XXXIX

TAXILA

Au pied des montagnes du Cachemire, entre Rawalpindi et Peshawar, s’élève le site de Taxila à quelques kilomètres de la voie ferrée. J’avais emprunté celle-ci pour m’y rendre, involontairement responsable d’un menu drame. Car l’unique compartiment de première classe où je montai était d’un type ancien – sleep 4, seat 6 – qui tient le milieu entre le fourgon à bestiaux, le salon et – par les barreaux protecteurs aux fenêtres – la prison. Une famille musulmane s’y trouvait installée : le mari, la femme et deux enfants. La dame était purdah. En dépit d’une tentative pour s’isoler : accroupie sur sa couchette, enveloppée du burkah et me tournant obstinément le dos, cette promiscuité parut tout de même trop scandaleuse, et il fallut que la famille se séparât ; la femme et les enfants se rendirent au compartiment des dames seules, tandis que le mari continuait à occuper les places réservées en m’assassinant des yeux. Je pris mon parti de l’incident, plus aisément en vérité que du spectacle que m’offrit à l’arrivée, pendant que j’attendais un moyen de transport, la salle d’attente de la station qui communiquait avec un salon aux murs couverts de boiseries marron, le long desquels étaient disposées une vingtaine de chaises percées, comme pour servir aux réunions d’un cénacle entérologique.

Une de ces petites voitures à cheval appelées gharry, où l’on s’assied dos au cocher, en péril d’être jeté par-dessus bord à chaque cahot, me conduisit jusqu’au site archéologique par une route poudreuse bordée de maisons basses en torchis, entre les eucalyptus, les tamaris, les mûriers et les poivriers. Les vergers de citronniers et d’orangers s’étendaient au bas d’une colline en pierre bleuâtre, parsemée d’oliviers sauvages. Je dépassai des paysans vêtus de couleurs tendres : blanc, rose, mauve et jaune, et coiffés de turbans en forme de galette. J’arrivai enfin aux pavillons administratifs entourant le musée. Il avait été convenu que j’y ferais un bref séjour, le temps de visiter les gisements ; mais comme le télégramme « officiel et urgent », envoyé de Lahore la veille pour m’annoncer, ne parvint au directeur que cinq jours plus tard en raison des inondations qui sévissaient au Punjab, j’aurais pu aussi bien venir impromptu.

Le site de Taxila, qui porta jadis le nom sanscrit de Takshasilâ – la ville des tailleurs de pierres – occupe un double cirque, profond d’une dizaine de kilomètres, formé par les vallées convergentes des rivières Haro et Tamra Nala : le Tiberio Potamos des anciens. Les deux vallées, et la crête qui les sépare, furent habitées par l’homme pendant dix ou douze siècles, sans interruption : depuis la fondation du plus ancien village exhumé qui date du VIe siècle avant notre ère, jusqu’à la destruction des monastères bouddhistes par les Huns blancs qui envahirent les royaumes kushan et gupta, entre 500 et 600 après Jésus-Christ. En remontant les vallées, on descend le cours de l’histoire. Bhir Mound, au pied de la crête médiane, est le site le plus vieux ; quelques kilomètres en amont, on trouve la ville de Sirkap qui connut sa splendeur sous les Parthes et, juste au-dehors de l’enceinte, le temple zoroastrien de Jandial que visita Apollonius de Tyane ; plus loin encore, c’est la cité kushan de Sirsuk et tout autour, sur les hauteurs, les stupas et monastères bouddhistes de Mohra Moradu, Jaulian, Dharmarâjikâ, hérissés de statues en glaise jadis crue, mais que les incendies allumés par les Huns préservèrent par hasard en la cuisant.

Vers le Ve siècle avant notre ère, il y avait là un village qui fut incorporé à l’empire achéménide et devint un centre universitaire. Dans sa marche vers la Jumna, Alexandre s’arrêta pendant quelques semaines, en 326, à l’endroit même où sont aujourd’hui les ruines de Bhir Mound. Un siècle plus tard, les empereurs maurya régnent sur Taxila, où Asoka – qui construisit le plus grand stupa – favorisa l’implantation du bouddhisme. L’empire maurya s’effondre à sa mort qui survient en 231, et les rois grecs de Bactriane le remplacent. Vers 80 avant notre ère, ce sont les Scythes qui s’installent, abandonnant à leur tour le terrain aux Parthes dont l’empire s’étend, vers 30 après Jésus-Christ, de Taxila à Doura Europos. On situe à ce moment la visite d’Apollonius. Mais, depuis deux siècles déjà, les populations kushan sont en marche, du nord-ouest de la Chine qu’elles quittent vers 170 avant Jésus-Christ jusqu’à la Bactriane, l’Oxus, Kaboul et finalement l’Inde du Nord, qu’elles occupent vers l’an 60, pour un temps dans le voisinage des Parthes. Tombés en décadence dès le IIIe siècle, les Kushan disparaissent sous les coups des Huns deux cents ans plus tard. Quand le pèlerin chinois Hsüan Tsang visite Taxila au VIIsiècle, il n’y trouve plus que les vestiges d’une splendeur passée.

Au centre de Sirkap, dont les ruines dessinent à fleur de terre le plan quadrangulaire et les rues tirées au cordeau, un monument donne son plein sens à Taxila ; c’est l’autel dit « de l’aigle à deux têtes » sur le socle duquel on voit trois portiques sculptés en bas-reliefs : l’un à fronton, de style gréco-romain, l’autre en cloche à la manière bengali ; le troisième fidèle au style bouddhique archaïque des portails de Bharhut. Mais ce serait encore sous-estimer Taxila que la réduire au lieu où, pendant quelques siècles, trois des plus grandes traditions spirituelles de l’Ancien Monde ont vécu côte à côte : hellénisme, hindouisme, bouddhisme ; car la Perse de Zoroastre était aussi présente, et, avec les Parthes et les Scythes, cette civilisation des steppes, ici combinée avec l’inspiration grecque pour créer les plus beaux bijoux jamais sortis des mains d’un orfèvre ; ces souvenirs n’étaient pas encore oubliés que l’Islam envahissait la contrée pour ne plus la quitter. À l’exception de la chrétienne, toutes les influences dont est pénétrée la civilisation de l’Ancien Monde sont ici rassemblées. Des sources lointaines ont confondu leurs eaux. Moi-même, visiteur européen méditant sur ces ruines, j’atteste la tradition qui manquait. Où, mieux qu’en ce site qui lui présente son microcosme, l’homme de l’Ancien Monde, renouant avec son histoire, pourrait-il s’interroger ?

J’errais un soir dans l’enceinte de Bhir Mound, délimitée par un talus de déblais. Ce modeste village, dont les soubassements seuls ont subsisté, ne dépasse plus le niveau des ruelles géométriques où je marchais. Il me semble considérer son plan de très haut ou de très loin, et cette illusion, favorisée par l’absence de végétation, ajoutait une profondeur à celle de l’histoire. Dans ces maisons vécurent peut-être les sculpteurs grecs qui suivaient Alexandre, créateurs de l’art du Gandhara et qui inspirèrent aux anciens bouddhistes l’audace de figurer leur dieu. Un reflet brillant à mes pieds m’arrêta : c’était, dégagée par les pluies récentes, une piécette d’argent portant l’inscription grecque : MENANDRU BASILEUS SÔTEROS. Que serait aujourd’hui l’Occident si la tentative d’union entre le monde méditerranéen et l’Inde avait réussi de façon durable ? Le christianisme, l’Islam, auraient-ils existé ? C’était surtout l’Islam dont la présence me tourmentait ; non parce que j’avais passé les mois précédents en milieu musulman : ici confronté aux grands monuments de l’art gréco-bouddhique, mes yeux et mon esprit restaient encombrés par le souvenir des palais mogols auxquels j’avais consacré les dernières semaines à Delhi, Agra et Lahore. Mal informé de l’histoire et de la littérature de l’Orient, les œuvres s’imposaient à moi (comme chez ces peuples primitifs où j’étais arrivé sans connaître leur langue) et m’offraient le seul trait saillant où je puisse accrocher ma réflexion.

Après Calcutta, sa grouillante misère et ses faubourgs sordides qui paraissent seulement transposer sur le plan humain la profusion moisissante des tropiques, je comptais trouver à Delhi la sérénité de l’histoire. D’avance, je me voyais installé, comme à Carcassonne ou à Semur, dans un hôtel désuet, niché dans les remparts, pour y songer au clair de lune ; quand on m’avait dit qu’il me faudrait choisir entre la nouvelle et l’ancienne ville, je n’avais pas hésité, désignant au hasard un hôtel situé dans la seconde. Quelle ne fut pas ma surprise d’être emmené par un taxi pour une randonnée de trente kilomètres à travers un paysage informe, dont je me demandais s’il était un antique champ de bataille, où la végétation laissait percer les ruines à de rares intervalles, ou un chantier délaissé. Quand, enfin, nous arrivâmes à la ville prétendue ancienne, la désillusion s’accrut : comme partout ailleurs, c’était un cantonnement anglais. Les jours suivants m’apprirent qu’au lieu d’y trouver le passé concentré sur un petit espace, à la façon des villes européennes, Delhi m’apparaîtrait comme une brousse ouverte à tous les vents où les monuments étaient éparpillés, pareils aux dés sur le tapis. Chaque souverain avait voulu construire sa propre ville, abandonnant et démolissant la précédente pour en prélever les matériaux. Il n’y avait pas une, mais douze ou treize Delhi, perdues à des dizaines de kilomètres les unes des autres à travers une plaine où l’on devinait çà et là des tumuli, des monuments et des tombes. Déjà, l’Islam me déconcertait par une attitude envers l’histoire contradictoire à la nôtre et contradictoire en elle-même : le souci de fonder une tradition s’accompagnait d’un appétit destructeur de toutes les traditions antérieures. Chaque monarque avait voulu créer l’impérissable en abolissant la durée.

Je m’appliquais donc, en sage touriste, à parcourir des distances énormes pour visiter des monuments dont chacun semblait bâti dans le désert.

Le Fort-Rouge est plutôt un palais qui combine des vestiges de la Renaissance (ainsi les mosaïques de pietra dura) avec un embryon de style Louis XV dont on se sent persuadé ici qu’il est né d’influences mongoles. Malgré la somptuosité des matériaux, le raffinement du décor, je restais insatisfait. Rien d’architectural dans tout cela, qui dément l’impression d’un palais : plutôt un assemblage de tentes montées « en dur », dans un jardin qui serait lui-même un campement idéalisé. Toutes les imaginations paraissent dérivées des arts textiles : baldaquins de marbre évoquant les plis d’un rideau, jali qui sont vraiment (et non point par métaphore) des « dentelles de pierre ». Le dais impérial en marbre est la copie d’un dais démontable, en bois recouvert de draperies ; pas plus que son modèle, il ne fait corps avec la salle d’audiences. Même le tombeau d’Houmayoun, pourtant archaïque, donne au visiteur ce sentiment de malaise qui résulte du manque d’un élément essentiel. L’ensemble fait une belle masse, chaque détail est exquis, mais il est impossible de saisir un lien organique entre les parties et le tout.

La Grande Mosquée – Jamma Masjid – qui est du VIIe siècle, contente davantage le visiteur occidental sous le double rapport de la structure et de la couleur. On se sent près d’admettre qu’elle ait été conçue et voulue comme un tout. Pour quatre cents francs, on m’y a montré les plus anciens exemplaires du Coran, un poil de la barbe du Prophète fixé par une pastille de cire au fond d’une boîte vitrée remplie de pétales de roses, et ses sandales. Un pauvre fidèle s’approche pour profiter du spectacle, mais le préposé l’écarte avec horreur. Est-ce qu’il n’a pas payé quatre cents francs, ou que la vue de ces reliques est trop chargée de puissance magique pour un croyant ?

Pour céder à cette civilisation, il faut aller à Agra. Car on peut tout dire sur le Taj Mahal, et son charme facile de carte postale en couleurs. On peut ironiser sur la procession de jeunes mariés britanniques à qui le privilège fut accordé de passer leur lune de miel dans le temple de droite en grès rose, et sur les vieilles demoiselles célibataires, mais non moins anglo-saxonnes, qui chériront jusqu’à la mort le souvenir du Taj scintillant sous les étoiles et reflétant son ombre blanche dans la Jumna. C’est le côté 1900 de l’Inde ; mais, quand on y pense, on s’aperçoit qu’il repose sur des affinités profondes plus que sur le hasard historique et la conquête. Sans doute l’Inde s’est-elle européanisée aux environs de 1900, et elle en a gardé la marque dans son vocabulaire et ses usages victoriens : lozenge pour bonbon, commode pour chaise percée. Mais, inversement, on comprend ici que les années 1900 furent la « période hindoue » de l’Occident : luxe des riches, indifférence à la misère, goût des formes alanguies et tarabiscotées, sensualité, amour des fleurs et des parfums, et jusqu’aux moustaches effilées, aux boucles et aux fanfreluches.

En visitant à Calcutta le célèbre temple jaïn, construit au XIXe siècle par un milliardaire dans un parc plein de statues en fonte barbouillée d’argent ou en marbre sculpté par des Italiens maladroits, je croyais reconnaître, dans ce pavillon d’albâtre incrusté d’une mosaïque de miroirs et tout imprégné de parfum, l’image la plus ambitieuse que nos grands-parents auraient pu concevoir, en leur prime jeunesse, d’une maison close de haut luxe. Mais en me faisant cette réflexion, je ne blâmais pas l’Inde de bâtir des temples semblables à des bordels ; plutôt nous-mêmes, qui n’avons pas trouvé dans notre civilisation d’autre place où affirmer notre liberté et explorer les limites de notre sensualité, ce qui est la fonction même d’un temple. Dans les Hindous, je contemplais notre exotique image, renvoyée par ces frères indo-européens évolués sous un autre climat, au contact de civilisations différentes, mais dont les tentations intimes sont tellement identiques aux nôtres qu’à certaines périodes, comme l’époque 1900, elles remontent chez nous aussi en surface.

Rien de semblable à Agra, où régnent d’autres ombres : celles de la Perse médiévale, de l’Arabie savante, sous une forme que beaucoup jugent conventionnelle. Pourtant, je défie tout visiteur ayant encore gardé un peu de fraîcheur d’âme de ne pas se sentir bouleversé en franchissant, en même temps que l’enceinte du Taj, les distances et les âges, accédant de plain-pied à l’univers des Mille et une Nuits ; moins subtilement, sans doute, qu’à Itmadud Daulah, perle, joyau, trésor en blanc, beige et jaune ; ou au rose tombeau d’Akbar, peuplé seulement par les singes, les perroquets et les antilopes, au bout d’une campagne sableuse où le vert très pâle des mimosées se fond dans les valeurs du sol : paysage animé le soir par les perroquets verts et les geais couleur turquoise, le vol pesant des paons et les palabres des singes assis au pied des arbres.

Mais, comme les palais du Fort-Rouge et comme le tombeau de Jehangir qui est à Lahore, le Taj reste un échafaudage drapé, imité en marbre. On reconnaît encore les mâts destinés à porter les tentures. À Lahore, celles-ci sont même copiées en mosaïque. Les étages ne se composent pas, ils se répètent. Quelle est la raison profonde de cette indigence où se devine l’origine de l’actuel dédain des musulmans pour les arts plastiques ? À l’Université de Lahore, j’ai rencontré une dame anglaise, mariée à un musulman, qui dirigeait le département des Beaux-Arts. Seules les filles sont autorisées à suivre son cours ; la sculpture est prohibée, la musique clandestine, la peinture est enseignée comme un art d’agrément. Comme la séparation de l’Inde et du Pakistan s’est faite selon la ligne de clivage religieux, on a assisté à une exaspération de l’austérité et du puritanisme. L’art, dit-on ici, « a pris le maquis ». Il ne s’agit pas seulement de rester fidèle à l’Islam, mais plus encore, peut-être, de répudier l’Inde : la destruction des idoles renouvelle Abraham, mais avec une signification politique et nationale toute fraîche. En piétinant l’art, on abjure l’Inde.

Car l’idolâtrie – en donnant à ce mot son sens précis qui indique la présence personnelle du dieu dans son simulacre – on la trouve dans l’Inde, toujours vivante. Aussi bien dans ces basiliques de ciment armé qui se dressent dans les faubourgs lointains de Calcutta, vouées à des cultes récents dont les prêtres, tête rasée, pieds nus et vêtus d’un voile jaune, reçoivent derrière leur machine à écrire dans les très modernes bureaux qui entourent le sanctuaire, occupés à gérer les bénéfices de la dernière tournée missionnaire en Californie, que dans les bas quartiers, à Kali Ghat : « Temple du XVIIe siècle », me disent les business-like prêtres-cicerones ; mais plaqué de faïence datant de la fin du XIXe. À cette heure-ci, le sanctuaire est fermé ; si je reviens un matin, je pourrai, d’un endroit précis qu’on me montre, apercevoir la déesse par la porte entrebâillée, entre deux colonnes. Ici comme au grand temple de Krishna des bords du Gange, le temple est l’hôtel d’un dieu qui ne reçoit que les jours de fête ; le culte ordinaire consiste à camper dans les corridors et à recueillir des domestiques sacrés les ragots relatifs aux dispositions du maître. Je me contente donc de flâner aux alentours, dans des venelles farcies de mendiants attendant l’heure d’être nourris aux frais du culte, alibi d’un commerce avide – chromos et statuettes de plâtre figurant les divinités – avec, çà et là, des témoignages plus directs : ce trident rouge et ces pierres levées adossées au tronc intestinal d’un banyan, c’est Siva ; cet autel tout rougi, Laksmi ; cet arbre aux branches duquel sont suspendues d’innombrables offrandes : cailloux et bouts d’étoffe, est habité par Mamakrishna qui guérit les femmes stériles ; et sous cet autel fleuri veille le dieu de l’amour, Krishna.

À cet art religieux de pacotille, mais incroyablement vivant, les musulmans opposent leur peintre unique et officiel : Chagtai est un aquarelliste anglais s’inspirant des miniatures rajput. Pourquoi l’art musulman s’effondre-t-il si complètement dès qu’il cesse d’être à son apogée ? Il passe sans transition du palais au bazar. N’est-ce pas une conséquence de la répudiation des images ? L’artiste, privé de tout contact avec le réel, perpétue une convention tellement exsangue qu’elle ne peut être rajeunie ni fécondée. Elle est soutenue par l’or, ou elle s’écroule. À Lahore, l’érudit qui m’accompagne n’a que mépris pour les fresques sikh qui ornent le fort : Too showy, no colour scheme, too crowded : et sans doute est-ce très loin du fantastique plafond de miroirs du Shish Mahal, qui scintille à l’égal d’un ciel étoilé ; mais, comme si souvent l’Inde contemporaine en face de l’Islam, c’est vulgaire et ostentatoire, populaire et charmant.

Si l’on excepte les forts, les musulmans n’ont construit dans l’Inde que des temples et des tombes. Mais les forts étaient des palais habités, tandis que les tombes et les temples sont des palais inoccupés. On éprouve, ici encore, la difficulté pour l’Islam de penser la solitude. Pour lui, la vie est d’abord communauté, et le mort s’installe toujours dans le cadre d’une communauté, dépourvue de participants.

Il y a un frappant contraste entre la splendeur des mausolées, leurs vastes dimensions, et la conception étriquée des pierres tombales qu’ils abritent. Ce sont de tout petits tombeaux où l’on doit se sentir à l’étroit. À quoi donc servent ces salles, ces galeries qui les entourent et dont seuls jouiront les passants ? Le tombeau européen est à la mesure de son habitant : le mausolée est rare et c’est sur la tombe même que s’exercent l’art et l’ingéniosité, pour la rendre somptueuse et confortable au gisant.

Dans l’Islam, le tombeau se divise en monument splendide, dont le mort ne profite pas, et une demeure mesquine (elle-même dédoublée d’ailleurs entre un cénotaphe visible et une sépulture cachée) où le mort paraît prisonnier. Le problème du repos de l’au-delà trouve une solution deux fois contradictoire : d’une part, confort extravagant et inefficace, de l’autre inconfort réel, le premier apportant une compensation au second. N’est-ce pas l’image de la civilisation musulmane qui associe les raffinements les plus rares : palais de pierres précieuses, fontaines d’eau de rose, mets recouverts de feuilles d’or, tabac à fumer mêlé de perles pilées, servant de couverture à la rusticité des mœurs et à la bigoterie qui imprègne la pensée morale et religieuse ?

Sur le plan esthétique, le puritanisme islamique, renonçant à abolir la sensualité, s’est contenté de la réduire à ses formes mineures : parfums, dentelles, broderies et jardins. Sur le plan moral, on se heurte à la même équivoque d’une tolérance affichée en dépit d’un prosélytisme dont le caractère compulsif est évident. En fait, le contact des non-musulmans les angoisse. Leur genre de vie provincial se perpétue sous la menace d’autres genres de vie, plus libres et plus souples que le leur, et qui risquent de l’altérer par la seule contiguïté.

Plutôt que parler de tolérance, il vaudrait mieux dire que cette tolérance, dans la mesure où elle existe, est une perpétuelle victoire sur eux-mêmes. En la préconisant, le Prophète les a placés dans une situation de crise permanente, qui résulte de la contradiction entre la portée universelle de la révélation et l’admission de la pluralité des fois religieuses. Il y a là une situation « paradoxale » au sens pavlovien, génératrice d’anxiété d’une part et de complaisance en soi-même de l’autre, puisqu’on se croit capable, grâce à l’Islam, de surmonter un pareil conflit. En vain, d’ailleurs : comme le remarquait un jour devant moi un philosophe indien, les musulmans tirent vanité de ce qu’ils professent la valeur universelle de grands principes : liberté, égalité, tolérance ; et ils révoquent le crédit à quoi ils prétendent en affirmant du même jet qu’ils sont les seuls à les pratiquer.

Un jour, à Karachi, je me trouvais en compagnie de Sages musulmans, universitaires ou religieux. À les entendre vanter la supériorité de leur système, j’étais frappé de constater avec quelle insistance ils revenaient à un seul argument : sa simplicité. La législation islamique en matière d’héritage est meilleure que l’hindoue, parce qu’elle est plus simple. Veut-on tourner l’interdiction traditionnelle du prêt à intérêt : il suffit d’établir un contrat d’association entre le dépositaire et le banquier, et l’intérêt se résoudra en une participation du premier dans les entreprises du second. Quant à la réforme agraire, on appliquera la loi musulmane à la succession des terres arables jusqu’à ce qu’elles soient suffisamment divisées, ensuite on cessera de l’appliquer – puisqu’elle n’est pas article de dogme – pour éviter un morcellement excessif : There are so many ways and means…

Tout l’Islam semble être, en effet, une méthode pour développer dans l’esprit des croyants des conflits insurmontables, quitte à les sauver par la suite en leur proposant des solutions d’une très grande (mais trop grande) simplicité. D’une main on les précipite, de l’autre on les retient au bord de l’abîme. Vous inquiétez-vous de la vertu de vos épouses ou de vos filles pendant que vous êtes en campagne ? Rien de plus simple, voilez-les et cloîtrez-les. C’est ainsi qu’on en arrive au burkah moderne, semblable à un appareil orthopédique avec sa coupe compliquée, ses guichets en passementerie pour la vision, ses boutons-pression et ses cordonnets, le lourd tissu dont il est fait pour s’adapter exactement aux contours du corps humain tout en le dissimulant aussi complètement que possible. Mais, de ce fait, la barrière du souci s’est seulement déplacée, puisque maintenant il suffira qu’on frôle votre femme pour vous déshonorer, et vous vous tourmenterez plus encore. Une franche conversation avec de jeunes musulmans enseigne deux choses : d’abord, qu’ils sont obsédés par le problème de la virginité prénuptiale et de la fidélité ultérieure ; ensuite que le purdah, c’est-à-dire la ségrégation des femmes, fait en un sens obstacle aux intrigues amoureuses, mais les favorise sur un autre plan : par l’attribution aux femmes d’un monde propre, dont elles sont seules à connaître les détours. Cambrioleurs de harems quand ils sont jeunes, ils ont de bonnes raisons pour s’en faire les gardiens une fois mariés.

Hindous et musulmans de l’Inde mangent avec leurs doigts. Les premiers, délicatement, légèrement, en saisissant la nourriture dans un fragment de chapati ; on appelle ainsi ces larges crêpes, vite cuites en les plaquant au flanc intérieur d’une jarre enfouie dans le sol et remplie de braises jusqu’au tiers. Chez les Musulmans, manger avec ses doigts devient un système : nul ne saisit l’os de la viande pour ronger la chair. De la seule main utilisable (la gauche étant impure, parce que réservée aux ablutions intimes) on pétrit, on arrache les lambeaux ; et quand on a soif, la main graisseuse empoigne le verre. En observant ces manières de table qui valent bien les autres, mais qui, du point de vue occidental, semblent faire ostentation de sans-gêne, on se demande jusqu’à quel point la coutume, plutôt que vestige archaïque, ne résulte pas d’une réforme voulue par le Prophète : « Ne faites pas comme les autres peuples, qui mangent avec un couteau », inspiré par le même souci, inconscient sans doute, d’infantilisation systématique, d’imposition homosexuelle de la communauté par la promiscuité qui ressort des rituels de propreté après le repas, quand tout le monde se lave les mains, se gargarise, éructe et crache dans la même cuvette, mettant en commun, dans une indifférence terriblement autiste, la même peur de l’impureté associée au même exhibitionnisme. La volonté de se confondre est d’ailleurs accompagnée par le besoin de se singulariser comme groupe, ainsi l’institution du purdah : « Que vos femmes soient voilées pour qu’on les reconnaisse des autres ! ».

La fraternité islamique repose sur une base culturelle et religieuse. Elle n’a aucun caractère économique ou social. Puisque nous avons le même dieu, le bon musulman sera celui qui partagera son hooka avec le balayeur. Le mendiant est mon frère en effet : en ce sens, surtout, que nous partageons fraternellement la même approbation de l’inégalité qui nous sépare ; d’où ces deux espèces sociologiquement si remarquables : le musulman germanophile et l’Allemand islamisé ; si un corps de garde pouvait être religieux, l’Islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prières cinq fois par jour, chacune exigeant cinquante génuflexions) ; revues de détail et soins de propreté (les ablutions rituelles) ; promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l’accomplissement des fonctions religieuses ; et pas de femmes.

Ces anxieux sont aussi des hommes d’action ; pris entre des sentiments incompatibles, ils compensent l’infériorité qu’ils ressentent par des formes traditionnelles de sublimation qu’on associe depuis toujours à l’âme arabe ; jalousie, fierté, héroïsme. Mais cette volonté d’être entre soi, cet esprit de clocher allié à un déracinement chronique (l’urdu est une langue bien nommée « du campement »), qui sont à l’origine de la formation du Pakistan, s’expliquent très imparfaitement par une communauté de foi religieuse et par une tradition historique. C’est un fait social actuel, et qui doit être interprété comme tel : drame de conscience collectif qui a contraint des millions d’individus à un choix irrévocable, à l’abandon de leurs terres, de leur fortune souvent, de leurs parents parfois, de leur profession, de leurs projets d’avenir, du sol de leurs aïeux et de leurs tombes, pour rester entre musulmans, et parce qu’ils ne se sentent à l’aise qu’entre musulmans.

Grande religion qui se fonde moins sur l’évidence d’une révélation que sur l’impuissance à nouer des liens au-dehors. En face de la bienveillance universelle du bouddhisme, du désir chrétien de dialogue, l’intolérance musulmane adopte une forme inconsciente chez ceux qui s’en rendent coupables ; car s’ils ne cherchent pas toujours, de façon brutale, à amener autrui à partager leur vérité, ils sont pourtant (et c’est plus grave) incapables de supporter l’existence d’autrui comme autrui. Le seul moyen pour eux de se mettre à l’abri du doute et de l’humiliation consiste dans une « néantisation » d’autrui, considéré comme témoin d’une autre foi et d’une autre conduite. La fraternité islamique est la converse d’une exclusive contre les infidèles qui ne peut pas s’avouer, puisque, en se reconnaissant comme telle, elle équivaudrait à les reconnaître eux-mêmes comme existants.