CHAPITRE VII
— Vous pouvez quitter vos lunettes, conseilla Lorton en ôtant lui-même ses verres fumés.
Joan, Maubry et Slone s’exécutèrent avec soulagement. Le spectacle était terminé de l’autre côté de la sphère. Un être prodigieux s’animait derrière les parois de verre et il ressemblait étrangement à Ruth.
Nul doute. Il s’agissait d’un homoncule. Il était légèrement plus rosé que son congénère, déjà, tiré hors du monde microscopique, mais il n’en appartenait pas moins à cette race intermédiaire entre le végétal et l’homme.
Joe contempla avec acuité la nouvelle créature, toute frémissante de sa vie géante. Il concentra sa pensée :
— Comment vous appelez-vous ?
— Scléro, répondit télépathiquement le gnome rosé. Je suis issu de la mandragore…
— Je sais, trancha Maubry. Connaissez-vous votre ami Ruth ?
Scléro orienta son regard globuleux vers son congénère, toujours menacé par l’arme de Slone. Il l’observa longuement.
— Non.
— Comment ? Vous étiez dans son sang. Ruth a libéré contre vous des anti-enzymes, des anticorps spéciaux, qui vous ont donné cette couleur rosée particulière.
— Notre race se compose de nombreux individus. Nous ne pouvons tous nous connaître. Franchement, quand j’ai compris que j’étais inoculé dans un appareil circulatoire, j’ai cru au sang d’un homme. Mon erreur m’apparut au moment où je dus lutter contre des enzymes, des anticorps. En un instant, je me trouvais paralysé, incapable de libérer les semences de la sclérose. Je n’obéissais plus aux lois de Mandragoras qui veut transformer la Terre en un immense champ d’hommes-végétaux.
Joe s’approcha du tableau de contrôle, écarta Lorton, et manipula des boutons. L’étau paralysant Scléro se relâcha. Le gnome put bouger. Enfin, la cloche de verre se souleva, libérant définitivement l’homoncule captif. Joan esquissa un mouvement de recul :
— Vous êtes fou, Joe… Vous prenez des risques énormes.
— Des risques ? ricana le reporter. Vous exagérez. Mon pistolet va suivre tous les gestes de Scléro. Regardez bien.
En fait, rien ne semblait menacer les hommes réunis dans le labo. Maubry braquait son revolver sur Scléro et Slone surveillait toujours étroitement Ruth.
Ce dernier scrutait attentivement son congénère, afin de déceler ses intentions. Bientôt, les deux homoncules se trouvèrent face à face et, instinctivement, les humains s’écartèrent.
Quels propos échangèrent les deux gnomes ? Nul ne le sut, car un tiers ne captait pas une conversation télépathique si son cerveau n’était pas sollicité. Puis, soudain, avec une brusquerie étourdissante, les homoncules se précipitèrent l’un sur l’autre.
Ce fut un heurt colossal, spectaculaire. Pour une cause encore insoupçonnable, les enfants de Mandragoras en venaient aux mains, se battaient. L’issue de la lutte restait évidemment incertaine mais les deux antagonistes jetaient toutes leurs forces dans la bataille, des forces souvent obscures, glandulaires.
Les bras difformes étreignaient les corps mal bâtis. Les haleines se mêlaient férocement et des spasmes rageurs agitaient les échines fibreuses. Chacun des combattants exsudait son acide nocif, cherchant à brûler son adversaire en un point sensible. Mais on se demandait si ces êtres fantastiques n’étaient pas capables, par réflexe, de libérer spontanément des liquides neutralisant les effets de l’acide. Dans ce cas, le combat risquait de s’éterniser, pour s’achever dans l’épuisement et le match nul.
Les spectateurs de cette scène imprévisible, réunis près de la sphère de verre, vivaient sans doute les minutes les plus palpitantes de leur existence. Ils restaient pétrifiés, les revolvers tremblant dans leurs mains moites, la sueur aux tempes, s’interrogeant s’il fallait interrompre cette lutte fratricide, ou en attendre le dénouement.
— Ils s’entretuent ! haletait Lorton.
— Laissons-les, conseilla Maubry. Nous assistons à un test, à l’un de ces combats que l’on observe derrière l’oculaire d’un microscope. Le stimulateur de croissance nous offre un spectacle à l’échelle humaine.
On ne comprenait pas pourquoi deux êtres de même race se battaient avec un tel acharnement. Les chocs sourds des corps qui se heurtaient se mêlaient aux projections d’acide, dont les gouttelettes aspergeaient le sol du labo, comme la bave d’un chien enragé.
L’allure s’atténuait. L’ardeur s’apaisait. Il était évident que les deux antagonistes ne pouvaient soutenir longtemps une telle dépense d’énergie. Ruth, inondé de liquide jaune, chancelait. Finalement, il glissa à terre, se tordit de douleur. Quelques spasmes marquèrent son agonie, puis il succomba après un dernier regard de haine à son adversaire.
Scléro haletait. Tout son être vibrait encore de l’intense lutte. Ses glandes se tarirent, son surplus d’acide s’évacua et il reprit son aspect normal. Il contempla longuement son ennemi et parut étonné d’avoir terrassé l’un de ses « frères ».
Avec circonspection, Maubry s’approchait. Il se pencha sur Ruth, immobile, inanimé. La pensée de Scléro se vrilla dans son esprit :
— Ruth est mort, n’en doutez pas. J’ai lutté contre son acide en perturbant son équilibre glandulaire. C’est-à-dire que son propre acide l’a tué.
Joe se releva, pâle. Il observa l’homoncule rosé avec une certaine appréhension. Mais son revolver ne quittait pas sa main droite et ne tremblait pas.
— Comment avez-vous réalisé ce tour de force ? Télépathiquement ?
— Non, bien sûr, bien que nous soyons capables d’imposer quelquefois notre pensée. J’ai sécrété certaines enzymes dont jusque-là, je l’avoue, je n’avais jamais eu à faire usage, et dont j’ignorais même l’existence dans mon organisme. Je crois plutôt que cette nouvelle possibilité m’est venue après mon passage dans le sang de Ruth.
— Étonnant ! fit Maubry, admiratif. Vous avez donc acquis le pouvoir de vous défendre contre vos semblables. Mais pourquoi avez-vous attaqué Ruth ? Je l’ai nettement remarqué, vous avez provoqué votre congénère, en vous ruant sur lui.
— Je l’avoue. Il se passe en moi quelque chose d’incompréhensible. Avant mon inoculation dans le sang de Ruth, j’obéissais à Mandragoras. L’idée de scléroser les hommes était ancrée en moi. Or, depuis mon contact avec les anti-enzymes et les anticorps de Ruth, cette idée s’est profondément modifiée. Je pense que certains de mes chromosomes ont subi des transformations. Le fait que Ruth ait immédiatement réagi à mon inoculation m’a libéré de mes obligations envers Mandragoras. J’ai lutté contre les anti-enzymes. J’ai perdu le pouvoir de me reproduire, mais j’ai conservé la vie au prix d’un terrible effort glandulaire. De ce combat microscopique, je conserve une haine farouche envers les homoncules rougeâtres. Ne croyez pas que je sois l’ennemi des hommes. Je suis au contraire leur allié. Ceux de mes congénères qui ont été stérilisés par Ruth, en même temps que moi, sont aussi vos alliés, n’en doutez pas.
Un frénétique espoir secoua Maubry. Il pensa au pauvre Kander, abruti par les soporifiques, livrant son ultime combat.
— Par exemple, si je vous mettais en présence d’un homoncule rougeâtre, c’est-à-dire capable de procréer, l’attaqueriez-vous ?
— Naturellement ! répondit Scléro. Ne serait-ce que par antipathie et pour me venger de ma stérilité. Inoculez-moi dans un organisme humain bourré d’homoncules rougeâtres, et je débarrasserai cet organisme des parasites qui le sclérosent !
— Écoutez, dit Joe hâtivement, le stimulateur de croissance vous a tiré du monde infinitésimal et vous ne pouvez y retourner. Mais j’ai récupéré plusieurs de vos congénères du sang de Ruth. Je vais immédiatement les inoculer à un ami. Que se passera-t-il d’après vous, Scléro ?
— S’il s’agit vraiment d’homoncules stériles, ceux-ci neutraliseront non seulement l’acide éjecté par les glandes des homoncules rougeâtres, mais ils perturberont l’équilibre glandulaire et nos frères ennemis succomberont, comme a succombé Ruth.
Un doute, pourtant, plana sur Joe.
— Que deviendront les homoncules stériles dans le sang de l’homme ?
— Incapables de se reproduire, ils achèveront leur temps normal d’existence – très court dans le monde infinitésimal – sans léser le moins du monde la texture organique du malade. Ne l’oubliez pas : je suis non seulement stérile, mais incapable de scléroser. Ruth m’a ôté ces deux possibilités.
— Ruth vous a offert mieux que cela ! triompha le téléreporter, rengainant son revolver dans son étui. Il vous a libéré de l’effrayant Mandragoras et il vous a rejeté dans le camp des hommes.
Il se rua sur une éprouvette, aux trois quarts pleine d’un soluté où baignaient des homoncules rosés. Il contempla le tube avec ravissement et l’éleva à hauteur de ses yeux. Dans le rayon de lumière, par transparence, le liquide avait une couleur de rubis.
— Vite, Joan ! hurla Maubry. Filons immédiatement à Carson-City. Il n’est peut-être pas trop tard.
— Mais…, balbutia la jeune fille, rien ne prouve que…
Une fois de plus, l’impulsif Joe entraîna sa fiancée hors du laboratoire. La porte claqua derrière eux et Slone étouffa un juron. Il s’empressa de fermer le verrou. Il ne tenait nullement à ce que Scléro s’échappât, comme Ruth.
Haussant les épaules, le revolver braqué sur l’homoncule, il intima :
— Allons, Scléro, pas d’enfantillage. Retournez sagement dans votre cloche de verre. Je ne partage pas l’optimisme de mon ami Maubry et je me méfie.
Le gnome obéit, prouvant sa soumission, sa docilité. Il monta sur le piédestal :
— Vous avez tort de me traiter en ennemi de votre race. Je vous apporte au contraire le salut.
— O.K. ! grommela le rouquin. Je vous croirai quand vos collègues microscopiques auront sauvé Mac Kander.
Lorton appuya sur un bouton du tableau de contrôle. La sphère de verre s’abaissa, encapuchonna Scléro. Puis le faisceau paralysant immobilisa définitivement l’homoncule.
Satisfait, Slone rengaina son arme. Il avait envie d’allumer une cigarette, mais il se rendit rapidement compte qu’il se trouvait dans un labo. Il se priva de fumer.
— Sincèrement, professeur, dit-il tourné vers Lorton, pensez-vous que Kander…
— Je ne sais pas ! trancha le vieux savant avec un soupir, devinant la pensée de Slone. Maubry nous préviendra dès qu’il aura du nouveau. En attendant, je vous conseille de vous tenir sur vos gardes.
Le rouquin fronça les sourcils :
— Scléro a regagné sa cage de verre. Quel risque courons-nous ?
— Le même que James Flier. Souvenez-vous. Le cerveau de Flier a été sollicité par la puissante pensée de Ruth. Si, à notre tour, nous tombons dans l’orbite de Scléro…
— Sacrebleu ! tonna Slone, pointant son index sur son front. Vous avez raison. Je ne tiens pas à faire la connaissance de l’acide que Scléro produit à volonté. Restons vigilants.
*
* *
Mac Kander dormait.
Il semblait détendu, reposé. Son visage n’exprimait aucune douleur. À son chevet, Joan et son fiancé l’observaient avec condescendance.
Quand les deux reporters arrivèrent à Carson-City, l’hôtelier les rassura. Kander dormait toujours, bien que son sommeil fût parfois agité. Mais les drogues l’abrutissaient. Il ne s’éveilla même pas lorsque ses deux amis se glissèrent dans sa chambre.
Maubry avait apporté une serviette de cuir de Washington. Il en tira la fameuse éprouvette où nageaient des homoncules rosés, puis, à l’aide d’une seringue, il en aspira le contenu. Alors, résolument, sans la moindre hésitation – car le temps pressait – il inocula le soluté à son camarade.
Kander ne réagit pas à la piqûre. Il resta inerte. Pourtant, les congénères de Scléro se déversaient dans son sang et organisaient déjà la bataille.
— Les homoncules rosés attaquent les homoncules rougeâtres ! exultait Joe. Ils neutralisent l’acide et déséquilibrent le système glandulaire de leurs ennemis. Leur triomphe est assuré.
— Vous vous emballez trop facilement, Joe ! protesta Joan.
— Voyons, nous avons des preuves. Vous avez assisté au combat de Scléro et de Ruth. Ce dernier a été terrassé et, croyez-moi, il a lutté de toutes ses forces. En inoculant des homoncules rosés dans le sang d’un homme, nous amorçons un combat sans pitié à l’échelle microscopique, un combat semblable à celui du labo. Ruth, en luttant contre ses congénères, a créé ses propres ennemis en leur ôtant deux impératifs de Mandragoras : se reproduire et scléroser. Ces deux possibilités leur étant désormais refusées, les congénères de Scléro en ont conçu une haine farouche envers leurs semblables. Ne prétendez pas, Joan, que Scléro et Ruth étaient de mèche. Ils ont livré un combat à mort.
Si l’état de Kander ne s’améliora pas dans les deux heures qui suivirent l’injection, il ne s’aggrava pas non plus. Les pores de sa peau n’exsudaient plus une goutte de sang, la dernière en date s’étant coagulée. Mais ce symptôme annonçait-il vraiment une atténuation de la maladie ?
Cette multitude de points rouges coagulés donnaient à la figure du biologiste un aspect particulier.
— Je laverai toutes ces plaies microscopiques, déclara Joan, oubliant sa propre contamination.
— Vous voyez, Joan, triompha Maubry, saisissant les mains de sa fiancée, vous gardez confiance, puisque vous parlez déjà, de la toilette de Mac. Oui, vous laverez ces plaies. Et quand nous serons certains de tenir la victoire, nous nous inoculerons à notre tour des homoncules rosés.
— C’est vrai, Joe, nous sommes contaminés.
— Nous touchons au but, chérie… ce but que se proposait d’atteindre Mac.
— Puissiez-vous dire vrai ! Quel cauchemar ! Je sens que mes nerfs craquent. Une fatigue générale me paralyse. Je crois bien que, chez moi, la maladie s’aggrave rapidement. Je résiste moins qu’un homme.
Le reporter saisit sa fiancée dans ses bras. Il la serra, l’embrassa :
— Courage, Joan ! Dominez-vous… Voulez-vous une piqûre sédative ? Vous vous êtes beaucoup dépensée ces jours derniers et il est normal que votre organisme marque un certain fléchissement. Vous avez besoin de repos.
— Sans doute. Mais je ne prendrai du repos que lorsque je saurai Mac Kander hors de danger. Alors, seulement, je consentirai à me soigner.
Maubry sourit. Il regarda sa montre. Au dehors, la nuit folâtrait dans Carson-City et sur le Nevada tout proche.
— À quoi bon veiller Mac ? Nous allons demander deux chambres à l’hôtelier. Une nuit de sommeil nous remettra sur pied. Demain, nous verrons si notre ami va mieux.
Sans bruit, ils quittèrent le biologiste et éteignirent la lumière. La pièce fut plongée dans l’obscurité. Avant de refermer la porte, Joe tendit l’oreille. Il perçut la respiration régulière de son camarade. Il en éprouva un certain réconfort.
*
* *
Un pâle soleil hivernal inondait Carson-City. Au loin, s’étendait la monotonie du Nevada parcouru par une bise aigre.
Joan et Maubry étaient à nouveau au chevet de Kander. Celui-ci venait d’ouvrir les yeux. Il restait encore abruti par les soporifiques, mais il reconnaissait ses amis. Il leur adressa un sourire furtif. Des mots sortirent avec difficulté de sa bouche :
— Je… je me sens faible, très faible, comme… si j’avais reçu des coups, ou comme si je me relevais d’une grippe.
Joe tapota la main de son camarade, une main blanche, lavée par les soins de Joan.
— Tu vas mieux, Mac, beaucoup mieux. Je crois même que tu es hors de danger. Hier, je t’ai inoculé des homoncules à virulence atténuée.
— Un vaccin ?
— Mieux que cela : un sérum. Comme tu me l’avais conseillé, j’ai inoculé des homoncules dans le sang de Ruth. Puis j’ai récupéré ces parasites. Je n’apprécierai jamais assez le concours que m’a apporté Lorton… Eh bien ! chose incroyable, les homoncules rosés s’attaquent avec acharnement aux homoncules rougeâtres et les terrassent rapidement grâce à une action glandulaire. Je n’entrerai pas dans les détails, Mac, car je ne voudrais pas te fatiguer…
— Je t’en prie, Joe, j’ai le droit de savoir. Mon cerveau raisonne froidement et je m’exprime de plus en plus avec facilité, preuve que mon état s’améliore.
Aussi brièvement qu’il le pût, afin de contenter son ami, Maubry expliqua comment Lorton, Joan et lui étaient parvenus à tirer Scléro du monde infinitésimal. Quand il mit l’accent sur le combat entre Scléro et Ruth, le visage de Kander s’éclaira :
— La lutte à laquelle vous avez assisté dans le labo de l’Institut a dû logiquement se répéter dans mon organisme, à une échelle naturellement microscopique. Les homoncules rosés ont immédiatement attaqué leurs frères rougeâtres et les ont décimés grâce à leurs nouvelles possibilités. Le combat se poursuit certainement encore dans mes vaisseaux sanguins et mon amélioration prouve que le clan de Scléro triomphe de celui de Ruth. Une nouvelle dose de sérum sera sans doute nécessaire pour affirmer la supériorité des homoncules rosés, car je me trouvais aux termes de la maladie. Néanmoins, ce premier apport de soluté a permis non seulement de stopper la sclérose, mais de la faire régresser.
Kander voulut se dresser sur son séant, mais il retomba lourdement sur son oreiller, le visage en sueur. Il passa la main sur son front, ignorant qu’hier encore, les pores de sa peau exsudaient des gouttes de sang.
Condescendante, Joan lava avec une éponge la figure ruisselante du malade. Elle sourit :
— Je vous en supplie, ne vous agitez pas. Vous êtes encore très faible. Il faut que vous aidiez les homoncules rosés dans leur lutte.
— Oui… haleta le biologiste, avalant sa salive. Je présume de mes forces. Je suis encore un paquet de chairs amollies. Je viens de m’en rendre compte… Ah ! mes amis, vous venez sans doute de sauver l’humanité de sa plus affreuse destinée.
Maubry haussa, les épaules :
— Tu oublies que nous avons agi suivant tes directives. C’est toi qui nous a conseillé d’inoculer des homoncules dans le sang de Ruth. Or, cette initiative a précipité la victoire.
— Bah ! trancha Joan. Ne nous disputons pas sur la paternité du sérum. Mettons que nous y avons tous contribué. L’essentiel est de disposer d’une arme contre la sclérose de Mandragoras.
Kander conseilla à son ami de lui faire une prise de sang. Lorsque le téléreporter se fut acquitté de cette tâche, le biologiste expliqua :
— File à Washington, au labo, et examine le prélèvement. Si le sérum possède toute l’efficacité qu’on souhaite, tu découvriras, mêlé au plasma, des cadavres d’homoncules rougeâtres.
Joe promit et se sauva en compagnie de Joan, recommandant à l’hôtelier de monter à Kander un repas léger. Dans l’ionobus qui les ramenait à Washington, Maubry soupira :
— Pour obtenir du sérum, il faudra tirer du monde microscopique un homoncule rougeâtre, puis lui inoculer des germes de Mandragoras. Ensuite, il conviendra de récupérer ces germes. Dommage que le pouvoir de procréer soit interdit désormais au clan de Scléro, car la production du sérum serait accélérée.
Joan fronça les sourcils :
— Mac doute-t-il de la réussite ? Pourquoi ce nouvel examen de sang ?
— Simple vérification.
Au labo de biochimie, Lorton et Slone attendaient les reporters avec l’impatience que l’on conçoit. Quand ils apprirent de la bouche même de Maubry et de Joan que Kander allait mieux, ils en éprouvèrent un soulagement immédiat. Le vieux professeur se laissa choir sur une chaise :
— Dieu soit loué ! soupira-t-il.
Joe tendit le tube qui contenait le sang de son ami.
— Examinez cela, professeur. C’est le vœu de Kander. Il faut savoir si le triomphe des homoncules rosés est total.
Lorton s’exécuta sur-le-champ. Il glissa quelques gouttes de sang entre deux lamelles, puis plaça la préparation sous l’oculaire du microscope. S’installant auprès de l’instrument, il commença son examen.
Rapidement, il poussa une exclamation :
— Venez voir, mes amis ! invita-t-il soudain, cédant sa place au microscope.
Maubry, puis Joan, observèrent la préparation. Les hématies de Kander véhiculaient des masses inertes qui n’étaient autres que des homoncules rougeâtres. Aux côtés de l’une de ces masses, une créature plus rosée s’animait…
Joe prit sa fiancée dans ses bras et la souleva de terre. Il la couvrit de baisers :
— Le doute n’est plus permis, chérie ! exulta-t-il. Le clan de Scléro terrasse celui de Ruth. Le sérum est efficace à cent pour cent car les homoncules rougeâtres ne disposent d’aucune parade contre leurs frères ennemis.
Le vieux Lorton avait des larmes dans les yeux, tandis que Slone, conscient qu’un important événement se déroulait – malgré sa totale incompétence en biochimie – manifestait sa joie en battant des mains.
— N’attendez pas pour vous inoculer des homoncules rosés, conseilla Lorton, s’adressant aux deux reporters. Vous êtes contaminés, ne l’oubliez pas. Plus tôt vous commencerez le traitement, mieux cela vaudra.
— Comptez sur nous, professeur ! jubila Joe. Mais vos services doivent être alertés. Il faut produire le sérum en grande quantité, jusqu’à complet anéantissement de la race de Mandragoras. Le public ne doit plus rien ignorer du terrible danger qu’il a couru…
*
* *
Trois jours plus tard, alors que Mac Kander se remettait lentement dans un hôpital de Carson-City, la Télévision et le Star Tribune annonçaient au public la prodigieuse aventure de Ruth et de Scléro…
Le monde ignorant en eut le souffle coupé. Un frisson d’épouvante rétrospectif passa sur toutes les échines quand les photos du Star Tribune et les écrans de la Télé montrèrent Scléro dans sa cage de verre, à l’Institut biologique de Washington.
Dans la puissante automobile qui, à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure, emportait Joan Wayle et son fiancé vers les plages de Floride, le cauchemar s’estompait au fil de la route.
Maubry conduisait et souriait à la vie.
— J’ai besoin d’air pur, d’espace, de nature, de vacances enfin, après ces heures sombres d’hiver. Si tu savais combien je t’aime, Joan !
Ce tutoiement ne choqua nullement la jeune fille qui se blottit contre le reporter. Sa tête se cala au creux d’une robuste épaule. Elle ferma les yeux.
— Joe chéri…, murmura-t-elle. Notre sang véhicule des homoncules rosés. Mais je m’en moque. Ils sont nos défenseurs et ils le seront aussi longtemps que durera leur existence… Mais Scléro, que deviendra-t-il ?
— Une sorte de héros national. Peut-être les pouvoirs publics l’autoriseront-ils à circuler librement sur le territoire U.S. Je crois que personne ne s’y opposera. Ce n’est pas drôle, même pour un homme-végétal, de vivre sous une cloche de verre.
Le reporter arrêta sa voiture en bordure de la mer. Il mit pied à terre et Joan le rejoignit. Il l’enlaça :
— Ne pensons plus au passé. J’ai hâte de m’ébattre sur les plages chauffées par le soleil.
Un air tiède soufflait du large et chuchotait dans quelques palmiers. Des nuages blancs se pourchassaient dans un ciel pur. Là-bas, sur la grève, le ressac de la mer léchait le sable avec des spasmes d’allégresse et des frissons d’écume.
FIN
ACHEVÉ D’IMPRIMER
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