16

Cette neige était vraiment étrange. Elle chutait depuis des heures en énormes flocons, qui, au lien de s'étaler en épaisse couche sur les pavés mouillés et luisants de la rue des Trois-Conils – celle qui va de la rue Sainte-Catherine à la rue des Remparts –, rebondissaient en touchant le sol et repartaient vers le ciel. Un ciel rouge comme un brasier.

Parfois aussi les flocons devenaient noirs, ou verts. Plutôt verts, d'ailleurs. Et ils sifflaient en dégringolant. Et puis surtout ce qui faisait vraiment l'étrangeté de cette neige – car, dans le fond, il était tout à fait logique qu'elle rebondisse en touchant le sol –, c'était qu'elle dégageait une épouvantable moiteur.

À cause d'elle, la chaleur était devenue absolument insoutenable, presque aussi insupportable que ces myriades de mouches qui bourdonnaient maintenant dans le ciel écarlate.

Car ce n'étaient pas les flocons qui étaient verts, mais les mouches. Et elles ronflaient comme des milliers de totons en dégageant la plus abominable odeur qui soit. Un mélange de vase, de poissons crevés, de débris pourris, de guano.

Mais le pire, c'était cette touffeur qu'elles brassaient en voletant autour de Rosemonde. Par chance, bien qu'elle fût nue (c'était un peu surprenant qu'elle se promenât ainsi dans la rue, mais enfin pas tellement, car il faisait vraiment trop chaud), et par moments, entièrement recouverte par les mouches, elle ne prêtait aucune attention aux mouettes qui se posaient sur elle.

En effet, ce n'étaient pas des mouches qui tournoyaient en criant, mais des oiseaux, des nuées d'oiseaux de mer. Peut-être pas exactement des mouettes, d'ailleurs, plutôt des frégates ou des albatros.

L'un d'eux – un gros goéland argenté qui dégageait une chaleur insensée – était même en train de picorer doucement le ventre et les seins de Rosemonde. Comme ça, à petits coups de bec câlins ; et il avait l'air d'aimer ça, ce bougre !

Rosemonde aussi, d'ailleurs, qui se trémoussait en haletant. Et même Armandine riait aux larmes – des larmes qui fumaient en tombant au sol –, elle riait aux éclats en regardant sa mère qui jouait avec les mouches.

Et maintenant, Rosemonde les chassait de la main, les écrasait même sur la tête de l'enfant, sur les cheveux blonds de la petite fille qui sanglotait soudain, assise seule sur le banc rouge qui se dresse en plein milieu de la place des Quinconces.

Et Armandine pleurait de plus en plus fort car, sous elle, le banc rouge s'était mis à flamber, tellement il faisait chaud.

Alors Martial hurla et courut vers elle.

« Doucement, l'ami, doucement, fit Romain en l'empêchant de quitter sa couchette. C'est rien, c'est fini. »

Depuis minuit, heure à laquelle Martial avait de nouveau été terrassé par la fièvre, Romain le veillait. Souvent, il lui essuyait le front d'où ruisselaient d'énormes et aigres gouttes de sueur ; puis il lui humectait le visage d'un mouchoir trempé dans l'eau, une eau tiédasse.

Dans la minuscule cabine du Rosemonde, malgré la porte et le hublot ouverts entre lesquels ne soufflait, hélas, nul courant d'air, la température était à la limite du soutenable. De plus, si aucune fraîcheur n'entrait, une lourde et fétide odeur arrivait par bouffées.

Et les mouches, attirées par la faible lueur de la lampe à pétrole, tourbillonnaient autour des deux hommes, se posaient sur l'un et sur l'autre, se collaient sur les mains et le front, s'insinuaient même dans les chemises moites de transpiration.

« Tenez, buvez un peu », proposa Romain en tendant un gobelet à Martial.

La veille au soir, dès le Rosemonde amarré, il était parti à la recherche d'un médecin, car l'état de son compagnon l'inquiétait. Il avait fini par en trouver un qui, moyennant un lourd salaire, avait accepté de se rendre, malgré la nuit, tout au bout du quai où était ancré le Rosemonde. Il est vrai que l'endroit avait tout du coupe-gorge et que, dans la faune cosmopolite qui grouillait là, se trouvaient beaucoup d'individus tout prêts à vous jeter à l'eau après vous avoir dépouillé. Malgré cela, sans doute parce qu'il avait besoin d'argent pour continuer sa partie de poker, le docteur avait suivi Romain.

« Malaria, avait-il dit en haussant les épaules après avoir regardé Martial. C'est pas une affaire ! Ici, tout le monde a la malaria, même moi !

— Vous avez de la quinine, vous, au moins ? » avait demandé Romain.

Et il avait aussitôt noté la brève lueur de cupidité qui avait traversé le regard de l'homme.

« Quinine ? avait dit le docteur. Oui, oui, bien sûr… Mais ça vaut beaucoup d'argent, beaucoup… Faut comprendre, hein, ça a beau venir du quinquina, c'est très concentré… Et puis, surtout, tout le monde en réclame ici, alors… »

Et, une nouvelle fois, Romain avait dû sortir ses pesos d'or pour acheter, vraiment très cher, quelques petits sachets d'une poudre grisâtre, baptisée quinine, mais qui, peut-être, n'était que de la mauvaise farine d'écorce de coca, de maté, ou de quinquina dans le meilleur des cas.

« Et pour son front ? avait insisté Romain.

— Bah ! ça, c'est rien ! avait péremptoirement décrété le médecin, après avoir palpé les lèvres de la plaie. C'est rien. D'accord, on voit l'os, mais c'est mieux que si on voyait le cerveau, pas vrai ? Ou même l'estomac ! avait-il ajouté en riant grassement.

— Et pour la fièvre ?

— Ben, faites-lui prendre un sachet toutes les trois ou quatre heures ; ça dépend, c'est à vous de voir… Elle finira bien par tomber ! Et puis faites-le boire tout ce qu'il voudra. C'est quoi ça ? avait-il demandé en reniflant le bol au fond duquel, avec quelques mouches noyées, restaient une ou deux cuillerées de la décoction préparée par le capitaine.

— Une infusion d'écorce de quinquina, avec du vin et de l'eau-de-vie.

— Eh bien, c'est parfait ! Ça plus la quinine, on peut rien faire de mieux ! Allez, faut que je parte. Vous avez peut-être pas vu, mais vous m'avez tiré d'un accouchement !

— Un accouchement ? avait répété Romain incrédule.

— Parfaitement. Y a pas que des marins dans ce port, ni même dans le bistrot où vous m'avez trouvé. Y a aussi des femmes, et ça se trouve qu'ils vont très bien ensemble ! La preuve, ça fait des accouchements ! Allez, me regardez pas avec cet air ! La Rosa, je la connais, elle fait un gamin tous les ans, et c'est toujours aussi long, toute la nuit au moins. Ça laisse le temps de jouer au poker ! Mais avec elle, j'aime bien. On sait jamais ce qui va sortir : un blanc, un noir, un jaune, un rouge, une vraie loterie ! Alors, on prend des paris…

— On s'amuse comme on peut, avait soupiré Romain en hochant la tête. Et, lui, la fièvre, ça va durer ?

— Ah ! là, je prendrai pas de paris ! Qui peut le dire ? Un jour, huit jours, on sait pas. De toute façon, moi, je peux rien faire de plus !

— Eh bien, bon vent ! » avait lancé Romain en le voyant s'éloigner dans la nuit.

Et depuis il veillait.

« J'ai l'impression d'avoir braillé comme un goret, souffla Martial après avoir bu quelques gorgées. Bon Dieu, quel cauchemar idiot !

— Ça va mieux, maintenant ? » demanda Romain avec inquiétude.

Il n'aimait pas le regard brillant de fièvre ni le teint jaunâtre du malade.

« Je suis complètement épuisé, murmura Martial, et j'ai mal à la tête. Oui, redit-il en la secouant faiblement, très, très mal. »

Et il se mit soudain à saigner du nez.

« Manquait plus que ça ! dit Romain, mais ne vous inquiétez pas. C'est rien, ça arrive souvent dans la malaria. Et puis ça soulage les maux de tête ; enfin, c'est ce qu'on dit.

— Seigneur, quel voyage ! dit Martial en s'appliquant un mouchoir sur le nez. J'ai tout de suite vu qu'il commençait mal ; cette panne à Callao, c'était mauvais signe !

— Mais non, assura Romain, c'est rien. Votre fièvre va tomber et tout ira bien !

— Et pour les armes ?

— Je m'en occuperai dès demain. Ce n'est pas compliqué. Allez, rebuvez un peu et dormez.

— Je ne vais pas pouvoir faire ce que je voulais, murmura Martial après avoir bu. J'en suis incapable ; j'ai l'impression d'avoir les jambes et les bras coupés, et de peser des tonnes », dit-il en reniflant.

Il contempla son mouchoir, vit que l'épistaxis n'avait pas encore cessé et, découragé, remua la tête.

« N'y pensez plus, dit Romain en s'asseyant sur sa couchette. On va charger les fusils et redescendre tranquillement. Pour ce que vous vouliez voir ici, on reviendra, voilà tout. Maintenant, je vais dormir un peu ; mais réveillez-moi si vous en avez besoin. »

Cette nuit-là, Martial hurla encore deux fois pendant de mauvais rêves. Au petit matin, la fièvre était complètement tombée. Mais elle l'avait tellement épuisé qu'il lui fut, cette fois encore, impossible de quitter sa couchette.

Avec l'automne et la rentrée des classes, Pauline et Antoine s'étaient enfin résolus à envoyer les jumeaux à l'école : Pauline se sentait de moins en moins capable de mener à bien l'instruction des enfants.

Or Antoine et elle, qui n'avaient jamais fréquenté l'école, tenaient beaucoup à ce que les jumeaux – et, plus tard, Silvère – acquièrent la formation la plus solide possible ; car, pensaient-ils, c'était leur donner des atouts dont eux-mêmes avaient été privés.

Cette opinion n'était pas du tout partagée par les intéressés. Le plus rétif était Marcelin, qui refusait absolument de comprendre pourquoi il était indispensable d'apprendre à lire et à écrire. Il proclamait même que cela ne servait rigoureusement à rien, puisque ni Arturo, ni Jacinta, ni même Joaquin, qui ne s'embarrassaient pas avec de telles corvées, s'en portaient malgré tout très bien.

De plus, il ne perdit jamais une occasion de rappeler à sa mère – qui avait eu un jour la faiblesse de le lui dire – que ni elle ni Antoine n'avaient subi cette intolérable contrainte et qu'à première vue ils n'en vivaient pas plus mal !

« Et je sais que parrain Martial, c'est pareil ! Et marraine aussi ! C'est parrain qui me l'a dit !

— Peut-être, mais regarde M. Halton ou M. Edmond. Eux, ils sont très savants et, un jour, tu seras comme eux : banquier ou peut-être médecin, comme le docteur Portales !

— Veux pas être savant ! Je veux être llamero ! Parfaitement, je garderai tout un grand troupeau de lamas ! Le plus grand troupeau de lamas de la Corrèze ! » assurait Marcelin pour qui ce pays mythique, dont lui parlait parfois son père, représentait la Terre promise !

Arrivée à ce point, la discussion évoluait immanquablement vers la calotte que Pauline expédiait alors au futur gardien de lamas avant de l'expédier à l'école.

Par solidarité, Pierrette donnait elle aussi de la voix et s'essayait à cultiver la même mauvaise foi que son frère. Mais elle manquait d'arguments et se forçait d'ailleurs beaucoup, car, à l'inverse de Marcelin, elle ne détestait pas la classe.

Cela étant, quel que fût leur état d'esprit du moment, les enfants, accompagnés par Arturo, rejoignaient chaque matin leur école respective.

En leur absence, La Maison de France semblait bien calme, malgré sa nombreuse clientèle, et Pauline s'avouait souvent que les deux garnements lui manquaient.

Par chance, depuis quelques mois, elle avait développé les relations qu'elle entretenait avec ses amies chiliennes. Et si, au début, leurs rencontres étaient un peu guindées, un peu cérémonieuses, elles devenaient de plus en plus chaleureuses, amicales, complices même. Il est vrai que les jeunes femmes étaient presque toutes du même âge.

Certes, et cela avait longtemps retenu Pauline, elles n'étaient pas du tout du même milieu. Car, au temps où elle repassait les chemises et les corsages dans les maisons bourgeoises du VIIe arrondissement, ses nouvelles amies apprenaient le piano, s'essayaient au pastel et à l'aquarelle, brodaient.

Malgré cela, Pauline avait vite compris que sa nationalité et surtout son origine parisienne lui conféraient une aura qui suppléait ses carences en matière d'éducation. Pour les Chiliennes, elle gérait avec brio La Maison de France et venait de Paris, donc elle était une dame.

De plus, toutes partageaient les mêmes préoccupations. Elles tournaient invariablement autour de la mode, et Pauline était la mieux placée pour en parler ; des enfants, et là encore elle savait ce qu'il en était ; des hommes et de leurs activités et enfin de la guerre.

Grâce à Agatha Portales, l'épouse du docteur, Pauline et ses amies étaient parfaitement au courant de l'évolution du conflit. Le docteur était toujours dans le nord, attaché aux troupes qui, depuis bientôt deux mois, progressaient vers Tacna. Elles avançaient lentement, dans une région difficile, aux étendues désertiques coupées de hautes sierras où, malgré la saison, régnait une éprouvante chaleur.

Après les nouvelles du front, qui les intéressaient toutes, ces dames parlaient commerce. Et même si, théoriquement, la belle Ana Linares n'était point concernée par les affaires de la Sofranco et les projets ou les voyages de ses administrateurs, elle avait parfois des reparties qui prouvaient qu'Herbert Halton et elle filaient toujours le parfait amour. Mais comme ni Pauline, ni Agatha Portales, ni Maria-Manuela de Morales n'étaient censées connaître leur liaison, elles feignaient poliment de ne rien remarquer.

Souvent aussi, lorsqu'elle revenait d'un séjour à Concepción, Maria-Manuela de Morales évoquait l'hacienda. Et Pauline était alors vraiment heureuse, car c'était toujours pour lui dire tout le bien que son époux pensait du travail d'Antoine à Tierra Caliente.

Ensuite, les jeunes femmes parlaient chiffons : elles étaient alors intarissables.

Ainsi, prise par le petit Silvère, ses occupations à La Maison de France et ses amies, Pauline meublait au mieux toutes ses journées. Malgré cela, force lui était de reconnaître qu'elle avait beaucoup de mal à supporter les très longues absences d'Antoine.

Entièrement accaparé par l'hacienda, il s'absentait maintenant de plus en plus longtemps et tout prouvait que ce n'était pas une attitude passagère. C'était devenu une habitude.

Romain, qui avait découvert Panamá quelques années plus tôt, en conservait le souvenir d'un port qu'animait une frénétique agitation. Déjà, à l'époque de son passage, la ville grouillait d'une fluctuante et bariolée faune de dockers, de commerçants, de matelots, d'émigrants qui semblaient être là comme à la croisée des chemins.

Et c'était bien le cas, puisque, transitant à la plus étroite jonction des deux Amériques et à la charnière des mondes, ils allaient partir vers le nord, San Francisco, Vancouver, plus haut encore, ou vers le sud, Callao, Valparaíso, Valdivia. Et d'autres choisiraient l'Ouest et l'Asie pour aller y chercher de pleines cargaisons de cette main-d'œuvre jaune que l'on disait travailleuse, résistante et docile ; une main-d'œuvre idéale pour tous les travaux en cours sur un continent neuf.

Rien n'avait changé, sauf l'impressionnant accroissement de la population portuaire. De plus, Romain n'eut besoin que d'une matinée pour apprendre que la grande affaire du moment était le fameux canal qu'un Français assurait pouvoir ouvrir entre les océans.

C'était un travail qui s'annonçait gigantesque et Romain songea que Martial avait bien raisonné en estimant qu'il fallait s'y intéresser de très près. Ici, les affaires allaient se jouer sur des sommes tellement énormes, tellement fabuleuses que même les miettes qui en retomberaient feraient le bonheur de ceux qui sauraient les ramasser.

Aussi déplora-t-il que Martial fût vraiment hors d'état de pouvoir venir juger sur place. C'était en effet impossible, car, même si la fièvre avait chuté, il était incapable de se tenir debout plus de quelques minutes. Il enrageait, mais il avait bien fallu qu'il admît que ce ne serait pas au cours de ce voyage qu'il étudierait toutes les possibilités qu'offrait l'ouverture du chantier. Il était donc inutile de s'attarder à Panamá.

Aussi Romain se dépêcha-t-il de régler l'affaire qui les avait conduits jusque-là. L'opération se fit sans difficulté ni problème car on était entre gens bien élevés, c'est-à-dire respectueux des contrats.

Lourdement chargé d'armes et de munitions, le Rosemonde quitta Panamá après seulement deux jours d'arrêt. Cette précipitation occasionna quelques grognements chez les hommes d'équipage qui espéraient bien profiter un peu plus longtemps des tavernes et des bouges du port. Mais le capitaine Fidelicio Pizocoma fut inflexible et le navire largua ses amarres à l'heure dite.

Assis sur un gros paquet de cordages, à l'arrière du yacht, Martial, l'œil morne et la rage au cœur, regarda s'éloigner les côtes de Colombie.

« Ah ! on peut dire que c'est réussi comme voyage ! » grommela-t-il en palpant ses poches.

Il y puisa un cigare, l'alluma, le trouva absolument infect et l'expédia par-dessus bord en maugréant.

« Allons, allons ! plaisanta Romain, faites pas cette tête ! Après tout, nous avons ce que nous voulions : les armes sont là ; nous rentrons, tout va bien !

— Ah ! vous trouvez ? Nom d'un chien, je devrais être en train de courir les administrations et tout le pays et je suis là comme un légume ! Et, en plus, je ne suis même pas foutu de fumer sans m'écœurer !

— Ça passera et nous reviendrons ensemble. Moi aussi, ce canal m'intéresse.

— On en parle beaucoup à terre ?

— On ne parle même que de ça, vous voulez dire ! Soixante-treize kilomètres de long, six écluses ! expliqua Romain. Et pour la traversée de la montagne de la Culebra, ils prévoient soit un tunnel de quarante mètres de haut et de six kilomètres de long, soit une tranchée à ciel ouvert profonde de cent mètres, ils ne savent pas trop encore… On annonce aussi un budget qui varie entre cinq cents et huit cents millions de francs ! Et on assure que les travaux débuteront dès l'an prochain.

— Alors, c'est bien ce que je dis, faut pas perdre de temps ! grogna Martial. Au fait, tout a bien marché pour les fusils ?

— Aucun problème. Et, si on le désire, il suffit de passer une autre commande.

— Et pour le règlement ?

— Tout était en ordre : la banque était prévenue et a fait le nécessaire.

— Alors, espérons que tout ira bien maintenant… », soupira Martial.

Il reprit un cigare, le huma longuement, fronça les narines et le remit dans sa poche avec une moue dégoûtée et accablée.

C'est alors que Romain vit que ses mains tremblaient ; il comprit qu'une nouvelle crise de malaria se préparait.

Ce fut par Pedro de Morales, complètement affolé, mais surtout fou de rage, qu'Antoine apprit les vols ; ils étaient de taille !

Sur les deux cargaisons de cent cinquante tonnes de céréales expédiées la même semaine, vingt-huit tonnes de blé manquaient dans la première et trente-sept tonnes d'orge dans la seconde.

Les lots de grains destinés à l'armée n'avaient pas suivi la même voie pour atteindre Valparaíso. L'un avait été expédié par chemin de fer, via Santiago, l'autre avait été embarqué sur caboteurs en port de Concepción. Il était donc peu probable que ce soit pendant le voyage entre Tierra Caliente et Valparaíso que les voleurs aient fait main basse sur les soixante-cinq tonnes qui manquaient à l'arrivée à Pisagua.

« Si vous voulez mon avis, dit Antoine, c'est au port de Valparaíso, pendant le transbordement jusqu'au vapeur, que l'affaire a eu lieu. C'est la seule explication, parce qu'on dira ce qu'on voudra : près de soixante-dix tonnes de grains, ça ne passe pas inaperçu !

— Et pourtant, elles se sont complètement volatilisées ! insista Pedro de Morales.

— Pas pour tout le monde…, dit Antoine en haussant les épaules.

— Ou alors, c'est pendant les escales du navire à Coquimbo, Chañaral ou Antofagasta, hasarda Pedro de Morales.

— J'en doute. C'est pas simple de vider discrètement une cale. Croyez-moi, c'est sûrement à Valparaíso. »

Antoine connaissait bien le port et savait à quel point il grouillait d'individus de toutes sortes, surtout depuis la guerre. Certes, c'étaient généralement des petits voyous qui rapinaient dans les entrepôts, picorant ici et là quelques peaux de chinchilla ou des toisons d'alpaga, quelques kilos de grains, s'enivrant sur place après avoir mis en perce une barrique de mosto, ou s'attaquant aux bagages que les voyageurs avaient l'imprudence de quitter des yeux. Mais de là à faire disparaître six cent cinquante quintaux de grains, il y avait une marge beaucoup trop grande pour que de minables arsouilles la franchissent. Ces gens-là n'étaient pas assez futés pour organiser une telle opération.

« Il faut absolument faire quelque chose, décida Pedro de Morales. Nous ne pouvons pas prendre le risque de nous laisser ainsi dépouiller !

— Bien entendu, reconnut Antoine, mais si, comme je le pense, nous avons affaire à une organisation, il ne sera pas facile de la démonter… »

Il faillit ajouter qu'il y avait de fortes chances pour que les responsables du détournement soient quelques militaires de l'Intendance pas mécontents d'arrondir leur modeste solde, mais préféra se taire. Il savait en quelle estime le petit homme tenait l'armée et, comme il n'avait aucune preuve pour étayer ses soupçons, il jugea inutile d'en parler.

« La prochaine expédition est pour quand ? demanda Pedro de Morales.

— Après-demain, par train.

— Combien ?

— Mais voyons, vous le savez bien ! C'est vous-même qui me l'avez dit ! Soixante-quinze tonnes de froment et cent vingt d'orge qui doivent être livrées aux abords d'Arica !

— Ah ! c'est vrai, fit Pedro de Morales. Cette histoire de vol me fait perdre la tête ! Oui, oui, nos troupes vont bientôt attaquer Tacna ; c'est une question de jours, maintenant ; ensuite, elles devront faire le siège d'Arica. Il importe de les approvisionner dans les meilleurs délais. »

Il regarda Antoine, hésita avant de poursuivre.

« Écoutez, vous êtes tout à fait libre de refuser, mais j'aimerais que vous accompagniez cette livraison…

— Pas jusqu'à Arica, tout de même ? Il y a neuf chances sur dix pour que les vols aient lieu à Valparaíso ! dit Antoine qui n'avait aucune envie d'effectuer le voyage.

— Si, jusqu'à Arica. Comprenez-moi : ça ferait quand même plus sérieux vis-à-vis des militaires. Parce que, supposez qu'on nous vole encore la moitié de la cargaison, hein, nous aurons l'air de quoi ?

— C'est pas si simple, dit Antoine. J'ai beaucoup de travail ici : les battages sont loin d'être terminés, et il en va de même pour les vendanges. De plus, il va falloir penser aux labours d'automne, aux semailles et…

— Je sais, je sais, coupa Pedro de Morales, mais les chefs d'équipe sont maintenant très au courant et… Et puis, tenez : vous n'avez qu'à laisser votre Joaquin ; pour surveiller, il fait merveille !

— Non, Joaquin reste avec moi, coupa Antoine, Et puis, vous savez, plaida-t-il encore, ce n'est pas parce que je serai du voyage que ça limitera les vols. Je ne vais quand même pas dormir dans les cales et sur les sacs !

— Je ne vous le demande pas. Et je dirai même : tant pis s'il y a encore des vols ; ce qui est important, c'est que l'Intendance ne puisse rien nous reprocher. »

Il vit qu'Antoine le regardait avec un certain étonnement, hésita une nouvelle fois avant de parler, puis se décida :

« Oui, autant que vous le sachiez : depuis quelque temps, j'ai des difficultés à me faire payer par l'armée… Dieu sait pourtant si je lui concède des prix vraiment raisonnables ! Que dis-je ! Même pas raisonnables, du moins pour moi ! Malgré cela et le fait que je travaille quasiment à perte, l'argent est long à rentrer. Mon beau-frère m'assure que ce n'est pas par mauvaise volonté et je le crois volontiers : c'est la guerre et elle coûte très, très cher à tout le monde ! Pensez, on dit qu'elle a déjà englouti dans les quarante millions de pesos ! Alors, il ne faut pas nous mettre dans notre tort. Aussi, pour bien marquer le coup, j'aimerais que vous acceptiez de surveiller ce chargement. Après tout, vous l'avez bien fait pour l'alfalfa

— Oui, reconnut Antoine, mais uniquement quand j'avais d'autres affaires à traiter dans le nord ; ce n'est pas le cas en ce moment. »

Il soupira, regarda le petit homme et le vit tellement dépité qu'il céda.

« Bon, d'accord, j'accompagnerai votre cargaison. Ça ne changera sûrement rien, mais comme vous dites, ces messieurs de l'Intendance ne pourront pas nous reprocher de la laisser sans surveillance.

— Je vous revaudrai ça, sourit Pedro de Morales en lui serrant le bras. Promis, je vous le revaudrai ! »

Pauline fut d'abord ravie de revoir enfin Antoine. Mais elle s'inquiéta dès qu'elle sut qu'il montait vers le nord et les zones de combat.

« Allons, dit-il en riant, ce n'est pas pour prendre un fusil que je vais là-haut !

— Je sais, mais je n'aime pas que tu ailles dans cette région… »

Elle avait encore en mémoire l'épreuve qu'il avait subie dans le désert d'Atacama ; pour elle, tout ce qui se situait au nord de Valparaíso devenait l'enfer !

« Je reviendrai vite, promit-il.

— Oui, pour repartir encore plus vite… »

Il l'observa un instant, puis l'attira contre lui.

« Que se passe-t-il ? demanda-t-il en lui caressant les cheveux.

— Allons, lâche-moi, dit-elle en se débattant. Que vont penser les employées si elles nous voient ? Et les clientes ?

— Penseront ce qu'elles voudront, ces pies borgnes, je m'en fous ! De toute façon, elles n'ont pas à regarder ce que je fais dans mon salon ! Allons dis-moi ce qui se passe !

— Pas maintenant », dit-elle en se dégageant.

Elle lui envoya un baiser du bout des lèvres et fila vers le magasin.

Ce ne fut que plus tard dans la soirée, alors qu'ils reposaient l'un contre l'autre, qu'Antoine reposa sa question.

« Alors, que se passe-t-il ? Explique-toi maintenant. »

Il avait posé la tête contre sa poitrine et frottait doucement sa joue contre son sein.

« Je t'ai déjà dit tout à l'heure que tu piquais comme un cactus, protesta-t-elle sans grande conviction. Regarde : je rougis de partout !

— Oui, j'aurais dû me raser ; mais ça ne répond pas à ma question ! insista-t-il sans pour autant cesser de promener sa joue sur la douce et blanche peau.

— Je ne te vois plus, soupira-t-elle, voilà ce qui se passe ! Tu n'es plus jamais là. Je veux dire encore moins qu'avant, au temps du colportage. J'ai compté, tu sais, il va y avoir plus d'un mois que tu es parti !

— Allons donc, pas tant que ça ! » protesta-t-il.

Pris par son travail à Tierra Caliente, il n'avait pas vu passer les jours.

« Si, et encore tu n'es ici aujourd'hui que parce que M. de Morales t'a sorti de tes terres, autrement…

— Faut comprendre… », essaya-t-il.

Mais il savait bien qu'il était dans son tort.

« On ne te voit plus ! Les enfants demandent chaque jour où tu es ; mes amies s'étonnent, oui, parfaitement ! Et moi, moi… »

Il sentit qu'elle haussait les épaules.

« Et toi ?

— Je me demande si tu ne préfères pas l'hacienda à ta femme !

— Et puis quoi encore ? Il me semble que je viens de te prouver le contraire !

— Ah ! ça c'est facile ! dit-elle. Parfaitement ! C'est facile de faire l'amour à sa femme après plus d'un mois d'absence, et sans même se raser ! Ah ! oui, ça c'est facile et il serait malheureux qu'il en soit autrement ! Sauf naturellement si tu culbutes les petites Indiennes derrière les meules !

— Bien entendu, qu'est-ce que tu crois ? plaisanta-t-il. J'en consomme au moins une par jour en semaine, deux le dimanche, et jamais les mêmes !

— C'est ça, dit-elle en lui pinçant la peau des côtes, et moi, figure-toi que, pendant ce temps, j'ai tous les hommes de Santiago à mes pieds, je n'ai que l'embarras du choix et mes draps n'ont même pas le temps de refroidir ! Bon, dit-elle en changeant de ton, je ne plaisante pas, enfin, sauf pour les Indiennes et le reste !

— Alors vas-y, explique !

— Il faut trouver une solution. Moi, je ne veux plus rester seule aussi longtemps. Je m'ennuie. Parfaitement, j'ai bien le droit de m'ennuyer de toi, non ? C'est beaucoup trop long, un mois. D'ailleurs, je te rappelle que tu ne tiens pas tes engagements !

— Qu'est-ce que tu racontes ?

— Parfaitement ! Lorsque tu as accepté de travailler pour M. de Morales, ça ne devait pas être plus de quinze jours par mois, ose dire le contraire !

— Non, tu as raison, dit-il en se lovant encore plus tendrement contre elle, tu as raison, mais…

— Oui ?

— Il y a tellement à faire là-bas ! C'est tellement fantastique, cette étendue de terre qui n'attend qu'une chose, qu'on la travaille, qu'on la mette en valeur ! Enfin, tu as bien vu, non, quand tu es venue !

— Oui, dit-elle, j'ai vu. Mais ça n'empêche qu'il faut trouver un autre arrangement. Moi, je ne veux plus continuer comme ça. Je m'ennuie, redit-elle, de toi, de ta présence, de ton odeur, de ton corps, de ta voix, et même de tes joues qui piquent ! Et puis, j'ai peur aussi, sans toi. Souvent, la nuit, je rêve que le métis revient. Il a la tête ouverte, et il saigne, mais il revient quand même pour se venger des coups de fer… Et j'ai aussi peur des temblores, ça tu le sais, et des temblores, il y en a trop !

— Je comprends, dit-il en la caressant doucement. Oui, je comprends. Je n'avais pas pensé tout ça. Mais je vais y réfléchir, maintenant ; il n'y a pas de problème sans solution, je la trouverai ; mais laisse-moi quand même un peu de temps. Je la trouverai.

— Promis ? insista-t-elle.

— Promis.

— Alors très bien, parlons d'autre chose », dit-elle en se pelotonnant contre lui.

Il vit la flamme joyeuse qui venait de s'allumer dans ses yeux, sut qu'elle avait retrouvé sa bonne humeur.

Elle l'embrassa, puis s'écarta, l'observa.

« Quel jour sommes-nous ? demanda-t-elle soudain.

— Jeudi, pourquoi ?

— Dommage, dit-elle pensivement. Si on avait été un dimanche et que je sois indienne, naturellement, j'aurais été curieuse de savoir si tu ne te vantais pas un peu tout à l'heure en parlant de tes conquêtes journalières… Mais, puisque nous sommes jeudi et que tu as déjà donné, n'en parlons plus ! »

Il jeta un coup d'œil sur sa montre posée sur la table de nuit et rit doucement :

« Tu as trop vite parlé, ma belle, depuis un quart d'heure nous sommes vendredi ! »