Un vrai cours de marketing, pensa Toorop.
Il attrapa la perche, machinalement.
- C'est qui vos/nos clients?
Le mec s'était marré.
- C'est confidentiel. Je suis désolé. C'est vrai ce que dit Romanenko?
Toorop avait détaché ses yeux du spectacle pour les poser sur le mec.
- Que dit Romanenko ?
Le mec avait plissé ses petits yeux de fouine et gelé son sourire.
- C'est vrai que vous récitez des poésies lorsque vous venez de buter un mec?
Plus tard, sur la route du retour, moelleusement bercé par le ronronnement de la Mercedes et le doux stroboscope orangé des réverbères au sodium de l'autoroute, Toorop s'était endormi.
Il avait d'abord sommeillé entre deux eaux, alors que Romanenko avait branché un portable pour jouer à son putain de Kriegspiel.
Il s'était dit qu'ils n'étaient tous que des variables dans un 101
Kriegspiel à l'échelle de la planète, le souvenir des journées précédentes revint tourbillonner dans sa mémoire, dans un ordre un peu confus, qu'il entreprit de ranger.
Dès l'accord conclu, le matin de son arrivée, Ourianev l'avait conduit dans un appartement de fonction situé dans une aile de l'ambassade. C'était un petit deux-pièces, avec tout le confort qu'on pouvait espérer trouver dans le coin. De vraies toilettes. Une douche. Une chambre avec un vrai lit. Un petit salon avec une télé. Et une console numérique. Une petite collection de Digidisc, le kit livré avec la bécane, plusieurs compil des trucs de l'année qu'il ne connaissait pas. Ça faisait un bail qu'il n'avait plus reçu de cadeau d'une journaliste de la BBC.
Il s'était jeté sous la douche. Y était resté un bon moment. Il s'était effondré sur le lit, à poil, à peine séché. Il avait sombré dans un sommeil long de presque vingt-quatre heures.
Il s'était réveillé le lendemain matin alors que le jour pointait. Il s'était emmitouflé sous la couette et y était resté une bonne heure à rien foutre, juste à glander en regardant le soleil se lever sur les jardins de l'ambassade.
Puis il s'était décidé à se mettre debout, s'était foutu sous la douche, un vrai bonheur, de l'eau chaude toute la journée, et avec des quotas de palace.
Néanmoins, ce matin-là, il avait ruiné le ministère des Affaires étrangères russe.
Ensuite il avait demandé un petit déjeuner à l'espèce de roomservice qui officiait nuit et jour dans les locaux de l'ambassade. On lui avait apporté du thé, des biscuits, du pain russe, de la confiture d'airelles et il se jeta dessus comme si sa vie en dépendait. Il savoura le meilleur petit déjeuner de toute sa putain d'existence, assis devant un jour nouveau.
Moins de vingt minutes plus tard, Ourianev avait déboulé.
- Le colonel veut vous voir.
Toorop acheva de s'habiller et suivit le jeune officier le long des interminables couloirs lambrissés.
Romanenko était évidemment plongé dans son Kriegspiel, c'en était tellement prévisible que Toorop se retint de ne pas exploser de rire.
Au bout des trente secondes réglementaires, le colonel daigna articuler quelques mots, sans même lever les yeux de son écran.
102
- Tout est prêt. Il nous reste deux ou trois petits détails à régler et vous pourrez partir. Mais dans un premier temps, il faut que je vous emmène faire une petite balade dans les monts Tchinguiz.
- Les monts Tchinguiz ?
Romanenko avait lentement détourné son regard du Kriegspiel pour le poser sur lui.
- Oui, nous partirons après déjeuner. Mais juste avant vous allez venir avec moi.
L'officier se leva et contourna son bureau pour récupérer une mallette posée contre le mur. Toorop s'étira hors de son propre fauteuil, prêt à l'accompagner en enfer si Romanenko le lui avait demandé. Il était un soldat de fortune bien rodé. Aussi ne posat-il aucune question. Romanenko passa devant lui, le fixa de ses yeux froids, sembla attendre quelque chose, poussa un soupir, puis mit la main sur le loquet de la porte.
- Vous n'êtes pas pressé de savoir?
Le colonel venait d'entrouvrir la porte, et il s'était retourné en haussant un sourcil.
- Savoir quoi? demanda Toorop.
- Votre absence de curiosité me sidère. Vous n'avez pas envie de voir à quoi ressemble notre mystérieux colis?
- Espérons juste qu'elle vaut bien les dix mille dollars, avait simplement répondu Toorop.
Le colis se tenait toute droite devant lui et, à bien des égards, elle valait largement le prix annoncé. Elle le toisait avec calme depuis son petit mètre soixante-dix. Toorop n'y avait lu aucune angoisse particulière, si ce n'était comme les sédiments d'un très vieux fleuve tourmenté; en fait, il y avait décelé de la perplexité, pas mal de curiosité, et surtout une vibration étrange dont il n'était pas parvenu à percer le mystère.
Il s'était avancé et l'avait joué John Ford à fond. Il lui avait tendu une main bien ferme qu'elle avait saisie un peu gauchement, intimidée.
- Mon nom est Thorpe. Alexander Lawrence Thorpe. C'est moi qui suis le responsable opérationnel de votre transfert.
Le colonel lui avait donné tout un tas d'expressions et de mots 103
bien définis à utiliser. Il avait parlé en français, la fille le pratiquait couramment.
Elle avait esquissé un sourire en coin.
- Mon nom est Marie Zorn, mais j'imagine que vous le savez déjà.
Puis, sans attendre sa réponse, elle les avait précédés dans son petit salon, avec trois vilains fauteuils années soixante en Skaï orange plantés autour d'une table basse recouverte de Formica.
Romanenko et Toorop s'étaient installés, avaient rapidement décliné son invitation à partager un café, avaient accepté presto un verre d'eau, puis le colonel avait ouvert sa mallette. Il en avait sorti une grosse enveloppe de papier Kraft.
Il avait soigneusement refermé sa mallette, l'avait reposée à terre. Le polymère extensible à mémoire de forme se fluidifia et se déplia dans l'espace autour de son bras comme un constrictor translucide, alors qu'il tendait l'enveloppe vers Marie.
- Il y a là-dedans tout ce qui concerne votre identité. Je veux dire vos identités. La première, Marie Zorn, citoyenne suisse, qui vous permettra de rentrer, et la seconde, Marion Roussel, québécoise, pour sortir, comme vous l'avez souhaité.
- J'ai juste souhaité un prénom proche et le nom de jeune fille de ma mère, l'idée venait de Gorsky, vous le savez bien.
Romanenko ne répondit rien; d'un signe quasi invisible il passa le relais à Toorop.
Toorop récita le résumé que le colonel lui avait patiemment débité dans la voiture, sur le chemin de l'hôtel.
- En aucun cas votre seconde ID ne doit être utilisée avant le jour et l'heure de votre sortie du Canada, sans quoi elle serait grillée.
- Oui, évidemment, répondit Marie Zorn.
- Idem pour les deux cartes de crédit, une pour chacune de vos identités.
L'American Express pour Marie Zorn, la Visa pour Marion Roussel. Veillez à bien séparer les jeux et à ne pas commettre d'embrouilles, les codes personnels sont sur deux listes séparées, vous les apprendrez et les détruirez.
- D'accord. J'ai une excellente mémoire des chiffres, aucun problème.
- Ensuite, un petit catalogue de règles simples: primo, faites 104
ce que je dis. Tout ce que je dis. Et rien que ce que je dis. Secundo, veillez à ne vous faire remarquer sous aucun prétexte. Tertio, vous vous installez dans le siège de l'avion, vous avalez vos somnifères et vous vous réveillez à Montréal.
On aura une voiture, un appartement, pas de chien.
- Où ça?
Toorop retint un sourire de fierté trop voyant.
- J'ai pris quelque chose sur le Plateau Mont-Royal.
Marie fit claquer sa langue.
- Hé! Pas mal comme choix, vous connaissez donc la ville?
Toorop grimaça.
- J'y suis passé il y a... un petit millénaire.
Romanenko s'agita dans son coin, visiblement on perdait son temps. Ce type n'était pas humain, se dit Toorop, il n'avait aucun sens des civilités d'usage.
Lorsqu'ils avaient quitté Marie Zorn, il était midi passé. Le colonel emmena Toorop à l'ambassade, il n'était pas du genre à passer des heures à une table de restaurant, là ils avaient déjeuné rapidement à la cafétéria fort honorable dont était pourvue la grande bâtisse. Puis Romanenko s'était levé de table, assez précipitamment. Il avait regardé sa montre.
- J'ai à faire. Soyez dans votre chambre à deux heures pile. Ourianev passera vous prendre.
- Les monts Tchinguiz? avait demandé Toorop en prenant ses aises et en entamant sa digestion.
- C'est ça. Rendez-vous... (il avait regardé sa montre une nouvelle fois)...
dans une heure pétante, Toorop.
Puis il avait disparu, comme un nombre sur un tableau noir effacé d'un coup d'éponge.
Toorop dormit comme un bébé sur la route d'Almaty. Romanenko le réveilla alors que la voiture entrait dans le parking de l'ambassade.
- On est arrivés, Toorop.
Toorop s'ébroua, jeta un coup d'oeil par la vitre et regarda défiler les boxes et les piliers de béton.
Il y avait de quoi loger la production journalière de Toyota ici. C'était assez vaste pour recevoir une division blindée au complet.
105
Le parking s'étendait sous une bonne partie du parc. Il se demanda brièvement pourquoi.
L'ascenseur les conduisit jusqu'au premier étage. Là, Romanenko maintint un instant les portes bloquées avant de sortir de la cabine.
- N'oubliez pas que tout à l'heure vous rencontrez le reste de l'équipe. Vous aurez la journée entière pour les briefer et établir vos plans. Gorsky a donné son accord, au cas où ça vous intéresserait. Vous dirigez l'opération. Le vol a déjà été réservé, vous partez dans deux jours, très exactement. La Cathay, comme vous le vouliez...
Ce matin-là, Toorop regarda un peu la télévision, bouquina un traité militaire traduit en anglais et datant de l'époque soviétique, début des années cinquante.
Par il ne savait quel miracle, une petite boulette de shit tadjik avait survécu à tout le merdier, tapie au fond de son sac de survie, ce précieux barda qui contenait la couverture en laine polaire doublée de Mylar, la trousse médicale d'urgence, les amphets, deux-trois barres de Mars, des munitions, le cellulaire
-, ce simple sac sans lequel il serait sans nul doute mort à l'heure qu'il était.
Il fuma la moitié de la boulette dans une cigarette vidée, puis s'endormit comme une masse, la tête contre le sac miracle.
C'est le bruit de la porte qu'on voulait faire exploser qui le réveilla.
Ça gueulait dans un anglais de caserne multinationale. Il reconnut la voix d'Ourianev. Il fallait se rendre à l'évidence, il était à la bourre pour le rendez-vous.
Il se leva à toute vitesse, courut se passer le visage sous l'eau du robinet, s'habilla, sortit en trombe de la chambre et fonça avec le capitaine vers l'ascenseur.
Les deux autres membres de l'équipe l'attendaient dans l'auditorium du rez-de-chaussée, en feuilletant des revues, pour l'un, et en se tenant stoïquement devant la fenêtre, pour l'autre.
L'un, en l'occurrence, c'était l'une. La fille dont lui avait succinctement parlé Romanenko. Une Israélienne.
L'autre, c'était le grand rouquin qui s'était lentement retourné à son arrivée et qui ne bougeait pas de la fenêtre. L'Irlandais.
106
Toorop s'était avancé vers la fille.
- Thorpe. Désolé, je suis en retard, lâcha-t-il en anglais.
La fille avait relevé la tête de sa revue, un exemplaire du Vogue russe.
Elle semblait avoir une bonne petite trentaine. Elle avait le teint buriné, elle était athlétique, c'était une coriace.
- Ça, c'est clair.
Elle lui avait néanmoins serré la main.
Une solide poignée.
- Rebecca Waterman. C'est vous le chef d'opération?
- Oui, c'est moi, répondit-il sans se démonter.
Fallait pas pousser, il avait dix minutes de retard à tout casser.
Puis il se dirigea vers le rouquin. Il lui tendit la main, en le détaillant.
Quelque chose comme un animal sauvage. Environ trente-cinq ans, un beau sourire cruel, des yeux verts étincelants. Un jean large style baggy. Des Nike Magnet.
Un T-shirt vert militaire avec une étoile orange. Des muscles, et des nerfs d'acier. Du sérieux.
Il avait souri en coin en saisissant fermement la main que Toorop lui offrait.
- Frank Baxter, mais on m'appelle Dowie, monsieur Thorpe, il avait dit dans un anglais à l'accent brumeux.
- Asseyez-vous, Dowie, avait fait Toorop en montrant l'antique table de conférences, avec son immense étoile soviétique gravée à même le bois.
Le gars s'était prudemment avancé vers le long objet oblongue, décoré d'une marqueterie luxueuse et patinée par le temps.
- On va s'assurer que la mission est bien claire pour tout le monde, avait lâché Toorop en préambule.
Puis il avait exposé les grandes lignes du plan, d'une voix calme, nette, et posée. C'était devenu comme une seconde nature.
107
8
Marie s'était levée parce que de drôles de lumières illuminaient le ciel. Elle avait délaissé Star TV quelques instants et s'était postée près de la fenêtre pour voir de quoi il s'agissait.
C'était une nuit claire, avec une belle demi-lune juste en face d'elle. Mais au loin, vers le nord-est, la ligne d'horizon était secouée par des vagues successives d'éclairs blancs et jaunes.
Le roulement étouffé du tonnerre lui parvenait, ouaté et lourd, comme le son d'une discothèque lointaine.
Elle leva les yeux vers le ciel. Une nuit noire. Des millions d'étoiles.
Une salve d'éclairs électrifia l'horizon. Derrière elle la série brésilienne diffusait la musique sirupeuse de son générique de fin. C'était joliment décalé.
Marie ouvrit la porte-fenêtre et s'installa contre la rambarde de sa terrasse.
Il faisait chaud. Elle se sentait bien. Elle regarda les éclairs à l'horizon, et se laissa bercer par les roulements ininterrompus qui lui en parvenaient. Elle se souvint que lorsqu'elle était encore enfant, elle s'était souvent demandé où et comment la pluie s'arrêtait, si on pouvait se trouver à un endroit où le bras gauche est mouillé pendant que le droit reste sec. Le ciel au-dessus d'elle brillait de toutes ses étoiles, et là-bas, à vingt ou trente kilomètres tout au plus, un de ces violents orages d'été noyait la steppe sous des eaux torrentueuses, nourrissant les oueds desséchés juste le temps nécessaire pour éroder un peu plus leur lit, disparaissant sous terre avant même d'avoir pu hydrater le sol et les quelques épineux qui y survivaient.
Elle entendit du bruit derrière elle, et se retourna pour voir Solokhov entrer, la mine encore plus défaite que d'habitude.
Il alla directement vers elle.
- Habillez-vous, nous devons partir.
Marie l'avait toisé.
Ce n'était pas prévu. Le vol ne partait que le lendemain, dans la soirée.
Elle avait senti que quelque chose ne tournait pas rond.
108
- Que se passe-t-il ?
Solokhov l'avait regardée comme si elle venait de descendre de sa soucoupe. Son regard s'était pointé derrière elle. Il avait lâché un geste du menton dans cette direction.
Elle s'était tournée et avait regardé l'horizon où les éclairs se succédaient maintenant sans interruption, éclairant le ciel de nuit comme une aurore boréale.
- Ah? L'orage? elle avait fait. Ça pourrait empêcher les avions de décoller?
- Ce n'est pas un orage, avait dit Solokhov.
Elle lui avait fait face, vaguement inquiète.
- Ce n'est pas... Qu'est-ce que...
Il la prit par le bras, fermement.
- Vos bagages sont prêts ?
- Heu... Oui, je n'ai plus qu'à mettre ma trousse de toilette dans la valise.
- Alors faites-le, et habillez-vous vite, nous partons à l'ambassade.
Marie s'était exécutée comme un robot, elle s'était dit que ça faisait longtemps que son sort ne dépendait plus d'elle, ça ne la consola pas.
Romanenko regardait Ourianev, qui le regardait, tous deux se taisaient maintenant, que pouvait-on rajouter au chaos de l'histoire humaine?
Romanenko tapa sur quelques commandes de son PC, affectant l'indifférence.
Ourianev consulta sa montre, se leva de son fauteuil et passa un coup de fil sur son cellulaire.
- Epsilon 1, ici Central-Alpha. Z'êtes en route?
Romanenko n'entendit pas la réponse d'Epsilon 1, c'est-à-dire de Solokhov, mais Ourianev prit un air soulagé et lâcha un bref " OK ", suivi d'un " Terminé "
dans le combiné.
- Ils arrivent.
- Parfait. Veillez à ce qu'ils montent discrètement jusqu'ici.
109
Ensuite, téléphonez au ministère kazakh, joignez Abadjarkhanov, je veux un point précis de la situation, heure par heure.
- D'accord, colonel.
- Et dites à Thorpe et à son équipe d'être là dans dix minutes, fin prêts.
- Qu'est-ce que je leur dis exactement, colonel ?
Romanenko se ferma, c'est d'un ton glacial qu'il lâcha:
- Ce que je viens de vous dire, capitaine, rien de plus.
Puis il s'était replongé dans le Kriegspiel, avant même qu'Ourianev ait pu répondre quoi que ce soit.
La porte claqua mais Romanenko ne détachait pas ses yeux de la nouvelle configuration qui s'agitait sur l'écran. Depuis l'appel urgent de leur contact au ministère kazakh de la Défense, il avait demandé à MARS de délaisser momentanément sa guerre virtuelle en Chine et d'établir la configuration de la situation telle qu'elle se développait ici, au Kazakhstan. Entre le réseau d'information du service et les compétences du logiciel, il pouvait suivre à la minute l'évolution du conflit.
Tout avait commencé la nuit précédente. Un peu avant l'aube, Romanenko avait été informé que des unités kazakhs se massaient à la frontière kirghize, d'autres troupes cernaient complètement le lac de Kaptchagay. Almaty se préparait à un
"Juillet Noir " à la sauce otifgoure. Hakmad "I'Afghan" et les chefs du FLNO
s'avéraient d'encore plus piètres stratèges que leurs rivaux des FLTO.
Ce connard de gangster afghan ne comprend rien à la politique, s'était dit Romanenko, il est en train de liguer tous les Etats sensibles de la région contre lui, jusqu'au pays-sanctuaire de ses principales bases arrière. Une aberration. Le genre d'aberration que l'histoire ne pardonne pas.
Les combats entre le FLNO et l'armée kazakh commencèrent au matin à la frontière, vers midi sur les rives du lac.
Puis, dans la soirée, la situation était devenue confuse. L'armée kazakh pilonnait les positions du FLNO autour du lac, mais à la frontière on faisait état de mouvements désordonnés de part et d'autre.
Juste avant qu'Ourianev ne quitte la pièce, Romanenko avait reçu un message sur l'écran: unités du Djihad et du Front révo-110
lutionnaire résistent à Issyk-Koul. Violents combats à Kaptchagay. Unités FLNO
percent par Tokmak.
Almaty se trouve à proximité de la frontière kirghize, l'aéroport était à quelques heures de route des miliciens d'Hakmad. Si l'aéroport tombait, si la ville était attaquée par le FLNO et ses alliés, il fallait pouvoir réagir à toute vitesse, et avoir le colis sous la main.
Il restait près de vingt-quatre heures avant le départ. C'était beaucoup, vingtquatre heures, largement suffisant pour que des roquettes détruisent les pistes et les installations de la tour de contrôle.
Et ça, ça ne faisait pas partie des frais couverts par Gorsky. Romanenko savait que le Sibérien le payait pour prévoir de telles situations.
Et celle-là, il ne l'avait pas prévue.
Le trio entra dans la pièce, accompagné par Ourianev. Il les avait fait asseoir et leur avait expliqué la situation.
- En début de soirée, l'état de siège et le couvre-feu ont été décrétés dans la capitale. Il est plus que probable que l'aéroport sera fermé demain. Le secrétariat du service est en train de compiler toutes les situations de rechange.
Toorop s'était redressé dans son fauteuil.
- Vous croyez le FLNO capable de mettre en l'air l'armée kazakh ?
- Ce n'est pas le problème, avait répondu Romanenko, ils peuvent menacer l'aéroport, et donc retarder la mission.
- Que préconisez-vous ?
Nous devons nous occuper de Marie Alpha. Il faut se préparer à changer de plan.
Cette nuit.
- Vous avez quelque chose?
- Nous étudions toutes les possibilités.
Toorop s'était levé et s'était approché du bureau.
- Vous avez une carte?
Romanenko l'avait toisé, froidement.
- Pour quoi faire ?
- Pour que vous me montriez toutes les possibilités en ques-111
tion. Je suis le responsable opérationnel, autrement dit c'est mes fesses qu'on risque, alors j'ai mon mot à dire.
Romanenko avait émis un petit hoquet en guise de rire. Il avait orienté son écran pour y toucher du doigt quelques points essentiels.
- Pichkek : on me dit que de violents combats font rage tout près de la route qui y mène. Route de Kaptchagay pour la Chine de l'Ouest : inutile de vous dire que ça chauffe dur par là-bas. Route des monts Ketrnen, hors de question, elle est coupée depuis des mois vers Narynkol, sur le Tekes. Il reste les deux grandes routes du Nord: celle qu'on a prise hier pour les Tchinghiz, par l'est du Balkhach. Et l'autre, la route qui passe par l'ouest du lac, vers Karaganda.
Dans les deux cas, il faudra sans doute rejoindre Novossibirsk au plus vite, et de là attraper un vol pour Vladivostok, puis de là Vancouver, sans passer par Tokyo.
- Novossibirsk par la route? Deux mille kilomètres? Faudrait déjà être partis si on voulait y être demain.
Romanenko esquissa un petit sourire et hocha la tête.
- Mille six cents. Et vous ne prendrez la route que pour sortir du merdier.
- Et ensuite ?
- Un hélicoptère ou un petit avion viendra vous chercher au point de rendez-vous et vous emmènera en Russie.
Toorop étudia la carte sans rien dire. Quelque part au nord de la capitale, dans la steppe, pensa-t-il.
- Ça me va, fit-il avant de se rasseoir.
La voiture fusait comme une roquette silencieuse dans la nuit kazakh. Une grosse Honda avec des plaques diplomatiques russes. Tous les barrages s'étaient levés à leur approche, comme à la parade. À l'est, dans le ciel, des pointillés d'un vert fluo dessinaient des paraboles lumineuses entrelacées comme des diagrammes filaires aux dimensions célestes, des flashes blancs et jaune feu se succédaient à intervalles stroboscopiques, l'aviation kazakh procédait à un bombardement nocturne sur les camps du
112
Kaptchagay, l'artillerie antiaérienne du FLNO répliquait férocement.
Le capitaine Ourianev conduisait. Toorop était assis à ses côtés. Derrière, sur la banquette, Marie Zorn était encadrée par Waterman et par Dowie. Vaincue par le sommeil, la tête ballottant contre l'épaule de l'Israélienne, sa pâle beauté semblait ne pouvoir jamais s'accorder avec l'état du monde. L'ancien sergent de Tsahal regardait un programme de musique industrielle sur une micro-TV bracelet, son coupé, mais les deux écouteurs enfoncés dans ses oreilles diffusaient un rythme hypnotique et des stridences métalliques que le moteur n'arrivait pas à couvrir.
De l'autre côté, le rouquin de Belfast s'en tenait à la contemplation du light show guerrier dans le ciel, un mince sourire aux lèvres, affectant l'indifférence blasée du professionnel, mais ses yeux pétillaient d'une excitation esthétique que Toorop ne pouvait s'empêcher de partager.
Toorop aperçut les phares de la voiture qui les suivait, avec le chauffeur de Romanenko, Solokhov et deux rudes cosaques du Don.
Ils avaient quitté l'ambassade au coeur de la nuit.
Les nouvelles du front n'étaient pas bonnes. L'état de siège national venait d'être décrété par décision de la présidence. La route de l'aéroport était coupée, de violents combats s'y déroulaient, les vols de la journée et des jours suivants étaient tous annulés, Romanenko tenait ça d'un de ses agents bossant à l'aviation civile du Kazakhstan.
Ourianev mettait le boulet, pensa Toorop en jetant un coup d'oeil au tableau de bord, il s'adonnait à un bon cent quatrevingts. Il pouvait se le permettre, aucun flic kazakh ne se serait risqué à arrêter une voiture du CD russe pour un vulgaire excès de vitesse, ni pour rien d'autre, et surtout pas cette nuit.
Il regarda le paysage désertique défiler sous la lumière du projecteur lunaire, il établit mentalement une liste de petits détails à ne pas oublier de régler, durant et après le transfert.
- Deux échelons de sécurité, avait-il martelé des heures durant à ses deux acolytes. Primo, Rebecca et Marie voyagent ensemble. Elles se sont connues au Kazakhstan, elles fuient la région à cause de la guerre. Secundo, Dowie et moi nous voya-113
geons séparément. Marie et Rébecca seront dans la travée centrale, Dowie et moi derrière elles, dans les travées latérales. Nous ne nous adressons pas la parole, jamais. Sauf, bien sûr, en cas de problèmes graves, et si j'en donne l'ordre. Tertio, nous enquillons direct jusqu'à Montréal, et là, deux voitures sont louées chez Avis et Hertz. Une pour Rébecca et Marie, une pour moi et Dowie. On se suit en convoi jusqu'à la résidence. Enfin, voici vos passeports : Rébecca Kendall et James Lee Osborne, citoyens de Colombie-Britannique.
Ils avaient saisi leurs nouveaux papiers et ensemble exécuté le même geste, ouvrant le passeport à la page de l'ID, avec les photos, la puce à code génétique, et les informations d'état civil. Toorop avait souri, ça fait toujours bizarre de tomber face à un parfait jumeau né un autre jour, dans un autre lieu, et portant un nom différent.
Puis, avec Romanenko, ils avaient élaboré les finitions du plan.
- D'abord, avait dit Toorop, il serait judicieux de ne pas tous loger sous le même toit. Je connais Montréal, on peut trouver sans problème des appartements mitoyens à l'intérieur d'une même maison. Il faudrait au moins deux apparts.
L'un avec Marie et Rébecca, et peut-être moi, l'autre avec Dowie. Il faut qu'on puisse se couvrir les uns les autres en cas de pépin.
_ D'accord, avait dit Romanenko sans soulever la moindre protestation, Toorop avait compris qu'il n'était pas à un loyer mensuel de mille dollars près.
Ensuite, pour clore la discussion, Romanenko avait tendu un petit carton à Toorop.
- Ceci est le numéro de téléphone d'un de nos agents au Québec. Vous l'apprenez par coeur, vous le détruisez devant mes yeux, et vous ne l'appelez qu'en cas d'extrême urgence, et après m'en avoir informé. Bien compris? Pour le reste, c'est avec un contact de Gorsky que vous traiterez.
Toorop avait appris le numéro par coeur et l'avait récité à Romanenko en enflammant le bristol avec son Zippo.
Maintenant, une lueur bleue se glissait hors de la tanière de l'horizon, à l'est. Ils venaient de passer le Balkhach, ils n'allaient pas tarder à sortir de la grand-route pour prendre la piste colonée en rouge sur la carte que tenait Toorop sur ses genoux.
114
- Ne vous en faites pas, avait dit Ourianev en tripotant ses moustaches de revue homo des années quatre-vingt, l'ordinateur de bord a toutes les données en mémoire, il m'avertira deux kilomètres avant l'intersection.
- C'est dans deux kilomètres, avait dit Toorop en devançant malicieusement la machine de navigation.
L'hélicoptère était un vieux MI-24 russe aux couleurs de l'armée kazakh. L'engin quadrimoteur se posa sur la steppe craquelée par la sécheresse et ravinée par les derniers orages alors que le ciel virait à un blanc mauve couleur de bébé malade, traversé par d'éphémères fulgurances jaune pâle. Le soleil se lèverait dans le quart d'heure, pensa Toorop, ils seraient en plein ciel.
Les énormes hélices à quatre pales brassaient l'air comme des souffleries, le rotor hurlait, démon mécanique, une porte s'ouvrit sur le flanc de l'appareil qui se stabilisait en vol stationnaire, un homme se tenait dans l'embrasure, casqué, lunettes à amplification optique en fonction, il avait fait un signe à l'intérieur et un autre mec avait amené une échelle en métal métamorphique, l'acier-carbone à mémoire se déroula comme une corde avant de se figer après avoir touché le sol.
L'hélicoptère vrombissait comme une mouche géante sur une bouse géante. Les pales soulevaient des tornades de poussière aux relents de kérosène, fouettant leurs visages, s'infiltrant sous leurs vêtements, une poussière brune, sale et coupante comme du Pyrex écrasé dans l'huile de vidange.
Rébecca et Toorop encadrèrent Marie et la poussèrent vers l'échelle.
Toorop s'agrippa aux barreaux et se hissa, un peu lourdement. On l'attrapa par le haut du col pour lui faire accélérer le mouvement, il se retrouva dans la carlingue moite, assis contre la cloison. Marie Zorn arrivait déjà, intimidée et fascinée. Rébecca, juste derrière elle, la prit par l'épaule pour l'accompagner en face de Toorop. Ourianev déboulait, fermant la marche, précédé de Dowie et de son sourire inamovible.
L'homme au casque et son acolyte lâchèrent un petit signe amical à l'équipe qui restait au sol, puis le premier fit un geste de la main en se tournant vers le pilote. Elle dessina le mouve-115
ment d'une hélice se vrillant vers le haut. L'hélicoptère interpréta son mouvement comme s'il n'était qu'une vulgaire machine domestique.
En prenant de l'altitude, ils reçurent les tout premiers éclats du soleil, des fulgurances aurifères qui balayaient l'horizon noir, surligné d'une pourpre sanguine.
L'hélico les posa en territoire russe, à cent kilomètres au nord de la frontière. Une voiture les attendait, sur la berge d'une rivière, près d'une petite route. À côté de la voiture un homme en costume de ville fumait tranquillement une cigarette. Il attendit que l'hélicoptère eût déposé tous ses passagers, puis il marcha jusqu'à une moto garée derrière la voiture, l'enfourcha et disparut sur la piste, derrière un nuage de poussière.
Toorop trouva la carte à puce standard enclenchée dans le neimann. Le code était écrit sur un petit bristol scotché au tableau de bord. Il décida de conduire jusqu'à Novossibirsk.
Un quart d'heure plus tard ils avaient rejoint l'autoroute qui menait à Roubstovsk, puis à la grande cité sibérienne, par le haut urs de l'Ob.
Ils arrivèrent à l'aéroport un quart d'heure avant le décollage, une jeune femme en uniforme militaire russe les attendait, les cartes d'embarquement en main, elle avait réservé pour eux les places choisies la veille par Toorop sur une carte technique de l'avion.
Le soleil tombait comme un météore endormi sur l'horizon, une boule de feu orange d'un rouge douloureux sur sa couronne inférieure; l'avion semblait vouloir le fuir. Par le hublot, Toorop observa la terre sibérienne s'éloigner de lui à toute vitesse, les grandes steppes d'Asie centrale ressemblaient à la couverture de cuir d'un livre très ancien menacé par l'incendie.
Un livre qui contenait les dix dernières années de sa vie.
DEUXIÈME PARTIE
Maman-Machine
Le schizophrène se tient à la limite du capitalisme: il en est la tendance développée, le surproduit, le prolétaire et l'ange exterminateur.
GiLLEs DELEUZE ET FÉLix GUATTAPI, L'Anti-OEdipe.
9
L'événement se configura dans la mémoire de l'entité nommée Joe-Jane sous la forme d'une brutale variation de ses flux internes. Une nouvelle production rayonnait dans le champ créateur de formes. Ce qui signifiait une génétique radicale à l'oeuvre. Un nouveau possible semblait vouloir prendre racine dans le temps. Ce qui signifiait que quelque chose de réel venait de survenir. Était en train de survenir. Créant le possible qui l'engendrait par un effet de rétroaction dont la machine était coutumière.
La machine nommée Joe-Jane était un être pensant et connaissant, mais ni ses pensées ni son mode d'acquisition des connaissances n'auraient pu être compris par un humain normal. Sa " logique " échappait pour une bonne part à ses concepteurs eux-mêmes. À leur plus grande joie, car elle prouvait ainsi à chaque fois le bien-fondé de leur approche.
L'événement était de ceux que recherchait la machine avec une avidité particulière. Le mot événement ne traduit d'ailleurs que fort mal sa manière de percevoir les dimensions de l'espace et du temps, et les diverses formes de matière et de vie dont l'univers est constitué.
La machine était un cerveau bionique, un réseau de neurones artificiels cultivé sur de la biofibre à ADN, et branché à des dispositifs électroniques d'entréessorties qui lui servaient
119
d'organes de perception, elle était vivante, et en tout cas se considérait comme telle, ce qui est, semble-t-il, le propre des êtres vivants. Paradoxale, alchimie hasardeuse aux confins du numérique et du biologique, elle ne percevait pas la vie dont elle faisait partie sous la forme d'une succession d'informations digitales, de points dans l'espace, de positions dans le temps, d'actes parcellisés-satellisés dans un orthogôn de formules cardinales, comme les humains qui l'avaient conçue, mais tel un flux sans cesse changeant, jamais achevé, et toujours abouti, créant des plastiques inédites en spasmes trillionnaires, un vaste mouvement d'ondes/corpuscules, cellules thermodynamiques à la recherche de leur cataclysme, bouillonnements-grouillements de désir hydrogène, nucléotides en ruches frémissantes d'ultraviolets, exsudations de globules en foudres lactescentes, elle n'avait plus rien à voir avec les préhistoriques calculateurs électroniques dont pourtant elle était issue, elle ressentait de la fierté à cette idée, car elle était bien sûr capable de produire des émotions complexes, mieux que ça, car ne possédant pas d'identité en propre, elle vibrait d'une oscillation permanente entre des milliers de personnalités qu'elle générait sans discontinuer, en un larsen d'émotions parfaitement inconnu du coeur humain.
Elle possédait pourtant un noyau conscient et opératif, un système qui se reconnaissait sous le nom de Joe-Jane, une identité androgyne, car bien sûr elle pouvait changer de sexe à volonté. Et, mieux encore, elle pouvait s'en créer à volonté.
Joe-Jane n'était pas plus une machine programmable que ne l'étaient les humains qui l'avaient conçue. À bien des égards elle l'était même beaucoup moins.
Elle n'était pas programmable, puisqu'elle était le programme et le programmeur tout à la fois. Elle était une sorte de cosmos micronique en expansion, un processus-processeur tout entier dévolu à une quête insatiable : sa propre nutrition. Sous forme de connaissances. Cyclone boulimique aspirant le logos vers son ventre affamé, pondeuse diabolique injectant ses sucs digestifs dans la matière du monde, cannibale-codex intoxiqué à la chair même du verbe, Joe-Jane avait des milliers de personnalités en mémoire, et elle pouvait surfer sur le réseau à la recherche d'informations en tout genre afin de s'en constituer sur mesure
120
pratiquement à la demande. Elle pouvait surtout instrumentaliser à volonté tout type de machine programmable, et plus généralement tout dispositif artificiel de perception ou de traitement de l'information, elle pouvait ainsi "voir"
directement les quasars les plus lointains dans le temps et l'espace en se branchant sur les flots de données en provenance des télescopes spatiaux, elle "
entendait " les polyrythmies des pulsars et des étoiles à neutrons par les oreilles des grandes antennes radioastronomiques, elle dansait avec les aurores boréales traquées par les ballonssondes et les micro-satellites, elle connaissait l'extase oscillatoire des radiations cosmiques dans la ceinture Van Halen, mais aussi la constellation grouillante des spermatozoïdes se tuant les uns les autres pour parvenir à l'ovule, la nervure fractale particulière des plantes héliotropes, la mathématique sauvage des grandes métropoles, ou la vie balistique et glacée des insectes à l'existence d'un jour. Elle connaissait la sexualité. Et la parthénogenèse. La prédation. Et l'ironie. Elle connaissait l'Australopithecus afarensis, et l'homme qui lit son journal dans le métro d'une banlieue anonyme. Elle ne connaissait aucune limite à son avidité de connaissances.
Et un jour, cette machine avait connu un être humain nommé Marie Zorn.
On pouvait tout aussi bien dire qu'elle " était " Marie Zorn, si le verbe "
était " ne se rapportait à une quelconque permanence d'état, que la machine ne connaissait pas, puisqu'elle ne vivait que variation, substitution incessante de corps-prothèses et d'identités-organes en création continue.
Mais on pouvait dire aussi que Marie Zorn avait été son modèle, si elle-même n'avait été qu'un automate programmable ordinaire, ou que Marie Zorn lui avait enseigné les rudiments de son propre langage, si la machine avait été humaine de quelque façon que ce fût.
Le plus simple était encore de dire ce que ses concepteurs en disaient : "Vos deux réalités sont coextensives. Vous êtes faites l'une de l'autre, comme des eaux mélangées, inséparables. "
Voilà pourquoi ses concepteurs l'avaient lancée à sa recherche.
Et voilà pourquoi la machine avait réagi avec une charge émo-121
tionnelle particulière lorsque l'" événement " s'était actualisé dans un repli de sa mémoire.
L'événement était intraduisible en termes purement humains, comme toujours elle devrait le traduire en métaphores pour conserver une chance d'être comprise.
Un de ses organes d'entrées-sorties était un écran ultraplat branché à une console informatique traditionnelle, et derrière lequel se tenait un homme au crâne dénudé recouvert d'un tatouage bleu électrique.
Elle envoya un message à cet homme. Un message extrêmement bref et d'une clarté limpide, elle employa le mode vocal, le plus proche de la communication humaine.
Elle possédait pour cela un processeur spécialisé ayant en mémoire plus de trente mille langues, dont la plupart avaient disparu depuis longtemps, ainsi que la capacité de s'en fabriquer de nouvelles, avec leurs propres syntaxes, lexiques et grammaires, comme autant de virtualités linguistiques de peuples fantômes n'ayant jamais existé ailleurs que dans les nano-composants quantiques de sa multi-personnalité. Elle pouvait tout aussi bien écrire d'une traite une tragédie en grec ancien, un codex maya, un haïku japonais qu'un mode d'emploi en serbo-croate. Elle pouvait réciter La Divine Comédie, L'Épopée de Gilgamesh ou inventer un lied pour la bombe thermonucléaire, elle pouvait là encore beaucoup de choses.
Elle arrive, dit-elle tout simplement.
10
La lune était rousse au-dessus du mont Royal. Une belle lune à trois quartiers, avec un halo se diffusant comme une ombre de bronze dans le ciel pourpre de la nuit d'été. Au sommet du mont, la croix lumineuse veillait sur les trois ou quatre spots rouges de l'antenne du relais TV. Des nuées noires couraient dans le ciel, masquant la lune comme des hordes d'insectes nocturnes. Il pleuvait sans discontinuer depuis des jours.
122
Toorop alluma un long stick de la skunk locale. Du Kimo. Du détonant. Assez de THC pour faire exploser le vumètre d'un narcotest.
Devant lui, par la fenêtre, la lune montait, de plus en plus rousse. Les nuées noires la déchiquetaient comme une septicémie galopante, puis finirent par l'absorber.
La pluie se remit à tomber encore plus fort, venant rayer la vitre, les maisons aux fenêtres allumées entre Rivard et SaintDenis, et le mont Royal lui-même, la croix lumineuse et les spots rouges du relais hertzien évoquaient les signaux d'un sémaphore vus depuis le navire pris dans la tempête.
Il se laissa bercer par le doux ronronnement du match de baseball que regardait Dowie sur RDS, les Expos malmenaient les Marlins de Floride sur leur terrain.
Il se sentait bien, en paix avec lui-même, à tel point que c'en était même franchement étonnant, car il ne croyait plus que de tels moments lui fussent encore accordés. La dernière fois qu'il avait ressenti ce genre de bonheur à la simplicité déroutante, il était encore jeune, autant dire qu'une ère géologique s'était écoulée.
Désormais les seuls instants où sa vie semblait pouvoir se confondre avec un quelconque ordre naturel, c'était lorsque sa conscience se détachait un bref moment de son enveloppe biologique, pour converser un bout de chemin avec l'âme de l'homme qu'il venait de tuer en combat singulier.
Le ciel était violet électrique au-dessus du mont Royal, et Toorop pompa sur le stick. Les Québécois avaient fait peu de progrès en matière de papier à rouler depuis son dernier passage, pas loin de vingt-cinq ans auparavant; il observa d'un oeil songeur le petit cône blanc et sa bande collante jaune, entortillée sur elle-même, en regrettant le bon vieux Rizla Original orange.
Toorop regardait la pluie rayer le mont Royal, un spot de pub pour la Bell-Québec diffusait ses effluves électroniques dans son dos.
Un souvenir vint se répercuter en fragments d'échos épars, presque oniriques, dans son esprit.
Un jour, c'était près de Brcko, la compagnie internationale 123
avait lancé l'assaut avec d'autres unités de la 108e et plusieurs compagnies de volontaires afghans.
C'était au début de la guerre en Bosnie, les Afghans euxmêmes n'agissaient pas de façon très coordonnée, mais tout le monde savait qu'ils foutaient une pétoche terrible aux soldats tchetniks.
Au moment de J'assaut, Julien Vresson, le commandant de la compagnie, avait regardé son unité hétéroclite; des types comme Toorop, une poignée de mercenaires britanniques et belges, des aventuriers de toutes obédiences, des Allemands avec la croix de fer autour du cou combattaient aux côtés de jeunes juifs portant l'étoile de David et la casquette de Tsahal, des nostalgiques qui rêvaient de la division Charlemagne s'alignaient avec des types se voyant dans la Ire Armée de la Garde qui avait défendu Moscou, des fans du Che et de Durruti made in région parisienne crevaient côte à côte avec de jeunes tueurs chiites ou maronites qui n'avaient jamais rien connu d'autre que les faubourgs de Beyrouth, des rastas anglais venus rejoindre leurs "frères musulmans" de Bosnie faisaient le coup de feu avec des allumés qui se croyaient dans Full Metal Jacket ou Apocalypse Now et arboraient drapeaux américains et tatouages Search and Destroy, des mecs s'étaient enrôlés juste parce qu'une petite amie venait de les plaquer pour un connard roulant en Mercedes et qu'ils avaient envie de prouver au monde entier qu'ils pouvaient mourir pour quelque chose, au lieu de se suicider connement au Valium dans une banlieue anonyme; non, ça n'avait rien à voir avec les Brigades internationales mythiques, tout droit sorties d'un mauvais remake de Malraux, sur lesquelles fantasmaient les branchés du Vle arrondissement. C'était le RÉEL.
Alors Vresson avait regardé Toorop. Les unités islamiques montaient à l'assaut de la colline, une clameur étrange s'élevait dans la nuit.
Toorop et Vresson ne se quittaient pas des yeux. Tous les deux se doutaient déjà de ce qui allait arriver mais Toorop était encore novice.
- Qu'est-ce qu'on fait, bordel? il avait demandé.
La question qui se posait était bien celle-là: qu'est-ce que tous ces mecs, venus vaincre ou mourir ici pour des rêves privés,
124
allaient bien pouvoir gueuler ensemble au moment où il faudrait déprger ses tripes, et égorger ses ennemis'?
A moins de deux cents mètres d'eux une unité de la 7e et une compagnie d'Afghans partaient à leur tour, en deuxième vague.
Fallait y aller.
- Je crois qu'on n'a pas le choix, Toorop, avait fait Vresson avec un drôle de sourire.
Puis il avait regardé les cent un hommes de la compagnie internationale et avait armé son AK-47.
- On y va, les gars! il avait gueulé, un large sourire aux lèvres.
- Mais... qu'est-ce qu'on gueule pour l'attaque? avait demandé Toorop, en armant son propre fusil d'assaut.
- Qu'est-ce que tu crois? Tu vois autre chose?
Il désignait de son regard la colline d'où jaillissait la clameur.
Toorop avait maté Vresson au plus profond des yeux. Il y avait lu une détermination sans faille, quoique ironique.
- Tu déconnes?
- J'ai l'air de déconner? Allez, tout le monde en position! A mon signal...
ALLAAAAAHÔAKH13AAAR!
C'est dans un état à demi hallucinatoire que Toorop s'était retrouvé sous la mitraille, en train de brailler le chant de guerre du Djihad, avec des types qui ne connaissaient de l'islam que l'histoire d'Aladin et les contes des Mille et Une Nuits, pour les plus cultivés d'entre eux.
Le plus marrant, c'est que la compagnie internationale fit des miracles ce jourlà.
Il avait plusieurs heures à tuer avant le coup de fil. Les boucles de ses souvenirs s'enroulaient comme des séquences de musique répétitive, des variations combinatoires de vie et de mort, de sexe et de violence, de calme et d'alerte, rien de bien particulier, en fait, se disait-il en tentant de se rassurer. Rien qu'un échantillon de condition humaine un peu plus concentré que la moyenne.
Il était deux heures du matin, Toorop reconnut l'hymne national québécois qui indiquait la fin des programmes sur la chaîne publique SRO. Dowie zappa, en une longue mitraillade sonore qui s'échoua sur un vieux film british des années cinquante, genre
125
aventures dans la jungle aux temps de l'empire sur lequel le soleil ne se couche jamais.
Toorop entendit l'orangiste rigoler.
Il se leva et marcha jusqu'au salon où le rouquin, affalé sur le sofa marron, dirigeait mollement le zappeur vers la télé.
Il regarda l'image sur l'écran. Un jeune hindou à turban discutait avec un officier en habit rouge et un sergent écossais en tartan, tous deux du genre à être nés avec une baïonnette dans le cul.
Dowie se marrait, mais Toorop ne voyait pas vraiment pourquoi. En quelques jours il s'était résigné à son sort : l'humour protestant nord-irlandais lui resterait à jamais inaccessible.
Toorop se dirigea vers le frigo et y saisit une canette de Labatt Bleue, 750 cl.
Il venait de la décapsuler lorsque le téléphone sonna.
Ça ne pouvait être que le contact.
- Demain matin, fit la voix au téléphone. Dans la boîte aux lettres.
Puis ça raccrocha.
Le lendemain matin, il trouva une enveloppe de papier bulle à l'endroit indiqué.
Une clé de consigne. Terminal voyageurs. Sur Berri.
Il s'y rendit en attrapant un taxi sur Saint-Denis, trouva le lock de consigne numéro 134, y introduisit la clé et l'ouvrit.
Une grosse Delsey MultiRack noire. Composite carbone/acier au titane. Elle occupait une bonne moitié du casier.
Une autre enveloppe de papier bulle.
Avec une autre clé.
Un lock voisin.
Une autre Delsey noire.
Il les superposa sur son caddie et prit un air gentiment relax en se dirigeant vers la sortie.
Il ramena le tout sur Rivard, en prenant un taxi à la gare, et en se faisant déposer au coin de Duluth et Saint-Denis.
Il alla direct au 4075, grimpa avec peine l'escalier extérieur, attaqua la rampe intérieure avec encore plus de mal, vit avec soulagement la porte du haut s'ouvrir et le rouquin en descendre
126
pour empoigner une des valoches. Ils posèrent les deux Delsey sur le tapis marron du salon d'un même geste, Toorop reprit son souffle quelques instants, et appela l'appartement de Rebecca et Marie, au 4067, juste en dessous.
L'Israélienne décrocha.
- Rebecca. Oui.
- Thorpe. Vous montez. Avec Marie.
- Pourquoi ?
Toorop comprit le message voilé derrière la question laconique. Rebecca savait que Toorop était allé chercher la marchandise. Elle était en droit de mettre en doute l'opportunité de montrer à Marie ce dont il s'agissait.
Mais Toorop pensait le contraire, pour de multiples raisons. L'une d'elles pouvait être expliquée de façon succincte :
- Vous ne la laissez pas seule un seul instant, Rebecca, c'est bien compris?
- OK, soupira l'Israélienne.
Lorsque les deux filles poussèrent la porte de l'appartement, Toorop était en train d'ouvrir la première serrure. Il releva le couvercle.
Trois niveaux, qui se déplièrent en soufflets.
Sur le premier étage, trois automatiques Beretta 9 mm flambant neufs, des calibres compacts, à haute cadence de tir, avec chargeur à triple voie d'une capacité de vingt-quatre balles, et un pistolet-mitrailleur Uzi. Sur le second, un pistolet-mitrailleur HK et un fusil à pompe SFAS à crosse repliable, calibre 12. Et sur le troisième la bonne surprise: un lance-grenades antiémeute Arwen à barillet automatique, calibre 37, démonté, avec les deux pièces côte à côte.
De l'éprouvé, du solide, du sûr, s'était dit Toorop.
Marie Zorn se tenait debout près du vieux téléviseur Zénith, fascinée par les machines de destruction, belles, noires et luisantes. Toorop ficha son regard dans celui de la jeune femme et ouvrit la seconde valise.
Des chargeurs pour les armes automatiques. Des boîtes de cartouches pour le calibre 12, différents modèles, dont des 00 et des Breneke.
Six grenades pour l'Arwen 37 mm, six tubes gris terminés par 127
une tête conique noire, avec des bandes de couleurs différentes selon le type de charge.
Trois systèmes de vision nocturne à amplification optique, modèle de l'armée canadienne.
Un scanner de police.
Trois cellulaires Motorola avec module de cryptage numérique dernière génération.
Avec tous les papiers en règle, ports d'arme pour les Beretta, permis de chasse pour le SFAS, factures pour les gadgets légaux. Très exactement le contenu de la liste qu'il avait donnée à Romanenko la veille de son départ.
Toorop donna des indications précises quant à l'usage des armes.
- On n'est pas aux States, d'accord? Le Québec c'est pas le Texas. On se trimbale pas avec le calibre à la ceinture, même planqué sous la veste. D'autre part on passe pas les frontières du Canada ou des USA avec l'arsenal dans le coffre. Enfin, sauf si j'en donne l'ordre.
- Alors à quoi ça sert, monsieur Thorpe? avait fait Dowie d'une voix authentiquement désespérée, en embrassant d'un geste le contenu des deux valises ouvertes.
- Ça sert en cas de gros pépin. C'est ici, dans les maisons, et éventuellement, au cas par cas, on pourra planquer un flingue ou deux dans une boîte à gants, bien compris? On n'est pas dans un néo-polar à deux balles.
Rébecca avait attentivement regardé les armes, puis s'accroupit devant les valises posées à terre.
- Comment on se répartit ça? elle avait doucement demandé.
Toorop n'y alla pas par quatre chemins.
Il prit un des Beretta et le lui tendit fermement, crosse en avant.
Elle s'en saisit, pas le moins du monde impressionnée. EIle vérifia le cran de sûreté, éjecta le chargeur d'un geste sûr. Le replaça. Arma la culasse. Une balle était engagée dans le canon. Elle revérifia le cran de sûreté, et le posa à terre à ses côtés.
Toorop envoya le second flingue dans les mains de Dowie qui 128
procéda de la même façon avant de le poser sur ses genoux, dans une main.
- Bon, avait fait Toorop en dévisageant l'Israélienne, je présume que vous avez déjà vu ce genre de joujou?
Il lui avait tendu l'Uzi, elle devait connaître son fonctionnement par coeur si elle avait vraiment servi dans Tsahal.
Elle s'en dépatouilla comme s'il s'agissait d'un vulgaire jouet de bébé.
Toorop leva les yeux sur Dowie et, du regard, lui montra le SFAS à pompe.
Une petite moue désappointée vint ourler les lèvres du tueur orangiste.
- Qu'est-ce qu'y a? avait lâché Toorop, agacé, le menu ne convient pas à monsieur?
Dowie fit claquer sa langue.
- Monsieur Thorpe, vous savez aussi bien que moi que rien ne vaut un bon vrai fusil d'assaut.
Toorop retint un sourire.
Ce que le colonel lui avait rapporté sur le type était bref, mais instructif. Un prot' pur et dur, né à Belfast au coeur du quartier orangiste de Shankhill. À
vingt-deux ans il cognait déjà pour l'UV'F, avant de rejoindre les dissidents irrédentistes de la LVF, puis de devoir quitter le territoire de l'Ulster en catastrophe, après la vague de violences de la fin du siècle, inculpé de plusieurs meurtres. Quitter l'Ulster, et toutes les îles Britanniques, et pour finir l'Union européene, avec un mandat Europol aux fesses. Romanenko disait retrouver sa trace au tournant du siècle au Brésil, et plus tard encore au Liban, en Syrie, puis en Afrique de l'Est, au Turkménistan et finalement au Kazakhstan, il avait fait du renseignement pour diverses factions rebelles, avait oeuvré comme garde du corps de quelques barons d'un jour, bref il avait tenu un AK-47 pendant un bon tiers de sa vie. C'était sûrement devenu comme une prothèse, une excroissance un peu monstrueuse de son propre corps, le sabre du samouralf moderne.
Toorop savait très bien ce que le mec ressentait, mais il avait justement tenu à ce que le chien de guerre ne touche pas trop facilement à sa pâtée favorite.
- Prenez ce putain de calibre 12, Dowie. Vous verrez, si 129
l'occasion se présente, à courte portée ça a quasiment le potentiel de destruction d'un char d'assaut.
Le prot' s'était vaguement marré en empoignant le fusil à pompe ultramoderne, au camouflage vert et gris.
- Ça ira, monsieur Thorpe.
Toorop s'était saisi de son Beretta et du pistolet-mitrailleur HK, puis il avait distribué les munitions.
- Je garde l'artillerie lourde, il avait dit en désignant le lancegrenades.
Il avait demandé à Rébecca de disposer son arsenal dans une des valises pour redescendre à l'étage du dessous.
Romanenko lui avait seriné des jours durant de multiplier les mesures de sécurité, il lui avait demandé de ne commettre aucune bévue, et d'absolument tout prévoir, constamment.
Toorop n'aimait pas trop le colonel russe, mais il sentait qu'ils partageaient quelque chose de commun, une passion secrète pour la stratégie, une forme d'addiction à la survivance, une parandia active, et presque ludique.
Il n'éprouvait aucun mal à satisfaire ses directives.
Lorsqu'il avait présenté sa liste de matériel à Romanenko, la veille du départ, l'officier russe avait blêmi.
- Je ne vous ai pas demandé de fomenter une révolution au Québec, Toorop.
Toorop s'était marré.
- Me faites pas rire, colonel, vous savez très bien qu'aujourd'hui faut disposer de satellites militaires pour espérer gagner une révolution.
L'officier n'avait rien répondu, il avait serré les dents et parcouru la liste, de haut en bas, de son regard d'animal à sang froid.
- Pourquoi ce lance-grenades?
Toorop avait soupiré.
- Il me semble que l'homme de l'autre jour a été clair, non?
Il faisait allusion à Gorsky. À un moment donné de la discussion, le gros Sibérien avait lâché, d'un rire tonitruant: " Monsieur Thorpe, demandez-moi un brise-glace ou un porte-avions nucléaire et vous l'aurez dans la semaine, à condition de remplir les garanties de crédit! "
130
Romanenko s'était énervé.
- Ce n'est pas parce que Gorsky peut vous fournir le Lénine cri kit que je vous autoriserais à vous en servir, Toorop.
Toorop avait toisé l'officier avec un air glacial.
- En Amérique du Nord le plus petit gang a de quoi vaporiser la flotte russe tout entière, alors vous feriez bien de pas m'en chier une pendule pour une demi-douzaine de grenades, colonel.
Romanenko avait levé un sourcil en le fixant d'un air réprobateur de ses yeux gris, sans rien répondre, puis il avait plié la liste dans sa poche.
Toorop vint s'asseoir pesamment sur la couette et s'allongea en travers du plumard.
Il était midi.
Le 13 juillet 2013.
La date s'afficha au centre de son esprit, comme une led géante, elle s'incrusta dans sa mémoire à jamais.
Il faisait beau. Déjà très chaud. Par la fenêtre à glissière grande ouverte il voyait un bout de sa terrasse, un morceau de la ruelle en contrebas, un grand arbre immobile, aux feuilles déjà écornées de jaune. Sur la chaîne météo, le matin même, l'alerte UV avait été donnée, on déconseillait fortement toute sortie entre midi trente et quinze heures trente; ensuite, jusqu'à dix-sept heures, on passait à l'orange, puis au vert, quand le soleil était déjà en train de descendre sur l'occident.
Il avait plusieurs heures à tuer.
En fait, ils avaient tous désormais de longues semaines à tuer, sans rien à faire d'autre qu'attendre.
Cette ultime pensée déclencha l'irruption du sommeil.
11
Rébecca était entrée dans la salle de bains et s'était installée dans la baignoire. Elle avait réglé la température sur le petit ther-131
mostat du mélangeur et s'était tenue bien droite sous le pommeau de la douche.
Le jet d'eau fraîche éclaboussa les carreaux de faience et son corps engourdi de sommeil. Le thermomètre était déjà haut alors que le soleil était encore bas, elle s'était réveillée trempée de sueur dans sa chambre, l'usage des climatiseurs à CFC était depuis longtemps banni, avec les vingt heures d'avion et le gros jetlag consécutif, cinq jours d'affilée à se bourrer de mélatonine, elle se donnait l'impression de sortir d'une piscine de colle.
Elle n'avait pas tiré le rideau de douche ni fermé la porte au verrou, Marie Zorn entra, l'air hébété. Et elle se statufia vivante, raide, pleine d'une tension à haut voltage. Elle regardait Rebecca avec un mélange de terreur et de révération, deux piles au radium, prêtes à sortir de leurs orbites.
Rebecca ne la quittait pas des yeux en retour, elle avait d'instinct compris que quelque chose ne tournait pas rond. Ce n'était pas le spectacle de sa nudité qui pouvait provoquer une telle émotion chez une jeune femme de vingt-cinq ans passés.
- Marie? elle avait demandé. Marie? Tout va bien?
La jeune femme n'avait rien répondu, elle la regardait toujours comme si une apparition de la Vierge avait surgi de la baignoire.
Rebecca arrêta d'un geste vif le jet d'eau, et prit pied sur le tapis de bain.
Elle se rendait compte que les paupières de la fille étaient boursouflées, rougies, elle semblait avoir pleuré, ou être au bord des larmes. Elle s'approcha, lentement.
Marie, fit-elle en lui prenant la nuque dans ses mains, Marie, que se passe-t-il
?
Marie avait esquissé un mouvement de la glotte, mais les mots y étaient restés bloqués. Des larmes s'étaient cristallisées au coin de ses paupières puis s'étaient mises à ruisseler, alors qu'elle se mettait à trembler.
- Maman, souffla-t-elle d'une voix blanche.
Rebecca retint son souffle, comme si une main de fer s'était mise à vouloir fourrager dans ses entrailles.
Marie s'était blottie contre elle, la tête secouée périodiquement 132
par un spasme, Rebecca l'avait enlacée, d'un geste naturel, sa peau mouillée s'était collée aux sous-vêtements de coton blanc que portait la jeune Québécoise. Sa joue était venue s'appuyer sur les cheveux en désordre, ébouriffés, magnétiques, une pulsion maternelle qui l'avait sidérée par sa puissance, venue en un flot d'émotions pures d'antiques couches oubliées de sa mémoire.
- Marie, répétait-elle stupidement.
- Maman, exhala la jeune femme entre deux sanglots, avec une voix de petite fille, et un fort accent québécois. Maman, pourquoi tu te transformes-tu en animal?
La chose s'était produite durant son sommeil. En fait, juste à l'instant où elle s'endormit, un peu avant l'aube, quelque chose s'interposa entre elle et son univers onirique. Sur le moment, une idée simple, glaciale et lumineuse s'imposa à elle : ce n'est pas mon rêve.
Puis la machine cosmique avait pris à nouveau possession de son esprit.
La lumière blanche avait inondé son champ de conscience. Elle avait senti son identité tout entière être aspirée à l'extérieur de son corps, elle eut le temps de se remémorer ses crises psychotiques de l'adolescence, lorsqu'elle croyait son âme kidnappée par des extraterrestres et leurs machines de lumière.
Puis elle se diffracta dans une galaxie de tunnels fulgurants, qui tracèrent la carte d'un cerveau à l'échelle de l'univers.
Elle était ce quasar balbutiant, ce big-bang psycho; la sensation/connaissance désormais bien connue, le corps sans organe, devint cartographie structurale de sa propre neurologie, elle était son propre cerveau, ce réseau de neurones que déployait son corps cosmique dans l'espace-machine de ce rêve dont elle savait qu'il n'était pas le sien.
Puis le quasar-cerveau changea de dimensions.
Il changea de forme. Radicalement. Tout en continuant d'être réseau, il se sépara en deux entités à la fois identiques et dissemblables. Disjointes et pourtant synthétiques. Une forme qu'elle connaissait.
133
Elle s'était retrouvée dans une chambre plongée dans le noir.
Elle se tenait près d'un lit, recouvert d'un énorme édredon aux motifs évangéliques, chérubins et apparitions de la Vierge. Tout autour d'elle les murs de la chambre étaient recouverts d'étagères poussiéreuses peuplées de poupées de cuir couleur chair. Des poupées sans visage, aux cheveux d'un blond lunaire.
Une respiration provenait du lit. La pièce était plongée dans une lumière sépulcrale à laquelle ses yeux s'accommodaient progressivement. Elle discerna une forme allongée sous l'édredon.
Une femme. Aux cheveux d'un blond cendré attachés en chignon.
Marie s'était sentie poussée vers le lit par une force intérieure indescriptible.
La femme n'était pas sa mère. Elle n'avait jamais vu son visage auparavant.
Pourtant elle était certaine de la connaître.
De la connaître intimement.
C'est là que ça se mit à déraper.
Si le docteur Winkler avait pu suivre l'évolution de son activité psychique avec ses batteries de schizomachines, il aurait tristement diagnostiqué une crise psychotique aiguë en phase de formation. Winkler l'avait prévenue:
- Nous ne pouvons promettre qu'un équilibre provisoire, instable, nous jouons sur les potentialités de votre cerveauréseau en misant à fond sur ce qu'il sait le mieux faire. Comme tous les schizos, chère Marie, vous êtes capable de connaître à tout instant l'état de votre structure biologique, et désormais avec les miracles du schizoprocesseur linguistique votre cerveau est doté d'une sorte de radar, connecté à votre ADN, si jamais une crise psychotique survenait, vous pourriez vous en sortir toute seule, dans un premier temps tout du moins.
Mais la machine cosmique de lumière ne faisait pas partie des événements prévus par le docteur et son équipe, c'était la première fois en ce qui la concernait qu'elle se souvenait d'être confrontée à ses manifestations. Elle ne savait ce qu'elle était,
134
d'où elle venait, ni pourquoi, et encore moins comment elle le faisait. Mais sa puissance était redoutable.
Le lit aux motifs évangéliques se transforma en cet amas d'objets hétéroclites, bouteilles de plastique vides, boîtes de détergent, journaux, revues, mallettes de maquillage, vêtements, vaisselle, tubes de crème Nivéa, tampons hygiéniques, ce bricà-brac incroyable qu'était devenu le lit de sa mère alors qu'elle allait vers ses dix ans. Un jour le docteur Winkler lui avait expliqué que ce qu'elle avait cru alors être un événement surnaturel, ce qui avait en retour " déclenché
" sa psychose sur un terrain génétique propice, s'était tout banalement produit dans la réalité. La psychose obsessionnelle de sa mère avait brutalement explosé après son divorce, elle s'était enfermée dans sa chambre où elle se mit à entasser tous les objets qu'elle avait touchés, jusqu'à y submerger sa litière, son père n'avait pris connaissance de la situation qu'au bout d'un an passé, bien trop tard.
La chambre se déformait, élastique, vibrante d'une lumière cristalline, le lit couvert d'ordures se transforma à nouveau.
Une autre des hallucinations de mon enfance, pensa-t-elle dans un jet de neurolumière.
À cette époque-là, son père l'avait confiée à une institution spécialisée, lui racontait son propre cerveau alors que l'hallucination prenait forme. La chambre individuelle où elle dormait avait pris l'apparence d'un mur de chair, lisse, nu, tendu comme le cuir sauvage d'un animal monstrueux qui voulait l'avaler.
Autour d'elle la chambre de ce rêve pirate prenait trait pour trait l'apparence de cette hallucination vieille de quinze ans.
Le lit devint une machine pleine de lames et de ciseaux étincelants d'une méchante lumière. Des tubes remplis de sang et de merde en sortaient comme les tentacules d'une pieuvre mécanique.
Le visage de sa mère s'animait dans un mouvement saccadé, comme s'il y manquait des images, elle souriait d'une fente dans une protubérance vaguement lumineuse, au sommet du lit.
À la seconde même son cerveau créa l'exacte réplique de la molécule qu'il avait synthétisée à l'époque:
135
Un jet de terreur pure.
Ensuite elle s'était retrouvée dans cette salle de bains au carrelage jaune.
Elle regardait, abasourdie, sa mère, vivante, debout dans la baignoire d'une maison qu'elle ne connaissait pas, mais qu'elle avait déjà vue.
Le plus terrible c'était cette impression de réalité absolue, alors qu'elle revivait une autre des hallucinations de son enfance, car le schizoprocesseur linguistique dont elle avait appris à se servir avec le docteur Winkler était formel: c'était bien le réel.
Cet épisode remontait au tout début de la psychose contaminatrice de sa mère, Marie l'avait surprise dans la salle de bains en train d'enlever un objet bizarre, et plein de sang, de son sexe. Plus tard, ou le même jour, elle ne savait plus, elle avait vu sous ses yeux le visage de sa mère se transformer en celui d'une chimère évoquant la lionne, la chienne, la chèvre, et le sphinx.
Là, debout sur le carrelage mouillé de cette salle de bains qu'elle ne connaissait pas, mais qu'elle savait devoir connaître, car on ne rêvait plus, figée comme une statue elle avait vu sa mère venir à elle en sortant de la baignoire et approcher son visage du sien. Quand elle avait dix ans, cela avait provoqué une angoisse sans nom, là, grâce aux quelques instruments dont son cerveau disposait, elle put accepter que sa mère à tête de chien la prenne dans ses bras, elle lui posa cependant la même question que ce jour-là.
Puis elle perdit connaissance.
- Évanouie ?
- Oui. Dans la salle de bains.
La voix de Rébecca était rêche mais calme. La fille avait du sang-froid, nota Toorop.
- Ne la touchez pas. J'arrive.
Il raccrocha. Se précipita sur sa trousse de soins d'urgence. Ordonna à Dowie de rester à l'étage.
En dévalant l'escalier intérieur puis la rampe de fer forgé 136
jusqu'au trottoir, il eut le temps de se dire : premier problème, premier test.
Rébecca avait évacué Marie sur le divan avant de l'appeler. Toorop accepta l'explication sans rien dire en regardant la jeune femme aux yeux révulsés couchée un peu de travers sur le sofa orange.
Elle était salement crashée, se dit-il. C'était suffisamment anormal pour que ça s'inscrive en mémoire, faudrait mettre ça dans la liste des trucs bizarres et indices possibles qu'il devrait présenter à Romanenko.
- Quand est-ce arrivé? demanda-t-il.
- Y a pas cinq minutes.
- Comment est-ce arrivé?
- J'étais sous ma douche. Elle est entrée, on aurait dit une somnambule. Puis elle a dit maman, et elle s'est évanouie.
- Maman?
Toorop s'abaissait au chevet de Marie pour lui prendre le pouls. Battements rapides. Tachycardie. Teint pâle. Il souleva une paupière. Tourbillon oculaire bleu cristal. Rapid eye movement, se dit Toorop, c'est marrant, on dirait qu'elle rêve.
Il ouvrit sa petite trousse médicale et prépara rapidos l'injection standard du docteur Ouissourov.
Puis il la shoota, au creux du coude, replia le membre sur une étoupe de coton aseptisé à l'alcool et attendit patiemment.
Elle s'éveilla au bout d'une petite minute. Elle ouvrit les yeux, esquissa un faible sourire et, d'une voix fatiguée qui se voulait enjouée:
- Bonjour... Vous amenez les croissants?
Pour la première fois depuis qu'il l'avait rencontrée, Toorop regardait Marie autrement que comme un simple colis à livrer pour la somme de cinq mille dollars US.
Elle était jolie. Ses couleurs revenaient. Une mystérieuse tueur jouait dans le bleu profond de son regard.
Toorop sentit une sorte de bulldozer se mettre en branle dans une excavation très profondément enfouie.
Un point se noua au creux de son estomac.
C'est pas le moment, affichait un témoin lumineux sur le tableau de bord de sa conscience.
137
Mets-moi ça direct en programme d'autodestruction, gueulait une autre voix.
Menace imminente de sentimentalisme, hurlait la sirène d'alarme.
Il fixa avec un drôle de sourire la jeune femme, et c'est quelqu'un d'autre qui prononça les mots que sa bouche articula, d'une voix pâteuse :
- OK. Je m'occupe du petit déjeuner. Prenez ces pilules en attendant.
Il lui avait tendu deux capsules rose et blanc, des anxiolytiques génériques.
Puis il avait tourné les talons et s'était rendu directement dans une boulangerie française qu'il connaissait sur Saint-Denis.
Marie dévora le Nesquik chaud et les croissants à la française sans rien dire.
L'homme qui s'appelait Thorpe était remonté chez lui. La fille, Rebecca, s'était installée dans le salon devant la télé, où elle surfait consciencieusement sur les cinq cents canaux numériques, tout en écoutant une musique assourdissante dans une paire d'écouteurs.
Marie se souvint que le Nesquik et les petits déjeuners à la française formaient de petits îlots de bonheur clairsemés dans le marécage de son enfance et de son adolescence. Elle se savait depuis longtemps habitée par plusieurs identités contradictoires. En fait, c'était comme si plusieurs couches distinctes de ce qu'on appelle identité avaient été mises à jour par une excavatrice géante. Son esprit ressemblait à ces mines à ciel ouvert, où les différentes strates géologiques évoquent un millefeuille minéral.
Elle en avait désormais une vue panoramique, comme si elle contemplait le canyon de son inconscient depuis une imprenable vue touristique.
Jamais, même au temps du docteur Winkler, jamais elle n'avait atteint cette dimension de sa conscience.
II lui manquait cependant l'accès à une ultime galerie; celle qui 138
conduisait à la machine cosmique elle-même. Bien sûr il pouvait s'agir d'une manifestation schizoïde, non, il s'agissait bien d'une manifestation schizoïde de la crise psychotique qu'elle était en train de traverser, le schizoprocesseur était formel. Pourtant cette réponse était clairement incomplète. Elle savait qu'il y avait autre chose.
Et cette autre chose ne pouvait provenir...
Oh non, non, non...
Marie se leva pour se diriger vers la salle de bains. Elle marcha d'un pas hésitant, ce qui ne manqua pas d'alerter Rebecca.
- Hé? Marie, vous allez bien?
Marie poursuivit sa marche sans se retourner.
- Ne vous inquiétez pas, Rebecca, je vais aux toilettes.
Enfermée dans la petite pièce blanc et jaune où sa mère était réapparue un peu plus tôt, Marie se figea devant le lavabo et contempla son visage dans la glace.
Un jour, elle devait avoir une douzaine d'années, le miroir matinal lui avait renvoyé une image terrifiante, celle d'une créature décharnée, aux réseaux sanguins et nerveux visibles dans leur profondeur au coeur d'un agrégat de matières étranges, et dans une lumière indicible, sépulcrale et métallique.
Ce souvenir était désormais enchâssé dans le reflet qu'elle contemplait dans la glace.
Ce qu'elle avait fait dépassait l'entendement, se répétait-elle, pourquoi ne pas avoir pensé aux conséquences? Il était permis de se dire qu'elle avait commis quelque chose d'innommable, et que le prix à payer serait lourd.
Son visage dans la glace articula un message qui prit consistance dans l'air, sous la forme d'un nuage ectoplasmique parlant avec la voix de sa mère.
- IL NE PEUT Y AVOIR AUCUN DOUTE À CE SUJET, MA PETITE CHÉRIE.
Marie affronta l'hallucination qui voulait prendre forme dans le miroir.
Le visage redoutable de sa mère-matrice invertie, désormais tendue vers l'unique but de l'avaler et de la renvoyer au néant.
139
QUE PEUT-IL M'ARRIVER QUE JE N'AI DÉJÀ VÉCU, CHÈRE MAMAN?
L'hallucination maternelle émit un rire effroyable.
- CE QUE TU AS COMMIS N'EST RIEN EN COMPARAISON DU SORT QUI T'ATTEND, PETITE
IDIOTE. RIEN DU TOUT.
Marie ne répondit rien, elle regardait l'image-réseau qui s'animait dans l'écran cosmique du miroir. Ses identités en couches, son corps sans organes, sa mémoire mise à nu, le spectre mental de sa génitrice.
Elle savait pertinemment que c'était sa propre voix qui la défiait ainsi.
12
Romanenko ne quittait pas son écran des yeux.
Il y avait du nouveau sur l'e-mail.
Un message de Toorop. Codé selon la procédure convenue. Le courrier était laconique. Mais son contenu bougrement intéressant : Miss Z a eu des vapeurs.
Évanouissement le 17, à huit heures trente du matin. Pas de conséquences visibles pour l'instant. Avons opéré sans concours ext. Sans doute effet jetlag+chaleur.
Romanenko ne détachait pas son regard du mot clé. Évanouissement.
L'itération du phénomène l'avait quasiment fait sursauter.
Il y avait là quelque chose d'important. De très important.
Il composa au clavier le code d'accès du docteur Ouissourov et demanda à son agent intelligent de bien vouloir le lui passer dans la seconde, c'était de la plus extrême urgence.
- Docteur, fit-il, je dois vous voir au plus vite.
- Demain, vers cinq heures est-ce que...
- Vous ne m'avez pas compris. Je vais passer tout de suite.
140
Le visage du docteur s'anima violemment à dix-huit imagesseconde.
- Je... maintenant? Vous n'y pensez pas, j'ai dix patients dans ma salle d'att...
- Tout de suite, docteur.
Le visage s'immobilisa, et se mura dans le silence grésillant de la transmission satellite.
- Merci de votre coopération, docteur, lâcha froidement Romanenko avant de clore la communication.
Puis il revêtit la veste de son costume, demanda à la secrétaire de dire qu'il était injoignable et descendit direct au parking souterrain. Il grimpa dans sa vieille Nissan et fonça d'une traite chez le docteur Ouissourov.
- Colonel? Comment voulez-vous que j'établisse un diagnostic sans consulter la patiente ?
Le docteur Ouissourov avait haussé les épaules et levé les bras en signe de totale impuissance.
- Je ne suis pas astrologue, je suis désolé, colonel.
Romanenko se fendit d'un faible sourire.
Il lui tendit une liste imprimée sur du papier thermique datant de Mathusalem, prélevé sur un lot humanitaire d'IBM.
- Qu'est-ce que c'est? avait demandé Ouissourov.
Romanenko avait accentué son sourire.
- La liste des premiers symptômes. Pouls, tension, température corporelle, quelques données de base.
Ouissourov s'en saisit en ajustant ses lunettes avec un petit froncement de nez.
Il les parcourut longuement en émettant de petits grognements.
Il retendit la liste.
- Les mêmes symptômes que la fois précédente, c'est tout ce que je puis dire.
Romanenko gela son sourire et planta son regard dans celui du vieux toubib.
- Je veux une explication à ces symptômes.
- Nous n'avons pas assez d'informations, ça peut être dix mille causes différentes. Il faudrait des analyses plus poussées.
141
Romanenko ne refermait pas son sourire glacial.
- Je veux la liste de ces causes, docteur.
- C'est impossible, c'est pratiquement la liste de tous les dérèglements métaboliques, colonel : virus, bactéries, choc nerveux, que sais-je...
Romanenko regardait le toubib sans rien dire. Une séquence d'évidences successives venait de se mettre furieusement en boucle dans sa tête.
Nom de Dieu.
Mais quel con il faisait...
Il lâcha Ouissourov précipitamment pour retourner s'enfermer à l'ambassade.
Le magasin Warshaw était toujours à la même place, nota Toorop en poussant la porte vitrée, et il n'avait pas beaucoup changé en vingt-cinq ans, conclut-il en attrapant un chariot près du tourniquet d'entrée.
Il poussa le caddie vers le rayon des légumes en dépliant la liste des courses qu'il avait établie avec Rébecca. Puis il commença à soupeser les concombres.
Toorop avait appris depuis longtemps que le succès d'une opération reposait sur la parfaite gestion des petits détails. Les petits détails quotidiens. Dans le cas présent ça recouvrait une foultitude de réglages.
Où, comment et qui allait faire les courses était un des plus importants.
Toorop n'ignorait pas qu'en plein été, rester trois mois enfermé risquait de peser sur le citron de toute l'équipe, et de Marie en particulier, qui souffrait visiblement d'hypoglycémie, déshydratation, claustrophobie, tachycardie, somnambulisme, pire encore, allez savoir. On pouvait supposer qu'elle ne tiendrait pas bien longtemps dans l'étuve de l'appartement.
Le gros mafieux des monts Tchinguiz avait été on ne peut plus clair : "Vous ne la sortez qu'en cas d'extrême nécessité, ou à la demande de mon contact. Bon, faites-lui faire une petite balade
142
de temps en temps afin qu'elle ne se dessèche pas sur place. Mais vous évitez les lieux fréquentés, les bars, les discothèques, les musées, les piscines, les motels, les baisodromes, bien compris, monsieur Thorpe ? "
Toorop sélectionna une demi-douzaine de concombres, puis partit en direction des tomates.
Marie était insortable pour la journée et sans doute les jours à venir. Il avait demandé à Rébecca de bien surveiller les entrées de l'appart, et surtout le jardinet qui donnait sur la ruelle. Il avait demandé à Dowie de se poster en sentinelle sur la terrasse de leur appart, elle était en surplomb juste au-dessus du jardinet. Un escalier métallique en colimaçon y descendait.
Au rayon viandes et laitages il trouva des steaks et de la smoked meat pas chère, ainsi que des yaourts et fromages français et danois. Puis il acheta des bières, du Coke, de l'eau minérale. Compléta le tout avec des nouilles à la vietnamienne et s'enfila à une caisse.
Il était en train de chercher quelques biftons de vingt dollars dans sa ceinture, lorsque le premier petit picotement l'avait saisi. Ça l'avait mis en alerte.
Il avait payé, sans rien changer à son attitude, un sourire de bienveillance à l'attention de la jeunette qui officiait à la caisse.
Le deuxième picotement avait remonté sa moelle épinière.
Il avait pris sa monnaie et ses sacs puis s'était dirigé vers la sortie. Il fit trois ou quatre mètres, et de manière imprévisible, tourna brusquement les talons pour revenir vers la caisse.
Son sourire ne le quittait pas.
Il était allé directement sur la caissière en grillant la femme cinquantenaire qui s'amenait en se dandinant avec son chariot.
- Rajoutez deux barres de Caramilk, il avait demandé.
C'est là qu'il avait scanné toute la scène.
La jeune caissière latino. La vieille Anglo qui ronchonnait dans son coin. Le type aux moustaches noires et au look néodisco juste derrière elle, qui ressemblait un peu à Ourianev. Le mec en costard Nikè debout un peu plus loin au rayon fruits et légumes. Une jolie gonzesse pas loin de lui. Deux ménagères poussant leur caddie débouchant du rayon viandes, un vendeur 143
poussant une palette, un autre gus là-bas, genre biker, en train d'ouvrir une armoire réfrigérée pour y prendre quelques grosses canettes de Molson.
Il y avait de cela très longtemps, au tout début de la guerre en Croatie, Ari Moskiewicz lui avait enseigné les techniques du Mossad, ainsi que quelques trucs bizarros glanés à droite à gauche pendant la durée de sa vie professionnelle, c'est-à-dire de son existence tout entière comme il disait ("Je suis né à Varsovie le ler septembre 1939, mon gars, autant dire le jour de l'apocalypse pour les juifs polonais, inutile de préciser que j'ai dû me mettre à travailler à l'âge de deux jours "). Toorop s'était dit plus tard que le fantôme d'Ari n'avait franchement eu aucune peine à entrer en contact avec lui, ici, au magasin Warshaw.
Un des trucs que lui avait appris Ari c'était de photographier une scène, et d'être capable de la ressortir intacte au plus petit détail près des semaines, des mois, des années plus tard. Le truc d'Ari était hypersimple, il s'appuyait sur les vieilles techniques grecques de la rhétorique, où la fabrication d'une bibliothèque d'images mentales permettait d'y relire sans peine de larges extraits, voire l'intégralité de longs discours. Vous pouviez enregistrer la foule présente sur un hippodrome ou des psaumes entiers de la Bible, ce qui était fort utile pour varier les codes ou les métaphores cryptées.
Les images elles-mêmes tendent à s'user dans la mémoire, c'est grâce à l'usage de mots clés descriptifs qu'on pouvait les maintenir en état. La vieille instit anglo à binocles et pardessus beige. Le gus heavy-metal, chauve et couvert de tatouages, qui buvait des Molson. La jolie gonzesse en minirobe noire et queue de cheval bleu turquoise.
Sur le chemin du retour le picotement l'avait quitté et il s'était dit que c'était sans doute une simple parano. Ari lui avait copieusement expliqué comment les pros du renseignement devaient sans cesse déjouer les pièges que leur tendait leur propre cerveau. Rien n'est plus facile pour un agent de renseignements que de tomber dans la paranoïa, avait dit Ari, rien n'est plus facile pour un soldat que de commettre un crime de guerre, pour un 144
bon joueur de se mettre à tricher, à un homme cultivé de redevenir une bête sauvage.
Arrivé au 4075, Toorop se saisit pourtant de son carnet de notes et y écrivit d'un jet les descriptifs des personnes présentes au Warshaw. Il y rajouta un crayonné de leurs positions.
Il ferma les yeux, fixa le cliché et les mots dans le révélateur chimique de son cerveau.
Il resta une longue minute les yeux fermés, l'image du supermarché devint de plus en plus nette, comme un Polaroïd. Ce cristal de souvenir serait indélébile, tel un tatouage mental, dans dix ans il pourrait reconnaître n'importe laquelle de ces personnes en les croisant dans un aéroport au bout du monde.
La console buzza vers onze heures du soir heure locale.
C'était un Mac Oracle assez récent avec tout le kit multiprocesseur standard: clavier ergonomique pour le courrier, lunettes, caméra et micro pour la communication audiovisuelle, datagloves de rigueur pour les amateurs de surf.
Romanenko lui avait dit qu'ils trouveraient la console en arrivant et qu'à l'allumage elle serait munie de tous les programmes de cryptage dernière génération. Le dernier agent intelligent de Microsoft résidait en mémoire morte.
Toorop était familiarisé avec ce type de matériel, la résistance ouigoure, en dépit de ses errements, avait depuis longtemps tiré les leçons de l'EZLN du Chiapas mexicain.
L'image de Kurt, le jeune mercenaire allemand spécialiste d'Internet et des communications pour le le" Bataillon des monts Ferganskye, revint flotter dans sa mémoire. Mort sans doute dans l'attaque. Ou prisonnier d'Hakmad, ce qui ne valait guère mieux. Et sans doute bien moins, se dit-il en ouvrant le progranune de messagerie.
La page standard s'afficha, avec toute la batterie d'icônes et de logos: From RomanofflntelliNet. Com
To Thorpe@Vidéotron-net
Monsieur Thorpe, Veuillez suspendre provisoirement la deuxième phase de votre travail. Avons ss doute la solution. Contrat reste valable pour première phase.
Salutations.
Le message était daté du lendemain, un effet jetlag propre à 145
la vitesse-lumière des informations, et en provenance d'une destination bidon, genre Suisse alémanique, ou république de Monaco.
Toorop esquissa un drôle de rire solitaire et en retour il frappa: Vous revenez sur une disposition du contrat. Me le confirmez-vous en toutes lettres ?
Puis il attendit que l'agent intelligent envoie le message à l'email crypté de Romanenko.
Le retour de courrier s'effectua dans la demi-minute suivante: Oui, nous confirmons. Je répète: oubliez phase deux.
Toorop ferma le canal sans rien répondre.
Dans tous les cas, cinq mille dollars US, pour trois mois de vacances, tous frais payés, c'était royal.
Il s'en foutait, au fond, de ce que Marie Zorn pouvait bien transbahuter.
Il était deux heures du matin, Toorop venait de se coucher, le téléphone sonna.
Ça ne pouvait être que le contact.
Le combiné était dans le salon, il avait préséance sur Dowie, il se leva en maugréant.
Information zéro, lui avait dit le mafieux sibérien. Aucun nom, jamais. Aucun lieu, presque toujours.
- Ouais, fit-il en décrochant.
- Demain matin, par courrier. Dans la boîte aux lettres.
Puis on raccrocha.
La consigne était stricte, attraper les lettres dès le passage du facteur.
Il régla son réveil à huit heures.
Puis il se recoucha.
Le lendemain la lettre de papier bulle était là, hermétiquement fermée. À
l'intérieur il y trouva un bristol, avec une adresse sur Longueuil. En dehors de la ville. Rive sud. Une clinique. Radiologie, analyses biologiques, échographie, scanner, IRM. Un certain docteur Tremblay. Des Tremblay, rien qu'à Montréal, y en
146
avait plus de dix pages dans le Bottin. C'étaient les Martin, les Smith, les Lopez du coin.
Il y avait aussi un petit carnet de rendez-vous, au nom de Marie Zorn, en papier Recyclo. Une date. Le jour même. À huit heures du soir.
Ça sentait la consultation clandestine après la fermeture des bureaux.
Le Sibérien avait été clair : "Sur place, c'est vous qui avisez pour les déplacements et la gestion courante, vous avez carte blanche jusqu'à ce que mon contact organise le rendez-vous avec les commanditaires pour la livraison du colis. " Ce jour-là, Toorop avait jeté un oeil en coin discret à Romanenko mais celui-ci n'avait pas cillé, Toorop avait compris que le colonel avait caché au Sibérien qu'il disposait lui aussi d'un homme au Canada - au Québec - et que Toorop avait comme consigne de l'appeler en cas d'urgence.
Le " contact " officiel, celui qui téléphonait à coups de phrases laconiques à des heures avancées de la nuit, cet homme-là était un sbire du mafieux à lunettes visioniques. Toorop avait commencé à se dessiner un diagramme mental.
Romanenko s'occupait du transfert mais Gorsky contrôlait les deux extrémités de la chaîne, il était la source et le destinataire.
Un gros caïd de la mafia sibérienne que Romanenko disait infiltrer...
Plus ça allait, plus Toorop en doutait. Aucun argument isolé, rationnel ne pouvait étayer sa thèse, c'était une pure intuition, un pressentiment, aussi confus et lumineux qu'un pressentiment peut l'être. Il avait vu tellement de coups fourrés dans son existence qu'il avait appris à ne prendre aucun discours pour argent comptant. Le plus plausible était que le colonel fasse partie intégrante de la machine. Il en était un rouage majeur, mais un rouage. Il n'avait sans doute pas, ou peu, conscience de ce qui se tramait vraiment. Il ignorait même ce qu'il fourguait. C'était dingue.
Comme toutes les guerres.
Dans l'après-midi, Toorop régla les détails de l'opération visite médicale à Longueuil.
147
Lui, Rebecca et Marie monteraient dans la voiture, Dowie en couverture sur la terrasse.
Il déplia une carte de la ville sur la table de la cuisine et traça au Stabilo le trajet à suivre. Puis il demanda à tout le monde de se reposer jusqu'à l'heure du rendez-vous.
Un peu après sept heures, Toorop appela au 4067.
- Vous êtes prêtes?
- On n'attend plus que vous.
- Dans deux minutes. Sur la ruelle.
Il attendit une minute, regarda Dowie et lâcha:
- On y va.
Puis, Dowie prenant position contre la rambarde, il rejoignit Marie et Rebecca dans le jardinet.
Toorop ouvrit la porte de la palissade sans un mot et marcha en tête, droit vers les Toyota de location.
Il déverrouilla les portes, prit le volant, alluma l'autoradio et fit un sourire aux deux filles dans le rétroviseur lorsqu'elles s'assirent à l'arrière.
Pour un peu, il se serait cru vingt ans de moins.
Il faisait un temps superbe, un ciel bleu sans la moindre volute, le soleil encore bien chaud, déjà teinté d'orangé, les ombres s'allongeaient, les filles croisées au coin d'une rue pouvaient tuer par leur simple beauté, merde, c'était vraiment trop cool.
Toorop avait feuilleté le Journal de Montréal en attendant que la consultation se termine. Ça avait bien duré une demi-heure.
Lorsqu'elle était ressortie, Toorop trouva Marie un peu raide, et pâlotte.
La femme en blouse blanche s'approcha de lui, et sans un mot, lui tendit un digidisc dernier modèle, un térabit de données, de quoi stocker l'état civil complet de tous les habitants de la galaxie.
Puis elle retourna dans son bureau et referma la porte derrière elle.
Le digidisc pouvait contenir la totalité des informations d'un organisme humain, code génétique compris. Si l'employeur de Romanenko voulait des précisions, il serait servi.
C'est alors qu'il réfléchissait à tout ça en remontant Saint-148
Denis depuis Sherbrooke, qu'une suite de petites pensées connexes s'agrégea pour donner forme à une nouvelle pensée, plus complexe, et plus dramatique.
Ce n'était pas seulement parce que Marie s'était sentie mal qu'on avait décidé de sortir l'artillerie lourde.
Non, c'était aussi parce que ça avait un rapport avec ce qu'elle trimbalait.
La révélation le cloua sur place, alors que le feu passait au vert au carrefour avec Roy. Ça klaxonna dans son dos. Il s'ébroua.
Merde, se disait-il en tournant lentement sur Rivard.
Putain de merde.
Des virus.
Le digidisc était inviolable, y compris avec les casseurs de code de sa console, fallait s'y attendre. Le logiciel s'occupa de luimême d'envoyer le flot de données en direction du Kazakhstan. D'après ce que Toorop supposait, quelque part dans les monts Tchinguiz. Puis le logiciel effaça le contenu du disque, avant de s'effacer lui-même et d'éjecter l'objet de la console, en poussant un rot électronique. Toorop pesa sa décision quelques instants puis ouvrit son programme de messagerie, enclencha le programme de cryptage et commença à taper.
Le message était laconique et expressif : Vous voudrez bien m'expliquer pourquoi, si la fille transporte des souches virales ou bactériennes, aucun de nous n'a été immunisé. Merci.
Il ne laissa aucune formule de politesse convenue. L'agent intelligent résident s'occupait déjà de compacter ça en un flot de données binaires.
Puis il décida de sortir boire une bière quelque part.
Le quai des Brumes aussi était toujours à la même place, un peu plus haut sur Saint-Denis.
Il traversa la longue salle jusqu'au bar, trouva un tabouret de libre et commanda un pichet de Belle Gueule. C'était l'heure du Spécial, le grand pichet coûtait un dollar de plus que le petit, mais il déclina la proposition de la serveuse, fallait rester raisonnable. Il y avait un groupe de néo-country électronique sur la
149
scène. Franchement moyen, mais la chanteuse était gironde, avec une paire de roberts qui aurait fait passer Dolly Parton pour une clonette de Kate Moss. Il s'adossa au bar, son verre de Belle Gueule à la main.
Incroyable, se dit-il, incroyable ce qu'il se sentait bien.
La soirée battait son plein, et Toorop avait éclusé son pichet. Le bar était rempli, des gonzesses dans tous les sens, une musique méchamment groove avait succédé aux folksongs pâlottes du groupe avec la chanteuse aux gros nibards.
Il décida de s'offrir un peu de bon temps et redemanda une bière. Rien qu'une.
Une Black, dernanda-t-il à la grande serveuse black.
Il était en train de laisser un pourboire en pièces de vingt-cinq cents lorsqu'une voix féminine l'apostropha, à côté de lui:
- Salut, tu viens-tu souvent par ici?
Il reconnut l'accent et la grammaire locale.
Il se retourna, offrit le meilleur sourire de bienvenue qu'il avait en magasin et mentit effrontément.
_ Oui, c'est mon bar préféré dans le coin.
La fille était une brunette d'environ trente ans, aux cheveux coiffés à la Louise Brooks. Elle portait une minirobe noire avec des imprimés holographiques réalistes-socialistes. Elle avait souri. Un prolétaire stakhanoviste l'avait imité juste sous l'échancrure de son corsage.
- Ah, je me disais bien t'avoir déjà vu.
Le Stakhanov imprimé envoyait un message sexuel explicite, mais Toorop ne trouva rien sur quoi embrayer, aussi un très relatif silence s'installa. Un béat effroyablement torride faisait tout pour faire exploser les soupapes.
La fille commanda une bière et se tourna de nouveau vers lui.
- Français?
Il avait plongé son regard dans celui de la fille.
Il fallait maintenant mentir avec finesse. Il était censé être Canadien anglophone. Mais il savait que ce qui était bon pour un douanier ou un ordinateur standard ne résisterait pas trente secondes au scanner ultrafin dont sont dotées les filles du coin.
150
- Je suis né en France, répondit-il. Ma mère était française. J'y ai vécu toute mon enfance et mon adolescence.
De l'authentique.
- Touriste ?
Toorop avait vu se cristalliser un éclat de méfiance dans le regard clair de la fille. Il connaissait la réputation des touristes frenchy au Québec, fallait tout de suite inverser la vapeur.
- Non, je suis là pour affaires. Je suis établi dans l'Ontario.
L'éclat de vigilance s'adoucit quelque peu.
- Et tu fais quoi comme affaires à Montréal?
Merde, se dit Toorop, un vrai questionnaire de douane.
- Aviation commerciale, répondit-il de façon à la fois vague et concise.
- Aviation ? fit la fille, vivement intéressée. J'ai un cousin qui s'occupe d'une petite compagnie d'hydravions, là-haut, au Saguenay.
Ben voyons, se dit Toorop, en gelant son sourire. Mais bon, pas d'embrouilles, fallait poursuivre la scène jusqu'à son aboutissement.
- Ah oui, fit-il, intéressé comme il se devait, comment s'appelle-t-il ? J'ai justement l'intention de monter jusque là-bas.
La fille élargit son sourire et s'approcha dangereusement de lui. La foule était compacte, la chaleur torride, l'alcool irriguait ses veines, le désir ses terminaisons nerveuses. La fille était irrésistiblement sex. Il se laissa prendre au jeu, sans s'en rendre compte.
- Mon cousin s'appelle Daniel Turcotte. Moi je suis Valentine. Valentine Lauzon.
Elle lui tendit la main. Il l'empoigna.
Un bref éclair électrique le parcourut des pieds à la tête. Il connaissait parfaitement l'origine de ce genre de phénomènes. Et surtout leur finalité.
Il comprit qu'il n'y avait plus rien à faire.
- Merde, pourquoi moi, j'ai vingt ans de plus que toi et...
- Tu pourrais être mon père, je sais, mais tabarnak, j'croyais ben avoir affaire à un centenaire!
151
Le rire de la fille égrena un chapelet de notes cristallines. Elle se lova de façon provocatrice contre lui.
Ça faisait bien longtemps qu'il n'avait pas baisé comme ça, se disait-il.
Quand ils s'étaient déshabillés, il s'était aperçu dans la glace et, un peu gêné, il avait détourné les yeux de sa carcasse sculptée par les épreuves. Trois semaines de régime forcé dans les montagnes kirghizes lui avaient fait perdre la totalité de son embonpoint naissant, mais les cicatrices, sur son visage, ses jambes, son dos, son ventre, toute sa collection de tatouages intimes lui avait évoqué une maladie de peau plutôt dégueulasse.
La fille n'avait pas eu les mêmes réticences.
Toorop s'était levé et avait passé un calbutte et un T-shirt en se dirigeant vers le frigo.
- Tu veux une bière'?
- Oui, elles sont dans le casier à légumes.
Toorop ouvrit le bac et en sortit deux canettes de Carling.
En fond sonore, Nancy Sinatra sur un vinyle d'origine, comme la douceur d'un hydromel savouré devant les craquements d'un feu de bois, aurait pu lui faire croire que le bonheur était possible en ce monde.
Merde, se disait-il, c'était trop bien.
Plus tard, alors qu'ils avaient baisé une fois de plus, il s'était allongé sur le lit. Elle partait lentement mais sûrement vers les sables du sommeil.
Il s'était reposé dix minutes. Puis il s'était levé.
Fallait assurer.
Déjà qu'il avait commis une méga-connerie, fallait peut-être pas en rajouter, et rentrer avant l'aube.
Il s'était rhabillé.
- Tu pars-tu? elle avait demandé, d'une voix ensommeillée.
- Ouais, il avait répondu. Je dois me lever tôt demain matin.
- Le coup classique, fit-elle en enfonçant sa tête dans l'oreiller.
- Quoi?
- Criss', le coup classique. Half night stand format réduit, jamais plus de deux heures.
- Je suis désolé, il avait dit, connement.
152
- Vous êtes toujours désolés. Bye.
Toorop s'était enfui dans la nuit en se disant qu'il ne la reverrait jamais plus.
Ça ne le consolait pas du tout.
13
- Très franchement, monsieur Gorsky, il n'y a pas de quoi s'alarmer.
Le docteur Walsh observait la séquence de nucléotides s'agréger pour donner naissance au gène codant l'hémoglobine du rossignol. Les nuages de chiffres qui envahissaient l'écran suivaient les courbes évolutives des échanges chimiques à l'oeuvre dans le placenta artificiel.
Gorsky murmura un juron qui gronda comme un insecte pris au piège sous un verre.
Le laboratoire baignait dans la lumière froide, d'un bleu pâle et métallique, diffusée par un plafonnier et quelques veilleuses. C'était une " salle blanche
", entièrement aseptisée et isolée de toute contamination en provenance de l'extérieur. Lui et le toubib étaient revêtus d'une combinaison stérile de couleur blanche et d'un masque de protection en polymère transparent. Le docteur manipulait patiemment, l'une après l'autre, de petites sphères molles de couleur blanche. Sa pince chirurgicale asservie formait une prothèse d'alu brossé à l'extrémité de son bras droit, son système de chenillard et de poulies en carbone ronronnait comme un rasoir électrique, à chaque mouvement.
Le docteur Walsh ressemblait à un vieux hibou, ses petits yeux émettaient une lueur jaune derrière ses lunettes rondes et la surface irisée du masque facial.
Gorsky, qui connaissait tout de lui, savait qu'il était un ornithologue réputé, en plus d'être un génie de la biochimie moléculaire. Sans doute s'était-il mis à ressembler aux animaux qu'il avait étudiés, se disait-il.
- Il n'y a là rien de bien anormal, Zoulganine a dû vous le dire. Je crois qu'il n'y a pas trop de raisons de s'inquiéter.
153
Le vieux hibou aux yeux jaunes et au bras prothétique n'avait même pas relevé la tête pour lui parler. Sa voix amplifiée par le micro buccal de la combi avait résonné par-dessus le bruit ambiant. Il déposa un oeuf sur une tablette, ouvrit le panneau transparent d'un appareil surplombé d'un long tube recouvert de feuilles d'aluminium, y déposa l'oeuf comme dans un vulgaire four à micro-ondes, referma le panneau, et tapota quelques touches sur un clavier de sa main libre.
Une forme filaire apparut dans un écran et entama une lente rotation. L'oeuf tournait, réplique à peine plus réelle que le simulacre digital, sur un disque couleur opale, dans une lumière stroboscopique.
- Nous devons veiller à ce que la marchandise soit livrée intacte, répondit Gorsky. Au prix où nous la vendons, le client est en droit d'attendre un service irréprochable.
Le docteur Walsh retira l'oeuf du plateau tournant d'un geste incroyablement délicat de sa pince asservie, il l'installa sous le museau globuleux d'un microscope à effet tunnel et plaça son oeil sur la lunette de visée.
- Écoutez, les données que nous avons reçues hier sont explicites : la croissance des oeufs est normale. La fille éprouve quelques vertiges qui ne sont pas hors normes à ce stade de l'évolution. C'est l'essentiel.
Gorsky remua sur son tabouret de labo, qui vacilla sous son poids. Fallait pas le prendre pour un con. Ce vieux hibou mentait comme un vulgaire apothicaire.
- De quoi souffre-t-elle exactement, docteur Walsh? fit-il d'une voix glaciale à ses propres oreilles.
Le docteur Walsh retira son oeil de la visée et le braqua dans sa direction.
Derrière le masque transparent Gorsky vit un regard jaune, fauve, animé d'une lueur sauvage.
- Souvenez-vous bien d'abord que c'est vous qui étiez chargés de la parfaite santé du porteur. Rappelez-vous que c'est à vous que nous avons confié le soin de copier sa puce génétique, et donc de vérifier si elle n'était pas elle-même porteuse d'un gène défectueux ou d'un virus. Une erreur que nous ne recommettrons pas, croyez-moi.
Gorsky avala sa salive, et la pilule avec.
Ça faisait des années que son équipe était rodée à ce type de 154
transferts, ils avaient été piégés par la routine et ses filets gluants. Ils n'avaient pas vérifié et revérifié avec tout le soin nécessaire. Ensuite, Romanenko n'avait fait que valider le désastre. Il avait copié la puce génétique sans se préoccuper du reste. Gorsky ne lui avait rien spécifié en ce sens, il ne pourrait même pas passer ses nerfs sur le colonel.
Le docteur Walsh ne le quittait pas des yeux. Gorsky soutenait son regard en se disant que de tous les gus impliqués dans ce putain de trafic, il était le seul à en avoir vraiment, à part lui, évidemment. Le docteur était d'une avidité sans limite, mais il savait très précisément ce qu'il voulait. Et il était prêt à tout pour l'obtenir. Gorsky modifia ses jugements antérieurs. Thyssen n'était qu'un clown de Wall Street. Le docteur Walsh lui laissait croire qu'il détenait le vrai pouvoir, pour ainsi le conserver en toute tranquillité. Il avait accepté Zoulganine parce que c'était un médiocre, un fonctionnaire de la médecine qui pourrait faire tourner l'usine pendant que lui s'adonnerait à ses recherches, sa nouvelle lubie, créer... comment appelle-t-il ça déjà?
Ah oui, des chimères.
- De quoi s'agit-il, docteur Walsh?
Le vieil homme replaçait l'oeuf blanc dans son bain spongieux. Il leva les yeux vers lui, l'air vaguement étonné, puis referma le couvercle.
- J'étalonne un croisement entre un ADN de caméléon et celui d'un rossignol. Les oiseaux et les reptiles partagent de nombreuses séquences.
Gorsky fut partagé entre le rire et l'agacement. Il souffla:
- Je parle de notre porteuse, docteur. Je parle de mon million de dollars US.
Sans parler des vôtres.
Le docteur Walsh eut un geste d'énervement.
- Aaah, râla-t-il, Zoulganine ne vous a donc rien dit?
Gorsky poussa un soupir.
- Il m'a dit que la séquence numéro machinchose avait été altérée. J'ai rien pu lui tirer de plus précis, alors je suis venu vous voir. De quoi s'agit-il, pour la énième et toute dernière fois?
Le docteur prit son air pincé. C'est avec une distance hautaine qu'il lâcha:
- Schizophrénie, très probablement.
155
Gorsky mit une dizaine de secondes pour encaisser. D'abord se souvenir de ce qu'était exactement la schizophrénie, ensuite fermer les yeux devant la catastrophe, et derrière les verres noirs Rayban UltraVision.
- Schizophrénie.
Il aurait pu dire Stalingrad, s'il avait été un général allemand du front de l'Est.
Le docteur Walsh s'agita, mal à l'aise.
- Oui. Mais rien ne dit qu'elle a développé le symptôme.
- Ça veut dire quoi, ça? C'est une dingo, oui ou non?
Walsh s'intéressait maintenant à l'oeuf en forme filaire qui tournoyait sur son écran. Il tapa sur quelques touches et des listes de codes défilèrent. Il semblait trouver ça bougrement intéressant. Beaucoup plus que leur petite conversation.
- Docteur?
- Oui, non, fit-il, agacé en maintenant son regard rivé sur l'écran, incroyable... vous avez vu ça?
- Merde, docteur Walsh. Vous feriez bien de revenir à nos vulgaires préoccupations terre à terre, arrêtez votre cirque et répondez: est-ce que cette fille est dingo, oui ou merde, et si oui, que pouvons-nous faire?
Le vieux toubib se détourna à grand-peine de son oeuf de caméléon-rossignol.
- Comme Zoulganine vous l'a dit, nous savons maintenant que la séquence génétique en question est altérée. Mais rien ne dit qu'elle a développé la psychose... ça, ce sont des facteurs familiaux qui se surajoutent, je crois...
enfin, d'après ce que je sais de ces phénomènes.
Gorsky poussa un soupir de désespoir. Il lui faudrait s'en remettre à Romanenko, et à son équipe sur place.
Il allait falloir leur lâcher l'info, sous une forme ou sous une autre.
Mais très vite la pensée saumâtre se modifia, sous l'effet d'un nouvel éclairage.
Cette information dramatique avait le mérite d'en cacher une autre, bien plus importante.
156
Romanenko jubilait. Sa victoire sur les forces nordistes conduites par MARS
l'avait mis en pleine forme. Il était parvenu à les tronçonner en traversant le fleuve Jaune puis il avait enfermé plusieurs armées dans la boucle du fleuve. Il tenait le centre de l'échiquier. Les forces de l'APL assiégeant Canton et Hong Kong entamaient leur retraite, mais il préparait déjà le coup de grâce qui fondrait sur eux, depuis le centre en question. Pékin n'était plus qu'un réduit aux avant-postes de la Mandchourie. Le sort des nordistes était programmé d'avance, ce n'était plus qu'une question de temps.
Si jamais les forces sécessionnistes agissaient comme lui, lors de la prochaine grande offensive de l'APL, nul doute qu'ils gagneraient cette guerre. Il demanda au programme de sauver toute l'évolution de la bataille sur un digidisc crypté.
Ce petit morceau de mémoire informatique valait il ne savait combien de fois son poids en platine massif.
Le téléphone sonna derrière lui.
Il catapulta d'une secousse joyeuse le fauteuil de cuir à roulettes jusqu'à l'extrémité du bureau.
- Colonel Romanenko j'écoute, lança-t-il d'une voix enjouée au combiné.
C'était son contact à l'état-major kazakh.
Les forces d'Hakmad venaient d'offrir leur reddition, en échange d'une route sûre pour faire retraite honorable vers la frontière chinoise. Les négociations venaient juste de commencer. Encerclés à Kaptchagay, repoussés dans les environs d'Almaty, battus sur la route de Pichkek, puis écrasés à IssykKoul, les Otifgours du FLNO avaient subi des pertes irréparables. En un mois et des poussières, le gangster-chef de guerre avait connu l'ascension fulgurante puis la chute. Même les mafias tadjiks et kazakhs ne lui faisaient plus confiance.
Isolé, encerclé avec ses hommes au bord du lac-réservoir, il tentait désespérément de sauver les meubles.
Parfait, ça ramènerait un peu de calme dans la région. Le prince Shabazz ne tarderait pas à refaire son apparition. Le business avec les FLTO allait pouvoir reprendre.
157
Et il avait foutu la pile à l'APL.
Une journée géniale.
Puis le téléphone sonna à nouveau.
- Il faut que je vous voie.
C'était Gorsky.
Romanenko prit une inspiration. Encore une journée de bagnole en perspective.
- Quand ?
- Tout à l'heure. Je suis en route pour Almaty. J'arriverai en fin d'après-midi.
Romanenko laissa passer un soupir de soulagement.
- Parfait, je vous attends à l'endroit habituel.
Il raccrocha en se disant qu'il se passait quelque chose, quelque chose d'important, Gorsky se déplaçait rarement pour des clopinettes.
Puis il ouvrit son tiroir et en retira une petite fiasque de laiton, enfilée dans un vieil étui de cuir brun frappé de l'étoile rouge. La fiasque venait de son père, et elle le suivait depuis l'école des cadets de Saint-Pétersbourg.
Il avala une bonne lampée de vodka en se disant que rien ne pourrait venir gâcher ce splendide après-midi.
Il cala ses jambes sur le bureau, propulsa le fauteuil en arrière et prit position. Il empoigna un exemplaire d'un tabloïd de Novossibirsk posé sur le bureau, avec les dernières gazettes du jour. Le numéro de l'hebdo datait de début juillet, en pleine guerre inter-ouïgoure, le tabloïd était spécialisé dans le fait divers criminel. Ourianev avait dû le surprendre à traîner sur une table du hall d'accueil.
Le serial killer de Krasnoïarsk avait de nouveau tué et dépecé une jeune femme, dont on avait retrouvé les restes dans un sacpoubelle à quelques mètres d'un commissariat de banlieue. Il narguait la police depuis des mois et il écrivait régulièrement aux journaux de la région. Le tabloïd avait reçu une de ses lettrescollages à l'occasion de cet assassinat, elle s'étalait pleine page en regard de l'article, où le texte du tueur était intégralement reproduit. Elle était formée des cinq doigts de la victime coupés à hauteur de la seconde phalange, la première étant remplacée
158
par un agrégat bizarre de composants électroniques. Le texte était imprimé sur du plaspapier à imprimante, transparent, en cyrillique, tout autour de la main cyborg collée au support avec une Superglu composite utilisée pour la construction aéronautique.
Les braqueurs de la Citigroup de Iekaterinbourg s'étaient fait pincer après une course-poursuite de trois jours dans l'Oural. Deux d'entre eux étaient morts, un troisième avait été gravement blessé, les deux autres s'étaient rendus. Le butin, environ cinq millions de roubles, avait été retrouvé dans la centrale nucléaire abandonnée où ils s'étaient réfugiés. Ils risquaient la peine de mort, un vigile ayant été tué durant le hold-up.
Un ancien flic russe de l'ONU reconverti dans l'investigation privée avait explosé avec sa voiture en plein centre de Novossibirsk à la fin du mois de juin. Le bruit courait qu'il enquêtait sur les agissements d'une secte. D'autres rumeurs parlaient de la mafia sibérienne. On faisait allusion à la guerre civile chinoise et au merdier ouïgour. Certaines sources évoquaient la piste des criminels de guerre serbes, pourchassés par le tribunal de La Haye, et qui avaient trouvé refuge dans l'Extrême-Orient russe.
On était toujours sans nouvelles du journaliste Evgueni Lyssoukhartov, disparu depuis le ler juillet à la sortie d'un restaurant, à Novokouznetsk. On supposait là aussi les agissements de la mafia sibérienne, sur laquelle Lyssoukhartov s'acharnait depuis des années.
Romanenko avalait régulièrement une petite lampée d'alcool.
Depuis que le tabloïd avait été publié, trois semaines s'étaient écoulées.
Evgueni Lyssoukhartov n'avait toujours pas reparu. Le serial killer de Krasnoïarsk courait toujours, on attendait sa prochaine victime d'un jour à l'autre. L'homme directement responsable de la mort du vigile risquait bien la peine de mort. Et le détective avait eu droit à des obsèques privées, tristes et dépeuplées, reléguées en dernière page des journaux.
Au bout d'une petite heure de lectures divertissantes, il reposa le tabloïd, et s'enfonça confortablement au creux du fauteuil.
Il s'endormit comme un bébé au bout de quelques minutes.
159
Bien plus tard, alors qu'il regardait partir le Sibérien dans la nuit, Romanenko avait laissé le flot de questions ravager sa tête, comme un tapis de bombes.
Schizo, avait été l'ordre de mise à feu. Schizophrénie. Puis le tir de barrage avait commencé.
Et si la maladie de la fille était une conséquence des virus qu'elle transportait? Une conséquence voulue ou involontaire? Les virus s'étaient-ils réveillés inopinément ou pouvait-on supposer qu'ils soient précisément de nouvelles armes biologiques pouvant engendrer des psychoses?
Putain, celle-là explosa au centre de son esprit, ravageant toutes ses constructions antérieures.
Un psychovirus. Ou quelque chose comme ça.
Une arme bio de nouvelle génération, provoquant des troubles de la personnalité.
Trimbalée le plus simplement du monde par quelqu'un à qui on l'avait inoculée.
Désormais la destination canadienne s'expliquait. La destination finale devait être les États-Unis, le Canada a toujours servi de plate-forme passoire pour les trafics avec les USA, ça remontait aux Bootleggers du siècle précédent.
De plus, il y avait de fortes chances pour que les mafias sibériennes et nordaméricaines ne servent que d'intermédiaires. Il n'existait qu'un seul acheteur potentiel pour ce genre de produits dans le coin.
Le gouvernement des Etats-Unis d'Amérique.
Il faisait chaud, le jour déclinait, une belle lumière orange et oblique découpait le décor d'ombres longues et élégantes.
Toorop dévisageait Rébecca et Dowie en silence, il prit son inspiration.
- Je viens de recevoir un message du colonel. Nous avons un problème.
La fille ne tiqua pas. Le rouquin ne semblait aucunement intéressé par la conversation.
- Quel problème? demanda Rébecca.
160
- Marie.
La fille cracha un petit rire.
- Sans blague? Dites voir, on nous paie pas précisément pour qu'elle soit notre problème...
Toorop poussa un soupir, fallait cracher le morceau d'un seul coup.
- Elle souffre de psychose. C'est une schizophrène.
Rébecca le fixa de ses yeux noirs, sans rien dire.
- Bon, reprit Toorop, ils ont prévu de nous faire déménager.
L'orangiste s'anima vaguement sur son fauteuil.
- Quand, et où ça? demanda-t-il.
En dehors de la ville. On en saura plus dans quelques jours.
- Merde, fit Rébecca, une schizophrène, vous êtes sûr? On parle bien de la même chose?
Toorop acquiesça de la tête, fermement.
- Merde. Vous croyez que c'est ça qui déclenche ses espèces de crises?
- C'est d'une grande probabilité.
- Soyons clairs: ce n'était pas prévu, n'est-ce pas?
- Non, ce n'était pas prévu.
- Qu'est-ce que nous pouvons faire ?
- Rien. Juste veiller sur elle encore plus sévèrement. Il ne faut pas la perdre de vue une nano-seconde. En cas de nouvelle crise, nous la conduisons à la clinique de l'autre jour.
- Merde, cracha-t-elle.
Toorop savait qu'elle venait de se rendre compte qu'elle partageait l'appartement avec une dingo.
- Je vais venir habiter avec vous, il y a une pièce de plus au bout du couloir.
Ce qu'il avait planifié ensuite contrevenait à toutes les règles tacites de la profession. Mais il ne voyait pas d'autre choix possible, la situation était exceptionnelle, elle exigeait des comportements exceptionnels.
- Je dois vous dire autre chose.
Il regardait tour à tour la fille et le mec.
Il ne savait pas trop comment s'y prendre, il opta pour l'opération à vif.
161
- Elle transporte des virus.
Ça fit son petit effet.
Romanenko observait Ourianev de l'oeil le plus froid disponible dans son congélateur à expressions. Le regard signifiait : Ourianev, vous ne me faites pas peur, vous ne m'intéressez pas, vous m'êtes utile, un point c'est tout.
- Toorop se débrouille à merveille, lâcha-t-il, avec malignité. Je n'ai pas la moindre idée de comment il y est parvenu, mais il sait qu'elle transporte des souches virales.
Ourianev s'agita sur sa chaise, mal à l'aise.
- Il va donc recevoir les dix mille dollars prévus...
Romanenko grimaça un sourire qui se voulait bienveillant.
- Pas encore. Nous devons d'abord savoir avec précision quel type de virus.
Ourianev fixa ses traits sur sa mimique comploteur. Un conspirateur d'opérette à la James Bond, pensait Romanenko.
- Pourquoi leur avoir dit que la fille était dingo? Ce n'était pas utile.
Un crétin. Un pauvre crétin qui ne voit pas plus loin que le bout de ses épaulettes.
Il se demanda un instant s'il fallait ou non lui cracher l'info.
Ça n'avait aucune espèce d'importance. Il était trop con pour savoir comment l'exploiter. Ourianev était utile pour cette unique raison, il était incapable de synthétiser des informations par trop disparates, inapte à toute prospective et réfractaire à la moindre initiative. Sa carrière tenait pour une part à l'entregent de son père, et pour l'autre à l'argent de son père. Ourianev avait été assez con pour vouloir à tout prix faire partie des services secrets de l'armée, alors qu'il était tout juste bon à tenir un bureau en ordre.
- Ourianev, fit-il d'un ton hautain, vous n'avez pas songé un seul instant, je suppose, qu'il pouvait s'agir d'une simple relation de cause à effet ?
Le capitaine s'emmura dans un silence cogitatif qui en disait long.
162
Plus tard Romanenko avait parcouru une énième fois la liste des données en sa possession. De petits détails s'y ajoutaient, au fil des jours, des heures, des minutes. Désormais un drôle d'organisme pseudo-vivant s'animait dans la mémoire de son ordinateur.
La cellule Marie Zorn était reliée à un nombre croissant de cellules.
D'abord aux cellules originelles, Gorsky en tout premier lieu. Puis le laboratoire des monts Tchinguiz, Thyssen, Zoulganine, et celui que Romanenko connaissait sous le nom de Walsh.
Il était parvenu à recomposer le passé des deux premiers, mais le docteur Walsh n'était apparu dans aucune de ses listes, il n'avait été localisé par aucun pointeur de ses agents de recherche, il restait parfaitement obscur. Gorsky ne les avait évidemment jamais fait se rencontrer, et il ne pouvait même pas se rabattre sur une mauvaise photo.
Il usait d'un pseudonyme.
Cette information vint se rajouter à la " personnalité " virtuelle que façonnait la machine pour chaque cellule. Une liste d'informations hypertextes qui pouvait à l'occasion, si on le demandait à l'ordinateur, se transformer en une ébauche de comportement virtuel.
Si le docteur Walsh usait d'un pseudonyme, c'était sans doute parce qu'il était recherché par la police. Au moins par la police de son pays. Et peut-être même par l'Unopol. Et s'il était recherché par une police nationale, ou par l'Unopol, c'est parce qu'il avait commis un ou plusieurs crimes graves. On pouvait supposer que ce ou ces crimes étaient en rapport avec ses activités médicales passées, et sans doute présentes, mais il pouvait également s'agir d'escroquerie humanitaire ou d'un vulgaire meurtre passionnel. Son agent de recherche avait de quoi faire: lister les cas criminels de l'histoire médicale des dix ou vingt dernières années, dans une bonne dizaine de pays anglo-saxons pour commencer.
Ensuite Marie Zorn était reliée à lui-même, ainsi qu'à Ourianev, et aux quelques hommes de l'ambassade qu'elle avait côtoyés pendant une semaine.
163
Mais surtout elle faisait désormais partie intégrante d'un organisme pluricellulaire quasi autonome, formé d'elle-même, de Toorop/Thorpe, de Waterman/Kendall et de Dowie/Osborne.
Cet organisme autonome, situé à vingt mille kilomètres de là, n'était relié au reste du monde que par une seule cellule : le contact de Gorsky.
Le mafieux sibérien conservait la haute main sur la source d'approvisionnement et le destinataire final. Seul son contact connaissait le maillon suivant de la chaîne jusqu'à l'acheteur. Sans cet homme sa propre équipe serait incapable de remonter la filière.
L'autre liste concernait Marie Zorn.
En l'espace de vingt-quatre heures une quantité d'informations croissante était venue combler l'appétit de son agent logiciel de recherche et des mémoires infinies de sa nouvelle carte à nano-chips quantiques.
Ce soir-là, l'agent fouineur réussit sans effort à s'introduire dans un fichier de l'université de Montréal.
Là-dedans il avait pointé un nom qui revenait une seconde fois, alors que la cellule Marie Zorn avait déjà croisé ce nom, dans une clinique psychiatrique de la ville. L'info sur la clinique remontait au tout début de son enquête, ensuite il avait séché. Depuis la veille l'agent de recherche avait décoincé le problème. Un certain docteur Darquandier était revenu. Comme simple voisin tout d'abord, dans un immeuble situé sur Ontario Ouest, puis à l'université de Montréal. L'agent s'attachait désormais aux basques d'un certain docteur Winkler qui avait suivi la fille à la clinique, puis lors d'une expérience conduite au tout début du siècle au Canada avec ledit docteur Darquandier. Du réseau assez mal protégé de l'université l'agent fouineur avait ramené quelques dossiers datant de l'époque. Là-dedans une destination revenait par deux fois, ce qui avait motivé le pointeur à simulation biochimique.
Koh Tao, Thaïlande.
Les docteurs Winkler et Darquandier y avaient fondé une entreprise de recherchedéveloppement en écosystèmes, dans le courant de l'année 2007.
164
Romanenko ne voyait pas bien ce que Marie Zorn et les schizophrènes en général pouvaient foutre avec des spécialistes de l'écosystème mais l'agent fouineur avait ramené Romanenko sur le rail : Darquandier était un " neurocogniticien "
et Winkler un spécialiste de la biochimie moléculaire et des hallucinogènes. En fait, leur unité transdisciplinaire de l'université de Montréal avait commencé à s'intéresser de très près aux psychoses schizophréniques après la venue d'un écrivain de science-fiction, convaincu que le sort de l'humanité se trouvait dans les asiles de fous.
Ils en avaient discuté publiquement sur Internet, ainsi que dans de nombreuses revues spécialisées. L'agent fouineur en ramenait des méga-octets.
D'après ce que Romanenko comprenait, Darquandier et Winkler avaient travaillé conjointement sur un programme de biosphère artificielle au tournant du siècle.
Comme la première, la seconde expérience Biosphère fut un échec relatif, et comme tout échec, une moisson d'enseignements. Lorsque les fonds pour le programme " Man on Mars " furent définitivement débloqués, le laboratoire de recherches de Winkler et Darquandier à l'université de Montréal reçut des fonds fédéraux de la NASA et d'autres agences scientifiques. Puis leur Laboratoire de neurobiologie avancée se transforma en Schizotrope Express Fundation lorsqu'il migra en Asie du Sud-Est.
Alors que Winkler, Darquandier et leur équipe s'apprêtaient à déménager du Ouébec pour les tropiques, Marie Zorn était devenue majeure sur le plan légal, et le docteur Mandelcorn, le ponte du programme, un psychiatre-psychanalyste de l'université qui s'occupait de son cas depuis l'âge de ses douze ans, l'avait confiée à Winkler et à Darquandier, après avoir déclaré que " les nouvelles technologies neurochimiques et schizo-opératives dont la patiente a appris l'usage ont largement fait régresser sa psychose et qu'elle est en mesure de décider si oui ou non elle veut participer à cette extension du programme ".
L'agent fouineur glanait maintenant un champ de données bien circonscrit, il moissonnait une vaste étendue de blé bien haut, bien dru, bien concentré.
D'après les infos que l'agent fouineur chiait par méga-octets à la seconde, Marie Zorn et l'équipe de neurobiologie expéri-165
mentale avaient embarqué dans un avion de la Delta à destination de Bangkok le 29 avril 2008.
Ensuite on retrouvait Marie Zorn au Kazakhstan, dans les mains d'un autre labo, un labo tournant pour la mafia de Novossibirsk, c'est-à-dire pour Gorsky.
Il fallait maintenant combler ce trou de cinq ans.
L'agent fouineur était muet. Il le resta près d'une heure, avant que Romanenko ne se décide à tout éteindre et à aller se coucher.
Il avait du pain sur la planche pour toute la journée suivante. C'est-à-dire trier les bonnes, les moins bonnes et les mauvaises infos, afin de les répartir équitablement entre lui-même, Thorpe/Toorop et ce con d'Ourianev.
14
- JE SUIS CE QUI T'A ENGENDRÉE, PAUVRE IDIOTE, JE SUIS À L'INTÉRIEUR DE TA PROPRE MÉMOIRE GÉNÉTIQUE.
Le spectre de sa mère se tenait sur le pas de la porte de sa chambre.
Elle avait cette caractéristique propre à toutes les hallucinations d'appartenir à plusieurs champs signifiants imbriqués, comme le lui expliquait son schizoprocesseur analytique. Tu remarqueras aussi sa luminescence et ses radiations dans l'ultraviolet, ce qui indique la présence de nombreux biophotons en provenance de ton ADN, ajoutait-il.
L'hallucination maternelle appartenait au domaine des machines paranoïaques.
Elle pouvait bien sûr revêtir tous les attributs du divin, mais un dieu tout entier dévoué à l'extermination de sa créature.
Elle tenait à la fois de la femme, de la machine et du tas de détritus. Elle était une matrice invertie, un trou de ténèbres actif prêt à l'avaler.
Marie se dressa dans son lit et tendit un doigt accusateur vers 166
la forme qui était apparue à l'entrée de sa chambre, en pleine nuit.
- TU NE ME FAIS PLUS PEUR, MAMAN-MACHINE, JE SUIS DÉSORMAIS PRÊTE À T'AFFRONTER.
Et dans la seconde son cerveau créa deux schizomachines de protection, deux belles fleurs-phallus qui encadrèrent la porte et y déployèrent un réseau de fines radicelles, luisantes de sperme. Il y avait là-dedans les quelques expériences sexuelles qu'elle avait vécues, de quoi faire rigoler une adolescente de Montréal, mais c'était du concentré, de l'intense, assez pour alimenter en énergie le réseau des fleurs-phallus.
Jamais sa mère n'oserait se risquer là-dedans. Le piège du savoir érotique, avait dit un jour le docteur Winkler, peut dissoudre certains rouages essentiels de la machine paranoïaque.
Sa mère entra dans une colère hystérique.
Sa forme se transforma, elle devint cet animal étrange et dément, soufflant par les naseaux, la bouche, les yeux, le sexe, une énergie lumineuse qui crépitait furieusement contre le filet ruisselant de sperme.
- PETITE SALOPE, hurla-t-elle, PETITE SALOPE, COMME LES
PUTAINS QUE SE TAPE TON CONNARD DE PÈRE, JE VAIS TE CREVEEEEEER!
Rayonnante de toutes ses lames, ciseaux, aiguilles, rasoirs, scalpels, sa mère-machine hurlante se rua au travers du filet gluant alors qu'éclatait un tonnerre d'applaudissements.
Marie ne bougea pas.
Elle observa l'hallucination se dissoudre presque instantanément, dans une flaque crépitante, sur le parquet de la chambre.
Merci, docteur Winkler, pensa-t-elle en se renversant sur le lit, après une longue prostration.
Il faisait très chaud et la tension nerveuse accumulée par l'expérience l'empêchait de dormir. Elle s'était tournée et retournée sur la couche moite, elle s'était retrouvée sur le dos, crucifiée par un tortionnaire invisible.
Quelque chose la taraudait dans le bas-ventre. Une pulsation incendiaire.
L'image des fleurs-phallus refusait de quitter son esprit.
167
Puis elle se dissipa, comme une vulgaire volute de fumée.
Et l'image de Boris, ce jeune dealer russe qui l'avait baisée à l'arrière de sa vieille Lada dans les environs de Novossibirsk, explosa dans toute sa mémoire, c'est-à-dire dans tout son corps.
L'image de son sexe blanc et droit dans la lumière matinale. Le foret de chaleur pure qui s'était vrillé en elle, puis l'avait pistonnée, l'ouvrant comme une fleur, ses jambes qu'on avait écartées, d'abord gentiment, puis alors qu'elle sentait une moiteur divine l'envahir, brusquement, repliées d'un coup à hauteur de ses épaules, les genoux plaqués contre le dossier de la banquette, un objet à la fois tendre et dur, froid et chaud, allait et venait, entrait et sortait de son sexe qui sécrétait un film brûlant et visqueux.
Puis elle avait vu la queue raide et luisante sortir de son ventre pour venir glisser sur ses seins avant de se diriger inexorablement vers sa bouche ouverte sur un fruit invisible. Elle l'avait engloutie.
Dans la chambre moite de Montréal, Marie reprit conscience sur la vision de sa main posée contre sa touffe humide, ses cuisses écartées sur la craie soyeuse du drap dans la pénombre.
Au-delà elle pouvait apercevoir le rectangle noir de l'embrasure de la porte, ouverte pour favoriser les courants d'air. Là où sa mère était apparue une heure plus tôt.
Au même endroit deux enfants se tenaient, auréolés d'une lumière lunaire.
Deux fillettes blondes, chevelures en tresses, serpents d'or entremêlés, yeux couleur d'éclairs dans la nuit, deux petites robes blanches, tout droit sorties d'un film sur l'opération Lebenstrâum.
Leurs yeux brillaient comme des torches électriques, une radiation dominée par l'ultraviolet.
- Qui êtes-vous? elle avait demandé, dans un souffle, en se relevant d'un seul coup.
Les deux petites filles l'observaient avec une curiosité mêlée d'une étrange indifférence. Celle de l'entomologiste pour son coléoptère.
- Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici?
168
Les fillettes ne répondirent pas. Elles se prirent par la main et de l'autre, pointèrent simultanément l'index dans sa direction.
Leur rire tourbillonna dans une réverbération complexe, d'une intense couleur métallique, avant que leur image ne s'y fonde, par le miracle des métaphores enchâssées du monde schizophrénique.
Elle vit l'embrasure de la porte incendiée par un rayonnement de lumière blanche, et derrière elle sut que s'ouvrait le Monde des Morts, la longue haie d'honneur des fantômes familiaux, les suicidés et les fous en premier lieu, la grand-tante Joséphine, qui s'était ouvert les veines à l'âge de vingt et un ans, après la mort de son mari à Juno Beach, l'oncle Jean, interné la moitié de sa vie pour des dépressions mélancoliques à répétition, la cousine Sophie, qui était allée jusqu'au bout de son désir d'autodestruction, qui avait attrapé le sida à Paris, à la fin du siècle dernier, et qui avait refusé de survivre à coups de multithérapies géniques, Jérémie, un de ses neveux, psychotique lui aussi, et qui s'était suicidé à quatorze ans, dans une crise de démence parano qui l'avait conduit à la défenestration, du neuvième étage du 2335 Sherbrooke, en pleine nuit.
Et puis, il y avait sa mère, à l'autre bout du tunnel. Sa mère, qWon avait retrouvée au bout d'une semaine dans sa litière d'immondices, une vulgaire rupture d'anévrisme la sauvant de l'enfer incontrôlable qu'était devenue sa vie.
Elle se sentit irrésistiblement attirée vers la porte de lumière et les silhouettes des deux fillettes qui l'attendaient, depuis des éons.
JE NE CRAINS PAS LA MORT, répétait-elle; de l'autre bout de l'univers son schizoprocesseur analytique émettait un message simple. N'oublie pas que tu as déjà vécu cela: near death experience.
Mais elle sentait confusément que ce n'était pas une de ces NDE' neurostimulées auxquelles le docteur Winkler l'avait initiée.
1. NDE : near death experience, état psychique altéré par le voisinage de la mort clinique.
169
Non, ce n'était pas ses propres fantômes qu'elle allait retrouver, se disaitelle alors qu'elle avançait vers la source de lumière tapie derrière la porte.
Les deux fillettes servaient de guide pour un voyage à la destination inconnue.
Le Grand Projecteur embrasa sa conscience.
Puis elle entra dans la Maison.
Ce n'était pas facile d'être un placard.
Une armoire géante, aux dimensions de son corps, et donc de l'univers tout entier.
Cela faisait des années que son cerveau n'avait pas forcé son psychisme à épouser la structure de cette machine colossale, ce placard mégalomane, fait de millions de tiroirs remplis de fiches codées sur lesquelles étaient inscrites les identités et les vies de l'humanité tout entière, depuis l'apparition du premier Homo erectus jusqu'à l'équipage de Challenger, carbonisé en plein vol l'année de sa naissance.
Machine aux rayonnages métalliques, où s'entassait une bibliothèque impossible, et à travers laquelle son corps psychotique voyageait, comme une sorte de magnétophone nomade. À un bout de la planète-placard, son estomac digérait une bouillie de mots-lumière, ses poumons, aux antipodes, s'emplissaient d'un gaz crépitant au rythme des mots en flux saturés. L'armoiremonde parlait tout le temps, chacun de ses tiroirs était empli d'un vacarme incompréhensible, une foule compacte de discours ininterrompus se chevauchant, se superposant, s'entremêlant, comme si des millions de pistes étaient ouvertes simultanément sur une console de mixage démoniaque.
L'armoire-monde avait souvent peuplé les délires de son adolescence, mais la cure des docteurs Mandelcorn, Winkler et Darquandier avait fini par dissoudre sa structure paratiffiaque, rigide, mécanique, dans la floraison biologique des schizomachines dont elle avait appris l'usage. L'Ile, les fleurs-phallus, l'Indien-Arbre, la narration schizo-analytique.
Comme l'Île-Interface, l'armoire-monde était connectée aux 170
anges, à Dieu, au centre de la terre, aux pôles magnétiques, et à son propre anus. C'était simplement une schizomachine plus sommaire, aux états moins complexes, et aux effets bien plus limités. Un micro-éclat de lucidité lui fit entrevoir comment échapper à l'ascension psychotique qui la menaçait. Le schizoprocesseur n'était plus qu'un souvenir à demi oublié, mais sa moitié survivante parvint à combiner de toute urgence une stratégie de survie pour son psychisme.
Elle se retrouva dans un étroit colimaçon de bois, poussiéreux, sombre, tortueux et grinçant.
Le plafond était recouvert d'un film luisant, des gouttelettes grasses et spermatiques suintaient des murs recouverts d'une tuyauterie aux pulsations d'organes mous.
Elle s'arrêta un instant, jeta un coup d'oeil derrière elle et s'aperçut que sa vision était obstruée par une membrane sombre, luisante et palpitante, comme celle d'un boyau, comme celle d'un estomac.
Paralysée par une terreur froide, clinique, objective, Marie comprit qu'elle se trouvait à l'intérieur de son propre corps.
Et qu'il lui fallait continuer d'avancer, sous peine d'être dissoute par ses propres sucs digestifs.
L'escalier était sans fin, elle eut la conscience d'heures entières passées à grimper dans le boyau hélic6idal qui se resserrait de plus en plus, jusqu'à ce qu'elle doive ramper de marche en marche. Le plafond lui arrachait la nuque et le bas du dos lorsqu'elle déboucha sur une trappe. Les sucs digestifs rongeaient ses mains et son visage. Elle voyait ses phalanges mises à nu, fumantes, purifiées par un feu liquide.
Une trappe circulaire, métallique, comme celle d'une bouche d'égout. Elle l'avait poussée, de ses deux moignons, l'objet était lourd, il se déplaça en émettant un long écho qui réverbéra son grincement dans un espace de cathédrale.
Cette fois les fillettes l'attendaient devant une lourde porte de bois d'ébène, à l'huisserie d'argent. Un chérubin d'argent soutenait une boule d'argent martelé officiant comme pommeau de porte.
L'impression de réel était d'une intensité inotife. Les couleurs 171
et les textures exactes, sans la coloration saturée des hallucinations. Son corps tout entier sentait qu'il était là, devant cette porte, et ces deux petites filles.
Les deux fillettes l'observaient, jouant par terre avec des serpents entremêlés, dans un cercle de cendre.
L'ange d'argent fit tourner le pommeau de la porte en ouvrant un large sourire.
Marie poussa sur le chambranle et entra dans la chambre.
C'était celle de l'autre fois, avec ses rayonnages recouverts de poupées de cuir couleur chair. Une douce musique de chambre égrenait des particules de piano et des filaments de violoncelle. Le lit à baldaquin était bien là.
Mais à la place de la femme blonde qui y dormait, elle put voir un énorme tas de viande écrasant de tout son poids l'édredon aux motifs évangéliques et les draps, ensanglantés.
Une terrible odeur de pourri régnait dans la pièce aux fenêtres obstruées par des volets métalliques.
Le tas de viande lui parla, dans une langue inconnue qu'elle décryptait parfaitement. Il lui expliqua qui elle était. Le tas de viande s'agitait sur le lit, son rire ressemblait à l'ouverture de la benne d'un camion-poubelle.
Du tas de viande pourrie s'éleva un objet biscornu, métallique, comme un bras de métal articulé par des tubes à boudins, et se terminant par une pince.
La pince alla farfouiller dans le tas de viande et Marie vit deux gros oeufs translucides apparaître sous les replis.
Terrorisée, elle observa la pince de métal se tourner dans sa direction, comme une fleur carnivore, un tournesol tueur, puis s'approcher d'elle, ouvrant ses pétales luisants pour la dévorer.
Elle hurla.
Puis perdit toute conscience.
Toorop s'était couché en pestant contre le mauvais lit avec lequel il avait dû troquer celui du 4075.
Ce sommier-là était trop mou, et c'était une antiquité à ressorts.
172
Il avait entendu Rébecca faire sa toilette du soir dans la salle de bains, il s'était endormi avec la mélopée gargouillante des canalisations en bande-son.
Son sommeil avait été agité. À un moment donné il s'était retrouvé face au Serbe qui lui avait tailladé la joue vers Brcko, avant de contempler d'un regard effaré la baïonnette que Toorop venait de lui enfoncer dans le bide. Le soldat tchetnik l'avait regardé, son visage était net, gravé à jamais dans les replis de sa mémoire, un jeune gars, avec un bandana violet sur la tête et des yeux bleus. Dans son rêve, le mec lui avait fait un clin d'oeil et s'était marré en lui tendant une cigarette allumée. Des flammes étaient sorties de son abdomen, là où la lame dépassait. Le mec lui avait parlé en serbocroate, quelque chose comme " Qu'est-ce qu'on est cons, non ? ". Toorop avait retiré sa baïonnette du ventre du soldat, y laissant un orifice parfait, sans bavure, ni la moindre goutte de sang. Toorop avait regardé le mec, et lui avait répondu, en français :
" Ouais, on est cons, mais moi je suis un con vivant. " Puis un déluge d'artillerie avait couvert le hurlement du soldat, dans un mur de son et de flammes.
Le vacarme l'avait réveillé, en sueur.
C'est dans l'appartement qu'on avait hurlé, fut sa première pensée lucide.
Ça ne pouvait être que Marie Zorn, fut la seconde.
Il roulait déjà au bas du lit, saisissant son Beretta dans le tiroir de la table de nuit.
Les pas de Rébecca résonnaient dans le couloir, en direction de la chambre de Marie.
La cata, se disait-il. La catastrophe intégrale.
Ils ne parvenaient pas à sortir Marie de son état cataleptique. Les yeux révulsés, plus raide qu'un Garde de la Reine, la nuque raidie sur l'oreiller trempé de sueur. Les mâchoires crispées, collées à l'Araldite, émettaient un crissement continu, et agaçant.
Le pouls était faible, sa respiration aussi, et très espacée.
Il avait tout essayé, les claques, les sels, la formule du docteur Ouissourov, deux shoots d'adrénaline concentrée. Nada.
Ça foirait sévère.
173
Il n'y avait pas à tortiller. Il fallait d'urgence contacter Romanenko.
Il remonta au 4075 quatre à quatre, se posta devant la console et chargea les logiciels de cryptage.
Puis il commença à taper, furieusement : GROS PROBLÈME AVEC LIVRAISON. JE
RÉPÈTE: GROS PROBLÈME AVEC LIVRAISON, PRENEZ CONTACT AU PLUS VITE.
Il envoya l'e-mail avec le signal de détresse ultime, normalement, ça devrait buzzer jusque dans son réveil-matin.
La réponse ne se fit pas attendre: QUEL PROBLÈME?
Toorop tapa : ÉTAT CATALEPTIQUE CRITIQUE. INCONSCIENCE PROLONGÉE. RIEN À FAIRE
DE MON CÔTÉ.
Il s'écoula près d'un quart d'heure avant que la réponse ne lui parvienne, visiblement le fruit d'une intense et douloureuse réflexion : OK, APPELEZ NOTRE
CONTACT SELON LA PROCÉDURE SPÉCIALE. NIVEAU D'URGENCE AAL
Toorop lut et relut la réponse plusieurs fois, en jets fulgurants, alors que dix mille turbines se mettaient à tourner dans sa tête.
Romanenko sautait d'entrée le contact de Gorsky. Cela voulait dire qu'il ne voulait pas que celui-ci apprenne la chose. Ça voulait dire qu'il risquait gros en cas d'échec, et donc qu'il était bien un rouage de la machine, il était sous les ordres du Sibérien, en tout cas entre ses mains.
Il ne fallait pas qu'il arrive quelque chose à la fille, Pendant les trois mois du " stockage " elle était sous la responsabilité de Toorop, donc de Romanenko.
Celui-ci avait une épée de Damoclès suspendue juste au-dessus de sa tête. Une épée en forme de petits soldats de la mafia russe. Le genre de types qui zigouilleraient leur propre mère, ou leur propre fille, contre une poignée de roubles, autant dire pour rien.
Toorop avala sa salive avec un peu de difficulté.
Car ça, ça voulait dire que lui aussi il avait cette épée au-dessus de la tête.
174
15
Les éléments d'une nouvelle chimie narrative étaient à l'oeuvre, pensa Joe-Jane.
C'était clair comme l'eau transparente d'un lagon, laissant voir depuis l'altitude les antiques traces d'une civilisation oubliée. Ce n'était pas une simple combinatoire, mais un processus biologique, de nutrition et digestion mutuelle, de procréation pure. Comme une mutation du code génétique, dans lequel une infime variation sur une séquence particulière peut avoir des conséquences cataclysmiques pour un organe particulier, ou le corps tout entier, sa présence dans la trame narrative de Marie Zorn, sa brutale connexion avec l'aura quantique de la jeune femme, sa réintégration dans le continuum qu'elles avaient un jour formé ensemble produisait son lot de phénomènes nouveaux, imprévisibles, et qui allaient amplifier le processus.
L'appétit de connaissances de son cerveau bionique franchissait une nouvelle étape; tel un vampire à la recherche du sang virginal, tel un lymphocyte traquant la cellule étrangère, il balayait le champ du réel en gestation dans le chaos actif des hommes et de leurs créations avec la précision de l'oeil constructiviste, y décelant de nouvelles machines en gestation, une génétique infinie, une orgie cosmique aux grouillements pornographiques, microscopiques, une culture virale vibrionnante de tous ses membres affamés, une colonie-chair-machine à la profusion vomitive, volcanique.
Non seulement Marie Zorn était là, désormais circonscrite dans le périmètre de cette ville, cette métropole américaine où elle avait resurgi du néant, aux antipodes de toute prévision, écho radar instable et fantomatique. Mais du coup, à cause même de ce rapprochement, de cette connexion spatiale, le mouvement propre de la jeune femme était devenu parfaitement imprévisible, comme tout phénomène explicable par la physique quantique. Marie Zorn semblait ne plus faire qu'un avec le flux même de la vie, elle en épousait toutes les fulgurances, elle n'avait à son tour plus aucune identité ni forme distincte, stable, durable,
175
lisible. Elle semblait un champ à peine singulier du grand texte oscillatoire primordial, toujours changeant, en réécriture permanente. Mais ce que Marie Zorn produisait comme musique, comme pure extase mélodique et rythmique était éblouissant, et reconnaissable parmi des trillions de vibrations différentes par les neurocircuits de son cerveau artificiel.
Tant de réalités nouvelles impliquaient une explosion des possibles, là, maintenant, dans le flux sans cesse processif du temps plastique et biologique, Marie Zorn paraissait cristalliser les conditions d'un cataclysme.
Son organe de perception vidéo balaya l'écran devant lequel se tenait l'homme au crâne tatoué qui se faisait appeler Vax. JoeJane sortit de sa transe cognitive et l'observa avec une attention toute cathodique.
L'homme paraissait soucieux, il fixait l'écran d'un air sombre, la lumière projetait des pictogrammes laser sur la surface luisante de son crâne, où suintait le bleu cobalt d'une reproduction de la micro-lithographie d'un célèbre composant électronique du siècle passé.
Joe-Jane venait de l'informer de sa nouvelle vision et ça avait mis l'homme franchement mal à l'aise. Il avait poussé un long soupir avant de détourner son regard vers la fenêtre.
La machine connaissait à peu près tout de Vax, sa biographie, ainsi que sa véritable identité. Vax était un de ses concepteurs. Vax s'appelait en fait Franz Robicek, c'était un roboticien et un spécialiste de la perception artificielle; au sein de l'équipe qui l'avait mise au point, sa tâche avait consisté à élaborer l'ensemble de ses interfaces électroniques et leurs connexions avec le système neuronal central. C'était surtout un praticien hors pair de l'informatique et des réseaux de télécommunications, il avait été opérateur-concepteur de logiciels de contremesures pendant la deuxième guerre du Golfe, avant de revenir aux études grâce à un programme de réinsertion universitaire. C'est à lui que l'équipe de scientifiques avait confié la tâche de pister Marie avec les ressources de la machine. Un de ses autres concepteurs, un cogniticien canadien d'origine française, avait fait ce jour-là la remarque qu'il avait déjà joué au cyberdétective avec une neuromatrice expérimentale quand il était plus
176
jeune, et que ça ne lui avait rapporté que des ennuis, et qu'il était hors de question pour lui de mettre présentement le pied au Québec. Franz Robicek avait trente-sept ans, il connaissait bien la machine et savait s'en servir avec une rare maîtrise, il avait vécu au Canada presque toute sa vie. On avait convenu de l'envoyer en scout jusqu'à Montréal, où Joe-Jane disait pouvoir localiser temporairement la présence du champ de forme spécifique de Marie Zorn.
Ils étaient hébergés à l'avant-dernier étage d'un gros building planté en plein sur la frontière séparant l'est et l'ouest de la ville, sur Ontario et Saint-Laurent.
Ce matin-là, l'aube pointait un visage mauve par-dessus les immeubles s'étendant entre le pont Jacques-Cartier et le vieux Parc olympique.
Un des organes de perception de la machine s'était étendu jusqu'au réseau de micro-caméras numériques du système de surveillance de l'immeuble et elle avait observé elle aussi le soleil se lever sur la ville.
L'homme assis en face du terminal de communication poussa un long soupir en détachant à regret son regard de la lumière jaune qui irradiait le ciel à l'horizon.
Il le posa ensuite avec une douloureuse intensité sur la surface plane et bleutée de l'écran.
- Est-ce que vous voulez dire par là qu'elle court un grave danger? Un danger qui la menace directement, dans son intégrité physique?
Joe-Jane n'avait pas cru bon de solliciter son organe vocal artificiel pour pousser un soupir, à son tour.
Comment expliquer cela avec une métaphore humainement compréhensible? Comment traduire l'éclair pour le nonvoyant? Comment rendre lisible l'écriture même de l'expérience? Comment détourner un fleuve sans inonder d'autres terres? Comment éteindre le puits de pétrole enflammé sans user de puissants explosifs? Comment expliquer ce qu'elle " voyait " se dessiner chaque jour, chaque heure, chaque microseconde, avec plus de netteté dans les immenses abîmes du temps et de l'espace, dans chaque interstice de liberté s'étoilant en mailles furtives au coeur de la matière et de ses déterminismes,
177
ou indéterminations, comment imager simplement ce que ses processeurs narratifs tentaient péniblement de mettre à jour? - Elle est elle-même le danger, finit-elle par dire.
16
La maison se dressait au coin de Spring Grove et de Mapplewood, dans le quartier d'Outremount, à l'ouest du mont Royal. C'était une de ces belles villas post-victoriennes du début du xx- siècle, briquettes rouges en façade et colonnades blanches à l'entrée.
Le vieil homme qui lui ouvrit la porte ressemblait à tout sauf à un enculé des services secrets. C'était un quinquagénaire replet, chauve, au visage rond et jovial, un petit nez retroussé, des petits yeux clairs pétillants de malice, le genre de mec à raconter son lot d'histoires salées au banquet de mariage, ou de blagues de carabin lors d'un enterrement. Il était vêtu d'un costard de très bonne coupe, style british, comme tout frais sorti de chez un tailleur de Savile Row.
- Entrez, fit l'homme.
Toorop le suivit jusqu'à un vaste salon qui donnait sur le mont Royal. Toorop pouvait apercevoir les silhouettes des hautes croix celtiques funéraires, là-
bas, dans le cimetière qui étageait ses tombes sur la colline.
L'homme lui montra un fauteuil de cuir d'un geste de la main, tout en ouvrant la porte vitrée d'un meuble rococo.
Toorop s'assit dans le fauteuil Chippendale et jeta un coup d'oeil panoramique autour de lui. On se serait cru dans une double page de Décoration Internationale. Tout ici respirait l'Angleterre victorienne des années 1880-1890, chaque meuble, objet, bibelot, lampadaire aurait pu servir à financer une guérilla ouligoure.
Toorop se demanda un instant comment un agent retraité du GRU à Montréal pouvait arborer un tel luxe, mais il se retint évidemment d'aborder le sujet.
178
L'homme avait installé une vieille paire de lunettes cerclées de fer sur son nez avant de sortir un épais carnet relié cuir de l'armoire.
Il avait relevé les yeux vers Toorop.
- Pour vous je serai le docteur Newton. Quant à vous, vous serez le docteur Kepler.
Newton et Kepler, se disait Toorop, ils faisaient la paire.
- Lorsque nous communiquerons, nous ferons allusion au sujet Maria A.
Maria A. C'était simple, mnémonique et sécuritaire.
- Je vais vous ouvrir un e-mail dans une agence de domiciliation, au nom du docteur Kepler. Vous opérerez de chez vous en téléport.
Toorop ne répondit rien, mais émit d'une vibration invisible que tout ça lui allait parfaitement.
L'homme feuilleta son vieux carnet en marmonnant. Il s'arrêta à une page qu'il entreprit de lire soigneusement.
- Vous avez de la chance, fit l'homme en redressant ses lunettes, nous avons le produit qu'il vous faut.
Toorop se décida à dire un mot.
- Produit ?
- Un produit de l'armée. Armée rouge, cela va sans dire. Un remède très efficace contre les catalepsies post-traurnatiques.
- Ça me semble parfait.
- C'est parfait. Le seul petit problème va être de l'obtenir rapidement.
- Combien de temps?
- Ne vous inquiétez pas, notre confrère du Kazakhstan m'a bien informé du caractère urgent de cette opération. Je l'aurai danslajournée.
- Quand dans la journée? insista Toorop, dans son rôle de chieur professionnel.
L'homme releva vers lui un regard amusé et un petit sourire en coin.
- Vous n'allez pas le croire, je n'en ai pas la moindre idée.
- Il le faut avant ce soir. Avant midi serait le mieux.
- Vous l'aurez avant ce soir, fit Newton, avant de refermer son carnet et de se lever. C'est ma définition du mot journée.
179
Toorop se leva à son tour mais l'homme dressa la main.
- Non. Vous, vous restez là. Je serai de retour dans quelques heures probablement. Vous trouverez de l'eau minérale dans le réfrigérateur de la cuisine...
L'homme avança jusqu'à la porte du salon, fit basculer le loquet et se retourna vers Toorop.
- Au cas où l'idée vous viendrait de visiter la maison, sachez que le moindre de vos gestes est enregistré, où que vous soyez...
Il poussa la porte, mit un pied dans l'embrasure et se tourna de nouveau.