
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimard
LA SIRÈNE ROUGE, Série Noire n'2326, Folio Policier n'l LES RACINES DU MAL, Série Noire n'2379
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BABYLON BABIES
MAURICE G. DANTEC
B A B Y L 0 N
B A B 1 E S
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GALLIMARD
SPÉCIAL DÉDICACE
À Jeremy Narby, pour ses études sur l'ADN et les rites chamaniques (cf. Le Serpent cosmique, éditions Georg, 1995), à Mary Barnes et au docteur Joseph Berke, pour Mary Barnes, voyage à travers la folie (Points-Seuil, 1971), à Richard Pinhas, à Gilles Deleuze, à Norman Spinrad et au groupe Heldon pour la Schizosphère Expérience, merci à Pain Teens, Prodigy, Portishead, Bjôrk, Death In Vegas, Headrillaz, Crustation, Primal Scream, NIN, Fluke, Aphex Twins, Massive Attack, Garbage, Foetus et PJ Harvey, merci aussi à NOII, Kmar, Thierry, Spagg et les autres, merci à Spicy Box, merci à Nirvanet - Marie-France, Christian et Shanti -, merci à François D., à Martine V., à Myriam, Jacques et Tristan - ils savent pourquoi -, merci à Lucio pour le "Paradis-B", merci à Yannick B., merci à Antonin, Flo, Mike, Julie, DJ Endless et les résidents du 10
Ontario Building, merci à Donna Haraway pour The Cyborg Manifesto et à l'équipe du Cyborg Handbook, éditions Routledge (New York), merci à Salomon Resnik pour ses études sur l'" expérience psychotique ", à l'équipe du docteur lan Wilmut, pour Dolly, à celle du Princeton Experiment Advanced Laboratory pour les interactions quantiques homme-machine, merci aux Perpendiculaires, merci à la Série Noire, merci à Philip K. Dick, merci à la Raynal Family, merci à Michel Goldman pour ses précieux conseils, merci à Riton V. et à Thierry B., merci à Christian M., merci à Éric L., merci aux filles: Suzanne R., Nancy R., Adriana, Patricia, merci à ma soeur Monique, merci à Sylvie, merci à Éva, merci à Montréal et à toute la gang.
C Éditions Gallimard, 1999.
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À Eva, à mon père, à ma mère, et aux enfants du futur.
L'apparition de la conscience dans le règne animal est peut-être un aussi grand mystère que l'origine de la vie même. Cependant, il faut bien supposer, quoique cela pose un problème impénétrable, qu'il y a bien là un effet de l'évolution, un produit de la sélection naturelle.
KARL POPPER
This world is not conclusion. A species stands beyond -Invisible, as Music -But positive, as Sound -
EmILY DiCKINSON
PREMIÈRE PARTIE
Celui qui cherche et qui détruit
Et, de même que l'eau n'a pas de forme stable, il n'existe pas dans la guerre de conditions permanentes.
SUN Tzu
Vivre était donc une expérience incroyable, où le plus beau jour de votre existence pouvait s'avérer le dernier, où coucher avec la mort vous garantissait de voir le matin suivant, et où quelques règles d'or s'imposaient avec constance: ne jamais marcher dans le sens du vent, ne jamais tourner le dos à une fenêtre, ne jamais dormir deux fois de suite au même endroit, rester toujours dans l'axe du soleil, n'avoir confiance en rien ni en personne, suspendre son souffle avec la perfection du mort vivant à l'instant de libérer le métal salvateur. Quelques variables pouvaient à l'occasion s'y glisser, la position du soleil dans le ciel, le temps qu'il faisait, et à qui on avait affaire.
De là où il se trouvait, accroupi au sommet du talus qui longeait le sentier, Toorop surplombait sa victime. À l'ouest, le soleil baissait sur l'horizon, laquant d'un jaune orange volcanique la terre ocre du haut Sin-kiang. L'air était sec, encore vibrant de la chaleur accumulée pendant toute la journée, et d'une pureté irréelle. C'était le temps idéal pour tuer quelqu'un.
Un vent frais soufflait de l'est, en provenance des terres basses, le grand désert du Takla-Makan, un mot ouïgour qui signifie " le lieu où vous entrez mais d'où vous ne sortez pas ". Torride à l'origine, ici, à deux mille mètres d'altitude, l'air était coupant comme la lame d'une baïonnette. Quand le soleil aurait disparu derrière
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les sommets blindés à la neige éternelle, il deviendrait glacial en moins de temps qu'il n'en faut pour prendre une inspiration, ou relâcher son dernier souffle.
L'homme était allongé sur le dos. Un bras tendu à la perpendiculaire était venu s'échouer sur un petit massif de chardons, l'autre était replié sous lui. Il était encore vivant, ce n'était pas son jour de chance. Chacune de ses respirations produisait un tressaillement réflexe de ses muscles, et un râle épuisé sortait par intermittence de sa bouche pleine de sang. Toorop lui donnait quelques minutes de sursis, tout au plus, des minutes qui lui paraîtraient des heures. La balle de 12,7 mm avait pénétré la structure biologique en diagonale, à la hauteur du foie, mais Toorop savait qu'elle avait pu se loger jusque dans le cervelet, l'artère fémorale, ou un organe bien plus sensible encore.
Le visage du jeune mec exposait comme un révélateur chimique l'étonnement de cette vie tranchée vicieusement par un projectile fou qui s'était retourné sur lui-même à l'impact, avant de zigzaguer en tous sens à l'intérieur du corps; l'énergie de ce genre de munitions se diffuse avec une telle intensité qu'en plus des traumatismes physiologiques, l'onde de choc provoque de graves commotions nerveuses. Un beau visage mandchou, vingt ans, pas plus, les yeux vitreux s'interrogeant pour toujours sur la fragilité de l'existence face au métal de la douleur.
Toorop se souvint de l'aphorisme du Yi-qing servant de référence au quatorzième des Trente-Six Stratagèmes: " Ce n'est pas moi qui réclame le concours du naïf, c'est lui qui se livre à moi ". Le stratagème numéro 14 s'intitulait curieusement " Redonner vie à un cadavre " et disait ceci : Celui qui peut encore agir pour son propre compte ne se laisse pas utiliser.
Celui qui ne peut plus rien faire suppliera qu'on l'utilise.
Se servir de celui qui ne sert plus à rien pour servir nos fins.
Un sermon pas plus obscur qu'un autre vu les circonstances. Et l'homme qui agonisait avait bien servi ses fins. Toorop descendit du talus en sachant déjà ce qu'il convenait de faire.
Trois jeunes busards venaient de se poser en croassant près du 18
corps, et sans lui prêter la moindre attention entreprirent de fourrager dans la vareuse vert olive, forant le tissu d'un seul coup acéré pour remonter un morceau de viande sanguinolente qu'ils engloutissaient d'un mouvement saccadé de la tête. Toorop vit nettement le geste réflexe, ultime, de l'homme condamné qui tentait de reculer l'échéance. Un frémissement de sa carcasse, une main tremblante qui chercha en vain à se soulever de terre et qui y griffonna comme un message illisible. Toorop put détailler un instant le processus naturel à l'oeuvre, son regard ne cherchait même pas à éviter la rosace de sang qui s'étoilait sur l'abdomen du soldat, là où les oiseaux accomplissaient leur besogne, et sur la terre jaune orange tout autour de lui, une flaque noire aux contours pourpres que la lande rocailleuse buvait avec avidité.
À son approche, un des busards émit un croassement de mécontentement en battant des ailes, et se raidit dans une posture de parade agressive. Les deux autres continuaient leur festin sur le ventre de l'homme, imperturbables, pataugeant dans une moquette de sang, de tissu spongieux et de morceaux d'intestins.
Une odeur de tripaille et de merde lui chatouillait les narines au gré des souffles du vent. Le parfum de l'homme mort, ou en train de mourir, une fragrance qui lui laissa comme un arrièregoût de bière rance dans la bouche.
Toorop venait d'extirper le " schiskov 1 " de son étui dorsal, un Aurora, une arme polyvalente capable de faire face à toutes les situations d'urgence, et tout bonnement le meilleur fusil d'assaut au monde. Toorop arma la culasse d'un coup sec, mit en joue et logea une balle en plein dans la tête du soldat.
Le coup de feu résonna longuement dans la chambre d'écho naturelle des hautes montagnes. Toorop y entendit le soupir de soulagement de l'homme enfin délivré de ce monde de chair et d'acier, enfin libéré de la vie, et des trois busards.
À l'instant où les rapaces fusaient vers le ciel écorché du cré-
1. Surnom donné par les Moudjahidine afghans aux carabines d'assaut soviétiques des forces spéciales.
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puscule, les ailes pleines de sang, alors que l'écho du coup de feu résonnait encore dans l'espace immense qui s'étendait devant lui, Toorop s'était dit que la situation réclamait sans doute un passage de Rûmî, ou bien un couplet de Dead Man Walking, mais il sentit une douce vibration se propager le long de sa cuisse, interrompant net le flux de ses pensées. Sa main plongea dans la poche de son battle-dress et en ressortit armée d'un petit cellulaire Motorola GPS.
L'écran à cristaux liquides affichait un message du commandement général, l'informant de la présence de drones chinois dans le secteur. De l'alphanumérique, crypté par un programme spécial CIA que les tronches du chiffre de l'APL pouvaient toujours essayer de décoder, y compris avec leurs Fujitsu hautement parallèles, développés grâce aux fonds yakuzas dans leurs usines souterraines du Sichuan. D'après les trafiquants russes qui avaient fourni le logiciel, le cryptage était incassable, la somme des ressources informatiques de la planète n'y suffirait pas, même au bout de cinquante ans de travail ininterrompu. Réencodage Transfini sur Modélisation Chaotique, avait dit le binoclard à l'accent british chargé de faire la démo aux guérilleros otifgours, qui avaient mollement apprécié en dodelinant de la tête. Pour les Otifgours, ça signifiait simplement qu'Allah ne voulait pas que l'APL' puisse décoder leurs communications. Ce qui était la moindre des choses.
Toorop se tourna vers l'ouest, là où le ciel combinait des fulgurances azurées avec des machines laiteuses aux reflets de napalm, puis s'agenouilla à côté du cadavre pour commencer le pillage. Un automatique de fabrication locale, copie conforme de l'indémodable Colt modèle 1911. Deux chargeurs pleins en sus. Une grenade à main de fabrication française accrochée à l'autre bout. Dans la poche de la vareuse, il dénicha un paquet de Kool fabriquées à Pékin. Il détestait les Kool mais il pourrait les échanger contre des Marlboro russes ou des Camel indiennes.
Il retourna le cadavre du pied en le faisant rouler sur la terre rocailleuse.
L'AK-74 était sanglé crosse en l'air en travers de son 1. APL: Armée populaire de libération, nom officiel des forces armées chinoises.
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dos. Intact, un chargeur de trente balles enclenché, flambant neuf, tout frais sorti des chaînes de montage robotisées du ministère de la Planification militaire. Toorop préleva le butin d'une main expérimentée. C'était la loi des montagnes, le secret transparent de la nature, le code de la chasse, l'échange rituel de la vie et de la mort et sa fétichisation par le trophée, toutes ces conneries, une simple habitude. Remontant aux origines du monde.
D'un geste sûr, Toorop releva les manches de la vareuse de montagne; le biobippeur GPS formait une petite boursouflure de carbone noir courant juste sous la peau au niveau du poignet gauche, au-dessus d'une très jolie montre en or. Le biobippeur avait pour principale fonction d'envoyer régulièrement un signal radio digital donnant la position et l'état métabolique de son porteur, une technologie copiée sur celle de l'US Army. Pour l'heure, une petite diode rouge y pulsait en silence, l'air de dire que son porteur n'était pas au mieux de sa forme, et qu'il resterait sûrement un bon moment à cette position.
Toorop perça l'épiderme de la pointe de son couteau de combat, y désincrusta le petit composant, le jeta au fond du ravin, et la montre en or au fond d'une de ses poches.
Il retourna une nouvelle fois le corps, et acheva la fouille en prélevant sa plaque d'identification magnétique et quelques biftons chiffonnés, en diverses monnaies locales. La plaque militaire, c'était juste pour donner un peu de boulot aux bureaucrates de l'APL. La caillasse, ce serait pour plus tard, les bars à putes d'Almaty, quelques extas new-look achetés à des dealers kazakhs, éventuellement un film de Taiwan en version russe dans une salle de cinéma datant de l'époque soviétique, constructivisme pompier et sièges rapiécés ayant vu passer les culs de toutes les générations depuis Khrouchtchev au moins.
Toorop sortit de sa rêverie pour marcher jusqu'au cheval kirghize, une belle jument grise pommelée de noir, qui se laissa monter sans résistance. Sa propre monture avait succombé trois jours auparavant à une mauvaise chute; cette jument était une pure bonté d'Allah, auraient dit les Otifgours, elle était à la fois robuste et peu farouche, jeune et expérimentée, une vraie canasse de montagnard.
Il lui flatta le museau, la prit par la bride, grimpa sur la selle réglementaire de l'APL, avec ses boucles de laiton frappées
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de l'étoile rouge, puis redescendit le sentier jusqu'au cadavre, lui jeta un dernier coup d'oeil, accrocha le Barrett à la selle, plaça son Aurora dans l'étui dorsal, l'AK-74 chinois en bandoulière sur sa poitrine, et d'un petit jappement accompagnant le coup de talon, fit avancer l'animal à la rencontre de l'adret, tournant le dos aux blanches hauteurs du Turugart Shanku.
Son ombre évoquait celle d'un Don Quichotte harnaché pour une guerre oubliée, dans le silence élémentaire de la nature.
Le bruit des sabots sur la rocaille couvrit le croassement des busards qui venaient tournoyer de nouveau au-dessus du cadavre derrière lui, puis plus tard, alors qu'il atteignait le fond de la passe, une rafale de vent froid lui fit prendre conscience que le soleil venait de disparaître derrière les montagnes, une ombre bleu ardoise s'abattait sur les roches d'un gris lunaire, le ciel virait à un violet abyssal, les premières étoiles étaient visibles, un croissant de lune apparaissait entre deux sommets neigeux, masses de cendres piégées dans un faisceau de lumière noire et laquées de vif-argent, l'astre nocturne serait au zénith au coeur de la nuit.
C'était d'une beauté à couper le souffle.
Tuer son couple d'hommes par semaine, au bas mot. Vivre sur la bête en prélevant armes, munitions, nourriture, drogues, argent liquide - ou plastique -, vêtements, chevaux. Traquer sans relâche les communications ennemies afin de prévoir le mouvement des patrouilles de gardes-frontières, se déplacer constamment, de nuit, en évitant les drones de recherche et destruction, attendre parfois des jours entiers avant de voir une silhouette apparaître dans l'oeilleton de la lunette, tenter d'engager comme un dialogue silencieux avec la cible, juste avant de presser la détente, puis s'enfoncer à nouveau dans les ténèbres afin de s'y fondre, et y dormir un peu, dans l'attente d'un autre matin, d'un nouvel homme à tuer.
Telle était désormais sa vie, et Toorop n'y trouvait rien à redire. Comme il l'avait fait remarquer très longtemps auparavant à une correspondante de guerre en quête de "personnages pittoresques ", il fallait bien que quelqu'un s'en charge. Il fallait
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bien qu'une poignée d'hommes mauvais se battent au bout du monde, pour des causes perdues, et parfois pour bien pire. Il fallait bien que la roue de l'histoire continue de broyer des existences, si le reste du monde voulait continuer à se nourrir d'images de télévision.
Sur le moment la fille de la BBC n'avait rien répondu, son caméscope numérique braqué sur lui comme l'oeil noir et globuleux d'une machine vampire. Mais Toorop avait su d'instinct qu'elle l'avait pris pour un fou. Avant de se demander comment elle s'y était prise pour le deviner aussi vite. Seul un dingue, en effet, pouvait passer son temps dans les montagnes et les steppes d'Asie centrale avec deux ou trois livres chinois de stratégie en poche, une couverture de survie arctique de l'armée russe capable d'endurer des températures inférieures à -50 degrés centigrades, une trousse médicale de l'US Air Force comprenant tout le kit d'urgence, plus des boîtes entières de méta-amphétamines de pointe, sous toutes les formes possibles, patches transcutanés, capsules auto-injectables, comprimés, chacune d'entre elles répondant à une fonction bien précise, renforcement de l'activité sensorielle, ou motrice, lutte contre la fatigue, oxygénation, taux de globules rouges, tonus mémoriel, capacité de traitement de l'information. Plus fort qu'un peloton cycliste du Tour de France, avait-il dit en souriant, la pharmacopée du chasseur d'hommes moderne.
Sur le moment il n'avait pu en dresser la liste complète à la fille. Il avait juste marmonné un truc comme : " La guerre est une science qui ne permet aucune erreur. "
Les journalistes, occidentaux surtout, étaient de ceux à qui il fallait sans cesse rappeler les évidences.
Toorop s'était toujours demandé pourquoi le don s'était révélé à lui durant les derniers mois de la guerre en Croatie et en Bosnie.
Il faut dire que pendant la première partie du conflit bosniaque, l'armée gouvernementale fut incapable de réagir de façon coordonnée face aux assauts conjugués de l'armée yougoslave et des milices de Karadzic, d'Arkan ou de Seselj. Mettons à sa décharge que, pendant les premiers mois de la guerre, l'armée gouverne-23
mentale bosniaque n'existait tout bonnement pas, l'État lui-même venant à peine d'être créé et reconnu par les Nations unies. C'est pourquoi, durant cette période, les combattants bosniaques formèrent une cohorte hétéroclite de bandits, aventuriers, mercenaires, têtes brûlées et soldats perdus encadrant des recrues qui venaient tout juste de lâcher leur guitare électrique pour tenir un AK-47.
C'est en participant à l'offensive de l'été 95 au sein d'une unité des forces spéciales bosniaques, qu'il fut comme saisi par un état de grâce. Rien de l'exaltation religieuse, ou mystique, ni de cette coca . i . ne naturelle qui irrigue le cerveau lorsque l'excitation du danger est à son comble, non, juste comme si une vieille équa tion acariâtre, qui résistait depuis un bon moment, venait d'être matée; la guerre était sans nul doute la chose la plus simple à faire, mais c'était surtout la plus difficile à réussir. La seule règle étant qu'il n'y en a aucune, ou plutôt que chaque guerre invente les siennes propres, dans le chaos créateur de la violence. Et que ce sont ceux qui prononcent ces règles qui finalement l'emportent. Dans l'ex-Yougoslavie, comme dans tous les terri toires dévastés que Toorop avait depuis traversés, ces règles échappaient pour une bonne part aux belligérants eux-mêmes, ceux qui les édictaient se réunissaient dans de vastes salles de conférences internationales pour décider du sort des armes en lieu et place des hommes qui mouraient sur le terrain. Cela devait désormais être intégré comme une de ces nouvelles lois de la guerre que chaque époque emporte avec elle, une fois morte, et Toorop s'était dit qu'il mourrait probablement avec elle.
Début novembre, de retour à Sarajevo dans l'attente des accords de Dayton, Toorop élut domicile dans un faubourg de la ville, Hrasnica, situé juste en contrebas du mont Ingman, le verrou stratégique qui était resté tout le temps de la guerre l'unique cordon ombilical reliant la capitale de l'État bosniaque au petit territoire qu'il contrôlait.
La première chose qui frappa Toorop lorsqu'il descendit de la cabine du gros Mercedes allemand, c'était l'impression de déjàvu, doublée d'une sensation d'étrangeté très intense. Il ne lui fallut pas bien longtemps pour décortiquer cette synthèse chimique qui lui nouait la gorge sans qu'il sache pourquoi.
Hrasnica, c'était
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comme qui dirait La Courneuve, ou n'importe laquelle de ces banlieues parisiennes qui ont hérité des mêmes idéologues, et des mêmes concepts architecturaux.
Bizarrement, le premier détail sur lequel on s'arrêtait c'étaient les fenêtres, toutes camouflées par des morceaux de pneus et des bâches en plastique tendues à la place des carreaux. Ensuite, la surface des immeubles présentait tout le catalogue des munitions disponibles dans les armées du Pacte de Varsovie, ou apparentées. Ça s'étageait de bas en haut, rongeant les bâtiments comme une vérole urbaine - impacts de fusils d'assaut et de mitrailleuses sur les premiers étages, roquettes antichars, canons antiaériens de 30 mm sur les suivants, projectiles lourds style mortiers de 100, munitions de char calibre 120 min, fusées de 122 ou obus de 150 sur les étages supérieurs et les toits ouverts comme des ventres sous le bistouri d'un chirurgien dément.
D'une certaine manière, s'était dit Toorop, cette image représentait bien l'Europe du XXIe siècle, tout son futur était là, en condensé pop art destroy, urbanisme moderne ravagé par le feu des armes, Le Corbusier revisité par Staline, et ses orgues.
Des villes détruites, Toorop en avait croisé un bon paquet depuis 1991, certes, mais la plupart du temps il s'agissait de bourgades aux architectures balkaniques traditionnelles. De Dubrovnik à Vukovar, de Zenica à Donje Vakuf, des mosquées et des églises en ruines, ça il en avait vu son compte. Pendant l'automne 92, alors qu'il se battait à Sarajevo même, c'était encore une vieille ville historique qu'on bombardait, idem lorsqu'il était passé par Mostar, en revenant de l'offensive sur Bihac. Ici à Hrasnica, il n'y avait pas de musées, pas de ponts historiques, pas de bibliothèques à sauver, pas de symboles à protéger de sa poitrine symbolique pour les marchands de symboles. Ç'aurait pu être Ivry-sur-Seine, Montreuil, La Garenne-Colombes. Des petits pavillons miteux, des centres commerciaux flapis, des barres de béton. BHL n'y avait pas dormi.
Il faisait nuit. Et déjà très froid. L'hiver arrive vite à Sarajevo.
Il se trouvait sur une petite place déserte, jonchée de détritus de toute nature, et de milliers de petits éclats jaunes, cylindriques et brillants, de calibre 7,62 mm, qui scintillaient comme de drôles de pépites éparpillées par une main généreuse. Les rues, les jar-25
dins, les places de toute la ville étaient ainsi constellés de douilles d'AK-47, on marchait dessus comme sur du mâchefer, on en retrouvait dans les cages d'escalier, il n'était pas rare que l'une d'entre elles s'incruste sous votre chaussure et finisse par vous accompagner jusque dans votre chambre, au pied de votre lit.
Des camions étaient garés partout, et en tous sens. Des trentehuit tonnes analogues au Mercedes allemand qui l'avait déposé tout à l'heure, affrété par une organisation humanitaire. C'est fou ce qu'il pouvait y avoir de bonnes âmes charitables en ce bas monde, attirées comme des mouches à merde sur la flaque de sang toute fraiiche, s'était dit Toorop devant le manège silencieux et immobile dans la nuit, mais qui, dès l'aube, se remettrait à tourner, de mille moteurs de trois cent cinquante chevaux, s'enculant les uns les autres dans des files ininterrompues qui s'échelonnaient sur des kilomètres jusqu'aux checkpoints de la Forpronu gardant l'entrée du centre-ville.
Il y avait un petit vendeur ambulant dans une cabine pliable, la seule tache de lumière dans les environs, le courant était produit par un moteur électrogène qui fulminait sur quelques parpaings assemblés un peu plus loin, l'électricité était revenue à Sarajevo, mais le courant desservait en priorité le centre-ville, et les zones stratégiques.
Un groupe de trois ou quatre mecs, sans âge, vêtus d'un mélange de fringues civiles et militaires discutaient avec le vendeur, en commandant des " pivos "
et des kebabs.
Toorop avait faim, il était en possession de vingt et un deutschemarks et d'une poignée de kunas (monnaie croate), une fortune, il ne les aurait pas échangés contre un semi-remorque de dinars bosniaques.
Il commanda un sandwich à la saucisse de mouton et la pisse d'âne que les gens du coin appelaient bière, et demanda direct à se loger. Il avait de l'argent pour environ un mois. Le vendeur comprit à son accent qu'il était étranger, mais son regard ne se faisait même pas interrogateur devant l'insigne de la 108e Brigade que Toorop portait sur son battle-dress. Le mec en avait vu d'autres.
Le vendeur leva la main, lui dit " One minute, Im back ", dans un anglais rugueux. Il sortit de sa petite cabine pliable, demanda 26
à Izmet, un gars en treillis et anorak humanitaire bleu et blanc, de garder la boutique puis disparut dans la nuit, en direction d'une grande barre rongée d'impacts qui se dressait, obscure et silencieuse, derrière le centre commercial désert situé à quelques mètres.
Il ne fallut pas deux minutes au vendeur pour revenir accompagné d'une ribambelle de gamins, dont l'un se détacha du groupe et se présenta comme étant Kemal Hasanovic, et disposant d'une chambre à louer dans l'appartement familial.
Toorop avait regardé le môme, douze ou treize ans, sarajévien, on pouvait négocier avec lui, c'était déjà un adulte. Il parvint à obtenir cinq marks pour le mois, c'est vrai que le gosse lui fit quasiment un cadeau, mais en contrepartie, Toorop avait bien vu ses yeux s'allumer à la vue de l'insigne des forces spéciales bosniaques, il s'était dit que ça pourrait peut-être faire l'affaire pour arranger les bidons, et que le môme y avait sûrement pensé aussi.
Les Hasanovic formaient une famille sarajévienne type. La mère, Irina, était serbe, née à Sarajevo. Le père, un solide gaillard aux imposantes moustaches noires, un Musulman originaire de Zvornik. Ils vivaient au septième étage de la tour, dans un appartement tout droit sorti d'une pub des années cinquante, à quelques détails près : Kemal et lui se déchaussèrent dans l'entrée, et quand Toorop passa devant la salle de bains, il put se rendre compte que le lavabo et la baignoire étaient remplis d'eau à ras bord.
Dans le couloir qui distribuait les pièces et conduisait au salon, des jerricanes et des bouteilles en plastique, pleins jusqu'au goulot, étaient alignés. Les Sarajéviens disposaient de quelques heures d'électricité par jour, le soir, mais ils n'avaient pratiquement pas d'eau courante.
La première chose que fit Kemal en entrant dans l'appartement, et avant même d'ôter ses Adidas humanitaires, ce fut de vérifier si le courant n'était pas revenu en appuyant sur un interrupteur. Rien. L'appartement était plongé dans le noir, sauf le salon, éclairé par quelques bougies. Il arrivait encore que le jus soit coupé aux premières heures de la soirée sur certains quartiers, surtout les faubourgs, et surtout quand le courant manquait dans le centre-ville historique, lorsque les intellectuels parisiens
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venaient dormir à l'Holiday Inn, ou discuter sur le théâtre moderne.
Kemal présenta Toorop à ses parents, ainsi qu'à une bellesoeur du côté paternel, une jeune femme qui avait été durement maltraitée par les miliciens tchetniks, et qui souffrait d'épilepsie. Toorop savait que des hangars remplis ras la gueule de médicaments, la Croatie et la Bosnie en regorgeaient au point de pouvoir concurrencer le nombre de troquets par Français, mais il savait aussi que tout le monde fermait les yeux sur le trafic et le marché noir - un cachet d'aspirine valait bien plus cher qu'une cartouche de Kalachnikov.
Il passa cette première soirée à boire de la Slibovic avec la famille Hasanovic.
Le père servait dans l'armée bosniaque, comme tous les hommes ou presque. Chaque jour il allait prendre son poste près du mont Ingman, puis le soir, il rentrait chez lui. Il avait posé son AK-47 contre le mur à l'entrée du salon, comme un vulgaire parapluie. C'était un boulot comme un autre, en effet, s'était dit Toorop. Et dans le coin, du boulot, il y en avait à revendre.
Aussi ne lui avait-il aucunement caché qui il était, ni ce qu'il avait fait. Ils avaient échangé des souvenirs de guerre en s'avalant la bouteille de Slibo.
Toorop avait prononcé quelques mots magiques, Brcko, Kuprès, Donje Vakuf, Jajce, Bihac. Les Hasanovic lui offrirent la gratuité du gite et du couvert, mais Toorop refusa gentiment, il demanda à payer trois marks pour le mois, et le contrat fut fêté avec une seconde bouteille de Slibo ouverte sur-le-champ.
Lorsqu'il s'effondra sur son lit, Toorop capta une dernière image, celle des pneus coupés qui obstruaient la fenêtre de sa chambre, et la silhouette familière d'un AK-47 posé contre le mur en face de lui, qui tremblotait comme un mirage.
Il passa les deux ou trois premiers jours à flâner dans la ville, mais très vite quelque chose se déclencha dans sa cervelle tourmentée.
Il avait envie de voir les cartes d'état-major. Il avait envie de comprendre les mécanismes stratégiques qui avaient oeuvré, invisibles, tandis qu'il courait sous la mitraille.
Avec le concours de quelques potes de la rédaction de Lilian, le journal des forces armées bosniaques, il parvint à réunir un jeu 28
de cartes complet, illustrant semaine après semaine l'évolution des divers fronts. Puis il avait passé des jours et des nuits d'affilée dans sa chambre, au septième étage de la tour, à lire et relire les cartes, s'imprégnant de graphiques mouvants, de fluctuations soudaines, de gels, de trouées, comme le combat d'entités biologiques extrêmement complexes, une sorte de dessin animé abstrait qu'il tentait de relier désespérément à l'expérience qu'il avait vécue.
Il rêvait de ces cartes, alors qu'il finissait par s'effondrer d'un sommeil lourd et fiévreux dopé au shit local. Elles se superposaient aux images récurrentes de la guerre qu'il avait connue, des synthèses effroyablement violentes et affolantes, mais parfois il les retrouvait au coeur d'un rêve anodin posées sur une table de nuit volante en sucre rose, ou bien au sein d'un monde aquatique et silencieux, tatouées dans la bouche d'un poisson géant qui l'avalait.
Au mois de novembre la paix de Dayton fut signée, Sarajevo entra dans un drôle de smog psychologique. Lorsqu'il reçut son ordre de démobilisation officiel, il tint le papier entre ses doigts de longues minutes, comme s'il s'agissait d'un message l'informant que le rêve était terminé. Les Serbes des banlieues d'Ilidza ou d'ailleurs furent priés de quitter la place. La Forpronu évacua, remplacée par les unités de l'OTAN, et Toorop s'était dit que c'était vraiment le résumé logique de cette guerre, vue du côté européen. On avait d'abord envoyé les soldats de la paix, alors que la guerre faisait rage, puis une fois la paix signée on envoyait les troupes du Traité militaire de l'Atlantique Nord! Ça lui avait tellement foutu la gerbe, qu'un soir, convenablement bourré, et défoncé au shit de Kemal et sa bande, il s'en était pris à deux crétins de la Forpronu qui quittaient la ville et fêtaient ça dans un bar, pas très loin de la célèbre place du Marché, faisant péter le champagne et arrosant le zinc de liasses de deutschemarks tout frais sortis de la Buba.
Dans la tête de Toorop une drôle d'équation s'était mise à se factoriser. En moyenne, un sergent-chef de la Forpronu gagnait aux alentours de vingt-cinq mille francs par mois, et le simple bidasse le salaire d'un cadre moyen, ce qui laissait deviner un joli chiffre pour les officiers supérieurs. Dans l'armée bosniaque le
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salaire du simple troufion était d'un mark par mois. Et dans les compagnies internationales les deuxième classe et les sous-offs partageaient la même solde.
En trente-quatre mois de service, Toorop avait donc reçu la somme équivalente.
Environ douze cents francs. C'est grâce à un journaliste qui couvrait la guerre à Mostar pour le compte de Libération qu'il avait pu rejoindre la capitale avec vingt et un marks -, son mark du mois, plus les vingt qu'il était parvenu à lui taper, en échange de quelques anecdotes authentiques.
Les deux mecs appartenaient à un service d'intendance de l'armée française, Toorop reconnut leur insigne, mais à les entendre ils avaient mis en déroute à eux tous seuls les Serbes qui cernaient Sarajevo. Ils draguaient complaisamment un groupe de jeunes gonzesses appartenant à une organisation humanitaire, Harmonie Internationale, Médecins du Monde Riche, Les-Artistes-Enculent-Les-Mouches-Pour-Sarajevo, allez savoir.
Au bout d'un moment, ça lui avait chauffé les oreilles. Il s'était retourné sur son tabouret et avait toisé le groupe.
- Salut les guerriers, il avait fait.
Les deux types s'étaient arrêtés en plein milieu de leur récit hérolfque et l'avaient fixé, vaguement intrigués.
- Forpronu M avait demandé.
Les mecs l'avaient dévisagé et avaient cherché à comprendre les inscriptions bosniaques de son insigne. Des branleurs, s'était dit Toorop. Il avait rapidement décrypté leur affectation. Une compagnie du génie. Services administratifs, les mecs avaient gratté du papier dans un burlingue, même pas de ces " gardiens de la paix " qui avaient tenu un bâton blanc pour régler le trafic sous le tir des snipers serbes.
Un des mecs avait essayé de se la jouer guerrier professionnel.
- Ouais. On est du 2e RIMa.
Toorop avait élargi son sourire.
- Sans blague, il avait fait en tendant la main, 108e Brigade bosniaque.
Les mecs s'étaient gelés, mais l'un d'entre eux avait stupide-30
ment tendu la main en retour. Toorop l'avait saisie et avait lâché :
- Leglandu et Bitembois... Je parie que vous êtes des blaireaux.
Et il avait violemment tiré la main vers lui, déséquilibrant le mec de son tabouret alors que son genou se relevait férocement à la rencontre de ses burnes et que son crâne se projetait vers l'avant, comme pour envoyer le ballon au fond des filets.
Après, ses souvenirs étaient confus. Il les avait déroulés, mais d'autres gars de leur unité qui buvaient un pot au fond de la salle, ou qui étaient entrés à ce moment-là, il ne se rappelait plus très bien, bref d'autres Casques bleus français s'en étaient mêlés, avant que ne déboulent la police bosniaque et la police militaire française. Il s'était réveillé dans une cellule du commissariat local, il avait la tête enflée comme une pastèque, mais il était sûr de s'être fait les deux ronds-de-cuir du génie, et au moins un des jeunes connards qui avaient voulu jouer les Rambo. Bon, après, ç'avait été plus compliqué avec les quatre autres.
Grâce à ses amis du Jer Corps, Toorop fut libéré au bout de la première nuit, le temps de régler ça à l'amiable avec les patrons de l'unité de la Forpronu. Au petit matin, trois mecs de l'armée bosniaque étaient venus le chercher, avec des attestations en règle et des gueules de tueurs qui firent taire à l'avance toute éventuelle question de la part des flics locaux. L'affaire avait été enterrée, l'unité de la Forpronu quittait Sarajevo les jours suivants, Toorop réemménagea à Hrasnica.
Le lendemain, lorsqu'il s'éveilla, il faisait très beau et très froid, et il avait la trique.
Il fit un rapide calcul et se rendit compte, éberlué, que ça faisait près de deux ans qu'il n'avait pas baisé.
Il dégrippa à contrecoeur sa main déjà soudée au membre dur.
Il se leva, se nettoya sommairement dans la salle de bains, soigna les diverses contusions qui marquaient son visage, ses avantbras et son dos, contempla longuement sa gueule, et se dit pour conclure qu'il n'avait vraiment rien d'un joli coeur. Le coquard sur l'oeil gauche n'était pas énorme, mais un hématome violet couvrait la joue du même côté, et une estafilade due à une bouteille fracassée zigzaguait sur le sommet de son crâne ras.
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Quelques coupures zébraient l'autre côté du visage, avec la balafre qu'une baïonnette serbe avait laissée, lors d'un des rares combats au corps à corps auquel il avait participé, vers Brcko, quand leur compagnie avait attaqué une position de mitrailleuses. La balafre était courte, le mec était mort avant d'avoir pu finir son geste, mais sa lame avait quand même couru de la tempe droite à la mâchoire supérieure.
Au mieux ça pouvait passer pour le résultat d'une rencontre avec un pare-brise indélicat, au pire pour la cicatrice laissée par une maladie de peau dégueulasse et au nom exotique. Fallait pas espérer se lever les Claudia Schiffer du coin, au cas improbable où les soudards serbes, et les écrivains français, en eussent laissé quelques-unes après leur passage.
Toorop acheta un petit lot de revues pornographiques croates et italiennes, ça fit l'affaire quelques jours, le temps de trouver une autre guerre.
Lorsqu'il s'était retrouvé à Grozny, début décembre 95, au démarrage de l'offensive russe, tout venait de s'enchaîner très vite. À la mi-novembre, des bruits s'étaient mis à courir à Sarajevo. Les unités islamiques dissoutes s'enrôlaient en Tchétchénie, certains volontaires internationaux les avaient suivies, un réseau de mercenaires, avec des officiers post-soviétiques azéris et tchétchènes, et des agents de renseignements turcs, s'était mis en place et il disposait de nombreux contacts dans la capitale bosniaque.
Toorop laissa mûrir sa décision jusqu'au lendemain du 20 novembre, date des élections américaines. Mais ça n'avait rien à voir. Ce jour-là, il lui restait cinq deustchemarks, dont un servit à payer le solde du petit loyer, et les autres à acheter quelques provisions de base au marché noir: une demi-cartouche de Wolf croates, une poignée de barres Mars humanitaires vendues dans la rue sur des étalages de carton, et une boulette de shit négociée aux dealers de quatorze ans que Kemal connaissait, en échange de quoi il lui laissa l'insigne des forces spéciales bosniaques. Il fit des adieux rapides à la famille Hasanovic et se dirigea vers le centre-ville de Sarajevo, remontant à pied une longue colonne de trente-huit tonnes stoppée devant un checkpoint. Il
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savait exactement qui aller voir pour prendre un aller simple direction Grozny.
Les cartes demandaient leur part de sang, et de vérité.
Et il ne lui restait même plus un ou deux malheureux dinars bosniaques au fond d'une poche.
Toorop marchait depuis deux jours sans la moindre pause, sinon un petit arrêt de vingt minutes toutes les quatre ou cinq heures pour pisser un coup, recharger les batteries d'une ration K dégueulasse made in Russia et d'une gorgée de thé froid pour accompagner le comprimé de speed. La canasse kirghize était surchargée de tout son équipement et du butin d'un bon mois de chasse dans les montagnes frontalières. Il avait voulu se farcir le dernier tronçon de la route à la rude, en pur fantassin, afin de ne pas épuiser l'animal et risquer de lui faire se casser une jambe, comme son malheureux prédécesseur. Aussi la fatigue commençait-elle à produire les effets de sonmolence typiques, ces micro-sommeils de quelques fractions de seconde, de plus en plus nombreux, et de plus en plus longs; il fourra la main dans une poche à la rencontre d'un petit sachet en peau de bouquetin, dans lequel était tassée cette feuille de coca locale que les montagnards oiiigours mâchaient pour affronter les kilomètres en haute altitude.
Il mastiqua longuement la pâte amère qui se formait dans sa bouche. Le principe actif ne tarda pas à le faire décoller. Ses jambes reprirent le rythme, ses bottes formèrent un ballet hypnotique de cuir noir et de Goretex anthracite en va-et-vient constant, un drôle de groove bien tendu, le chemin de pierre comme un tambour éclaboussé de lumière blanche.
Il marcha toute la journée, d'une seule traite. Puis s'arrêta avec le soleil, comme un animal héliotrope.
Quand il s'éveilla à l'aube, après une nuit de quelques heures, programmée à la seconde près par un patch spécial disposé au creux du coude, il faisait grand temps. Un ciel bleu, d'une pureté
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affolante. Le soleil n'était pas très haut mais il brûlait déjà la lande d'une lumière jaune insoutenable.
Il se remit en route avec sérénité.
Devant lui s'élevaient les hauteurs enneigées des monts Ferganskiy dont il attaquait les contreforts. Plus bas, derrière lui, au creux du val, il pouvait encore discerner la longue file d'une patrouille de l'armée kirghize. Les soixante hommes de la compagnie s'étiraient maintenant en une colonne d'un bon kilomètre; comme le rappelait Guevara dans ses Carnets de route, la vitesse d'un groupe de fantassins est celle de son élément le plus lent.
Une salope d'ânesse kirghize refusait d'avancer, s'arc-boutant sur la corde que tiraient deux soldats. Toorop vit un groupe d'hommes venir à la rescousse, et s'agripper à la laisse tendue à craquer. Mais la vieille carne ne voulait rien savoir. Toorop reprit sa marche. Chacun ses problèmes.
Il se trouvait à moins de deux jours de marche du campement, il ne tarderait pas à rencontrer les patrouilles qui en gardaient l'accès.
Il porta la gourde à ses lèvres.
Il avala une longue gorgée de thé tiédasse pour faire passer le résidu amer qui collait à ses dents et à son palais. Son corps avançait tout seul, automate couvert de sueur, et grisé de fatigue.
Il se sentait bien.
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La nuit était le meilleur moment pour tuer. L'oeilleton Schmidt & Bender était pourvu d'un amplificateur photonique à la définition inégalable, et le canon du Barrett dernière génération d'un frein de bouche à silencieux qui occultait aussi bien l'éclair de la détonation que le son qu'elle produisait. C'était l'arme des snipers de l'US Army, une arme redoutable, à la fois rustique et sophistiquée, une arme qui valait son pesant de pognon. Il avait dû argumenter des semaines avant que la guérilla oulfgoure pour
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laquelle il combattait ne se décide à passer commande de quelques exemplaires.
Les trophées de guerre qu'il ramenait depuis au quartier général du prince
"Shabazz" Ali Valikhan avaient servi de démonstrations on ne peut plus édifiantes.
La nuit était également le meilleur moment pour lire. Lorsque le sommeil est inutile ou, pour de multiples raisons, impossible, Toorop savait qu'il faut en profiter pour nourrir le cerveau de son mets de prédilection. Bien sûr, même aux confins de la Chine occidentale en guerre, il n'était pas rare de tomber sur des exemplaires de Playboy, ou du Readers Digest, mais Toorop avait mieux à se mettre sous la dent. L'Art de la guerre de Sun Tzu, Les Trente-Six Stratagèmes, les Carnets de route de Guevara, Les Sept Piliers de la sagesse de T.E.
Lawrence, et La Guerre des Gaules de Jules César, voilà ce qui composait l'essentiel de sa bibliothèque, avec Le Gai Savoir et Les Dithyrambes de Dyonisos de Nietzsche, plus un recueil de poésies persanes. Lire permettait de confronter des expénences nouvelles à des savoirs anciens. Toorop savait mieux que quiconque qu'il ne sert à rien de réinventer l'eau tiède, tout particulièrement au cours d'une guerre, face à des ennemis plus nombreux, et techniquement supérieurs.
Aussi, après la victoire des forces chinoises à Urumqi, Toorop était parvenu à convaincre le prince Shabazz de mener une guerre adaptée à ses moyens, et à ceux de l'adversaire, en l'occurrence une guerre d'attrition. Ne pas chercher le coup fatal, mais créer une hémorragie constante, sans jamais risquer le gros de ses forces. Avec des unités légères courant tout le long des frontières entre Kirghizie, Kazakhstan et Chine populaire, et des commandos de forces spéciales vivant en autarcie, profondément implantés derrière les lignes ennemies. Bien mieux, Toorop avait convaincu ce jeune fils d'un riche magnat ouzbek et d'une princesse ouigoure, qui parlait plusieurs langues et avait étudié à Harvard, de lire, et surtout de faire lire à ses hommes un certain nombre de bouquins que tout soldat professionnel se doit d'avoir lu. Le commandement tactique des officiers, et le comportement des sous-offs, voire des simples soldats, s'améliora substantiellement au cours de cette période. Le taux de survie des unités augmenta considérablement. La moyenne des destructions et des 35
pertes subies par l'ennemi suivit la même tendance. Toorop en avait ressenti une irrépressible poussée d'orgueil.
À tel point qu'un jour, il prit directement le prince Shabazz à partie. Celui-ci rentrait d'Almaty, où s'était tenue une conférence secrète du mouvement national ouligour. Les récentes campagnes conduites avec succès par ses Forces de libération du Turkestan oriental avaient affermi ses positions au sein de la conférence. D'autre part, des bruits couraient comme quoi la division locale des gardes-frontières allait être relevée, et remplacée par une unité combattante venue du centre du Tibet. Pour Shabazz et les commandants oulfgours, c'était la preuve que leur activité inquiétait les dirigeants de Pékin et qu'ils avaient foutu une branlée à la 27e.
Toorop ne voulait pas jouer les rabat-joie, mais il avait quelque peu tempéré leurs ardeurs. La rigolade était terminée, on allait passer aux choses sérieuses, il faudrait impérativement veiller à ne pas reproduire le désastre d'Urumqi.
Vingt ans de guerres, ça blindait la cuirasse, et ça endurcissait les muscles et le caractère. Mais ça usait aussi son homme, à force. Surtout quand on s'était fait une spécialité d'épouser les causes perdues.
Toorop s'était tué à le répéter à qui voulait l'entendre : il fallait d'urgence coordonner les efforts de toutes les forces en présence, les guérillas tibétaines, l'armée des provinces sécessionnistes du Sud, susciter une extension du conflit au nord-ouest de Pékin, en essayant de ranimer un mouvement indépendantiste mandchou, idem en Mongolie-Intérieure. Tout cela, Toorop l'avait bien vu, avait foutrement intéressé les hommes des services secrets russes, en tout premier lieu le colonel ripou qui les approvisionnait en armes. Mais Toorop l'avait constaté parallèlement : la conférence nationale oulfgoure se foutait du Tibet ou de Hong Kong comme lui de sa première balle d'AK-47, tous étaient bien trop préoccupés par leurs propres luttes pour le pouvoir.
Ce soir-là, un soir de printemps, c'était juste avant le début des opérations dans le Tian Shan, il avait attaqué sans préambule:
- Nous devons impérativement faire la paix avec le FLNO, cette guéguerre politique ne mène à rien, elle bloque le procès-36
sus de la conférence, elle paralyse toute avancée stratégique du mouvement.
Toorop s'était exprimé en anglais. Avec une drôle de petite sirène d'alarme en arrière-fond dans la tête. Donne un cheval à celui qui dit la vérité, rappelle un proverbe afghan, il en aura besoin pour s'enfuir.
- Moi? Faire la paix avec ce porc d'Hakmad? Jamais! Tu m'entends, jamais! N'y compte pas, que personne ne compte sur moi pour trahir la mémoire de mon père.
Les yeux du jeune cheik s'étaient vrillés en Toorop comme ceux d'un de ses faucons de chasse kirghizes dont il était friand, tel celui qui s'était posé sur son poing quelques minutes plus tôt, pour picorer sur les phalanges repliées un morceau de viande crue.
Le père de Shabazz avait été assassiné dans des conditions mystérieuses au tout début du siècle. L'explosion de la voiture qui le tua, lui et son escorte, à Tachkent, ne fut jamais revendiquée, mais Shabazz était persuadé que c'était Hakmad et ce qui allait devenir le FLNO qui avaient commandité, voire exécuté eux-mêmes le coup.
Dans le coin, les vendettas remontent à l'époque de Tamerlan, fallait pas compter sur un fléchissement de sa part.
Il fallait pourtant assouplir sa position. Seule une unification préalable du mouvement national oifigour permettrait d'envisager l'avancée majeure : la coordination opérationnelle et stratégique avec les mouvements de résistance tibétains et l'armée sudiste.
- Prince Shabazz, le moment est critique, les forces nordistes ont repris du terrain aux environs de Shanghai, on dit que Wuhan va tomber d'un jour à l'autre, et les Russes nous signalent des concentrations de troupes à Dukou, sur le haut cours du fleuve, les nordistes pourraient couper vers Kunming, prendre à revers les forces démocratiques et attaquer Hong Kong à travers le Guangxi, nous devons...
- Je t'arrête tout de suite, frère Toorop.
Le prince Shabazz avait levé la main.
- Je t'arrête. Tout ça est très intéressant mais, comme tu le 37
sais sans doute, nous n'avons aucun moyen de contrôler le cours des événements sur le Yangzi Jiang!
Son ironie avait percé et le cheik avait cherché l'appui de ses officiers, qui essayèrent de rire avec élégance, selon l'idée qu'ils se faisaient d'un pouffement distingué d'un diplomate du Foreign Office.
Toorop avait laissé passer un faible sourire.
- C'est très précisément le problème, prince Shabazz, nous n'avons toujours aucun moyen d'influer sur le cours des événe...
Le jeune cheik se redressa, agacé.
- Comment veux-tu que nous en ayons?! Avons-nous jamais, ne serait-ce qu'une fois, approché les sources du fleuve?
Toorop avait risqué le tout pour le tout. Il avait tracé du doigt une carte sommaire sur la terre sablonneuse.
- C'est pour cela que nous perdrons la guerre, chacun de notre côté. Les miliciens hans au Tibet, les gardes-frontières ici, et le gros de l'APL au centre. Si nous ne nous coalisons pas rapidement avec les autres forces de la révolution, alors les nordistes l'emporteront. Ils ont gelé le front l'année dernière, ils ont repris des forces, ils s'occuperont de nous les uns après les autres, croyez-moi, quand ils passeront à l'offensive, rien ne pourra les arrêter.
- Nous sommes en train de les arrêter, Toorop.
Toorop esquissa un mauvais rire. Son doigt dessina quelques flèches, allant du nord au sud. La carte de la Chine évoquait un animal monstrueux.
- Non, prince Shabazz, nous sommes une piqûre d'insecte sur le dos d'un éléphant. La 27e et les autres unités de gardesfrontières, ce n'était que de petits zakouski, attendez voir un peu que les divisions aéromobiles de l'APL se ramènent...
- Oue veux-tu que nous fassions? fit Shabazz en implorant Allah, paumes ouvertes vers le ciel. Nous sommes entre Ses mains, et les Chinois du Sud aussi, en dépjt du fait qu'ils s'obstinent à ignorer les enseignements de Ses Ecritures.
- Nous devons coordonner nos efforts, avait dit Toorop, dans un soupir énervé.
- Et comment veux-tu que nous coordonnions nos efforts avec une armée située à cinq mille kilomètres d'ici?
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- Nous devons d'abord unir toutes nos forces, prince Shabazz. Nous devons faire sortir la conférence nationale de l'impasse, nous devons nous unir avec le FLNO
et ses alliés, ensuite nous devrions concentrer nos efforts avec les Tibétains.
Nous devons impérativement soulager l'armée sudiste, nous devons foutre un bordel terrible dans tout l'ouest de la Chine, prince Shabazz. Voilà comment nous pouvons coordonner nos efforts avec les forces démocratiques.
Shabazz fit la moue, les arguments avaient porté, comme une salve d'artillerie assistée par ordinateur, avec une progression réglée mètre par mètre.
- Hakmad ne fera pas un allié fiable, avait répondu le prince, avec une moue de dédain.
Toorop devait le reconnaître, Hakmad n'était qu'un vulgaire gangster. Un trafiquant de drogues et d'armes qui s'était d'abord enrichi en vendant des arsenaux complets aux diverses factions afghanes, dans les années quatre-vingt-dix. Il était méchamment maqué avec les mafias de Douchanbé et d'Almaty, et il avait constitué l'ossature de sa formation paramilitaire en puisant dans le formidable potentiel en ressources humaines de son gang.
Le FLNO était rapidement devenu la principale branche armée du mouvement ouïgour. Au tout début, c'était même quasiment la seule.
- Nous devons simplement lui faire comprendre que l'objectif principal est l'indépendance de votre pays. C'est bien pour ça qu'on se bat, non?
Shabazz n'avait rien répondu. Il regardait Toorop sans ciller.
- Cheik Shabazz, avait presque imploré Toorop, je vous prie de comprendre que c'est le sort de toute la Chine qui est entre vos mains... Mais inversement nous ne pouvons rien faire sans ceux de Hong Kong, de Shanghai et de Lhassa. Nos sorts sont liés. Tous les livres que je vous ai fournis ne traitent que de ça : des forces minoritaires prises isolément peuvent faire basculer le colosse si elles s'y prennent avec intelligence et audace, et en unifiant leurs efforts, et surtout en forçant l'ennemi à désunir les siens. Rappelez-vous Jules César à Alésia.
Shabazz avait clos la discussion d'un simple geste.
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- Je verrai ce que je peux faire, Toorop, il avait dit.
Rien n'avait pu être fait, évidemment.
Toorop n'avait plus jamais fait la moindre allusion à la chose et il avait entamé sa longue campagne de chasse à l'homme dans les montagnes du Tian Shan.
Le plus important, c'était la bibliothèque. Les livres. On ne peut espérer gagner une guerre sans avoir mis certains livres de son côté.
Le plus drôle dans l'histoire fut la tronche du colonel russe, à la fois trafiquant d'armes et de drogues pour son compte, et officier de renseignements pour celui du Kremlin. À la frontière kazakh, l'endroit de rendez-vous habituel, Toorop passa commande du matériel convenu, fourguant la tonne de haschisch et le quintal d'opium en avance à la transaction. Puis en ajoutant sur la balance un gros sac supplémentaire, il avait négligemment demandé si on pouvait lui procurer une cargaison un peu spéciale.
- Kto ? avait lâché de sa voix de robot l'officier du GRU. Prostitouti ?
Toorop avait allumé un cône de cette herbe sublime et avait regardé l'officier droit dans les yeux en relâchant un long dragon de fumée.
- Niet. Knigui, il avait répondu.
L'officier l'avait observé quelques instants sans rien répondre, puis avait esquissé un sourire glacial.
- Black books? il avait demandé.
Toorop avait fait non de la tête. Les manuels de guérilla et les répertoires de pièges, ça il avait déjà, les fondamentalistes les plus obscurs y voyaient la main du Diable, mais s'en accommodaient. Non, ce dont il avait besoin c'était de quelques ouvrages de base dont il présenta la liste à l'officier.
Au fil des mots parcourus sur la vieille feuille d'imprimante à picots, la tronche du Russkof s'allongeait démesurément.
Toorop ne sut jamais comment il procéda, mais lors de la livraison de la marchandise, les caisses de livres étaient là, au milieu de plusieurs tonnes de matériel de guerre russe.
L'homme vint vers lui, la liste à la main, celle-là même que Toorop lui avait donnée, à peine chiffonnée.
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- Il manque quelques traductions tadjiks et turkmènes, mais ne m'en demandez pas plus, avait lâché l'officier, sinistre.
Et c'est ainsi que la petite armée du prince Shabazz se retrouva dotée d'une bibliothèque mobile constituée de quelques vénérables bouquins, traduits dans à peu près toutes les langues de la région, ainsi qu'en anglais : Sun Tzu, évidemment, mais aussi Jules César, Liddell Hart, Guderian, Mao Tsé-toung, Thucydide, Toukhatchevski, Guevara, Lawrence, Napoléon, Machiavel, Clausewitz, de Gaulle. Le tout promptement photocopié, informatisé et diffusé d'un bout à l'autre du territoire sur lequel ladite armée opérait.
Certains Otffgours, dont les familles avaient été exterminées par les " colonnes sauvages " des généraux communistes, se refusèrent à lire les traductions locales du Petit Livre Rouge, y voyant là l'image sanguinaire du despotisme qu'ils combattaient, avec leur putain de rêve de Djihad affûté comme l'acier du yatagan de Saladin lui-même.
Toorop et le prince Shabazz argumentèrent des heures entières avec les officiers récalcitrants afin de les convaincre.
- Remplacez les mots du Despote par vos propres mots, avait dit Toorop au bout d'un moment, alors que la nuit et la discussion étaient largement entamées, et que ça commençait à bien faire. Quand Mao dit communisme, remplacez-le par justice, indépendance nationale ou par le Royaume d'Allah, ou par ce que vous voulez, peu m'importe. Ce qui compte c'est que vous compreniez comment Mao a vaincu le Kuomintang, parce qu'il avait lu cet autre livre, là.
Et Toorop avait montré les exemplaires de L'Art de la guerre traduits en langues turcophones.
Ce qui voulait dire en clair: vaudrait mieux vous y mettre sans plus tarder.
Cette nuit-là, cette nuit qui allait bouleverser sa destinée, il dut son salut à son cheval, celui dérobé quelques jours auparavant sur l'homme aux busards. La belle jument kirghize n'eut que le temps de se cabrer et de hennir avant de disparaître, avec tout le reste.
Lui et sa monture avançaient sur la lande rabougrie d'une 41
épine rocheuse qui surplombait un vaste plateau; des bosquets et des massifs d'arbustes sauvages espacés de loin en loin dessinaient des structures argentées sous la lumière de la lune. Le camp du prince Shabazz se trouvait en contrebas, encaissé au centre d'une couronne de contreforts montagneux, à moins de dix kilomètres selon les indications du module GPS. Les braseros des postes de garde créaient une autoroute de lucioles rouges dans la nuit.
Dix kilomètres de nuit dans la montagne, ça voulait dire des heures de route.
Mais fallait qu'il tienne. Et surtout qu'il pisse. Tout de suite. Il fit arrêter la jument et l'observa un instant. L'animal était au bord de l'épuisement, Toorop décida de lui accorder quelques minutes de sursis supplémentaires. Il regardait avec compassion la lourde charge qu'elle supportait sans broncher depuis des jours. La jument se mit à brouter l'herbe rase hors du sentier, sans la moindre considération pour ses états d'âme.
Toorop marcha jusqu'à un bosquet tout proche, un groupuscule de jeunes conifères maigrelets qui surplombait une petite paroi rocheuse et des éboulis, il se débraguetta avec un soupir d'aise et entreprit de copieusement étancher la soif de toute cette nature asséchée.
Il leva le nez vers le ciel, immense, avec des millions d'étoiles jetées là comme un sable métallique sur un écrin géant, si nettes, si proches, si brillantes qu'il aurait pu plonger la main dedans et la retirer, pleine de poudre lumineuse.
Il faisait froid, et pourtant c'était l'été, se dit Toorop en frissonnant. Un petit vent coupant soufflait du sud-est, là d'où ils étaient venus. Il s'emmitoufla dans sa parka des divisions arctiques de l'armée russe.
Au-dessus de lui, les étoiles remplissaient le ciel avec exubérance, il programma un mélange explosif sur le patch biocompatible, de quoi se farcir un triathlon sans broncher, et se laissa envahir par l'hypnose cosmique des ciels de nuit. Il s'était retourné en direction de la jument lorsque le hurlement d'un loup s'était réverbéré dans l'écho des montagnes.
Puis le drone avait surgi.
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C'était un vieux modèle de l'armée chinoise, mais encore largement assez jeune pour accomplir la mission qui était la sienne : chercher, inlassablement. Et détruire. Inlassablement. Comme Toorop. Version silicium. Une libellule géante de carbone et de réfractaire noir longue d'environ trois mètres, dotée de deux ailes ultracourtes, d'une dérive et de deux micro-rotors. D'une batterie de senseurs thermiques. D'un canon rotatif de 14,5 mm. De plusieurs roquettes antichars. Et du sang-froid des machines.
Il y eut simplement un éclair blanc. Éblouissant. La libellule venait d'allumer un projecteur au xénon, eut le temps de se dire Toorop en se jetant à terre. Le faisceau surpuissant piégea la jument dans un sel de lumière, le bruit terrifiant du canon rotatif vrilla l'atmosphère en engloutissant au passage le hennissement du cheval, puis une roquette antichar fusa dans un sifflement glacé. La déflagration fit trembler l'air, le sol, et jusqu'aux étoiles. Un sirocco à l'odeur de poudre chauffa l'air froid des hautes montagnes.
Lorsque Toorop put à nouveau discerner quelque chose, à plat ventre derrière un massif d'épineux, il détailla la machine noire qui tournoyait en vrombissant autour de la carcasse éclatée et fumante de la jument kirghize, épave organique d'un méchoui infernal. Les senseurs de la machine étaient en action, les lumières rouges caractéristiques clignotaient sous sa tête bombée d'hydrocéphale tueur. Elle émettait le vrombissement d'un moustique sonorisé par un mur d'enceintes.
Toorop se tapissait dans le sol tourbeux en essayant de devenir ce putain de massif d'arbustes qui le séparait de la machine. En sachant pertinemment que si le scanner du drone se focalisait dans sa direction, l'analyse thermographique dévoilerait illico la présence d'un animal de forme humanoïde derrière ce bosquet, et l'ordinateur de bord listerait en détail la nature des objets métalliques trimbalés par ledit humanoïde. Le groupe d'arbustes serait réduit en cendres dans la seconde, ainsi que tout ce qui se trouverait dans un cercle de dix mètres de rayon. Toorop savait que le détecteur volumétrique en rotation sur la tête de la machine pouvait enregistrer le moindre de ses mouve-43
ments, à cette distance c'était un miracle qu'il n'ait pas encore repéré sa respiration.
Le drone s'était calé en vol stationnaire au-dessus des restes fumants de la jument. Le vrombissement avait changé de tonalité, puis Toorop avait cru entendre comme un flux digital, un bruissement de binaire pur, il avait légèrement relevé les yeux de l'herbe rase, la machine faisait lentement demi-tour, en direction du plateau situé en contrebas, puis, avec un style de prédateur impeccable, elle se mit en route.
Toorop la suivit des yeux quelques instants, jusqu'à ce que le ciel tout entier s'embrase.
Un tonnerre pyrotechnique alluma des milliers de stroboscopes géants dans la nuit des montagnes. Des flèches rougeoyantes s'épanouirent en corolles de feu au-dessus du plateau.
Le camp était attaqué, répétait une voix stupide à l'intérieur de sa tête, alors qu'il se cramponnait à son arme, en essayant d'analyser la situation. On tirait sur le camp. Depuis toutes les montagnes alentour. Y compris celles dont il suivait la ligne de crête.
Les jets de lumière jaillissaient des ténèbres, s'abattant sur le camp comme des feux grégeois de l'âge atomique. Après les roquettes, les mortiers, ainsi que des pièces plus lourdes qui arasaient le bord du campement, réglant leur tir. Le napalm en danses de derviches enflammés. Nuées ardentes, fumées d'incendies et gaz fumigènes serpentaient maintenant au-dessus du plateau, dragons fantômes sous la lumière frénétique des fusées éclairantes. Dans un drôle de cinémascope saccadé, il avait vu la ligne de défense se faire hacher menu par des obus antiaériens de 30 mm et les tirs de mortiers. Puis des projectiles antichars étaient venus à bout des antiques T-55 kazakhs et russes, à demi enterrés aux quatre coins du plateau.
Très vite Toorop s'était rendu à l'évidence: ils étaient attaqués par des forces nombreuses, très bien entraînées et équipées, agissant de façon précise et coordonnée. Sûrement cette division chinoise venue du Tibet pour relever l'unité locale des gardes-frontières.
Toorop commençait à grimper en direction du sommet de la 44
crête lorsqu'il entendit des voix gueuler quelque chose un peu au-dessus de lui, décalées d'environ cinquante mètres sur sa gauche, au nord, et à peine distinctes sous le fracas des arsenaux en chaleur.
Il y eut un bruit de pas sur la rocaille, des sons métalliques, des voix, à nouveau. Il vit passer quelques silhouettes et les suivit du regard jusqu'à un gros rocher plat en contrebas, où elles prirent position: deux mitrailleurs avec des M-60, une douzaine de mecs armés de zolias et d'AK-47, mais aussi de M-16, et deux gars qui trimbalaient une paire de mules chargées de munitions. L'un d'entre eux tira une fusée éclairante dans le ciel. La scène s'éclaira d'un vert phosphorescent. Ils portaient le bonnet traditionnel des Moudjahidin du coin.
Ce n'étaient pas des troufions de l'APL.
C'étaient des Oulfgours. Autrement dit : les miliciens du FLNO.
Le plateau où Shabazz avait implanté son QG était parfaitement protégé des Chinois par une longue série de montagnes situées en territoire kirghize. Il était protégé des Chinois, pas d'une armée de guérilleros concurrents connaissant parfaitement le terrain. De là où il dominait le spectacle, l'impression était saisissante; on se serait cru à Sarajevo, depuis les pistes du mont Ingman, ou des collines serbes qui la cernaient. Des milliers de déflagrations orange et de foyers d'incendies qui riaient dans les ténèbres.
Toorop entendit alors le bruit des rotors, puis il vit apparaître au-dessus de lui une nuée de frelons noirs. Des hélicos Cobra AH, stocks de l'US Army, en masse, et plusieurs Super-Puma français remplis de fantassins. Le FLNO jetait toutes ses forces dans la bataille. C'était une guerre pour la suprématie totale, il n'y aurait pas de quartier.
Toorop plaça l'Aurora en bandoulière dans son dos, ajusta son sac de sur-vie qui ne le quittait jamais, et le plus silencieusement possible commença à escalader la montagne.
Derrière lui, les jets de lumière dans le ciel créaient un Omnimax diabolique.
Le vieux mécanisme de l'instinct et de l'apprentissage émergea de l'huile de sa mémoire, son cerveau synthétisa en une frac-45
tion de seconde de vieux souvenirs datant d'une vingtaine d'années, lorsqu'ils avaient percé les lignes serbes au nord-ouest de Donje Vakuf, avec les forces spéciales de l'armée bosniaque et les Croates du HVO, puis établi la jonction avec les Crni Lubadovi, les " Cygnes Noirs " du Ve Corps qui traquaient les miliciens d'Arkan jour et nuit. Ils avaient passé des semaines dans les montagnes couvertes de forêts de la région, se nourrissant d'animaux et de fruits sauvages.
Toorop prit son inspiration et partit à l'assaut d'une ravine sablonneuse qui conduisait au versant opposé.
Il avança dans la nuit noire des montagnes kirghizes, et disparut comme un fantôme, aussi bien pour les soldats qui les peuplaient de bruits barbares, que pour sa propre conscience, qui se focalisa sur l'austère travail de la survivance.
3
Il faisait une putain de chaleur, le bordel régnait dans toute la région, et le colonel Romanenko contemplait son nouveau problème. Un problème qui n'avait pas eu le tact d'attendre que les cendres de l'armée de Shabazz soient refroidies.
Le matin même, Moscou lui avait fait connaître sèchement son désappointement concernant la situation chez les Oulfgours, et depuis il avait l'impression de danser sur la lave toute chaude sortie d'un volcan. Tout imprévu menaçait de l'y précipiter tout vif.
Romanenko jeta un coup d'oeil aussi glacial que possible en direction de la masse enfoncée dans un fauteuil au fond de la pièce et qui s'épongeait le front en continu, poussa un soupir puis détailla le problème avec méthode.
Il attrapa machinalement un gros stylo Cartier posé sur le bureau impeccable, le tripota un instant entre ses mains, les deux coudes posés sur son sous-main de cuir. Le cylindre de platine vint se superposer à un sweat-shirt gris informe qui recouvrait une charpente menue en cachant des formes qu'il devinait agréablement féminines. Il étalonna un visage en triangle ouvert sur 46
un front haut, soulignant d'une flèche métallique les yeux d'un bleu sombre, ouverts sur des abysses insondables.
Occidentale, se dit Romanenko en reposant le stylo, mais elle aurait presque pu passer pour une Sibérienne de souche. Quelque chose... Bizarre, comme de lointaines racines arctiques.
Romanenko jeta un coup d'oeil vers l'homme au fond de la pièce, fondant sur place comme une motte de beurre au soleil, et réprima un mauvais sourire. La transpiration était pour lui un phénomène quasiment inconnu. La mauvaise clim chinoise fonctionnait mal depuis son installation, ça remontait à l'époque de la rétrocession de Hong Kong, il était le seul à n'avoir jamais fait la moindre remarque à ce sujet.
Le bilan de la situation était d'une simplicité déconcertante Gorsky le tenait solidement par les burnes. Qu'il tourne dans un sens ou un autre n'avait que peu d'importance. Le mafieux sibérien était depuis longtemps le principal dealer avec lequel il fallait traiter dans la région. Gorsky lui payait cash les tonnes d'opium et de haschisch que le prince Shabazz fournissait en échange des armes, fournies généreusement par le Kremlin. Romanenko gagnait ainsi sur les deux tableaux, revendant des arsenaux complets aux Oulfgours au prix fort en échange de cargaisons industrielles de dope, il fourguait la came à Gorsky avec une marge copieuse, et donnait l'impression à Moscou qu'il contrôlait la situation; ça avait bien marché pendant environ trois ans, mais la fortune de guerre en avait décidé autrement. Pour l'instant, le prince Shabazz se terrait quelque part chez ses alliés ouzbeks, le commerce avec les FLTO ne reprendrait pas de sitôt.
Romanenko avait parié sur le mauvais cheval. Hakmad et ses amis de la mafia kazakh allaient contrôler à cent pour cent le trafic transfrontalier de la région.
Il lui faudrait des mois, peut-être des années avant de pouvoir nouer des contacts fructueux avec les nouveaux seigneurs du haschisch, de l'opium et de la guerre.
Et Gorsky s'était ramené.
Avec un drôle de contrat à la clé.
Un contrat.
Et la femme qui allait avec.
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Quelle est votre véritable identité? avait demandé Romanenko.
La jeune femme jeta un regard inquiet en direction de Gorsky qui l'avait encouragée d'un geste de la main, et d'un sourire qui se voulait avenant.
- Je m'appelle Marie Zorn.
Romanenko ne la quittait pas des yeux un seul instant, et dans le même temps il essayait de capter les ondes en provenance de la masse en sueur, à la périphérie de sa vision.
- Marie Zorn, il avait fait en tapant le nom à la volée sur le clavier de l'ordinateur. Nationalité ?
La jeune femme s'était légèrement redressée sur la méchante chaise de bureau, datant du communisme.
- Canadienne. Enfin, québécoise maintenant, je suis née à Rimouski, le 28 juin 1986.
Romanenko nota les renseignements en réprimant un mauvais sourire. Bon anniversaire.
- Vous avez les photos et la puce ?
La jeune femme avait fait oui de la tête en farfouillant un peu nerveusement dans son sac.
- Détendez-vous, avait fait Romanenko en prenant les objets par-dessus la table.
Tout va bien se passer.
Puis il s'était tourné vers Gorsky.
- Il faudra compter quelques jours pour le passeport. Le temps de décoder la puce et de la réinjecter proprement sur celle de l'ID génétique.
- Je sais, avait fait le Sibérien, impassible.
- Vous avez une nationalité de préférence?
Sa question s'était adressée aux deux, mais son regard n'avait fait que se poser furtivement sur la jeune Canadienne, enfin, Québécoise.
Elle-même interrogeait du regard le quinquagénaire aux cheveux blancs, et aux lunettes noires opaques, qui souriait imperturbablement du fond de son fauteuil, tout en s'épongeant le front d'un carré de soie blanche frappé de ses initiales.
- Qu'est-ce que vous désirez, Marie? il avait éructé en se 48
marrant. Allez-y, ici vous êtes au GRU, le supermarché de la nationalité, choisissez, Marie, choisissez!
La jeune femme s'était tournée, interrogative, vers Romanenko.
- Que... qu'est-ce que vous me conseillez?
Ils s'exprimaient en russe depuis le début de la conversation, la jeune femme le parlait avec un fort accent mais une grammaire parfaite.
- Vous êtes anglophone?
- Oui. Enfin, je suis bilingue si c'est le sens de votre question. J'ai vécu à Vancouver plusieurs années. Mais je suis francophone avant tout.
Une pointe de fierté. Rien qu'un fantôme fugitivement apparu sous le masque pâle, un peu d'écume dans les yeux au bleu d'une mer froide en automne.
Romanenko commençait à tracer le schéma virtuel de l'identité factice qu'il allait lui fabriquer.
- Vous parlez d'autres langues ? Je veux dire en plus de l'anglais et de la nôtre?
La jeune femme réfléchit quelques instants.
- J'ai appris le cantonais dans les rues de Vancouver. Mon père m'a enseigné quelques rudiments de slovène et d'allemand. J'ai appris à parler russe sur le tas!
Un petit rire avait ponctué la phrase d'un bref éclat.
Romanenko acheva de construire son identité mentale.
- Parfait, dit-il en s'adossant au fauteuil. Je pense que je pourrais vous faire passer pour une Européenne. Slovène, c'est bien. Ou Suisse, ça vous irait? C'est joli un passeport suisse, et c'est très bien considéré un peu partout sur la planète. Je vous fournirai des francs suisses et des euromarks. D'accord ?
La jeune femme murmura un Da à peine audible, en acquiesçant faiblement de la tête.
- Maintenant, je vais vous expliquer la marche à suivre, mademoiselle Zorn.
Primo, vous allez vous rendre dans un hôtel à l'autre bout de la ville. Vous prendrez un taxi, avec un de mes hommes, sans vous occuper de rien. Ne cherchez pas à la repérer, mais une équipe entière assurera constamment votre protection, bien compris?
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La jeune femme fit oui de la tête.
- Ensuite vous n'aurez rien à faire d'autre qu'attendre. Sans sortir. On vous fera monter des plats dans la chambre, vous attendrez que je vous appelle, ou qu'un de mes hommes vienne vous chercher. Poniimaitié?
- Da, articula faiblement la jeune femme, ponimaiou. Combien de temps?
Romanenko poussa un bref soupir.
- Nous avons quelques détails d'intendance à régler... disons quelques jours?
Peut-être une semaine... Peut-être un peu plus...
La jeune femme ne répondit rien. Elle joua nerveusement avec la lanière de son sac.
Romanenko jeta un coup d'oeil à Gorsky. Celui-ci se prélassait dans le fauteuil, un large sourire aux lèvres, tout en s'épongeant le front; il lui fit un petit geste explicite de la main.
- Bien... Je crois que ce sera tout, mademoiselle Zorn.
Il décrocha son téléphone et demanda à sa secrétaire d'aller chercher Gheorgui Solokhov au plus vite.
Le jeune sous-lieutenant se pointa dans la minute et Romanenko lui expliqua en deux mots, Hôtel Irkoutsk, ce que lui et ses gorilles cosaques avaient à faire.
Quand la fille fut partie avec Solokhov, il s'était enfoncé au creux de son fauteuil, avait attendu trois secondes et s'était tourné vers Gorsky. Il avait observé la vaste face blafarde, lunaire, cette peau d'albinos grêlée de taches brunes comme des cratères laissés sur la surface d'un astre mort, puis les stéréoptiques de pointe qui redonnaient vie à des yeux détruits par la guerre des années auparavant, et enfin les lèvres pâles et fines comme des lames de ciseaux chirurgicaux se retroussant sur une dentition de céramique d'un blanc publicitaire, sertissant l'éclat jaune d'une vieille canine coulée dans l'or pur. Une espèce de fauve dont les veines charriaient de la glace. L'ours blanc des terres froides.
- Pourquoi moi, Anton ?avait lancé Romanenko.
Gorsky s'était esclaffé.
- Pourquoi toi? Attends... des raisons y en a une liste longue comme ça, Pavel.
Tu es l'officier de renseignements militaires en poste à Almaty. T'as le bras long ici, et aussi à Moscou. Tu peux
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avoir des passeports en pagaille. Tu connais tous les petits trafics locaux qui nous intéressent. T'es de Novossibirsk, comme moi. Et on se connaît bien, désormais. T'es juste le type idéal.
- Tu ne m'as pas compris, Anton. Pourquoi ce doit être à moi d'exécuter son transfert ?
- Je te l'ai déjà dit. Parce que c'est un voeu de mon client, Pavel Vassilievitch. Et c'est mon client qui va nous arroser de dollars.
- Pour quelle raison ? Je veux savoir pourquoi.
Il ne voulait pas lâcher ce carré-là de l'échiquier.
Gorsky souffla comme un buffle et éructa:
- Parce qu'il est hors de question que mes activités apparaissent à un degré quelconque dans cette opération. Voilà pourquoi je veux des hommes à toi pour s'acquitter de la tâche. Et voilà pourquoi il s'agit d'un article essentiel de notre contrat. Si tout marche bien, des transferts comme ça, il faudra en assurer un par mois, puis un par semaine, et peut-être bien plus encore. Je sers d'intermédiaire. Mais je dois aussi m'assurer de la marche impeccable de toute l'opération. Alors c'est toi qui vas te la coltiner, camarade.
Romanenko avala sa salive.
Cent mille dollars. Cent mille dollars par transfert. Vingt-cinq mille d'avance.
Cash, tout de suite. Vingt-cinq mille au mi-terme de l'opération, le solde en cas de parfaite réussite. Plus de quoi huiler les rouages comme il se devait avec le personnel de l'ambassade. À l'année, à ce rythme on faisait valser les zéros millionnaires, en dollars US.
Il ne se demandait même pas quel cachet astronomique Gorsky avait demandé pour lui-même à son client.
- Qu'est-ce qu'elle transporte?
Il avait essayé d'attaquer la Dame direct, mais il avait peu de munitions disponibles.
Gorsky s'était marré.
- Elle ne transporte rien, Pavel. Rien du tout.
Romanenko avait scruté la surface noire opaque des Rayban UltraVision qui lui faisaient face.
- Écoute, Anton, tu ne peux pas me demander de faire ça à l'aveugle. Je dois savoir.
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À l'aveugle, avait-il pensé, tâche de bien saisir l'allusion, le Sibérien.
Gorsky avait éructé une sorte de rire.
- Tu rigoles? C'est justement ça le truc. Même moi je ne connais qu'un minuscule bout de la vérité. Et ça me va comme ça. Suis mon conseil, fais-en autant.
Romanenko s'était muré dans le silence, il avait l'impression de voir l'horloge de décompte flotter au-dessus de l'échiquier invisible qui les séparait.
- Écoute, avait repris Gorsky, ce que je peux te dire c'est qu'elle ne transporte pas de drogues, pas d'armes, pas de diamants de contrebande, pas de microfilms, pas de puces secrètes, pas de plans stratégiques, rien de tout ça, OK ? Rien.
Rien de tout ça, s'était juste dit Romanenko.
Ça voulait dire qu'elle transportait quelque chose d'autre. Quelque chose qui valait au moins le double, ou le triple de cent mille dollars, voire plus.
Mais non voyons... Beaucoup plus.
Infiniment plus.
Anton Gorsky s'était assis pesamment sur la banquette de la Lexus Stereolab. Le cuir de vachette véritable avait gémi d'un craquement sensuel, il avait étalé ses jambes de tout son long en poussant un râle de plaisir.
Kim, son chauffeur nippo-coréen, attendait avec calme, la main posée sur la manette de conduite, l'autre réglait quelques programmes sur l'ordinateur de bord. Il portait un T-shirt en composite à l'épreuve des balles et achevait pour l'heure le réglage des paramètres d'une fenêtre visionique sur le parebrise. Les dragons entrecroisés formaient une immense fresque qui s'étendait des phalanges à l'omoplate, et attestait de son appartenance à la Towa Uai Jigyo Kumiai, une branche yakuza d'origine coréenne avec laquelle le groupe de Novossibirsk avait noué depuis longtemps de solides relations.
La Lexus Stereolab aurait largement pu se passer d'un chauffeur, son intelligence artificielle de bord et ses senseurs rempla-52
çant haut la main le conducteur le plus adroit. Mais Kim était plus qu'un simple chauffeur. C'était tout simplement le meilleur garde du corps yakuza à l'ouest de Vladivostok.
La Lexus prit la grande route du nord, celle qui conduisait à Semipalatinsk et à la frontière russe. Par la vitre côté passager, Gorsky ne prêta pas la moindre attention au spectacle du lacréservoir de Kaptchagay, une virgule d'eau longue de pratiquement cent cinquante kilomètres, sur vingt de large; là-bas au loin, il aurait certainement discerné l'intense activité qui régnait dans un des camps retranchés du FLNO, et l'approche d'une imposante masse orageuse à l'horizon.
Il alluma son portable, tapota quelques touches puis installa son gantelet de commande à sa main droite. Il fixa la trompe de l'interface optique sur le verre à neurofibres de ses Rayban, et demanda à son bureau intelligent d'ouvrir une séquence d'applications. Il envoya un e-mail hypercrypté à un destinataire localisé en Extrême-Orient russe.
Puis il demanda à Kim de bien vouloir régler la climatisation, on suait comme dans un hammam, nom de Dieu, et il devait s'éponger toutes les dix secondes, merde. Le jeune Yakuza s'exécuta prestement mais sans précipitation, juste comme une machine zen, un simple appendice de l'ordinateur de bord.
La voiture roulait sans discontinuer depuis des heures. Gorsky avait eu froid, il avait demandé à Kim de baisser cette putain de clim, on se croyait dans la Kolyma, nom de Dieu.
Puis il avait piqué un roupillon.
Lorsqu'il s'était réveillé, ils sortaient de Bourliou-Tobé; à sa gauche, par la vitre contre laquelle sa tête était appuyée, il avait jeté un coup d'oeil endormi aux rives du lac Balkhach.
Le soleil déclinait à l'ouest, une boule d'un jaune teinté d'orange descendait lentement au-dessus des eaux du lac. Ils étaient à mi-chemin. Et le dernier tronçon de route, dans les Tchinguiz Taou, c'était un vieux ruban mal goudronné, avec quelques kilomètres de caillasse pour finir. L'afficheur digital alignait une série de chiffres sur le coin droit de son champ de vision. Des chiffres précis à la décimale.
Il ne serait pas à l'heure pour dîner, s'était dit Gorsky avant 53
de sommeiller à nouveau, les monts Tchinguiz se découpaient comme une ombre bleue au nord-ouest, le soleil venait de disparaître derrière une ligne de feu.
Romanenko est vraiment l'instrument rêvé.
Cette pensée avait recréé l'image du colonel dans son esprit. Une machine aussi précise et sûre qu'un majordome anglais, et à peine moins dangereuse.
Lorsqu'il l'avait rencontré, l'officier russe se livrait alors à de minables petits trafics avec les guérillas locales. Grâce à lui, et aux ressources de la mafia sibérienne, le colonel avait pu s'offrir une pension de retraite anticipée digne d'un dirigeant de cartel. En l'espace de quelques années, il l'avait catapulté du stade artisanal à l'âge industriel. Et désormais il allait le satelliser sur les orbites du business multinational.
Gorsky avait trouvé en Romanenko l'homme parfait. Ce qu'il appelait : un rival sûr. Un bureaucrate froid, sans affect, précis et constant comme un ordinateur.
Mais un bureaucrate. C'està-dire un mec qui ne mouillerait pas sa chemise pour un copain, encore moins pour sa femme, autant dire pour personne. Un type qui voulait jouer sur l'échiquier de l'histoire mais qui n'avait rien d'un véritable joueur. Il n'avait pas la hargne. Il n'avait pas la gagne.
Ce n'était pas un tueur.
Après que le Sibérien fut parti, Romanenko agita Ourianev afin qu'il mette en branle l'opération passeport suisse, du nanan pour n'importe quel officier du GRU en poste dans une capitale stratégique du gouvernement russe. Même un con comme Ourianev pouvait y parvenir. Il suffisait de fouiller dans les stocks de l'ambassade.
Ensuite Romanenko appela l'homme de la branche des services techniques en poste à Almaty, afin qu'il soit prêt à transcoder le programme génétique de la fille sur une copie de la puce " inviolable " de l'ONU. La puce lui serait livrée dans l'heure, par messager escorté. La séquence de deux fois trois milliards de nucléotides serait patiemment reséquencée dans le composant 54
nano-quantique, et implantée ainsi au coeur de la trame même des nouveaux passeports à mémoire. Les puces " inviolables " de l'ONU étaient bien entendu fabriquées avec les technologies que tout service secret un tant soit peu actif avait précisément entrepris de violer depuis leur apparition, dix ans auparavant.
Romanenko savait que le service disposait d'une copie de tous les systèmes d'écriture utilisés par les Etats pour la rédaction de leurs passeports. Il possédait la réplique en bonne et due forme du graveur spécial que chaque État utilisait pour faire imprimer les indications lisibles, identités, visas et compagnie. Les lettres et les chiffres de l'identité donnaient ainsi une première information, visible à l'oeil nu, mais les signes eux-mêmes étaient formés d'un microcodage spécifique, et crypté, que seule la clé, spécifique et cryptée, d'un service des douanes pouvait lire, attestant ainsi de la validité du document. La diffusion du papier à mémoire neuronal avait explosé dès son apparition sur le marché vers 2005. Les nouvelles instances régulatrices de l'ONU l'avaient alors adopté comme standard pour les nouveaux passeports électroniques qu'elles entendaient promouvoir dans le cadre du programme Unopol.
En moins de dix ans le programme expérimental était devenu réalité pour les cinquante Etats les plus développés, les autres devant s'aligner dans le courant de la décennie.
Le réseau neuronal intégré dans le papier à mémoire, plus le codage génétique individuel avaient fait croire aux dirigeants des États qu'ils tenaient là un moyen infaillible d'empêcher toute fraude. Comme d'habitude, ils créèrent une nouvelle séparation entre le commun des mortels, qui ne pouvait évidemment pas espérer briser la moindre ligne de code, et les habituels gagnants de ce petit jeu, les services de renseignements, et les mafias, ou les hackers, qui possédaient tout le kit nécessaire pour établir un faux parfait au nom du président des États-Unis d'Amérique, ou du secrétaire général de l'ONU.
Après le départ d'Ourianev, Romanenko avait commencé à dresser une nouvelle liste, une liste qui s'ajouterait aux milliers d'autres, stockées en bases de données dans la mémoire de son PC.
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Romanenko aimait les listes. Elles lui permettaient de quantifier un univers de plus en plus réfractaire à la prévision. Etablir une liste confinait à une sorte d'art méconnu, une géomancie occulte et très particulière. Il ne s'agissait pas d'entasser pêlemêle des informations disparates, mais bien au contraire d'y mettre de l'ordre, de procéder à une classification, à des classifications entrecroisées, d'y opérer des choix, d'y établir des liens secrets, d'y dessiner des diagrammes invisibles, et, grâce à cette mécanique de haute précision, de pouvoir mettre en relation deux faits anodins séparés par de nombreuses années, ou deux personnes distantes de plusieurs milliers de kilomètres.
Marie Zorn allait ouvrir une nouvelle liste. Elle y côtoierait Gorsky, bien entendu, un monsieur X client de Gorsky, un numéro de compte où le fric lui serait versé, et quelques questions.
Ce que savait Romanenko se résumait à rien, ou à peu près Marie Zorn vivait au Kazakhstan sous une fausse identité. Il fallait maintenant la rapatrier vers le Canada, au Québec, avec un vrai-faux passeport établi à son vrai nom mais avec une nationalité bidon.
Cent mille dollars pour un vrai-faux passeport, non, non, non, s'était-il dit dès la première minute de l'entrevue avec Gorsky, ça ne tient pas.
La fille avait une valeur particulière.
Si Gorsky disait vrai, et qu'elle ne transportait rien, alors ça signifiait que c'était elle, en tant que telle, qui représentait tout ce pognon.
Ça, ça voulait dire qu'elle savait quelque chose qui valait au moins ce prix-là.
Il tapa quelques questions à la volée
- Fausse identité kazakh de Marie Zorn?
- Que peut-elle savoir qui vaille au moins (100000 fois X) dollars ?
- Agente du FSB ? D'un autre service? Espionne de la mafia? Scientifique transfuge?
Gorsky était un spécialiste du trafic high-tech. Dans les années quatre-vingt-dix, ses nombreux contacts avec l'administration militaire post-soviétique lui avaient d'abord permis de fourguer
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dans le monde entier des technologies de défense, du logiciel, des composants, des banques de données par wagons entiers.
Il avait également servi d'intermédiaire pour quelques scientifiques de l'exURSS au chômage, et leurs employeurs iraniens, irakiens, libyens, israéliens, sud-africains. Le flot s'était progressivement tari au début du siècle lorsque la Fédération de Russie put à nouveau payer convenablement ses chercheurs.
Aussi, après que la mafia de Vladivostok se fut alliée avec celle de Novossibirsk puis avec une branche du Yakuza, afin de contrer les familles de Iekaterinbourg et leurs nouveaux copains nippons, il avait eu pour mission de pénétrer les marchés clandestins qui florissaient dans les marches musulmanes de l'exempire russe, ainsi qu'en Chine de l'Ouest.
En une dizaine d'années il s'était largement diversifié, et ses trafics couvraient à peu près toute la palette des activités clandestines à haute valeur ajoutée disponibles sur la planète.
La fille était une scientifique, ou quelque chose d'approchant, c'était la seule piste sérieuse.
D'une traite, il tapa:
- De quel type d'activités scientifiques Marie Zorn est-elle la spécialiste ?
(Retrouver trace de Marie Zorn dans universités canadiennes et US, reconstituer son cursus.)
- Si Marie Zorn tellement importante pour mafia sibérienne, alors pourquoi la renvoyer au Canada? (Trouver connexion entre mafia sibérienne et mafias russo-américaines au Canada - quelles activités.)
Et surtout :
- Pourquoi la faire voyager sous sa véritable identité, avec passeport d'une autre nationalité établi par un officier du GRU ?
D'instinct Romanenko renifla le truc pas clair, il y avait une embrouille, une grosse embrouille quelque part.
L'hôtel Irkoutsk se trouvait dans les faubourgs nord de la ville, dans un coin situé à l'écart des quartiers dangereux ainsi que des grands établissements de luxe où les diverses mafias avaient fixé leurs quartiers généraux.
Romanenko resta en stationnement un petit moment de l'autre côté de la rue afin de vérifier si le dispositif était en
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Romanenko aimait les listes. Elles lui permettaient de quantifier un univers de plus en plus réfractaire à la prévision. Etablir une liste confinait à une sorte d'art méconnu, une géomancie occulte et très particulière. Il ne s'agissait pas d'entasser pêlemêle des informations disparates, mais bien au contraire d'y mettre de l'ordre, de procéder à une classification, à des classifications entrecroisées, d'y opérer des choix, d'y établir des liens secrets, d'y dessiner des diagrammes invisibles, et, grâce à cette mécanique de haute précision, de pouvoir mettre en relation deux faits anodins séparés par de nombreuses années, ou deux personnes distantes de plusieurs milliers de kilomètres.
Marie Zorn allait ouvrir une nouvelle liste. Elle y côtoierait Gorsky, bien entendu, un monsieur X client de Gorsky, un numéro de compte où le fric lui serait versé, et quelques questions.
Ce que savait Romanenko se résumait à rien, ou à peu près: Marie Zorn vivait au Kazakhstan sous une fausse identité. Il fallait maintenant la rapatrier vers le Canada, au Québec, avec un vrai-faux passeport établi à son vrai nom mais avec une nationalité bidon.
Cent mille dollars pour un vrai-faux passeport, non, non, non, s'était-il dit dès la première minute de l'entrevue avec Gorsky, ça ne tient pas.
La fille avait une valeur particulière.
Si Gorsky disait vrai, et qu'elle ne transportait rien, alors ça signifiait que c'était elle, en tant que telle, qui représentait tout ce pognon.
Ça, ça voulait dire qu'elle savait quelque chose qui valait au moins ce prix-là.
Il tapa quelques questions à la volée:
- Fausse identité kazakh de Marie Zorn?
- Que peut-elle savoir qui vaille au moins (100000 fois X) dollars ?
- Agente du FSB ? D'un autre service? Espionne de la mafia? Scientifique transfuge?
Gorsky était un spécialiste du trafic high-tech. Dans les années quatre-vingt-dix, ses nombreux contacts avec l'administration militaire post-soviétique lui avaient d'abord permis de fourguer
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dans le monde entier des technologies de défense, du logiciel, des composants, des banques de données par wagons entiers.
Il avait également servi d'intermédiaire pour quelques scientifiques de l'exURSS au chômage, et leurs employeurs iraniens, irakiens, libyens, israéliens, sud-africains. Le flot s'était progressivement tari au début du siècle lorsque la Fédération de Russie put à nouveau payer convenablement ses chercheurs.
Aussi, après que la mafia de Vladivostok se fut alliée avec celle de Novossibirsk puis avec une branche du Yakuza, afin de contrer les familles de Iekaterinbourg et leurs nouveaux copains nippons, il avait eu pour mission de pénétrer les marchés clandestins qui florissaient dans les marches musulmanes de l'exempire russe, ainsi qu'en Chine de l'Ouest.
En une dizaine d'années il s'était largement diversifié, et ses trafics couvraient à peu près toute la palette des activités clandestines à haute valeur ajoutée disponibles sur la planète.
La fille était une scientifique, ou quelque chose d'approchant, c'était la seule piste sérieuse.
D'une traite, il tapa:
- De quel type d'activités scientifiques Marie Zorn est-elle la spécialiste ?
(Retrouver trace de Marie Zorn dans universités canadiennes et US, reconstituer son cursus.)
- Si Marie Zorn tellement importante pour mafia sibérienne, alors pourquoi la renvoyer au Canada? (Trouver connexion entre mafia sibérienne et mafias russo-américaines au Canada - quelles activités.)
Et surtout :
- Pourquoi la faire voyager sous sa véritable identité, avec passeport d'une autre nationalité établi par un officier du GRU ?
D'instinct Romanenko renifla le truc pas clair, il y avait une embrouille, une grosse embrouille quelque part.
L'hôtel Irkoutsk se trouvait dans les faubourgs nord de la ville, dans un coin situé à l'écart des quartiers dangereux ainsi que des grands établissements de luxe où les diverses mafias avaient fixé leurs quartiers généraux.
Romanenko resta en stationnement un petit moment de l'autre côté de la rue afin de vérifier si le dispositif était en
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place : Solokhov et ses cosaques, des types capables de ronfler sur leurs canassons, ils dormaient à tour de rôle dans leur vieille Golf VW pourrie.
Il refit une nouvelle fois le tour du peu d'éléments en sa possession, il fallait qu'il voie la fille.
Le Sibérien avait été implacable dans sa négociation préalable.
Premier point: transbahuter la fille au plus vite jusqu'à Montréal. Deuxième point : ne lui poser aucune question, hormis celles servant à régler les petits détails techniques.
Troisième point:
- Pavel, il avait dit en matraquant chaque syllabe, je veux que tu charges deux ou trois de tes meilleurs mecs pour l'opération, des mecs invisibles, qui ne sont jamais allés en Amérique du Nord, et qui sont clean. Pas tes crétins de cosaques. Je veux des spécialistes. Je veux que tu montes une équipe. Ils seront payés rubis sur l'ongle. Je veux que tu me les présentes au plus vite. La fille doit être partie dans les dix jours, dernier délai.
C'était le genre de conditions habituelles pour les contrats de Gorsky.
Cent mille dollars américains, ça valait la peine de se démener un peu.
Solokhov avait pris la chambre mitoyenne, avec porte communicante. Lorsque Romanenko l'avait joint sur son cellulaire, il lui avait demandé de prévenir Marie de sa visite, puis d'appeler les cosaques afin qu'ils ouvrent l'oeil, et enfin de veiller à ce que le hall et le couloir de la chambre soient parfaitement déserts lorsqu'il arriverait.
Solokhov s'était adjoint les services du garde de l'hôtel, un type qui bossait pour eux à chaque fois qu'ils se servaient d'une chambre pour planquer un témoin, un correspondant en fuite, un transfuge, un terroriste, une Marie Zorn.
Le garde kazakh, Ulganov, était une brute épaisse de pratiquement deux mètres de haut, une armoire à glace qui pouvait boucher l'embrasure de la porte d'entrée rien qu'en s'y tenant de profil. Romanenko savait que sous le comptoir il conservait prêts à l'emploi un fusil à pompe calibre 12 chargé de 00 BuckShot, et un Desert Eagle chambré en .44 Magnum, des calibres caté-
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gorie poids lourds qui faisaient figure de jouets dérisoires dans ses pognes de catcheur.
Il se tenait pour l'heure derrière son petit poste de télé portatif où défilaient les images bigarrées d'une pub Pepsi-Cola, il fit un petit signe de connivence à Romanenko lorsque celui-ci passa devant lui pour se rendre jusqu'au vieil ascenseur datant de l'époque soviétique, avec sa fresque réaliste-socialiste forgée dans l'acier de la cabine.
Marie Zorn se tenait allongée sur le lit. Elle regardait une chaîne satellite australienne sur une vieille télévision japonaise. Romanenko aperçut des images de femmes en brushing et il crut comprendre que John, qui aimait Barbara, était parti avec Cindy.
Marie Zorn baissa le son à son entrée, se tourna vers lui, et timidement se mit sur ses pieds.
- Bonjour, mademoiselle Zorn, fit-il d'un ton badin, comment vous sentez-vous ce matin?
La jeune femme ne répondit rien, elle désigna d'un geste les fauteuils du petit salon avant de l'y précéder.
Romanenko s'assit dans le vieux machin sans style particulier, sinon moche, et attendit qu'elle ouvre le jeu. En vain.
- Bon, comment trouvez-vous la chambre?
- Ça ira. Vous avez des nouvelles pour mon départ?
Romanenko croisa ses mains, puis les posa sous le menton, une posture de joueur d'échecs.
- Les choses avancent à leur rythme. Votre passeport est en cours de fabrication. Depuis quand êtes-vous au Kazakhstan? C'est pour votre visa d'entrée, avait-il rajouté aussitôt, sans y mettre aucune intonation particulière.
- Mon visa d'entrée?
- Chère mademoiselle Zorn, si vous arrivez à Montréal du Kazakhstan, il faut bien que vous y soyez entrée un jour.
Soit la fille était parvenue illégalement au Kazakhstan, soit directement avec son visa de touriste et son entrée avait été enregistrée par les services douaniers. Ça lui aurait pris deux minutes de vérifier sur son PC, mais il voulait la tester, sans rien savoir, afin de conserver un comportement authentique, il vérifierait après, bien entendu.
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- Mademoiselle Zorn, Marie... je peux vous appeler Marie, n9est-ce pas? Marie, je veux juste savoir si vous êtes entrée dans ce pays en bonne et due forme.
La fille hésita un petit moment, se tortilla sur son fauteuil.
- Je... je suis entrée au Kazakhstan clandestinement, soufflat-elle.
- Pourquoi ?
- Je... je crois que M. Gorsky ne voudrait pas que ça s'ébruite.
- Ah, fit-il d'un ton égal, vous pouvez me dire où vous étiez avant ? Je vais avoir besoin de remonter un peu votre filière pour établir des documents fiables.
Romanenko lui laissa un peu de temps pour souffler, il devait à tout prix veiller à construire l'image d'un bon gars honnête, intègre, droit, aimable et attentif.
Car il n'ignorait pas que leur conversation était espionnée par les hommes de Gorsky. Solokhov avait déployé les systèmes de contre-mesure standard dans la chambre d'à côté, mais il savait pertinemment qu'ils ne faisaient pas le poids face aux technologies sophistiquées dont disposait le mafieux sibérien.
Il lui fallait donc marcher sur une corde particulièrement raide. Agir tel que Gorsky le prévoyait, tirer les vers du nez à la demoiselle, tout en ne franchissant pas la ligne rouge, c'est-à-dire être trop explicite dans son interrogatoire. Dans le même temps, cette entrevue, une des rares qu'il aurait l'occasion d'avoir, devait lui permettre de glaner deux ou trois renseignements stratégiques.
Déjà, un, elle était entrée ici clando.
Ensuite, fallait sonder, en douceur, comme dans un terrain miné.
La jeune femme n'avait toujours pas répondu à sa dernière question. Il devait jouer avec finesse.
- Marie? Vous devez bien comprendre une chose: si on m'a confié la mission de vous ramener at home, c'est parce que, figurez-vous, c'est une de nos spécialités ici, le transfert de correspondants (une simple vantardise d'esprit de corps). Et si nous sommes si performants, c'est pour une simple et bonne raison : nous pensons à tout, Marie. Y compris à l'impensable. C'est pour 60
ça qu'on nous paie. Prévoir l'imprévisible. Nous avons des méthodes pour ça.
Il riva le clou.
- Je vais vous expliquer ça concrètement, Marie. L'idée c'est de prévoir l'accident, où plutôt les accidents possibles. Vous pouvez tomber malade, vous casser une jambe, l'avion peut être obligé de faire une escale technique dans un autre pays, un pays où vous pourriez avoir eu des antécédents judiciaires, l'avion pourrait être détourné, la Troisième Guerre mondiale pourrait se déclencher, nous sommes pires que la Lloyd's, vous ne pouvez pas savoir le nombre de scénarios-catastrophes que nous sommes capables d'imaginer. Le premier truc, évidemment, c'est que votre passeport contienne bien votre code génétique.
Mais au cas où une administration sanitaire, judiciaire, fiscale ou autre déciderait de remonter votre piste, je dois veiller à ce qu'elle ne s'arrête pas au milieu de nulle part.
Il comprit qu'il avait brisé la défense ennemie.
Elle baissa la tête, puis releva vers lui une paire d'yeux résignés.
- Je venais de Russie. J'ai rencontré M. Gorsky à Novossibirsk. Ensuite il m'a conduite dans les monts Tchinguiz. Puis ici.
Les monts Tchinguiz. Il retint un sourire. Bonne pioche. Et celle-là il ne la lui avait même pas demandée directement, elle l'avait livrée sans réfléchir, sans même avoir conscience de livrer des petits bouts de vérité à chaque mot prononcé.
Et sans que Gorsky puisse rien y faire.
Le soir même, dans les bureaux de l'ambassade, il avait convoqué Ourianev, il fallait constituer cette putain d'équipe au plus vite. Il fallait d'urgence se retaper un casting.
Dans l'après-midi, son intelligence artificielle avait rapidement synthétisé deux ou trois informations primordiales relatives aux monts Tchinguiz. Primo, ils abritaient depuis longtemps une des branches de la mafia kazakh.
Deuzio, cette branche était de celles qui alimentaient en armements Hakmad et le FLNO. Tertio, on savait que cette branche
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kazakh était liée à la mafia sibérienne, en particulier les gars de Novossibirsk, dont Anton Gorsky.
Enfin, une compagnie d'investissements localisée à La Barbade, qu'il suspectait d'appartenir au réseau de sociétés-écrans de Gorsky, venait d'opérer une série de transactions financières en direction d'une holding située en Suisse, une holding qui possédait un laboratoire de recherches médicales au Kazakhstan.
Un labo de recherches médicales. D'où venait Marie Zorn.
Il sut d'instinct qu'il venait d'avancer un pion sur un carré stratégique de l'échiquier. S'il voulait accentuer son avantage, il ne lui restait plus qu'une seule chose à faire: se rendre sur les lieux. Ce qui signifiait forcer la main à Gorsky. Et donc lui faire savoir au plus vite qu'il ne servait à rien de vouloir lui cacher plus longtemps cette partie de la vérité.
Aussi, ce soir-là, il était resté seul dans son bureau, devant l'ordinateur allumé, plongé dans de savantes réflexions stratégiques.
Il s'était branché sur son Kriegspiel programmable favori. Un logiciel expérimental venu de Vancouver, conçu par des ingénieurs canadiens, chinois et français, et qui fonctionnait avec la dose requise d'intelligence artificielle.
Le Kriegspiel avait en mémoire des siècles d'histoire militaire, il s'appelait MARS, évidemment, pour Modéliseur Avancé de Recherches Stratégiques.
Pour l'heure il lui avait demandé de reprendre le cours de la guerre civile telle qu'elle se déroulait en Chine, en ce moment même. MARS était le genre de zinzin capable de surfer de luimême dans les bons réseaux d'informations et de présenter une carte vivante des conflits présélectionnés par l'utilisateur humain.
La Chine était devenue un concentré grandeur nature de toutes les guerres du xxe siècle. On y trouvait à peu près tous les types de terrains : montagnes, steppes, déserts, grandes plaines herbeuses, prairies cultivées, marais, rivages côtiers, jungles et mégacentres urbains. Tous les types d'engagements possibles y avaient laissé leur empreinte : grandes batailles de chars, offensives aéroterrestres, guérilla et lutte antiguérilla, combats navals, terrorisme et contre-terrorisme, attaques cybernétiques, mas-62
sacres de civils à grande échelle, et, depuis peu, guerres intermilices.
MARS lui présenta la ligne de front et les troupes engagées, quasiment en temps réel : la ligne de démarcation entre les provinces sécessionnistes du Sud et les armées du Nord suivait grosso modo la longue courbe sinueuse du Yangzi Jiang.
Les sudistes, après leurs victoires éclairs de l'année précédente, la prise de Shanghai surtout, n'étaient pas parvenus à franchir le fleuve, autrement que par des têtes de pont vite écrabouillées par l'armée de Pékin. Mais ils tenaient toutes les grandes villes situées au sud de l'embouchure du Yangzi, Shanghai, Nankin, Suzhou, Zhanjiang, Wuhu, ainsi que Nantong, encerclée par les nordistes.
Au centre-est du pays, ils étaient en train de lâcher Wuhan, mais au prix de pertes très lourdes pour les assaillants. Certains parlaient déjà du Verdun chinois. Sans préciser pour qui.
Au centre-ouest, les combats faisaient rage dans le sud du Sichuan, pour le contrôle des villes fluviales de Chongqing et Luzhou. Les sudistes n'avaient pas su concrétiser la prise de ces villes l'année passée, et désormais, plusieurs millions de soldats nordistes étaient concentrés à Chengdu, Nanchong, et Wutongqiao, de l'autre côté du fleuve, leur barrant le passage et pilonnant leurs positions jour et nuit.
D'autre part, il était clair que l'APL préparait quelque chose dans le Yunnan, aux frontières du Viêt-nam et de la Birmanie.
Romanenko suivait depuis le départ le schéma stratégique appliqué par les nordistes, il l'avait vu prendre forme dans sa propre tête, à l'avance.
D'ici la fin de l'été, il aurait parié son compte suisse là-dessus, les nordistes allaient contre-attaquer à l'ouest du Sichuan, le long des frontières indochinoises, là où personne ne les attendait.
Il demanda à MARS de générer l'histoprocesseur, et de lancer l'offensive, telle qu'il l'avait planifiée, et telle que, très probablement, l'avaient planifiée les généraux de l'APL.
D'après ses propres informations, un flot ininterrompu de matériel et d'hommes s'écoulait depuis des mois entre Wutongqiao et Dukou, une ville que les nordistes avaient reprise à la fin de l'hiver, située sur le haut cours du fleuve, à environ trois cents
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kilomètres des frontières birmanes. Romanenko savait que les chefs militaires chinois, de part et d'autre, étaient les héritiers d'une tradition millénaire dans l'art de la guerre.
Les nordistes pouvaient prendre Kunming en tenaille, de Dukou avec le gros des forces, et par les montagnes dans les environs de Dongchuan, avec de l'infanterie spécialisée. Kunming prise, ils feraient route nord/nord-est vers Guiyang, pour une première armée, avec pour mission de prendre à revers les forces sudistes engagées dans le Sichuan, et en lanceraient une autre en direction du sud-est, à travers le Guangxi, afin de prendre Nanning, Zhanjiang, couper la presqu'île d'Hainan et avancer vers Canton et Hong Kong.
L'armée nord-est, après avoir fait la jonction avec les forces combattant pour le Sichuan, ouvrirait les vannes à plusieurs armées supplémentaires. L'une d'entre elles redescendrait sur Guilin, prenant Liuzhou en tenaille avec l'armée sud-est du Guangxi, puis ensemble elles encercleraient Canton et Hong Kong.
Les autres pourraient déchirer le ventre de l'armée sudiste au sud de Wuhan.
C'en serait quasiment fini de l'Armée démocratique et de la sécession chinoise.
Une fois passé le Yangzi, personne ne pourrait plus arrêter les divisions de l'APL.
Le Kriegspiel envoya un message dans une fenêtre en haut de l'écran : OFFENSIVE APL SUR KUNMING RUN TIME IN PROCESS
PRÉPARATION D'ARTILLERIE ET 13OMBARDEMENTS TACTIQUES - TEMPS RÉEL : 2 JOURS, TEMPS KRIEGSPIEL
2 HEURES.
THÉÂTRE D'OPÉRATIONS:
- XVIle ARMÉE, GÉNÉRAL LI FENG, PAR DUKOU EN DIRECTION DE CHUXIONG
- XXIe ARMÉE, GÉNÉRAL SONG, PAR DONGCHUAN ET LES WUMENG SHAN VERS QUJING
- 55e ET 8()e AÉROPORTÉES VERS LES LACS DIAN-CHI ET FUXIAN-HU.
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Pendant que l'ordinateur endossait le rôle des armées de Pékin, Romanenko essaya d'élaborer une tactique défensive qui puisse sauver les miches de la sécession.
Il se souvint de la discussion qu'il avait eue un soir, avec le mercenaire occidental qui conseillait Shabazz et marchandait la dope. Il se demanda un instant ce que le mec pouvait être devenu, après l'offensive du FLNO; sûrement mort, à l'heure qu'il est, pensa-t-il. Ils avaient échangé quelques propos acerbes sur la conduite des affaires de la guerre par la " conférence nationale
" du mouvement oulfgour.
Bien sûr, la seule solution pour l'armée sudiste était de coordonner ses efforts avec les luttes d'indépendance que menaient les guérillas du Turkestan oriental et les Tibétains, en étant capable, par exemple, de menacer le flanc ouest des troupes que Pékin massait à Dukou.
Mais, pour cela, il aurait fallu au préalable que les hommes d'Hakmad fassent la paix avec ceux de Shabazz. Autant demander à Pékin l'instauration des libertés démocratiques.
Il n'y avait donc pas d'autre issue : il fallait se replier devant les forces que le Kriegspiel lançait sur Kunming, afin de protéger Hong Kong et Canton d'une part, et l'armée du Sichuan d'autre part, enfin, tenter le tout pour le tout et répliquer en perçant les lignes de l'APL vers la capitale nordiste, à l'autre extrémité de la ligne de front.
Il demanda à son état-major virtuel de programmer l'offensive pour le lendemain, cinq heures du matin, à partir de Nankin et de Wuhu, dans l'extrême Est, afin d'emprisonner l'armée du Jiangsu au nord du fleuve.
Puis il alla se coucher.
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Les Wallabies étaient en train de malmener les Springboks sur son écran, et Marie Zorn n'en avait rien à foutre. Ce que les autres réseaux présentaient pour l'heure ne l'intéressait pas plus, alors elle était revenue sur Star TV.
Les images lui servaient de réservoir à oubli; qu'il s'agisse de rugbymen de l'hémisphère Sud ou de jeunes bourgeoises californiennes siliconées, de La Charge de la Brigade légère ou des Trois Suceuses berlinoises revenait au même.
Elle devait oublier.
Oublier qui elle était, où elle était, comment et pourquoi elle y était venue, comment et pourquoi elle allait en repartir. Oublier ce dont elle se souvenait encore, comme par l'effet d'un mauvais miracle. Une amnésie totale aurait été cent fois préférable.
Il y eut une coupure de publicité, elle n'avait rien de spécial à faire, elle se leva et entra dans la salle de bains.
Elle s'assit sur la cuvette des w-c et urina. Il faisait extrêmement chaud en ce débutjuillet, et elle se morfondait toute lajournée dans la chambre, elle buvait des litres de soda, de Coca ou d'eau minérale. Elle pissait au moins une fois par heure.
Ensuite, elle décida de prendre une douche. L'eau était rationnée depuis le début de l'été, les grandes sécheresses dues à l'effet de serre faisaient du liquide élémentaire une denrée à peu près aussi stratégique que l'uranium, le pétrole, ou un cerveau bien formé. Certains annonçaient que les principaux conflits en cours étaient en fait des guerres pour le contrôle de l'eau potable.
D'autres affirmaient que l'humanité se déchirerait bientôt pour quelques biotopes rares. Un peu avant, elle avait vu sur une chaîne privée américaine un documentaire écologiste qui annonçait un désastre climatique imminent, pour la fin de la décennie. La température globale ayant augmenté d'un bon degré centigrade en quelque quinze ans, des milliers de kilomètres carrés avaient été engloutis sous les eaux au Bangladesh ou dans le Pacifique, et on édifiait en hâte de nouvelles digues en Hollande
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et en Allemagne du Nord, ainsi qu'un peu partout près des côtes et des grands fleuves. Le trou d'ozone recouvrait désormais tout l'Antarctique, plus une bonne moitié de l'Australie, le sud de la Patagonie, allant jusqu'à menacer les alentours de l'extrême Sud africain, continent déjà largement dévasté par la désertification. Son confrère du pôle Nord était à peine moins vaste. Les chiffres présentés ne prêtaient pas à sourire, Marie en était aisément convenue, mais l'information dramatique refusa obstinément de prendre consistance dans son esprit, elle resta suspendue dans une bulle aux limites de sa conscience, une simple donnée, comme la température, ou le compteur de rationnement de la douche, qui indiquait qu'il lui restait moins de trente litres d'eau pour les prochaines vingt-quatre heures.
Alors que le jet d'eau tiède en aérosol se déversait sur son corps, Marie sentit ses mains partir d'elles-mêmes à la rencontre de son bas-ventre. Elles s'y appliquèrent doucement comme pour en tester la douce rondeur.
Elle releva son visage vers le pommeau de plastique blanc et ferma les yeux sous le jet, ses mains entrecroisées juste au-dessus du pubis.
L'image la traversa de part en part, comme une interférence électronique zébrant un écran.
Elle en hurla de douleur.
C'était bleu.
C'était bleu et pourtant ça brillait d'une lumière d'un blanc insoutenable, pur, sublime, et mortel.
Il semblait y avoir deux formes, non, deux sources d'énergie, corrigea-t-elle.
Ça bougeait en étincelant de ce blanc-bleu éblouissant, un vacarme d'infrabasses résonnait dans sa tête. Marie se retrouva prostrée sur les carreaux de la douche, alors que le jet continuait de se déverser sur elle, imperturbable.
Les deux sources d'énergie étaient à la fois semblables et différentes.
L'information s'était cristallisée dans un étage profondément enfoui de sa conscience, mais l'écho de cette révélation était par-67
venu à remonter jusqu'à elle, ce petit cerveau prostré sous la douche, et soumis à une radiation inconnue.
Elle fut prise de nausées, mais ne put rien vomir d'autre qu'une bave parsemée de maigres rebuts organiques.
Sa conscience tenta de former les explications habituelles dans son cas mais les deux sources d'énergie vrillaient tout son champ mental de cette machine cosmique blanc-bleu.
Alors elle se recroquevilla comme un foetus dans son placenta, une vieille pulsion, l'ultime pulsion en même temps que l'originelle. Elle voyait la bonde à quelques centimètres de son visage, le mouvement de l'eau qui y tournoyait évoquait le dernier salut d'un danseur avant sa sortie de scène, le dernier éclat de vie avant la mort.
La machine cosmique se mit à lui parler, dans une langue dont elle ne comprenait pas les mots, mais dont le sens lui parvenait, à peine moins obscur.
Elle ne s'aperçut pas que le jet s'était interrompu et que le compteur affichait une bande rouge sur laquelle était inscrit
ZÉRO.
Lorsqu'elle reprit conscience, elle assimila en même temps une foule d'informations : elle n'était plus sous la douche, la machine cosmique avait disparu de sa conscience, elle était sèche, vaguement habillée et Solokhov, ce jeune sous-officier russe de l'ambassade, était penché au-dessus d'elle. Il lui donnait quelques gifles, et prit un air un peu embarrassé lorsqu'elle ouvrit les yeux.
- Miss Zorn ? Miss Zorn ? Do you feel aUrrite ?
Il lui parlait en anglais, se dit Marie en se demandant pourquoi. Elle parlait le russe couramment.
Ia ciébia khorocho tchowstiou, noguou li ia iguiétii nié ninochko vodii 19
- Konechno.
L'homme courut vers le petit frigo et en sortit une bouteille 1. "Je vais parfaitement bien, mais pourrais-je avoir un peu d'eau? "
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d'eau minérale sibérienne. Il lui servit un grand verre et revint vers elle, l'air inquiet.
Elle le but avec avidité, la nuit était tombée, mais la chaleur s'était emmagasinée toute la journée sur la ville, l'enfermant comme sous le couvercle d'un chaudron sur le feu.
Solokhov s'était assis sur le bord du lit.
- J'ai appelé Romanenko. Il va venir avec un docteur, lui souffla-t-il en russe.
Marie sentit le sang refluer de son visage. Gorsky lui avait demandé de veiller à subir le moins d'examens médicaux possible. Ce qui voulait dire aucun.
- Pourquoi avez-vous fait ça?! se mit-elle à hurler, en français, avant de se rendre compte du ridicule de son attitude.
Le jeune Russe s'était vivement redressé, interloqué.
Marie n'avait pas eu envie de s'excuser, alors elle s'était levée pour s'enfermer en silence dans la salle de bains.
Elle y était restée jusqu'à l'arrivée du docteur et du colonel russe.
- Je vais très bien, je vous assure, j'ai juste oublié de boire suffisamment et il a fait extrêmement chaud aujourd'hui.
Romanenko avait observé Marie Zorn sans ciller.
Elle était pâlotte, des cernes en lourdes demi-lunes sous deux yeux brillants enfoncés dans leurs orbites. Visiblement elle n'avait pas dormi.
D'autre part la poubelle de sa chambre était remplie de canettes et de bouteilles en plastique.
Elle lui mentait.
Le docteur kazakh était un contact du service, il fermerait sa gueule. Il auscultait déjà la jeune femme avec un stéthoscope, lui prit sa tension, inspecta ses yeux avec une petite lampe micropocket, lui fit le coup du marteau sous la rotule, vérifia que sa langue n'était pas chargée, ni sa gorge infectée, ni ses oreilles, puis contempla d'un oeil détaché un chiffre qui se stabilisait en leds rouges sur l'écran de son MediKit.
- Je constate une légère tachycardie. Vous suivez un traitement quelconque?
avait-il demandé, en lui prescrivant quelques aspirines de choc et des anxiolytiques légers.
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- Ne vous inquiétez pas, avait-elle répondu. C'est vrai que le voyage me rend un peu anxieuse, mais c'est tout, je vais bien. Je ne tomberai pas malade.
Ça, s'était dit Romanenko en plissant les yeux, ça lui était destiné.
Il décida malgré tout de noter l'incident dans son dossier secret, dès son retour au bureau. Sans doute ne fallait-il pas lui donner plus d'importance qu'il n'en avait, c'est vrai qu'il avait fait diablement chaud aujourd'hui, et il pouvait comprendre que la fille soit un peu nerveuse.
Mais Solokhov l'avait trouvée évanouie dans sa salle de bains.
Cela devait être absolument notifié dans sa liste, avec l'heure et la date correspondantes, et les confessions du docteur Ouïssourov.
Romanenko et le docteur partis, Marie avait demandé à Solokhov de la laisser seule, elle allait très bien merci, elle ne voyait vraiment pas pourquoi on faisait tout ce raffut pour un simple vertige.
Elle s'efforça de conserver ce masque de fragile authenticité qui l'avait si bien protégée depuis le début. Une sincérité un peu timide, dont elle savait désormais jouer dans les situations difficiles.
Elle avait merdé.
Gorsky saurait d'ici le lever du soleil que quelque chose d'anormal s'était produit.
Elle s'allongea sur le lit. Avant de quitter l'hôtel, Romanenko lui avait annoncé qu'il aurait son passeport demain, comme s'il s'agissait d'un détail sans importance, ils allaient vérifier quelques trucs avec Gorsky, puis elle partirait.
Et ce n'était que le début, pensa-t-elle en frissonnant.
Elle avala les cachets laissés par le docteur, d'un geste mécanique. Elle éteignit la petite lampe de chevet, l'écran situé en face d'elle diffusait maintenant un vieil épisode de 90210 Beverley Hills; elle l'avait déjà vu lorsqu'elle était môme, et ça lui parut incroyablement insignifiant, elle se demanda ce que les extra-terrestres penseraient de nous, en contemplant les rebuts de notre civilisation, zappa sur un des canaux hertziens, une 70
chaîne russe, puis s'endormit devant la énième retransmission du Lac des cygnes.
L'offensive sur le Jiangsu avait fonctionné, se dit Romanenko en observant l'image qui s'animait sur l'écran.
Il avait enfermé une armée entière dans la péninsule et anéanti plusieurs grandes unités de la ligne de front, au nord du fleuve. Une autre armée, décimée, faisait retraite vers le Henan.
Le Kriegspiel semblait opter pour des divisions de réserve venues de Jinan pour ses renforts, mais il stoppa également l'offensive sur Wuhan, ce qui était un des objectifs annoncés de l'opération.
MARS continuait cependant de masser ses troupes dans le nord du Yunnan, Kunming étant prise, il n'allait pas tarder à lancer son coup de poignard vers Hong Kong, mais désormais Romanenko avait repris l'initiative sur les côtes orientales.
Il pouvait lancer le gros de ses forces dans la brèche ouverte, selon le plan concocté les derniers jours, et foncer jusqu'au fleuve Jaune; il jetterait toutes ses forces disponibles dans cette formidable bataille qui allait décider du sort de la guerre. Jusqu'au dernier fantassin encore debout.
Il en était là de ses réflexions lorsque deux événements se produisirent au même instant ou presque.
D'abord, le processeur du Kriegspiel envoya un message sur l'écran et des formes se dessinèrent puis se mirent en mouvement.
DOUBLE OFFENSIVE À PARTIR DE KUNMING
RUN TIME IN PROCESS
- XVIle ARMÉE VERS NANNING, PUIS PRFSOU'ILE DE HAI
NAN.
XXIe VERS GUIYANG PUIS ZUNYI.
XXXe EN RENFORT DEPUIS DUKOU:
- Ire UNITÉ DE MANCEUVRE VERS GUIYANG (2 CORPS
D'ARMÉE)
- 2e UNITÉ DE MANOEUVRE VERS NANNING ET HAINAN
(2 CORPS D'ARMÉE)
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- 3e UNITÉ DE MANCFUVRE EN SOUTIEN À KUNMING (I CORPS D'ARMÉE +1 DIVISION
AÉROMOBILE).
ACHEMINEMENT DE LA XIIIe ARMÉE VERS DUKOU DEPUIS XICHANG.
Nom de Dieu, eut le temps de se dire Romanenko, maintenant la course de vitesse était engagée.
Puis, à l'autre bout de la pièce, la porte s'ouvrit et le capitaine Ourianev entra.
Avec des nouvelles.
- Je crois que j'ai l'homme qu'il nous faut, colonel.
Il affichait un franc sourire.
Romanenko lui jeta un regard froid, abandonna à regret le Kriegspiel et montra le fauteuil à Ourianev.
Le jeune capitaine du GRU y prit place, sans cesser de sourire, et de tripoter ses moustaches; il semblait authentiquement soulagé, et fier de lui, se dit Romanenko.
- Alors? fit-il, d'un ton détaché.
Ourianev se cala dans son fauteuil.
- Vous ne devinerez jamais.
Romanenko poussa un soupir d'agacement.
- Cessez de jouer aux devinettes. Il nous reste peu de temps.
Les conditions de Gorsky avaient été explicites: aucun homme du GRU, ou d'un autre service russe. Pas de mafieux, pas de tueurs à gages répertoriés par Interpol. Pas de criminels de guerre, des mecs invisibles pour les douanes nordaméricaines. Une équipe de trois, un simple duo si l'on ne pouvait pas faire autrement.
Autant demander l'envoi d'un homme sur la lune avec des types qui n'auraient jamais posé leur cul sur le siège d'un avion, pas même en classe économique.
Ourianev avait néanmoins sélectionné un petit groupe de prétendants possibles.
Parmi eux deux mecs et une fille s'étaient détachés.
Le premier était un ex-flic russe de quarante-cinq ans, garde du corps occasionnel, qui zonait à Almaty, c'était un mec costaud, il savait se servir d'une arme et connaissait le travail de
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sécurité, mais Romanenko avait tout de suite décelé son alcoolisme, et son intelligence était limitée.
Le second était un Nord-Irlandais protestant originaire de Belfast ayant appartenu à une branche orangiste radicale, il était recherché pour sa participation à plusieurs attentats meurtriers en Ulster, depuis une quinzaine d'années, et il avait officié pour divers employeurs peu reluisants, sous de multiples identités, au Brésil, en Afrique, au Moyen-Orient, puis en Asie centrale. Il se faisait appeler Dowie. Son véritable nom était William MacDowell. On disait que c'était un numéro classe iceberg vivant, un spécialiste de la protection rapprochée qui aimait tuer et qui savait le faire, néanmoins rien dans les rapports n'indiquait qu'il soit en mesure de diriger une aussi délicate opération. D'autre part il avait participé à des meurtres, et il avait un mandat Europol aux fesses.
Restait la fille. Un cas. Une énigme. Romanenko et Ourianev n'étaient pas vraiment parvenus à débrouiller les racines de son passé personnel.
Elle n'était ni moche ni jolie, une honorable moyenne. Un peu cheval, avec de grandes dents et une charpente de bonne taille. Mais tout en muscles, et en volonté, tannée au soleil des marches dans le désert depuis ses plus lointaines origines, s'était dit Romanenko.
Elle était blonde, autant que Marie était brune, grande autant que l'autre était menue, bronzée autant que la Québécoise était pâle.
Elle disait s'appeler Rébecca Waterman, et avoir été sergent dans Tsahal, elle disait être née à Hdifa d'un père hassidim américain de Brooklyn et d'une juive russe d'Odessa, elle parlait les deux langues parentales plus l'hébreu et l'arabe évidemment, elle avait fait des études supérieures, elle connaissait parfaitement les États-Unis. Oui, elle était déjà allée au Canada, oui dans la nouvelle Province libre du Québec aussi, oui elle connaissait Montréal, oui elle possédait des rudiments de français.
Romanenko avait essayé de voir si la fille n'était pas un agent du Mossad ou du Shin Beth, c'était carrément trop beau pour être vrai, mais elle n'était répertoriée nulle part. Les services moscovites du GRU eux-mêmes n'avaient rien, son contact au
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FSB lui avait fourni la même réponse. En Israël, tout le monde fait son service, il n'y avait rien d'exceptionnel à ce qu'elle eût été'sergent dans Tsahal.
A ses questions, elle avait raconté qu'elle était simplement une voyageuse, qu'elle parcourait le monde de long en large, qu'elle zonait en Asie centrale et en Sibérie du Sud depuis près de deux ans. Qu'elle n'avait plus d'argent.
Qu'elle avait passé une petite annonce dans un journal local. Cherche job, indifférencié, urgent. Qu'Ourianev lui était tombé dessus dans un bar de la ville.
Romanenko n'avait pas mis deux minutes pour en tirer les conclusions qui s'imposaient : elle seule pouvait prétendre conduire l'opération.
Romanenko n'était pas plus misogyne que la moyenne des hommes en général et des officiers de l'armée russe en particulier, il avait accepté la chose sans éprouver un grand bonheur,
il ferait avec, voilà tout, s'était-il dit.
Et là, il regardait Ourianev, son oeil pétillant de contentement de soi, un mélange d'orgueil pur et de bonheur simplet effroyablement mixés dans le même sourire.
Le crétin, il prend ça pour un "jeu ", sans comprendre ce que tout jeu implique vraiment : le dépassement absolu des contingences.
- Alors? lâcha-t-il, glacial.
- Alors ? avait répété Ourianev stupidement, un air de comploteur dramatique fronçant ses sourcils. Alors je vous le donne en mille, colonel, le gros lot, le cadeau bonus, tout droit venu de la frontière chinoise.
Romanenko avait exprimé un ennui ostentatoire en fixant son subordonné d'un regard distant.
- Alors, je vous ramène le mercenaire des Oifigours, mon colonel, s'était empressé de poursuivre Ourianev.
- Le quoi?
Le mercenaire, mon colonel, le mercenaire de Shabazz, comment s'appelle-t-il déjà, Zoorpe ?
Romanenko se raidit.
Cornell Zoorpe. Autrement dit Hugo Cornélius Toorop.
L'ancien volontaire de la 108e Brigade bosniaque.
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Merde, il était passé. Il avait survécu.
Et Romanenko ne savait foutrement comment, mais il était parvenu jusqu'à Almaty, dans une région infestée de miliciens ennemis, puis il avait réussi à entrer dans l'ambassade.
Il vrilla son regard dans celui d'Ourianev. C'était un regard de glace pure, gelé à l'azote liquide.
- Il est ici?
- Oui, il attend dans le bureau d'à côté.
L'ordinateur mental de Romanenko se souvint de la liste Toorop/Zoorpe.
Ce jeune connard d'Ourianev avait raison : c'était tout bonnement l'homme de la situation.
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Les choses s'étaient gâtées sur l'autre rive du fleuve Tekes.
Toorop avait d'abord marché pendant des jours entiers jusqu'aux monts Terskey, au milieu des troupes ennemies qui convergeaient vers la frontière chinoise. Il pouvait entendre le bruit de l'avion de chasse qui survolait la zone et il apercevait souvent sa trace dans le ciel, il priait alors pour que l'avionique rudimentaire des vieux Mig du FLNO n'ait pas été remplacée par des systèmes russes dernier cri, car il n'existe aucun Dieu pouvant vous cacher à la vue des radars les plus performants, les soldats de Saddam Hussein l'avaient appris à leurs dépens juste avant de mourir, deux décennies plus tôt.
Il marcha ensuite plus d'une semaine dans les Terskey Alataou, suivant des yeux la route du lac Issyk-Koul du haut de la crête, en se nourrissant de ce qu'il avait sous la main, racines, fleurs, insectes, oeufs d'oiseaux.
Le jour, des groupes d'hélicoptères et des avions de transport de troupes survolaient les contreforts de la chaîne de montagnes. Il restait parfois une heure ou deux sous un rocher, un aplomb, dans une cavité, à plat ventre dans un bosquet, dans un trou ou sous le tronc d'un arbre mort. Parfois il s'endormait.
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La nuit il marchait sans répit, se dirigeant avec le module GPS du cellulaire, branché sur un canal ArabSat, comme une chauvesouris dans le noir.
Il s'offrait parfois quelques heures de sommeil bioprogrammé, dans des cavernes humides et froides, voire de simples anfractuosités creusées dans la roche, et à peine plus petites que des casiers de consigne automatique.
Un soir, l'avant-veille de son arrivée sur la berge du fleuve Tekes, allongé dans sa couverture de survie sur un recoin mousseux, Toorop avait farfouillé dans son sac et était tombé sur deux pages de journal roulées en boule autour de vieux morceaux de bougie tout humides; il entama sa lecture à la lueur vacillante des chandelles.
Deux pages d'un même quotidien kazakh en langue russe datant de plusieurs mois.
Une rubrique sport, avec les commentaires sur le derby régional de football qui s'était déroulé à Almaty, entre l'équipe de Kirghizie et celle d'Ouzbékistan. On suivait aussi les exploits d'un jeune athlète kazakh qui se préparait dur pour les prochains JO de New Delhi. Ses livres de stratégie ayant été déchiquetés avec le cheval abattu par le drone, ça faisait des semaines que Toorop n'avait pas vu de page imprimée, il aurait dévoré le Bottin mondain ou la rubrique nécro jusqu'à la dernière ligne.
L'autre page traitait essentiellement de faits divers et d'affaires criminelles.
Un serial killer sévissait dans la région de Krasnoïarsk, en deux petites années il avait tué et dépecé une bonne dizaine de jeunes femmes, laissant à chaque fois les cadavres à proximité d'un poste de police, ou d'un service administratif. Une page entière était consacrée à ses sinistres exploits.
Au verso, on commentait l'enquête que menait le bureau fédéral de la police criminelle russe au sujet de la mystérieuse explosion d'un avion d'affaires au-dessus du détroit de Tartarie survenue au mois de février. Visiblement, les flics russes se perdaient en conjectures.
Il avait dévoré les textes imprimés jusqu'au dernier entrefilet concernant l'incendie d'un vieil immeuble de bureaux dans le centre-ville de la capitale, imputé à la mafia locale. Puis le patch
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avait envoyé le principe actif. Il s'était endormi comme une masse.
Au fil des jours et des nuits, les longues marches ininterrompues finirent par produire leur effet psychotrope, ce rythme intérieur qui rend palpable la nonséparation du corps et de la conscience, l'un et l'autre comme les pièces d'une même machine vivante.
Arrivé en vue de Prjevalsk, c'était au crépuscule de son dixhuitième jour de marche depuis l'attaque, il se tapit sur le flanc nord de la montagne et regarda les eaux du lac miroiter sous les rayons obliques du soleil. La ville se trouvait un peu plus à l'est, une tache de blanc colorée par le soleil orange, dans le désert ocre, aride, simple surface chauffée par la lumière. La route laissait le bord oriental du lac pour aller s'y fondre. Un peu plus au nord le plateau s'encaissait vers la vallée du Tekes.
Il vit une Jeep passer, ainsi qu'un pick-up Toyota armé d'une mitrailleuse et de deux vieux Praha à bitube antiaérien, puis la nuit venue, plus rien.
Il était déjà tard, les journées sont longues début juillet, il lui fallait impérativement passer avant une heure du matin.
Il était à moins de cinquante kilomètres de la frontière.
Et des deux hommes qui allaient lui barrer la route.
Lorsqu'il parvint sur la berge nord du fleuve, le jour pointait.
Il ne fit pas trois kilomètres avant d'entendre le bruit d'un avion venant du nord-est. Il parvint à se cacher sous un aplomb rocheux avant que le Sukhoi aux armoiries du FLNO ne passe lentement au-dessus de sa tête, dans un vrombissement assourdissant. Une heure plus tard il sut qu'il venait de franchir la frontière du Kazakhstan: il se retrouva sur le bord d'une petite route, un hybride inachevé de piste forestière et de voie communale, avec des tronçons goudronnés espacés de plusieurs kilomètres de rocaille; c'est là qu'il croisa un antique panneau indicateur de l'époque soviétique, tout rouillé, planté au-dessus d'une ornière vers laquelle il s'inclinait: Almaty (en cyrillique), 250 kilomètres. Us armoiries de la république du Kazakhstan étaient à moitié rongées par un trou dentelé d'oxyde.
Au bout d'une quinzaine de kilomètres direction nord/nord-77
ouest, et trois bonnes heures de route, la piste avait débouché sur une petite hauteur de roche qui dominait les grandes steppes kazakhs s'étendant à perte de vue devant lui. Au loin, une route nationale toute neuve, deux voies, bitume noir et ligne jaune luisant sous le soleil d'après-midi, elle barrait la steppe d'est en ouest.
Là-bas vers le nord, des nuages aux formes de montgolfières ou de chevaux furieux s'élançaient en hordes de soufre au-dessus de l'horizon. Les contours des nuages étaient d'un noir violine. Le ciel tendu comme une voile d'un grisbleu cobalt, secouée par des éclairs à la blancheur électrochimique. Un grand orage d'été pétait au-dessus du fleuve Ili et du lac-réservoir de Kaptchagay.
Un vent froid et humide se mit à souffler.
À l'orient, le soleil rayonnait au-dessus de l'horizon et le ciel évoquait le décor d'un péplum biblique. Les nuages gorgés d'électricité statique croisaient maintenant au-dessus de lui comme des zeppelins menaçants, le nord n'était plus qu'un dense brouillard noir aux irisations spectrales, mais la lumière du soleil matinal s'éparpillait à travers un prisme chatoyant dans la vaste trouée de ciel azur qui surplombait l'horizon, à l'est. Cette lumière venait se refléter comme le faisceau d'un projecteur géant sous la voûte magnétique des nuages noirbleu-violine.
Toorop leva la tête vers les nuées.
Il y eut un méchant éclair au nord, la steppe se figea dans un éclair de Polardid aux dimensions divines.
Le tonnerre roula, comme l'écho d'une canonnade.
Puis il se mit à pleuvoir.
Et les voix avaient résonné au-dessus de lui.
Il n'avait pas compris ce qu'elles disaient, mais en se retournant, surpris, il saisit le sens général de leurs propos : il y avait quelqu'un là, en bas.
Les deux voix provenaient du sommet de l'épine de roche toute proche, flanquée de cet éboulis de rocaille qu'il venait juste de traverser.
Elles étaient à cheval. Elles étaient armées. L'une d'elles l'observait à la jumelle. L'autre épaulait déjà un fusil d'assaut.
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Au même moment une rafale résonna, et la pierre se mit à crépiter autour de lui.
D'un seul souffle il se cramponna à l'acier de son arme et se jeta dans la rocaille.
Son cerveau enregistra la mélodie spécifique du fusil ennemi et la retrouva dans le juke-box de sa mémoire. Armalite M-16, modèle Colt, récent, une très bonne arme.
C'étaient bien des gars du FLNO. Sûrement une unité spéciale chargée de patrouiller les frontières au sud du lac-réservoir de Kaptchagay.
Il brandit son arme des deux mains au-dessus du rocher et arrosa d'une rafale la position supposée des tireurs.
Seul le bruissement liquide des éléments lui répondit.
Il s'écoula plusieurs minutes, longues comme des heures, durant lesquelles il fut surpris de constater que son souffle était un peu court, et qu'un marteau-piqueur avait décidé de s'occuper de ses tempes. Dans sa poitrine une pompe de barrage venait de se mettre en route. La pluie tombait par conteneurs, dans une succession de flashes Polardid géants, et sous la canonnade du tonnerre.
Il ne pouvait aller ni à gauche, ni à droite, ni faire machine arrière, c'est-à-
dire retraverser la frontière dans l'autre sens. Il n'y avait pas à tortiller, il fallait les tuer.
Il s'était élancé, sans prendre le temps de trop réfléchir.
Lorsqu'il avait repris son souffle, et ses esprits, il s'était rendu compte de deux choses en même temps : la pluie venait de cesser, aussi brutalement qu'elle s'était mise à tomber, et il se tenait devant une colonne de pierre qu'une violente déflagration avait méchamment sectionnée et carbonisée. Il reconnut la signature visuelle de ses propres grenades, des défensives russes de dernière génération, bourrées d'aérosol inflammable sous pression et de micro-billes en acier-carbone. La roche avait été noircie par l'explosion dans un rayon de six mètres autour du point d'impact. Des milliers de petits trous constellaient sa surface comme une vérole de feu. Le cadavre du premier mec gisait à plusieurs mètres de là, soufflé par l'onde thermique, partiellement calciné, amputé d'un avant-bras, une jambe à demi arrachée avait trouvé un angle indicible; sa tête, défigurée, à moitié détachée d'une
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colonne vertébrale mise à nue sous la chair sanguinolente, semblait ne rien vouloir comprendre de ce qui lui était arrivé. Ce qui restait de son cheval se consumait à plus de dix mètres du point d'impact, une sculpture de viscères fumants et de chair noircie en lambeaux sur des pointes d'os calaminées par les flammes.
Toorop aperçut la silhouette du second tireur, un peu plus loin. Il était allongé dans un trou creusé dans la rocaille, à côté du cadavre de son cheval, décapité. Mais il se mouvait avec difficulté. Chaque geste lui arrachait une grimace de douleur.
Toorop avait saisi sa chance.
Le schiskov tressauta dans sa main et contre son épaule, comme une sorte de vibromasseur géant. Il tira sans discontinuer, vidant le chargeur de son essaim mortel. Un grondement de tonnerre éclata dans toute la montagne. Un orage de poudre et d'acier dont il était le Zeus, à la fois bien plus foireux et bien plus dangereux, bien plus humain.
Toorop avait poursuivi sa marche sur quelques mètres, le fusil braqué. Il avait éjecté le magasin, l'avait illico remplacé par sa recharge, scotchée tête-bêche au chatterton waterproof, puis s'était figé, devant l'absence totale de réaction de l'ennemi.
Il pouvait voir le haut de son crâne fracassé, comme une grosse bouche cariée, noircie par une infection putrescente, une fleur carnivore, un parasite supersonique y avait creusé jusqu'au cerveau pour rejaillir derrière la tête.
L'homme ne bougeait pas plus que les pierres qui l'entouraient, rouges de son sang.
Toorop resta longtemps debout sur la roche burinée par le soleil qui surgissait au milieu des nuées, dans l'odeur de la poudre et de la pierre mouillée, l'arme soudée à ses mains qui s'étaient rabaissées devant lui, à la hauteur du sexe. Un vent venu du nord chassait les nuages orageux vers la Kirghizie et, au bout d'un moment, le ciel devint d'un bleu d'une pureté douloureuse. Le soleil formait une sphère de lumière parfaite, d'un jaune atomique.
Il montait, implacablement, se réchauffant de minute en minute, bientôt il serait midi, et le ciel lui-même serait blanc comme du sel sous un projecteur.
La chaleur des hauts plateaux désertiques, la luminosité si cristalline de l'air après la pluie, ce gaz si bleu qui le dominait, la
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présence tellurique de ces montagnes désolées, tout cela méritait qu'on s'y arrête un moment.
Il respira profondément, vida sa conscience de toute image parasite et se mit à entonner une sourate du Coran, la sourate du " Soleil ployé " : Lorsque le soleil sera ployé,
Que les étoiles tomberont Que les montagnes seront mises en mouvement Que les femelles de chameaux seront abandonnées Que les bêtes sauvages seront réunies en troupes Que les mers bouillonneront Que les âmes seront réunies aux corps Lorsqu'on demandera à la fille enterrée vivante Pour quel crime on l'a fait mourir Lorsque la feuille du Livre sera déroulée Lorsque les cieux seront mis de côté Lorsque les brasiers de l'enfer brûleront avec bruit Lorsque le paradis s'approchera Toute âme alors reconnaîtra Voeuvre qu'elle avait faite; il enquilla sur un vieux titre de U2, Mofo, il se rappelait l'avoir écouté en boucle tout l'été 97 dans la vallée du Panshir, le cadeau d'une copine de passage, cette journaliste de la BBC qui lui avait refilé un discman de marque Philips, marchant avec des piles LR6 et deux compilations du moment, quelque chose comme :
Got the swing got the sway got my straw in lemonade Still looking for the face I had before the world was made... Mother, Mother, sucking rockWroll Son chant s'éleva dans les montagnes, il l'envoya au ciel de grande magnitude, et de grande magnanimité, afin qu'il recueille avec bienveillance l'âme de ces deux guerriers inconnus dont il avait coupé la route.
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Romanenko ne quittait pas Toorop des yeux, et celui-ci faisait de même. Il n'y avait là rien d'agressif, ni d'ostentatoire, juste l'évaluation mutuelle de deux professionnels.
Romanenko étudiait la barbe épaisse et noire, les yeux caves, les cernes, les traits émaciés. Le mercenaire de Shabazz avait perdu dix bons kilos, et pris quelques années. Ses vêtements faisaient peine à voir.
- Vous avez un taux de survie largement supérieur à la moyenne, M. Zoorpe, avait finalement dit le colonel avant de reposer ses yeux sur son écran. Mais votre tailleur est franchement déplorable.
Toorop n'avait rien répondu. Il venait à peine d'arriver. Et il n'avait pas de réplique tordante sous la main.
Il avait contacté Ourianev sur son cellulaire à une dizaine de kilomètres de la ville. Le capitaine n'en avait pas cru ses oreilles. Tout excité, il lui avait donné rendez-vous à une station de bus située dans les faubourgs est. À cinq cents mètres d'un barrage de l'armée kazakh.
Ourianev l'avait jaugé des pieds à la tête en se frisant les moustaches et lui avait dit :
- Ça vous dirait de changer d'employeur?
Ensuite, il l'avait emmené à l'ambassade, dans une grosse voiture japonaise avec des plaques du CD russe. Ils avaient passé le barrage sans coup férir. Ourianev l'avait conduit direct jusqu'à un bureau du dernier étage. Là, il avait poireauté dix minutes dans un petit vestibule, où une secrétaire revêche à gros chignon et à gros nichons tapait des rapports sur un PC antédiluvien.
Puis on l'avait fait entrer ici, où l'attendait ce quadragénaire à sang froid, visage en lame de couteau, regard gris-bleu acier derrière ses petites lunettes à montures d'acier, les cheveux noirs lissés en arrière, ce bureaucrate post-soviétique reconverti dans
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le business illégal avec qui Toorop avait échangé des tonnes de haschisch et d'opium contre du matériel de guerre.
Toorop n'était jamais venu à l'ambassade, les transactions s'effectuaient dans une zone d'entrepôts commerciaux située à la frontière kirghize, là où le GRU
possédait un hangar et une société bidon.
Romanenko lui avait toujours semblé un spectre froid et fadasse, sans réelle envergure. Il n'aurait su dire pourquoi, mais ici, dans ce grand bureau au mobilier austère et aux stores vénitiens baissés, il dégageait une aura nouvelle. Toorop avait senti la machine du prédateur derrière ses manières trop lisses pour n'être qu'efféminées.
Romanenko avait scruté son écran avec une putain d'intensité, puis il avait frappé quelques touches. Il détacha son regard grisbleu de la machine pour le vriller bien profond dans le sien, et calmement, articula les mots:
- Cinq mille dollars. Plus les frais.
Toorop ne cilla pas, s'ouvrit d'un franc sourire et, tout aussi calmement, répondit:
- Qui dois-je tuer pour cela?
Le colonel se fendit d'un rictus de bienveillance.
- Personne. Nous avons un personnel spécialisé pour ce genre de missions.
Toorop encaissa sans broncher. C'était déjà ça. Quand Ourianev lui avait fait la proposition-qui-tombait-à-pic, il s'était préparé au pire.
- Bien, que dois-je faire alors?
Romanenko consulta vaguement son dossier, plaça une main sous son menton en position Penseur de Rodin et releva les yeux vers Toorop.
Il en faisait trop, se dit celui-ci. Fallait pas déconner. Il n'était pas le maître du monde.
- Convoyer quelqu'un jusqu'au Canada. Au Québec, pour être exact. Veiller à sa sécurité sur place le temps nécessaire, puis revenir, ou disparaître dans la nature, où bon vous semble.
Toorop avait à peine réfléchi.
- Cinq mille dollars US?
- Oui.
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- Plus les frais?
- Oui, plus les frais.
Il avait suspendu un instant sa réponse.
- Qu'est-ce que nous convoyons exactement?
Romanenko s'était accordé une sorte de sourire de requin des eaux froides.
- Vous convoyez une personne. Je vous dirai qui et comment en temps et en heure, et à la condition, bien sûr, que nous passions accord.
Toorop s'était calé dans le fauteuil à son tour, fallait pas le prendre pour un con.
- Le franchissement d'une douane nord-américaine avec de la drogue c'est quasiment la prison à vie, de nos jours, alors excusez-moi, colonel, mais vous me faites marrer avec vos cinq mille dollars.
Romanenko se ferma, son visage était de la blancheur d'un évier tout neuf.
- Je vous ai dit convoyer une personne, monsieur Zoorpe. Je n'ai pas parlé de drogue. Ou de quoi que ce soit d'autre.
Toorop avait fermé son visage à son tour, mais il conservait l'ombre d'une ironie au coin des lèvres.
- Bon, d'accord, alors quoi d'autre justement?
Romanenko le fixa de son regard de serpent à lunette, sans rien répondre.
- Ecoutez, si je risque ma peau pour cinq mille dollars, je veux au moins savoir pourquoi. Je suis un prolétaire lucide, on va dire.
Épuisé, en tout cas, se disait-il; en termes de lucidité c'était plutôt l'intuition délirante de la vérité, l'hallucination de la fatigue.
Romanenko le fixait toujours avec la même intensité glacée, sans rien dire. Puis il avait regardé Ourianev, dans le troisième fauteuil.
Il avait alors fait face à Toorop et, froidement:
- Vous allez nous excuser, monsieur Zoorpe, mais le capitaine Ourianev et moimême devons avoir d'urgence une petite conversation préliminaire avant d'aller plus loin dans cette dis-84
cussion, est-ce que vous voulez bien nous attendre dans l'antichambre? Irina vous fera monter du café.
Toorop ne comprenait pas très bien ce qui se passait, mais il sentit qu'il avait marqué un point, sans même le vouloir, voire en agissant contre toutes les règles. Qu'est-ce qui se trame dans la tronche de ce serpent à lunette du GRU ?
se demandait-il en sortant du bureau. La secrétaire à gros chignon/nichons l'accompagna dans l'antichambre, une austère bibliothèque pleine d'ouvrages militaires, et plus tard lui apporta une tasse de café à la turque.
Il attendit pas loin d'une demi-heure, mais il était tombé sur un ouvrage en anglais du général Libbett, ce spécialiste américain de Sun Tzu. Il n'avait même pas vu passer le temps.
Lorsque Ourianev revint le chercher, le Russkof arborait un sourire mystérieux sous ses moustaches noires taillées à la cosaque.
Romanenko était à la même place, il le fit asseoir dans le même fauteuil avec le même geste. Toorop eut l'impression de revivre une bande magnétique tout juste enregistrée.
- Monsieur Zoorpe, ou plutôt devrais-je dire monsieur Toorop, n'est-ce pas, après notre petite discussion le capitaine Ourianev et moi-même avons décidé de changer les termes de notre petite proposition.
Toorop se cala bien au fond du fauteuil pour attendre la suite.
- Je... Dans un premier temps, nous allons multiplier votre salaire par deux.
Nous parlons de dix mille dollars US, monsieur Toorop.
Toorop avait souri. Le mec se croyait fortiche parce qu'il avait brûlé sa fausse identité, bon, avec les moyens du GRU c'était pas un exploit.
- Qu'est-ce qui me vaut cette faveur soudaine?
Le colonel avait essayé de paraître humain et beau joueur, ça ne donna qu'une grimace froide et mécanique.
- Monsieur Toorop, nous allons vous demander de répondre à la question que vous vous posez, tout comme nous, c'està-dire : qu'est-ce que nous convoyons exactement?
Toorop encaissa celle-là avec un peu plus de mal.
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- Qu'est-ce que vous me racontez? Vous ne savez pas ce que transporte le passeur? C'est nouveau, ça, comme méthode.
Romanenko soupira, longuement, d'un souffle résigné.
Toorop réfléchissait à toute vitesse de son côté. S'il ne s'agissait pas de drogues, qu'est-ce que ça pouvait être, nom de Dieu?
Dans la bibliothèque, quand il avait réfléchi à tout ça, avant d'empoigner les commentaires de Libbett sur la période des Royaumes Combattants pour lutter contre le sommeil, il s'était demandé pendant un moment si le GRU embauchait des mecs dans son genre pour passer des transfuges, ou des agents grillés. Mais ça lui sembla trop rocambolesque, le GRU avait ses équipes, des pros.
Si Romanenko lui demandait de convoyer quelqu'un jusqu'au Canada, ça voulait dire que ce n'était pas pour le compte du GRU, mais pour le sien propre, ou l'une des officines mafieuses avec lesquelles il opérait.
Là, devant la tronche imperturbable de l'officier de renseignements qui venait de lui avouer l'impensable, Toorop se dit que du rocambolesque, on passait à la science-fiction.
- Monsieur Toorop, je vais essayer de vous expliquer la situation en deux mots : primo, nous sommes engagés dans une opération d'intrusion visant une branche de la mafia sibérienne, d'accord ?
- Magnifique entrée en matière, laissa-t-il tomber, sinistre.
- Vous allez voir que la suite est bien meilleure... Secundo, cette branche nous a confié la mission de convoyer une certaine personne à un certain endroit.
- C'est ça, au Québec.
- C'est cela même. Tertio, nous sommes censés monter une filière. C'est le premier coup. Nous testons. Ça doit impérativement marcher si on veut pouvoir continuer, mais surtout, comme je vous le disais tout à l'heure, je vais vous payer le double, afin que vous me livriez l'information : qu'est-ce que cette gonzesse transporte?
Et là, Toorop prit le bureaucrate en faute, en faute grave. En une seconde d'inattention et de pure vanité, il permettait à Toorop d'établir un tri statistique énorme : cinquante pour cent de la population d'un coup.
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C'était une fille qu'il allait devoir convoyer.
Il se demanda un instant s'il allait se retrouver dans un trafic d'adolescentes, une traite des Blanches, un commerce analogue à celui qu'il avait découvert en Europe, vingt ans auparavant, et par le plus grand des hasards'.
Il resta st6fque, dans l'attente de renseignements complémentaires.
Le binoclard n'en menait pas large, il avait fixé son subalterne d'un air affligé.
- Bon... cette... personne ne transporte pas de drogues, pas d'armes, pas de puces secrètes, pas de microfilms. Nous l'avons passée au peigne fin.
- OK. C'est quoi alors?
- C'est dix mille dollars que je vous paie pour répondre à cette question, mais je ne dois pas vous cacher le résultat de nos propres investigations : nous avons d'abord pensé que Marie Alpha était une scientifique...
- Marie Alpha?
- C'est le nom de code de la fille, fit l'officier, résigné.
- D'accord, continuez.
- Bien, une scientifique. Nous avons cherché sa trace dans les dossiers de sécu étudiante de toute l'Amérique du Nord : Marie Alpha s'est arrêtée avant le Cegep, l'équivalent du bac français, elle ne vaut rien de ce point de vue-là.
- Elle vaut pourtant au moins dix mille dollars. Qui paie au final dans cette affaire?
- Les autres pistes concernent la mafia sibérienne -, moins vous en saurez là-
dessus, mieux vous vous porterez, et plus vous vivrez vieux.
Toorop éclata d'un rire kamikaze.
- Sans blague? Colonel, écoutez-moi bien à votre tour; si vous voulez que je découvre ce qu'elle transbahute comme secrets ou comme matériaux stratégiques, va falloir élever d'un cran notre niveau de coopération, comme on dit en langage 1. Cf. La Sirène Rouge, Gallimard, 1993.
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diplomatique. Sans compter que le salaire proposé ferait rigoler un esclave haitien.
Romanenko avait de nouveau fixé Toorop avec cette froide intensité qu'il paraissait soigneusement cultiver.
- Personne ne vous oblige à accepter cette mission, monsieur Toorop.
- Personne ne vous obligeait à me la proposer. Je suis pas sûr qu'il y ait un wagon plein de volontaires pour se bousculer au portillon, mon colonel. Mais je suis encore un être conscient, en dépit des apparences, je sais que je ne dispose pas d'une quantité illimitée de moyens de pression, il semblerait bien que mon délégué syndical soit momentanément indisponible.
Ça ne déclencha qu'un pauvre sourire froid chez le colonel.
- J'enregistre avec satisfaction cet éclair de lucidité. Dix mille dollars et un passeport neuf plus des vacances en Amérique, dans votre situation, j'en connais qui tueraient père et mère sans l'ombre d'un remords.
- Mes parents sont morts il y a bien longtemps, ça me met à l'abri de ce genre de tentations.
- Très bien. Pouvons-nous revenir à l'essentiel de notre conversation ? Voici le tableau général; c'est assez compliqué, l'homme... le mafieux sibérien avec lequel nous traitons afin d'introduire son organisation, est un spécialiste en trafics hightech de tous ordres. Il fait de tout, l'hypermarché de la techno clandestine : des logiciels militaires, des hallucinogènes expérimentaux, des banques de données stratégiques, évidemment il s'occupe aussi de trafics plus conventionnels, armes, drogues, rackets divers... il trafique de l'animal aussi.
- De l'animal?
- Oui, des animaux rares, ou des espèces disparues reconstituées par néogenèse.
Il possède une compagnie à Taiwan, une société de consulting technologique qui possède tout un tas de micro-compagnies dans l'île, vous savez comment ça se passe là-bas... Cette société est reliée à un réseau d'autres sociétésécrans dans le monde entier et tout ça est très...
- Compliqué, je sais, mais vous en faites pas, j'ai l'habitude des trucs compliqués.
- Bon, nous essayons de voir comment tout ça fonctionne, 88
comment ça s'emboîte. Hier, nous sommes parvenus à retrouver la trace d'une filiale de la Purple Star ici dans la capitale, ainsi qu'à Semipalatinsk.
- Purple Star?
- C'est le nom de la société taiwanaise. Elle a une filiale, sous un autre nom, évidemment, avec un vague bureau à Almaty, mais aussi des hangars dans le Nord, à la frontière russe. Vous pigez ?
Toorop avait vaguement acquiescé en silence. Il ne pigeait pas grand-chose, sinon que la mafia et les services de renseignements semblaient partager un goût prononcé pour les zones frontalières, ce qui paraissait d'une évidence triviale.
- Au fur et à mesure de votre périple canadien, je vous transmettrai toutes les informations que je serai en mesure de vous fournir. À vous de vous débrouiller pour découvrir en retour de quoi il s'agit. Pour dix mille dollars US.
Toorop grommela quelque chose, puis dit:
- Et si je ne trouve pas?
- Je vous paierai les cinq mille dollars du convoyage.
Toorop prit son inspiration, sachant qu'il jouait à nouveau son destin sur un coup de dés. Il se leva lentement du fauteuil, il était crevé, le Canada c'était pas mal, dix mille dollars, ou même la moitié, c'était inespéré, et de toute façon il n'avait pas d'autre joker sous la main, alors il tendit la main vers Romanenko et se fendit d'un sourire.
- Colonel, vous venez de m'engager.
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Marie Zorn avait regardé l'orage crever sur la ville, blottie à la fenêtre dans l'espèce de fauteuil à bascule aux armatures métalliques, elle s'était finalement endormie, alors que la télévision rythmait l'espace nocturne de la chambre - une série iranienne sous-titrée en kazakh à laquelle elle ne comprenait rien.
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Au matin, elle s'était réveillée dans le même état que la veille.
Les anxiolytiques avaient réussi à transformer la glace du désespoir en une vague ligne brumeuse, flottant sur un présent indistinct.
Bien sûr que ce qu'elle faisait était mal, bien sûr, elle le savait, mais cette connaissance était désormais vide de toute charge émotionnelle.
Avant que sa vie ne bascule pour de bon dans les ténèbres, elle avait connu quelques instants de bonheur, et dans l'île, elle s'était même crue guérie.
L'équipe médicale qui l'entourait là-bas était aux petits soins, elle avait été dorlotée, en même temps qu'elle avait passé des heures, chaque jour, avec toutes ces machines aux attentions si humaines. L'île elle-même était un ravissement, et le golfe de Siam un océan de douceur maternelle.
L'autre docteur, celui que Gorsky lui avait présenté dans les monts Tchinguiz, ne ressemblait en rien aux gens de là-bas. C'était un vieil et sinistre individu, froid, sûr de lui, égotiste, dans l'île on l'aurait sans doute affublé du qualificatif de sociopathe à sang froid.
Cet homme se livrait à des pratiques interdites, à des abominations, et elle, dans un moment d'égarement et de pur détachement, avait accepté d'en être la complice.
Il était trop tard pour faire machine arrière, maintenant.
Beaucoup trop tard. De deux semaines très exactement.
Plus tard, Solokhov lui monta son déjeuner. Non, il n'avait pas de nouvelles. Le colonel était parti dans le Nord régler quelques détails; lorsqu'il reviendrait, elle pourrait sûrement partir dans les quarante-huit heures.
Marie savait ce que signifie " sûrement " dans la bouche de tels hommes, elle savait que ça voulait dire " peut-être ", ou "peutêtre pas ". Elle se douta de façon confuse qu'il y avait des complications.
Elle passa la journée devant la télévision, avala quelques antidépresseurs, et vers la fin de l'après-midi, écrasée de chaleur, elle s'était endormie.
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Elle avait presque immédiatement rêvé d'un de ses univers récurrents.
Elle se retrouva au-dessus de l'île-machine sur son parapluie volant, elle se posa dans la jungle aux têtes de serpents pour y rencontrer l'Indien-Arbre.
L'Indien-Arbre était une figure sacrée de l'île, c'était un grand sage, il était très ancien, et il savait tout ou presque des mystères de l'univers. Ses racines étaient si longues qu'elles couraient sous toute la surface de l'île, jusqu'aux plages, et si profondes qu'elles touchaient les secrets du centre de la terre.
Près de l'arbre il y avait un champignon sexe-machine phalloïde. C'était une machine-organe de l'île. Marie pouvait s'en servir sur-le-champ, afin de se nourrir, demander des informations, établir une connexion avec une autre machine-organe, ou éprouver du plaisir.
Dans l'île onirique, Marie disposait de nombreuses machines, ces "
schizomachines ", comme les appelaient le docteur Winkler et ses collaborateurs.
Ces " machines " lui permettaient de contrôler la production de ses rêves, elles étaient directement connectées à son inconscient, elles en étaient des organes spécialisés. Grâce aux "neurogiciels" qu'on lui injectait, elle avait appris à contrôler le flot de sa production psychique sans limites; ensuite, lui avait dit Winkler, le patron en titre du vaste programme transdisciplinaire, ces "
machines mentales " et un nouveau prototype de neurogiciels vous permettront bientôt de faire ce qu'aucun humain ne rêve encore de pouvoir faire.
C'est ce que les habitants de l'île avaient découvert en étudiant les gens comme elle. Vous n'êtes pas malades, leur avait dit Winkler un jour; simplement, l'humanité ne sait pas encore se servir des potentialités de vos cerveaux. Ils ont été faits pour quelque chose que l'humanité actuelle ne fait que découvrir.
Marie Zorn n'avait alors que très partiellement compris ce que Winkler voulait dire. Elle, comme les autres patients de l'expérience, avait néanmoins très vite saisi la particularité des machines du laboratoire: donner à leurs cerveaux un espace virtuel dans lequel leur production mentale ne venait pas encombrer le réel, ou plutôt, ne le faisait que lorsqu'on donnait l'ordre aux machines de le faire.
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Plus tard, elle apprit à synthétiser le neurogiciel dans sa propre cervelle, afin de faire fonctionner les machines du laboratoire dans ses rêves, et produire ce que Winkler appelait, d'un nom barbare, une " neuronexion ".
Tout cela ne signifiait rien pour Marie; tout comme les autres patients de l'île, ce qu'elle avait vu en tout premier lieu, c'est qu'on ne la bourrait pas de neuroleptiques toute la journée, qu'on n'essayait pas de " réduire " le flot mental incontrôlable, mais qu'à l'inverse on essayait de le canaliser, et surtout qu'on essayait d'en faire quelque chose.
L'Indien-Arbre était devenu lumineux, une phosphorescence vert fluo, qui indiquait qu'il était en possession d'une information concernant la nature de l'événement.
Le petit sexe-machine phalloïde vira sur la même teinte, vibrant exactement à la même fréquence. Un messager-organe en surgit, un coeur-pieuvre volant, un de ceux qu'elle avait conçus récemment. Le coeur-pieuvre ouvrit sa bouche rosâtre pour vomir un flot de sang-message, qui vint écrire quelque chose sur le sol de l'île.
Le sang-message avait formé un double serpent dans le sable.
Marie savait que c'était un signe de la plus haute importance. Winkler disait que ce genre de signes venaient de la " machine ADN ". La machine ADN se trouvait sous l'île, à des profondeurs insoupçonnées, à l'extrémité des radicelles de l'IndienArbre, au centre même de la terre.
Sous le serpent chamanique en deux ondes croisées, un texte rudimentaire s'était formé:
DE LA MATRICE
COMME DEUX
MACHINES
SOLITAIRES
VENUES
DE NULLE PART
Elle demanda à sa machine-organe main enregistreuse de noter le message; les petites diodes dont elle avait doté le bout
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de ses doigts lui permirent de savoir que tout s'était bien passé, ça clignota vert chlorophylle, sa machine-organe oeil s'était parfaitement connectée avec sa main enregistreuse.
Puis elle demanda à l'Indien-Arbre de lui dire ce que cela signifiait en clair, mais celui-ci lui expliqua que le message du double serpent était indécodable, il venait d'une zone hyperprotégée de la machine ADN. L'Indien-Arbre lui-même n'était pas en mesure de fournir d'autres explications.
Alors elle quitta l'île sur son parapluie volant et demanda au programme-mère de la réveiller. Quelque part dans les profondeurs endormies de son néocortex, un groupe de neurones s'activa et envoya une longue séquence de codes électrochimiques vers l'hypothalamus, un programme basé sur la transition des ondes thêta vers la fréquence veille.
Elle sortit de sa phase de sommeil paradoxal après quelques rainutes, passa en sommeil léger, puis se réveilla.
Sa main droite s'agrippait déjà au stylo de la table de nuit, le carnet posé sur l'oreiller se retrouva dans la main gauche, et le message du rêve s'inscrivit sur le papier, d'un seul jet. La main enregistreuse faisait un excellent travail.
DELAMATRICECOMMEDEUXMACHINESSOLITAIRESVENUES DENULLEPART.
Ça n'évoquait rien de précis, aucun souvenir, aucun référent auquel elle pût se rattacher. Le message était cohérent mais restait sibyllin. L'impression, pourtant, de connaître à l'avance son explication ne pouvait la quitter.
Floconneuse, elle se mit sur ses pieds, le jour ne s'était pas encore levé, elle avala une longue rasade d'eau fraîche à même la bouteille sortie du frigo, et se posta à la fenêtre quelques instants.
Puis elle retourna sur le lit, et sur Star TV. Un téléfilm indien.
Pourquoipas?
Le couple star du moment chantait en s'enlaçant au beau milieu d'une prairie aux couleurs saturées, une musique sirupeuse se mit à serpenter dans l'espace, Solokhov cogna contre le mur de la chambre mitoyenne.
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Gorsky s'épongea le front et plaça la main en visière sur son front afin de scruter l'horizon, au bout de la longue piste blanche, lumineuse et déserte, qui s'étirait sous l'implacable soleil kazakh.
Romanenko et son chef de mission étaient en retard.
Il venait d'appeler Kim, qui attendait là-bas, à l'autre bout de la piste. Mais Kim ne voyait toujours rien venir.
Romanenko s'était avéré à la hauteur, exactement comme prévu. Il n'avait pas mis deux jours pour trouver la connexion avec les monts Tchinguiz. Ensuite il était parvenu à constituer une équipe en dépassant à peine le délai imparti. Ça voulait dire qu'au prochain coup, pour peu qu'il le mette vraiment sous pression, on pourrait transbahuter le colis dans les soixante-douze heures.
Il entendit du bruit derrière lui et se retourna pour voir arriver Thyssen, le conseiller du toubib, cette espèce de jeune connard prétentieux, ce petit yuppie carnassier de mes fesses. Thyssen avait, semble-t-il, mis le docteur Walsh sous son contrôle, grâce à un savant mélange de pure avidité et de branlettes à deux ronds sur l'avenir de l'humanité, en gros le prix Nobel plus la fortune de Bill Gates.
Thyssen était parvenu depuis peu à placer un autre docteur auprès du mandarin, un quadra à la con qui disait s'appeler Zoulganine, être titulaire de plusieurs diplômes d'État datant de l'exURSS et qui se prétendait une pointure en génétique. Gorsky avait enquêté, Zoulganine avait été gynécologue à l'hôpital d'une minable banlieue de Krasnolfarsk, il avait fait un peu de biologie analytique, il était titulaire d'un diplôme de vétérinaire, on ne lui connaissait aucune thèse particulière en génétique.
Gorsky s'en foutait, ce qu'il voulait c'est que le labo tourne. Et il devait reconnaître que le rôle de Thyssen était indispensable : pendant que ce jeune mégalo s'occupait, d'ailleurs très bien, du patron en titre, il avait les coudées franches pour étendre son trafic, et faire de l'entreprise une véritable corne d'abondance. Les compétences de Zoulganine étaient suffisantes pour couvrir quatre-vingt-dix pour cent des besoins opérationnels, les recherches ayant été conduites pendant des années par
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le vieux toubib et son équipe de génétique et de biochimie cellulaire avancée de l'université de Toronto, et c'était pas du pipeau, ça, il avait retrouvé la trace de certains exemplaires de Nature datés de douze-treize ans auparavant, le docteur Walsh y avait signé plusieurs grands articles qui avaient fait sensation en leur temps.
Thyssen s'approcha de lui et grimaça:
- Sont en retard, vos oiseaux.
Gorsky ne répondit rien. La seule chose qu'il aurait aimé lui dire, c'est " Ta gueule, tapette, et prends ça ", avant de lui mettre le gros 9 mm dans la bouche et d'y vider le chargeur, nom de Dieu.
Il mâchonna son bâton de réglisse antitabac, et fit lentement demi-tour, faisant face au jeune yuppie en costard Armani qui -mais nom de Dieu, était-ce possible
- allumait un de ses propres cigares cubains -putain de tarlouze -, un des Montecristo qu'il avait dû laisser traîner dans un coin.
Gorsky souffla, mais ne releva pas, qu'est-ce qu'il pouvait dire, ça faisait trois jours qu'il clamait partout qu'il arrêtait son vice favori. Zoulganine avait été formel après son check-up : " Vous me faites penser aux cales du Titanic, sauf que dans votre cas c'est de vodka qu'il s'agit, mélangée à un brouillard de tabac cubain. Sans compter le défaut de conception, en ce qui vous concerne ce petit gène inopportun et la maladie auto-immune dont vous souffrez.
Votre BioDefender n'y pourra pas grandchose. " Gorsky avait reçu le message.
S'il continuait comme ça il risquait l'infarctus, à l'hôpital de Novossibirsk il avait croisé des survivants de ce genre de cataclysme, dans leur chaise roulante, paralysés à vie, végétatifs. Son système immunitaire artificiel coûtait au bas mot le prix d'une clinique de pointe, crever d'un vulgaire arrêt cardiaque alors qu'il dépensait des millions de dollars pour survivre à la chorée de type inconnu qui le rongeait jour après jour, non, putain, ça n'avait aucun sens.
Il jeta un coup d'oeil en contrebas, là où les nouveaux bâtiments en chantier poussaient de la terre ocre -dans un mois, le laboratoire aurait triplé de volume, et ses parts dans l'entreprise aussi, et ce n'était qu'un début -, puis il pénétra d'un pas lourd
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dans la longue bâtisse de stuc blanc, avec ses larges baies à vitres teintées anti-UV coulissantes à l'entrée.
Il alla s'affaler au creux d'un fauteuil du hall, il faisait frais, la clim marchait nickel. Il feuilleta vaguement une revue russe ou deux, puis s'endormit paisiblement. Son bâton de réglisse Nico D-Tox glissa par à-coups sur le haut de sa chemise.
- On s'excuse, Anton, un incident imprévu, j'ai dû...
- Je veux rien savoir, Pavel. On avait dit huit heures, putain! Huit heures, c'est huit heures, pas neuf.
La table de conférences était prête, une assistante de Thyssen avait apporté des boissons fraîches, les baies vitrées donnaient sur les contreforts tchinguizes et la steppe kazakh, dans le ciel le soleil était d'un bel orange vif, bas sur l'horizon.
Gorsky avala une grande rasade de jus de fruits, et en redemanda aussitôt une autre, avant que la fille n'eût fini de servir les convives. Puis d'un geste il lui fit signe de s'éclipser au plus vite après en avoir terminé.
Romanenko essaya à nouveau de sauver sa mise de départ.
- Je tiens à dire en préliminaire que notre retard n'est que partiellement de notre faute, vous avez voulu un second passeport au dernier moment, ce qui n'était pas prévu.
Gorsky s'ébroua.
- Quand je vous l'ai dit, le premier était en cours de fabrication, ne me faites pas rigoler, ça ne vous a pas rallongé de vingtquatre heures.
- De vingt-quatre heures, justement.
- Vous me faites chier, colonel! Vous me cassez les burnes, même, pour parler franchement!... On n'est pas là pour discuter un million d'années de vos petits ennuis techniques. Alors OK, vous vous êtes excusés, maintenant je veux qu'on passe aux choses sérieuses, c'est clair, oui ou merde?
Il avait froidement toisé Thyssen, puis Romanenko, pâle, les yeux gelés derrière ses lunettes, et pour terminer, le gus qu'il avait donc récolté pour conduire la mission.
Ouais. Cinquante piges. Bien amoché. Mais solide. De l'expérience, indéniablement. Qu'est-ce que lui avait faxé Romanenko sur son e-mail, déjà? Ah oui, un type qui baroudait depuis la
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Yougoslavie, forces spéciales bosniaques. Il avait bossé pour le colonel et les FLTO du prince Shabazz, et était parvenu à rejoindre Almaty par un long détour dans l'est de la Kirghizie. Six cents kilomètres, à pied, à cheval, et sans voiture, en trois semaines environ, dans une région infestée de troupes ennemies.
Gorsky reconnut que ce n'était pas mal.
Il fixa ses verres noirs sur le mec, le détailla avec précision. Le genre de gugusse qui attire la foudre.
Problématique, mais c'est parfois utile, un paratonnerre.
- Quelle sera votre couverture?
L'homme qui s'appelait Gorsky avait attaqué sans préambule. Ce n'était pas pour lui déplaire.
Toorop regarda calmement le gros type aux lunettes noires à visionique de pointe et en bras de chemise à l'autre bout de la table, sa peau était d'un blanc lunaire, du genre albinos.
- Mon nom est Alexander Lawrence Thorpe, je suis un homme d'affaires canadien.
Je m'occupe d'une petite compagnie d'aviation commerciale dans l'Ontario, filiale d'une firme située à Vancouver. Je reviens d'un voyage d'affaires au Kazakhstan. Je suis à Montréal pour discuter d'une association avec un partenaire québécois, ça vous va?
Gorsky s'était épongé le front et avait grogné.
- Comment vous voyez le trajet?
- Très simple. Primo, on fait le grand tour, on passe par l'est, un vol en direction du Japon, y en a un ce week-end. De là on peut enquiller direct sans sortir du terminal pour un vol sur Vancouver, moins de deux heures après notre arrivée à Tokyo. L'avion est un supersonique Cathay Pacific, il joint la ColombieBritannique, puis Montréal, puis Londres. On descend à Dorval et on emménage dans un grand hôtel, dans des chambres mitoyennes, j'en connais un très bien, l'Hôtel du Parc, sur l'avenue du même nom. On fait ça le temps de se poser et de prendre contact avec les intermédiaires locaux, et on transfère le colis.
- Non, avait grincé Gorsky avec un rictus, ce n'est pas comme ça que cela doit se passer.
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- Alors comment, selon vous? avait rétorqué Toorop.
- Primo, vous ne descendrez pas dans un grand hôtel, sur Park Avenue ou ailleurs je m'en tape, je veux le minimum de témoins, débrouillez-vous pour louer un appartement discret, ou une maison à l'extérieur de la ville.
Toorop avait regardé Romanenko, celui-ci fit semblant de ne pas le voir.
- D'accord, pas d'hôtel.
- Ensuite, vous ne prendrez contact avec aucun intermé diaire. Ce sont eux qui vous contacteront.
Comment?
- À votre avis? Le colonel me communiquera votre adresse, je la ferai parvenir aux commanditaires.
Bien, fit Toorop, ça me semble parfait. Il n'y a pas que ça.
Toorop esquissa un sourire.
- J'aurais été déçu si on en était resté là.
Gorsky observa Toorop comme une mère s'apprêtant à tancer son enfant turbulent.
- Je vais vous dire, ne jouez donc pas comme ça au boy-scout car ce n'est plus de votre âge. Il ne s'agit pas d'un transfert ordinaire. Votre boulot c'est bien de convoyer la fille jusqu'à Montréal, mais ce qu'il vous faut comprendre maintenant, c'est que vous devrez aussi veiller sur sa sécurité, pendant tout le temps de l'opération.
- Je ne vois pas où est le problème, c'était convenu dans le deal de départ.
Toorop tourna de nouveau la tête vers Romanenko pour chercher un assentiment qui ne vint pas. Le colonel gris au regard gris semblait réfléchir intensément à quelque chose.
- Je sais, susurra le Sibérien, mais j'ai peur que vous ne sousestimiez un peu la durée de cette période.
- Qu'est-ce que vous voulez dire?
Gorsky se gratta le menton, s'épongea la nuque et se fendit d'un sourire de fauve. Un éclat jaune brilla au coin de ses lèvres.
- Eh bien, ce que je veux dire, c'est que vous devez vous attendre à passer trois ou quatre mois sur place.
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- Trois ou quatre mois? avait jeté Toorop, interloqué, en se tournant vers le colonel.
- Qu'est-ce que c'est que ces histoires, Anton ? Ça n'a jamais été convenu comme ça, fit Romanenko en ajustant ses lunettes.
- Je sais, répondit Gorsky sans se démonter. Pour des raisons de sécurité que tu comprendras aisément, je ne peux te livrer la vérité que petit bout par petit bout. Je m'excuse, Pavel, mais c'est une condition sine qua non du deal.
- Quatre mois, fit Toorop, vous n'y pensez pas.
Romanenko hochait la tête sans discontinuer.
- Ce n'est pas un deal correct. Tu m'avais dit un aller et retour pour Montréal.
- C'est ça. Aller et retour.
Romanenko blêmit, ce qui était signe de grande colère chez lui.
- Tu ne m'as pas dit qu'ils devraient rester plus d'un trimestre sur place.
- Je n'ai jamais prétendu le contraire non plus. Désolé.
- Mensonge par omission, tout simplement.
Des conneries, mon colonel. Ce qu'il y a, c'est que tu as peur que ça grève tes frais, mais je t'ai déjà dit que ce genre de dépassements seraient couverts, alors t'arrêtes ton cirque.
- Pourquoi si longtemps? avait demandé Toorop, malencontreusement.
Gorsky avait tourné ses verres noirs dans sa direction. Son visage était dur, fermé, redoutable.
- Je crois pas que ce soit vos oignons, Mister Thorpe.
- En tout cas c'est les miens, fit Romanenko.
Gorsky se tourna vers lui.
- Je crois pas non plus.
- Pourquoi tout ce temps, qu'est-ce que c'est que ce foutoir? A-t-on jamais vu pareil montage?
Gorsky souffla comme un phoque.
- Je t'ai déjà dit que c'est une opération spéciale. On met le truc au point avec ce premier client, alors je veux que tout marche sur des roulettes.
- Je comprends ça, Anton, mais ça ne me dit pas pourquoi mes gus vont devoir rester dans le pays pendant seize semaines.
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- On va dire douze.
- Même dix. Même deux.
Gorsky souffla de nouveau, plus fort.
- Parce que c'est comme ça, nom de Dieu! Et c'est comme ça parce que ça fait partie du coeur même de l'opération, alors t'arrêtes de nous gonfler le bourrichon, faut te débrouiller pour louer un appartement pendant tout l'été, et c'est point-barre.
Romanenko se renfrogna et rentra légèrement la tête dans les épaules.
Toorop ne sut s'il jouait à merveille la comédie ou s'il était vraiment effrayé par l'albinos aux lunettes électroniques.
Toorop avait regardé le soleil baisser sur l'horizon, assis à une centaine de mètres du bâtiment où Gorsky, Thyssen et Romanenko poursuivaient la discussion, une partie à trois dont il avait été aimablement mais fermement exclu.
Il avait observé le lent ballet du chantier, en contrebas du promontoire sur lequel était perché le " laboratoire ", selon les mots de Romanenko.
Deux gros bâtiments, dont un vaste hangar, poussaient sur la rocaille désolée des hauts plateaux. Des camions transportaient de la caillasse sur une route en construction qui relierait bientôt le nouveau site au " centre principal ".
Environ cent mètres de dénivelé, et une longue suite de lacets creusés à même le flanc de la montagne, une saignée de poussière à la blancheur métallique, oxydée par l'infrarouge du soleil couchant.
Il avait fait le vide dans sa tête. S'était absorbé dans le spectacle saisissant qui s'ouvrait devant lui, les contreforts des monts Tchinguiz, et la steppe qui s'étendait tel un océan aride, de toutes parts, sous un ciel aux couleurs saturées.
Puis un bruit de pas l'avait sorti de sa torpeur émerveillée.
Il capta le golden boy de service qui marchait à sa rencontre, à la périphérie de sa vision.
- Hello, fit le jeune con en costard Armani BioFuture. Beau spectacle, hein?
Toorop bougea à peine et garda son regard vrillé à la boule qui virait à un rouge de plus en plus net au fil des minutes.
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Thyssen vint s'asseoir à côté de lui, sans y être invité, le vrai tapeur.
Toorop marmonna quelque chose dans sa barbe fraîchement taillée.
- Vous savez, lui expliqua Thyssen d'un air grave, nous sommes en train de monter le coup du siècle. Nous sommes des pionniers. Nous défrichons un territoire vierge, comme au Far West.
Toorop essaya de comprendre ce que voulait dire le mec. Et qu'est-ce qu'il foutait là, d'ailleurs ?
- La partie se déroule à deux maintenant?
Le jeune yuppie grimaça un sourire qui se voulait dominateur.
- Qu'ils règlent leur petite cuisine entre eux. Mon rôle est de superviser la coordination parfaite entre l'opération et l'attente de nos clients. C'est tout.