6

Contrairement à Joaquin, qui s'était empressé de compter les rapaces – douze urubus, trois caracaras et cinq condors – et d'affirmer péremptoirement que leur vol de droite à gauche ne présageait rien de bon, ce n'était pas leur nombre qui intriguait Romain, c'était leur emplacement.

Les oiseaux ne tournoyaient pas au-dessus du point vers lequel progressaient les quatre hommes. Or, malgré la distance, Romain était certain que ses points de repère étaient bons. Le cadavre du cheval était là-bas, à environ deux doigts à gauche d'un monticule rocheux qui ressemblait à une petite église espagnole, et les vautours planaient beaucoup plus à droite, à au moins cinq cents mètres de là.

« C'est là-bas que nous allons ? lui demanda Antoine en désignant le vol de charognards.

— Ben non, justement… », dit Romain.

Il était perplexe, car il ne comprenait pas pourquoi les vautours avaient si rapidement abandonné leur proie.

« Ou alors, calcula-t-il, c'est qu'ils en sont déjà venus à bout et qu'ils ont maintenant repéré quelque guanaco ou vigogne crevé… »

Mais, sans qu'il sût pourquoi, cette explication ne lui convenait pas.

« Un détail vous agace ? interrogea Antoine.

— Un peu, oui. Moi, j'aime savoir le pourquoi des choses. Savoir, par exemple, pourquoi ces vautours ne sont pas à la place où je les attendais. Enfin, il suffit de patienter un peu ; on sera vite renseignés. »

Grâce aux indications de Romain, mais aussi à l'épouvantable odeur qui s'échappait de la bête éventrée, ils atteignirent leur but vingt minutes plus tard.

L'estomac soulevé par la pestilence qui planait aux alentours de la charogne, les quatre hommes restèrent prudemment assez loin de la carcasse que picoraient quelques urubus.

Antoine regarda Edmond, nota qu'il avait pâli et qu'il se tamponnait nerveusement le nez avec les lambeaux de sa pochette de soie.

« Éloignez-vous, lui dit-il, et allez donc nous attendre un peu plus loin. Ce sera plus prudent : tout le coin regorge de mouches ; je ne crois pas que ce soit très sain pour votre blessure.

— Vous avez raison, ces saletés me cherchent déjà », murmura Edmond.

Il avait maintenant le cœur au bord des lèvres et était très reconnaissant à Antoine de lui avoir fourni un prétexte pour s'écarter de ce lieu puant. Mais il ne partit pas assez vite, fut saisi par un hoquet et se mit brusquement à vomir ; et son air malheureux fit pitié aux trois hommes qui l'entouraient.

« Occupe-toi de lui, nettoie-le, débrouille-toi, dit Antoine à Joaquin. Vous savez, lança-t-il à Edmond, faut pas avoir honte : le même accident peut nous arriver !… Bon, alors le voilà, ce cheval chilien, enfin, ce qu'il en reste ! lança-t-il à Romain.

— Oui. Et, à une centaine de pas d'ici, j'ai relevé l'autre jour les traces de toute une troupe en marche, mais j'aurais mieux fait de chercher celles d'un homme seul.

— Vous ne pouviez pas deviner », dit Antoine en mettant pied à terre.

Romain l'imita et ils tournèrent ensemble autour du cadavre en cherchant les quelques improbables indices que les cailloux et la poussière recelaient peut-être.

« On ne trouvera rien ici, dit enfin Romain. Je crois qu'il va falloir aller jusqu'à San Ignacio ; c'est un petit pueblo à deux heures d'ici, peut-être qu'on y trouvera des renseignements. Mais, avant, je pense qu'on ne perdrait pas notre temps en jetant un coup d'œil là-bas, dit-il en indiquant l'endroit à la verticale duquel tournaient les vautours.

— Je comptais bien y aller », approuva Antoine, et il alluma un cigarillo pour tenter d'atténuer la puanteur qui les entourait.

Les rapaces étaient tellement nombreux et agglutinés sur leur proie que les deux hommes durent les chasser à coups de pierres pour pouvoir distinguer la nature du cadavre qu'ils becquetaient en craillant. Et parce que certains s'accrochaient encore à lui, Antoine n'aperçut pas tout de suite le pied, puis la jambe de l'homme. C'est en s'approchant qu'il comprit.

« Ben voilà, on l'a retrouvé, murmura-t-il en soupirant.

— J'aurais dû chercher davantage, l'autre jour, dit Romain. Je suis sûr que ce pauvre bougre était déjà là, blessé sans doute, mais encore vivant, car il n'y avait pas de vautours. Quand je pense qu'il m'a peut-être entendu… Pour moi, il est tombé sur des rabonas ou des rateros qui les ont blessés, lui et son cheval. Sa bête a crevé et il s'est traîné jusqu'ici…

— Attendez un instant », fit soudain Antoine. Il s'approcha du mort et l'observa : « Dieu me pardonne, mais rarement cadavre m'aura fait autant plaisir, dit-il joyeusement. Regardez, mon vieux, ce n'est pas notre Herbert ! Ou alors, il faudra qu'on m'explique un jour comment ses cheveux roux sont devenus noirs !

— Vous êtes sûr ?

— Tout à fait, ce pauvre bougre était un métis. D'ailleurs, il était beaucoup plus petit qu'Herbert.

— Eh bien, tant mieux, dit Romain en se penchant vers les restes de l'homme. Mais c'est dommage qu'il soit mort à ce point, car il aurait pu nous expliquer où il a trouvé ça… »

Il se retourna vers Antoine et tendit la main au bout de laquelle, pendue à sa chaîne d'argent, se balançait une grosse montre.

« Voilà au moins un sérieux indice, même s'il n'est pas rassurant du tout : c'est l'oignon d'Herbert, je le reconnais », dit Antoine en prenant la montre que lui tendait Romain.

Ce dernier hocha la tête et se tut. Il n'avait nul besoin de poser des questions pour comprendre la gravité de sa découverte.

« Bon Dieu ! J'aimerais savoir ce qui s'est vraiment passé », murmura Antoine en portant machinalement la montre à son oreille.

Elle était arrêtée et il haussa les épaules en comprenant l'inutilité de son geste.

« Mais comment est-elle arrivée là ? dit-il en tournant le remontoir.

— Oh ! ça…, dit Romain. Oui, je crois que c'est assez simple. Voyez-vous, je suis prêt à parier ma chemise que ce métis était le vaqueano de votre ami, alors…

— Alors ? insista Antoine qui pressentait la suite.

— Eh bien, de deux choses l'une, soit votre ami a donné cette montre de son plein gré, pour une raison ou pour une autre, soit on la lui a prise de force… Mais quelle que soit l'hypothèse, je parie aussi que ce bougre de métis était en train de fuir, peut-être même sur le cheval de votre ami, lorsqu'il a fait une mauvaise rencontre.

— Ça se tient, reconnut Antoine. Mais il y a aussi une autre possibilité. Je n'oserais la formuler nulle part ailleurs que dans ce pays en ébullition, parcouru par des pillards de tous âges et de tous sexes qui passent leur temps à s'entr'égorger pour un peso ! Alors, pour se prononcer sur le nombre de voyous qui ont empoché cette montre depuis qu'elle est sortie du gousset d'Herbert… »

Il réfléchit, regarda le mort, mâchouilla son cigarillo maintenant éteint et commença à transporter des pierres pour recouvrir le cadavre.

« On ne peut quand même pas le laisser comme ça », dit-il en désignant les vautours qui s'étaient posés à trente pas et qui attendaient.

Romain approuva et se mit à son tour au travail.

« Ce qu'il faudrait, dit Antoine après plusieurs minutes, c'est trouver un témoin vivant qui ne soit ni une rabona, ni un ratero, ni un militaire trop ivre pour répondre, et ça…

— Je crois qu'on devrait pousser jusqu'à San Ignacio. C'est ce que je disais tout à l'heure et je pense de plus en plus qu'on ne perdrait pas notre temps en y faisant un saut. Et puis, si on veut de l'eau, on en trouvera là, un peu saumâtre, mais quand même buvable.

— Vous avez l'air de rudement bien connaître ce coin.

— Oui, tout ce coin, et beaucoup d'autres encore. Mais je n'ai pas grand mérite : j'ai vécu ici plus d'un an. Mon placer était à environ cent kilomètres au nord-est d'ici. J'étais sur un fameux gisement d'argent, à mon avis presque aussi riche que ceux qu'on trouve du côté de la Placilla, dans le district de Caracoles. Mais j'ai dû déguerpir : avec la guerre, certains militaires péruviens sont devenus très susceptibles quant à la nationalité des cateadores. Ils veulent bien tolérer les prospecteurs étrangers mais alors ils leur prennent des taxes démentes. C'est pour ça que j'ai abandonné.

— Je comprends, dit Antoine, mais vous êtes certain de ne pas prendre de risques en revenant dans ce secteur ? »

Romain sourit, expédia un gros moellon sur le monticule qu'ils étaient en train d'élever.

« Bah ! des risques, on en prend toujours. Mais je ne vois pas en quoi ma présence ici peut gêner qui que ce soit. D'accord, je suis parti, voici peu, sans régler ce que me réclamaient les escrocs qui prétendent faire la loi, mais quelle importance ! Mon placer est loin d'ici et ceux qui en voulaient à mon argent sont bien trop feignants pour me courir après ! De toute façon, ils ne me connaissent pas, enfin pas beaucoup… Allez, rassurez-vous, personne ne me cherche, ni ici ni ailleurs !

— Je n'étais pas inquiet, dit Antoine, vous avez l'âge de savoir ce que vous avez à faire… Bon, ce pauvre bougre – que Dieu ait son âme – a suffisamment de cailloux sur ce qu'il lui reste de ventre, on peut s'en aller.

— Oui », dit Romain en posant une dernière pierre sur le tumulus. Il regarda leur travail, hocha la tête d'un air sceptique : « C'est un beau tas de cailloux qu'on lui a fait à ce métis, mais je ne crois pas que ça empêchera les coyotes de le retrouver dès la nuit prochaine…

— Certainement, approuva Antoine en marchant vers les chevaux ; mais, malgré ça, je n'aurais pas aimé le laisser aux vautours.

— Moi non plus.

— Alors c'est très bien comme ça », dit Antoine.

Il sauta en selle et rejoignit Edmond et Joaquin.

Ils arrivèrent à San Ignacio peu avant midi. Le misérable et petit pueblo était complètement vide, mais ils n'en furent nullement étonnés, car Joaquin les avait prévenus que les habitants s'étaient enfuis à leur approche ; Romain, grâce à sa longue-vue, avait confirmé les dires du métis.

« Ils ont déjà dû recevoir quelques mauvaises visites, ça les a rendus prudents, expliqua Romain en poussant son cheval vers le puits. Voilà, il ne reste plus qu'à remplir les gourdes ; ensuite je pense qu'il faudra aller plus loin. »

Antoine observa Edmond, lui trouva mauvaise mine et s'en inquiéta. Il est vrai qu'il n'était pas habitué à le voir ainsi, avec ses joues bleues de barbe, ses vêtements fripés et sales, ses yeux fatigués aux cils collés par la poussière et son teint déjà recuit et brûlé par le grand air et le soleil.

« Non, décida-t-il en sautant à terre, avant de repartir, on va d'abord manger ; moi, j'ai faim. Et puis, dit-il en désignant le cerro, si ceux qui nous observent de là-haut voient qu'on ne fouille même pas leurs cases et qu'on n'y met pas le feu, peut-être comprendront-ils qu'on n'est pas des ennemis.

— Vous avez raison, approuva Romain, on ne perd rien à faire une petite halte ici. »

Pour bien prouver aux observateurs qu'ils n'occupaient pas la place, ils s'installèrent à l'ombre d'une étable, à la sortie du pueblo.

Pendant que Joaquin allumait le feu et que Romain remplissait toutes les gourdes d'eau, Antoine insista pour examiner la blessure d'Edmond.

Un seul coup d'œil lui suffit pour être rassuré. Contrairement à ce qu'il craignait et en dépit de son air épuisé, son compagnon réagissait bien, sa plaie était franche, nette, sans suppuration.

« Ça vous convient ? demanda Edmond.

— Tout à fait.

— Si seulement je pouvais me laver un peu et me raser ! soupira Edmond en se passant la main sur les joues et en se grattant le cou.

— Hé ! Qui vous en empêche ?

— On a le temps ?

— On va le prendre », assura Antoine. Il réfléchit, puis sortit de sa poche la grosse montre d'Herbert Halton : « Vous savez, dit-il en la contemplant, j'espérais que quelqu'un de ce pueblo pourrait nous donner quelque renseignement, mais maintenant, je ne sais plus du tout que penser de cette histoire. Et vous ? »

Edmond avait été lui aussi très inquiet lorsque Antoine lui avait fait part de sa découverte ; ce métis mort, possesseur de la montre d'Herbert, ne présageait vraiment rien de bon. Malgré cela, il ne désespérait pas de trouver d'autres indices, mais il souhaitait qu'ils soient moins macabres et démoralisants.

« Moi non plus, je ne sais que penser, avoua-t-il, mais je crois qu'il faut poursuivre les recherches. Et lui là-bas, qu'en dit-il ? demanda-t-il en désignant Romain qui était toujours en train de puiser de l'eau.

— Comme nous, qu'il faut chercher encore.

— Eh bien, c'est ce que nous ferons, dit Edmond. En attendant le repas, je vais me laver et me raser, dit-il en claudiquant vers le puits.

— Je vous accompagne. Moi aussi, j'ai grand besoin de me décrasser. Et puis, ça rassurera peut-être les péons qui nous regardent, cachés là-haut dans les rochers.

— Rien n'est moins sûr ! La propreté n'est pas un gage d'honnêteté ! Je connais un certain nombre de crapules qui sont toujours propres comme des sous neufs ! »

Au dire de Joaquin qui le repéra tout de suite, le premier à venir en éclaireur fut un gamin.

« Pas plus de dix, douze ans, évalua le métis en scrutant le rocher à côté duquel, disait-il, se tenait l'enfant. Et il fait des signes aux autres.

— Eh bien, ne bougeons pas et attendons », décida Antoine en se taillant une large tranche de charqui.

Il appréciait cette viande de bœuf, débitée en lanières et sèche comme du cuir. Certes, elle était un peu coriace, mais elle avait un petit goût de venaison qui n'était pas désagréable du tout ; à condition toutefois de ne pas faire comme Edmond qui ne parvenait pas à oublier qu'elle avait longuement séché au soleil, exposée aux mouches…

« Vous croyez que ce gamin va venir ? demanda Edmond en avalant sans appétit la bouillie de haricots noirs mitonnée par Joaquin.

— Pas lui, il est juste là pour glaner des renseignements, dit Romain.

— Et il s'en va maintenant, prévint Joaquin. Mais il y a deux hommes plus loin qui nous observent, là-bas, dans cette quebrada. »

Antoine ne se donna même pas la peine de regarder dans le ravin que lui indiquait le métis, il le croyait sur parole.

« Ils seront là pour le café ; alors, fais-en beaucoup ! » plaisanta-t-il.

Ils se décidèrent une heure plus tard, alors que les quatre hommes, lassés d'attendre, étaient en train de resangler leurs chevaux.

Ils arrivèrent de plusieurs directions à la fois, prudents, craintifs, prêts à fuir en courant, et restèrent d'abord à plus de cent mètres du pueblo. Puis Romain les appela et marcha lentement vers eux, pour se faire reconnaître.

Ils hésitèrent encore un peu, se concertèrent, puis osèrent enfin rentrer dans leur pueblo, ravis d'avoir eu, pour une fois, plus de peur que de mal.

« Ah ! maintenant, on va peut-être savoir… J'espère qu'il va se trouver quelqu'un qui pourra nous renseigner », dit Romain.

Ce fut long, car, comme pour excuser leur fuite et leur prudence, les hommes expliquèrent que, depuis deux mois, le pueblo avait successivement subi cinq visites.

D'abord celle des rabonas qui avaient pillé presque tous les vivres et égorgé un vieillard sourd qui, pensaient-elles, refusait de répondre à leurs questions. Puis des soldats étaient venus qui, après avoir abattu et débité ce qui restait des troupeaux, avaient lâchement abusé des femmes et des filles du village ; du moins de toutes celles qui n'avaient pas eu le temps de fuir dans la sierra. Des rateros avaient ensuite fondu sur le pueblo ; comme il n'y avait plus rien à chaparder et que les femmes avaient eu le temps de se cacher, ils avaient pendu quelques hommes, histoire de rire un peu et de meubler la soirée. Puis l'armée était repassée, puis de nouveau les rateros… Alors maintenant, les survivants se méfiaient et fuyaient à la moindre alerte.

« Je comprends, dit Antoine… Au milieu de tout ça, vous n'avez pas vu un Blanc, comme nous, il devait être accompagné d'un vaqueano ?

— Un homme avec des cheveux rouges ? demanda un des péons.

— C'est ça ! triompha Antoine. Alors quand ? Et vers où allait-il ? »

Le péon hésita et Antoine, croyant qu'il attendait un encouragement sonnant et trébuchant, sortit une pièce. Mais l'autre, presque vexé, secoua vivement la tête.

« Il ne faut payer que les bonnes nouvelles, dit-il, et celle-là, je ne sais pas si elle est bonne pour vous…

— Ah !… Dis toujours…, insista Antoine.

— Il n'était pas avec un vaqueano, expliqua l'homme. Il était avec le deuxième groupe de rateros qui est passé ici, ça fait… »

Il hésita, compta lentement sur ses doigts puis ouvrit deux fois la main et tendit les pouces.

« Douze jours, traduisit Antoine, et il était avec les pillards, c'est ça ? Il était prisonnier ?

— C'est-à-dire…, hésita une fois de plus le péon, il n'était pas attaché, mais il les suivait quand même, ça c'est sûr. Et même que c'était pas facile pour lui, parce que les autres marchaient vite, surtout ceux qui avaient des chevaux…

— Comment ça, pas facile ? » demanda Antoine.

L'homme haussa les épaules :

« Il n'avait pas ses bottes ni sa ceinture ; alors pieds nus et en tenant son pantalon, il ne pouvait pas aller très vite…

— Pauvre vieux, murmura Edmond, jamais il n'aura pu supporter ça. Vous vous rendez compte ?

— Et ils se dirigeaient vers où, ces rateros ? questionna Antoine.

— Là-haut, dit le péon en indiquant la chaîne montagneuse qui barrait l'horizon.

— C'est la sierra de Moreno, expliqua Romain. J'espère que ces voyous ne nichent pas trop haut dans les massifs, parce que alors on ne les retrouvera jamais !

— Ils étaient nombreux ? interrogea Antoine.

— Quinze, vingt, pas plus, et encore il y avait trois femmes.

— La belle équipe ! ponctua Antoine.

— Vous pensez qu'Herbert peut être encore vivant ? lui demanda Edmond.

— Comment savoir…

— Ce n'est pas impossible, intervint Romain. Voyez-vous, si les rateros ne l'ont pas tué tout de suite, c'est qu'ils espèrent en tirer quelque chose, donc ils essaieront de le garder en vie. Eh oui, en période trouble, le rançonnement est très porté par ici, et c'est sans doute ce qui a évité à votre ami de se faire étriper dès qu'il est tombé sur cette bande de pillards.

— Je vois, dit Antoine, il ne nous reste plus qu'à le retrouver et à le tirer de là. Mais je donnerais cher pour savoir comment on va s'y prendre.

— Avec de l'argent ou à coups de fusil, je crois qu'il n'y a pas d'autre système, dit Romain.

— C'est aussi mon avis », approuva Antoine.

Il lança le peso qu'il tenait en direction d'un gamin et marcha vers son cheval.

Ce fut avec un petit pincement au cœur que Martial déchiffra le bristol que venait de lui apporter son secrétaire. Il réfléchit, puis passa doucement le pouce sur les caractères gothiques finement gravés et relut le nom de l'homme qui désirait le rencontrer : Ignacio Temulco. 23 Alameda O'Higgins. Santiago Chile.

Il rêva un instant, pris par tous les souvenirs que lui rappelait la petite carte de visite, puis haussa les épaules, se leva et ouvrit la porte à son visiteur.

Il eut de nouveau un coup au cœur lorsque l'homme entra.

Depuis son retour en France, et bien qu'il fût resté en relations commerciales permanentes avec le Chili, Martial n'avait pas revu de Chilien. Or celui qui était devant lui ressemblait tellement au docteur Portales qu'il faillit lui demander si aucun lien de parenté ne les unissait. Mais c'était stupide, Ignacio Temulco, comme le docteur Portales et des milliers d'autres Chiliens, avait tout simplement quelques ancêtres indiens ; c'étaient eux qui donnaient ce type, ce port de tête, cette allure et ce regard sombre.

« Vous êtes bien monsieur Martial Castagnier ? demanda l'homme en un français à peine teinté d'un très léger accent.

— Mais oui. Asseyez-vous, je vous en prie, proposa Martial en reprenant place derrière son bureau.

— C'est un de vos amis qui m'a conseillé de venir vous voir », dit l'homme.

Martial haussa les sourcils car il ne connaissait pas d'amis en France, tout au plus quelques relations d'affaires ou de jeu. Ses amis étaient tous au Chili, mais, aucun ne l'ayant prévenu de la visite d'Ignacio Temulco, il ne voyait pas du tout de qui pouvait parler son visiteur.

« Un de mes amis ? insista-t-il.

— Oui. Figurez-vous que nous avons voyagé ensemble de Valparaíso à Antofagasta, il y a environ un mois et demi. Moi, j'étais en route pour la France et j'ai donc continué sur Panamá. Mais avant de nous séparer, votre ami m'a vivement encouragé à venir vous trouver. Il paraît que vous pourriez m'aider, alors comme je viens juste de débarquer…

— Voyons toujours…, dit prudemment Martial, car il comprenait de moins en moins pourquoi Antoine ou Edmond ne l'avaient pas averti. Mais au fait, comment s'appelle-t-il, cet ami ? demanda-t-il.

— Herbert Halton. C'est votre banquier, n'est-ce pas ?

— Ah ! ce sacré Herbert ! Alors ça change tout ! » s'exclama Martial. Il se leva, alla jusqu'à un petit meuble d'acajou et revint en portant un flacon de Rivesaltes et deux verres. « Et que devient-il, ce brave ? » demanda-t-il en servant le muscat.

Il était soudain heureux à l'idée d'avoir devant lui quelqu'un qui allait pouvoir lui donner des nouvelles fraîches, lui parler du Chili, des affaires, de la guerre, de tout.

« Je pense qu'il va bien. Lorsque je l'ai quitté, il était plein de projets. Il comptait se rendre sous peu dans la zone du río Loa.

— Mais, ils ne sont pas en pleine guerre, là-haut ? s'étonna Martial qui connaissait bien la région.

— Si, mais pas au point d'arrêter votre ami. Je crois qu'il avait en vue l'acquisition de vastes gisements divers.

— Ça ne m'étonne pas de lui, il n'a jamais manqué d'audace ! Enfin, je suis content d'apprendre qu'il va bien. Mais au fait, pourquoi vous a-t-il dit de venir me voir ? »

Ignacio Temulco vida la moitié de son verre, puis sourit, comme pour excuser par avance l'incongruité de sa question.

« Savez-vous ce que veut dire exactement rotos ? demanda-t-il.

— Rotos ? dit Martial après un moment de réflexion. Oui, je pense : en bon français, ça veut dire déguenillés. Mais chez vous, c'est différent, je crois…

— Dites toujours, insista Ignacio Temulco.

— D'après ce qu'on m'a expliqué, c'est un surnom que vos classes riches ont jadis donné à vos soldats, c'est ça ?

— Exactement, approuva l'homme qui semblait ravi de l'érudition de Martial. Oui, chez nous, on dit encore rotos pour parler de nos soldats, même s'ils ne sont plus en guenilles depuis longtemps. Mais nous sommes en guerre et ça change tout !

— Bien sûr, mais j'avoue ne pas bien saisir…, dit Martial qui ne voyait pas du tout où voulait en venir son visiteur.

— Vous allez comprendre. Oui, nos ennemis, les alliés péruviens et boliviens, ont trouvé ce système pour nous ridiculiser aux yeux du monde ! Déjà, en Amérique du Nord, plusieurs journaux ont repris l'expression et disent de notre armée qu'elle est faite d'une bande de déguenillés. C'est complètement faux, mais c'est tout à fait vexant. De plus, ça nuit beaucoup aux relations que nous voulons maintenir avec tous ceux qui estiment que notre guerre est juste. Mais, je vous le demande, quel gouvernement peut prendre au sérieux un pays dont les soldats sont déguenillés ?

— Bien sûr », approuva poliment Martial.

Il resta impassible mais s'amusait secrètement à l'idée que les soldats péruviens ou boliviens avec leurs uniformes fantaisistes, sales, dépareillés – il en avait rencontré entre Antofagasta et Iquique – aient le culot de traiter quelqu'un de déguenillé ! C'était vraiment l'hôpital qui se moquait de la Pitié !

« D'ailleurs, insista Ignacio Temulco, je suis certain que même vos journaux français ont repris l'expression !

— Je ne pense pas, je n'ai rien remarqué de semblable », assura Martial.

Il était soucieux de ne pas vexer son visiteur en lui expliquant que, si certains quotidiens parlaient de la guerre du Pacifique, il était rare qu'ils en fassent leurs gros titres, car la majorité des lecteurs se moquaient éperdument de ce très lointain conflit.

« Alors voilà, poursuivit Ignacio Temulco, mon gouvernement a décidé de réagir. C'est pour ça que je suis là. J'ai pour mission d'acquérir et d'acheminer au plus vite douze mille uniformes complets. Votre ami M. Halton m'a garanti que vous pourriez me trouver ça… »

Martial but son muscat, puis se resservit après avoir rempli le verre de son voisin. Ensuite, lentement, car il avait besoin de réfléchir, il proposa un cigare à son client, en choisit un pour lui et l'alluma.

« Douze mille ! dit-il enfin, ça fait beaucoup de boutons, tout ça ! Je plaisante, naturellement, assura-t-il en souriant. Cela étant, vous me proposez un genre de marché auquel je ne suis pas habitué. Ça ne veut pas dire que je refuse de le traiter, loin de là, et je connais même un fournisseur capable de vous donner entière satisfaction, mais…

— Ah ! oui, coupa le Chilien en réalisant soudain, j'ai oublié de vous dire : je suis mandaté pour payer comptant…

— Alors, à votre santé et à notre marché, dit Martial en levant son verre, vous pouvez considérer que l'affaire est faite.

— Vous êtes certain d'avoir des fournisseurs compétents ?

— Tout à fait ! La maison Godillot, de Paris, spécialiste des effets militaires, va se faire un plaisir de vous équiper, chaussures comprises, naturellement.

— Ah ! de Paris ? Ah ! oui, ça serait très bien, très bien ! s'enthousiasma Ignacio Temulco. Vous comprenez, on le fera savoir dans toute la presse et comme ça le monde entier apprendra que nos hommes sont habillés à Paris ! Vous vous rendez compte ? Des rotos habillés à Paris ! Qui osera dire ensuite que nos troupes sont déguenillées ! Mais pour les délais de livraison ?

— On va faire au plus vite, rassurez-vous. Et comptez sur moi pour faire courir le bruit que votre guerre peut prendre fin d'un jour à l'autre et que, dans ce cas, les uniformes…

— Très bien, ça ! Très, très bien ! » jubila le Chilien.

Il vida son verre, puis tira longuement sur son cigare avant de poursuivre en hésitant un peu :

« Il faut que vous sachiez aussi… Mais là, ce n'est peut-être pas possible pour vous, quoi qu'en pense M. Halton… Enfin, je ne sais pas si…

— Dites toujours, insista Martial. Vous savez, acheter et vendre n'importe quoi, c'est toujours du commerce !

— Eh bien, voilà, je dois aussi acquérir des armes, beaucoup. Des fusils, des pistolets, des sabres, des munitions, enfin tout…

— Ah ! ça, c'est différent, murmura Martial.

— Vous ne voulez pas ? C'est trop difficile ? s'inquiéta Ignacio Temulco en voyant que Martial se taisait.

— Difficile ? Vous plaisantez ! Non, c'est même sans doute plus simple que pour vos uniformes ! Ce qui me préoccupe un peu, c'est de savoir ce que vous désirez exactement, je veux dire modèles, types, calibres, quantité. Ensuite, ça ira tout seul ; il nous suffira de traiter avec les différentes manufactures, Saint-Étienne, Châtellerault, Bayonne, Tulle, pour ne parler que des françaises…

— Alors vous pouvez ?

— Naturellement !

— Et comme commission ?

— Les conditions habituelles, pas plus, dit Martial en se levant. Mais venez, nous en discuterons en déjeunant, c'est moi qui vous invite et, vous allez voir, notre cuisine aussi mérite le voyage, sans oublier notre vin, parce que, sans vouloir me vanter, c'est quand même le meilleur du monde ! »