35
Ce mardi matin, lorsque Perotti franchit le seuil des combles, Guy se précipita vers lui pour le serrer dans ses bras.
Des cernes profonds soulignaient le regard rougi par la fatigue de l’écrivain.
— Je me suis fait bien du souci pour vous ! admit-il. Sans nouvelles pendant toute une journée, cela ne vous ressemble guère !
— Rassurez-vous, je l’ai passée au poste, il ne pouvait pas m’arriver grand-chose, le commissariat était plein à craquer ! Nous avons à nouveau des problèmes avec les immigrés italiens, une poussée de racisme dans un quartier où on les accuse de tous les maux actuels de la France ! C’est toujours la même chose avec les imbéciles qui se mettent à la politique, ils commencent par accuser l’autre ! Aujourd’hui, ce sont les « Ritals » comme on les appelle, demain les Italiens seront nos amis et ce sera le tour d’un autre peuple ! Vous verrez !
— Vous semblez prendre le problème à cœur. Perotti, c’est originaire de l’autre côté des Alpes, non ?
— De Savoie, mes parents sont venus à Paris juste après le rattachement à la France. Sinon, concernant notre affaire, j’ai peut-être des informations qui pourront vous intéresser.
— Moi aussi, et c’est énorme ! Asseyez-vous, ce que j’ai à vous raconter pourrait bien vous faire perdre l’équilibre. Hubris sait que nous le traquons.
— Pardon ?
— Il nous a écrit. À vrai dire… Il est même entré ici pour déposer sa lettre dans la maison. Une enveloppe à mon prénom.
Perotti affichait l’expression de celui qui contemple un fantôme.
— Tenez, la voici, ajouta Guy en tapotant la missive clouée à la planche.
— Je n’en reviens pas…
— Vous comprenez mieux mon inquiétude maintenant ?
— Nous ne pouvons plus prendre cela à la légère…
— Était-ce le cas ? s’étonna Guy.
— Non, certes, mais là, il y va de nos vies ! Êtes-vous certain de vouloir poursuivre ?
— Croyez-vous que nous ayons encore le choix ? Hubris ne va pas nous lâcher ainsi ! Il faut, par contre, nous montrer particulièrement prudents. Plus de déplacements seul !
— Mais Guy, je vous rappelle que j’ai un métier ! Je ne peux rester avec vous !
— Dans l’exercice de vos fonctions, à l’abri des bureaux, vous serez en sécurité. Pour être sincère, c’est à Faustine que je pense : je ne veux pas prendre de risque.
Perotti roula des yeux en secouant doucement la tête comme s’il n’osait dire ce qu’il avait sur le cœur.
— Elle… elle est… l’archétype, bredouilla-t-il, l’archétype de la victime idéale. Femme, jeune, courtisane.
— C’est aussi ce que je me suis dit. Je n’ose lui en parler, vous connaissez son tempérament. Mais elle diffère en un point avec les autres : elle n’est pas du genre naïf ! Elle ne suivra pas un inconnu aisément !
Sur quoi, Guy songea au déjeuner où Faustine avait accompagné un riche politicien trois jours plus tôt. En réalité, les circonstances pouvaient parfois la rendre imprudente.
La jeune femme surgit au même moment, poussant la porte de l’appartement pour saluer Perotti.
— Guy vous a raconté l’agression d’hier soir ?
Le policier eut l’air paniqué.
— Une agression ? Hubris ?
— Non, intervint l’écrivain d’un air triste. Un anarchiste qui m’avait pris pour ce que je ne suis pas.
Faustine le dévisageait.
— Comment s’est passé votre petit règlement de comptes ? demanda-t-elle assez sèchement pour qu’il comprenne qu’elle n’approuvait toujours pas son comportement.
Guy baissa le regard.
— J’aurais probablement dû vous écouter. Si cela peut vous rassurer, nous ne serons plus importunés par ces messieurs.
— Vous leur avez donné une bonne correction, c’est cela ?
— Je ne voulais pas que ça se passe ainsi, croyez-moi.
Faustine fit claquer sa paume de main contre sa robe.
— Qu’espériez-vous ? Organiser un rassemblement de pareils extrémistes, c’était couru d’avance ! Vous feriez bien de mieux choisir vos amis, ce M. Hencks m’a tout l’air d’un dangereux personnage.
— Non, Maximilien n’est pas un tendre, cependant il n’est pas méchant.
— Pas avec les êtres humains, renchérit Perotti. Ceci étant, je n’aimerais pas être un animal isolé dans un bois avec lui ! Dites donc, ce fut une sacrée journée pour vous hier !
— Vous lui avez dit pour la morgue ? demanda Faustine à Guy.
— Non, répondit-il, embarrassé. Pas encore.
Guy fit le récit de leur matinée et des conclusions du professeur Mégnin.
— Et à propos de Milaine, ajouta-t-il, il y a quelque chose que vous devriez savoir.
Faustine se racla la gorge bruyamment en prenant place sur le sofa en face de Perotti.
— Eh bien quoi, Milaine ? s’enquit Perotti, contrarié par les sous-entendus qu’il ne saisissait pas.
— Nous avons discuté de sa mort avec le docteur Ephraïm, enchaîna Faustine.
— Les causes de sa mort sont inidentifiables, compléta Guy. Ce pourrait être dû à un cocktail puissant de poisons à moins… Qu’elle ne soit morte de peur.
— C’est lui qui vous a dit ça ? Un médecin ?
Guy haussa les épaules. Faustine lui était redevable de ne pas en avoir dit davantage, il pouvait le lire sur ses traits. Le mensonge de Milaine quant à sa grossesse fictive. Ne désirant pas se brouiller davantage avec elle, Guy estima que ce n’était pas le moment, et il repoussa la vérité.
Il se massa la nuque, ses paupières lui piquaient, il avait l’impression qu’elles étaient ourlées avec un fil de plomb.
— Vous avez l’air épuisé, nota Perotti.
— Je ne me suis pas couché. Je ne pouvais trouver le sommeil. (Il jeta un coup d’œil rapide à Faustine pour constater qu’elle ne lui souriait toujours pas.) Alors, j’ai décortiqué la lettre d’Hubris. J’ai fait son étude graphologique.
— Est-ce probant ? Au commissariat, j’ai toujours entendu dire que c’étaient des fadaises !
— Est-ce que la psychologie est crédible à vos yeux ? Est-ce que vous portez un quelconque crédit aux travaux de gens comme Charcot ?
— Tout comme des forces telles que l’électricité ou la gravité régissent notre monde physique, et que nous apprenons seulement à les maîtriser, je veux bien croire que des forces psychiques sont à l’œuvre dans nos corps et sous nos crânes complexes, oui ! Mais de là à faire le portrait d’un individu à travers ses mots ! C’est un peu exagéré !
— Vous êtes amateur de peinture, si je me souviens bien ? La graphologie n’est pas plus improbable que d’affirmer reconnaître un artiste rien qu’en observant une toile. Il suffit d’être attentif, de connaître les codes. Il en va de même avec la personnalité. Vous aurez remarqué qu’il existe une relation forte entre la personnalité d’un individu et ses gestes, sa façon de parler, de s’habiller, les expressions de son visage, bref, toutes les manifestations extérieures d’un être. Car l’extérieur reflète l’intérieur, il n’est que son prolongement, l’extérieur est le langage de l’intérieur. C’est tout à fait normal, après tout, c’est notre personnalité qui anime tout notre être, elle transpire à travers tout ce que nous sommes. Il en va de même avec l’écriture. Cette dernière est un moyen de communication, dont nous avons appris les codes très tôt, en même temps que nous faisions l’apprentissage de ceux de la société. Tous les symboles de notre vie se sont mêlés au même moment, selon un rituel que nous assimilons consciemment et inconsciemment pour une grande part.
— Vous êtes en train de me dire que notre écriture est le reflet de notre âme ?
— C’est exactement cela. Elle est symbolique, et donc elle traduit, de par ses mouvements, ceux de notre psychisme ! Avant de commencer, il faut que vous compreniez bien l’importance du contexte dans lequel l’humanité s’est construite, avec un symbolisme très fort, qui s’est accentué au fil des siècles, des millénaires, et cet héritage, qu’on le veuille ou non, chacun le porte, influencé par la société dans laquelle il a grandi, cette société assise sur cette expérience, érigée même sur ces symboles, les transmet invariablement à chacun de ceux qui la constituent, car ils se construisent à travers elle. Tout cela pour vous dire que nous vivons dans un monde de symboles dont une grande partie nous sont communs.
— Pourriez-vous être un peu plus concret ? demanda Perotti.
— Dans toutes les civilisations, la notion de ce qui est en haut, au-dessus, a été associée au ciel, au soleil, à la lumière, à l’infini, à l’espoir, le plan spirituel ou intellectuel. Voilà un exemple de symbolisme fort qui nous est transmis inconsciemment. Partout et depuis très, très longtemps. À l’inverse, le bas est assimilé à la terre, aux ténèbres, à ce qui est enfoui, l’inconscient, à l’action concrète. Au milieu, vous avez l’horizon, la vie quotidienne. Si vous prenez la notion de gauche, elle s’est inscrite dans nos mécanismes — et c’est peut-être lié aux hémisphères du cerveau autant qu’à l’histoire symbolique de notre espèce — comme étant celle du passé, des traditions, des normes et de la mère. À l’opposé, à droite, c’est l’avenir, ce qui n’est pas en nous, autrui, les projets, et enfin le père.
— Nos parents sont vraiment liés à des directions ? s’étonna Faustine.
— D’un point de vue symbolique, oui ! Le passé, celle qui donne la vie, qui nourrit et éduque, qui normalise, c’est la mère. Celui qui projette par son dynamisme et son autorité vers l’extérieur, qui altère la fusion entre l’enfant et la mère, c’est le père. La mère est liée à notre personnalité repliée sur elle-même, notre égocentrisme si vous préférez, le père vers l’autre.
— Admettons, fit Perotti. Quel rapport avec l’écriture ?
— Comme je vous l’ai dit, elle est elle-même symbolique, elle concentre ce que nous voulons dire, avec tout ce que nous sommes, l’apprentissage que nous en avons eu, altéré par nos perceptions, par notre personnalité. Elle est le lien entre le visible et l’invisible. Écrire, c’est conjuguer pensée, effort musculaire, tension nerveuse, regard, bref : tout l’être ! Et l’encre, par ce biais, est un peu le sang de l’âme.
Guy prit une feuille de papier sur son bureau et la tendit entre ses mains.
— On écrit comme l’on est. Par exemple, si vous décidez d’écrire une lettre à quelqu’un, dans quel sens allez-vous prendre cette page ? Dans le sens de la hauteur, comme c’est l’usage classique ? Vous agissez donc par raisonnement, par logique, c’est la pensée qui prédomine. Dans le sens de la largeur, à l’italienne ? C’est la notion de communication, l’instinctif ou le créatif.
— Rien que par le choix du sens de ma page d’écriture ? commenta Perotti, sceptique. Sans même avoir déjà posé un mot ?
— Sans un mot, certes, mais pas sans avoir agi ! C’est un choix que vous opérez, et il ne se fait pas par hasard. Il faut y être attentif. Continuons avec le mot laissé par Hubris.
Guy se positionna devant le panneau en bois.
— Que remarquez-vous en premier ?
— Son écriture un peu irrégulière ? proposa Faustine.
— Avant même cela.
Regards dubitatifs, interrogatifs.
— Le choix du papier ! s’exclama Guy, que la fatigue poussait à surjouer chacune de ses réactions. Hubris n’a pas opté pour ce papier un peu particulier par hasard !
— Et si c’était le seul qu’il avait sous la main ? fit Faustine.
— Il ne se contentait pas de rédiger une note pour lui-même, il s’apprêtait à prendre contact avec nous, c’était un moment important pour lui, cela ne fait aucun doute, il aura voulu y apporter un maximum d’attention. C’est un papier épais, lourd. Quelqu’un qui aime la matière, qui est dans le concret. Il a besoin de bien sentir sa feuille, son poids. De plus, il n’a pas pris du papier lisse, mais vergé.
— Quelle différence ? demanda Perotti.
— L’homme impatient, celui qui ne veut pas être ralenti dans la transmission de son idée, préfère le papier lisse, tandis que celui qui n’a pas peur de l’affrontement, voire qui aime qu’on lui résiste, le combatif, apprécie le grain bien marqué.
— Nous avions évoqué une personnalité ne supportant pas qu’on ne lui obéisse pas l’autre jour, rétorqua Faustine. C’est contradictoire.
— Il faut savoir modérer. Hubris n’aime peut-être pas qu’on s’oppose à lui, mais il peut être combatif. L’un n’annule pas l’autre. Je poursuis : la couleur crème, tirant sur le jaune. Le jaune est habituellement une couleur pétillante, celle de la lumière, de l’inspiration ou de l’intuition. C’est aussi celle de l’or, de la puissance, la couleur des dieux. Mais là, il est un peu terne, il peut renvoyer à la cruauté, la dissimulation.
Perotti reprit la parole :
— Je ne veux pas remettre en question tout ce que vous affirmez, mais j’avoue avoir du mal à envisager qu’une couleur puisse vouloir dire quelque chose !
— Et dans l’absolu, vous avez raison, les couleurs ne veulent rien dire. Sauf qu’une fois encore, les formidables éponges que sont nos cerveaux les ont assimilées de par notre expérience propre et de par notre culture, celle que nous héritons des milliers d’années de traditions, de codes, et ces couleurs sont associées, qu’on le veuille ou non, à de très nombreux symboles. Ensuite, que la teinte se charge de lumière pour être positive, ou d’ombre, plus sinistre, et elle n’évoque plus la même chose. Pour tout le monde, et ça vous ne pourrez le nier, jaune, c’est le soleil, c’est l’or, des choses positives, symboles de force, de puissance, de pouvoir, de prospérité. Le jaune des divinités aztèques ou égyptiennes, le jaune des vêtements des empereurs chinois, « Fils du Ciel », ou encore le jaune de l’auréole du Christ, l’or du ciboire ou de la chasuble du prêtre, autant de notions divines. Il peut aussi se décliner en jaune « sale », malade, celui de la vieillesse, de traître à la patrie dont on peint les volets en jaune, des cocus, des rires grinçants. Et c’est ainsi avec toutes les couleurs, le rouge du sang, du feu, de l’amour et de la violence. Bref, dans le quotidien de milliards d’êtres humains, les couleurs se sont transmises avec leur bagage d’associations qui sont autant de symboles acquis pour nous.
— Consciemment et inconsciemment, ajouta Perotti qui semblait à présent convaincu.
— C’est donc un papier tirant sur le jaune qui a été choisi, poursuivit Guy. Gardons cela en tête. Maintenant, avant de passer à l’écriture en elle-même, il est important de regarder où Hubris a choisi de placer son texte par rapport au cadre de sa page. Vous noterez qu’il n’a pas centré le texte, la marge, inférieure notamment, est très grande. Si vous rapprochez ceci de mes explications sur la symbolique des espaces, il se pourrait qu’Hubris cherche à s’éloigner de la terre, du pragmatisme, du corps, pour se rapprocher de l’âme. Une tendance à être dans ses pensées, un lunaire ? Rien de tout cela n’est figé, il faudra bien sûr le corréler à tout le reste pour qu’il fasse sens.
— La marge de gauche est très irrégulière, fit remarquer Faustine.
— Du côté des normes, de l’éducation, de la mère et de son être égocentrique. Qu’en concluriez-vous ?
— Qu’il est distant de son passé ? Il a un problème avec son histoire personnelle ?
— Possible, et qu’il n’est pas stable. Sujet à des déchirements intérieurs constants, il peut aussi ne pas être en phase avec les normes qui lui ont été enseignées, un être asocial ou, du moins, qui fait passer son intérêt personnel avant le respect des traditions, voire des lois. Il n’est pas constant sur ses bases, il peut être imprévisible. Et pourtant, observez la marge de droite : elle est régulière, il a le souci de ne pas couper ses mots, c’est un prévoyant. Par contre, cette marge est très grande, il met beaucoup de distance entre lui et autrui, entre lui et la vie.
— Que représente l’alinéa en début de paragraphe ? demanda Perotti. Car le sien est très marqué.
— L’alinéa, c’est une « marge sociale », un retrait de soi avant de prendre la parole, pour préparer son lecteur, par respect aussi, on lui laisse un peu de place avant de s’exprimer. L’alinéa d’Hubris est intéressant par le fait qu’il est très marqué, beaucoup trop. C’est presque obséquieux, il en rajoute, ce n’était pas naturel.
— Il se fiche de nous ? proposa Faustine.
— Je dirais plutôt qu’il n’en a que faire, ça collerait mieux avec sa marge gauche irrégulière, le défi aux normes, à l’éducation. Il surmarque l’alinéa histoire, que nous le remarquions bien, comme s’il y était forcé mais que ce n’était pas normal à ses yeux.
Guy joignit ses mains devant lui et croisa les doigts en scrutant ses deux auditeurs, il eut l’impression d’être un professeur des écoles en plein cours.
— Reste à observer la répartition et la densité générale avant de passer aux lettres, poursuivit-il. Ce qui m’a le plus marqué, ce sont les intervalles entre chaque lettre, entre chaque mot, et donc l’alternance entre blanc et écrit. Sa gestion du plein et du vide. Regardez, au début de chaque ligne, les espaces sont relativement courts, puis au fil des mots, les blancs s’allongent. Et c’est encore plus marqué sur la fin du texte. On sent qu’il s’est appliqué au début, mais le naturel est revenu à mesure qu’il se concentrait sur le sens et non sur la forme. Les trois dernières lignes sont sans doute son écriture la plus naturelle. Il y a allongement des espaces à mesure qu’on file vers la droite. L’homme est resserré sur lui-même, vers la gauche, et plus il file vers les autres, vers l’avenir, plus il se délite. À cela ajoutons que le mouvement de l’écriture est assez inconstant, une partie est droite, rigide même, et une partie est élancée. J’ai l’impression qu’il alterne recroquevillement sur soi, et créativité. Comme s’il avait une vie intérieure très riche, très fantasmée, mais qu’il la bridait de toutes parts.
— Vous parliez de densité, aussi, intervint Faustine. Je trouve que ses espaces entre chaque ligne sont très marqués, beaucoup trop même.
— C’est vrai, comme s’il refusait la norme, encore une fois. Il prend ses distances, avec ce qu’il écrit sur la ligne du dessus, et en même temps avec les convenances, avec la société. Maintenant, passons à la forme de l’écriture. Celle-ci est calquée sur ce qui nous est enseigné à l’école, puis nous la faisons évoluer, nous la personnalisons tous, pour qu’elle soit plus proche de ce que nous sommes, qu’elle exprime notre caractère, bref, qu’elle nous ressemble. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si cette transformation s’opère durant l’adolescence, lorsque notre personnalité s’affranchit de l’autorité pour s’affirmer, c’est bien la preuve que notre écriture est le reflet de ce qui nous habite.
— Il y a pourtant des écritures qui se ressemblent, intervint Faustine.
— Bien entendu, il y a des « groupes » d’écritures, des modèles génériques, toutefois, au-delà de ces grands traits de ressemblance, chacun développe des gestes qui lui sont propres. Revenons à notre cas. Les formes sont anguleuses, des bases étroites sur la ligne, l’écriture d’Hubris est agressive, tout en résistance. Au contraire de la mienne, ici, qui est très filaire, celle d’un esprit rapide, mais relativement insoumis. L’écriture en angle est signe de résistance psychologique, de force, mais peut aussi être symptôme d’un manque de contrôle de ses émotions, voire d’intolérance.
Perotti restait silencieux, ses pupilles passaient de l’écrivain à la lettre clouée, vérifiant tout ce qu’il entendait avec une profonde concentration.
— Martial, je ne vous entends plus, vous êtes toujours avec nous ?
— Oui. Je dois avouer que vous avez réussi à remiser mon scepticisme. Il serait peut-être utile de proposer vos services à la police, car à vous entendre, le coupable est en train de se dessiner sous nos yeux !
— Je n’irais pas jusque-là. La graphologie va nous permettre de nous en faire une représentation psychique qui pourra nous aider, si nous croisons Hubris, à le reconnaître. Je vais à présent aborder la dimension de chaque lettre. Ce qui frappe dans ce texte, ce sont les hampes et les jambages, c’est-à-dire les traits verticaux qui montent, comme dans les « l » ou les « t », et ceux qui descendent, comme pour les « g », ou les « p ». Les siens sont très accentués. La queue de son « p » descend bien trop bas, comme les « g » d’ailleurs, dont vous remarquerez l’agressivité de la boucle qui n’en est plus une, mais qui devient un triangle étiré à son maximum.
Faustine se prenait au jeu, elle proposa son explication :
— Il cherche à retourner vers la terre, vers ses instincts, et c’est un cérébral, il le fait avec la pensée et non avec le corps ?
— N’oubliez pas la marge inférieure disproportionnée !
— Le texte au centre, c’est l’action, le présent, n’est-ce pas ? Alors, naturellement, il est distant de ses bases, de ses racines, mais il le sait et tente de s’en rapprocher.
— Nous pouvons au moins en conclure qu’il est dans l’action, mais qu’il est tiraillé, violemment, regardez l’agressivité de ses hampes et des jambages. Il force le trait. Il veut agir pour s’équilibrer, il est dans l’action, mais celle-ci est violente. C’est renforcé par les lignes chevauchantes ici et là, des mots qui ne sont pas à la même hauteur que d’autres, certains sont un peu plus haut, d’autres un peu en dessous, témoignant d’une lutte permanente, le chevauchement vers le haut renvoie à l’impulsivité, et les autres à une tendance bilieuse, mais, quoi qu’il en soit, il y a volonté de tout contrôler.
— Les forces sexuelles ne sont pas représentées dans votre symbolisme ?
— J’allais justement y venir. Elles sont avec les instincts, avec la base, la terre et l’obscurité : en bas.
— En bas, bien évidemment, ironisa Faustine. Ne peut-on envisager qu’il ait un trouble sexuel avec toute la distance qu’il met grâce à sa marge inférieure ?
— Mais qu’avez-vous à la fin avec cette histoire de sexualité ? demanda Perotti. Ne mélangez pas tout ! Guy l’a très bien dit : il tue pour s’équilibrer, c’est la mort, le sang, le pouvoir qui sont ses moteurs. Cela n’a rien à voir avec la sexualité, vous allez nous embarquer sur une mauvaise piste avec ça !
— Je crois que Faustine a raison, intervint Guy avant qu’elle ne le fasse avec un peu trop de passion. Nous ne pouvons séparer sa sexualité de ses motivations, la sexualité est inhérente à notre comportement, elle est liée à ce que nous sommes. Et n’oubliez pas que Viviane a été violée par une figurine, ce n’était pas anodin ! D’ailleurs, les jambages sont anormalement gonflés sur les « j ». Surtout lorsqu’il écrit « je ». Il y a une attirance forte pour les profondeurs, ce peut être lié à ses propres ténèbres, mais aussi à sa sexualité.
— Concrètement, y a-t-il un trait de caractère que vous pouvez faire ressortir avec certitude de cette lettre ? s’impatienta Perotti.
— C’est un nerveux.
— Ah, et pourquoi ça ?
— À cause de ses liaisons entre chaque lettre et entre chaque mot. Les liaisons sont les respirations de l’âme pendant l’écriture, et Hubris a une écriture groupée, c’est-à-dire qu’il relie plusieurs lettres entre elles au sein d’un même mot et qu’il laisse des espaces entre d’autres. S’il le faisait à peu près par syllabes, ce serait la preuve d’un bon équilibre, mais ce n’est pas le cas, les liaisons sont totalement anarchiques, le fil de sa pensée est sans cesse interrompu, l’acte d’écriture est haché, c’est une respiration arythmique, preuve d’une forte anxiété. Hubris est un nerveux. La pression qu’il a exercée pendant qu’il écrivait le confirme. Regardez l’envers de la feuille, on peut presque lire rien qu’avec les sillons qui ont traversé le papier pourtant épais.
— Voilà du concret ! se réjouit le jeune inspecteur.
— Je vais vous en donner plus, confia Guy. Nous choisissons la façon dont nous traçons les lettres et, encore une fois, cela ne s’opère pas dans la confusion du hasard. Nos lettres peuvent être fermées, jointoyées ou ouvertes. Les siennes sont ouvertes par le bas et par la gauche, voyez comme il dessine ses « o », la boucle en haut à gauche n’est pas fermée, le trait du début de lettre ne vient pas clore le cercle. Ouverture par la gauche, donc. C’est aussi le cas avec ses « a » et ses « b » minuscules. Les « s », quant à eux, sont ouverts sur le bas, tout comme la boucle de ses « q » qui ne ferme pas.
— On dirait qu’il trace à l’envers, remarqua Faustine.
— C’est ce qu’il fait, et s’il n’y avait une telle cohérence entre l’ensemble, une telle souplesse dans la répétition de chaque lettre, je dirais que c’est une tentative de dissimulation, mais ce n’est pas le cas.
Perotti se pencha en avant, les coudes sur les genoux ; plus l’explication durait et entrait dans les détails, plus il semblait convaincu.
— Et qu’est-ce que ça veut dire, ces ouvertures à gauche et vers le bas ?
— C’est la zone de vulnérabilité. Notre faille, si vous voulez. À gauche, Hubris est si profondément marqué par son passé, qu’il ne peut le boucler. En bas ce sont ses tiraillements vers le concret, vers le matériel, à moins que ça ne soit vers ses instincts, les ténèbres ou la sexualité.
— Ça pourrait être un problème qu’il n’a pas résolu avec sa mère, non ? demanda Faustine.
— Oui, ce serait lié à son histoire, à ses souvenirs. Je vais finir par la symbolique des lettres, car elles aussi, comme toute chose, sont connotées. Je vais m’arrêter sur deux lettres en particulier, ses « a » et ses « b ». Le « a » est la première lettre de l’alphabet et, pour vous donner une idée de son importance, l’alphabet de toutes les langues connues débute par le son « a ». Là encore, vous pourrez méditer sur l’absence de hasard dans la création de nos civilisations ! Est-ce parce que le premier son agréable qui sort de la bouche d’un nouveau-né est une sorte de long « a » ? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, le « a » ouvre l’alphabet et donc la connaissance, le langage. Le « a » ouvre à la vie, en somme. C’est une lettre rassurante, théoriquement fermée, bien assise, elle évoque l’amour, la vie donc, la sécurité, voire la joie. À l’image de toutes les lettres affectives, la boucle du « a » minuscule, le classique, dirons-nous, doit normalement se commencer par la droite et le haut et se dessiner dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Or Hubris trace les siens à l’envers, dans le sens des aiguilles d’une montre, ils sont inclinés, ressemblant presque plus à des « o », et ils sont atrophiés, lorsqu’on les compare avec ses autres lettres. Enfin, le « b » renvoie à la mère, comme le « f » et le « m », d’ailleurs. C’est la sécurité du foyer, l’enfance, la nourriture affective donnée par la mère, vers l’éveil, le développement de soi. Là encore, les « b » d’Hubris ne sont pas bien faits, la boucle de l’assise est grande ouverte sur la gauche, ce rond qui doit symboliser le socle bien construit vers l’élévation est incomplet chez lui.
— Il souffre d’un cruel manque d’affection maternelle, conclut Faustine en bonne élève. Il n’a pas d’amour en lui, n’en éprouve aucun, tout comme ses « a » sont atrophiés, ce sentiment est presque absent de son être. Sa personnalité n’a jamais été en sécurité, il est mal construit, sa relation avec sa mère n’était pas bonne, son passé le hante, il vit dans un monde de fantasmes, probablement sexuels, très élaborés qu’il s’acharne à combattre. J’ai bien résumé ?
Guy applaudit.
— J’ajouterai qu’il n’a que peu d’attirance pour les autres, ne se soucie pas des règles, ne respecte pas les lois si elles entravent son bien-être, mais a le désir de bien paraître, en tout cas de faire croire qu’il s’intéresse à autrui, alors que c’est juste une apparence. Il aime en imposer lorsqu’il s’adresse aux autres.
— La couleur jaune ?
— Oui, et sa façon d’insister avec son « je ». Il est prévoyant, organisé, mais relativement intolérant. Et, surtout, il y a une lutte permanente en lui, une anxiété profonde, une vie très fortement introvertie dans laquelle les autres n’ont aucune place. Et, parfois, ce contrôle lui échappe. C’est un être imprévisible.
— Il tue quand il perd le contrôle ? Cela ne va pas avec un assassin organisé !
— Peut-être qu’il a commencé sa « carrière » de criminel en perdant le contrôle, maintenant je dirais qu’il tue comme on ouvre une soupape de sécurité, pour dégazer le trop-plein. Et comme il a accéléré son rythme, je terminerai en disant qu’il y a pris goût, qu’il se passe quelque chose lorsqu’il tue qui lui procure une satisfaction puissante, qui mérite qu’il reprenne le risque de recommencer, encore et encore. Voilà qui est Hubris. Alors, parmi tous les gens que nous avons croisés, est-ce que ce portrait vous rappelle quelqu’un ?
Les regards de Faustine et de Guy convergèrent vers la même personne.
Martial Perotti.