CHAPITRE VIII
Automatiquement, des images défilaient sans cesse sur un écran, accompagnées d’un commentaire en anglais.
Nos amis s’assirent et quand le film recommença à son début, ils eurent une idée de la propagande qui abreuvait les habitants de l’Austral à longueur de journée. Une propagande fondée, il est vrai, sur des faits tangibles, mais présentée comme si la Grande Fédération avait la peste.
La voix du commentateur était assez monocorde. Son texte mettait l’accent sur les inconvénients de la pollution et sur ses conséquences dramatiques pour l’avenir de l’homme.
« Regardez bien cet homme agité de tremblements. Sa maladie est due à la dégénérescence d’une des structures cérébrales, le locus niger. Son visage est figé, inexpressif. Il a une hypertonie des muscles et des difficultés à la marche. Depuis un siècle, le nombre des parkinsonniens a progressé d’une façon sensible. »
La scène n’était pas agréable à contempler et devenait même insoutenable. Puis un autre genre de malade apparut. Il avait un mouvement incessant des yeux et, quand il écrivait, son écriture était déformée. Il avançait les jambes d’une façon saccadée, spasmodique. Des tremblements marquaient chacun de ses mouvements. C’était une femme assez jeune.
« Sclérose en plaques, expliqua le narrateur. La dégénérescence atteint cette fois la substance blanche de la moelle épinière. »
La caméra s’attarda sur un troisième patient, immobile et prostré dans un fauteuil.
« Sclérose latérale amyotrophique, atteignant les cordons latéraux de la moelle responsables des fonctions motrices, avec atrophie des muscles de la main, de l’avant-bras, du tronc, des membres inférieurs, du pharynx, compliquée de dysarthrie, de dysphonie et de dysphagie. »
Un quatrième malade évolua dans le champ de vision. Il marchait avec difficulté, appuyé sur une béquille. Tous ces gens n’avaient pas l’impression d’être filmés car ils n’avaient aucune attitude contraignante.
« Polyarthrite rhumatoïde et arthrose provoquent des atteintes ankylosantes, dues, pour la première, à une dégénérescence du tissu conjonctif, la seconde, à une dégénérescence du cartilage. Déformations des membres, douleurs, difficultés des mouvements sont le lot de telles maladies qui conduisent à des infirmités irréversibles. »
— Ils exagèrent ! coupa Stone, écœuré par cet étalage abusif de handicapés moteurs. Ils montrent les cas extrêmes. Or, toutes ces maladies sont soignées, parfois guéries, en tout cas notablement améliorées.
— Y a-t-il véritablement recrudescence, oui ou non ? demanda Fazer.
Fill n’hésita pas.
— Sans doute. Mais les recherches n’ont encore pas prouvé que cette multiplication des cas soit consécutive à la pollution. D’autres facteurs entrent probablement en jeu…
Il s’interrompit. Sur l’écran, le film se poursuivait et s’attardait sur un homme d’une quarante d’années plié en deux par une affreuse quinte de toux. Il avait le visage bouffi, les yeux gonflés et ils respirait avec difficulté. Sa bouche ouverte cherchait de l’air.
Le commentateur ne se gêna pas pour insister.
« Voici un accès typique de suffocation chez un bronchiteux chronique avec emphysème. Cette maladie est liée directement aux conditions climatiques défavorables : nappes de brouillard, nuisances atmosphériques, rejet de produits toxiques, absence de soleil. »
Mel tendit le poing vers l’écran.
— C’est vrai, cria-t-il. Ils ont empoisonné nos poumons car nous respirons un air vicié. D’autre part, des tas d’allergies sont apparues nécessitant de fréquentes interruptions de travail. Et puis il y a aussi les débiles mentaux. D’autres maladies touchent tous les organes : digestifs, cardio-vasculaires, peau, reins, glandes endocrines, etc.
Lug donna un grand coup de coude dans les côtes de son ami. Il grommela :
— Ça suffit, mon vieux ! Il y a déjà assez de celui-là qui accable la Grande Fédération et la présente comme un enfer…
Il désigna l’écran où maintenant un tout autre genre de scène se déroulait. Un gosse s’amusait à vaporiser un vulgaire désodorisant en bombe à l’intérieur d’une chambre.
« De tels gestes, apparemment anodins, ont été répétés des milliards de fois, poursuivit le narrateur, par des milliards d’usagers. Or, les aérosols ont perturbé la couche d’ozone, de même que les bangs des avions supersoniques et les vols à haute altitude. Les agriculteurs ont pulvérisé des tonnes et des tonnes d’insecticides, de désherbants, de produits chimiques. Les industriels ont rejeté des toxiques dans l’atmosphère, dans les fleuves, dans les mers. Le degré de radioactivité a augmenté. La planète est devenue une véritable poubelle et jamais personne n’a songé aux générations futures. Parce que l’humanité est devenue d’un égoïsme exécrable, ne songeant qu’à consommer, avec frénésie, ce que la civilisation lui proposait. »
On vit sur le scope des cheminées d’usine qui crachaient, des tours de refroidissement obscurcies par des panaches de fumée, des traînées suspectes souillant les rivières, de larges taches noirâtres sur les océans, formant parfois une croûte.
Un ciel jaunâtre apparut au-dessus d’une immense cité. Le voile était permanent et interceptait le soleil. Une humidité malsaine montait du sol. L’air était étouffant, irrespirable, pour un non-habitué. Dans les serres d’agro-biologie, les jardiniers des temps modernes dopaient littéralement les légumes et les plantes par des procédés artificiels.
Des gros plans, opérés sur les citadins, montraient des visages tristes, des teints pâles et une activité robotisée à l’extrême.
« Observez les gens de la Grande Fédération, suggérait le commentateur. Sont-ils réjouis, heureux ? Non. Parce qu’ils vivent au milieu d’un environnement détruit, dans une nature étouffée par la pollution, dans de gigantesques villes inhumaines où se rassemble la misère de toute une communauté. Bien sûr, ils ne crèvent pas de faim. Ils vivent même dans un certain luxe. Mais ils s’asphyxient progressivement sous leur manteau de brume pestilentiel. Ils n’éprouvent plus aucune joie depuis qu’ils ont perdu le soleil, l’air pur. Ils se replient sur eux-mêmes en s’adonnant à des loisirs uniquement culturels. Ils ne sortent plus des cités, véritables tombeaux. Ils ne se baignent plus et ont perdu l’amour des arbres, des fleurs, de l’eau, de la pluie, de la neige. Ils ne sont plus poètes et leur âme est aussi corrompue que leur environnement.
« Leur avenir s’annonce néfaste et ils le savent. C’est pourquoi ils regardent avec envie vers l’Austral, ce paradis dont ils rêvent et que certains tentent de gagner dans un sursaut d’énergie. Si nous n’y veillons pas, si nous ne prenons pas des mesures énergiques, alors ils nous envahiront, ils nous pollueront et nous deviendrons, comme eux, des dégénérés, »
Le tableau était horrible et ne pouvait qu’influencer l’esprit. C’était un véritable réquisitoire contre la Grande Fédération et ceux qui seraient tentés de la rejoindre.
Dans un certain sens, Mel et Lug approuvèrent. Ils s’étaient sauvés de leur pays pour justement aborder cet Eden qu’était incontestablement le Continent Interdit. Cependant, ils arguèrent que tout n’était pas négatif dans ce monde pourri. Des chercheurs avaient endigué les maladies. La protection sociale était absolue et la technique amorçait un espoir de dépollution. C’était du moins l’objectif pour les prochaines décennies, voire pour le siècle suivant.
Mike Klow ricana en entendant Fill et Stone qui défendaient leur patrie avec une certaine vigueur.
— Quels mobiles vous ont donc poussés à fuir ?
Mel hocha la tête.
— Je pense que tout n’est pas mauvais, ni ici ni ailleurs. Il faudrait faire la synthèse, la part des choses. Nous avons trouvé dans l’Austral une terre dépolluée où le bonheur pourrait exister. La sincérité de votre mouvement d’émancipation prouve que l’harmonie ne règne pas là où elle devrait être profondément établie. En conséquence, il est possible de modifier certaines structures. N’oublions jamais que nous sommes tous des hommes nés sur la même planète.
Sur l’écran de la salle obscure, le documentaire recommençait à son début, avec la scène hallucinante du parkinsonnien en pleine crise.
Nos amis se retirèrent et en conclurent que, dans les salles de « relaxation », tous les habitants de l’Austral avaient droit à la même propagande de façon à ce qu’ils témoignent une haine farouche et un dégoût certain pour la Grande Fédération. Par induction mentale, chaque jour, ils étaient abreuvés par cette politique qui aggravait les relations entre les deux camps et ne favorisait pas le dialogue.
Mool dit à Swan :
— Tu crois qu’au-delà de nos frontières, c’est l’enfer ?
— Oui, acquiesça l’officier. Ils sont malades dans la Grande Fédération. Ils n’ont pu vaincre la pollution.
Fazer haussa les épaules.
— La dépollution a été entreprise par les étrangers et non par les Australiens. Alors, quel mérite avons-nous eu de rendre la pureté à notre pays ? Tu n’as guère été courageux pour suivre l’exemple de tes camarades, qui sont morts. Echappes-tu au contrôle de tes Maîtres ?
— Nous jouissons d’une certaine autonomie d’action, reconnut Swan. Les étrangers ne sont pas des tyrans. Ils ont une grande intelligence et nous associent à leur savoir.
Jen remonta dans la chambre des hibernés. Il désigna les quatre-vingts corps allongés comme des cadavres. Un sourire ambigu tirailla sa bouche et il avoua sa secrète intention :
— Il faut les tirer de leur léthargie et nous apprendrons la vérité. Eux seuls savent.
Ses compagnons le regardèrent avec inquiétude. Si Mel et Lug ne prirent pas parti, se sentant au fond moins engagés que les révolutionnaires australiens, en revanche Klow et Mool échangèrent des avis différents.
— Si on les déshiberne, argua le premier, ils nous tomberont sur le dos. Nous avons déjà assez d’adversaires sans en rechercher de nouveaux.
Le second se rangea du côté de son chef. Il fit bloc avec lui.
— Jen a raison. C’est la seule façon de percer le secret de la Pyramide.
Fazer se tourna vers ses deux amis de la Grande Fédération.
— On peut connaître votre pensée à ce sujet ?
Stone haussa les épaules.
— Nous n’avons pas à tracer votre conduite. Vous jugez et vous décidez. Nous vous faisons confiance.
— Eh bien ! soupira l’ingénieur, rien ne s’oppose à la réanimation de ces organismes en vie suspendue.
— Si ! coupa Swan, l’œil figé.
— Quoi ? gronda l’électronicien, furieux. Tu oserais te mettre en travers ?
— Oh ! Pas moi…, expliqua l’officier du groupe spécial en tremblant. Mais les Maîtres… Ils gardent le secret de la déshibernation.
Jen se mordit les lèvres, devinant une difficulté.
— Ils n’ont pas confié les principes du réchauffement aux gardiens de la pyramide ?
— Non. Sans doute parce que leur confiance en nous est limitée. Nous n’appartenons pas à leur race.
— Le plan de retour à la vie active n’est pas à bord de l’astronef, sur un document, une bande magnétique, un projecteur audiovisuel ? s’étonna Klow.
Le lieutenant secoua négativement la tête.
— Nous le saurions si la notice d’utilisation était à bord.
Mool pointa son laser sur le ventre de Swan.
— A moins que tu ne mentes, que tu ne cherches à nous égarer. Prends garde à toi !
L’officier se raidit. La peur le paralysa et il bégaya, le front inondé de sueur.
— Si vous ne me croyez pas, soumettez-moi au lecteur de mémoire. Il vous dira que je ne mens pas.
— C’est bon ! grommela Fazer. Nous ne te tuons pas, Swan, parce que nous avons encore besoin de toi. Peux-tu nous mettre en contact avec tes Maîtres ? Je veux parler de ceux qui sont hors de la pyramide.
Le lieutenant ramena les rebelles dans le labo du revibrateur et, pensif, il contempla la machine détruite. Puis il s’installa devant un clavier de commande, manipula des touches lumineuses.
Un homme apparut sur un écran. Il était grand, carré d’épaules, avec des cheveux noirs, bouclés, un teint halé. Il ne ressemblait pas du tout au type australien, d’origine anglo-saxonne.
Il avait un regard flamboyant, des traits réguliers et fins. Si on l’appelait, cela ne pouvait provenir que de la pyramide.
— Je suis Ghür.
Swan s’inclina avec respect.
— Les révolutionnaires veulent vous parler, Maître.
Fazer se substitua à l’officier. Il prit un ton arrogant malgré la prestance de l’inconnu et son calme hautain.
— Je ne vous apprends rien en vous disant que nous sommes réfugiés dans l’astronef. Notre seule issue de fuite est coupée. Aussi, nous jouons notre va-tout. Nous n’avons plus rien à perdre. Vous allez nous révéler le secret de la déshibernation.
Ghür perdit son impassibilité. Il devint fébrile. Puis il reprit son sang-froid et glapit :
— Non ! Ne faites pas cela !
Jen sentit que l’étranger était prêt à céder. Il accentua sa menace en brandissant un ultimatum :
— Vous avez cinq minutes pour vous décider. Sinon nous sauterons avec le vaisseau !
— Non ! répéta Ghür, horrifié. Ne faites pas ça non plus. Vous priveriez tout l’Austral de ses privilèges.
— Vous parlez de la zone dépolluée ?
— Oui. Ce n’est pas tout. Il y a bien d’autres choses que vous ignorez, expliqua l’inconnu. En tout cas, je peux vous donner le secret de la déshibernation si vous me promettez d’épargner l’astronef.
— Je le promets d’autant plus volontiers, ricana l’ingénieur, que la fin du vaisseau équivaudrait à la nôtre. Pourtant, nous sommes résolus au sacrifice. Mieux vaudrait s’entendre.
— La formule se trouve dans la mémoire de l’ordinateur central, révéla Ghür. Mettez-moi en contact avec lui.
Swan s’occupa de la connection. Une voix neutre, grave, emplit le laboratoire.
— Je t’écoute, Ghür. Seul, tu peux ouvrir certains secrets de mon cerveau.
— Je sais, opina l’étranger. Aussi, je t’ordonne de te mettre à la disposition des nouveaux Maîtres de la Pyramide. Exécute tous leurs ordres.
Evidemment, Ghür fut tenté de réagir contre ses ennemis en profitant de la liaison audiovisuelle. Mais il savait qu’il ne pouvait rien, que toutes ses attaques seraient déjouées par les systèmes de sécurité. Seule une offensive de l’intérieur pouvait réussir. Mais qui pourrait la lancer ?
Swan ? Il était seul, prisonnier. L’ordinateur ? Il avait reçu de nouvelles instructions. D’ailleurs, le contact était déjà rompu avec la nef spatiale.
Zaade rejoignit son compagnon et s’inquiéta.
— Devrons-nous céder aux révolutionnaires ?
Ghür montra un visage résolu.
— Si nous le faisions, nous perdrions tout espoir et nous serions impitoyablement rejetés. La situation évoluera d’une façon ou d’une autre. Alors nous saisirons l’occasion favorable. Elle se présentera fatalement. Les révoltés feront un jour une erreur qui les conduira à l’échec. Je suis sûr que les Hyglos ne nous abandonneront pas.
— Les Hyglos ! répéta Zaade, les muscles tendus.
— Oui. Ils ont montré leur compréhension à notre égard.
— Ne crois-tu pas qu’ils ont déjà beaucoup fait pour nous ?
— Ils sont prêts à faire encore plus.
— Alors, c’est inutile de prévenir Sam O’CoIl.
— Oui, c’est inutile. Le général n’est d’ailleurs qu’un incapable. Il l’a prouvé. Nous ne pouvons pas avoir confiance en lui.
Zaade passa son bras sous celui de son compagnon. Elle l’entraîna vers le salon.
— L’Austral est déchiré, dit-elle. Si jamais il nous fallait retourner dans l’espace, alors je préférerais mourir.
Ghür sourit et il confirma :
— Il n’est pas question de vivre dans la Grande Fédération. Et nous ne serons pas obligés de mourir. Notre place est ici, sur cette terre que nous avons dépolluée.
O’Coll leur apprit que les miliciens qui avaient pénétré dans le bloc Z avaient tous été mystérieusement abattus. Pas un n’avait réchappé. Il n’existait donc aucun témoin qui pourrait parler du dévibrateur.
Le bloc Z avait été repris en main par une nouvelle équipe que le chef de la milice tenait en réserve. Entre la base militaire du désert et la pyramide, la zone-tampon était reconstituée.
*
* *
L’ordinateur demanda de sa voix impersonnelle :
— Vous avez une préférence ?
— Non, répondit Fazer. Je ne connais aucun des hommes qui sont dans la chambre d’hibernation. Cela m’est donc indifférent.
— Bon. Je choisis Phi. 27. Seul, le container ainsi numéroté va se réchauffer. Vous pouvez surveiller l’opération.
L’ingénieur savait que le cerveau électronique ne faillirait pas à sa parole. Il grimpa au sommet de la nef, ouvrit les panneaux mobiles de la salle froide et contempla les hibernés de l’autre côté de la cloison.
Lug et Mel le rejoignirent tandis que les autres restaient dans les étages inférieurs. Fill se mordit les lèvres. Il pensait évidemment à Nora qui se trouvait quelque part à Canberra avec Maud Rody. Mais il évoqua aussi la possibilité d’un piège.
— Je n’ai guère confiance en Ghür.
— Il le faut pourtant, conclut Jen. Nous n’avons pas le choix.
— Si, au lieu du seul Phi. 27, les quatre-vingts hibernés se réveillaient ? Qu’en ferions-nous ?
Fazer hocha la tête, peu convaincu.
— Je ne compte pas sur eux pour sortir d’ici mais simplement pour apprendre la vérité.
Là-bas, derrière la vitre, le sixième cercueil de la troisième rangée brilla intensément d’une lumière verdâtre. Sur le tableau de contrôle annexé à la chambre de cryobiologie, un curseur se déplaça sur une échelle graduée et s’arrêta en face du matricule Phi. 27. Des chiffres intraduisibles s’allumèrent sur des écrans avec rapidité, comme sur un compteur. Des témoins lumineux modifièrent leurs couleurs.
Malgré sa bonne volonté, Jen n’y comprenait rien. Il devinait pourtant que Phi. 27 se réchauffait progressivement, que ses organes revenaient à la vie. Le cœur s’accélérait. Le sang parcourait de nouveau les vaisseaux. Le cerveau retrouvait son irrigation normale. Toutes les fonctions biologiques repartaient.
La phase de réadaptation dura trois heures. Puis le couvercle du container coulissa. Ce fut un moment d’intense émotion. Un cadavre parut sortir de son cercueil.
L’homme portait une combinaison bleue. Il avait les yeux ouverts mais fixes. Il réagissait machinalement, sans doute téléguidé par l’ordinateur. Il descendit une échelle avec des gestes saccadés, comme un robot, et se retrouva au niveau de la rangée inférieure. Il traversa un sas où il plongea lentement dans une atmosphère comparable à celle qui régnait à l’intérieur du vaisseau.
Un doute crispa le visage de Stone.
— Nom d’un chien ! glapit-il. Serait-ce des androïdes ?
Fazer pensa qu’il s’agissait de créatures véritables. D’ailleurs, la lecture du tableau de contrôle montrait que les hibernés possédaient un métabolisme et des sécrétions glandulaires comparables à l’homme. Un androïde n’aurait pas une telle structure biologique et n’aurait aucun besoin d’hibernation pour traverser l’espace-temps.
L’inconnu franchit le sas. Il était blond, grand, fort, avait un regard bleu et franc. Il observa les trois révolutionnaires avec étonnement.
— Où sommes-nous ? Enfin, je veux dire sur quelle planète ? demanda-t-il en anglais.
Stone et Fill pointèrent sur lui un pistolet. Fazer grimaça.
— Avant de répondre à votre question, j’aimerais savoir si vous connaissez Ghür.
— Ghür…, répéta l’étranger. Evidemment. Pourquoi ces armes dirigées contre moi ?
— Voyez-vous, expliqua Jen, les choses ont profondément changé pendant votre sommeil. Savez-vous votre nom ?
— Oui, acquiesça l’autre. Hon Moyce.
— D’où venez-vous ?
L’hiberné fouilla sa mémoire. L’effort mental qu’il s’imposa crispa douloureusement ses traits. Il enfouit son visage dans ses mains.
— Je l’ignore.
— Comment ça ? sursauta Fazer. Vous êtes à bord d’un vaisseau spatial.
L’étranger étudia plus longuement les détails qui l’entouraient. Il s’attarda sur le tableau de contrôle équipant la chambre d’hibernation. Il pointa son index vers les containers.
— Combien sont-ils ?
— Quatre-vingts, lui apprit Lug.
— C’est bizarre. Je ne me souviens pas de ce vaisseau. Peut-être vivions-nous ailleurs, dans un autre astronef.
Hon Moyce fronça les sourcils et ajouta :
— Vous n’êtes pas des amis de Ghür ?
— Non, révéla Fazer. Au contraire, nous serions plutôt des ennemis. Vous avez débarqué sur la planète Terre.
Ce nom provoqua une sorte de choc dans le cerveau de l’hiberné. Il déclencha une réaction qui se traduisit par une affreuse douleur au niveau des orbites. Il poussa un gémissement et plaça ses mains devant ses yeux.
— La Terre ! hoqueta-t-il. C’est impossible.
— Pourquoi ? insista Mel. Pourquoi est-ce impossible ?
Moyce bégaya, le front baigné de sueur, la douleur irradiant son crâne comme s’il n’avait plus la faculté de pensée.
— Parce que… nous serions revenus d’où nous étions partis. Enfin, pas nous… Les autres !
— Quels autres ? haleta l’ingénieur qui devinait la vérité toute proche.
— Je ne sais pas, je ne sais pas…, avoua l’étranger, vaincu par sa terrible migraine. Quand j’essaie de me souvenir, ça me fait horriblement mal.
Fazer poussa un long soupir de déception.
— Ils ne vous ont laissé que votre nom avant de vous hiberner ! conclut-il. Sans doute avez-vous subi un lavage de cerveau, ou un traitement psychologique qui a effacé votre mémoire. Vous êtes amnésique. Et vos soixante-dix-neuf compagnons le sont aussi, probablement.
Moyce ôta ses mains des yeux. Sa migraine se dissipait et les muscles de son visage se détendirent.
— Pourquoi avoir effacé nos souvenirs ? interrogea-t-il.
Fill sourit avec ironie.
— Seul Ghür peut répondre. Il faudrait que vous le lui demandiez.
— C’est une idée, convint l’ingénieur.
Il pria Swan de se mettre en contact avec l’extérieur. Quand Ghür apparut sur l’écran, Jen désigna Hon Moyce à côté de lui.
— Vous le reconnaissez. C’est l’un des hibernés. Il se pose des questions sur les motifs de son amnésie. Vous pourriez peut-être lui expliquer.
Ghür eut un regard pénétrant et resta impassible. Il donna sa version des faits.
— Je pensais que les membres du Mouvement pour la Réunification étaient beaucoup plus intelligents, dit-il avec dédain. Vous me décevez. N’avez-vous jamais entendu parler de l’« Opération Alpha » ?
Fazer chercha dans sa mémoire. Ce nom lui disait quelque chose. Mais l’événement était vieux. Il remontait à plus d’un siècle et il était oublié.
Fill frémit car si Ghür disait vrai, c’était un événement fantastique. Du coup, certains objectifs des étrangers devenaient plausibles.
Comment avaient-ils fait, au siècle passé, alors que tout le monde les croyait perdus à jamais dans l’espace ?