XVI
MARCHÉS
Sans que j’en aie formé le dessein, une sorte de travelling mental m’a conduit du Brésil central à l’Asie du Sud ; des terres les plus récemment découvertes à celles où la civilisation s’est manifestée en premier ; des plus vides aux plus pleines, s’il est vrai que le Bengale est trois mille fois aussi peuplé que le Mato Grosso ou Goyaz. En me relisant, je perçois que la différence est plus profonde encore. Ce que je considérais en Amérique, c’étaient d’abord des sites naturels ou urbains ; dans les deux cas, objets définis par leurs formes, leurs couleurs, leurs structures particulières, qui leur confèrent une existence indépendante des êtres vivants qui les occupent. Dans l’Inde, ces grands objets ont disparu, ruinés par l’histoire, réduits à une poussière physique ou humaine qui devient l’unique réalité. Là où je voyais d’abord des choses, ici je n’aperçois plus que des êtres. Une sociologie érodée par l’action des millénaires s’effondre, fait place à une multiplicité de rapports entre des personnes, tant la densité humaine s’interpose entre l’observateur et un objet qui se dissout. L’expression, là-bas si courante pour désigner cette partie du monde : le sous-continent, prend alors un sens nouveau. Elle ne signifie plus simplement une partie du continent asiatique, elle paraît s’appliquer à un monde qui mérite à peine le nom de continent, tant une désintégration poussée jusqu’à l’extrême limite de son cycle a détruit la structure qui maintenait jadis dans des cadres organisés quelques centaines de millions de particules : les hommes, aujourd’hui lâchés dans un néant engendré par l’histoire, agités en tous sens par les motivations les plus élémentaires de la peur, de la souffrance et de la faim.
Dans l’Amérique tropicale, l’homme est dissimulé d’abord par sa rareté ; mais même là où il s’est groupé en formations plus denses, les individus restent pris, si l’on peut dire, dans le relief encore bien accusé de leur agrégation toute fraîche. Quelle que soit la pauvreté du niveau de vie dans l’intérieur ou même dans les villes, il ne s’abaisse qu’exceptionnellement au point où l’on entend crier les êtres, tant il demeure possible de subsister avec peu de choses sur un sol que l’homme a entrepris de saccager – et encore sur certains points – voici seulement quatre cent cinquante ans. Mais dans l’Inde, agricole et manufacturière depuis cinq mille ou dix mille ans, ce sont les bases mêmes qui se dérobent : les forêts ont disparu ; à défaut de bois, il faut pour cuire la nourriture brûler un engrais dénié aux champs ; la terre arable, lavée par les pluies, fuit vers la mer ; le bétail affamé se reproduit moins vite que les hommes et doit sa survivance à la défense que font ceux-ci de s’en nourrir.
Cette opposition radicale entre les tropiques vacants et les tropiques bondés, rien ne l’illustre mieux qu’une comparaison de leurs foires et de leurs marchés. Au Brésil comme en Bolivie ou au Paraguay, ces grandes occasions de la vie collective font apparaître un régime de production resté encore individuel ; chaque éventaire reflète l’originalité de son titulaire : comme en Afrique, la marchande propose au client les menus excédents de son activité domestique. Deux œufs, une poignée de piments, une botte de légumes, une autre de fleurs, deux ou trois rangs de perles faites de graines sauvages – « œils de chèvre » rouges pointillées de noir, « larmes de la Vierge » grises et lustrées – récoltées et enfilées pendant les instants de loisirs ; un panier ou une poterie, ouvrage de la vendeuse, et quelque antique talisman poursuivant là un cycle compliqué de transactions. Ces devantures de poupées, dont chacune est une humble œuvre d’art, expriment une diversité de goûts et d’activités, un équilibre spécifique pour chacune d’elles, qui témoignent en faveur de la liberté préservée par tous. Et quand le passant est interpellé, ce n’est point pour le secouer du spectacle d’un corps squelettique ou mutilé, l’implorer de sauver quelqu’un de la mort, mais pour lui proposer de tomar a borboleta, prendre le papillon – ou quelque autre bête – dans cette loterie dite du bicho, jeu de l’animal, où les nombres se combinent avec les figurants d’un bestiaire gracieux.
D’un bazar oriental on connaît tout avant de l’avoir visité, hors deux choses : la densité humaine et la saleté. Ni l’une ni l’autre ne sont imaginables, il faut l’expérience pour les éprouver. Car, d’un seul coup, cette expérience restitue une dimension fondamentale. Cet air piqueté de noir par les mouches, ce grouillement, on reconnaît en eux un cadre naturel à l’homme, celui dans lequel, depuis Ur en Chaldée jusqu’au Paris de Philippe le Bel en passant par la Rome impériale, ce que nous nommons civilisation s’est lentement sécrété.
J’ai couru tous les marchés à Calcutta, le nouveau et les anciens : Bombay bazar à Karachi ; ceux de Delhi et ceux d’Agra : Sadar et Kunari ; Dacca, qui est une succession de soukhs où vivent des familles, blotties dans les interstices des boutiques et des ateliers ; Riazuddin Bazar et Khatun-ganj à Chittagong ; tous ceux des portes de Lahore : Anarkali Bazar, Delhi, Shah, Almi, Akkari ; et Sadr, Dabgari, Sirki, Bajori, Ganj, Kalan à Peshawar. Dans les foires campagnardes de la passe de Khaïber à la frontière afghane et dans celles de Rangamati, aux portes de la Birmanie, j’ai visité les marchés aux fruits et aux légumes, amoncellements d’aubergines et d’oignons roses, de grenades éclatées dans une odeur entêtante de goyave ; ceux des fleuristes, qui enguirlandent les roses et le jasmin de clinquant et de cheveux d’ange ; les étalages des marchands de fruits secs, tas fauves et bruns sur fond de papier d’argent ; j’ai regardé, j’ai respiré les épices et les currys, pyramides de poudres rouge, orange et jaune ; montagnes de piments, irradiant une odeur suraiguë d’abricot sec et de lavande, à défaillir de volupté ; j’ai vu les rôtisseurs, bouilleurs de lait caillé, fabricants de crêpes : nàn ou chapati ; les vendeurs de thé et de limonade, les marchands en gros de dattes agglomérées en gluants monticules de pulpe et de noyaux évoquant les déjections de quelque dinosaure ; les pâtissiers qu’on prendrait plutôt pour des marchands de mouches collées sur des présentoirs en gâteau ; les chaudronniers, perceptibles à l’oreille cent mètres à l’avance par le roulement sonore de leurs masses ; les vanniers et cordiers aux pailles blondes et vertes ; les chapeliers, alignant les cônes dorés des kallas, pareils aux mitres des rois sassanides, entre les écharpes à turban ; les boutiques de textiles où flottent les pièces fraîchement teintes en bleu ou en jaune, et les foulards safran et rose tissés en soie artificielle dans le style de Boukhara ; les ébénistes, sculpteurs et laqueurs de bois de lits ; les rémouleurs tirant sur la ficelle de leur meule ; la foire à la ferraille, isolée et maussade ; les marchands de tabac aux piles de feuilles blondes alternant avec la mélasse rousse du tombak, près des tuyaux de chilam disposés en faisceaux ; ceux de sandales, rangées par centaines comme des bouteilles dans un chai ; les marchands de bracelets – bangles – tripes de verre aux tons bleu et rose s’effrondrant en tous sens et comme échappées d’un corps éventré ; les échoppes de potiers où s’alignent les vases des chilam, oblongs et vernissés, les jarres d’argile micacée et celles peintes en brun, blanc et rouge sur un fond de terre fauve avec des ornements vermicellés, les fourneaux de chilam enfilés en grappes, comme des chapelets. Les marchands de farine qui tamisent à longueur de journée ; les orfèvres pesant dans des balances des menus fragments de galon précieux, aux devantures moins étincelantes que celles des ferblantiers voisins ; les imprimeurs de tissus, frappant les cotonnades blanches d’un geste léger et monotone qui laisse une délicate empreinte colorée ; les forgerons en plein vent : univers grouillant et ordonné au-dessus duquel frémissent, comme des arbres aux feuilles agitées par la brise, les gaules hérissées des moulinets multicolores destinés aux enfants.
Même dans des régions rustiques, le spectacle peut être aussi saisissant. Je voyageais en bateau à moteur sur les rivières du Bengale. Au milieu du Buliganga bordé de bananiers et de palmiers, entourant des mosquées en faïence blanche qui semblent flotter au ras des eaux, nous avions abordé un îlot pour visiter un hat, marché campagnard qu’un millier de barques et de sampans amarrés avaient signalé à notre attention. Bien qu’aucune habitation ne se remarquât, il y avait là une véritable ville d’un jour, emplie d’une foule installée dans la boue, avec des quartiers distincts dont chacun était réservé à un commerce : paddy, bétail, embarcations, perches de bambou, planches, poteries, tissus, fruits, noix d’arec, nasses. Dans les bras du fleuve, la circulation était si dense qu’on les aurait pris pour des rues liquides. Les vaches nouvellement achetées se laissaient transporter, chacune debout dans sa barque et défilant devant un paysage qui la regarde.
Tout ce pays est d’une extraordinaire douceur. Dans cette verdure bleutée par les jacinthes, dans l’eau des marais et des fleuves où passent les sampans, il y a quelque chose de pacifiant, d’endormant ; on se laisserait volontiers pourrir comme les vieux murs de briques rouges désarticulés par les banyans.
Mais en même temps, cette douceur reste inquiétante : le paysage n’est pas normal, il y a trop d’eau pour cela. L’inondation annuelle crée des conditions d’existence exceptionnelles, car elle entraîne la chute de la production de légumes et des pêcheries : temps de crue, temps de disette. Même le bétail devient squelettique et meurt, ne réussissant pas à trouver dans les spongieuses jacinthes d’eau un fourrage suffisant. Étrange humanité qui vit imbibée d’eau plus encore que d’air ; dont les enfants apprennent à se servir de leur petit dingi presque en même temps qu’à marcher ; lieu où, par manque d’autre combustible, le jute séché après rouissage et défibrage, se vend, au temps des crues, deux cent cinquante francs les deux cents tiges à des gens qui gagnent moins de trois mille francs par mois.
Pourtant, il fallait pénétrer dans les villages pour comprendre la situation tragique de ces populations que la coutume, l’habitation et le genre de vie rapprochent des plus primitives, mais qui tiennent des marchés aussi compliqués qu’un grand magasin. Il y a un siècle à peine, leurs ossements couvraient la campagne ; tisserands pour la plupart, ils avaient été réduits à la famine et à la mort par l’interdiction, faite par le colonisateur, d’exercer leur métier traditionnel afin d’ouvrir un marché aux cotonnades de Manchester. Aujourd’hui, chaque pouce de terre cultivable, bien qu’inondée pendant la moitié de l’année, est affecté à la culture du jute qui part après rouissage dans les usines de Narrayanganj et de Calcutta ou même directement pour l’Europe et l’Amérique, de sorte que d’une autre manière, non moins arbitraire que la précédente, ces paysans illettrés et à demi nus dépendent pour leur alimentation quotidienne des fluctuations du marché mondial. S’ils pèchent le poisson, le riz dont ils se nourrissent est presque entièrement importé ; et pour compléter le maigre revenu des cultures – une minorité seulement étant propriétaire – ils consacrent leurs jours à de navrantes industries.
Demra est un hameau presque lacustre, tant est précaire le réseau de talus émergés où les huttes se groupent dans les bosquets. J’y ai vu la population, depuis les enfants en bas âge, occupée dès l’aube à tisser à la main ces voiles de mousseline qui firent jadis la célébrité de Dacca. Un peu plus loin, à Langalbund, une région entière se consacre à la fabrication de boutons de nacre du genre utilisé dans notre lingerie masculine. Une caste de bateliers, les Bidyaya ou Badia, qui vivent en permanence dans la cabine en paille de leurs sampans, récoltent et vendent les moules fluviales destinées à fournir la nacre ; les tas de coquilles boueuses donnent aux hameaux l’apparence de placers. Après avoir été décapées dans un bain acide, les coquilles sont brisées au marteau en fragments, arrondis ensuite sur une meule à main. Puis, chaque disque est placé sur un support pour être façonné à l’aide d’un bout de lime ébréchée armant une vrille de bois manœuvrée à l’archet. Un instrument analogue, mais pointu, sert enfin à percer quatre trous. Les enfants cousent les boutons terminés, par douzaine, sur des cartes recouvertes de clinquant, comme les offrent nos merceries de province.
Avant les grandes transformations politiques qui ont résulté de l’indépendance des pays asiatiques, cette industrie modeste, qui approvisionnait le marché indien et les îles du Pacifique, donnait la subsistance aux travailleurs, malgré l’exploitation dont ils étaient et continuent d’être victimes de la part de cette classe d’usuriers et d’intermédiaires, les mahajans, qui avancent la matière première et les produits de transformation. Le prix de ces derniers a été multiplié par cinq ou six, tandis que par fermeture du marché, la production régionale est tombée de soixante mille grosses par semaine à moins de cinquante mille par mois ; enfin, dans le même temps, le prix payé au producteur a baissé de 75 %. Du jour au lendemain presque, cinquante mille personnes ont constaté qu’un revenu déjà dérisoire était réduit au centième. Mais c’est qu’en dépit des formes de vie primitives, le chiffre de la population, le volume de la production et l’aspect du produit fini interdisent de parler d’artisanat véritable. Dans l’Amérique tropicale – au Brésil, en Bolivie ou au Mexique – le terme reste applicable au travail du métal, du verre, de la laine, du coton ou de la paille. La matière première est d’origine locale, les techniques sont traditionnelles, et les conditions de production, domestiques ; l’utilisation et la forme sont d’abord régies par les goûts, les habitudes et les besoins des producteurs.
Ici, des populations médiévales sont précipitées en pleine ère manufacturière et jetées en pâture au marché mondial. Du point de départ jusqu’au point d’arrivée, elles vivent sous un régime d’aliénation. La matière première leur est étrangère, complètement pour les tisserands de Demra qui emploient des filés importés d’Angleterre ou d’Italie, partiellement pour les façonniers de Langalbund dont les coquillages ont une origine locale, mais non les produits chimiques, les cartons et les feuilles métalliques indispensables à leur industrie. Et partout, la production est conçue according to foreign standards, ces malheureux ayant à peine les moyens de se vêtir, moins encore de se boutonner. Sous les campagnes verdoyantes et les canaux paisibles bordés de chaumières, le visage hideux de la fabrique apparaît en filigrane, comme si l’évolution historique et économique avait réussi à fixer et à superposer ses phases les plus tragiques aux dépens de ces pitoyables victimes : carences et épidémies médiévales, exploitation forcenée comme aux débuts de l’ère industrielle, chômage et spéculation du capitalisme moderne. Le XIVe, le XVIIIe et le XXe siècle se sont ici donné rendez-vous pour tourner en dérision l’idylle dont la nature tropicale entretient le décor.
C’est dans ces régions, où la densité de population dépasse parfois mille au kilomètre carré, que j’ai pleinement mesuré le privilège historique encore dévolu à l’Amérique tropicale (et jusqu’à un certain point à l’Amérique tout entière) d’être restée absolument ou relativement vide d’hommes. La liberté n’est ni une invention juridique ni un trésor philosophique, propriété chérie de civilisations plus dignes que d’autres parce qu’elles seules sauraient la produire ou la préserver. Elle résulte d’une relation objective entre l’individu et l’espace qu’il occupe, entre le consommateur et les ressources dont il dispose. Encore n’est-il pas sûr que ceci compense cela, et qu’une société riche mais trop dense ne s’empoisonne pas de cette densité, comme ces parasites de la farine qui réussissent à s’exterminer à distance par leurs toxines, avant même que la matière nutritive ne fasse défaut.
Il faut beaucoup de naïveté ou de mauvaise foi pour penser que les hommes choisissent leurs croyances indépendamment de leur condition. Loin que les systèmes politiques déterminent la forme d’existence sociale, ce sont les formes d’existence qui donnent un sens aux idéologies qui les expriment : ces signes ne constituent un langage qu’en présence des objets auxquels ils se rapportent. En ce moment, le malentendu entre l’Occident et l’Orient est d’abord sémantique : les formules que nous y colportons impliquent des signifiés absents ou différents. S’il était possible que les choses changent, il importerait peu à leurs victimes que ce soit dans des cadres que nous jugerions insupportables. Ils ne se sentiraient pas devenir esclaves, mais bien au contraire libérés, d’accéder au travail forcé, à l’alimentation rationnée et à la pensée dirigée, puisque ce serait pour eux le moyen historique d’obtenir du travail, de la nourriture et de goûter une vie intellectuelle. Des modalités qui nous apparaissent privatives se résorberaient devant l’évidence d’une réalité offerte, et jusqu’alors par nous-mêmes, au nom de son apparence, refusée.
Par delà les remèdes politiques et économiques convenables, le problème posé par la confrontation de l’Asie et de l’Amérique tropicales reste celui de la multiplication humaine sur un espace limité. Comment oublier qu’à cet égard l’Europe occupe une position intermédiaire entre les deux mondes ? Ce problème du nombre, l’Inde s’y est attaquée il y a quelque trois mille ans en cherchant, avec le système des castes, un moyen de transformer la quantité en qualité, c’est-à-dire de différencier les groupements humains pour leur permettre de vivre côte à côte. Elle avait même conçu le problème en termes plus vastes : l’élargissant, au-delà de l’homme, à toutes les formes de la vie. La règle végétarienne s’inspire du même souci que le régime des castes, à savoir d’empêcher les groupements sociaux et les espèces animales d’empiéter les uns sur les autres, de réserver à chacun une liberté qui lui soit propre grâce au renoncement par les autres à l’exercice d’une liberté antagoniste. Il est tragique pour l’homme que cette grande expérience ait échoué, je veux dire qu’au cours de l’histoire les castes n’aient pas réussi à atteindre un état où elles seraient demeurées égales parce que différentes – égales en ce sens qu’elles eussent été incommensurables – et que se soit introduite parmi elles cette dose perfide d’homogénéité qui permettait la comparaison, et donc la création d’une hiérarchie. Car si les hommes peuvent parvenir à coexister à condition de se reconnaître tous autant hommes, mais autrement, ils le peuvent aussi en se refusant les uns aux autres un degré comparable d’humanité, et donc en se subordonnant.
Ce grand échec de l’Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu’en sécrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire : celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. Pour quelques dizaines d’années, les autres retrouveront les coudées franches. Ensuite il faudra procéder à une nouvelle expulsion. Dans cette lumière, les événements dont l’Europe a été depuis vingt ans le théâtre, résumant un siècle au cours duquel son chiffre de population a doublé, ne peuvent plus m’apparaître comme le résultat de l’aberration d’un peuple, d’une doctrine ou d’un groupe d’hommes. J’y vois plutôt un signe annonciateur d’une évolution vers le monde fini, dont l’Asie du Sud a fait l’expérience un millénaire ou deux avant nous et dont, à moins de grandes décisions, nous ne parviendrons peut-être pas à nous affranchir. Car cette dévalorisation systématique de l’homme par l’homme se répand, et ce serait trop d’hypocrisie et d’inconscience que d’écarter le problème par l’excuse d’une contamination momentanée.
Ce qui m’effraye en Asie, c’est l’image de notre futur, par elle anticipée. Avec l’Amérique indienne je chéris le reflet, fugitif même là-bas, d’une ère où l’espèce était à la mesure de son univers et où persistait un rapport adéquat entre l’exercice de la liberté et ses signes.