3
Tendue, sueur glacée au front, cherchant en vain à maîtriser les battements de son cœur, Pauline essaya d'analyser l'origine du bruit qui venait de l'éveiller.
Il ne ressemblait pas aux petits crissements que Silvère se plaisait souvent à créer en tapant joyeusement du pied dans sa paillasse de balles d'avoine ; repu, le bébé dormait, bouche entrouverte en un vague sourire. Ce n'était pas non plus un des jumeaux, geignant dans quelque mauvais rêve ; ils dormaient dans leur chambre, juste à côté, et tout y était silencieux. Ce n'était pas, enfin, un volet qui claquait au vent, ni l'habituel grincement de quelque rameau du gros flamboyant que la brise d'est poussait contre l'arête du toit ni même un couple de bêtes rôdant sous les fenêtres ou se battant dans les massifs du jardin, car les grattements étaient là, tout proches, trop proches, à quelques mètres dans la maison.
« Ça ne provient pas de la salle à manger ni du bureau d'Antoine », calcula-t-elle en retenant son souffle pour mieux percevoir l'origine exacte des craquements.
Ils n'étaient pas réguliers ni lancinants, comme peuvent l'être ceux que font parfois les rats lorsqu'ils grignotent le bas des portes pour s'introduire dans quelque réserve ; ils étaient désordonnés, nerveux et beaucoup trop puissants pour être dus à un rongeur.
« C'est quelqu'un qui est dans le magasin, conclut-elle, quelqu'un qui est en train de forcer les tiroirs pour trouver l'argent. »
L'argent ! Elle s'en voulut soudain de l'avoir laissé là-bas, dans le tiroir de droite du gros secrétaire. Contrairement à Antoine qui s'occupait de ce genre de détail lorsqu'il était là, elle n'avait jamais pu s'habituer à transporter chaque soir la recette de la journée dans le gros coffre-fort que Martial, en son temps, juste après la reconstruction de La Maison de France avait fait installer dans le bureau. Elle regretta cette négligence, maintenant, par sa faute, le voleur qui était en train de forcer le meuble allait mettre la main sur la recette de plusieurs jours, c'est-à-dire quelques centaines de pesos car, malgré la guerre, les affaires marchaient toujours très bien.
« Il faudrait que je puisse appeler Arturo », pensa-t-elle en réfléchissant au moyen d'avertir le domestique.
Il logeait dans une petite case, au fond du jardin, à une quarantaine de mètres de là. Ce n'était pas loin, mais encore devrait-elle hurler assez fort pour l'éveiller ; et rien ne prouvait que ce soit suffisant, il avait la réputation d'avoir un sommeil de plomb.
« Et puis c'est impossible, songea-t-elle, si je crie, l'homme qui est là, tout près, aura encore le temps de se précipiter ici et de faire du mal aux petits… »
C'était le pire qui pouvait arriver ! Dans le fond, l'argent importait peu, et ne comptaient guère non plus les dégâts que l'autre devait être en train de faire. Mais ce qui était primordial, c'était d'éviter ce qui risquait d'atteindre, ou même simplement d'effrayer, le petit Silvère et les jumeaux.
Il ne fallait rien faire qui risquât de les éveiller, car alors leurs pleurs ou leurs questions attireraient l'attention de l'homme qui était là, à quelques pas, prêt à tout peut-être.
« Et s'il ne trouve pas l'argent là-bas et qu'il se mette à fouiller partout ? » pensa-t-elle soudain.
Elle se mordit nerveusement le poing en se demandant ce qu'elle allait faire si le voleur cherchait à s'introduire dans la chambre. Certes, elle avait poussé le verrou, mais résisterait-il à un coup d'épaule ? Et puis, était-elle vraiment certaine de l'avoir poussé ?
Elle réfléchit, chercha à se souvenir : voyons, elle était entrée dans la chambre avec Silvère dans les bras, puis elle l'avait fait téter, l'avait langé et couché ; ensuite elle avait fait sa toilette et s'était mise au lit ; mais à quel moment avait-elle manœuvré le verrou ?
« Je ne sais plus… »
Elle faillit se lever pour aller vérifier et aussi pour caler une chaise sous la serrure, mais elle se retint par crainte de faire grincer son sommier et de trahir ainsi sa présence et celle des enfants.
Puis elle trembla soudain en pensant que, pour faible qu'elle fût, la lueur de sa lampe à pétrole devait filtrer sous la porte et risquait d'attirer le regard du visiteur. Elle eut la tentation d'éteindre, puis s'imagina en pleine obscurité et eut encore plus peur.
« Et si j'essayais de fuir par la fenêtre ? » Elle calcula les chances de réussite de cette opération et en abandonna l'idée. Certes, sa chambre était de plain-pied avec le jardin ; mais pour s'échapper, elle devait d'abord réveiller les enfants, donc faire du bruit, puis ouvrir la fenêtre et les volets et sortir en pleine nuit où, peut-être, guettait un comparse…
« Non, non, se dit-elle, il ne faut pas bouger, pas s'affoler et attendre, attendre qu'il parte, il finira bien par s'en aller ! »
Puis elle se demanda avec angoisse ce qu'elle allait faire si, par malheur, il la découvrait là, en chemise…
« Je lui proposerai de l'argent… »
Mais elle n'était pas certaine qu'il s'en contente, peut-être qu'il voudrait plus, beaucoup plus ! Peut-être aussi qu'il s'en prendrait à Pierrette : elle était si gracieuse, ce petit bout de femme de sept ans, si mignonne et potelée !
Elle sursauta lorsqu'une bouteille, ou un cruchon, explosa en touchant le carrelage, et le bruit ne provenait plus du magasin, il émanait du couloir, là, juste de l'autre côté de la porte, de la porte qui, peut-être, n'était même pas verrouillée.
« Si au moins j'avais une arme, n'importe quoi, mais quelque chose pour me défendre ! »
Elle se souvint des fusils qui étaient dans le bureau d'Antoine, plusieurs fusils, dans un massif râtelier de chêne orné d'andouillers de cerf, juste en face de leur chambre, de l'autre côté du couloir où maintenant glissaient furtivement des pas.
« De toute façon, je ne sais pas me servir des fusils d'Antoine ; et puis il les a emportés en voyage, alors ! »
Elle s'aperçut qu'elle était trempée de sueur, tellement ruisselante que sa fine chemise de nuit lui collait maintenant au corps.
Elle s'essuya le visage d'un revers de main et faillit hurler en voyant s'abaisser lentement la poignée de la porte. Tétanisée par la peur, elle se sentit incapable d'esquisser le moindre geste, d'envisager la plus petite défense.
Puis elle regarda le petit Silvère endormi là, à côté d'elle, confiant, sûr de sa protection ; elle pensa aussi aux jumeaux et à tout ce qui risquait d'arriver si elle n'intervenait pas d'une façon ou d'une autre, si elle ne faisait pas tout, et même l'impossible, pour les défendre, les protéger.
Elle se leva silencieusement. Dans le même temps, pendant que la porte s'ouvrait maintenant sans bruit et que se devinait l'ombre du visiteur, elle se remémora une scène vieille de dix ans, une scène elle aussi terrorisante. Elle revit, en une fraction de seconde, ce valet sournois qui là-bas, à Paris, dans la lingerie d'une maison bourgeoise, avait tenté de la violer.
Elle revécut ces instants comme une illumination en apercevant sur la table, là, à portée de main, non point un petit fer à repasser les smocks et les dentelles, comme celui qui, jadis, l'avait sauvée, mais le lourd, le solide, celui avec lequel Jacinta repassait le gros linge, les draps, les torchons. Un fer qu'on avait bien en main. Il était froid, bien sûr, mais son poids était rassurant. Elle l'empoigna et se préparait à bondir pour se cacher derrière la porte, de façon à surprendre le voleur, lorsque le vantail s'ouvrit d'un coup.
Une fois encore, pour ne pas affoler les enfants, elle se retint et ne hurla pas quand l'homme entra dans la pièce. Elle resta muette, mais se mordit si fort les lèvres que le sang gicla dans sa bouche.
Pétrifiée, comme paralysée, elle resta immobile, fixant l'intrus en comptant mentalement les pas qui les séparaient.
Il s'avança.
« Quatre… trois… À un, il faudra que je frappe ! » songea-t-elle.
Puis elle nota la démarche titubante de l'individu, ses yeux un peu exorbités et fixes, le sourire niais mais redoutablement figé qui lui retroussait les lèvres et sa main gauche qui tremblait tellement en brandissant le bougeoir qu'elle était couverte de grosses larmes de cire chaude. De plus, il empestait l'aguardiente, la sueur, les piments et la crasse.
« Il est bourré de coca et d'alcool, pensa-t-elle avec dégoût, rien ne l'arrêtera… »
Elle avait souvent vu, dans les rues de Santiago ou sur les marchés, ces sortes d'épaves intégralement soumises à la coca. Généralement hébétés et passifs, les hommes ainsi possédés par la drogue pouvaient soudain devenir redoutables et leur force était alors terrifiante.
« Je dois frapper, songea-t-elle, frapper la première ! »
Mais ce fut lui qui attaqua. Elle étouffa un gémissement lorsque, prestement, l'homme crocheta d'une main le décolleté de sa chemise et tira. Le tissu se déchira d'un coup, révélant entièrement ce que le fin linon voilait à peine. Sans doute surpris par la facilité avec laquelle il l'avait dénudée, ou à cause de son abrutissement, l'homme hésita un peu avant de retendre la main et d'esquisser un pas.
« Maintenant ! » pensa-t-elle. Alors, d'un foudroyant moulinet du bras, elle abattit le fer sur le crâne de l'homme.
Il tituba, lâcha le bougeoir qui s'éteignit en roulant sur le tapis, s'ébroua comme un boxeur choqué, mais resta debout. Puis il sembla prendre conscience du sang qui ruisselait sur son visage ; alors chiffonnant spasmodiquement entre ses mains la chemise de Pauline, il la porta à son front pour arrêter l'hémorragie. Mais pas une plainte ne sortit de sa bouche toujours crispée par un sourire absent.
Alors elle releva le fer. Et elle frappa pour faire cesser cette épouvantable scène, pour que s'arrête la danse grotesque et silencieuse de cet homme au crâne ensanglanté qui souriait sous les chocs en tournant sur lui-même.
Un autre coup l'agenouilla enfin ; mais un dernier fut nécessaire pour le faire lentement basculer sur le côté ; il parut s'endormir et enfin ne bougea plus.
Écœurée, agitée par un incoercible tremblement, Pauline se drapa hâtivement dans sa robe de chambre puis se précipita vers le berceau de Silvère. Le bébé ne broncha pas lorsqu'elle le prit. Il ne s'éveilla pas davantage quand elle le posa contre son frère qui dormait paisiblement dans la pièce mitoyenne. Elle ferma prestement la chambre des enfants à clef, courut jusqu'au bureau d'Antoine, ouvrit la fenêtre et les volets et hurla enfin pour appeler à l'aide.
Quand Arturo arriva, à peine vêtu mais armé d'un lourd gourdin, il la trouva tapie dans un fauteuil et pleurant nerveusement à gros sanglots, à grosses larmes ; pleurant pour essayer de se débarrasser à jamais de cette panique qui lui mordait encore le cœur.
Elle se maîtrisa puis accompagna Arturo jusqu'à la chambre ; elle faillit hurler de nouveau en constatant que l'homme avait disparu.
Seules la petite chemise de nuit maculée de sang et roulée en boule au milieu de la pièce et la traînée de gouttes pourpres qui mouchetaient le carrelage du couloir en direction du magasin témoignaient qu'elle n'avait pas été la proie d'un horrible cauchemar.
« C'est pas possible ! pas possible ! Il avait le crâne complètement défoncé ! » balbutia-t-elle en s'asseyant sur le lit. Elle réfléchit puis sursauta : « Mais alors, il est peut-être encore dans la maison !
— Non, non, la rassura Arturo, ne vous inquiétez pas. J'ai traversé le magasin en venant, c'est plein de sang là-bas, et la fenêtre était ouverte, c'est par là qu'il est venu et qu'il est reparti. À quoi il ressemblait, ce voyou ?
— C'était un métis, comme toi, pas très grand mais solide, jeune encore.
— Un métis ? Ah ! ça, on a le crâne dur, nous ! » grogna Arturo.
Il était furieux qu'un homme comme lui, de sa race pour tout dire, ait osé s'attaquer à la jeune femme. Furieux aussi d'être arrivé trop tard pour apprendre à cette crapule qu'il était des actes à ne jamais commettre, sous peine de mort ! Et que le seul fait d'avoir forcé le volet, mais surtout d'avoir effrayé la jeune dame, méritait cent fois de se faire arracher les tripes et le reste, puis d'être longuement fouetté avant d'être prestement égorgé d'un adroit coup de cuchillo, ce long coutelas à dépecer les bêtes.
« Oui, redit-il, nous les métis, on a le crâne solide. Mais malheur à celui que je vais rencontrer avec des pansements sur la tête ! Sûr que je vous le ramène et, si vous le reconnaissez…
— N'y pense plus, soupira-t-elle, et aide-moi plutôt à nettoyer et à remettre de l'ordre. Mais d'abord, donne-moi un peu de cognac, je crois que ça me fera du bien.
— Vous ne voulez pas que j'aille chercher Jacinta ? proposa Arturo en revenant avec la bouteille et un verre.
— Surtout pas ! Il faudrait que je reste seule ! » avoua-t-elle.
Elle n'en avait plus le courage. Jacinta logeait à dix minutes de là et Pauline ne se sentait plus de taille à affronter la solitude, dans cette nuit encore totale avec, peut-être, dans un coin du jardin, un homme blessé prêt à prendre sa revanche.
« Non, non ! redit-elle en se servant un petit verre d'alcool, ne me laisse pas. D'ailleurs, dès la nuit prochaine et tant que M. Antoine ne sera pas rentré, tu t'installeras une paillasse dans l'office et tu me trouveras aussi deux vigiles qui monteront la garde dans le jardin. Je ne veux plus rester seule ici, plus jamais. Et maintenant, travaillons. »
Elle poussa un petit cri de rage lorsqu'elle entra dans le magasin ; il était saccagé. Là, le visiteur, sans doute furieux de ne point trouver l'argent – il n'avait même pas réussi à forcer le tiroir du secrétaire –, s'était vengé en lacérant les toilettes. Les robes, les corsets et les chemisiers déchirés gisaient en tas sur le comptoir et les chapeaux, écrasés à coups de talon, étaient éparpillés dans toute la pièce. Seuls les rayons d'épicerie fine et d'alcool n'avaient pas trop souffert.
« Quel gâchis ! murmura-t-elle. Il aurait mieux valu qu'il trouve l'argent, ça nous aurait coûté moins cher. Enfin, on va arranger tout ça, ce ne sera pas la première fois. Et puis, ça aurait pu être tellement pis ! » se dit-elle pour se consoler.
Ils travaillèrent jusqu'au jour pour remettre en état tous les rayons du magasin. Aussi, lorsque les jumeaux s'éveillèrent, ne virent-ils rien qui rappelât la terrible nuit.
C'est en fin de matinée, alors que ses clientes et ses amies étaient encore là – elles s'étaient précipitées à La Maison de France dès l'annonce du cambriolage –, que tomba la première nouvelle. Elle attrista beaucoup Pauline et faillit même avoir raison de son sang-froid, car, ce matin-là, elle aurait eu besoin d'un autre message que le câble laconique qu'Antoine lui avait expédié de Tocopilla ; quelques lignes pour la prévenir qu'Edmond et lui partaient vers le nord pour une durée indéterminée.
Quant à la deuxième information, elle ne valait pas mieux et assombrit encore son humeur. Et comment aurait-elle pu être heureuse et rassurée en apprenant que l'armée chilienne venait d'engager une nouvelle campagne contre les alliés et qu'elle progressait vers Tarapaca, là-haut, dans ce nord vers lequel montait Antoine ?
Ce fut le soir que Pedro de Morales, de passage à Santiago et averti lui aussi de la visite dont Pauline avait été victime, vint à La Maison de France et rassura la jeune femme.
Carte en main, il lui prouva qu'Antoine et Edmond étaient très loin de la ligne du front puisque Quilliagua, vers où ils progressaient, se trouvait à quelque deux cents kilomètres au sud de Tarapaca.
« Je vois, approuva Pauline, je vois. Mais je sais surtout, poursuivit-elle en souriant un peu tristement que, s'il le faut, Antoine montera en pleine bataille pour retrouver M. Halton. Oui, il y montera, même s'il doit faire deux cents kilomètres en plein désert et sous la mitraille, et c'est bien ça qui m'inquiète. »
Cette nuit-là, malgré la présence d'Arturo qui ronflait dans l'office et aussi celle des deux vigiles qui discutaient dans le jardin, Pauline dormit très mal.
Edmond commença à reprendre conscience avec la réalité après plusieurs kilomètres de piste. Jusque-là, depuis qu'Antoine et Joaquin l'avaient tiré du lit, lavé, habillé et rasé tant bien que mal, il s'était laissé faire sans réagir. De même n'avait-il opposé aucune résistance lorsque les deux hommes l'avaient hissé sur son cheval après lui avoir fait ingurgiter presque un litre de café.
Se tenant en selle plus par habitude et réflexe que par volonté, il avait trottiné entre Antoine et Joaquin pendant une bonne vingtaine de minutes avant de s'ébrouer et d'émettre quelques grognements interrogatifs. Puis il avait cessé de dodeliner de la tête au rythme de sa monture et s'était lentement redressé sur sa selle. Antoine avait alors compris qu'il était enfin réveillé.
« Et alors, ça va mieux ? lança-t-il en riant car Edmond avait une magnifique tête de fêtard.
— Bon sang ! Qu'est-ce qui m'arrive ? » grogna Edmond en se passant la main dans les cheveux. Hébété, il regarda autour de lui, puis se frotta les yeux et balbutia : « Mais qu'est-ce que je fais ici, moi ?
— Je vais vous raconter, mais d'abord prenez ça, dit Antoine en lui tendant son bidon. Allez-y ! C'est du maté de coca, très fort. C'est Joaquin qui l'a fait ; je pense que ça vous réveillera, vous en avez bien besoin ! »
Edmond goûta, fit une grimace car le breuvage était très amer ; malgré cela, il se décida, but longuement puis soupira :
« C'est pas Dieu possible d'avoir aussi mal au crâne ! Ah ! mais oui ! lança-t-il soudain, les combats de coqs ! Ah ! dites donc, quelle soirée !
— Nous y voilà, sourit Antoine.
— Quelle soirée ! répéta Edmond. J'avoue qu'à un moment je crois avoir un peu perdu pied, non ?
— C'est le moins qu'on puisse dire et si vous voulez mon avis, vous étiez même saoul comme un Prussien !
— À ce point ? J'espère au moins ne pas avoir dit trop de bêtises.
— À peine, mis à part le fait d'avoir copieusement insulté et provoqué un métis, vous n'avez pas dit de bêtises ! Je tiens pour négligeable le fait que vous m'ayez tutoyé, plaisanta Antoine ; c'était inhabituel, mais très amusant !
— J'ai fait ça, moi ? C'est pas possible !
— Mais si !
— Et c'est tout, au moins ?
— Pas exactement, sourit Antoine, vous avez aussi cru bon de lancer un pari stupide, ce qui fait que vous me devez cent pesos…
— J'ai parié, moi ? Je n'ai jamais fait ça de ma vie, je déteste les paris ! protesta Edmond.
— Buvez encore un coup de maté, allumez ce cigare et écoutez bien, dit Antoine, vous allez voir ce que peut faire un mélange de pisco et de chicha.
— C'est pas possible ! murmura Edmond quand Antoine eut achevé le récit de la soirée. Enfin, je vous crois sur parole, naturellement, mais je veux dire qu'il fera plus chaud qu'aujourd'hui avant que je remette les pieds dans une de leurs foutues cantinas ! Enfin, merci, je vous dois une sacrée chandelle, heureusement que vous étiez là ! Mais où allons-nous maintenant ?
— On monte sur Quilliagua. Ça ne me plaît guère et à Joaquin encore moins, mais puisque Herbert a cru intelligent de s'y rendre !
— Qui vous l'a dit ?
— Un métis, expliqua Antoine, puis il raconta aussi sa rencontre avec Romain Deslieux. Et si je l'en crois, ajouta-t-il, le vrai problème c'est que nous allons devoir traverser le río Loa et que nous serons ensuite en plein territoire ennemi. Enfin, quand je dis ennemi, c'est façon de parler ! Je veux dire que nous n'aurons plus affaire avec les Chiliens.
— Quelle folie ! marmonna Edmond.
— C'est exactement ce que m'a dit le colonel de Tocopilla tout à l'heure. Oui, expliqua Antoine, j'ai voulu le prévenir que nous partions, il m'a donné un vague laissez-passer, soi-disant valable jusqu'au río Loa.
— Quelle folie ! » répéta Edmond.
Il avait de plus en plus mal, non seulement à la tête et aux yeux, mais encore à l'estomac, et il aurait payé fort cher pour un bon bain, suivi d'une longue sieste ; mais c'était impossible avant longtemps. Il fallait compter au moins deux jours de cheval pour atteindre Quilliagua, et à condition toutefois que tout se passe bien en route.
C'est après avoir négocié la vente de ses vingt livres de minerai d'argent – à onze pesos le marc de deux cent trente grammes – et alors qu'il se préparait à s'offrir un copieux repas que Romain Deslieux se souvint brusquement d'un détail. D'un détail qui lui sembla suffisamment important pour assombrir sa bonne humeur et le laisser songeur devant son assiette.
« Bon sang, c'est idiot de ne pas lui avoir raconté ça », se reprocha-t-il en mâchouillant nerveusement son cigare éteint.
Il se remémora sa soirée de la veille avec Antoine et s'en voulut encore un peu plus d'avoir omis de lui signaler ce qui était peut-être un indice.
« À condition, bien sûr, que l'homme qu'il cherche soit parti vers Quilliagua avec un cheval chilien… »
Chilien comme le cadavre sur lequel il avait buté l'avant-veille, là-haut dans le cerro, à sept ou huit heures de course. Et maintenant, il ne se pardonnait pas d'avoir complètement oublié d'orienter Antoine dans cette direction.
Certes, il avait des excuses de ne pas avoir prêté grande attention à un squelette d'animal, il en avait déjà tellement vu au cours de ses randonnées ! Des carcasses, qu'elles fussent de cheval, de mule ou de lama, c'était tellement banal dans le désert que nul n'en tenait compte ; sauf naturellement entre Islay et Ocongat, dans la région des Lomas.
Car là-haut, dans ce triste désert du bas Pérou, c'était l'amoncellement de ces os soigneusement alignés par les caravaniers qui indiquait la piste à suivre. Et malheur à qui perdait de vue ce long ruban de crânes, d'omoplates, de côtes et de fémurs, blanchis au soleil ou encore charnus, au milieu desquels nichaient des urubus et des caracaras tellement gras et repus qu'ils ne prenaient même plus la peine de s'envoler à l'approche des voyageurs ; ils étaient là, dans un nuage de mouches vert et bleu, attendant patiemment la chute de quelque animal.
« Oui, songea-t-il, là-haut, dans la pampa d'Islay, les os indiquent la direction à suivre ; alors pourquoi ce cheval crevé que j'ai vu avant-hier ne donnerait-il pas, lui aussi, quelque renseignement ? »
Méditatif, il avala son plat de poisson et de haricots, puis il croqua quelques piments rouges qu'il fit passer d'un verre de vin et appela la servante.
« Tu te souviens d'hier soir ? lui demanda-t-il. J'étais avec un étranger, tu te souviens ? insista-t-il en sortant une pièce de dix centavos.
— Oui, oui, assura la chola en empochant prestement la piécette.
— Tu ne sais pas où il a logé ?
— Non.
— Et tu ne l'as pas revu, ce matin ?
— Si, il est parti.
— Comment le sais-tu ?
— Je l'ai vu passer, avec deux hommes, dit-elle en désignant la rue.
— Tu es sûre ? insista-t-il, étonné qu'elle ait pu remarquer Antoine et ses compagnons au milieu des soldats, des péons, des gardiens de lamas, des enfants et des femmes indiennes qui grouillaient dans la poussière.
— Sûre, dit-elle, deux Blancs et un métis. J'ai reconnu l'Anglais d'hier soir ! »
Il ne releva pas l'erreur de nationalité, elle était trop classique. Ici, depuis la découverte et l'exploitation des énormes gisements de Calama, tout ce qui ressemblait à des étrangers devenait anglais ! C'est tout juste si les Chinois échappaient à cette règle !
« Et ils sont partis il y a longtemps ? »
Elle haussa les épaules, réfléchit, compta sur ses doigts :
« Le temps de faire la cuisine, cuire les haricots, tout quoi !
— Très bien. »
Il paya son repas et sortit.
Antoine et ses amis ne devaient pas avoir plus de trois heures d'avance. En faisant vite, il était encore possible de les rattraper avant la nuit.
Depuis l'âge de dix-huit ans, c'est-à-dire depuis plus de douze ans, Romain Deslieux avait décidé de toujours se fier à ses premières idées et de les suivre ; dans la mesure naturellement où elles n'offensaient pas trop son éthique et ne mettaient pas sa vie en péril.
Il avait très souvent mesuré que les décisions prises dans ces circonstances étaient les bonnes et il ne les regrettait pas, même si certaines ne lui avaient laissé que ses yeux pour pleurer, après l'avoir complètement dépouillé ; mais pleurer n'était pas son genre.
Il avait décidé d'appliquer ce principe depuis le 13 juin 1865 exactement. Jusqu'à ce jour, il avait mené la vie éminemment reposante et agréable d'un fils de bonne famille dont le père, notaire à Paris, se targuait d'avoir une des plus belles clientèles de la capitale.
Orphelin de mère depuis sa naissance et fils unique, Romain, jusqu'à ce mardi 13 juin, ne s'était jamais posé la moindre question quant à son avenir et à la façon dont il gagnerait sa vie ; la fortune paternelle était là pour résoudre ce genre de détail terre à terre et, pour tout dire, un peu vulgaire. Malgré cela, parce qu'il aimait les études, il était devenu bachelier, à la grande satisfaction de son père Jean-Victor Deslieux.
Tout allait pour le mieux en ce matin du 13 juin. Paris était superbe et la grosse et tiède averse de la nuit avait fait un peu tomber l'infecte poussière que soulevaient chaque jour tous les chantiers ouverts par M. Haussmann.
La veille au soir, Romain était sorti avec quelques amis ; leurs pas les ayant entraînés jusqu'au théâtre des Variétés, il était rentré tard à son hôtel particulier de la rue de Bourgogne. Son père devait dormir, car sa chambre était éteinte, et Romain avait pris grand soin de ne pas faire craquer le parquet car cela risquait de le réveiller.
Ce qui le choqua, en ce matin du 13, ce fut d'abord le silence. Sautant du lit peu avant onze heures, il remarqua aussitôt le surprenant manque d'animation de l'hôtel. D'habitude, à cette heure, l'immeuble bourdonnait de tous ces bruits ménagers que font les domestiques en époussetant, en balayant, en battant les tapis, en refaisant les lits, bref, en remplissant les tâches pour lesquelles maître Jean-Victor Deslieux les employait ; ils étaient une douzaine, cuisinier et cocher non compris.
« On jurerait qu'ils dorment encore, mais ça, c'est impossible ! » s'amusa Romain en enfilant sa robe de chambre ; il était en effet absolument impensable que les gens de la maison soient encore au lit puisqu'ils étaient censés prendre leur travail à six heures.
Intrigué, plutôt que d'appeler son valet de chambre grâce au cordon qui sonnait à l'office, il sortit de sa chambre et se rendit dans la salle à manger. Elle était vide et la table, nette de tout couvert, n'était pas prête pour le petit déjeuner.
« C'est quand même un peu fort ! » grommela-t-il.
Agacé, un peu inquiet même, il descendit jusqu'à l'office d'où montait le brouhaha d'une conversation animée.
« Et alors ? Que se passe-t-il ? » lança-t-il en entrant dans la pièce.
Il nota tout de suite que le personnel n'était pas en tenue et il fut presque intimidé en ne reconnaissant pas immédiatement, dans leurs habits de ville, les femmes de chambre et les valets.
Ce fut Édouard, le maître d'hôtel, qui parla. Son explication fut précise et brève, mais il fallut plusieurs minutes pour que Romain en mesure toute la portée.
C'était tellement imprévu, tellement fou, qu'il se demanda un instant si ce brave Édouard n'avait pas perdu la tête ; mais cela impliquait que tout le personnel ait partagé son même coup de folie et c'était peu vraisemblable.
Malgré cela, ce ne fut qu'après s'être rendu dans le bureau de son père qu'il se fit petit à petit à l'idée que maître Jean-Victor Deslieux était un escroc. Et pas de la petite et vulgaire espèce, car non content de s'enfuir avec sa maîtresse en titre – une petite boulotte blondasse que Romain trouvait quelconque et surtout très vulgaire –, il avait aussi pris soin d'emporter tout l'argent des clients, comme le prouvaient sans erreur possible les portes ouvertes des deux gros coffres de l'étude.
Pour Romain, les jours suivants furent épouvantables. Assailli par une foule de clients, qui tous réclamaient leurs biens, et tout à fait incapable de faire face, il vit le monde s'écrouler autour de lui.
À en croire un des confrères de son père qui avait pris l'affaire en main, non seulement maître Jean-Victor Deslieux était parti avec plusieurs millions, mais il en devait presque autant, déjà dilapidés depuis des années pour complaire à quelques cocottes et tenir son rang aux tables de jeu.
Moins de huit jours après sa fuite, Romain savait qu'il était lui-même complètement ruiné, qu'il ne possédait plus un sou et qu'il avait deux jours pour trouver un gîte, car l'hôtel allait être saisi, mobilier, linge et vêtements, argenterie et tableaux compris.
Ce fut ce jour-là qu'il décida de quitter la France pour l'Amérique où, disait-on, son père s'était enfui ; il ne voulait pas aller là-bas pour le retrouver mais simplement pour essayer, lui aussi, et à sa mesure, de repartir de zéro.
Mais parce qu'il n'avait nulle envie de voyager clandestinement et qu'il ne possédait même pas de quoi se payer un billet dans l'entrepont d'un quelconque navire d'émigrants, il dut travailler trois ans pour économiser le prix de son transport jusqu'à New York.
Prudent, car se doutant bien que s'il restait à Paris sa route croiserait tôt ou tard celle de quelque victime de son père et qu'il n'avait non plus aucune envie de revoir ses propres relations – elles avaient toutes disparu du jour au lendemain –, il décida de fuir la capitale et d'aller chercher du travail ailleurs, tout en se rapprochant, ne serait-ce qu'un peu, de sa future destination.
C'est ainsi qu'il arriva au Havre. Tour à tour surveillant d'études dans un collège de garçons, calfat et charpentier chez un armateur, et ensuite aide-comptable chez ce même employeur, il gagna sou à sou l'argent de son billet. Il embarqua pour New York le 6 mai 1868, jour de ses vingt et un ans.
L'Amérique ne l'avait pas déçu, elle lui avait même beaucoup appris. Appris, d'abord et avant tout, que rien n'était impossible sur ce continent en ébullition, en pleine folie, en pleine ruée vers toutes les fortunes qui s'offraient à qui avait l'audace de les chercher.
Appris ensuite que la misère appelait la misère et qu'il était important de paraître, sinon argenté, du moins apte à le devenir sous peu et qu'il était donc indispensable de ne pas accepter n'importe quel emploi à n'importe quel prix, faute de quoi la chute était rapide et irréversible. Car il y avait tellement de monde sur un marché du travail que nulle loi ne régissait encore vraiment que la proposition des salaires offerts aux émigrants se faisait toujours à la baisse ; et les clients étaient légion pour travailler aux cours les plus bas, quitte à couler très vite vers la misère.
Il avait aussi appris que l'audace n'était rien sans capacité pour l'étayer et qu'il était vain de dire, par exemple : « Oui, je sais conduire une locomotive » – ou tanner une peau ou calfater une coque –, si l'on était incapable de le faire aussitôt, et bien ; car, alors, vingt personnes se présentaient, qui, elles, savaient.
Enfin, il avait eu la confirmation qu'il y avait beaucoup de lâches, de voyous, de tricheurs et d'escrocs de par le monde, mais que les autres, ceux qui ne l'étaient pas, gagnaient souvent à être connus.
C'est pour cela qu'il galopait maintenant sur les traces d'Antoine ; et aussi parce que, fidèle à son principe, il se fiait à cette impression, à cet instinct qui lui soufflaient que ce cadavre de cheval chilien méritait qu'on s'y intéresse.