III – L’escapade de Petra

Une histoire de Petra Morganstern

 

Dédicacé à Tom Grey et supportstacie.net

 

 

   Albus, ce n’est pas un sport de combat ! Tu as failli casser ma baguette, gros balourd.

 

Etalé sur le plancher, James repoussa son frère de lui, et roula près de la chaise. Albus se releva d’un bond.

 

   Si tu faisais partie d’une équipe de Quidditch, se moqua-t-il, tu serais peut-être plus à l’aise dans une mêlée. De plus, si tu n’étais pas aussi mollasson sur tes jambes, nous jouerions encore, et j’aurais déjà gagné.

 

James se laissa tomber dans un siège, et se frotta énergiquement pour s’épousseter.

 

   Pas du tout, je gagnais ! protesta-t-il. Et c’est ça qui t’a mis en colère. Lily a raison : tu es mauvais perdant. Elle m’a dit qu’elle ne jouait jamais à Rampes & Poignées avec toi parce que, la dernière fois qu’elle a gagné, tu as jeté toutes les pièces du jeu par la fenêtre.

 

   Ce n’est pas vrai, grommela Albus. Elle n’a jamais réussi à me battre à ce jeu ridicule. De plus, maman a tout récupéré dans le jardin avec un simple sortilège Accio.

 

La salle commune était quasiment vide. James se tourna, en levant sa baguette, et demanda :

 

   Rose, c’est quoi le score ?

 

Assise dans un fauteuil, près de la cheminée, sa cousine poussa un soupir.

 

   Sept à zéro, répondit-elle, sans lever les yeux de son livre.

 

   Et qui perd ? insista James, avec un coup d’œil entendu vers son frère.

 

   Moi, répondit Rose. Silence, et laissez-moi lire. J’apprends quelque chose d’important, aussi je préférerais ne pas être dérangée.

 

Albus pointa sa baguette sur une pomme (pas mal abîmée) posée sur une chaise voisine.

 

   Lève simplement la cible, dit-il à James. Je vais lui rentrer dedans si fort qu’on pourra récupérer de la compote sur les murs pendant des semaines.

 

James éclata de rire, et les deux frères se remirent à faire léviter la pomme entre eux.

 

Du coin de la salle où elle était assise, Petra Morgenstern, silencieuse, les regardait jouer. Chacun des garçons faisait de son mieux pour envoyer des sortilèges plus puissants que son adversaire, et la pomme s’agitait en l’air, tournant et esquivant. Albus fonçait entre les meubles, sans regarder où il allait. Sa concentration était telle qu’il se mordait les lèvres. Il renversa aussi au passage une table basse. La pomme bondit par-dessus le canapé, et faillit atterrir sur les genoux de Petra. James plongea dessus, la main tendue, secouant sa baguette de façon énergique. Il était planté juste devant Petra, mais il ne quitta jamais des yeux la pomme qui tournoyait. Petra ne bougea pas. Au bout d’un moment, la pomme fut renvoyée de l’autre côté de la pièce, vers la cheminée. James courut pour rester dans le jeu. Il tenait absolument à empêcher Albus d’en reprendre le contrôle et de marquer un point.

 

Quelques minutes plus tard, Petra se leva. Sans réellement savoir où aller, elle traversa la pièce et passa entre les deux frères. Aucun des deux ne la regarda, même quand elle effleura au passage le genou de James avec l’ourlet de sa cape. Petra n’en fut pas surprise. Elle avait reçu cette cape d’invisibilité dans un colis qui lui venait de son père défunt, et c’était une cape magique d’une puissance incroyable. En réalité, elle ne tenait pas vraiment à se cacher des trois cousins. Mais elle avait pris l’habitude récemment de toujours porter le vêtement, en partie parce qu’il lui tenait chaud, mais surtout parce qu’il lui donnait la liberté nécessaire pour… explorer.

 

Etre invisible était un atout important pour quelqu’un qui avait de très nombreux secrets à cacher.

 

Petra déambula tranquillement dans les couloirs déserts. De la main droite, elle suivait les murs de pierre glacée. La plupart des lanternes avaient été éteintes, mais une froide lumière d’hiver jaillissait des quelques fenêtres. La pénombre des couloirs en était éclaircie, les peintures et les armures alignées le long des murs paraissaient froides et mortes. Sans en être consciente, Petra serrait dans la main gauche un petit objet. Elle ne le regardait jamais. En réalité, elle aurait été surprise – et même choquée – de le voir dans sa main, presque comme s’il avait une vie propre. Mais Petra continuait à marcher. Elle n’utilisait que sa main droite pour ouvrir les portes ou se tenir aux rampes d’escalier. Sa main gauche restait serrée à son côté, toujours, gardant ses propres secrets, sinistres et inconnus.

 

Le directeur de l’école, Merlin, était là, quelque part. Petra ignorait où il se trouvait au juste dans le château, mais elle sentait sa présence. Il venait de rentrer, après plusieurs jours d’absence – elle le savait. Depuis quelques temps, Merlin cherchait quelque chose, et ça le préoccupait. Tant mieux. Petra avait la quasi-certitude que, malgré sa puissance magique, sa cape d’invisibilité ne suffirait pas à la cacher du directeur si par hasard il apparaissait dans le couloir. Pour le moment, Petra était heureuse que personne ne la voie, surtout Merlinus. Aussi elle continua à marcher tranquillement, sans paraître se presser.

 

Au sommet des escaliers, Petra tourna à droite. Elle avança en silence dans un corridor sombre, et se dirigea vers une grande fenêtre ouverte sur le palier. Il faisait bien plus froid dans cette partie du château – et il ferait glacial à l’endroit où elle allait, mais Petra ne s’en souciait guère. Elle sentait à peine le froid.

 

Elle savait que ce qu’elle faisait n’était pas bien, et pourtant, de plus en plus, elle perdait toute différenciation entre le bien et le mal. Ça n’avait plus d’importance. Elle avait beaucoup changé depuis quelques mois. Tout était confus dans sa tête. Elle avait trop de choses difficiles auxquelles penser. Son père et sa mère d’abord ; le colis qu’elle avait reçu du ministère ; et même la cape d’invisibilité qu’elle portait actuellement. Il y avait quelque chose de fondamentalement détraqué dans la façon dont elle appréhendait ces objets, et pourtant, elle n’arrivait pas à en affronter l’idée. Ça lui faisait trop mal. Il y avait un problème ! Petra était intelligente, aussi il lui était difficile de s’aveugler éternellement. La voix de la chambre secrète lui avait promis que bientôt, tout changerait. Bientôt, ses espoirs aboutiraient, l’équilibre reviendrait, et tout serait terminé. Plus rien n’aurait d’importance. Son malaise disparaîtrait à jamais, dans une lumière aveuglante, à l’aube d’une nouvelle réalité. En attendant, Petra devait simplement s’arranger à supporter son cœur troublé, son esprit confus. Elle pensait pouvoir le faire. Du moins, elle l’espérait.

 

Elle resta un moment immobile devant la porte de la salle de bain des filles, à l’étage. À l’intérieur, se trouvait l’escalier secret qui descendait dans la chambre – la caverne où se trouvait l’étrange piscine lumineuse. Petra réalisait vaguement qu’elle devenait de plus en plus obsédée par cette piscine, et les secrets qui se révélaient peu à peu à elle, la tentant, l’appelant. Mais en même temps, elle avait conscience qu’elle ne trouverait rien de nouveau en bas. Du moins, pas encore. Elle avait besoin de descendre dans l’obscurité, de revoir le visage de ceux qu’elle aimait, mais elle savait pourtant que ça ne ferait que la bouleverser. Une fois de plus, elle en ressortirait frustrée et amère. Le temps n’était pas encore venu. Jusqu’au dernier moment, elle ne pouvait que regarder, espérer. Et craindre.

 

Invisible, sa main gauche serra plus fort le petit objet qu’elle tenait : une poupée de toile de jute, avec des yeux de boutons et des cheveux noirs ébouriffés. Sur le front, il y avait une cicatrice en forme d’éclair, dessinée à l’encre vert sombre.

 

Dans la salle commune de Gryffondor, James leva soudain une main sur son front qu’un bref élancement douloureux venait de traverser. La douleur disparut presque immédiatement, mais James en fut un moment distrait, assez pour que son frère touche sa cible, pour la première fois. Quand Albus poussa un rugissement de plaisir, James secoua la tête, à la fois inquiet et troublé.

 

Les sourcils froncés, Rose leva les yeux et croisa le regard de son cousin. Elle tenait entre les mains un livre relié de tissu bordeaux, très ancien et usé. Sur la tranche, en lettres d’or terni, il y avait les mots : Livre des Mondes Parallèles, tome 3.

 

Dans le couloir, devant la salle de bain des filles, Petra restait parfaitement immobile, la main droite levée, sans réellement toucher l’épais panneau de bois. Finalement, elle cligna des yeux, et s’écarta de la porte. Peut-être était-elle suffisamment descendue dans la chambre ces derniers temps ? Peut-être valait-il mieux faire une pause ? Lentement, luttant contre les ordres que lui chuchotait son cœur, Petra se tourna, et revint sur ses pas. Cette décision ne la soulagea pas, mais elle eut néanmoins la sensation de davantage maîtriser sa vie.

 

Ces derniers temps, c’était plutôt rare.

 

 

Dans la lumière froide de l’après-midi, la colline couverte de neige était presque aveuglante. En quittant le château, Petra plissa les yeux et écouta le bruit de ses pas qui écrasaient la glace sur le chemin. Elle n’avait pas réellement de destination en tête, mais très vite, entre les arbres, apparurent les toits des maisons de Pré-au-lard. Des filaments de fumée blanche s’échappaient des cheminées, dessinant des lignes dans le ciel, symboles de foyer heureux, de chaleur et de cuisine familiale. Au loin, Petra entendait l’écho des chants de Noël. Elle esquissa un léger sourire, et se dirigea vers le village.

 

Lorsqu’elle entra à Pré-au-lard, Petra savoura la vue de la foule en habits de fête. Les sorciers étaient agglutinés dans les rues où ils bavardaient et riaient. Avec un autre sourire, Petra continua à avancer. Elle s’était brièvement arrêtée dans sa chambre, à Poudlard, pour enlever et ranger la cape d’invisibilité de son père – et la mystérieuse poupée – aussi de nombreux passants lui rendaient son sourire. Un petit sorcier chenu s’arrêta devant elle et s’inclina pour la saluer, soulevant en même temps son énorme chapeau de laine pour révéler un crâne parfaitement lisse et chauve.

 

   Joyeux Noël, jeune beauté ! s’exclama-t-il avec entrain. J’espère que la nouvelle année vous apportera de grandes joies.

 

Petra lui répondit par un sourire mystérieux, et continua son chemin.

 

Devant le magasin Weasley, Farces et Attrapes pour Sorciers Facétieux, une foule nombreuse et agitée hurlait pour entrer. Un panneau, sur la porte extérieure du magasin, annonçait : « Soldes incroyables ! Profitez de la folie furieuse de George Weasley ! Prix Imbattables ! N’hésitez pas ! » Petra regarda les badauds, mais ne reconnut personne dans cette mêlée rieuse et batailleuse. Aussi, elle passa de l’autre côté de la rue, jeta un bref coup d’œil sur le kiosque à journaux sur deux étages, et se dirigea vers les Trois Balais, à l’extrémité de la Grand-rue.

 

Une fois à l’intérieur, Petra trouva la taverne bondée. Il y faisait très chaud, de nombreux sorciers et sorcières papotaient gaiement, regroupés autour des petites tables où ils buvaient des Bièraubeurre ou du whisky-de-feu parfumé à la crème de menthe. Leurs voix bruyantes renvoyaient des échos sur les murs, on se serait cru dans une volière. Petra se fraya un chemin jusqu’au bar, et s’installa sur l’un des tabourets libres près du comptoir.

 

   Que puis-je vous servir, ma jolie ? hurla Mme Rosmerta pour se faire entendre par-dessus la cacophonie des voix.

 

Elle se penchait vers Petra, tout sourires, appréciant de toute évidence la foule qui animait son commerce durant les vacances.

 

   Pourrais-je avoir une chambre pour une nuit ou deux ? demanda Petra.

 

En même temps, elle poussait un galion sur le bois lisse et poli du bar. Mme Rosmerta jeta un rapide coup d’œil expert sur la pièce d’or. Si la sorcière n’était plus très jeune, elle gardait les yeux de biche et les courbes voluptueuses qui faisaient d’elle, depuis des décennies, une célébrité au village.

 

   Vous avez besoin d’une escapade, jeune fille ? demanda-t-elle, toujours penchée vers Petra. Êtes-vous certaine que ce soit une bonne idée, ma belle ? Pour le moment, l’ambiance est tout à fait festive, mais quand le soleil se couche, les choses deviennent plus… intéressantes.

 

   Je suis capable de me défendre, répondit Petra avec un sourire.

 

Quelque chose, dans ce sourire, fit que Mme Rosmerta écarquilla les yeux. Elle étudia Petra un moment de plus, puis hocha la tête et escamota rapidement le galion.

 

   À mon avis, le monde a beaucoup à offrir à une femme qui sait ce qu’elle veut, dit-elle, avec une franche approbation. Triplet va vous aider à porter vos bagages, si vous en avez apportés. Nous ne servons pas de petit déjeuner, mais nos repas à midi sont plus que consistants. Il me reste deux chambres, ma belle, aussi choisissez celle que vous préférez. Et prévenez-moi si vous avez besoin d’autre chose, d’accord ?

 

Avec un sourire, Petra acquiesça. Mme Rosmerta se pencha encore une fois vers elle, et lui chuchota à l’oreille.

 

   Et comme je viens de vous le dire, gardez bien votre baguette prête quand le soleil se couche. Ces derniers temps, on a vu des loups dans les environs, si vous voyez ce que je veux dire. Deux précautions valent mieux qu’une.

 

Petra acquiesça une fois de plus, mais cette fois, sans sourire.

 

 

Le legs de son père défunt ne comportait que quelques habits – un manteau, un chapeau, des souliers d’un cuir si usé qu’ils tenaient à peine debout – une baguette minable, un rasoir, et de l’argent : sept galions, deux mornilles et, dans une petite fiole, une poignée de noises que Petra ne s’était pas donné la peine de compter. Ce n’était pas beaucoup, mais c’est tout ce que Wilfred Agnelis avait à la banque le jour de son arrestation. Petra ne savait pas trop comment utiliser cet argent. Dans cette chambre qu’elle venait de louer aux Trois Balais, en regardant par la fenêtre la rue Guddymutter qui devenait d’un violet pourpre au crépuscule, elle décida que payer avec son « escapade » – comme l’avait décrite Mme Rosmerta – était un excellent choix. Son père l’aurait probablement approuvé.

 

Au fond de la boîte envoyée par le ministère, il y avait eu un petit objet, enveloppé dans un mouchoir. Petra avait découvert une petite broche, une opale sertie d’un délicat travail de lacis en or. Bien entendu, elle ne pouvait l’avoir connue, mais lorsqu’elle l’avait prise dans sa main, deux grosses larmes solitaires tracèrent un chemin salé sur ses joues. Petra fut soudain certaine qu’il s’agissait d’un cadeau de Noël que son père avait acheté pour sa mère, quelques jours avant son arrestation. Il n’avait jamais eu la possibilité de l’offrir à Lianna. Petra réalisait que ce n’était qu’une babiole, mais le bijou possédait une grâce et un chic qui la surprenaient. Aussi modeste fut-elle, cette broche avait dû coûter à son père plusieurs mois de salaire. Les yeux fixés sur la pierre lisse et opalescente, Petra imagina son père chez le bijoutier – étrangement, elle savait qu’il s’agissait d’Ichadur, Cadeaux rares et précieux, à l’angle du Chemin de Traverse et de l’Allée des Embrumes.

 

Son père portait sa plus belle chemise et une cravate. Mal à l’aise, il tirait sur son col, cherchant à faire bonne impression, tandis que le propriétaire – Mr Ichadur lui-même – soupirait avec un sourire glacé. Petra vit la lumière qui brillait dans le regard de son père, posé sur la broche d’opale, présentée dans une vitrine. Elle le vit s’approcher du bijou, enthousiasmé par sa beauté élégante. Son père éprouvait une joie pure et authentique. Le prix indiqué sur un discret panonceau noir, près de la broche, était supérieur à ce qu’il avait prévu de payer, mais il décida malgré tout de la prendre. Il dut patienter un mois de plus pour trouver l’argent. Mr Ichadur refusa de lui céder l’objet avant le paiement complet. Il refusa également un rabais. Petra n’avait aucun mal à lire dans l’esprit du marchand retors. En réalité, Mr Ichadur ne croyait pas ce sorcier, modeste travailleur manuel engoncé dans un manteau mal coupé, capable de payer le prix demandé. Au final, le père de Petra avait cependant apporté la somme convenue, et Mr Ichadur s’était empressé d’emballer le bijou dans un écrin. Il délivra ensuite un reçu officiel – rédigé à la main d’une écriture tarabiscotée. En quittant le magasin, la boîte dans sa poche, Wilfred Agnelis avait le sourire heureux d’un homme qui sait avoir accompli un beau geste pour sa bien-aimée.

 

Petra fixait toujours la rue enneigée par la fenêtre. Elle tenait la broche dans la main, et ses yeux ne voyaient rien du spectacle qui se trouvait devant elle. Peut-être sa vision des choses n’était-elle qu’une invention, peut-être n’existait ni Mr Ichadur, ni la vitrine avec la broche, ni le sourire de son père, mais… Petra y croyait. Elle avait la sensation que ces souvenirs étaient incrustés dans l’opale de la broche, comme un petit trésor inattendu, gardé pour elle en réserve. De plus, Petra connaissait maintenant le visage de son père. Elle l’avait vu dans la piscine mystérieuse aux reflets verts de la chambre. Cette connaissance rendait plus limpide encore les souvenirs liés à la broche. C’était tragique bien sûr, parce que son père n’avait jamais pu offrir son cadeau à son épouse, mais c’était aussi merveilleux, parce que Petra avait ressenti le bonheur de son père. Wilfred Agnelis ignorait le sort qui l’attendait. Pour lui, le futur paraissait banal, et il était heureux.

 

Sans réfléchir, Petra accrocha sa broche à sa cape. L’ayant fait, elle examina son reflet dans la vitre. Dans le pâle crépuscule, la broche étincelait, elle capturait la lumière et la transformait en pure magie. Petra soupira.

 

Peu après, elle quitta sa chambre, et referma doucement la porte derrière elle. Elle avait l’intention de faire une promenade.

 

 

La Grand-rue s’était vidée au coucher du soleil, qui disparaissait à l’horizon dans une explosion magnifique d’orange et de violet. Un vent froid arrivait de l’Est, faisant voler de la neige givrée dans la rue comme du sable. En chemin, Petra s’arrêta devant les diverses vitrines des magasins, et regarda machinalement les marchandises proposées : des épées de gobelins et des calices aux Ferronneries Ducorbeau ; de jolies sacoches en cuir et des plumes chez Scribenpenne ; des robes multicolores et des ensembles chez Gaichiffon. Finalement, Petra sortit du village, et passa devant la vieille Cabane Hurlante. Les barrières étaient à l’abandon, détruites au-delà de toute réparation depuis que la cahute avait cessé d’être hantée. La jeune sorcière resserra sa cape autour d’elle pour mieux lutter contre le froid qui s’aggravait. Quand elle décida de retourner aux Trois Balais pour voir si Mme Rosmerta aurait éventuellement quelque chose à lui proposer à manger, Petra ne savait plus exactement dans quelle direction se trouvait Pré-au-lard. Elle regarda autour d’elle. Dans la rue étroite, diverses chaumières plus ou moins délabrées se serraient les unes contre les autres. Heureusement, au-dessus des toits bas, Petra aperçut la lumière dorée des lampadaires de la Grand-rue. N’appréciant pas les silhouettes douteuses qu’elle vit errer devant elle, sur le trottoir, elle s’engouffra dans une ruelle traversière, avec intention d’y trouver un raccourci vers des rues plus animées.

 

Le passage, encombré par la neige, était très étroit. Petra avança avec difficulté, en se tenant au poteau d’un panneau pour ne pas s’enfoncer dans les congères. La ruelle fit ensuite un angle, bifurquant vers un quartier plutôt sinistre. Petra ignorait qu’il en existait de tels à Pré-au-lard. Des vêtements en lambeaux étaient accrochés, quasiment gelés, sur des cordes tendues entre les masures ; des poubelles s’alignaient contre les murs moisis ; par endroits, les perrons branlants bloquaient presque le passage. Dans les recoins, les ombres s’épaississaient au fur et à mesure que tombait la nuit. À dire vrai, on avait l’impression que l’obscurité n’abandonnait jamais réellement cette ruelle : elle se contentait de s’écarter un peu, quelques heures durant la journée.

 

À un autre angle de la ruelle, une vive lumière clignotait. Après avoir péniblement échappé à une congère particulièrement épaisse, Petra s’en approcha, et se retrouva au milieu d’un groupe d’êtres misérables, maigres et mal vêtus. Ils étaient tellement enveloppés dans plusieurs épaisseurs de vêtements qu’il lui fallut un moment pour reconnaître des gobelins. Les petites créatures se serraient autour d’un feu magique gobelin, qui brillait avec éclat dans le cul d’un chaudron cassé. Les flammes qui dansaient et tressautaient, presque sauvages, semblaient naître de nulle part. Quand les gobelins levèrent les yeux sur Petra, leurs regards vifs étaient insondables.

 

   Désolée, dit Petra. (Sa respiration créa de petits nuages dans l’air glacé.) J’essayais simplement de retourner dans la Grand-rue. Peut-être pourriez-vous m’indiquer la bonne direction ?

 

Les gobelins se contentèrent de la fixer, le visage dur, leurs énormes mains aux jointures noueuses serrées sur leurs genoux. Un moment, Petra se demanda s’il s’agissait de Sans-abri, puis décida que non. Les gobelins étaient une race autonome, et pleine de ressources. En jetant un bref coup d’œil dans la ruelle, elle découvrit la vérité : non loin de là, s’ouvrait l’entrée de service des Ferronneries Ducorbeau. Les gobelins étaient probablement les ouvriers métallurgiques, qui se reposaient après leur journée de travail. Tout aurait paru parfaitement normal… sans la dureté déstabilisante des regards qui la fixaient.

 

Petra contourna le petit groupe.

 

   Tant pis, dit-elle. Je ne suis pas très loin de la rue. Je trouverai mon chemin.

 

Il fallut un moment à Petra pour réaliser qu’un des gobelins parlait. Il avait une voix profonde, menaçante mais pourtant étrangement polie.

 

   Est-il possible, compagnons, que cette jeunes sorcière ignore avoir pénétré sur un territoire gobelin ?

 

En l’entendant, Petra se figea, et son sang se glaça. Sans la quitter des yeux, un autre Gobelins s’exprima :

 

   Oui, c’est aussi mon impression. Et elle l’a fait avec une audace inouïe, sans tenir compte de la coutume et des règlements. Devons-nous les lui expliquer ?

 

   Je suis désolée, répéta Petra, en gardant une voix calme. Je pensais qu’il s’agissait d’une voie publique. Je n’avais pas l’intention de pénétrer chez vous.

 

   Elle n’a pas lu le panneau, dit un troisième gobelin. (Il parlait à mi-voix, sans s’adresser directement à Petra malgré son regard glacé posé sur elle.) Elle ignore la loi. Elle espère sans doute notre mansuétude. Pas étonnant de la part d’une sorcière.

 

Le dos appuyé contre un mur de briques froides, Petra était prise au piège par les trois gobelins. Elle réfléchit rapidement, et se souvint d’avoir sa baguette dans la poche de sa robe. Elle décida de ne pas la sortir, craignant que son geste ne fasse qu’envenimer la situation. Les gobelins se redressèrent, et avancèrent pour la cerner. Les dents de Petra commençaient à claquer sous l’effet du froid.

 

   Quelle est... euh – la loi ? demanda-t-elle. Je ne m’attends pas à votre mansuétude. J’ignorais simplement qu’il y avait un règlement à suivre. Je serai heureuse de… euh…

 

   Elle doit payer une amende, coupa le premier gobelin

 

Ses yeux noirs étincelaient vicieusement à la lueur du feu magique. Petra fouilla ses poches.

 

   Je n’ai pas beaucoup sur moi, indiqua-t-elle. Seulement six galions, je crois.

 

   Nous ne voulons pas de l’argent de sorcier, ma belle enfant, ronronna le second gobelin à voix basse. Nous ne sommes pas la banque Gringotts ! Vos devises n’ont aucun intérêt pour nous.

 

L’un des gobelins leva assez sourcils broussailleux et s’approcha davantage.

 

   Elle porte sur sa robe la propriété d’un gobelin, compagnons ! dit-il, s’animant pour la première fois. Une larme de lune sertie à l’or fin. Ici, juste sur son épaule !

 

Le premier gobelin regarda, puis hocha lentement la tête.

 

   Oui, ceci fera l’affaire. Si la jeune sorcière veut être bien…

 

Il tendit sa main calleuse en direction de Petra.

 

   Non, répondit-elle, aussi fermement que possible. Je ne peux pas vous céder cette broche. Elle ne m’appartient pas, euh – elle est à mon père. Je ne peux pas…

 

   Mais elle n’est ni à vous ni à lui, belle enfant, répondit doucement le gobelin. (Il approcha encore.) Cette broche appartient aux gobelins. Vous n’osez quand même pas prétendre que nous sommes incapables de reconnaître notre travail ?

 

   Non, bafouilla Petra. Je ne dis pas ça. C’est juste que…

 

   Elle nous insulte, compagnons, dit le troisième gobelin, dont les yeux brillaient d’un éclat horrible. Elle a l’intention de ne pas respecter la loi – de nous refuser son amende – et ceci sur notre propre territoire, en plus.

 

Petra pressa son dos contre le mur.

 

   Non. C’est juste que… Il doit bien y avoir quelque chose d’autre !

 

   Il ne s’agissait pas d’une requête, belle enfant, dit le premier gobelin en élevant la voix. Donnez immédiatement votre amende, sinon nous la prendrons de force. La magie des sorciers n’a aucun pouvoir contre la loi des gobelins. Préféreriez-vous apprendre cette vérité à la manière forte ?

 

Quand le gobelin se jeta en avant, ses mains osseuses jetèrent une ombre sur la broche accrochée à la cape de Petra. Elle grimaça, et se pressa davantage contre le mur froid derrière elle, mais elle ne pouvait pas aller plus loin. Rapidement, presque délicatement, le gobelin détacha la broche de la cape. Immédiatement, oubliant la sorcière, il se tourna pour étudier la broche à la lumière du feu.

 

Petra glissa un peu contre le mur.

 

   Qu’allez-vous en faire ? demanda-t-elle tristement.

 

   Elle est encore là ! dit l’un des gobelins.

 

   Elle partira bien assez tôt, compagnons, répondit un autre, en retournant vers son feu magique.

 

Sentant son courage revenir, Petra se redressa, et éleva la voix :

 

   Je vous ai déjà demandé, qu’allez-vous faire de cette broche ?

 

   Ça ne vous regarde pas, sorcière, répondit le premier gobelin sans se tourner. Cette broche appartient aux gobelins. Vos mains impures l’ont tenue bien assez longtemps. D’ailleurs, jamais, elle ne vous a appartenu. Pas un seul jour !

 

   Mon père a travaillé très dur pour payer cette broche, dit Petra. Il l’a achetée en toute honnêteté. Je vous interdis de suggérer qu’il l’ait volée.

 

Manifestement ennuyé, le premier gobelin la regarda derrière son épaule bossue.

 

   Vous autres, humains, êtes tous des voleurs et des tricheurs quand il s’agit de « payer ». Si votre misérable père prétend avoir possédé cet objet, eh bien c’est un menteur. La broche ne lui a jamais appartenu – jamais ! Il nous faudra au moins un an pour faire disparaître la souillure de son toucher. Maintenant, disparaissez, avant que nous ne nous mettions réellement en colère. Vous devriez vous réjouir que votre errance de ce soir ait permis de rendre cet objet à ses légitimes propriétaires.

 

   Cette broche appartenait à mon père, rétorqua Petra, en sortant sa baguette.

 

Cette fois, le gobelin se retourna, lentement, et étudia Petra de ses petits yeux noirs et perçants.

 

   Dois-je comprendre, jolie sorcière, que votre père est mort ?

 

Petra sentit une boule enfler dans sa gorge. Elle déglutit, consciente que ses yeux brillaient de larmes soudaines. Elle n’arrivait pas à parler. Aussi, elle se contenta de hocher la tête.

 

Le gobelin l’étudia un moment de plus, le regard impassible. Ensuite, à nouveau, il se détourna.

 

   Voici une bonne nouvelle, compagnons, dit-il sans se soucier de Petra, le misérable voleur est mort. Sa respiration s’est éteinte. Il nous faudra donc simplement six mois pour nettoyer le bijou de sa souillure.

 

Petra leva sa baguette, et la regarda, les yeux brouillés de larmes. Il y eut un souffle, et le feu magique des gobelins s’étouffa soudain. La noirceur tomba sur la ruelle comme un linceul.

 

   Ce geste était une erreur, belle enfant, gronda le premier gobelin dans l’obscurité.

 

   Je ne suis pas votre enfant, rétorqua Petra, d’une voix glaciale, létale.

 

L’enfer se déchaîna. Dans l’obscurité, retentirent des cris, d’horribles coups sourds, et des craquements d’os mêlés à des rugissements. Puis, un vent glacial traversa la ruelle, soulevant la neige, hurlant dans les tuyaux. La scène n’avait duré que quinze secondes.

 

À l’entrée de la ruelle, là où elle rejoignait la Grand-rue, un jeune sorcier aux cheveux longs s’arrêta. Il écouta, les yeux s’écarquillés. Les derniers échos des cris et des coups s’étaient dissipés. Il s’accrocha à sa baguette, et avança dans la ruelle.

 

   Petra ? cria-t-il, le cœur battant, une terreur soudaine lui serrant la gorge.

 

Il s’arrêta tout à coup. De l’obscurité apparaissait une silhouette, qui marchait tranquillement dans la neige fondue. Le sorcier la regarda, baguette levée, aux aguets. Quelque chose semblait briller dans l’ombre, une légère lueur opalescente accrochée à la cape de la silhouette.

 

   Petra ? insista l’homme, inquiet et surpris à la fois. Petra, c’est toi ? Je te cherchais ! Ça va ?

 

La silhouette émergea enfin dans la lueur dorée d’un lampadaire voisin.

 

   Ted, dit Petra. Comme toujours, ton timing est parfait.

 

Soulagé, Ted Lupin avança, et mit le bras autour de la jeune fille.

 

   Ça va ? Je t’ai vue passer devant la boutique, il y a un petit moment. Je suis sorti te retrouver aussi vite que possible. Que faisais-tu dans cette ruelle ?

 

Quand Petra secoua la tête, légèrement, le regard de ses yeux bleus était étrangement figé.

 

   Rien, je marchais

 

Ted l’attira loin de la ruelle.

 

   Petra, franchement, ce n’est pas un endroit où il fait bon se promener. Surtout de nuit. Tu n’as rencontré personne là-dedans ?

 

   Rentrons, Ted, j’ai froid, dit Petra, ignorant la question.

 

Elle marcha après de lui, et le laissa lui entourer la taille de son bras, mais en réalité, elle le sentait à peine.

 

   J’ai froid, Ted, répéta-t-elle, si froid. Je suis quasiment gelée.

 

 

   Je ne peux pas t’en parler, pas maintenant, dit Petra, désespérée, en fixant le feu. Peut-être, bientôt, mais pas maintenant. C’est trop important. Pour le moment, je veux juste te raconter la boîte que j’ai reçue du ministère. Le legs de mon père.

 

Ted et elle étaient assis dans deux fauteuils jumeaux, à haut dossier, dans un recoin sombre des Trois Balais. Près d’eux clignotait un maigre sapin de Noël, éclairé par des bougies dont les flammes brillaient gaiement de toutes les couleurs imaginables. Il était tard, et le bar était quasiment désert. L’elfe de maison, Triplet, s’agitait entre les tables, poussant magiquement sa balayette et une petite pelle d’un simple claquement de doigts.

 

   Tu as déjà parlé à Noah, pas vrai ? demanda Ted.

 

Il regardait le feu à travers sa chope (quasiment vide) de Bièraubeurre.

 

   Je t’en prie, Ted, ce n’est pas le moment d’être jaloux, soupira Petra avec un petit sourire. Noah et moi ne sommes que des amis, pour le moment du moins. De plus, tu as Victoire. D’après ce qu’on prétend, vous formez un couple.

 

Ted eut un hochement de tête énigmatique, puis il serra les lèvres.

 

   Alors tu n’as pas encore parlé à Noah ? Tu ne lui as rien raconté, c’est ça ?

 

   Je n’en ai parlé à personne. Ce n’est pas le genre de secret qui se crie sur les toits.

 

   Mais pourtant, Petra, tu es inquiète, insista Ted. Tu es même terrifiée.

 

Petra secoua légèrement la tête.

 

   Je n’ai jamais connu aucun de mes parents, Ted. Ils sont morts quasiment avant que je naisse. Pourquoi maintenant ? Pourquoi sont-ils devenus tellement importants ? Comment des gens qu’on n’a jamais connus peuvent-ils vous manquer à ce point ?

 

Ted ne répondit pas. Pendant une minute, les deux jeunes gens restèrent ainsi, les yeux fixés sur le feu qui craquait dans l’âtre. Les bûches se réduisaient peu à peu en tisons. Finalement, Ted remarqua :

 

   A mon avis, il n’est pas nécessaire d’avoir vécu avec des parents pour les connaître. Je pense que tu les connais par le trou que leur absence a laissé en toi. Tu les connais par la forme du vide où ils auraient dû se trouver. Du moins, c’est ce que je ressens.

 

Petra acquiesça.

 

   Tout ce que je sais, dit-elle, c’est que j’ai besoin d’eux. J’ai besoin qu’ils me disent quoi faire. Je suis complètement perdue.

 

   Pourquoi crois-tu qu’ils sauraient ce que tu dois faire ? demanda Ted.

 

Petra y songea un moment, puis elle haussa les épaules pour exprimer sa perplexité.

 

   Plus je vieillis, continua Ted, plus je réalise que personne ne sait rien. J’ai grandi en pensant que ma grand-mère savait absolument tout. Et puis, il y a quelques années, j’ai compris qu’elle croyait aveuglément à tout ce que raconte le Chicaneur. Bien sûr, je n’ai rien de particulier contre le Chicaneur, mais je ne pense pas qu’il soit parole d’évangile, ni que ses articles doivent être acceptés les yeux fermés. J’adore ma grand-mère, mais ce jour-là, j’ai compris, aussi choquant que ça paraisse, qu’elle se contentait de se débrouiller dans la vie, en faisant de son mieux, comme tout le monde. Au début, cette réalisation m’a paru plutôt terrifiante, mais d’un autre côté, c’est aussi rassurant. Ça signifiait que moi aussi, je serai capable de me débrouiller dans la vie comme tout le monde.

 

Petra jeta à Ted un coup d’œil.

 

   Et aujourd’hui, qu’est-ce que ta grand-mère représente pour toi ?

 

Ted eut un grand sourire.

 

   La même chose qu’avant. Grâce à elle, je sais que quelqu’un m’aime. Elle me dit toujours que tout va s’arranger. C’est ce que font les gens qui vous aiment, j’imagine, même s’ils n’en savent rien, même s’ils ont tort. D’ailleurs, c’est sans importance : parfois, on a besoin de les écouter – on a besoin d’être rassuré.

 

   Je ne trouve pas cette idée particulièrement réconfortante, rétorqua sèchement Petra, en se tournant vers le feu.

 

   Parce que tu la prends de travers, affirma Ted. Tu penses trop, Petra. Ton problème, c’est que tu es trop intelligente. Tu réfléchis beaucoup trop.

 

   Mieux vaut un excès dans ce sens que le contraire.

 

   Pas du tout, dit Ted avec un sourire. Tu sais, des fois, on est tellement certain de ce qu’on veut qu’on se force à le voir, même si ce n’est pas vrai – même si c’est archifaux. Tes parents ne te manquent pas pour la direction qu’ils devraient représenter dans ta vie, Petra. Tes parents te manquent parce que tu as besoin d’eux assis à côté de toi, pour te dire que cette direction est sans importance. Tu peux aller n’importe où. Tout deviendrait une grande aventure s’ils étaient là pour partir avec toi. Parce qu’ils t’aimeraient tout le long du voyage.

 

Une fois de plus, Petra regarda Ted, sans sourire.

 

   Et pourquoi te crois-tu un tel expert sur le sujet ?

 

Ted haussa les épaules.

 

   J’ai l’âge et l’expérience, et j’ai bu quatre Bièraubeurre. Ajoute un whisky-de-feu, et je pense devenir franchement génial.

 

Quand Petra ne put s’empêcher de sourire, Ted lui donna un coup d’épaule.

 

   Tu vois, dit-il. Je te fais rire. Les gens qui t’aiment font ça aussi, tu sais. Ils arrivent à te faire rire même quand tout va mal.

 

Petra acquiesça, et soupira.

 

   Je t’aime bien avec les cheveux longs, au fait.

 

   Oui, ces derniers temps, j’ai essayé différents styles, répondit Ted avec entrain. Je me suis rasé le crâne.

 

Tandis qu’il parlait, ses cheveux disparurent, créant une coupe militaire. Ça le faisait ressembler au professeur Kendrick Soufflet qui enseignait à Poudlard la Défense contre les Forces du Mal.

 

   J’ai aussi essayé aussi la longueur des rock stars, continua Ted. (Cette fois, ses cheveux émergèrent de son crâne, et dépassèrent ses épaules, en longues dreads tressées.) J’ai même tenté la coupe spéciale George Weasley.

 

Sa chevelure devint bouclée, sauvage, et d’un roux éclatant. Petra mit les deux mains sur sa bouche pour étouffer son fou-rire.

 

   Ton visage vient de changer ! haleta-t-elle. Pendant un moment, tu as vraiment ressemblé à George.

 

   C’est un peu dur à contrôler, admit Ted, en se relevant. Ça fait des années que je n’avais pas utilisé mes dons de métamorphomage. Mais je me souviens encore comment le faire correctement.

 

Petra s’adossa dans son siège, et regarda Ted récupérer son manteau, accroché près du feu à un piton.

 

   Tu t’en vas ?

 

   Oui, acquiesça-t-il. George veut que j’ouvre le magasin demain matin. Cet homme est un tyran, qui ne tient jamais compte du fait que j’aime dormir tard.

 

Petra souriait en regardant Ted enfiler son manteau.

 

   Merci, Ted. J’ai bien aimé te parler.

 

   Parler est ce que je fais le mieux, rétorqua Ted. Désolé de ne rien t’avoir apporté pour Noël.

 

   D’accord, pour une fois je te pardonne.

 

Ted se tourna vers la porte, puis s’arrêta tout à coup. Avec un demi-sourire, il revint vers Petra, et se pencha vers elle.

 

   Tout va s’arranger, chuchota-t-il, intensément. C’est une grande aventure. Tous ceux qui t’aiment – moi le premier – seront avec toi, à tes côtés, sans faillir.

 

Petra lui adressa un autre sourire, parfaitement authentique. Quand Ted le lui rendit, pendant un moment – très long et presque étrange – ils se regardèrent les yeux dans les yeux, puis Ted se détourna.

 

   Bonne nuit, Petra, dit-il. Joyeux Noël.

 

   Joyeux Noël, Ted, répondit-elle.

 

Il se dirigea vers la porte, zigzaguant entre les tables, enjambant la serpillière trempée de Triplet. Quand il ouvrit la porte, un courant d’air froid et le sifflement du vent entrèrent dans la taverne, puis la porte se referma. Ted était parti.

 

En silence, Petra fixa le feu. Après une minute, elle se pencha, prit sa cape sur ses genoux, et regarda la broche d’opale qui y était accrochée. Avec soin, elle la détacha, et la prit dans sa main.

 

   Oh, papa, chuchota-t-elle. Dis-moi que tout va s’arranger. Dis-moi que tu m’aimes. Dis-moi que tu seras avec moi, à mes côtés, sans faillir.

 

Comme auparavant, tenir la broche d’opale dans sa main fit apparaître dans le cerveau de Petra une image de son père. Elle le vit, encore, acheter le bijou de cet odieux Mr Ichadur ; elle vit sortir du magasin, et marcher dans la rue, sous la neige qui tombait. Il était heureux. Il avait fait un beau geste pour sa bien-aimée.

 

Tout à coup, Petra se figea, sa respiration s’étrangla dans sa gorge. Ses doigts se resserrèrent autour de l’opale, la recouvrant complètement. S’était-elle trompée ? Était-ce possible ? Des fois, avait dit Ted, on est tellement certain de ce qu’on veut qu’on se force à le voir, même si ce n’est pas vrai…

 

Dans la vision que Petra avait dans la tête, son père marchait heureux sur le trottoir enneigé. Il se frayait un chemin dans une foule animée chargée de paquets, et sifflotait gaiement. Et tout à coup, doucement, (et faux) il commença à chanter :

 

 

J’ai une fille, belle et adorable, la plus adorable du monde,

Et à ma douce aux cheveux noirs, je donnerai un joli cadeau

Ensuite nous danserons, nous valserons sous la lune ronde

Et nous serons heureux, ma princesse et moi, comme deux poissons dans l’eau

Comme deux poissons dans l’eau…

 

Petra cligna des yeux, écoutant la chanson dans sa tête. En réalité, son père n’avait pas acheté la broche pour sa femme. Il l’avait achetée pour l’enfant qui grandissait dans le ventre de son épouse. Bien entendu, il ne pouvait savoir que l’enfant serait une fille, mais il en était certain pourtant. Ou peut-être en rêvait-il, si fort, qu’il se forçait à y croire. Il voulait offrir à sa fille un objet de valeur – une rareté. Avant même qu’elle soit née, il l’aimait déjà, sans la connaître. Ou peut-être la connaissait-il… à cet espoir qui grandissait dans son cœur.

 

Joyeux Noël, Petra, ma chérie, ma princesse… Joyeux Noël…

 

Seule dans le bar désert, Petra se laissa retomber sur son siège, et se mit à pleurer, pour le père qu’elle avait perdu. Mais en même temps, elle souriait parmi ses larmes. Elle tenait la broche, son cadeau de Noël. Elle la tenait en serrant le poing, et se balançait dans la lueur du feu mourant, comme si elle était un bébé serrée dans des bras forts, qui la berçaient… la berçaient…

 

 

 

FIN