CHAPITRE PREMIER

Il pleuvait et la terre exhalait une odeur d’humus. Une pluie légèrement radio-active, séquelle des expériences atomiques passées, n’affectant pas les hommes dans leur santé fragile comme le verre, mais inspirant néanmoins l’inquiétude.

Cette pluie, des milliers d’yeux braqués derrière les vitres l’observaient avec un soupir de tristesse, avec une consternation dramatique, une grimace d’appréhension.

Sur les écrans de la télé, sur les pages toutes fraîches des journaux, les spécialistes avaient beau affirmer que le danger de contamination n’existait pas. Ils perdaient leur temps. Leurs paroles apaisantes étaient du vent. Chaque fois qu’il pleuvait sur le Nevada, les gens se mettaient en vitesse à l’abri, histoire d’éviter les gouttes du passé, à leur avis gorgées de strontium 90 et d’autres éléments nocifs.

En fait, le coefficient radio-actif n’avait rien d’alarmant. À telle enseigne que les syndicats d’initiatives invitaient les touristes au Nevada pour une somme dérisoire. Généralement, les maisons en étaient pour leurs frais publicitaires. N’empêche qu’elles ne renonçaient pas à leurs slogans. Il est vrai que le gouvernement leur allouait discrètement des subsides de façon à redonner un peu d’activité à ce bon vieux désert qui s’ennuyait depuis que l’homme l’avait fui.

Il pleuvait sur le Nevada, comme il avait plu tant d’autres fois, comme il pleuvrait sans doute encore. Apparemment, cela ne présentait guère d’importance.

Et pourtant !…

Oui, il fallait un commencement et le phénomène débuta précisément cette nuit-là, où les larges gouttes tièdes cherchaient leur chemin dans les ténèbres profondes, avant de s’infiltrer dans la terre assoiffée.

Oh ! Évidemment, on ne s’aperçut pas immédiatement du changement. Mais par cette nuit pluvieuse, quelque chose s’anima dans le désert…

 

*
*  *

Le mois de novembre s’annonçait froid Une bise aigre soufflait sur Washington. Des écharpes de brume traînaient dans les rues, cernaient les buildings et folâtraient dans la campagne.

Au trentième étage de Mole-Street, une lumière s’alluma, luciole jaune dans la nuit noire. La sonnerie vibrante, impérative, d’un visiophone, emplissait tout l’appartement de Joe Maubry, reporter à la Télévision américaine.

Le jeune homme, en grommelant – il n’aimait pas être réveillé en sursaut – s’assit sur son lit et, sans hâte, enfila ses pantoufles fourrées. Il bâilla.

Il passa une main lasse dans sa tignasse ébouriffée. Puis, se frottant les yeux, il observa le réveil posé sur la table de nuit : onze heures quinze. Qui diable l’appelait, alors qu’il dormait depuis une heure ? Il s’était couché tôt et il aurait volontiers envoyé au diable son correspondant.

Peut-être Joan. Mais cela semblait improbable. Il avait quitté Joan à neuf heures, au drug-store, et les deux jeunes gens étaient rentrés chez eux chacun de leur côté.

Alors ?

Maubry hocha la tête. Il n’était pas pressé car il se trouvait délicieusement bien dans son lit. Une douce chaleur provenait d’un foyer à infrarouges et envahissait régulièrement l’appartement.

Joe allongea la main et tourna le visiophone vers lui. Il pressa le contact. Aussitôt, la sonnerie s’interrompit et la figure d’un gros homme s’encadra sur le petit écran.

— Ah ! Enfin…, soupira le correspondant, visiblement impatient. Je vous croyais encore debout.

— Mais, patron, protesta Maubry, il est onze heures quinze et…

— …et vous dormiez comme un abruti ! Navré de vous réveiller, mais il faut que vous filiez immédiatement au Nevada.

Joe sursauta. Par expérience, il savait que Manuel Robeson ne plaisantait jamais. Pourtant, cette fois, il fut sceptique.

— Au Nevada ? Mais ce n’est pas la porte à côté. Ne pourrais-je attendre demain matin ?

Robeson s’énerva. Son visage devint cramoisi et il passa sa main dans le col de sa chemise.

— Vous êtes reporter, oui ou non ? Je vous appelle de chez moi. Je viens, à l’instant, de recevoir un câble de notre correspondant à San Francisco. Figurez-vous qu’à dix-huit heures, un hélicoptère transportant quelques touristes et revenant d’une excursion dans le Nevada, a été le témoin d’un phénomène inexplicable du côté de la Humboldt River. Depuis, jamais le Nevada n’a reçu autant de visiteurs. Il en vient de partout et il n’y a que cinq heures que le fait est signalé. Quel engouement ! Naturellement, la police est sur les lieux.

— Hum ! toussa Joe. De quoi s’agit-il ?

— Une histoire de végétal. Mon correspondant n’a pu être plus précis. Il n’a fait que me rapporter les rumeurs. Grouillez-vous, mon ami, sinon vous ne trouverez plus une chambre à Carson-City. L’ionobus pour San Francisco part à minuit. Vous avez le temps de l’attraper au vol.

Maubry grogna une approbation et il allait couper le contact quand Robeson se ravisa :

— Je veux du sensationnel, vous entendez ? Un hélicoptère et du matériel vous attendra à San Francisco. Et, ultime recommandation, ne vous faites pas griller par les gars de la presse !

Le directeur de la télé disparut de l’écran et Joe poussa un profond soupir. Il aimait son métier, seulement il n’aimait pas Robeson. Ce dernier n’en finissait jamais avec ses conseils – superflus, naturellement.

— Un jour, grommela le reporter, je lui proposerai de faire graver ses leçons sur microsillon ! Quel rabâcheur !

Une fois de plus, il s’apprêtait à faire un deuil de sa nuit. Cela lui arrivait fréquemment. Il s’habilla en hâte, téléphona à un héli-taxi, boucla sa valise, et se retrouva sur le toit de l’immeuble.

La bise glaciale le surprit. Il releva le col de son auto-coat et frissonna. Fort heureusement, il n’eut pas à attendre longtemps l’héli-taxi.

— À l’aéroport ! lança-t-il au pilote, en s’engouffrant dans l’appareil.

Il survola Washington endormie. Des projecteurs éclairaient les buildings. Le monorail des aéro-trolleys scintillait et les larges pistes suspendues tendaient leurs arceaux monumentaux au-dessus de la ville.

Maubry parvint à l’aéroport cinq minutes avant l’envol de l’ionobus pour San Francisco. Il eut juste le temps de prendre son billet dans la distributrice automatique et de foncer à toutes jambes sur l’aire de départ, bousculant même quelques employés au passage. Sitôt à bord de l’ionobus, le sas se referma derrière lui.

— Ouf ! soupira-t-il, se laissant tomber sur l’un des sièges gyroscopiques et essuyant discrètement les gouttes de sueur qui mouillaient son front. Quel métier !

Le lourd engin s’éleva avec effort sur quatre colonnes de flammes et parvenu dans les hautes couches atmosphériques, vers trente mille mètres d’altitude, il bascula, filant comme une flèche vers le Pacifique.

Maubry, bien calé dans son fauteuil, récupérait son souffle. Il réfléchissait aussi à sa mission. Robeson avait la sale manie de laisser ses reporters dans le vague. Bien sûr, le correspondant de San Francisco manquait d’informations. N’empêche que la plus élémentaire précision s’imposait. Joe fonçait comme un ouragan, tête baissée, sans trop savoir sur quel événement il s’aiguillait. C’était du suspense ou il n’y connaissait rien. Et avec Robeson, le suspense avait un piment particulier.

Maubry évoqua le Nevada, de triste mémoire. C’était un sale coin, pestiféré. Et le gros Robeson l’envoyait là-bas, parce qu’il s’y passait un curieux phénomène, surtout parce que le patron cherchait avant tout du sensationnel pour ses émissions d’actualité.

Quand l’ionobus se posa à San Francisco, moins d’une heure plus tard, Joe retrouva tout son dynamisme. Son sommeil s’était volatilisé et la passion de son métier reprenait ses droits. Il n’aspirait plus qu’à télé-filmer un document extraordinaire alors que, trois minutes auparavant, il envoyait Robeson au diable.

Mais Maubry était ainsi, impulsif, versatile. Il le reconnaissait lui-même et Joan Wayle, sa fiancée, en savait quelque chose. Ce qui ne l’empêchait pas d’être le meilleur garçon du monde.

Joe, sitôt descendu de l’ionobus, chercha du regard le correspondant de la télé. Il le découvrit facilement, près de l’hélicoptère frappé aux insignes de la Télévision américaine, bien qu’il ne l’eût jamais rencontré.

Notre ami se présenta, la main franchement tendue :

— Joe Maubry, de Washington. C’est Robeson qui m’envoie.

— Enchanté, Maubry, dit le correspondant, un type distingué qui ne ressemblait pas à un journaliste. Je m’appelle Hadimer. Je me tiens à votre disposition, naturellement.

— Naturellement ! répéta Joe. C’est votre boulot. Ainsi, c’est à vous que je dois mon sommeil interrompu. Que se passe-t-il au Nevada ?

Hadimer grimaça ouvertement.

— Je vous attendais et je n’ai pu aller sur place. Mais la nouvelle s’est vite répandue, vers six heures du soir. L’hélicoptère ramenant les touristes avait le radio-téléphone à bord. Mieux que toutes les rumeurs, vous verrez sur les lieux.

Le correspondant souhaita bon voyage à Maubry.

— Je vous ai trouvé un caméraman de première : Alix Slone. Vous m’en direz des nouvelles. C’est aussi un pilote remarquable.

— Hum ! Je vois. Toutes les qualités, en somme. Je croyais que vous veniez avec nous, Hadimer ?

— À quoi bon ? Je ne suis qu’un correspondant, attaché au bureau de San Francisco. Robeson m’a prié de rester à l’agence, au cas où il aurait besoin de moi. Le Nevada, ce n’est pas dans mes attributions.

Maubry haussa les épaules et grimpa dans la cabine. Il serra la main de Slone, un gars sympathique à grande tignasse rousse et qui possédait une magnifique verrue sur l’aile du nez.

Slone était d’un tempérament bouillant. Du pouce, il désigna la silhouette d’Hadimer, noyée dans l’ombre.

— Il crève d’envie d’être envoyé spécial !

— Vous le connaissez ?

— Bah ! J’ai affaire à lui, de temps à autre. À la direction régionale, on ne tient pas du tout à lui attribuer d’autre poste que celui de bureaucrate. Et ça, Hadimer ne le prise guère !… Entre nous, je ne crois pas qu’il ait l’étoffe d’un envoyé spécial.

Lentement, l’hélicoptère s’éleva. Il plafonna bientôt au-dessus de l’aérodrome et, d’un bond, disparut dans la nuit. Les lumières de San Francisco s’éteignirent.

Maubry tira son paquet de cigarettes. Il en offrit une au pilote et tous deux fumèrent quelques instants en silence. On percevait seulement le sifflement assourdi des tuyères de l’engin.

— Dites-moi, Slone. On a l’air de faire beaucoup de bruit autour du Nevada. Savez-vous quelque chose ?

— Beuh… Des bobards ! Paraît qu’un végétal s’est mis soudain à se trémousser devant des touristes ébahis ! Franchement, vous en avez vu beaucoup des plantes qui remuent ?

Joe partit d’un franc éclat de rire. Visiblement, il ne prenait guère l’histoire au sérieux. Pourtant, tout ce remue-ménage dissimulait un événement prodigieux. On ne se rendait pas au Nevada en pleine nuit pour y regarder les épines d’un cactus !

L’hélicoptère passa au large de Carson-City et piqua droit sur le désert. La lune ruisselait en cascades argentées sur la terre stérile.

— De quand date la dernière pluie ? demanda brusquement Joe.

— Un bon mois, au moins. Pourquoi cette question ?

— Pour rien. Les pluies sont toujours plus ou moins radio-actives dans la région. Vous saisissez le rapport ?

— Non.

— Ça ne fait rien. Mais on peut tout supposer… Tenez. Je crois que voilà la Humboldt River.

— Oui, c’est la Humboldt, confirma le pilote. Cinq minutes plus tard, les deux hommes apercevaient une lueur au sol, jaunâtre. Elle provenait du projecteur de l’hélicoptère de la police. Ce foyer lumineux éclairait comme en plein jour. On distinguait les casquettes à courtes visières des policiers, puis des silhouettes en civil, agglutinées autour d’un gros végétal émergeant de terre.

— Cactus ? interrogea Maubry, sourcils froncés.

— Non. Mandragore, précisa Slone qui connaissait toutes les particularités du Nevada.

— Mandragore ?

— Oui, une plante de la famille des solanacées. La plupart se présentent sous l’aspect de racines dont certaines affectent la forme humaine ou animale. Ces racines sont courantes dans certains déserts. La Nevada en possède de beaux échantillons.

L’hélicoptère de la télé se posa dans un nuage de poussière. Joe constata amèrement que ses confrères de la presse – certains tout au moins – étaient déjà sur les lieux.

— Ils ne perdent pas leur temps ! grommela-t-il.

Les flashes des photographes crépitaient et les caméras s’en donnaient à cœur joie. Maubry joua des coudes pour parvenir au premier rang des curieux, sans souci des protestations. Il montra son coupe-file à un agent.

— Ah ! La Télé… soupira le policier. Que pensez-vous de cette mandragore ?

Joe regarda. Sous la lumière du projecteur, il distinguait parfaitement la grosse racine émergeant du sol stérile. Torturée comme mi corps de goutteux, grotesque parodie de l’homme, la plante se dressait, verticale. Elle était l’objet de tous les commentaires.

Maubry fut frappé par certains détails. La solanacée possédait une tête humaine, avec un nez, des yeux, une bouche, apparemment taillés par un sculpteur habile. Un corps décharné, des bras sans mains, des jambes sans pieds. La nature avait tellement bien imité les choses qu’il ne manquait que le mouvement à cette créature de cauchemar, au visage grimaçant, simiesque.

Joe ne s’inquiéta pas. Il se demanda même pourquoi l’on faisait autant de remue-ménage pour une mandragore, admirable réplique de l’homme, certes, mais qui n’en restait pas moins un végétal banal. D’autres racines affectaient des formes analogues et seule la curiosité poussait le touriste à les admirer. Ici, c’était un centaure, là, un chien enraciné ou bien un lapin-danseur. À moins qu’il ne s’agisse d’un animal antédiluvien.

Slone déroulait tranquillement son câble. Il parvint auprès de Maubry et lui tendit un micro. Puis il vérifia sa caméra, criant à l’entourage :

— Soyez aimable. Faites attention au câble.

Se tournant vers Joe :

— Alors, on commence ?

Le reporter haussa les épaules. Il désigna la mandragore ricanante, éblouie par le projecteur braqué sur elle.

— Robeson va en faire, une tête. Il attend quelque chose de sensationnel.

Un confrère de la presse le poussa du coude.

— Hé ! Vous n’avez pas vu ?

— Non. Je…

— Vous venez d’arriver, bien sûr. Mais observez donc mieux les « bras » de la solanacée. Vous verrez qu’ils bougent. Et ça, c’est formidable, mon vieux !

Maubry reçut comme une douche. Il n’y croyait guère à cette histoire de végétal qui remuait. Pourtant, Hadimer lui en avait touché deux mots. Il s’approcha, malgré les recommandations d’un policier.

Il regarda plus longuement. Oh ! bien sûr. C’était imperceptible, à peine décelable. Mais incontestablement, la racine s’animait. Les yeux avaient quelque chose d’humain. Mille symptômes prouvaient que le végétal, soudainement, possédait une vie active.

— Allons, n’approchez pas ! hurlaient les agents, refoulant les curieux.

Joe fut repoussé. De grosses gouttes de sueur perlaient à son front, malgré la nuit froide. Plus il regardait la mandragore, plus il y décelait des stigmates de vie. Toute la plante frémissait !

Slone braquait sa caméra et prenait un film, d’aussi près que possible, afin de montrer aux téléspectateurs le prodigieux phénomène.

Le micro tremblait dans les mains du reporter.

— Ici Joe Maubry, envoyé spécial de la Télévision américaine, qui vous parle du Nevada…

 

*
*  *

Slone se pencha sur l’enregistreur et coupa le contact. Aussitôt, les bobines électro-magnétiques cessèrent leur rotation sur leurs pivots.

Le technicien roux ôta les bandes et les enfouit dans un sac en plastique. Puis il enroula ses câbles sans hâte.

— Grouillez-vous, mon vieux ! s’impatienta Maubry qui n’aimait pas précisément les mollusques. Il faut que dans moins de deux heures, Robeson ait les enregistrements et les télé-films. Il les passera aux premières informations du matin. C’est indispensable si l’on ne veut pas se faire griller par la presse.

— O.K. ! agréa le pilote en bourrant un chewing-gum dans sa bouche. Comptez sur moi. Je file immédiatement à San Francisco.

Il mâchonna paisiblement et s’installa aux commandes de l’hélicoptère. Il hésita :

— Et vous ?

— Je reste sur place, au cas où il y aurait du nouveau. Mais cela m’étonnerait. J’ai dit l’essentiel. Cette affaire n’a pas fini de passionner l’opinion.

Slone manipula des boutons sur le tableau de bord. Des lumières s’allumèrent.

— Vous avez une idée ?

— Sur la mandragore ? Aucune. Je n’y connais rien en botanique et je préfère m’en référer aux experts. La police attend le professeur Golson. Mais je doute que cet homme de science y comprenne quelque chose… Maintenant filez, Slone. Pour rentrer, je me débrouillerai.

Le pilote leva son pouce en signe d’acquiescement et lança les réacteurs. Les gaz giclèrent des tuyères et Maubry, saisi par un tourbillon glacial, s’éloigna en grommelant.

Il se retourna. Il vit l’appareil s’élever puis disparaître dans la nuit.

— Bon caméraman, ce Slone, mais un peu mou

Il revint vers le cercle des curieux qui, sans cesse, s’épaississait. Les journalistes et les photographes affluaient. Constamment, des hélicoptères se posaient, repartaient, et la police avait bien du mal à canaliser ces touristes.

Personne, jusqu’à présent, n’avait osé toucher la mandragore-phénomène. Elle constituait un pôle de répulsion et si chacun s’en approchait, soit pour la contempler, soit pour la filmer, soit pour la photographier, on observait des règles de prudence. D’ailleurs, les policiers, au coude à coude, formaient une barrière autour du végétal et sans cesse prodiguaient des conseils alarmants et certifiaient qu’un réel danger existait.

La mandragore était un peu comme un volcan en éruption. On admirait son réveil colossal, mais personne n’aurait songé à descendre dans son cratère !

Joe aborda un homme d’une quarantaine d’années qui, immobile, contemplait la plante vivace avec des yeux craintifs.

— Je m’excuse, monsieur, mais vous avez été l’un des premiers à assister au phénomène ?

— Oui. J’appartiens au syndicat d’initiatives de San Francisco. Mon hélicoptère, garni de quelques touristes, regagnait Carson-City, son survol terminé. Toutefois, je ne voulais pas achever la visite du Nevada sans un crochet aux mandragores à formes humaines ou animales. C’est ainsi qu’en approchant de celle-ci, nous fûmes surpris de la voir s’animer.

— Qu’avez-vous pensé à ce moment-là ?

— Oh ! À une hallucination, bien sûr. Bien des fois, je suis passé à côté des mandragores et je vous l’avoue franchement, aucune d’elles ne s’était mise à vivre… comme un homme.

— Un homme… enraciné tout de même ! précisa Joe en souriant. Vous voyez la nuance. Pour ma part…

Le reporter s’interrompit brusquement. Son œil fureteur venait de reconnaître quelqu’un dans la foule.

— Euh ! Excusez-moi, dit-il au témoin en s’élançant vers une élégante silhouette féminine qui tentait de se frayer un passage jusqu’au premier rang des curieux.

— Oh ! Joe ! s’exclama la jeune fille, faussement surprise, en reconnaissant son fiancé.

— Naturellement ! grommela Maubry en embrassant furtivement Joan au coin des lèvres. Vous arrivez en retard. J’ai déjà envoyé mon article à Robeson.

— Bravo ! applaudit Joan Wayle. Mais je dormais quand mon rédacteur en chef m’a réveillée. J’ai manqué l’ionobus de minuit.

La jolie journaliste aux yeux verts fronça les sourcils. Elle lança un bref regard d’appréhension vers le végétal monstrueux dont les bras et le corps noueux continuaient de s’agiter convulsivement, en proie à une fièvre interne apparemment inexplicable.

— Joe, dites-moi que je rêve et que tout cela est truqué, abominablement. C’est du cinéma, n’est-ce pas ?

— Allons, Joan, ne vous affolez pas. Je sais. Cette histoire paraît fantastique. Mais la vérité nous crève les yeux. Regardez. Le végétal bouge, VIT. J’ignore les raisons de cette métamorphose mais n’oublions pas que le Nevada a été le théâtre d’expériences atomiques. Fort heureusement, depuis, une convention internationale a aboli les explosions nucléaires et toute fabrication de matières fissiles à des fins militaires.

— Et vous croyez que la radio-activité…

— Simple supposition, chérie. Golson doit arriver d’une minute à l’autre.

— Le botaniste ?

— Oui. C’est un type qui en connaît long sur les plantes. La police est allée le chercher à son domicile de Chicago… Naturellement, vous désirez quelques tuyaux pour votre journal.

Joan approuva. Mais sa main se crispa sur le bras de son fiancé :

— J’ai peur, Joe. Brusquement peur, comme une imbécile.

— Vous feriez-vous des idées ? Vous allez me balayer ça immédiatement de votre jolie tête. Je ne veux pas que vos yeux soient sombres. Je ne veux pas non plus que votre bouche reste rigide. Vous êtes tellement charmante quand vous souriez !

Maubry était un homme heureux. Il possédait une fiancée adorable, qu’il aimait follement. Seulement Joan Wayle appartenait à l’équipe du Star Tribune, un journal de Washington qui montait en flèche depuis plusieurs années et qui concurrençait sérieusement la télévision. Robeson, entre autres, ne pouvait souffrir Joan, parce que la télé et la presse étaient un peu comme chien et chat.

Joe naviguait précairement entre ces deux galères. Il y mettait de la bonne volonté, le pauvre. Mais Robeson lui passait plus d’un savon quand il facilitait le travail de Joan. Or, le reporter de la télé ne résistait pas longtemps aux grands yeux verts. Certains chats s’entendent très bien avec les chiens.

Le journaliste soupira :

— Je pense à Samelson. C’est une vieille histoire(1) mais elle ne s’enlèvera jamais de mon esprit.

— Je comprends. Et vous faites le rapprochement entre les apparitions vertes et la mandragore. Mais il n’existe aucune corrélation ! Le « revibrator » était un appareil purement scientifique. La mandragore découle de lois naturelles.

— Un végétal animé ! Vous appelez cela des lois naturelles ? Non, Joe. Quelque chose est intervenu dans le métabolisme de la plante. Quelque chose provoqué soit par la radio-activité, soit par un autre phénomène.

Au même moment, un hélicoptère de la police se posa. Plusieurs hommes en civil, le visage grave, en descendirent. Parmi eux, un personnage plus âgé attira particulièrement l’attention des journalistes, gens éminemment bien renseignés. Un nom circula comme une traînée de poudre :

— Le professeur Golson !

Aussitôt, celui-ci se dirigea vers la mandragore phénoménale. Le cercle des policiers se rompit et se reforma immédiatement.

Le botaniste, figé, contempla l’hallucinant végétal en mouvement. Jamais sans doute, au cours de sa longue carrière, il n’avait assisté à un tel spectacle. Il resta un moment muet puis appela l’un de ses collaborateurs :

— Apportez les instruments, nous allons effectuer quelques prélèvements.

Golson, d’un œil ironique, contempla l’un des policiers qui tenait son revolver polyrayons à la main :

— Rengainez cela, mon brave. Auriez-vous peur que, brusquement, cette mandragore, du type atropa, s’arrache à la terre ?

L’agent pâlit étrangement, sous le projecteur braqué. Un frisson lui parcourut le dos. Il préférait, de beaucoup, se mesurer à un gangster.

— Non, mais je… balbutia-t-il.

Le savant haussa les épaules. Son collaborateur lui apportait un scalpel. Il s’en saisit et se mit à genoux sur le sol aride. L’assistance, brutalement silencieuse, haletait.

Joan étreignit la main de son fiancé :

— Joe… Le professeur ne court-il aucun risque ?

— Je ne sais pas. Cela m’étonnerait. Nous sommes en face de quelque chose d’inexplicable.

La voix d’un policier retentit :

— Avez-vous assez de lumière, professeur ?

— Oui, merci, dit Golson. Passez-moi mes gants de caoutchouc.

Il se ganta, sans doute par pure précaution. Puis sa main droite, un peu tremblante, armée du scalpel, s’allongea vers la plante. Les doigts de sa main gauche palpèrent longuement la racine et Golson constata un détail ahurissant : la racine avait perdu de sa dureté primitive, de sa sécheresse. Elle devenait molle, comme de la chair animale, élastique. Sa couleur jaunâtre virait lentement au rouge sanguin.

Le botaniste hésita quelques secondes. La mandragore se doterait-elle d’une sensibilité ?

Le scalpel fouilla la superficie de la racine, explora prudemment les téguments. Une incision légère n’amena aucune réaction du végétal et le savant, le front luisant de sueur, poursuivit sa besogne.

Il taillada les fibres. La racine parut saigner. Un suc rouge coula goutte à goutte dans la terre qui l’absorba.

— Vite, donnez-moi une éprouvette ! ordonna le professeur.

L’aide apporta l’objet demandé. Quelques fragments cellulaires tombèrent dans l’éprouvette rapidement obturée par un bouchon d’ouate.

Golson se releva et quitta ses gants. Il s’essuya le front et contempla la cicatrice laissée par le scalpel. Le suc rougeâtre se tarissait lentement.

— Alors ? demanda un journaliste.

— Je ne peux rien dire tant que je n’aurai pas examiné les prélèvements, répondit le botaniste. Mais j’ai tout lieu de penser qu’il s’agit d’une transmutation.

— Une transmutation ? Quelle en serait l’origine ?

— Peut-être la radio-activité. Excusez-moi, messieurs.

L’éminent savant quitta la cohue des journalistes qui l’inondaient de flashes et, une nouvelle fois, appela son assistant.

— Le compteur Geiger.

Golson s’arma de l’appareil. Il en promena l’antenne autour de lui, sur le sol aride, sec. Le compteur grésilla faiblement. Il crépita davantage quand il effleura la mandragore.

Le cercle des curieux s’élargit. Le botaniste les rassura :

— Le coefficient est trop faible pour présenter un danger. Néanmoins, cette mandragore affecte un certain degré de radio-activité. Rien d’étonnant. Le Nevada a servi de champ d’expérience atomique.

Se tournant vers les policiers :

— Un conseil, messieurs : continuez votre surveillance attentive autour de cette solanacée. Mieux : construisez une barrière protectrice. Des fanatiques peuvent en effet détruire la mandragore et ce serait vraiment dommage pour la science. De plus, peut-être existe-t-il un certain danger de contamination.

Les visages des policiers s’allongèrent. La panique entra dans leurs yeux.

— Vous avez touché la plante, professeur…

— J’étais ganté. De toutes façons, cela n’a guère d’importance. Je consacre ma vie à la science… Bonsoir, messieurs.

Quand Golson disparut, chacun en éprouva comme du soulagement. Mais il laissait un froid derrière lui. Un froid qui figeait les conversations.

Par groupes, les journalistes devisaient, commentaient à voix basse. Il leur semblait que la mandragore les épiait de ses yeux de plus en plus humains. Une certaine gêne planait et – pourquoi ne pas l’avouer ?  – une certaine angoisse aussi. Visiblement, un malaise flottait.

— Dommage, regretta Maubry, que Slone soit parti avec le matériel. J’aurais eu l’enregistrement du professeur. Mais je tenais à ce que Robeson passe mon communiqué au bulletin de six heures.

Joan entraîna son fiancé vers l’hélicoptère du Star Tribune.

— Je vous emmène, Joe ?

— Volontiers. Je ne tiens pas à rester ici une minute de plus. Nous n’avons plus rien à y faire. Il faut attendre l’expertise de Golson. J’ai idée que les places seront chères devant le labo de Chicago !

Tandis que l’hélicoptère s’élevait, piloté par un type du journal, Joan Wayle décrocha le téléphone. Elle demanda Washington.

Elle sourit à Maubry :

— Excusez-moi, Joe. J’ai peur de rater la première édition. Alors je dicte mon article. Vous ne m’en voulez pas ?

Joe haussa les épaules et soupira bruyamment. Il se cala dans un coin et resta silencieux. Il se demanda, quand il serait marié, comment il pourrait supporter la concurrence de sa femme. Pour lui, c’était un sacré casse-tête.