il s'orientait dans toutes les directions au bout d'une trompe articulée de carbone à mémoire.

- Son flux est d'une grande instabilité, on dirait que tous les futurs convergent vers elle, c'est comme si elle était déjà morte, jamais née, et la mère de tous les hommes à la fois.

Robicek laissa passer une sorte de plainte.

- Faites chier, Joe-Jane.

Le bruissement s'accentua encore. Son image variait à un rythme frénétique, oscillant à des millions de visages virtuels par seconde.

- Comment vous expliquer ça autrement, nom d'un homme! Ses mouvements sont si imprévisibles que c'est comme si elle pouvait mourir à chaque seconde, et simultanément, comme si elle pouvait atteindre l'immortalité, elle est un intervalle en extension vers des infinis dont personne ne peut prédire la fin, par définition!

Robicek avait durement maintenu son regard vers le visage instable de la machine.

- Arrêtez la poésie, il me faut des informations exploitables.

La sphère noire fit entendre une subtile variation de son bruissement digital, qui, Robicek le savait, n'était que l'expression naturelle de son rire de machine.

- Rien de ce qui concerne Marie Zorn n'est exploitable, vous le savez bien.

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Robicek fut interrompu au milieu de son juron par le système domotique de l'appartement. Celui-ci envoya un message en alphanumérique et une petite fenêtre vidéo sur l'écran d'un PC situé à proximité. Dans la fenêtre vidéo monochrome se tenaient deux silhouettes ruisselantes de pluie.

- Ouvre, Vax, fit l'une d'entre elles, c'est nous.

Il demanda au système domotique d'ouvrir la porte du loft, et de l'autre côté de la cloison séparant sa chambre du grand espace qui tenait tout le carré nord-est de l'étage, il entendit le chuintement pneumatique du sas résonner comme un accord d'ozone.

Il se leva et abandonna le terminal connecté à la sphère. Par la vaste fenêtre qui donnait sur Saint-Laurent, il voyait les rayons obliques du soleil couchant iriser les surfaces miroitantes des rues détrempées par l'averse.

Il n'avait guère avancé de son côté. Joe-Jane était une machine capable de choses extraordinaires, mais elle semblait parfois se refuser aux pénibles contingences humaines.

Il espérait que les filles avaient remonté quelque chose d'exploitable au bout de leur ligne.

Les rayons du crépuscule frappaient les parois du vivarium en y injectant un poison vert-orange qui semblait ruisseler à l'intérieur même du verre.

Franz Robicek vit l'épaisse couche d'eau stagnante et de végétation amphibie s'animer pour laisser se dessiner une longue sinuosité noire qui rasait les flots vaseux, une onde à peine discernable des rayonnements qui venaient frapper en oblique le biotope artificiel, irisant les surfaces liquides.

Derrière lui, il entendit des bribes de dialogues.

- Les Pakistanais du troisième m'ont dit que leurs lapins et leurs souris de culture nous seront livrés dans la journée.

Une voix en français, avec un fort accent anglo-américain.

- Criss', répondit l'autre, c'est vrai qu'ils ont rien bouffé depuis des semaines! Surtout Watson. Il n'avait pas trop bien digéré leur dernière livraison, si je me souviens bien...

Robicek détourna son regard de la luisante onde noire qui venait se lover sur une crique boueuse miniature en bordure du vivarium. À l'autre bout de l'immense tunnel de verre qui bar-267