12

 

 

Notre-Dame surgit d’un coup par la petite lucarne de la capote, en même temps que s’étiolaient les derniers nuages pour laisser filtrer les rayons dorés sur les toits humides.

Le colosse minéral trônait sur l’esplanade, assis sur son porche massif, ses deux clochers dominant Paris, les abat-sons noirs comme des paupières fermées. Les arcs-boutants de ses flancs lui dessinaient les côtes, et la flèche du transept gardait ses arrières à l’instar d’une queue hérissée de pointes, terminant aux yeux de Guy de lui donner l’apparence d’une créature folklorique.

En traversant l’île, Guy ne put s’empêcher de songer à ces hommes de la tribu des Parisii qui luttèrent autrefois contre les Romains pour défendre ce qui allait devenir le grand Paris. Tant de forces vives en mouvement aujourd’hui ne devaient peut-être leur existence qu’à une poignée d’hommes, des barbares au regard de beaucoup, qui avaient fondé leur village à l’abri des arbres de cette petite île. Bien du temps avait passé depuis, et la cathédrale à elle seule témoignait des changements qui avaient secoué ce bout de terre au milieu d’un fleuve, et de tout le sang qu’il avait fallu sacrifier sur l’autel de l’Histoire pour exister.

Le fiacre emprunta la rue du Cloître-Notre-Dame, contourna le square qui s’étendait derrière le monument, comme s’il ne pouvait sortir de son sillage que de belles choses rappelant l’Éden perdu, puis la morgue apparut.

À l’abri du soleil, dans l’ombre de la religion, elle ressemblait à un temple romain oublié ici, au bout de l’île. Deux ailes droites flanquaient le bâtiment principal qui s’ouvrait sur trois hautes arches. S’il n’y avait eu les sinistres cheminées trouant les toits un peu à l’écart de la rue, la morgue aurait pu passer pour les reliques d’une colonisation ancienne, transformée en musée ou en édifice de la fonction politique.

Le fiacre rendit Faustine et Guy à la rue, et ils s’approchèrent de l’entrée où une dizaine de personnes s’entassaient en discutant. Des marchandes de fleurs tendaient leurs bouquets en braillant leurs prix cassés à ceux qui sortaient, livides pour la plupart.

L’accès était libre depuis plusieurs années et, si l’usage voulait qu’on vienne y reconnaître les anonymes exposés dans le hall pour leur donner un nom, dans les faits, la majorité des visiteurs ne venaient ici que pour satisfaire une curiosité morbide. C’était à tel point qu’il fallait « avoir vu son mort dans l’année » pour être un bon Parisien courageux et instruit.

Guy s’étonna malgré tout de voir des femmes avec leurs enfants, venant contempler des cadavres comme on se rend au musée.

Une fois le porche passé, le duo fendit la foule qui s’amassait devant de larges tableaux abritant des dizaines de photos des corps que la morgue avait accueillis au fil du temps. Puis ils entrèrent dans la grande salle noyée sous l’écho des talons sur le sol de pierre et éclairée par un demi-jour morbide. La lumière ne filtrait qu’à travers les fenêtres du fond et se perdait dans les hauteurs de ce qui aurait pu être un hall de gare. Les badauds défilaient au fond, devant de longues vitres, et s’il n’y avait eu la mine déconfite de celles et ceux qui en revenaient, on aurait pu croire qu’il s’agissait là des vitrines du Bon Marché ou des Galeries Lafayette.

Un courant d’air glacial parcourait les lieux, une caresse si froide sur les membres qu’il semblait que la morgue communiquât directement avec le royaume des morts et qu’une porte, quelque part dans ses entrailles, fût restée ouverte, propageant le froid des trépassés aux vivants.

En arrivant vers le fond, Guy entendit un ronflement sourd, et reconnut la longue alcôve derrière les vitres comme étant celle du Frigorifique, cette attraction en soi, capable de maintenir une température de 0° à l’année, pour conserver les corps et les préserver de toute décomposition.

Guy proposa à Faustine de rester à l’écart, le temps qu’il s’assure que Milaine n’était pas offerte aux regards des flâneurs et il se démit le cou pour tenter de voir par-dessus les têtes que personne ne prenait la peine de découvrir.

Derrière les vitrines, des hommes et des femmes se succédaient, allongés sur des lits de tôle, leurs effets disposés sur leurs corps livides pour couvrir leur nudité, la tête légèrement relevée pour mettre en évidence leurs traits impassibles. Un numéro inscrit à la craie sur une petite tablette permettait de signaler toute identification au gardien qui patientait, à moitié assoupi, sur un tabouret. Le délai d’exposition d’un corps était de quarante jours, ensuite, faute de nom, il partait pour le columbarium ou la fosse commune. Cette parade funeste, privilège des inconnus et de ceux, identifiés cette fois mais n’ayant pas de domicile connu à Paris pour y entreposer leur dépouille, ne souffrait aucune baisse de rythme : sept jours sur sept, de neuf heures à dix-sept heures, quiconque, sans distinction d’âge ou de classe, pouvait s’offrir gratuitement une bonne dose d’effroi.

Milaine ayant vécu dans une maison close qui ne pouvait accueillir son corps, Guy craignait qu’elle soit offerte sans pudeur aux regards de tous et, pouvant certifier de son identité, il savait qu’il lui était possible, par simple demande écrite, de la faire reposer dans une arrière-salle. En fait, il était à peu près sûr qu’elle devait être là, parmi cette dizaine de silhouettes blafardes et se félicitait d’avoir laissé Faustine à distance.

Pourtant, aucune chevelure rousse ne se détachait du groupe.

Se pouvait-il que la mort atténue la flamboyance capillaire ? Guy en doutait fortement, mais se glissa entre deux dames en s’excusant, pour en être absolument certain. Six hommes et quatre femmes, pas de Milaine, cette fois, il n’y avait plus aucun doute.

Guy était très surpris par son absence, il savait que les noyés, malgré leur apparence effrayante, étaient généralement exposés, ainsi que les pendus, en dépit du sillon violacé qui leur ceignait la gorge. Milaine et sa peau carmin, saisie dans une danse troublante, n’auraient pas dû déroger à la règle.

C’est un meurtre, c’est pour ça. Victime d’un assassin, si cela se sait, tout Paris va vouloir venir la contempler, saturant les lieux.

Guy se souvenait de la « femme coupée en morceaux », comme l’avait appelée la presse, qui avait été retrouvée dans Paris un an auparavant, l’affaire avait fait grand bruit ; dès que les journaux avaient titré sur sa présence à la morgue, la ville entière s’était précipitée, mue par une avidité grotesque de sensations fortes, et la déception d’apprendre son enfermement dans un box fermé au public avait provoqué bien des protestations.

Profitant de la cohue, Guy remonta sa manche et défit rapidement son bandage pour examiner sa plaie encore suppurante. Il pressa sur les bords jusqu’à déclencher un écoulement de sang.

D’un signe, il invita Faustine à le rejoindre tout au fond de la salle, près du gardien qu’il interpella :

— Il y a des médecins ici, n’est-ce pas ?

— Tout à fait, même morts, ces gens n’en restent pas moins des êtres humains, et c’est aux docteurs qu’il incombe de les ausculter avant de les livrer à la putréfaction de la tombe, pardi !

— Ça tombe bien, je me suis blessé contre le montant de la porte en entrant…

— C’est que… ce n’est pas un hôpital ici, nos médecins s’occupent des morts pas des…

Faustine perçut la confusion du gardien et en rajouta :

— Vous voyez bien qu’il saigne ! Et s’il attrape une infection ! Allons, il y a bien un docteur qui sera heureux de traiter enfin un vivant !

Le gardien soupira et toisa Guy comme s’il était stupide de s’être blessé.

— Bon. Attendez-moi là, je vais voir ce que je peux faire.

Il ne tarda pas à réapparaître pour les introduire par une petite porte en fer dans un couloir étriqué éclairé par des ampoules électriques.

— La porte tout au fond à droite, le docteur Ephraïm va s’occuper de vous.

Un petit barbu au poil noir, sous une chevelure hirsute grise, griffonnait sur un cahier à un pupitre d’écolier. Il leva les yeux par-dessus ses lunettes rondes à monture en écaille et se redressa. Des rides d’expression barraient son front et cernaient ses yeux.

— Bonjour, alors vous vous êtes accroché ? Faites-moi voir ça, dit-il d’une voix aiguë qui n’allait pas avec son physique velu. Asseyez-vous en face de moi.

Faustine et Guy le saluèrent avant que ce dernier n’exhibe son entaille.

— Vous ne vous êtes pas fait ça à l’instant, grommela le médecin, il y a des fragments de sang coagulé ici et là.

— Ce n’est pas à un spécialiste des blessures qu’on raconte n’importe quoi, n’est-ce pas ?

Le petit homme ôta ses lunettes et s’enfonça dans son siège.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous présenter des excuses pour ce procédé grossier, mais j’en ai bien peur, nous n’aurions jamais pu vous approcher sans ce subterfuge — inoffensif, notez-le. Nous avons une amie décédée qui vient de vous être confiée. Nous étions très proches et… Ne perdons pas de temps : c’était une femme aux mœurs légères, je dois bien l’avouer, mais d’une générosité sans faille, une belle âme malgré tout. Et… il y a ce problème de père. Elle était enceinte et nous ignorons qui est le père. Cela a beaucoup d’importance pour les deux intéressés.

Le médecin soupira, agacé par ces détails.

— Je ne vois pas ce que je peux faire pour vous, on ne détermine pas le père d’un enfant à partir d’un fœtus mort ! C’est de la science la médecine, pas de la divination ! C’est un haruspice qu’il vous faut, pas un docteur !

— C’est qu’elle transportait toujours sur elle son journal, et sa demi-sœur ici présente voudrait y jeter un œil, rapidement bien entendu, pour pouvoir répondre à l’attente de ces deux hommes que le chagrin accable tout autant que l’incertitude !

Faustine hocha vigoureusement la tête, prenant son air le plus triste.

— Je ne vais pas entrer dans le Frigorifique pour satisfaire à vos besoins à moins que vous me donniez une identification !

— Elle n’est pas dans la vitrine.

— Alors, vous vous trompez, elle n’est pas là.

— J’ai toute raison de croire le contraire. Une belle femme rousse, elle n’a pu passer inaperçue, compte tenu de son état.

A ces mots, le médecin changea d’attitude : ses yeux s’étrécirent et sa tête s’inclina.

— Ah, celle-ci… En effet, elle ne passe pas inaperçue. Je viens de remplir le formulaire d’entrée, et je peux vous assurer qu’elle n’avait pas de journal, je suis désolé.

— En êtes-vous sûr ?

— Parfaitement, j’ai passé en revue toutes ses possessions. Et la police me donne un rapport de ce qu’ils saisissent sur les corps lorsqu’ils procèdent à une réquisition, il n’y avait rien.

— Je… Je suis déçu et confus. Et surpris, je dois le dire.

— Désolé pour ces messieurs.

Ephraïm désigna l’estafilade.

— Même si vous avez menti sur la chronologie, il faut soigner ceci, posez votre bras ici.

— Vous êtes bien aimable.

— Non, je fais mon devoir. Et puis, si je vous envoie à l’hôpital, j’aurai mauvaise conscience ce soir, et Edna va me le reprocher. Edna, c’est ma femme. Ces bouchers se donnent moins de mal pour ausculter les vivants que nous nous en donnons avec les morts ! Un comble ! Ah ! Voilà une bonne nouvelle pour vous : nous n’avons pas besoin de points de suture.

Pendant que le médecin s’affairait à panser correctement la plaie, Guy tenta de reprendre le dialogue :

— Elle a été assassinée, vous savez ? Notre amie est la victime d’un meurtre.

— Vous êtes complices de la police ?

— Pas vraiment, les deux qui mènent l’enquête sont taciturnes et, il faut le dire, acariâtres !

Ephraïm laissa entrevoir un rictus amusé.

— Vous voyez de qui il s’agit, n’est-ce pas ? devina Faustine.

— Oh oui ! Ces deux-là viennent souvent et vous avez tout à fait raison : acariâtre est le mot juste !

Il lâcha un petit rire sec en déposant une pince dans une bassine en fer et en attrapant une compresse dans la boîte qu’il avait ouverte devant lui.

— Mais c’est un meurtre, ça je peux le jurer, reprit Guy.

— Si vous faites allusion à sa position, sachez qu’il pourrait s’agir du tétanos ou bien d’une grave crise d’épilepsie.

— Mais vous avez vu son visage ? Cette grimace de terreur ?

— Les convulsions peuvent l’expliquer.

— Et tout ce sang qu’elle a sué ? Et son regard noir ? Ses yeux noyés dans l’encre des abysses qu’elle a contemplés juste avant de mourir ?

— Je ne sais ce qu’elle a contemplé avant son trépas, toutefois, vous avez raison, ces éléments-là penchent pour une mort non naturelle. Cependant, dans mon métier, il ne faut jamais jurer de rien ! Je dois l’ausculter en détail avant de me prononcer, et vous comprendrez que c’est à nos deux… amis communs que je dois en référer.

— Milaine n’est pas la première, n’est-ce pas ?

Le docteur Ephraïm s’interrompit pour fixer Guy.

— Que voulez-vous dire ?

— Vous en avez déjà vu passer, des mortes de… de cette sorte ? Figées dans une mise en scène morbide, n’est-ce pas ?

— Heureusement qu’ils sont rares.

— Alors, il y en a d’autres ?

— Bien entendu ! C’est une morgue ici, tous les corps finissent entre nos mains !

— Bien sûr, mais j’entends des cas similaires à celui de notre amie. Celui qui lui a fait ça a déjà sévi, vous en avez été le témoin ?

Ephraïm secoua la tête.

— J’ignore ce qui vous le fait croire, mais c’est une fausse idée que vous vous faites là.

— Pourtant… Puis-je vous poser une question ? (Sans attendre l’aval du médecin, Guy enchaîna, absorbé par son enthousiasme et sa curiosité :) Peut-on dissimuler plusieurs cadavres dans Paris pendant des mois sans que cela se remarque ?

— Quelle étrange interrogation ! Vous m’inquiétez !

— C’est que je suis romancier ; vous savez, comme ce Conan Doyle !

Ephraïm fit la moue, signifiant par là même qu’il n’était pas de ceux qui lisaient pareille littérature.

— En tout cas, n’écrivez pas une telle ineptie dans vos livres, dit-il.

— Car c’est impossible ?

— L’odeur mon cher ! N’avez-vous jamais laissé un morceau de viande se gâter en plein air ? Une odeur de charogne pestilentielle !

— Même… en plein hiver ?

— Cela ralentit considérablement la décomposition, mais depuis que les beaux jours sont revenus, c’est impensable.

— Et un corps lesté dans un canal ou dans la Seine ?

— Il finit par remonter. Toujours. Sous l’effet des gaz de putréfaction, ou, s’il est bien lesté, lorsque les membres se décomposent et se déchirent, libérant le cadavre de ses entraves. Dites-moi, vous n’allez pas mettre ces détails morbides dans un livre j’espère ? Qui oserait lire pareille chose ?

— C’est la précision, docteur, qui plaît aux gens, et lorsqu’il s’agit de la mort, qui ne serait pas fasciné ?

Ephraïm afficha une expression d’homme sceptique.

— Quelle époque que la nôtre, soupira-t-il. Où l’on expose nos morts aux enfants, bientôt les photos des corps seront dans nos journaux et le cinématographe viendra filmer l’effet de la décomposition ! Vous verrez ! Au rythme où vont les choses. Et si le public s’éprend d’une telle précision funèbre, nous n’avons pas fini d’aller à la surenchère !

Revenant à son sujet, Guy insista :

— Donc, il n’est pas impossible de conserver des corps dans une cave durant l’hiver pour aller s’en débarrasser avant le printemps ?

— En théorie, oui. Dans la pratique, c’est plus compliqué. Prenez cet hiver, par exemple, nous avons eu des périodes d’accalmie, des semaines chaudes même, et la décomposition reprend aussitôt que le corps n’est plus gelé.

— Est-ce quelque chose qu’on peut déduire en observant un cadavre ?

— C’est possible. Les insectes peuvent aider pour cela.

— Les insectes ? répéta Faustine avec dégoût.

— Oui, les mouches essentiellement. Un de mes collègues, le professeur Mégnin, entomologiste au Muséum national d’histoire naturelle, travaille sur ce sujet. Il est capable, dans certains cas, de définir le moment de la mort à quelques semaines près, même lorsqu’il s’agit d’une mort vieille de plusieurs mois.

— Et au cours des derniers mois, vous avez exposé tous les corps de femmes dans le Frigorifique, sans exception ?

— A partir du moment où elles n’ont pas été identifiées, oui, toutes sans exception. Bien sûr, il y a celles dont l’état est tel qu’il interdit qu’on les expose…

— C’est-à-dire ?

— Les noyées restées trop longtemps dans l’eau, celles dont la tête est passée sous les sabots et les roues des omnibus, ce genre d’horreurs qu’il ne sert à rien de montrer au public.

— Cela représente beaucoup de cas ?

— Assez peu, fort heureusement. Et la plupart sont des accidents avec témoins, l’identité des malheureuses est connue. Et voilà ! Vous êtes prêt à retourner à votre manuscrit ! Allez tout de même faire contrôler cette blessure auprès d’un médecin dans quelques jours.

Guy et Faustine prirent congé du petit homme aimable et décidèrent de marcher un peu pour prendre l’air et chasser l’impression de porter sur leurs vêtements l’odeur de la mort.

— Bien que le docteur Ephraïm soit une personne charmante, cette visite n’aura servi à rien sinon à nous glacer le sang, déplora Faustine. Êtes-vous toujours enclin à poursuivre ?

— Plus que jamais. Nous avons au moins la confirmation que l’assassin de Milaine lui a dérobé son journal intime, et aussi que les filles de la Monjol ne sont jamais passées par la morgue. Les sbires du roi des Pouilleux ne les ont jamais vues dans le Frigorifique et nous savons qu’elles n’étaient pas enfermées derrière non plus. Cela nous renseigne énormément Faustine !

Ils longeaient Notre-Dame par le quai de l’Archevêché, contemplant au passage la rive opposée du quartier Saint-Victor dans le cinquième arrondissement et ses hautes façades anciennes aux fenêtres étroites.

— Éclairez mon ignorance, s’exclama Faustine, et expliquez-moi comment vous déduisez quelque chose de tout cela !

— L’analyse ma chère ! Tout comme je ferais pour écrire un livre : en fouillant dans les faits pour qu’ils soient logiques et cohérents. Nous savons que plusieurs femmes ont été enlevées et jamais retrouvées, cela nous renseigne sur le coupable : il est ingénieux, capable de passer inaperçu, aussi souvent, ce n’est plus de la chance, c’est du savoir-faire ! Il a une méthode ! De plus, s’il chasse sur un territoire avec autant de discrétion, c’est qu’il connaît ce territoire. C’est un homme du quartier ou au moins de Paris. Je ne l’imagine pas venir des banlieues ou plus loin encore et effectuer un si long voyage, s’empêtrer dans Paris, avec autant de monde, autant de témoins potentiels, s’il vit près des chiffonniers qui seraient des proies tout aussi faciles. Non, c’est un Parisien. Peut-être même un Parisien de pure souche, l’un de ceux qui considèrent les fortifications comme la fin du monde civilisé, sinon il n’hésiterait pas à les franchir pour en faire son terrain de chasse, ce serait même moins risqué que la rue Monjol. Vous me suivez ?

— Oui, un homme probablement né à Paris donc.

— Puisque nous savons qu’il ne tue pas sur place, c’est qu’il transporte ses victimes quelque part. Je ne l’imagine pas séquestrer une femme dans un fiacre, et, comme il a agi l’hiver, il devait y faire froid de toute façon, et puis cela aurait fait du bruit qu’un passant aurait pu entendre. Pour la même raison qu’évoquée à l’instant concernant ses origines, il ne serait pas sensé qu’il aille tuer et se débarrasser du corps à l’extérieur de Paris, dans ce cas, il se fournirait en victimes sur la route, et pas dans un coupe-gorge du dix-neuvième arrondissement. Donc, il reste dans la capitale. Il dispose forcément d’un lieu pour tuer. Un lieu suffisamment isolé pour ne pas alerter les voisins par des cris ou des coups sur les murs.

— Sauf quand il les tue avant.

— Il n’y a aucune trace rue Monjol à chaque disparition et, je vous l’ai dit : il ne peut tuer dans son fiacre, s’il en a un, sans se faire remarquer, pas six fois de suite ! Non, il opère forcément chez lui. Un lieu calme, peut-être avec assez d’espace pour séquestrer ces femmes. J’ignore où a été retrouvée et où vivait la première, Anna Zebowitz, mais toutes les autres sont originaires de la rive droite, la plupart de la rue Monjol. Pourquoi aller chasser là, sinon parce que c’est le plus pratique pour lui ?

— Parce qu’il vit non loin ?

— C’est très envisageable ! Et le quartier le plus aéré de Paris, c’est justement Ménilmontant, tout près de la rue Monjol. Il y a encore beaucoup de fermes, de grands jardins, des bois, des maisons espacées.

— Je suis stupéfiée par vos talents. Vous auriez dû exercer dans la police !

La sincérité du compliment toucha Guy. Il éprouva une vive joie à l’idée d’impressionner Faustine. Cela fit bouillonner son esprit déjà survolté et il poursuivit :

— Ce n’est pas tout ! Il y a un canevas à étudier. Il a toujours suivi le même : il a agi en fin de journée, ou en soirée, d’après le roi des Pouilleux, et normalement, il ne laisse pas de corps derrière lui. Sauf dans trois cas. Viviane le 7 avril dernier, c’est une fille de la Monjol, la seule des trois. Pourquoi abandonne-t-il son cadavre ? Quand on sait qu’il a sévi deux fois ensuite, ailleurs que sur la Monjol, j’en déduis que les choses se sont peut-être mal passées avec Viviane. C’est pourquoi il a été obligé de changer son schéma d’action. Les hommes, vous le savez, sont fidèles à leurs habitudes, tant qu’elles les satisfont. Ensuite, il frappe dans l’enceinte de l’Exposition universelle. Là, j’avoue avoir besoin d’informations supplémentaires. Mais, peu après, il s’en prend à notre Milaine. Toutes des cat… des courtisanes. Avec une incroyable accélération en quinze jours ! Il y a là beaucoup de choses sous-jacentes qu’il nous faut prendre le temps de digérer. Mais nous savons déjà plusieurs choses : c’est un homme malin, ingénieux, il dispose d’un minimum de moyens, probablement d’un véhicule de transport fermé. Il est costaud, capable de maîtriser des femmes en un instant sans qu’elles puissent donner l’alerte. D’après ce que Perotti nous a dit, il n’est pas sensible au sang. Nous pouvons légitimement présumer qu’il est un pur produit parisien, vivant potentiellement à Ménilmontant.

— C’est… pertinent. Et que faites-vous des mots de Perotti ? Il pense qu’ils sont plusieurs !

— Je sais que les bandes criminelles sévissent dans Paris et autour, que c’est la mode de les accuser de tout, mais cette fois, c’est un peu beaucoup. Il y a dans ces meurtres une démarche complexe, celle d’une personnalité torturée, je ne l’imagine pas s’entourer de complices, c’est à tel point qu’il… il leur ferait peur, je pense.

— Un criminel qui fait peur aux autres criminels ! gloussa Faustine.

— Oui, c’est à peu près ça. Ces gens chapardent, et tuent parfois, par opportunisme, par besoin, par manque de culture, pour autant de raisons que vous voudrez, mais ils ne sont pas dans un rapport à la mort qui les fascine, qui les transcende, or c’est justement ce qui se produit avec notre assassin ! Je crois que s’il accélère, c’est parce que cette fascination s’est intensifiée. Je vois davantage un homme très fort plutôt qu’un groupe d’individus.

— Vous êtes effrayant quand vous en parlez, je pourrais presque croire que vous le connaissez.

— Reste à trouver le plus important : le dessein exact.

— La folie est le seul qui me vienne en tête, Guy ! C’est un homme fou, un criminel qui ne peut se contrôler ! Personne d’équilibré ne pourrait tuer ainsi, encore et encore !

— Justement, c’est ce que je viens de vous dire : il n’est pas fou ! Pas au sens d’une perte totale de repères dans notre monde, au contraire même, il a des repères bien ancrés, mais ils ne sont pas les mêmes que les nôtres, c’est là toute la différence. Il tue par… plaisir, semble-t-il. Je suppose toutefois qu’il y a une raison précise à ces crimes. Car il est intelligent, cela ne fait aucun doute, ses méthodes le prouvent, il réfléchit à ses actes, les prépare et, assurément, améliore sa technique au fil de ses perpétrations !

— De là à envisager qu’il y ait un dessein derrière tout cela, j’en doute.

— Il y en a un ! Derrière chaque obsession, derrière chaque trajectoire singulière, se cache un dessein. Les hommes qui font des choses aussi prenantes, que ce soit par ambition, ou poussés par des désirs irrépressibles, cachent une intention, un but. Que ce soit devenir riche, plaire à ses parents, entrer dans l’Histoire, et même… tuer avec cette frénésie, tous les actes extraordinaires sont le fruit d’une pensée extraordinaire, d’un dessein. C’est ainsi que je construis mes personnages, je ne me suis jamais trompé, ils sont plausibles, presque vrais.

— Mais nous ne sommes pas dans la littérature, Milaine est bien mo…

— Faites-moi confiance, ce sont mes déductions sur notre société, et celles-ci sont justes. C’est en trouvant le dessein qui se trame dans l’ombre de ces crimes que nous pourrons les stopper.

Ils atteignirent le parvis de Notre-Dame et, ne trouvant pas de fiacre ni d’automobile libre pour les emporter vers le Boudoir, ils prirent la direction de l’Hôtel de Ville pour grimper dans une impériale sur la rue de Rivoli. Délaissant les bancs sur le toit qui restaient trempés par la pluie, ils s’installèrent à l’avant, derrière le cocher qui lança ses chevaux au petit trot.

Chemin faisant, Faustine détaillait le paysage, plongée dans ses pensées. Peu avant d’arriver à leur destination, elle se pencha vers Guy et, avec un regard un peu moqueur, elle lui chuchota :

— Vous prenez un plaisir malsain à tout cela.

— Pas du tout, s’indigna-t-il. Je suis… intéressé, excité parfois, je l’admets, car nous effleurons l’essence même de notre civilisation, le tabou ultime : le meurtre. Et pis encore : le meurtre répété, comme si notre homme cherchait à atteindre une forme de perfection primale, comme si ses actes lui permettaient de se rapprocher de notre fibre essentielle, de nos pères, de Caïn. D’une certaine manière, je me demande si son besoin de tuer encore et encore n’est pas un éternel recommencement pour peu à peu se libérer du carcan imposé à notre esprit par la société, par la civilisation dans ce qu’elle a de civilisé, justement. Un moyen de revenir à la quintessence de nos instincts…

— Prendre des vies ainsi, c’est se prendre pour Dieu.

— … et de… (Il se redressa subitement.) Oui, c’est aussi ça, peut-être. Se prendre pour Dieu. Le droit de vie et de mort. Mais je vous défends de penser qu’il y a un plaisir malsain derrière mes motivations. Nous sommes face à un défi intellectuel passionnant, profondément humain, social et terrifiant de par ses enjeux.

— Alors, pourquoi aller à la morgue puisque toutes vos brillantes déductions, vous auriez pu les faire avant ?

— Pour être sûr. Et nous avons appris un élément primordial.

— Lequel ?

— Ces filles enlevées pendant l’hiver, elles sont peut-être encore vivantes. Quelque part derrière ces murs, cachées par un soupirail ou la porte d’une cave. C’est fort possible, Faustine, j’ignore pour quelle raison, mais il les garde peut-être en vie depuis tout ce temps, sinon comment expliquer l’absence de corps ?

Faustine enfonça ses mains dans les replis de sa robe et serra les coudes contre ses flancs, soudain mal à l’aise.

Brusquement, les somptueuses façades de Paris prenaient la forme d’un labyrinthe gigantesque. Faustine se sentit comme Ariane, prisonnière, à la merci d’un monstre. À la différence qu’elle n’avait aucun fil à donner au Thésée à ses côtés.

La ville était un labyrinthe dangereux.

Et le Minotaure en était le gardien.

Un gardien affamé.

Leviatemps
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