*
Maintenant, alors que Holly observait le visage affligé et bleu pâle de sa fille presque adulte, et bien que ce ne soit ni le moment ni la situation adéquate (Tatty était triste que Thuy, Pearl et Patty ne soient pas là pour Noël, elle n’était la plus petite fille qu’on emmenait à la crèche), elle pensa : Mon Dieu, faut-il que je sois punie pour toute l’éternité de l’avoir laissée là-bas en pleurs, aux Tout-Petits ? De ne pas avoir « économisé davantage » ? De ne pas avoir eu le courage de dire à Eric que peu importait, qu’ils allaient devoir se mettre à économiser parce qu’à partir de ce jour elle n’abandonnerait plus jamais sa fille dans cet endroit ?
Et pourquoi n’avait-elle pas quitté son emploi ?! Au moins le temps de ces premières années avant la maternelle ? Pour garder sa toute petite fille auprès d’elle, pour lui épargner cette séparation ? Eric et Holly avaient vécu avec presque rien quand ils avaient une vingtaine d’années – une bagnole pourrie, un deux pièces, et leurs existences avaient été remplies à ras bord de conforts et de joies bon marché ! Pourquoi n’en avaient-ils pas été capables quelques années plus tard ?
Mais, bien entendu, personne n’agissait ainsi ! Certaines des mères qui amenaient leurs enfants (certains même plus jeunes que Tatiana) aux Tout-Petits arrivaient dans des voitures qui coûtaient le salaire annuel de deux des employées de la crèche qui s’occupaient de leurs enfants, neuf, dix, onze heures par jour. Elle ne savait pas pourquoi ces mères faisaient cela, mais elle, Holly, pourquoi l’avait-elle fait ? Comme ces années étaient passées vite ! Et à quoi s’était-elle consacrée pendant ces heures et ces jours des premières années de Tatiana, pendant que sa fille regardait Dora l’exploratrice dans un sous-sol coloré, en compagnie d’inconnus – sa timbale vide, les yeux secs, son petit menton pointé vers le haut, vers la télévision, comme pour signifier qu’elle avait souffert davantage, qu’elle avait déjà souffert, qu’elle en était encore capable…
Non. Sûrement pas. Cela n’avait pas été si terrible. Tatiana s’était fait des amis (quoique, où étaient ces amis aujourd’hui ?) et elle s’était attachée aux dames de la crèche (quoique, où étaient ces dames aujourd’hui ?). Et après cet unique et terrible matin, Tatiana n’avait plus jamais pleuré quand on la déposait aux Tout-Petits ! Les colères qu’elle avait piquées par la suite (et elle en piquait bien, des colères !) se produisaient généralement quand des proches quittaient la maison.
Thuy pouvait passer chez eux, pour la visite la plus courte ou la plus longue qui soit, mais il suffisait qu’elle reprenne sa veste sur une chaise de la cuisine et l’enfile pour que Tatiana blanchisse et titube vers elle, en l’implorant comme une enfant laissée seule sur le Titanic : Ne t’en va pas. Il y avait même parfois des mots russes – des mots que Holly supposait que sa fille avait oubliés depuis longtemps – sanglotés ou hurlés. Parfois on parvenait à la calmer en sortant à propos « Chatouille-moi Elmo » ou un biscuit Graham, mais le plus souvent on la laissait pleurer jusqu’à ce qu’elle s’endorme, pelotonnée sur le canapé ou debout, la tête appuyée contre un mur. C’étaient de terribles sanglots, les sanglots du deuil complet, mais ces larmes n’avaient rien à voir avec celles versées aux Tout-Petits, n’est-ce pas ?
*
Une larme unique glissa sur la joue de Tatiana. La lumière vive du blizzard se répandant à travers la baie vitrée la transforma en argent, si bien qu’on aurait dit une goutte de mercure.
« Mon cœur ! »
Holly prit à nouveau sa fille de force dans ses bras – et cette fois, ce fut une étreinte dure. Cette étreinte était une revendication. Cette étreinte, Holly le sut en s’y livrant, était volée à Tatiana contre son gré. Tatiana, en réponse, se raidit davantage et leva les mains à la hauteur de son visage, de sorte que ses avant-bras et ses coudes se trouvaient entre le corps de Holly et le sien. Elle eut une inspiration déchirée, puis les larmes argentées parurent se déverser hors d’elle, dans ses mains, glissant entre ses doigts, sur sa poitrine. C’était comme si Tatiana contenait soudain une minuscule cascade.
« Mon Dieu, dit Holly. Mon cœur, mon cœur, ma chérie. Nous allons passer un bon Noël. Je te le promets. Et demain, Thuy, Patty et Pearl viendront et nous fêterons Noël comme d’habitude. Regarde ! dit-elle, et elle lâcha Tatiana et se dirigea vers le four, tourna le bouton pour l’éteindre. Regarde ! Je vais réserver le rôti jusqu’à ce que la neige fonde, pour quand nous serons tous réunis. On n’aura qu’à manger la salade végétarienne du fils des Cox ! Je vais la préparer ! Qu’est-ce que tu en dis ? Tu aimeras ça, non ? On va piocher dans les petits pains et le hareng à la crème et le cheddar. Et quand Papa, Gin et Gramps arriveront, nous…
— Quoi ? demanda Tatiana, levant les yeux de derrière ses mains, plus posée à présent, compréhensive. Où sont-ils ?
— Tu ne m’as pas entendue parler au téléphone avec papa ?
— Non.
— Eh bien, mentit prudemment Holly. Eh bien, tout va bien. Malgré tout, ils ont dû s’arrêter à cause de la neige. »
Il ne servait certes à rien d’annoncer à Tatty que Gin avait un quelconque problème de santé, n’est-ce pas ? Ni qu’ils se trouvaient tous au St Joseph’s Mercy Hospital ? Aux urgences ? Si on devait finir par annoncer quoi que ce soit à Tatiana (Holly espérait encore qu’il s’agissait d’une fausse alerte et qu’ils passeraient tous la porte d’une minute à l’autre), cela pouvait certainement attendre encore un peu.
« Les Cox ne viennent pas non plus ? demanda Tatiana.
— Non, dit Holly. C’est la bonne nouvelle du jour. »
Ah ! Merci, mon Dieu ! Holly avait trouvé « Chatouille-moi, Elmo » ! Le biscuit Graham ! Malgré elle, Tatiana souriait à présent.
Et quel sourire ! En dépit de la mauvaise alimentation de sa petite enfance et du fait que Holly (tout en sachant qu’elle aurait dû le faire) n’avait jamais interdit les bonbons ou les sodas à Tatty, ces dents-là était d’un blanc éclatant. Sans avoir à les blanchir ! Et parfaitement droites, sans bagues ! Ceux qui ne la connaissaient pas commentaient presque toujours son sourire avant de prendre congé. « Waouh », disaient-ils quand Tatty les regardait, leur adressant ce sourire en échange d’une glace ou quand on lui remettait quelque chose. « C’est un sourire qui vaut un million de dollars » ou « Ton sourire fait plaisir à voir ! » ou « De qui tiens-tu ce sourire ? ».
Bien sûr, c’était ce dernier commentaire qui peinait Holly, car Tatiana « ne tenait » ce sourire ni d’elle ni d’Eric. Les origines de ce sourire se trouvaient quelque part à l’est de l’Oural et à l’ouest du lac Baïkal sur le plateau de l’Oukok. Il n’était pas, de fait, impossible que ce sourire ait été porté par les gènes de guerriers mongols (Raiponce Noir de Jais) ou des prostituées de Moscou et de Saint-Pétersbourg qui avaient été repoussées au-delà de l’Oural pendant la révolution. Quand ils avaient commencé à se renseigner sur l’orphelinat Pokrovka n° 2, Holly était tombée sur d’étranges histoires sur Internet : on disait que les petites filles de cette région étaient les plus belles de Sibérie parce qu’elles descendaient de ces prostituées.
Qui savait d’où venait le sourire de Tatiana ? En 1993, on avait exhumé, du permafrost de ce plateau, une des plus anciennes momies. On l’avait appelée la Vierge de Glace et on avait confectionné un buste en fonte, à partir de la reconstruction de son visage, qu’on pouvait admirer derrière une vitre au musée régional de l’Altaï et, bien que Holly et Eric ne l’aient pas visité, ils avaient acheté une carte postale représentant ce buste à un vendeur, près de la gare routière. Holly gardait la carte postale dans un dossier, avec tous les papiers de l’adoption de Tatiana. Cette demoiselle ne souriait pas mais elle aurait parfaitement pu être la mère de Tatiana – son visage en cœur et son nez élégant –, bien qu’elle ait vécu et soit décédée au cinquième siècle avant notre ère.
Bien sûr, ceux qui demandaient à Tatiana : « De qui tiens-tu ce sourire ? » n’avaient pas l’intention d’en interroger la génétique ? Ou bien si ? Parfois Holly se posait la question. Demandaient-ils d’où elle tenait ce sourire parce qu’ils pouvaient deviner que Holly n’était pas la mère biologique de Tatiana ?
« Bien sûr que non ! s’était exclamée Thuy. Seigneur, personne ne fait ça. Plus de nos jours, en tout cas. La moitié des gamins de cette ville sont adoptés. Ou métis ! Il n’y a aucun sous-entendu quand on demande à Patty : “De qui tiens-tu tes boucles blondes ?” Et on le lui demande tout le temps ! On sait parfaitement que je suis sa mère et qu’elle ne les tient pas de moi ! »
Holly avait acquiescé et feint d’accepter l’appréciation de Thuy comme point final à ce sujet, mais elle savait qu’il en allait différemment avec Thuy et Patty. Dans leur cas, personne ne sous-entendait quoi que ce soit de ce genre – mais Thuy était vietnamienne et c’était une femme mariée à une femme. Il aurait été politiquement incorrect de sous-entendre une telle chose dans une telle situation. En revanche, il était difficile de manquer Tatiana et Holly, lâchées dans le monde. Elles étaient blanches et, bien que Holly soit grande et blonde avec un nez court, des yeux bleus et une peau pâle piquetée de taches de rousseur, on pouvait trouver d’autres raisons pour justifier les différences entre une fille et sa mère. Un père brun au sourire fabuleux ? Un homme qui serait marié à sa mère blonde ? Quand le réparateur de vélos lançait : « Waouh, de qui tiens-tu ce sourire ? », ne s’interrogeait-il pas, de manière tout à fait sincère et anodine, sur le matériel héréditaire de Tatiana ? Si cette interrogation traversait aussi l’esprit de Tatiana, elle n’en montrait rien. Elle se contentait de hausser les épaules avec modestie, les yeux baissés, répondant : « Je ne sais pas », sans se départir de son sourire.
« Eh bien, ton dentiste doit t’adorer », avait un jour commenté une vieille bénévole de la bibliothèque, et Holly avait entraîné Tatty à sa suite avant que la femme n’ajoute quoi que ce soit d’autre. De fait, Holly n’avait emmené Tatiana qu’une seule fois chez le dentiste. Quand le cabinet avait refusé que Tatiana revienne pour un détartrage sans avoir procédé à une radio dentaire, Holly ne l’avait pas ramenée. Il était hors de question que Holly expose sa fille à ce type de radiation, dirigée sur son visage, pour rien. Tout le monde pouvait voir que ses dents étaient saines, parfaites. Celles de Holly étaient, elles aussi, en parfait état et cela faisait vingt ans que Holly n’avait pas consulté un dentiste. Elle prenait simplement soin de ses dents – et, aujourd’hui, de celles de Tatty. Il lui suffisait de jeter un rapide coup d’œil dans la bouche de sa fille pour voir qu’il ne s’y trouvait aucune carie, que ses dents étaient immaculées. Eric, évidemment, n’aurait pas apprécié, mais Holly évoquait suffisamment souvent le nom du dentiste d’une ville voisine (pas celui que consultait Eric) pour qu’il suppose qu’elles se rendaient chez lui environ deux fois par an. Ce qui aurait été complètement superflu :
Ce sourire en était la preuve.
*
Là, réagissant à la plaisanterie de Holly au sujet des Cox, Tatiana affichait ce sourire – et Holly lui en fut pathétiquement reconnaissante, comme si elle venait d’être graciée dans le couloir de la mort. Elle se sentait encore dans le rôle coupable et suspicieux de celle qui avait dormi trop tard, mais était ravie d’imaginer que, malgré tout, cette journée ne serait peut-être pas un désastre. Que sa fille ne la haïssait pas, qu’elle n’irait pas se terrer dans sa chambre (avec la porte verrouillée !) toute la journée. Qu’elles s’amuseraient plutôt à un jeu de société sur la table – n’ayant plus aucune raison d’y dresser le couvert – et puis, cet autre petit rêve, que peut-être Holly trouverait un moment pour filer dans sa chambre avec un stylo, déterrerait son carnet de notes du fond du tiroir de sa commode et se mettrait à écrire.
De manière pas tout à fait inattendue, l’iPhone de Holly se mit alors à jouer « A Hard Rain’s A-Gonna Fall ». Ce devait être Eric, pensa-t-elle. Ou un de ses frères. Ou une des épouses. Égoïstement, Holly n’était pressée de parler à aucun d’entre eux maintenant que Tatiana souriait et qu’il semblait que leur Noël pût prendre un tour suffisamment heureux sans la compagnie de qui que ce soit. Évidemment, si elle avait pu aider Eric avec ses parents, elle l’aurait fait mais, puisqu’elle était de toute façon coincée par la neige, que pourrait-elle dire à son mari pour l’aider ?
Holly jeta un regard vers l’iPhone sur le comptoir de la cuisine mais ne fit pas un geste pour le prendre. « Je ne vais peut-être tout simplement pas répondre, dit Holly. Comme tu me l’as conseillé.
— On va juste faire semblant d’être toutes les deux sur une île déserte pour le reste de la journée. En cas de besoin, on n’aura qu’à nous laisser un message. »
Holly sourit, bien que Dylan continuât à chanter, et Tatiana, l’air inquiet, demanda : « Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes, maman ? »
Son épaule cogna contre le bras de Holly, quand Tatty dépassa rapidement sa mère pour atteindre le comptoir et l’iPhone. Elle plongea sur l’appareil comme s’il était en plein vol, comme si elle essayait de l’attraper plutôt que de simplement le ramasser sur le comptoir, avant que l’appel ne soit transféré vers la messagerie.
« Tatty, dit Holly. Pour l’amour de Dieu. Si c’est papa, nous le rappellerons tout de suite, et si ce n’est pas… »
Puis, comme si, en effet, le téléphone possédait des ailes et une volonté propre, ou comme si on l’avait jeté, il s’envola du comptoir de la cuisine et traversa en planant, bas et vite, la cuisine jusque dans la salle à manger et la table où il percuta un des verres à eau de la mère de Holly, qui tomba par terre où il se fracassa finalement d’une façon qui sembla prédestinée, ou délibérée, voire les deux.
« Tatiana ! » cria Holly.
Que s’était-il passé ? Et c’était arrivé si vite ! De toute évidence, dans sa précipitation, au lieu de prendre le téléphone, Tatiana l’avait en quelque sorte jeté – l’avait tapé, fait voler à travers la pièce jusque dans la pièce voisine.
« Nom de Dieu ! »
Holly se rua hors de la cuisine jusqu’à la table de la salle à manger. Le téléphone portable reposait, sans dommage, sur le plateau, mais le verre à eau irisé de sa mère n’était plus un verre à eau. C’était à présent un millier de morceaux chatoyants, parsemés. Ce verre à eau n’était plus là – et il était partout. Qui sait jusqu’où ses petits éclats de verre avaient bien pu voler ? Holly balaierait et aspirerait, pendant des années, ces petits milliards dans les coins et sous les meubles, et même sur les rebords de fenêtre. Le verre avait explosé en heurtant le sol. Atomisé.
L’iPhone, quant à lui, complètement et facilement remplaçable (Holly avait même pris une assurance), était intact. En fait, il était même encore allumé et affichait le fond d’écran de Holly – une photo de Tatiana et Eric devant une cascade. Sur le téléphone, sur cette photo, le père et la fille était illuminés, en miniature, et la cascade, dans leur dos, donnait plus l’impression de plumes que d’eau – comme si quelques centaines d’oreillers avaient été éventrées derrière eux pendant qu’ils souriaient sur le téléphone portable de Holly. La précision de ce cliché était incroyable. D’une certaine façon, l’appareil photo de l’iPhone n’avait pas seulement capturé la seconde précise de ces sourires uniques sur le visage de son mari et de sa fille, mais également chaque goutte, pétrifiée à mi-chute, de cette cascade d’eau écumante. La photo donnait la scène exactement pour ce qu’elle était – quelque chose de léger et de violent à la fois, un instant passant à toute allure, tout en étant complètement figé à jamais. Et tout ça stocké pour l’éternité sur un appareil de la taille de la main ! Si ce machin n’était pas aussi omniprésent, il en aurait été surnaturel.
Holly recula, s’éloigna de la scène du bris de verre en secouant la tête, et, quand elle se retourna, elle constata que sa fille n’avait pas bougé de là où elle se trouvait quand l’iPhone s’était envolé de sa main. Mais Tatiana tenait désormais sa main contre sa bouche, la pressant contre ses lèvres, comme si elle s’était blessée ou qu’elle essayait de réprimer un cri.
« Bon sang de bonsoir », dit Holly – optant pour la légèreté car elle ne voyait pas l’intérêt de se mettre en colère. Elle avait eu douze verres à eau, jusqu’à ce que Tatty en brise trois, puis elle en avait eu neuf, et bon, maintenant elle en avait huit. Au moins c’était à nouveau un chiffre pair ! Les paroles de Thuy revinrent à Holly : Tu ne peux pas faire entendre raison à un tout petit, alors pourquoi se mettre en colère contre lui ?
Telle avait été la réponse de Thuy quand Holly l’avait complimentée – pour sa patience incroyable avec Patty –, et ses propos, leur vérité, avaient blessé Holly, qui avait immédiatement convoqué une image d’elle dominant Bébé Tatty, lui ordonnant de filer tout droit dans sa chambre après l’avoir surprise en train d’arracher, une à une, les pages du dictionnaire Webster. Holly se rappelait la façon dont Tatty avait alors regardé tout autour d’elle, comme si elle ignorait où aller, où était sa chambre. Elle ne vivait dans cette maison que depuis six mois et elle se réveillait encore tous les matins en criant s’il vous plaît en russe : Puzhalsta ? Puzhalsta ? Mama Anya ?
Pourquoi, en effet, se mettre en colère contre un bébé ou un enfant, quel que soit son âge ? Le jour où Thuy avait balancé sa vérité désintéressée en riant, Tatiana avait déjà douze ans, et Holly aurait désespérément souhaité revenir en arrière. Elle voulait suivre le conseil de Thuy – mais toutes ces premières années étaient perdues ! Toutes ces petites secondes qu’elle aurait pu mieux apprécier, chérir davantage, au cours desquelles elle aurait pu se montrer plus patiente, exprimer plus d’amour, ramener sa fille à la maison après une journée aux Tout-Petits et la conduire directement au parc – disparues !
Mais Holly avait essayé, n’est-ce pas ? Un nombre incalculable de fois, elle s’était assise par terre pour jouer avec sa fille à Candyland, au jeu des serpents et des échelles – des jeux auxquels Holly enfant avait tellement désiré jouer, sans que personne n’eût le temps d’y jouer avec elle. Elle avait emmené Tatty au parc. Et à la plage. Et au zoo. Et voir Casse-Noisette ! Elles avaient fait des promenades à cheval. Elles avaient voyagé. Elles avaient mangé dans des restaurants chics et des petites gargotes, et même si Holly n’avait jamais fréquenté une église avec Tatiana (comme Thuy et Pearl le faisaient avec Patty), elles avaient visité quelques-unes des plus grandes cathédrales du monde, étaient allées écouter chaque année en décembre Le Messie de Haendel au Hill Auditorium.
Malgré tout, à l’époque où Thuy avait donné ce conseil à Holly (ce que Thuy n’avait jamais considéré comme un conseil, plutôt comme un constat), le passé était déjà gravé dans la pierre, inaltérable, et chaque moment de la vie commune de Holly et de Tatty était inscrit dans cette pierre, l’avait été dès le début, et le serait jusqu’à la fin. Bien que Holly n’eût vraiment aucune croyance religieuse ou mystique, elle ressentait profondément, plus elle avançait en âge, le caractère inéluctable de chaque seconde de sa vie, particulièrement depuis que Tatiana y était entrée.
*
Alors, ça ne rimait certainement à rien de pleurer sur un autre verre à eau brisé ! Ni de réprimander Tatty pour cet accident ! Et c’était bien un accident. Holly avait été témoin de tout l’épisode. Tatiana n’avait pas volontairement jeté le téléphone ou cassé le verre.
Pourtant, cette manie de se jeter sur le téléphone pour y répondre – tout ce mélodrame d’adolescente – était un sujet dont Holly aurait aimé discuter avec sa fille. Elle aurait aimé demander à Tatty s’il lui était possible de calmer un peu le jeu. Mais elle ne dirait pas ça. Pas au beau milieu de cette journée délicate. Au lieu de quoi, elle essaya de taquiner Tatiana : « C’est un sacré lancer que tu as là. Digne de la Ligue nationale. »
Mais Tatty ne rit pas, et ne retira pas ses doigts de ses lèvres.
Holly ravala un soupir. Encore du mélodrame. Elle s’efforça malgré tout de garder le même ton. Elle s’efforça de rester légère – ou « allégée » comme ses assaisonnements de salade – et demanda : « Ça va, Tatty ? »
Tatty restait muette et, cette fois, Holly soupira. Elle parvint malgré tout à ne pas lever les yeux au ciel et s’en félicita. « D’accord, Tatty, dit Holly avant de toucher l’épaule de sa fille. Ce n’est pas grave. » Toujours aucune réaction. « Allô, la Terre à Tatty. » Holly claqua des doigts (malicieusement) près de l’oreille de sa fille.
Alors Tatiana éloigna ses doigts de sa bouche et les observa, les examina. Ses sourcils bruns se rejoignaient presque au-dessus de l’arête de son nez, alors qu’elle fixait le bout de ses doigts.
Holly claqua des doigts plus fort cette fois, comme pour arracher Tatty d’une transe. Cela fonctionna. Elle leva les yeux vers sa mère, puis tendit la main pour que Holly puisse voir.
Holly suffoqua quand elle découvrit l’extrémité des doigts de sa fille, et se saisit du poignet de Tatiana, examinant sa main de plus près, puis étalant ses doigts afin d’y voir plus clair :
Ils étaient brûlés ! Les trois doigts du milieu. Ils étaient gonflés et un peu rouges, violacés. Il y avait des cloques. Holly fut incapable de dire quoi que ce soit, bien qu’elle parvînt à tirer sa fille par le poignet vers l’évier de la cuisine, à tourner le robinet d’eau froide et à plonger la main de sa fille sous le jet. Tatty poussa un cri perçant, tenta de dégager sa main mais Holly tint bon, maintenant fermement les doigts sous l’eau.
« Aïe, aïe, maman, s’écria Tatty. S’il te plaît. S’il te plaît, maman ! »
Mais, malgré ses cris, Tatiana n’essayait plus de se libérer. Ça ne servait à rien. Holly était à la fois paniquée et sauvage, et Tatiana n’aurait pas pu échapper à la prise de sa mère en se débattant.
Bon sang ! Que s’était-il passé ? Pouvait-elle être brûlée au deuxième degré ? Ou pire ? La peau cloquée, plus sombre, se décollait à présent, aussi irrégulière que de la dentelle, révélant une nouvelle peau pâle sous l’ancienne. Blanchis ! Les doigts de Tatiana avaient été blanchis ! Comme si elle avait plongé sa main dans une casserole d’eau bouillante et l’avait laissée là.
« Oh, mon Dieu, Tatty », dit Holly. Tout en tenant fermement le poignet de sa fille, elle se tourna pour la dévisager. « Tatty, comment est-ce arrivé ? »
Tatty secoua la tête. Ses yeux étaient énormes. Elle répondit d’une voix lointaine : « Je ne sais pas, maman. Je ne sais pas. Je ne l’ai même pas touché.
— Touché quoi, ma chérie ? Qu’est-ce qui t’a brûlée ?
— Ton iPhone. » Tatiana déclara cela sur le ton du constat, mêlé de stupeur.
« Non, mon cœur, dit Holly en regardant par-dessus son épaule en direction de la cuisinière. Tu as dû toucher la cuisinière. Je pensais l’avoir éteinte, mais elle doit être encore brûlante, je suppose.
— Non, rétorqua Tatty. Je n’ai pas touché la cuisinière.
— Tu as touché quelque chose de brûlant, dit Holly. Mais ça ira. Nous allons mettre de la crème. Je vais regarder ce qu’on dit des brûlures sur Internet, et on saura si c’est grave. On va faire en sorte que ça ne s’infecte pas. »
Tatiana détourna les yeux de sa mère pour les baisser à nouveau sur sa main, puis retour vers Holly. Elle n’avait pas l’air rassurée. Elle semblait plutôt douter que Holly eût une quelconque idée de ce dont elle parlait, ni même aucun pouvoir en de telles circonstances.
Holly eut un élan de colère envers Eric qui n’était pas là. Des deux parents, il avait toujours été le plus capable de réconforter ou d’encourager Tatty. Tatty n’avait jamais (et c’était exaspérant !) cru Holly sur parole en quelque domaine que ce soit. Que Holly dise à Tatiana que tout irait bien (qu’il s’agisse d’un hématome, d’une mauvaise note ou d’une alerte à la tornade) ne lui avait jamais arraché autre chose que cette expression de doute qu’elle affichait à cet instant. Holly baissa à nouveau les yeux sur les doigts de Tatty et ne put s’empêcher d’émettre un sifflement entre ses dents.
La brûlure était effrayante à voir. Il était fort possible, n’est-ce pas, qu’elles soient obligées de se rendre aux urgences plus tard dans la journée. Pour la deuxième ou troisième fois peut-être au cours de l’enfance de Tatiana, Holly regretta de ne pas avoir de médecin de famille ni même un pédiatre qu’elle puisse appeler. Mais il n’y avait jamais eu de raison d’en avoir. Tatty avait toujours été en bonne santé, au point qu’elle n’avait jamais eu besoin de prendre d’antibiotiques ou de médicaments contre la toux – une chance, car Holly n’était absolument pas prête à faire subir à sa fille un vaccin ou un examen médical inutile de plus après ce qu’elle avait traversé en Russie, et elle savait qu’amener sa fille voir un médecin ouvrirait précisément cette boîte de Pandore-là. Malgré tout ce qu’on disait, ils ne vivaient pas dans un pays libre, pas quand il s’agissait de décider des soins apportés à son propre enfant.
Et pauvre Bébé Tatty ! Elle avait déjà subi tellement de gestes médicaux invasifs, toutes ces manipulations et palpations et piqûres qu’elle avait endurées au cours du processus d’adoption. Non. Holly ne permettrait plus qu’on vaccine sa fille contre des maladies auxquelles elle ne serait jamais exposée – rubéole ! polio ! variole ! Et, bien que leurs opinions diffèrent en matière de soins dentaires, Holly et Eric étaient tout à fait d’accord quand il était question du corps médical. Eric détestait les médecins, n’en avait consulté qu’un seul, une seule fois, depuis que Holly le connaissait, et ce à sa demande insistante à elle, à cause de la bosse (bénigne, qui pourtant grossissait) sur le dessus de sa main. Eric était fermement convaincu que le boulot des médecins était de trouver des maladies là où il n’en existait pas, et d’aggraver la maladie là où ils en trouvaient une. Eric et Holly mentaient donc, simplement, facilement, au sujet des vaccins et des examens médicaux, quand il fallait remplir les formulaires annuels scolaires, et Holly signait de son nom sous la mention « Médecin traitant » – et pendant toutes ces années, personne ne l’avait jamais appelée à ce sujet car, tout le monde le savait, personne ne consultait jamais ces formulaires puisque ces vaccins n’étaient pas nécessaires.
Bien entendu, dans ce pays, ne pas emmener son enfant chez le médecin était un tabou épouvantable, au même titre que les châtiments corporels ou l’inceste. Aussi Holly ne s’était-elle confessée qu’à une personne, Thuy, qui était aujourd’hui une adulte en bonne santé sans avoir jamais croisé un médecin de toute son enfance. Les conditions dans lesquelles Thuy avait été élevée ne lui avaient certainement pas permis d’être examinée tous les ans par un médecin ! Et il suffisait de la regarder ! Ses cheveux brillants d’un noir bleuté lui tombant jusqu’aux coudes quand elle ne les relevait pas en chignon. Sa peau était parfaite. Elle courait dix kilomètres par jour. Son sourire était le seul que Holly eût jamais vu pouvant rivaliser avec celui de Tatty en matière de beauté saine. Thuy avait promis de ne pas juger Holly « tant que mon Bébé Tatty ne tombe pas malade. Si ce petit ange tombe malade, tu devras en répondre à Tatie Thuy si tu ne l’emmènes pas voir un médecin – ou bien s’il s’avère qu’elle est malade parce que tu ne l’y as pas emmenée.
— Ça n’arrivera pas, avait répondu Holly. Elle ne sera pas malade, justement parce que je ne l’emmènerai pas voir de médecin. Elle sera comme toi. »
Thuy avait réfléchi à ce que son amie venait de dire, entortillant un bracelet de perles autour de son poignet, semblant accepter son point de vue avant de déclarer : « Eh bien, ma chérie, tu dois bien avoir plus ou moins confiance en la médecine moderne. » Holly savait que Thuy faisait allusion à ses mammectomies et son ovariectomie prophylactiques.
« C’est vrai, avait répondu Holly, qui s’attendait à cette remarque (cela faisait des années qu’elle y pensait). Mais c’est bien tout ce à quoi cela se résume. La seule chose dont la médecine moderne est capable dans ton intérêt, c’est de te débarrasser de parties de ton corps ou de tumeurs. Ensuite, si tu attrapes une maladie, tu meurs. Crois-moi, Thuy. Je sais. J’ai vu ma mère et ma sœur, et de quelle manière les “remèdes” peuvent tuer – avec une lenteur atroce – de maladies que tu aurais ignoré avoir si tu n’étais pas allé voir les médecins.
— Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ? avait commenté Thuy, mimant les gestes des trois singes.
— Oui.
— Holly, tu n’aurais pas choisi de ne pas emmener Tatty chez le médecin parce que tu aurais des regrets, n’est-ce pas ? Je parle de tout ce que tu as dit sur le fait de te sentir un robot… ? » Thuy afficha une expression entre la tristesse et l’horreur feinte. « Tu ne ferais pas ça en pensant épargner à Tatiana un destin similaire ?
— Je suis porteuse d’une mutation génétique, dit Holly. Ce n’est pas le cas de Tatiana. Elle n’a aucun destin. Celui de ma famille fait partie du passé. Soit nous sommes toutes mortes, soit nous sommes devenues des robots. »
Thuy avait alors asséné un coup de poing d’une force joyeuse dans le bras de son amie, avant d’ajouter : « Désolée, j’y suis allée un peu fort. Mais ça ne fait pas mal, n’est-ce pas ?
— Je ne sens rien », avait répondu Holly, et les deux amies avaient éclaté de rire.
*
Holly leva les yeux des doigts de Tatiana, et la lumière du blizzard se répandant par la baie vitrée l’obligea à cligner des paupières. Elle dit, aussi calmement que possible – autant pour se rassurer que pour rassurer Tatiana : « Papa va bientôt rentrer à la maison. Si, entre-temps, nous avons besoin d’aide ou de conseil, nous appellerons Thuy.
— Ça ne fait plus mal, de toute façon », assura Tatty en retirant sa main de sous le jet d’eau. Malgré tout, son expression était celle de la douleur et le ton de sa voix était celui d’une personne qui s’était tout bonnement résignée à ressentir cette douleur.
« Viens, dit Holly. On va essuyer très très soigneusement tes doigts avec une serviette et les examiner à la lumière, et on trouvera ensuite quelque chose à mettre sur la brûlure. »
Tenant toujours le poignet de sa fille, Holly la conduisit près de la baie vitrée :
Au moins toute cette luminosité inutile servirait à quelque chose.
Découvrant l’extrémité des doigts de sa fille à la lumière, Holly s’efforça de ravaler son inquiétude. À présent, elle avait franchement peur. Elle songea à la brûlure et au blizzard. Et si c’était grave ? Et si elle avait besoin d’aller chercher de l’aide pour Tatty et ne pouvait reculer la voiture dans l’allée, et si Eric n’était pas en mesure de rentrer à la maison pour l’aider ?
Il y avait les voisins, évidemment, mais lesquels Holly connaissait-elle bien au point de se sentir suffisamment à l’aise pour aller frapper chez eux en pleine tempête, le jour de Noël, et leur demander de l’aide ? Même en cas d’urgence ?
Bon, peu importait qu’elle se sente à l’aise pour le faire, non ? Elle devrait le faire, pour sa fille. Après s’être juré de ne plus jamais adresser la parole à leurs voisins directs – qui s’étaient plaints amèrement, des années plus tôt, à cause des poules –, il faudrait bien qu’elle ravale sa fierté. Elle devrait le faire, même si c’était difficile. Les voisins ne s’étaient pas plaints auprès de Holly et d’Eric – cela aurait été différent, mieux –, mais auprès de tous les gens du quartier. Un jour, alors que Holly marchait dans la rue avec Tatiana, elle avait appris de tous les voisins alentour devant chez qui elle passait, que les deux plus proches avaient appelé la police au sujet des poules de Holly et d’Eric, et qu’à cause de ces poules ils demandaient l’abrogation de la loi autorisant les propriétaires à posséder des volailles domestiques.
Ça, c’étaient les voisins d’à côté, mais il y avait eu Randa, dans la maison derrière la leur, qui avait ouvertement accusé Holly de la mort traumatisante de leur chat Trixie. Pour Randa, le pire dans la mort de Trixie ne semblait pas être la souffrance de ce gentil chat, mais que son fils de six ans y eût assisté.
« Pourquoi ne savez-vous donc pas vous occuper de vos animaux domestiques ? » avait-elle crié à Holly qui se tenait alors dans son propre jardin, vulnérable. La voix de Randa tremblait de rage, comme si Holly avait délibérément fait quelque chose d’affreux à un animal. Elle n’avait plus jamais parlé à Randa. Ni, à vrai dire, à aucun autre voisin. Si elle avait pensé que cela servirait à quelque chose, elle serait allée frapper à toutes les portes, l’une après l’autre, et aurait expliqué qu’elle aussi ressentait une terrible honte au sujet de ce qui était arrivé aux animaux, et que cela s’était produit alors qu’elle en avait la charge, mais n’importe qui pouvait comprendre qu’il s’agissait avant tout d’événements échappant à sa responsabilité, qu’elle n’aurait jamais, au grand jamais, accepté que de telles choses arrivent si elle avait pu les empêcher. Si elle avait pensé que cela servirait à quelque chose, Holly aurait admis que, franchement, ils avaient raison :
Elle n’était pas capable de s’occuper de ses animaux.
Enfant, elle n’avait jamais eu quoi que ce soit ressemblant de près ou de loin à un animal domestique. Pas même un poisson. Sa mère avait été malade. Tellement malade. Aucun enfant n’aurait dû entendre les bruits s’échappant de sa chambre, et Holly les avait tous entendus ! Ne pouvait-il y avoir un peu de compassion pour une femme ayant eu pareille enfance ? Cela avait été bien assez difficile pour ses sœurs (elles-mêmes des enfants, vraiment !) de s’occuper d’elle, sans parler d’un animal ! Holly n’avait donc aucune idée de ce qu’elle faisait avec les animaux, exactement ce dont les voisins l’avaient accusée, et elle était prête à l’admettre. Mais elle avait voulu ces animaux pour Tatty ! Pour que sa fille ait ce que Holly n’avait pas eu. Et personne n’avait été plus peiné que Holly que cela n’ait pas fonctionné. Que cela ait été un tel désastre.
Mais Holly n’aurait jamais pu s’en expliquer auprès des voisins sans passer pour une folle. Alors elle les évita au lieu de les implorer. C’était une perte, néanmoins. Les voisins. Elle désirait plus que jamais qu’ils soient des amis proches, qu’elle ne ressente aucune gêne à leur demander de l’aide un jour de Noël, à leur confier que quelque chose allait vraiment mal.
Pourtant, elle était convaincue qu’aucun d’eux n’était un monstre. Ils les aideraient, et avec plaisir, si Holly et Tatiana avaient besoin d’aide. Ils n’en voulaient pas à Tatiana, bien sûr. Holly en était sûre. Bien que Tatiana n’en eût jamais parlé à sa mère, cette dernière savait que parfois Randa s’approchait de la grille à hauteur de taille, quand Tatiana se trouvait dans l’arrière-cour, et Tatty et elle avaient, semblait-il, de longues conversations, l’une en face de l’autre, pendant que le petit garçon de Randa courait alentour avec un bâton. Elles paraissaient rire. De temps à autre, Randa touchait le bras de Tatty. Holly observait ce geste depuis la fenêtre d’où elle regardait.
Randa les aiderait. Et Randa était administratrice d’hôpital, ce qui ne faisait pas d’elle une professionnelle de la médecine, bien sûr, mais elle saurait sûrement quoi faire dans le cas d’une brûlure pareille. Si la neige était épaisse au point qu’elles ne puissent pas se déplacer en voiture ou faire le tour du pâté de maison à pied, et si elles étaient obligées de passer par-dessus la barrière pour aller chez Randa, elles le feraient. La barrière était basse.
Holly baissa à nouveau les yeux sur les doigts de Tatiana et fut soulagée de constater qu’ils paraissaient changer de couleur. Ils étaient plus roses à présent. Certes, une couche de peau avait été arrachée, mais celle qui se trouvait en dessous n’était peut-être pas abîmée. C’était peut-être une brûlure superficielle, comme un coup de soleil. Peut-être que la peau qui se décollait des extrémités des doigts n’était pas sombre à cause de la brûlure, mais avait juste pris la couleur cendre d’un quelconque dépôt que Tatiana avait touché sur la cuisinière. Il fallait admettre que Holly ne nettoyait pas le dessus de la cuisinière comme elle aurait dû. Plusieurs fois, elle s’en était elle-même écartée pour découvrir qu’elle avait de la crasse sur la manche, ou une tache sur son coude ou le bout des doigts sale.
Afin d’évaluer encore plus précisément la situation, Holly plissa les yeux.
Maintenant, la peau décollée avait un air superflu et celle en dessous ne paraissait pas particulièrement tendre ni trop exposée. On aurait dit que la nouvelle peau attendait sous la vieille depuis un bon moment. Il y avait même des empreintes digitales, lui semblait-il, sous les anciennes empreintes, qui devaient être là depuis le début, dans l’ombre, prêtes à prendre la relève.
Mais, après tout, pourquoi pas ? Leurs cellules ne se renouvelaient-elles pas si vite que, chaque année, ils portaient comme un costume de chair entièrement neuf ? Holly n’avait-elle pas lu ça quelque part ? C’était un miracle, vraiment, n’est-ce pas, la manière dont, malgré la desquamation de l’ancienne peau, il y avait toujours ces mêmes empreintes digitales et taches de naissance et cicatrices flottant jusqu’à la surface, la preuve que vous étiez la même personne que celle d’avant que les anciennes cellules ne s’écaillent.
« Ça va aller, dit Holly à sa fille. Ça ira. On va trouver une crème et mettre un sparadrap, et il se peut que ça te lance un peu, mais tu vas prendre de l’aspirine. D’accord ? »
Tatty secoua la tête, non, mais Holly décida de ne pas en tenir compte. Elle la conduisit dans la salle de bains et Tatty suivit – de bonne grâce mais comme une somnambule, exactement de la même façon qu’elle avait suivi Eric et Holly hors de l’orphelinat Pokrovka n° 2, dans la lumière du soleil, puis dans la voiture sombre qui allait les transporter jusqu’à la gare, dans l’aéroport, à tous les arrêts qu’ils avaient faits entre la Sibérie et le Michigan – marchant, marchant, marchant, comme dans un rêve, mais également comme s’il s’agissait d’un destin auquel il ne servait à rien de résister.
*
Elle avait refusé qu’on la porte. Bébé Tatty ne voulait pas être prise dans les bras, même au travers des labyrinthes sans fin de l’aéroport d’Atlanta, après un vol de près de vingt-quatre heures sans vraiment dormir.
Et, bien sûr, comme elle n’avait que vingt-deux mois, les pas qu’elle faisait dans ses petites chaussures en cuir (que Holly avait achetées pour elle aux États-Unis et lacées à ses pieds à l’orphelinat en Sibérie) étaient, par nature, hésitants – des pas de bébé. Ses chevilles étaient flageolantes. Jusque-là, elle n’avait jamais porté de chaussures à semelles rigides. Elle n’était même jamais sortie de l’orphelinat – à l’exception d’une fois, avait-on dit à Eric et Holly, où elle avait été autorisée avec d’autres enfants qui marchaient à courir dans une zone entourée d’une grille, derrière l’institution. Mais cela s’était passé une journée de printemps, un an plus tôt, et, à l’exception de cette fois-là, depuis qu’elle savait marcher, Tatiana n’avait pas quitté l’hiver profond de l’orphelinat Pokrovka n° 2.
Il leur fallut, à tous les trois, vingt-six heures pour rentrer de Sibérie et, pendant tout ce temps, Bébé Tatty n’avait pas prononcé un mot, avait regardé droit devant elle et avait été prête à suivre n’importe où la personne qui lui tenait la main – mais elle ne voulait pas qu’on la porte.
Aujourd’hui, c’était la même chose, tirer Tatiana par le poignet jusqu’à la salle de bains, lui dire de s’asseoir sur le couvercle des toilettes pendant que Holly entreprenait de fouiller les tiroirs, puis le placard à linge, en quête de…
De quoi ?
Neosporine ? Bactine ? Est-ce que lui frotter la main à l’alcool ferait l’affaire ? Ou à l’hamamélis de Virginie ? Holly n’était pas certaine d’avoir jamais nettoyé une plaie de toute sa vie. Les deux seules égratignures que Tatty s’était jamais faites (une fois, elle s’était ouvert le genou en courant pour accueillir Thuy et Pearl dans l’allée, et l’autre fois, elle s’était entaillé un doigt sur un morceau de poterie brisée) avaient été soignées par Eric. Mais Neosporine, c’était un nom qu’il lui semblait avoir déjà entendu dans la bouche d’Eric, en parlant d’une blessure – et, par chance, Holly en trouva un tube.
Elle sortit le tube du placard à linge et lut ce qui était inscrit sur le côté. La description et les indications avaient l’air prometteur. Holly dévissa le bouchon et emporta le tube près de Tatiana, toujours assise, inexpressive, sur le siège des toilettes. Holly dit : « Montre-moi tes doigts, mon cœur. »
Tatty obéit – de la même manière qu’elle avait baissé sa culotte pour faire pipi dans les toilettes minuscules de l’avion bimoteurs qu’ils avaient pris entre Irkoutsk et les Bouriates. À quoi Bébé Tatty avait pu penser alors ? Elle avait marché si peu souvent, sur ses petits pieds et sur cette terre, et elle se retrouvait à présent dans un appareil tremblotant dans le ciel, au-dessus de cette même terre. Une étrangère lui disait qu’il fallait descendre sa culotte et faire pipi et que tout irait bien, mais s’adressait à elle dans une langue qu’elle ne parlait pas. Pourtant, elle l’avait fait, pipi dans les toilettes, remonter sa culotte, retourner à sa place avec Holly, en marchant de façon la plus stable possible dans cet appareil qui remuait, et elle n’avait pas pleuré.
*
D’une pression, Holly fit sortir le gel translucide sur le bout des doigts de sa fille, puis banda chacun d’eux avec un pansement Barbie. Depuis combien de temps avaient-ils ces pansements dans le placard à linge ? Ou bien était-ce, plutôt, que Tatiana, malgré son apparente maturité, venait en fait tout juste de sortir de l’enfance si bien qu’ils étaient encore entourés des objets de cette enfance ?
« Ça va mieux ? » demanda Holly, tenant la main aux doigts bandés dans la sienne.
Tatiana ne dit rien.
« Tu vas bien, Tatty ? » demanda Holly – et, oui, cette fois, on sentait qu’elle était tendue. Elle commençait à perdre patience. D’accord, pensa-t-elle – d’accord, il y a eu un accident, et Tatty a touché la cuisinière, et elle s’est brûlé le bout des doigts. Mais il était temps de passer à autre chose, comme on disait. Non ? « Tatty, tu m’as entendue ? »
Tatiana leva enfin les yeux et son regard croisa celui de sa mère, et cette fois ce fut Holly qui se surprit à détourner le regard. Les yeux de sa fille lui paraissaient trop brillants. À la fois trop lumineux et trop sombres à supporter. Tatty inspira, semblant sur le point de dire quelque chose qu’elle retenait depuis un moment, et cela inquiéta inexplicablement Holly, qu’est-ce que cela pouvait être ? Elle se sentait déjà préparer des excuses, nier, mais Tatty se contenta de déclarer : « Ça a rappelé.
— Oh », fit Holly, s’affaissant un peu de soulagement :
Le coup de téléphone. Son iPhone qui avait sonné sur le comptoir de la cuisine avant que Tatiana le lance accidentellement à travers la maison, avant qu’elle touche la cuisinière et se brûle les doigts. Tatiana et elle étaient revenues aux banalités des coups de téléphone. « C’est vrai, dit Holly. J’avais déjà oublié. Le téléphone a sonné, n’est-ce pas ? Je ferais mieux d’aller voir si c’était papa. »
Holly se tourna vers la porte mais Tatty dit : « Ce n’était pas papa.
— Eh bien, répondit Holly. Je dois vérifier pour m’en assurer », et elle abandonna sa fille assise sur les toilettes, avec ses pansements Barbie, et retourna rapidement dans la salle à manger, au téléphone, aux petits milliards d’éclats de verre. Les voyant scintiller par terre dans la lumière de la baie vitrée, Holly espéra avoir pensé à recharger la batterie de l’aspirateur à main. Souvent, Holly s’en souvenait seulement une fois que les Cheerios avaient été renversés, ou quoi que ce soit de ce genre – comme le verre brisé – et qu’elle tenait à la main l’appareil dont la batterie était à plat.
Elle ramassa son iPhone par terre et le consulta en faisant défiler les derniers appels :
Un autre appel Inconnu. Ce n’était donc pas Eric.
Malgré tout, elle devrait appeler son mari, n’est-ce pas ? Elle parcourut la liste de contacts jusqu’à atteindre son nom et le toucha de son index. Elle porta l’appareil contre son oreille, sentant son contact chaud, et imagina le téléphone d’Eric vibrer dans sa poche de poitrine. Il ne répondait pas. Il était peut-être remonté en voiture avec ses parents. Si Gin avait été admise pour une nuit à l’hôpital, ou quoi que ce soit de grave, il aurait sûrement téléphoné. L’appel fut transféré sur ce qu’elle pensa tout d’abord être sa messagerie vocale :
Holly entendit le bip-bip qui signifiait que personne ne répondrait, qu’on lui passait une machine à la place de son mari. Mais ensuite, au lieu de l’enregistrement de la voix raide et professionnelle d’Eric disant : « Ici Eric Clare, je suis absent de mon bureau… » – il y eut un rire.
Un rire de femme.
(Une très jeune femme ? Ou une enfant ?)
Le rire n’était ni strident ni hystérique, plutôt une sorte de rire simplement amusé et hilare – lui paraissant proche, et intime, et familier à son oreille. Malgré tout, le son de ce rire, la surprise de ce rire, coupa le souffle de Holly et elle raccrocha avant même de se rendre compte qu’elle l’avait fait, puis elle reposa rapidement le téléphone sur la table où elle se contenta de le fixer du regard, sans comprendre, secouant la tête. Puis, regardant l’appareil, elle vit que la photo qu’elle utilisait comme fond d’écran avait changé.
Toute seule ?
L’écume et l’éclat de la cascade, et Eric et Tatiana souriant au premier plan, tout avait disparu. Maintenant, il n’y avait qu’une photo de Tatiana. Un gros plan. Son nez, et ses yeux.
Holly prit l’iPhone et examina la photo de plus près :
De toute évidence, il était arrivé quelque chose au téléphone pendant son vol et sa chute. Était-il cassé ? Ses paramètres personnels s’étaient-ils réorganisés ? Était-ce ainsi qu’elle avait joint un inconnu en voulant appeler Eric – se connectant à ce rire de jeune fille au lieu de sa messagerie ?
Apparemment.
Et son fond d’écran avait été remplacé par ça – le fragment d’une autre photo. Nez, yeux, une photo de Tatiana, mais…
Non.
Holly regarda d’encore plus près. Ce n’était pas une autre photo. C’était toujours la photo de la cascade, mais agrandie. Le cadre en était réduit de sorte que la seule partie visible de la photo était ce morceau du visage de Tatiana – son nez, ses yeux. Mon Dieu. La technologie. Ses bizarreries et ses mystères. Holly était perplexe mais se réjouissait qu’au moins le téléphone fonctionne encore. Elle le reprit, et essaya encore une fois d’appeler Eric, et, cette fois, il décrocha à la première sonnerie.
« Chéri », lui dit Holly, si heureuse d’entendre sa voix, que cette connexion soit possible malgré les kilomètres et le blizzard. Pouvoir lui parler en cet instant paraissait presque aussi fou et miraculeux que le fait de l’avoir tout bonnement rencontré au cours de cette vie. D’avoir vécu assez longtemps pour rencontrer Eric, et pour tomber amoureuse de lui, et pour ramener Tatiana dans leurs vies, et pour devenir une famille, comme s’il n’y avait aucun hasard, comme si c’était le destin – un destin empli d’accidents évités de justesse, de bénédictions et de connexions miraculeuses. « Est-ce que ça va, Eric ? Est-ce que ta mère va bien ?
— Je ne… Holly », dit-il. Il paraissait las. Il soupira. Il poursuivit : « Elle est confuse, Holly. Je veux dire par là qu’elle est vraiment confuse. Elle se croit en Europe. Elle parle en français aux médecins et, quand ils ne comprennent pas, elle se met à pleurer. Elle croit qu’ils sont allemands.
— Oh, mon Dieu, dit Holly. Oh, Eric.
— Et maintenant papa a des problèmes pour respirer. C’est beaucoup de stress, évidemment. Alors il est dans une chambre et maman dans une autre, et Tony, Jeff et moi ne cessons de passer de l’un à l’autre.
— Tes frères sont avec toi ?
— Ouais.
— Je croyais que le blizzard…
— Eh bien, tu sais, c’était une urgence. Ils sont venus. Quand on veut, on…
— Moi aussi je devrais être là-bas », dit Holly. Son cœur se mit à battre plus fort. Un échec. Il avait eu besoin d’elle. Si ses frères avaient réussi à atteindre l’hôpital, elle aussi aurait pu et elle n’avait même pas essayé !
« Tu n’as absolument rien à faire ici, Holly, dit Eric. La dernière chose dont j’aie besoin en ce moment, c’est de m’inquiéter de vous savoir, Tatty et toi, sur la route par ce temps. Je t’en prie, n’essaie pas de venir en voiture jusqu’ici, Holly. Reste où tu es.
— Très bien », répondit Holly, et bien qu’elle se sentît coupable, négligente, elle se rendit également compte qu’elle était soulagée. Soulagée que cela soit le problème d’Eric et de ses frères. Soulagée de pouvoir raccrocher le téléphone, d’attendre simplement les nouvelles. Soulagée que, véritablement, on ne lui demande rien.
Elle parla encore un peu avec Eric de ces horribles médecins, de cette horrible météo, de la nature des douleurs à la poitrine de Gramps. Ils parlèrent de Jeff et de Tony, et combien il leur avait été difficile d’atteindre St Joseph’s Mercy par l’autoroute. Eric l’interrogea au sujet des Cox, de Thuy et de Pearl, et Holly lui annonça qu’ils ne pouvaient pas non plus venir à cause du blizzard. Il demanda ce que Tatty et elle faisaient, et Holly décida de ne rien lui dire au sujet des brûlures aux doigts. Il ne pourrait rien faire pour les doigts de Tatty excepté s’inquiéter. Elle dit : « On va bien. On se chamaille juste.
— Ne fais pas ça, dit Eric.
— Ne fais pas quoi ? demanda Holly.
— Ne te chamaille pas avec Tatty. Elle est tellement excitée par Noël, Holly. Elle a quelque chose de vraiment spécial pour toi. Vous n’avez pas encore ouvert vos cadeaux ?
— Non.
— Eh bien, c’est un sacré cadeau. Tatty y travaille depuis – bon, j’en ai déjà trop dit. Mais nous n’aurions pas dû dormir si tard, Holly. Je crois que c’est un grand Noël pour Tatiana. C’est la première fois qu’elle s’est chargée toute seule de nos cadeaux. C’est un jour important.
— Oh, mon Dieu », dit Holly. Comme elle avait été aveugle ! Comment Eric avait-il pu être au courant de tout ça, et de manière si précise, et pas elle ? Ça expliquait tout ! Pauvre Tatty ! Sa déception ne concernait pas les cadeaux qu’elle allait recevoir, mais ceux qu’elle allait offrir. « Oh, Seigneur, Eric. D’accord. Je suis contente que tu m’en aies parlé. Considère les chamailleries comme de l’histoire ancienne. Je vais faire la paix avec elle sur-le-champ. Je t’aime, Eric.
— Je t’aime aussi, dit Eric. Et dis à Tatty que je l’aime aussi.
— Je le ferai, évidemment. Bien sûr que je vais lui dire. Dès qu’elle se réveillera.
— Elle dort ? demanda Eric.
— Eh bien, oui. Elle a beaucoup dormi aujourd’hui. » Holly ne savait pas vraiment pourquoi elle avait menti. Elle avait abandonné Tatiana dans la salle de bains, éveillée, bien sûr, avec ses pansements Barbie aux doigts. « Mais je vais la sortir de son lit, dit-elle. Nous ouvrirons quelques cadeaux sans toi si ça te va ?
— Je pense que c’est très bien », répondit Eric.
Ils se dirent au revoir puis, une fois la discussion finie, Holly écouta le bruit de la connexion coupée, qui était celui d’une hache toute minuscule s’abattant sur le tronc très fin d’un arbre.
*
Holly écarta le téléphone de son oreille et examina une nouvelle fois la photo :
Tatty.
Ces yeux.
C’était comme si l’iPhone avait décidé que rien n’était plus important. Ni les cheveux de Raiponce Noir de Jais, ni Eric, ni la cascade. Juste les yeux de Tatiana.
C’était étrange, vraiment. Combien d’autres parties de cette photo auraient pu être ainsi isolées ? Un bouton ? Un peu d’écume blanche ? Le sourire parfait de Tatiana ? Peut-être, pensa Holly, Steve Jobs l’avait-il conçu ainsi, l’avait ingénieusement programmé de sorte que, même quand votre iPhone cassait, il fasse quelque chose d’amusant et d’étonnant. « Tatty ? appela Holly. Tatty, tu devrais venir voir ça.
— Voir quoi ? » demanda Tatty, et Holly se retourna pour découvrir sa fille derrière elle qui regardait, par-dessus son épaule, l’iPhone dans sa main.
« Oh, fit Holly. Te voilà. Ça. Regarde. Le téléphone a dû être endommagé et maintenant la seule partie qui reste, sur l’écran, de cette photo de papa et toi devant la cascade, ce sont tes yeux. »
Tatty prit l’appareil des mains de Holly, regarda de plus près, puis éclata de rire en secouant la tête.
Tout d’abord, Holly fut simplement soulagée d’entendre le rire de Tatiana. La bonne vieille Tatty était de retour ! Cela ressemblait au rire que Tatty laissait échapper devant des dessins animés amusants à la télévision, ou bien quand Trixie se battait comme un fou contre une plume de paon. C’était le bon vieux rire de la Tatty préado, s’esclaffant joyeusement, sans aucune ironie, devant quelque chose d’amusant, quelque chose qui lui faisait plaisir. Dieu merci, elle va se sortir de son cafard, pensa Holly. Trop de temps avait passé depuis la dernière fois que Holly avait entendu ce rire. Si longtemps ! Des jours ! Des semaines ! Peut-être n’avait-elle pas entendu ce petit rire ravi depuis…
Non.
Holly recula d’un pas pour dévisager sa fille et comprit qu’elle reconnaissait ce rire-là – pas de l’enfance de Tatty, mais de quelques minutes plus tôt. Cela avait été le rire dans son iPhone quand elle s’était trompée de numéro en croyant appeler Eric, n’est-ce pas ? C’était le rire qu’elle avait entendu quand elle avait pensé avoir été connectée à la messagerie d’Eric. Ce rire, c’était son rire à elle. Le rire de Tatty !
Holly prit avec précaution l’iPhone de la main de Tatty et dit : « Il y a un truc qui cloche avec ce téléphone, Tatty. D’abord cette photo qui change et aussi, quand j’ai appelé ton père, j’ai entendu un enregistrement de ton rire au lieu de son message de répondeur. »
Tatiana souriait toujours. Elle haussa les épaules. Elle dit : « Ah ouais ? On s’en fiche. Il marche toujours, non ?
— C’est vrai », répondit Holly, en regardant l’appareil, les yeux de sa fille sur l’écran.
Tatiana jeta elle aussi un regard sur le téléphone, puis ses yeux passèrent de la paume de Holly au sol à ses pieds, à l’endroit où le verre à eau s’était brisé et elle dit : « Tu ferais mieux de mettre des chaussures ou de balayer ça, maman. »
Holly baissa, elle aussi, les yeux. Tatiana avait raison, évidemment. Holly était toujours en collant. Si elle marchait sur le verre brisé, elle se couperait probablement, et elle ne tenait certainement pas à ajouter cela aux événements de cette journée qui s’était révélée pleine de dangers ! Elle regarda alors les pieds de sa fille pour s’assurer qu’elle, au moins, était chaussée. Et elle l’était. Elle portait de petites chaussures noires pointues qu’elle ne connaissait pas. Des chaussures à lacets avec un talon bas.
Des chaussures d’époque ? Des chaussures d’occasion ? Holly n’avait jamais vu ces chaussures auparavant et, si cela avait été le cas, elle aurait conseillé à Tatiana de les balancer. C’étaient des chaussures très très moches. Quelle que soit la matière dont elles étaient faites – qui avait dû briller autrefois mais qui était aujourd’hui très terne et éraflée –, elle était aujourd’hui craquelée. De la peau, supposait-elle, mais pas du cuir. Et les lacets paraissaient presque rongés par le mildiou – raides, miteux. Holly dit : « Tatty, où as-tu trouvé ces chaussures ? »
Tatty baissa, elle aussi, les yeux sur ses chaussures. Elle s’esclaffa encore, comme si les chaussures étaient également une surprise pour elle, ou bien comme si elles faisaient partie d’une farce qu’elle aurait faite à sa mère. Elle répondit : « Je ne sais pas. C’est juste des chaussures. »
Holly continua de fixer les chaussures de sa fille, qui ressemblaient à ce que Dorothy aurait pu porter dans Le Magicien d’Oz. Elles n’étaient pas exactement de style victorien, mais d’un style inspiré par les tendances des Victoriens – peut-être dans un endroit qui n’avait pas été peuplé pendant l’époque victorienne, de sorte qu’il ne restait rien à quoi les comparer. Ces chaussures étaient fonctionnelles, mais son fabricant avait également tenté de les rendre féminines – les bouts pointus. Elles ne paraissaient pas vraiment anciennes, non plus, constata Holly. Ces chaussures avaient juste l’air d’avoir été portées au cours de quelques longues randonnées dans les montagnes, ou au travers de prés enneigés. On aurait dit que, peut-être, plusieurs filles ou femmes différentes les avaient utilisées au cours d’une très longue et mauvaise année. Holly comprit alors qu’on aurait dit des chaussures soviétiques. Le genre de chaussures qu’auraient portées les infirmières de l’orphelinat si elles n’avaient pas dû travailler en savates de tissu, qui faisaient partie de leur uniforme, ou les femmes désespérées qu’Eric et Holly avaient vues autour d’Oktyabrski, si Holly et Eric avaient pris la peine de sortir dans la rue et de regarder les chaussures des femmes dans cette ville.
*
La seule fois où Eric et Holly avaient passé plus que l’heure nécessaire (à faire l’aller-retour à pied de l’hôtel à l’orphelinat) dans les rues d’Oktyabrski, ce fut le 26 décembre. Après avoir oublié de rapporter des cadeaux des États-Unis, Holly avait insisté pour qu’ils aillent faire des courses. Elle pensait pouvoir trouver quelque chose pour Bébé Tatty, quelque chose pour les infirmières, et pour Marina Vasilevna, la directrice de l’orphelinat. Les autres parents potentiels, à l’hôtel, lui avaient dit que les cadeaux et l’argent pourraient encourager le personnel à prendre particulièrement soin de leur enfant entre la première et la seconde visite – durant ces longues semaines obligatoires entre le moment où ils venaient à l’orphelinat pour rencontrer le bébé et celui où ils venaient le chercher. Ces parents suggéraient que les infirmières pouvaient être soudoyées, en fait, pour se montrer plus attentionnées pendant ces mois que votre enfant passerait à une moitié de monde de vous.
Un des futurs pères, un Canadien, avait dit à Holly : « Je ne veux pas vous faire peur, mais il m’est venu à l’idée qu’elles n’ont pas grand intérêt à s’occuper de nos enfants une fois la première visite passée et l’adoption en cours. Je veux dire, là, elles les habillent bien et tout ça, elles essaient de nous les vendre. Mais une fois que l’affaire est lancée – eh bien, peut-être pensent-elles que ces gamins vont connaître des vies de riches Nord-Américains et que, du coup, elles peuvent les négliger un peu en faveur des autres.
— Non qu’elles semblent les submerger d’attentions en ce moment », avait répondu Holly, et elle lui avait demandé s’il était déjà rendu dans l’aile avec les autres enfants – dont certains, au lieu de porter des couches, paraissaient passer leur journée par terre, attachés à des bassins hygiéniques. Et si c’était ce qui se passait dans cette aile, alors que pouvait-il bien se passer derrière la porte qu’il leur était interdit d’ouvrir ?
« Eh bien, cela pourrait même être pire, mais ces enfants, ça n’est pas mon problème, alors je me contenterai de faire mon possible pour être certain qu’on s’occupe bien de notre bébé pendant notre absence, avait déclaré le Canadien, visiblement contrarié par l’intérêt de Holly pour le bien-être d’enfants qui ne deviendraient pas les leurs. Avant notre départ, ma femme et moi allons donner ça aux infirmières. » Il ouvrit une sacoche pour montrer à Holly qu’elle était remplie d’iPod.
« Elles ont des ordinateurs ici ? demanda-t-elle. Elles vont pouvoir s’en servir ? »
Le Canadien sembla agacé par cette question et il traversa l’esprit de Holly qu’il n’avait pas réfléchi au sujet avant qu’elle le mentionne.
Malgré tout, c’était l’intention qui comptait, n’est-ce pas – autant que ce qu’elle sous-entendait, qu’il y en aurait encore davantage quand les parents reviendraient, si tout se déroulait bien en leur absence…
Aussi Holly suggéra à Eric qu’ils se rendent en ville le lendemain de Noël, pour voir s’il y avait quelque chose qui valait le coup d’être acheté.
Mais ils n’eurent besoin de visiter que deux ou trois magasins pour comprendre que ce n’était pas le cas.
Dans cette ville, il n’y avait rien à part des bars, des magasins d’alimentation, des rangées et des rangées d’immeubles aux airs de baraquements, et une usine tentaculaire enveloppée de fumée où l’on fabriquait quelque chose que personne ne sut décrire. Et l’orphelinat. Il n’y avait aucun endroit où acheter des fleurs, ou des chocolats, ni même le genre d’alcool qu’on utilise en cuisine. En revanche, on trouvait des étagères et des étagères et des étagères de bouteilles de vodka, présentées par ordre de prix allant de trente à quarante mille roubles – et Eric et Holly convinrent qu’ils ne tenaient absolument pas à offrir de la vodka aux employées de l’orphelinat où Tatiana passerait les trois mois suivants sans eux.
Et, de manière troublante, malgré l’usine et les rangées de logements, toute la vodka disponible et tous les enfants abandonnés dès leur naissance à l’orphelinat, la ville paraissait presque inhabitée. Les seuls véhicules qu’ils virent garés dans les rues furent un bus paraissant essentiellement constitué de rouille et deux Zaporozhets, avec des airs de petites voitures ou de patins à roulettes (amoureusement entretenues, semblait-il, d’après leur propreté éclatante). Il paraissait n’y avoir aucun homme en ville – bien que les femmes, jeunes pour la plupart, portent des jupes courtes et des collants par le froid glacial, et des vestes à col de fourrure et ceinture, de toute évidence destinées à être vues, et non à tenir chaud. Ces jeunes femmes, aux visages pâles, au rouge à lèvres vif, ne regardaient pas Eric et Holly quand elles passaient à quelques centimètres d’eux sur le trottoir.
Peut-être que si Holly s’était donné la peine d’observer leurs pieds ce jour-là, pensait-elle aujourd’hui, elle aurait constaté qu’elles portaient des bottines comme celles que Tatiana avait aux pieds – des bottines qui donnaient l’impression d’avoir été fabriquées pour des prostituées en institution, des femmes qui avaient un travail à faire, qui avaient besoin de paraître sexuelles mais pas chics, ou gâtées, ou habituées à se soucier des choses à la mode et inutiles. Le genre de bottines, peut-être, que la première mère de Tatiana avait portées.
*
« Elles sont hideuses, Tatty, dit Holly. Ces chaussures.
— Pourquoi ? demanda Tatty, en regardant ses pieds, puis inclinant aussi un peu la tête, comme si ce qu’elle avait aux pieds l’amusait.
— Eh bien, tout d’abord, elles ont certainement connu des jours meilleurs, répondit Holly.
— N’est-ce pas notre cas à tous ? » demanda Tatty. Encore une fois, elle éclata de rire, et le regard de Holly passa des chaussures au visage de Tatty, considérant l’expression de sa fille.
Était-elle sarcastique ?
C’était difficile à dire car l’humeur de Tatiana semblait tellement légère comparée à celle dans laquelle elle était à peine une demi-heure plus tôt. C’était comme si sa fille était sortie de la salle de bains non seulement les doigts cloqués et bandés, mais avec une nouvelle personnalité. C’était comme une métamorphose, ce haussement d’épaules, ce rire, cette plaisanterie. Holly aurait aimé croire, comme elle l’avait cru initialement, que c’était là l’ancienne Tatty – mais Tatty avait-elle jamais été ainsi ? Avait-elle jamais vraiment eu le cœur léger à ce point ?
Sans aucun doute, Tatiana, enfant, avait toujours eu à cœur de faire plaisir, et avait toujours eu peur de blesser – mais était-il facile de la faire rire alors ? Sûrement pas depuis qu’elle était sortie de l’enfance – pas avec ses parents en tous les cas, bien que Holly ait entendu sa fille rire et plaisanter naturellement avec Tommy.
« Tu as eu des nouvelles de Tommy ? » demanda Holly, se rappelant que Thuy avait suggéré que la mauvaise humeur de Tatty pouvait indiquer qu’il s’était passé quelque chose entre eux deux. Si c’était pour cette raison que Tatty avait été querelleuse plus tôt, son humeur légère signifiait peut-être qu’elle venait de recevoir un texto de Tommy et qu’ils s’étaient réconciliés. Les jeunes étaient tellement en lien constant de nos jours que le monde entier pouvait basculer en une demi-heure, et aucun moyen pour les adultes de la maison de suivre. À l’époque de Holly, c’était beaucoup plus compliqué de se chicaner, et plus difficile de se réconcilier. Il fallait déjà que le téléphone sonne et qu’on y réponde pour lancer ou clore une dispute. « Tu lui as déjà souhaité un joyeux Noël ?
— Non, répondit Tatty. Mon téléphone est à plat. Il est resté allumé quand je me suis endormie et je n’ai pas rechargé la batterie.
— Pauvre Tommy ! dit Holly, en s’efforçant de tourner la situation à la plaisanterie. Est-ce que ça vous arrive de passer plus de vingt minutes sans vous envoyer un message ? Il doit essayer de te joindre depuis ce matin. Tout va bien entre vous ? »
Tatiana secoua la tête. Elle avait l’air légèrement contente d’elle, pensa Holly, comme si elle avait joué un tour à Tommy, et Holly en revint à l’intuition de Thuy : ils avaient dû se disputer. Une dispute et maintenant Tatty s’amusait avec lui. Et Je suis injoignable était le nom de ce petit jeu. Holly y avait joué elle aussi, adolescente.
« Alors tu ne vas pas recharger la batterie de ton téléphone et envoyer un message à Tommy ?
— Non, dit Tatiana. Je ne crois pas. » Aucune indication dans le ton de Tatty. Ni colère. Ni tristesse. Ni plaisir amer. Elle se tourna alors, et Holly ne put voir si elle souriait ou si elle avait l’air renfrogné, et Holly se rappela, une fois de plus, qu’elles n’avaient rien mangé, ni l’une ni l’autre, de toute la journée et elle dit : « Il faut qu’on mange quelque chose, n’est-ce pas, Tatty ? Nous n’avons rien mangé de la journée. L’heure du déjeuner sera bientôt passée et nous n’avons même pas…
— Je n’ai plus faim, rétorqua Tatty. Plus tard. »
Elle se dirigeait de nouveau vers sa chambre, ou vers la salle de bains, d’un pas déterminé et obstiné. De la même manière, dans le souvenir de Holly, que les militaires russes à l’aéroport de Moscou, allant d’une porte à l’autre, sans se presser ni prendre leur temps, comme s’ils savaient exactement ce que vous prépariez et pouvaient vous embarquer quand ça leur plaisait. Holly se sentit de nouveau envahie par le mécontentement.
« Hé, Tatty, dit-elle au dos de sa fille. Va chercher l’aspirateur à main, tu veux bien ? Au sous-sol ? Pour que je puisse ramasser les bouts de verre.
— D’accord, répondit Tatty en tournant les talons si rapidement qu’elle donna l’impression d’avoir anticipé la requête de sa mère. Où, au sous-sol ?
— Je ne sais pas, dit Holly. Branché sur le chargeur près de la table de ping-pong, je suppose.
— Ping-pong ?
— Oui », répondit Holly.
Tatiana ricana :
C’était un vrai ricanement. Comme si elle savait parfaitement que l’aspirateur ne se trouvait absolument pas à côté de la table de ping-pong. « Si tu le dis, maman, dit-elle. Il ressemble à quoi ? »
Cette fois, ce fut Holly qui eut un rire déplaisant, principalement nasal. Elle dit : « Eh bien, en premier lieu, il ressemble à un aspirateur à main. En fait, il ressemble à notre aspirateur à main ! »
Tatiana hocha la tête, comme s’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, puis se tourna, paraissant se diriger vers sa chambre plutôt que vers le sous-sol. Elle ignorait volontairement la requête de Holly ! Cette nouvelle meilleure humeur n’était-elle qu’une mauvaise plaisanterie ? N’était-ce qu’un stratagème pour provoquer Holly ?
« Tatty ! hurla Holly dans le dos de sa fille.
— Quoi ? »
Tatty se tourna en même temps qu’elle gronda ce mot, les mains sur les hanches. Elle paraissait serrer les dents et ses yeux étaient immenses. C’étaient les yeux immenses de Tatty (Tatty/Sally !), lors de ce premier Noël – et, en les observant, il vint à l’esprit de Holly que ce n’était peut-être pas le visage de Tatty qui avait changé, mais sa personnalité. Ses yeux avaient peut-être paru si grands quand Holly l’avait prise dans ses bras la première fois, parce qu’elle avait peur, ou qu’elle était pleine d’espoir, ou…
Ou quoi ?
Qui avait été cette petite fille, ou qu’avait-elle été, qu’elle n’était plus aujourd’hui ? Holly jeta un coup d’œil réflexe au visage coléreux de sa fille, puis à ses yeux qui la fixaient depuis l’écran de l’iPhone dans sa main, et elle pensa soudain, son cœur cessant de battre :
Ce ne sont pas les mêmes yeux !
Ils se ressemblaient, bien sûr, elle les reconnaissait – mais les yeux dans la main de Holly n’étaient pas les yeux d’animal sauvage avec lesquelles Tatty fixaient sa mère en cet instant. C’étaient les yeux d’une autre fille. Cette fille, deux étés plus tôt, debout devant une cascade, souriant à côté de son père, n’était pas la jeune fille qui se tenait devant Holly en clignant des paupières.
Holly détourna le regard du téléphone, et de Tatiana. Ce n’était pas le moment d’y penser, ni même de mordre à l’hameçon de Tatiana. C’était une journée de mauvaises surprises. Il y en avait dans toutes les vies. Elles iraient au bout de cette journée ensemble, et demain matin, quand Eric serait de retour et que Noël serait passé, tout redeviendrait normal. De la voix la plus calme possible, elle dit : « Tatty, je t’ai demandé d’aller au sous-sol chercher l’aspirateur à main.
— Putain ! s’écria Tatiana et Holly tressaillit. J’allais au sous-sol chercher l’aspirateur à main. »
Tatiana fit siffler les s de « sous-sol » et rouler tous les r.
Sssous-ssol cherrrcher…
« Très bien, Tatty », dit doucement Holly, bien que ses mains se soient mises à transpirer et à trembler. Néanmoins elle n’allait pas réprimander sa fille maintenant. Non, c’était le moment, pensa-t-elle, de lui présenter un modèle de comportement raisonnable, de ne pas se mettre en colère, de ne pas la punir. C’était le moment de prendre le contrôle de la situation, pas de l’aggraver. « Je suis désolée, dit-elle. Si tu rapportes l’aspirateur, je vais pouvoir nettoyer et ensuite j’aimerais bien qu’on mange quelque chose toutes les deux, parce que nous commençons à avoir faim et à devenir irritables. Puis on appellera papa pour savoir ce qui se passe, et s’il ne revient pas avant un bout de temps, que dirais-tu que nous prenions de l’avance et que nous ouvrions quelques cadeaux ? »
Tatiana paraissait s’efforcer de contrôler sa respiration, debout dans l’entrée, les mains sur les hanches, toisant sa mère. Elle essayait peut-être de ne pas piquer de crise, ou elle craignait peut-être une crise de panique ? Holly n’avait-elle pas vécu sa première crise de panique à seize ans ? Une crise de panique et une crise de nerfs, n’était-ce pas après tout la même chose ? Elles se produisaient juste à des âges différents.
« Chérie », commença Holly, mais Tatiana s’était déjà tournée (encore, sur les talons de ces hideuses chaussures) vers le placard à linge, et elle en avait ouvert la porte d’un coup sec comme prise de l’urgence désespérée d’y trouver quelque chose puis, ne la trouvant pas, elle claqua la porte, et se dirigea vers celle du sous-sol, qu’elle ouvrit brutalement, alluma la lumière et redressa les épaules, se préparant, semblait-il, à descendre les marches comme si c’était la première fois qu’elle en voyait. Elle agrippa la rampe mais parut hésiter avant de faire un pas, et Holly dit : « Tatty, chérie, fais attention dans l’escalier avec ces chaussures. D’accord ? »
Il n’y eut tout d’abord aucune réponse, mais quand Tatiana atteignit le milieu de l’escalier, Holly l’entendit parler. Mais elle n’avait sûrement pas dû bien comprendre. Elle croyait avoir entendu Tatiana prononcer à mi-chemin du sous-sol : « Tu ne m’as pas acheté de cadeaux. »
« Quoi ? » fit Holly en se postant en haut des marches. Tatiana était en bas à présent, lançant un regard féroce à sa mère. Holly demanda : « Qu’est-ce que tu as dit ? »
Tatty serra les poings et s’en frappa les cuisses en criant, oui, elle cria littéralement : « Tu ne m’as pas acheté de cadeaux de Noël !
— Quoi ? Tatty ! Tu as perdu la tête, Tatiana ? ! Tu as choisi tes cadeaux. Tu sais que c’est un véritable trésor qui t’attend sous le sapin ! On a dû dépenser deux mille dollars uniquement pour toi cette année ! »
Holly avait acheté et empaqueté tellement de cadeaux pour Tatiana ce Noël qu’elle ne se rappelait même plus ce qu’elle lui avait offert ! Tatiana avait eu tout ce qu’elle avait demandé sous la forme d’une liste longue comme son bras ! Qui était cette inconnue gâtée qui la regardait depuis le bas de l’escalier, le visage bleu dans la lumière du sous-sol ? Pas de cadeaux ? Des vêtements et des chaussures et des gadgets électroniques et des livres et…
Holly détourna le regard de sa fille vers le salon, vers le sapin de Noël, vers la trentaine de cadeaux disposés en dessous, enveloppés de papier russe ! Holly était allée en voiture à Hamtramck, comme chaque année, pour acheter le papier ukrainien dans lequel elle empaquetait toujours les cadeaux de Tatiana, toujours le même. (Holly avait grandi sans aucune tradition ! Sa mère était morte ! Sa fille serait élevée dans la tradition des fêtes !) Pour la première fois, elle n’avait pas trouvé le papier crème décoré de rangées bien nettes de poupées gigognes russes. (Les poupées étaient toutes habillées différemment mais avaient toutes les cheveux noirs de Tatty.) Cette année, le propriétaire du magasin avait dit à Holly que les Ukrainiens chez qui il s’approvisionnait avaient préféré, semblait-il, les mêmes sortes de papier cadeau de Noël que les Américains d’aujourd’hui – Pères Noël, sapins, trompettes – et qu’il n’avait que ça à proposer, le genre de papier cadeau qu’on pouvait trouver chez WalMart. Alors Holly était rentrée à la maison et avait commandé du papier cadeau directement à Moscou – outrageusement cher, raffiné. Du papier noir brillant avec toute une variété de scènes inspirées des boîtes en laque russe. Tsars et chevaliers et clochers à bulbe et princesses. Holly avait acheté pour deux cents dollars de ce papier cadeau et, à présent, plus de trente paquets étaient emballés ainsi sous le sapin de Noël, et Tatty l’accusait de ne pas lui avoir acheté de cadeaux ?
Holly s’apprêtait à dire quelque chose, peut-être quelque chose qu’elle regretterait, concernant les jeunes Américains égoïstes et les excès pitoyables de ces Noëls américains, et, peut-être plus horrible encore, quelque chose au sujet de l’orphelinat Pokrovka n° 2 et des enfants qui s’y trouvaient encore au lieu d’être ici – mais avant que les mots lui échappent, Tatty avait disparu comme si une trappe venait de s’ouvrir sous ses pieds pour l’aspirer. Elle ne se tenait plus là, les yeux levés vers sa mère. Si Holly avait envie de lui dire quelque chose de terrible, elle allait devoir le brailler. Elle se contenta de soupirer, mais elle n’avait plus envie d’excuser sa fille. À présent, elle était furieuse, et sa tension… – bon, heureusement il n’y avait aucune maladie cardiaque dans sa famille. Elle parvint à retourner dans le salon, où les guirlandes lumineuses du sapin paraissaient, dans l’éclat provenant de la fenêtre, briller avec davantage de futilité que plus tôt dans la journée, comme si leur revendication de lumières s’en trouvait ridiculisée. « Bien sûr, aurait pu clamer le blizzard qui faisait rage derrière la fenêtre. Bien sûr, dans le noir complet, un tas de petites pointes de crayon électriques brillent d’une lumière vive, mais je vous montre, moi, ce qu’est l’éclat. »
En vérité, ces ampoules paraissaient à présent ne contenir aucune lumière, comme si elles en avaient été vidées. Sapées. Épuisées. Et Holly les considéra une minute entière avant de comprendre qu’en fait elles ne brillaient plus du tout. Holly s’approcha du sapin et vit que la prise avait été débranchée. Elle se pencha pour la rebrancher et se demanda si Tatiana avait éteint la guirlande, s’il s’agissait d’un autre geste passif-agressif d’adolescente. Tatty lui envoyait-elle le message que Noël était fichu, ou gâché, ou inutile, ou…
« C’est ça que tu voulais ? » demanda Tatiana. Holly se tourna pour découvrir sa fille dans le salon, tenant l’aspirateur à main.
« Oui, répondit Holly. Merci.
— Pas de quoi », répondit Tatiana.
Holly s’attendait à ce qu’elle tourne les talons pour filer dans sa chambre, mais elle n’en fit rien. Elle resta près de Holly, lui souriant avec – comme c’était réconfortant – une certaine affection, ou du moins de la compassion, et elle demanda : « Bon sang, comment as-tu fait pour casser autant de verre, maman ? »
Holly s’écarta en s’affaissant et étrécit les yeux en considérant sa fille, comprenant qu’il ne s’agissait pas du tout de compassion. Mais de condescendance suffisante. Holly s’efforça de maîtriser la colère dans sa voix : « Tu es hilarante, Tatiana. Vraiment hilarante. Maintenant voudrais-tu simplement sortir de là ? »
Une fois encore, Tatiana haussa les épaules. Quelle était cette manie de hausser les épaules ? Était-ce une nouvelle manière de midinette ? Peut-être, songea Holly, une jeune actrice avait fait ça dans un film et toutes les filles dorénavant l’imitaient ? Tatty fit demi-tour et marcha lentement vers sa chambre. Marcha nonchalamment vers sa chambre. Elle allait érafler le plancher avec ces chaussures ridicules et leurs petits talons durs, songea Holly – et, mon Dieu, quand Tatiana s’était-elle de nouveau changée pour passer cette robe noire ? N’était-elle pas descendue au sous-sol dans la robe rouge en velours de Gin ? Comment avait-elle fait pour en émerger dans cette robe noire ? Bon sang, quel était l’intérêt de changer quatre fois de tenue pour un repas qui n’aurait pas lieu ?
Avant que Tatty ferme la porte de sa chambre (claque la porte), Holly lui cria : « Quand j’aurais nettoyé tout ça, nous mangerons. Nous sommes toutes les deux grincheuses. »
La porte claqua sur le mot deux.
*
Pendant quelques secondes, Holly resta immobile, s’efforçant simplement de déglutir, de cligner des paupières pour refouler les larmes de frustration et de colère qui menaçaient de noyer ses yeux. Puis elle s’attela à la tâche qui l’attendait, plissant les yeux pour repérer les éclats de verre par terre. Elle alluma l’aspirateur pour vérifier que la batterie était bien chargée et, miraculeusement, heureusement, c’était le cas. Elle se pencha.
Cela n’allait pas être une mince affaire d’aspirer tout ce verre. En fait, elle était sûre qu’elle n’y parviendrait pas complètement. Des années durant, elle retrouverait de petites échardes de verre entre les lattes du plancher. Elle en retrouverait dans les coins les plus reculés de la maison, là où elle s’y attendrait le moins, longtemps après qu’ils auraient oublié cet incident. Une femme d’intérieur plus aguerrie ramasserait les gros morceaux en premier à l’aide d’une pelle et d’une balayette. Mais Holly n’avait ni pelle ni balayette. Il y avait bien un balai – sûrement quelque part. Dans le garage ? Mais elle n’en était pas sûre parce qu’elle ne l’utilisait jamais. C’était plus rapide et plus simple, bien que peut-être moins efficace, d’aspirer les planchers avec l’aspirateur vertical et, quand la poussière s’accumulait dans les coins qu’on ne pouvait atteindre, de passer un coup rapide d’aspirateur à main, en supposant que ce dernier était chargé. Le balai, sans moteur et rudimentaire, ne semblait convenir à aucune des tâches auxquelles Holly s’attaquait. Et dorénavant, évidemment, elle associait le balai à Concordia.
Concordia aux cheveux noirs, qui ressemblait davantage à une mère pour Tatiana que Holly elle-même. Était-ce pour cette raison que Tatty l’avait tant appréciée ? La première fois que la femme de ménage était venue pour le nettoyage hebdomadaire, après leur retour de Russie avec Bébé Tatty, cette dernière était restée bouche bée quand Concordia avait franchi la porte avec son fourre-tout en plastique rempli d’éponges et d’aérosols. Puis Bébé Tatty s’était ruée sur la femme de ménage à la vitesse de la lumière pour lui enlacer les jambes. Quand Concordia, s’esclaffant et s’adressant en langage bébé espagnol à Tatiana, s’était accroupie pour prendre l’enfant dans ses bras, cette dernière s’était agrippée à son cou en riant avec un ravissement que Holly ne lui avait encore jamais entendu. Après cet épisode, le samedi devint le Jour de Concordia. Tatiana s’asseyait près de la porte d’entrée, comme un chiot fidèle attendant son maître, et Concordia et elle jouaient à faire le ménage toute la journée.
« Nous la payons pour garder notre enfant, pas pour faire le ménage », avait constaté Eric – non sur le ton de la critique, car lui aussi appréciait Concordia – en observant la femme de ménage pourchasser Tatiana avec un balai tout en chantant une comptine espagnole.
Puis il y eut l’accident. Le procès. Leur coûteux avocat les avait facilement sortis d’affaire, mais ils n’avaient jamais revu Concordia. Si elle avait laissé ce balai ici, Holly n’avait aucune idée de l’endroit où il pouvait se trouver, et le simple fait d’y penser lui donnait envie de s’asseoir parmi les minuscules morceaux de verre pour pleurer – sur elle-même, sur Concordia (dont la jambe, apparemment, ne guérirait jamais convenablement après la fracture qu’elle avait subie) et, bien sûr, sur Tatty.
Holly décida de ramasser d’abord les gros morceaux à la main – et, naturellement, elle se coupa aussitôt l’index. Une goutte d’un sang rouge incroyablement vif serpenta le long de son doigt jusque dans sa paume avant qu’elle ait le temps de porter la coupure à sa bouche. Ça n’était pas douloureux et, quand elle inspecta son doigt, à part sa paume barbouillée (incroyable comme son sang était d’un rouge très vif dans la lumière provenant de la baie vitrée), elle ne vit rien de plus qu’une blessure superficielle. Une piqûre d’épingle, vraiment, aurait été plus grave. Holly n’en tint pas compte et continua de rassembler les gros éclats. Elle en emporta quelques-uns, mélangés à un peu de son sang, jusqu’à la poubelle sous l’évier où elle les jeta.
Le pied du verre à eau s’était brisé net en deux sections de taille quasiment identique. Holly les ramassa et les posa sur le plateau de la table de la salle à manger. Puis elle se pencha avec l’aspirateur à main et aspira tous les minuscules éclats et la poussière de verre visibles à l’œil nu. Malgré tout, ces morceaux et cette poussière ne semblaient, en fin de compte, pas suffisants pour avoir constitué un verre à eau entier avant qu’il se brise, et Holly se remit donc à quatre pattes et tâtonna sur le plancher. Un peu du sang de la coupure de son doigt s’étala sur le bois – et, en effet, des morceaux très finement pilés collaient à ses paumes, surtout à celle tachée de sang. Finalement, Holly s’assit sur ses talons, fit courir l’aspirateur en gros sur la zone, puis se releva et alla se rincer les mains à l’évier.
Il n’y avait pas grand-chose de plus à faire.
Là encore, une femme d’intérieur plus aguerrie ferait… quoi ?
Eh bien, peut-être qu’une femme d’intérieur plus aguerrie connaîtrait un truc pour finaliser cette tâche, une manière de s’assurer qu’il ne resterait pas de verre par terre. Un chiffon en microfibre humide ? Du ruban adhésif ? C’était le genre de trucs que sa sœur Janet aurait su. Mais cela faisait longtemps que Janet n’était plus. Janet était aujourd’hui aussi brisée et aussi dispersée que le verre à eau de leur mère.
Non. Pour l’amour de Dieu, ne pense pas à Janet, surtout pas aujourd’hui…
Se sortir les gens et les événements de la tête était plus simple que ce que Holly aurait cru. Avant les quelques séances qu’elle avait eues avec Annette Sanders, Holly croyait que la pensée agissait selon sa propre volonté, d’une certaine manière, et ruminait de sa propre initiative. Mais Annette lui avait appris qu’il en était autrement. Elle avait demandé à Holly de porter un élastique en caoutchouc autour du poignet et lui avait dit que, chaque fois que les derniers jours de Janet ou le suicide de Mélissa lui venaient à l’esprit, Holly devait faire claquer l’élastique contre sa peau, et penser à autre chose.
Et c’était incroyable, mais cela avait fonctionné. Tous ces autres thérapeutes qui avaient tenté d’aider Holly à dépasser le désespoir et les sources inconscientes de son angoisse, de les hisser jusqu’à la surface pour les observer à la lumière crue : Ah ! Que de temps complètement gâché ! Ce que Holly avait eu besoin d’apprendre, c’était à supprimer ses sentiments – ce que les humains réussissaient avec succès depuis la nuit des temps, la preuve en étant qu’ils parvenaient à se lever le matin, à manger, à procréer malgré l’horreur inexplicable de la mort qui attendait, potentiellement et inéluctablement, à chaque coin de rue. En dépit du fait que personne ne pouvait être vraiment sûr de survivre à une journée, les gens faisaient des mots croisés et creusaient des fossés et se nettoyaient les dents au fil dentaire. Et, au contraire de millions d’Américains qui avaient besoin de médicaments pour accomplir ces gestes sans éprouver ni panique ni désespoir, on avait appris à Holly à s’en sortir avec un élastique en caoutchouc !
Bien sûr, elle n’avait pas non plus écrit de poèmes depuis qu’Annette Sanders l’avait guérie de…
De quoi ?
De son chagrin ? De sa peur ? De la condition humaine ?
Pourtant, ça en valait le coup, non ? Rilke n’aurait peut-être pas pensé ainsi (Si mes démons devaient me quitter, je crains que mes anges ne prennent à leur tour leur envol – une citation qu’un de ses mentors de l’université avait ressortie toutes les deux semaines environ afin de mettre en garde – de manière extravagante ? – les étudiants poètes contre la psychothérapie et les antidépresseurs dont certains avaient clairement besoin) mais, Holly en était certaine, la guérison n’avait de toute façon rien à voir avec son blocage en écriture. Son blocage avait à voir avec la façon dont sa vie s’était remplie et encombrée dès lors qu’elle avait inclus Tatty et Eric :
Le mariage ! La vie de famille ! La maternité ! Le travail ! Son blocage venait de toutes ces heures passées derrière le volant d’une voiture, à se rendre au bureau pour y rédiger ses dix millions de mémos de directrice commerciale par jour au lieu d’écrire des poèmes, et à aller à l’épicerie, revenir à la maison, s’occuper de Tatty et d’Eric, aller se coucher pour se réveiller le lendemain et refaire la même chose. Quand aurait-elle pu trouver le temps d’écrire, qu’elle soit bloquée ou pas ?
En fait, son blocage d’écriture était peut-être une bénédiction, puisque sa vie n’aurait pu accueillir une activité de plus sans éclater en un milliard de morceaux. Et Holly se fichait (comme Eric lui criait parfois quand elle se lamentait trop de ne pas avoir le temps d’écrire) que d’autres poètes aient écrit, et peut-être écrivaient encore, des poèmes sur les murs de leur cellule de prison. Que certains poètes soient médecins, comme William Carlos Williams, ou agents d’assurances, comme Wallace Stevens, prolifique jusqu’à l’absurde. Bien sûr, depuis des temps immémoriaux, on avait retrouvé dans les poches de victimes de toutes les guerres des poèmes qu’ils venaient juste d’écrire, et Miklós Radnóti avait écrit ses derniers poèmes alors qu’il se trouvait dans un bataillon de travaux forcés, malgré les passages à tabac infligés par les gardes nazis. Quand, à la fin de la guerre, on avait exhumé la fosse commune dans laquelle il avait été enterré, sa femme avait découvert, dans la poche arrière du pantalon de son époux, un recueil de poèmes écrits au crayon à papier dans un petit cahier d’exercices serbe. Les pages ayant été imbibées du sang et des liquides organiques de Radnóti, elle avait dû les faire sécher au soleil…
Nombre de ces poèmes étaient des fragments d’amour destinés à l’épouse de Radnóti et, à l’université, Holly avait appris par cœur la traduction de presque tous ces poèmes, bien qu’elle ne se rappelât aujourd’hui que ces vers : Mais ton image demeure dans ce grand bousculement, au fond de moi lumineuse, et stable éternellement, tel l’ange qui fait silence devant le monde détruit, l’insecte qui fait le mort au creux de l’arbre pourri1…
Et cela n’aidait en rien Holly de penser à tous ces poètes, ni qu’Eric lui rappelle toutes les histoires qu’elle lui avait racontées concernant ces poètes. Eric n’avait pas l’intention d’être cruel, mais il ne comprenait pas non plus de quoi elle avait besoin pour être poétesse. Une véritable poétesse. Pour être la poétesse qu’elle avait désiré être quand elle suivait ses cours d’écriture créative. Une poétesse américaine du monde, comme Carolyn Forché, ou une poétesse du plus profond intime, comme Louise Glück, ou une poétesse de l’amour et de la perte, comme Marie Howe, ou une poétesse de l’humour et de l’ironie, comme Tony Hoagland (dont le poème « Hard Rain » avait inspiré son choix de sonnerie de téléphone). Voilà les poétesses qu’elle avait souhaité être.
Maintenant que Tatty était retournée dans sa chambre, Eric, bien sûr, aurait dit : « Va écrire un poème maintenant ! Qu’est-ce qui t’en empêche ? »
Il n’imaginait pas. Il n’imaginait pas à quel point elle en avait envie. Mais elle était incapable de s’asseoir et d’écrire un poème. Le poème devait venir à elle. Elle était incapable d’aller vers lui. Et aucun poème ne lui était venu depuis une décennie et demie.
Très bien. Elle n’était pas poétesse. Elle pouvait bien l’admettre aujourd’hui. Si elle l’avait vraiment été, les poèmes lui seraient venus. Elle n’était pas poétesse, comme celles qu’elle avait admirées, ou celles et ceux qui avaient suivi les cours d’écriture créative avec elle. Même les étudiants qui n’avaient jamais publié un vers (la plupart d’entre eux) – Holly savait qu’ils continuaient d’écrire. Qu’ils gribouillaient dans leur bureau quelque part. Qu’ils réussissaient à inventer des poèmes pendant qu’ils faisaient leurs courses au centre commercial, ou durant les heures de leur travail abrutissant, comme l’était celui de Holly. Ils parvenaient même à griffonner pendant leur heure de déjeuner, ou bien dans leur voiture pendant qu’ils attendaient que leurs enfants sortent de leurs cours de danse classique. Le rejet ne suffisait même pas à les décourager. Si leurs poèmes n’étaient pas publiés dans des revues, ils les publiaient sur des sites internet qu’ils créaient eux-mêmes. Holly avait lu ces poèmes sur ce genre de sites et, malgré elle, elle avait méprisé cette façon de faire sa propre publicité, l’engagement de ces poètes envers un art qui l’avait abandonnée. Elle détestait, n’est-ce pas, qu’ils continuent d’écrire, et d’écrire, et d’écrire encore.
Eh bien, ce ne serait pas la voie de Holly, n’est-ce pas ?
Pour Holly, cela avait toujours été vain, non ? Elle était une terre en jachère. Elle s’était toujours autorisée à croire qu’il pouvait y avoir quelque chose là – si elle se donnait le temps qu’il fallait avec le bon stylo, le bon bureau –, mais elle n’avait jamais trouvé tout ça, parce qu’elle aurait dû creuser pour trouver ces choses à l’aide d’un outil qu’elle se serait inventé elle-même. Impossible. « Assieds-toi donc et écris ! » aurait dit son mari, mais Eric ne serait jamais en mesure de comprendre cette frustration, sa frustration :
Holly avait la sensation évidente qu’un poème secret résidait au cœur de son cerveau, qu’elle était née avec, et qu’elle ne serait jamais, jamais capable de l’exhumer au cours de cette vie, de sorte que s’asseoir et écrire était devenu une torture. C’était s’asseoir avec un collier autour du cou qui se serait resserré de plus en plus, tandis qu’elle restait assise.
C’était le collier :
À vingt-deux ans, quand on lui avait annoncé au Campion Cancer Center que (bien sûr) elle souffrait de la mutation génétique pour laquelle on lui avait fait passer des tests, Holly avait senti qu’on lui enfilait ce collier par-dessus tête, autour du cou. La charmante oncologue rousse lui avait dit, en lui tenant la main : « Je crois vraiment, Holly, que si vous souhaitez vivre jusqu’à cinquante ans, peut-être même juste jusqu’à trente-cinq ou trente ans, il faut qu’on vous enlève vos seins et vos ovaires. »
On lui avait laissé au moins six mois pour réfléchir. Prenez six mois pour décider si vous souhaitez mourir comme votre mère et votre sœur. Comme si on avait réellement besoin de six mois pour choisir entre ce destin ou vivre jusqu’à cinquante, ou trente ans ?
Pourtant, Holly avait pris ces six mois de réflexion – les six mois les plus longs de toute son existence. C’était toute une vie, ces six mois. Durant toute cette demi-année, elle avait été une femme en haut d’une tour, inspectant le panorama dans toutes les directions sur des milliers de kilomètres. Ce paysage était plat, et familier. Il y avait des potagers emplis de choux. Et la météo était toujours la même. Une bruine tiède, la nuit comme le jour. Elle pouvait voir les tombes de sa mère et de sa sœur depuis cette tour, et elle pouvait également regarder les enfants qu’elle n’aurait jamais s’amuser sur des installations de jeux, rouillées et dangereuses. Mais elle se voyait aussi là-bas – elle se voyait vieillir, sans maladie, sans transmettre sa mutation génétique et, à l’exception de ce collier, pour le restant de ses jours, rien ne différerait de ce que sa vie avait été jusque-là :
Cette quinquagénaire qu’autrement elle ne serait jamais – Holly la dépasserait sur la route. Cette femme conduirait une horrible petite voiture et Holly la doublerait jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans son rétroviseur.
Elle avait même cessé de lire de la poésie, à l’exception de comptines joyeuses pour Tatty.
*
Puis Holly se rappela l’inspiration avec laquelle elle s’était réveillée :
Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
Comme elle l’avait prévu, cette phrase avait évolué jusqu’à ne plus rien signifier pour elle à présent. Maintenant, elle devait avancer dans ses tâches. Maintenant il fallait qu’elle mette le rôti au réfrigérateur, afin qu’il ne pourrisse pas, afin qu’on puisse le manger le lendemain, quand le blizzard serait passé. Maintenant, elle allait rappeler Eric. Et elle avait également envie de parler à Thuy – même si elle imaginait son amie pelotonnée sur le canapé, Patty entre Pearl et elle, regardant la télévision. La vie est belle ou Le Miracle de la 34e Rue ?
Pearl et Thuy étaient le genre de mères décidées à ce que chaque heure de la vie de leur enfant soit remplie de plaisirs et d’événements mémorables, suivant les saisons. En automne, elles emmenaient Patty voir les vergers et les pressoirs à cidre, en promenade dans des charrettes de foin. Au printemps, elles se baladaient en forêt avec elle pour dessiner les fleurs sauvages qu’elles trouvaient (mais ne cueillaient pas !). Bien sûr, en été, c’était la plage, et Noël commençait fin novembre avec le Casse-Noisette (à Chicago) et les Ices Capades (à Détroit) et la confection de guirlandes d’airelles et de pop-corn. Holly les imaginait toutes les trois sur le canapé, coincées à l’intérieur par la neige, magnifiques, et elle songea combien elle aurait aimé les avoir eues comme modèles de mères quand Tatiana était encore enfant.
Parce que Tatiana n’était plus une enfant, n’est-ce pas ?
C’était une pensée terrible. L’enfance de Tatty était finie. Holly s’approcha de l’îlot de cuisine et posa ses mains sur le granit frais comme une tombe. Le plan de travail était d’un outremer profond, presque noir mais, à l’intérieur de la pierre polie, on distinguait de minuscules mouchetures argentées. Elle regrettait de ne pas se sentir la force. Elle aurait aimé se sentir assez forte pour appeler Tatty encore une fois, pour lui demander de sortir de sa chambre, d’enlever ses horribles chaussures noires et cette robe, d’enfiler son débardeur blanc et son pantalon de sport, ses chaussons duveteux et d’apporter une couverture. Holly préparerait du chocolat chaud et du pop-corn. S’il n’y avait pas de bons vieux films à la télévision, elles pourraient s’installer toutes les deux pour contempler la tempête de neige derrière la baie vitrée. Holly passerait le bras autour des fines épaules bleues de sa fille.
Mais elle en était incapable. Elle ne pouvait pas le supporter. La seule pensée d’aller frapper à nouveau à cette porte, d’entrer dans la chambre de Tatty – elle n’en était même pas capable, n’est-ce pas ? Elle n’était même pas capable de frapper à sa porte. Si elle était verrouillée, si Tatiana avait fermé cette porte avec le crochet que sa mère elle-même lui avait fourni, que devrait alors affronter Holly ? Et si ce n’était pas le cas ? Ce serait encore pire. Holly ne se sentait pas non plus capable de supporter ça : entrer dans cette chambre pour découvrir que sa fille lui tournait encore son dos froid.
Peut-être plus tard, mais pas maintenant.
Elle retourna vers la baie vitrée pour regarder au dehors.
Il faut posséder un esprit d’hiver 2 .
Wallace Stevens.
Wallace Stevens était le poète agent d’assurances dont Eric essayait de se rappeler le nom chaque fois qu’il reprochait à Holly son blocage en écriture, insistant sur le fait que ce n’était ni la maternité ni son boulot dans le monde américain de l’entreprise qui la bloquaient. (« Regarde ce poète, tu sais, ce type dans les assurances… ») Que son problème était plutôt…
Bon, Eric avait un milliard d’explications accusatrices pour justifier le blocage de Holly depuis toutes ces années, n’est-ce pas ?
Un haut mur de neige s’élevait à présent au-delà de la fenêtre. Les flocons dont il était constitué ne possédaient plus l’individualité dont on faisait toujours toute une histoire. Ils s’étaient plutôt regroupés par solidarité. Ils se fichaient de revendiquer une distinction personnelle. Ils pouvaient tous être différents les uns des autres, mais ils se ressemblaient bien trop pour être différenciés. On n’aurait jamais pu les trier, ou leur attribuer de nom. Ensemble, ils formaient une porte, et ils s’étaient refermés. Une minute…
Non.
Ça n’était pas tout à fait vrai.
Il n’y avait aucune porte, juste l’illusion d’une porte :
Ce que ces flocons formaient ainsi rassemblés, c’était une fenêtre – une fenêtre derrière cette fenêtre, dont Holly s’approcha davantage. Elle posa son visage contre la vitre, mit ses mains en coupe de part et d’autre de sa tête, et constata qu’en plissant les yeux pour se protéger de la lumière, elle pouvait distinguer la barrière entre leur jardin et celui de Randa. Elle apercevait même l’enfant de neige du bassin aux oiseaux, et les sacs de tissu dont elle avait couvert les rosiers à l’automne, le long de cette barrière.
Les sacs, en tissu gris-blanc, comme les flocons qui tombaient, étaient à présent recouverts de neige de sorte que Holly ne pouvait déceler que leurs contours contre les planches de cèdres de la barrière. Depuis l’endroit où elle se trouvait, ces sacs qui protégeaient ses rosiers, obscurcis par la tempête, ressemblaient à des têtes, alignées, sept en tout, contre la palissade de Randa. Des crânes emplis de roses, des esprits faits de roses, dissimulés dans les sacs afin qu’ils sommeillent au chaud et que ses rosiers aient une chance de traverser l’hiver du Michigan :
Il faut posséder un esprit de roses.
Il était difficile d’imaginer que, là dehors, couverts de ces sacs, dormant (quel que soit le véritable sens de dormant : un état entre le sommeil et la mort ?) se trouvaient son rosier Teasing Georgia, son Mardi Gras, son Cherry Parfait, son Falstaff, son Purple Passion et son Black Magic – celui qu’elle surnommait son Tatiana. Holly avait encapuchonné elle-même ses rosiers en octobre.
Des années plus tôt, quand elle parlait encore à sa voisine, Randa avait demandé à Holly (poliment, Holly devait le reconnaître) ce que cette dernière vaporisait sur ses rosiers. Randa avait confié à Holly qu’elle adorait les roses, qu’elle aimait les voir s’épanouir le long de la barrière qu’ils partageaient, et pouvoir les contempler dans toute leur splendeur et leur perfection par-dessus ladite barrière. Malgré tout, elle se demandait si le produit que Holly vaporisait sur ses fleurs pouvait empoisonner son caniche ? Ou, disons, les poules de Holly ? Ou encore les oiseaux qui venaient se nourrir dans les mangeoires de leurs jardins ? Ou autre chose ? Son petit garçon ou Tatiana ? Plus on lui accordait de temps, plus les questions de Randa devenaient hystériques. Était-ce un pesticide ? Une substance cancérigène ? Existait-il des produits alternatifs organiques ?
Holly avait tout simplement menti. En vérité, elle vaporisait sur ses rosiers du Diazinon, du Malathion et autre chose, un produit appelé K-O. Et non, on ne pouvait pas faire pousser des roses comme celles-ci sans poison. Il n’existait pas de poisons organiques – ou ne devrait-on pas plutôt dire que chaque poison était organique (lié à, provenant d’une matière vivante ; en relation avec ou affectant un organe corporel). La terre elle-même était le poison ultime et le soleil – ils mouraient tous lentement des retombées radioactives du soleil. Elle ne prit pas la peine d’en débattre avec Randa. Elle se contenta de répondre : « Oui. Tout est organique.
— Ouf, fit Randa. Merci de ne pas avoir été offensée par ma question ! »
Mais Holly avait bel et bien été offensée.
Elle avait été offensée par l’ignorance de Randa, puis offensée par sa naïveté. Elle avait été offensée que tous aient été naïfs au point de croire que des roses comme les siennes soient capables de repousser pucerons, champignons et taches noires sans l’aide des humains et des toxines que ces derniers concoctaient dans leurs usines. Elle était offensée par l’idée innocente de Randa que Holly puisse avoir d’autres choix que de vaporiser ses roses avec un produit potentiellement mortel (autre que celui de ne pas faire pousser de roses du tout). Des roses comme celles-ci valaient bien le coup de prendre quelques risques, non ? Elle s’était sentie un peu coupable, c’est vrai, surtout concernant Rufus le caniche qui passait la majorité de son temps à renifler près de la barrière qui séparait leur jardin de celle de Randa, là où les rosiers poussaient. Mais, après toutes ces années, Rufus était encore en vie, et Holly se sentait moins coupable depuis que Randa l’avait affrontée (attaquée) au sujet du chat.
*
Ah, Trixie.
Là-derrière, près des rosiers, sous la neige, le long de la barrière, il y avait une modeste tombe en l’honneur de Trixie, sur laquelle Tatiana avait placé un petit chérubin en faïence qu’elles avaient acheté chez Target.
Eric étant en déplacement d’affaires en Californie, Holly avait dû creuser elle-même la tombe, sans compter qu’on était alors en hiver, et la terre était si dure que Holly avait peiné, ne fût-ce que pour l’entailler à l’aide de la pelle d’Eric. Aussi la tombe était-elle peu profonde. Vraiment, une tombe honteusement peu profonde.
Holly aurait dû se douter qu’elle n’avait pas assez creusé, qu’une bête pouvait déterrer le cadavre. Mais il avait fait tellement froid ce jour-là qu’elle avait supposé que le corps de Trixie, déposé dans une boîte en carton, serait gelé et raide avant la tombée de la nuit. Aucun animal n’aurait pu renifler une chose à ce point congelée, c’était sûr, et quand le cadavre décongèlerait ?…
Après tout, qu’est-ce que Holly y connaissait en cadavres ? Il fallut attendre le mois de mars, et que la neige fonde, pour que Holly sorte inspecter ses rosiers, jette un œil sous les capuchons de pendus et remarque que la tombe avait en effet été fouillée, que la boîte en carton n’était plus que lambeaux humides et que le chat avait disparu. Heureusement, elle fit cette découverte un samedi matin, Tatty et Eric étaient encore au lit, et Holly avait réussi à se précipiter dans le garage, à simuler le monticule d’une tombe et à remettre en place le chérubin en faïence qui avait roulé sur son visage potelé, près de la tombe vide.
*
Holly s’éloigna alors de la fenêtre.
Elle se rappela le rôti qui refroidissait dans le four froid :
Douze livres à 12,99 dollars la livre. Elle ne pouvait pas se permettre de gâcher. Elle allait l’envelopper, décida-t-elle, et le mettre au réfrigérateur. Si Tatty acceptait d’en manger un morceau avec elle plus tard, Holly n’aurait qu’à en découper assez pour elles deux et le faire cuire dans un plat au four ou, si elle était pressée, au micro-ondes.
Mais quand elle se tourna vers la cuisine, elle vit que Tatty s’y trouvait déjà et que le rôti avait été sorti du four. Il était à présent posé sur le comptoir de la cuisine et Tatty, penchée dessus avec un couteau et une fourchette, mastiquait !
« Nom de Dieu, Tatty ! cria Holly. Je n’ai pas arrêté de te demander si tu voulais manger quelque chose et tu m’as tout bonnement ignorée. Laisse-moi le cuire avant de le manger. »
Mais Tatty ne leva pas les yeux, et elle avait, de toute évidence, la bouche trop pleine de viande crue pour parler. Elle mâchait et mâchait encore, sans tenir compte de Holly – et avant qu’elle n’ait pu avaler le morceau ensanglanté de viande qui était déjà dans sa bouche, Tatiana en découpait déjà un autre et l’enfournait. Témoin de cette scène, Holly passa de l’agacement à la panique :
« Tatty ! Mon Dieu ! Tu vas t’étouffer. Arrête ! S’il te plaît ! »
Elle surgit derrière sa fille et lui arracha le couteau de la main. Elle ne s’attendait pas vraiment à ce que Tatty essaie de le lui reprendre, mais elle le tint en l’air en l’éloignant quand même de sa fille. Holly savait à quel point ce couteau était tranchant. À peine quelques jours plus tôt, bêtement, elle l’avait laissé pointe vers le haut dans le lave-vaisselle et, alors qu’elle allait chercher une cuillère pour ses céréales, elle s’était empalé la main dessus – vite mais bien – en pleine paume.
Les yeux de Tatiana étaient à nouveau gigantesques. Ils n’avaient jamais été aussi grands, vraiment. Non ? Ils faisaient le double de leur taille normale ! Était-ce le symptôme d’une quelconque affection ? Une espèce de carence en vitamines ? Les yeux d’une personne en phase maniaque ressemblaient-ils à ça ? Se pouvait-il que Tatty présente des symptômes de maladie mentale cachée jusque-là ? La maladie mentale était un sujet qui avait été envisagé par quelques-uns de ses collègues (pas nécessairement bien intentionnés, d’après Holly), quand elle avait commencé à raconter qu’elle était intéressée par l’adoption d’un enfant à l’étranger :
Qu’en était-il de l’hygiène mentale de l’enfant ? Et de ses gènes ? N’était-il pas probable qu’un enfant accueilli dans une institution d’État ait des parents alcooliques ? Criminels ? Schizophrènes ? Si l’enfant avait déjà deux ans, comment savoir quels types d’abus il avait déjà pu subir à l’orphelinat et les conséquences sur son développement psychologique ?
Ce type d’interrogations et de raisonnements avait mis Holly hors d’elle et, après la seconde ou la troisième suggestion de ce style, elle avait rétorqué : « Eh bien, je suppose que si mon patrimoine génétique était parfait, comme le vôtre, j’aurais bien plus de raisons de m’inquiéter. Mais puisque le mien est tissé de mutations génétiques mortelles, j’ai plus de compassion dans ce domaine que d’autres personnes. Je veux dire, vous sous-entendez que ceux qui auraient de mauvais gènes ne devraient pas avoir de parents, ou bien que les gens avec de mauvais gènes ne devraient pas avoir d’enfants… »
Grâce à cette diatribe humiliante, Holly était parvenue à inspirer quelques excuses abjectes. Et, après ça, on avait dû se passer le mot au bureau car personne n’aborda plus jamais le sujet.
Pourtant, il n’aurait pas été humain de sa part de ne pas s’en inquiéter.
Évidemment, quelque chose avait terriblement mal tourné dans la lignée de Tatiana. Pour quelle autre raison, sinon, une superbe petite fille brune en pleine forme aurait-elle fini dans un orphelinat célèbre à travers toute la Russie – et dans le monde entier – pour son intérieur nu, son absence de chauffage central, ses maigres rations de nourriture, son peu de personnel (si réduit que beaucoup des enfants qui passaient leurs premières années dans les institutions Pokrovka étaient identifiables aux plaques chauves permanentes à l’arrière de leur crâne parce qu’on les avait laissés trop longtemps sur le dos dans leur berceau sans les prendre dans les bras) ?
En Sibérie, personne n’avait été en mesure (ni même désireux ?) d’aborder avec Holly et Eric le sujet des parents biologiques de Tatiana – excepté que Tatiana était née « dans l’Est », ce qui était censé impliquer que Tatty était de descendance rom ou mongole, un code pour « tsigane » ou « asiatique ». Évidemment, peu importait à Eric et Holly. Leur seule inquiétude à ce stade – après ce premier aperçu des yeux noirs gigantesques de Tatty/Sally, après être tombés éperdument amoureux d’elle – était de savoir s’il y avait quelque chose qu’ils devaient connaître concernant ses gènes afin de l’aider et non de la rejeter.
On ne pouvait pourtant pas en vouloir à la directrice ni au personnel de l’orphelinat Pokrovka n° 2 de ne pas leur faire confiance. Des centaines de couples américains avaient franchi ces portes, déclaré leur amour pour un enfant, découvert que la mère biologique de l’enfant était une droguée, ou une prostituée, ou avait été victime d’inceste, ou qu’elle était d’une manière ou d’une autre génétiquement inférieure à eux, avant de quitter l’orphelinat en quête d’un autre enfant dont ils tomberaient désespérément amoureux. C’était sans aucun doute dans l’intérêt des enfants que le personnel de l’orphelinat refusait de divulguer trop d’informations.
Jusqu’à la dernière heure de leur second voyage en Sibérie – une fois l’adoption finalisée et Tatty, debout, tel un pilier à côté d’eux (elle ne voulait pas qu’on la porte), habillée d’une petite robe blanche et d’un manteau que Holly avait apportés des États-Unis (avec ces petites chaussures en cuir blanc), sur le point d’entamer la première partie de leur voyage de retour (en train jusqu’à Saint-Pétersbourg) –, personne n’avait même daigné écouter leurs questions concernant les origines de Tatiana, encore moins y répondre :
« Pensez-vous que sa mère l’a abandonnée ou bien qu’elle est morte ? » demanda Holly à Anya, l’infirmière qui aimait visiblement le plus Tatiana et qui, heureuse coïncidence, parlait le mieux anglais.
Anya leva brièvement les yeux vers le plafond et déclara : « Pour ce monde, la mère est morte. »
Cette déclaration ne révélait rien, bien entendu. Morte pour ce monde ne signifiait pas nécessairement morte. De toute évidence, tous les enfants de l’orphelinat Pokrovka n° 2 étaient nés dans la pauvreté, ou dans un contexte de toxicomanie conduisant à la pauvreté, ou bien ils étaient le fruit de liaisons clandestines, ou bien leurs mères étaient très jeunes, des filles-mères.
Ces parents étaient morts pour ce monde, qu’ils le soient réellement ou pas.
Il y avait également des orphelins (une grande salle pleine, en fait, que Holly avait furtivement découverte toute seule) qui étaient si malades ou handicapés que même une famille fonctionnant normalement pouvait les avoir abandonnés. On gardait ces enfants derrière la porte interdite aux visiteurs – une porte que Holly avait ouverte et franchie (comment aurait-elle pu faire autrement ?) pendant que les quelques rares membres du personnel étaient occupés ailleurs.
*
Sur la porte de cette pièce, il y avait une pancarte imprimée professionnellement en russe, puis traduite au feutre rouge, juste en dessous, dans un anglais mauvais mais emphatique – ICI PERSONNEL OUVRE SEULEMENT.
Holly n’y aurait jamais fait attention ni même pensé sans cette pancarte.
C’était pourtant leur première visite en Sibérie, à l’époque de Noël, quand il leur semblait encore important de tout savoir de l’orphelinat où ils adoptaient leur fille, de se méfier – avant que Holly ne parvienne à la conclusion que l’acceptation aveugle, comme argent comptant, de tout ce qu’on pouvait leur donner ou dire les conduirait, plus vite et l’esprit plus en paix, hors de Sibérie, et de retour aux États-Unis avec leur nouvelle fille.
On était le 26 décembre, c’était leur deuxième jour en Sibérie, et il n’y avait eu personne à cet instant dans les parages pour empêcher Holly d’ouvrir cette porte. Eric, près du berceau de Bébé Tatty, la tenait endormie contre lui pendant que deux infirmières en service s’affairaient alentour, les bras chargés de draps – tous tellement gris ou jaunis et froissés qu’il était impossible de savoir s’il s’agissait de draps propres ou sales – et de sacs poubelle en plastique noir dans lesquels elles mettaient ou prenaient ces draps. Personne ne remarqua Holly devant la porte.
Elle posa la main sur la poignée et poussa la porte, surprise qu’elle ne soit pas fermée à clé, qu’aucune alarme ne retentisse (si on la surprenait, elle dirait qu’elle s’était trompée en cherchant les toilettes) et Holly avait rapidement franchi le seuil, refermé soigneusement derrière elle afin que personne ne l’entendît.
Elle comprit aussitôt que c’était une erreur, qu’elle n’aurait pas dû se trouver là, qu’elle aurait dû obéir à l’ordre de la pancarte. Elle aurait dû s’épargner cela, pour son bien. Bien sûr. Elle l’avait su, n’est-ce pas ? Si elle ne l’avait pas compris plus tôt, maintenant elle comprenait tout à fait.
Tous les secrets ne devraient pas être révélés. Tous les mystères ne devaient pas être résolus.
Bien que la salle, prise en photo, ne semblât pas si différente de celle remplie de berceaux dans laquelle dormait Tatty – la même lumière blafarde, les mêmes rideaux imprimés de rayures bleues délavées –, il fallait pénétrer dans cette pièce pour comprendre à quel point elles étaient totalement différentes. Pas seulement par l’odeur (de vomi, d’excréments, de matelas imbibés d’urine) ou par le bruit (silence complet) ou le calme, mais par l’impression qu’en passant cette porte on franchissait une sorte de barrière entre le monde des vivants et celui, pourri, qui se trouve juste au-dessous.
Holly ferma les yeux, recula, reposa la main sur la poignée de la porte, s’efforçant d’effacer de son esprit ce qu’elle venait de voir brièvement, et certainement de ne pas en voir davantage, mais elle ne pouvait ouvrir la porte sans rouvrir les yeux, et quand elle le fit, elle assimila la pièce malgré elle, ces dizaines de millions de détails terribles se fondant fort heureusement les uns aux autres, à l’exception d’un seul :
Un garçonnet dont le poignet était attaché à un barreau de son berceau, la tête deux fois plus grosse que son torse, les yeux ouverts, sans cligner des paupières.
Puis elle se retrouva de l’autre côté de cette porte, la refermant de nouveau derrière elle et décidant, d’un rapide claquement d’élastique sur son poignet, non seulement de ne plus jamais la rouvrir, mais encore de ne plus jamais y penser :
Elle entendit Annette Sanders lui dire, aussi clairement que si elle se tenait près d’elle à l’orphelinat Pokrovka n° 2 : « Prendre connaissance des horreurs de ce monde et ne plus y penser ensuite, ce n’est pas du refoulement. C’est une libération. »
*
« Il y a autre chose ? avait demandé Eric à Anya, en cette journée de printemps en Sibérie, avant qu’ils ne passent la porte de l’orphelinat Pokrovka n° 2 pour retourner chez eux avec leur superbe fille. Nous avons juste besoin d’être informés afin de savoir ce dont elle aurait besoin. À l’avenir. Vous voyez. Êtes-vous au courant d’une quelconque maladie dans l’histoire familiale ? »
Eric et Holly avaient remarqué le regard dur qu’une des infirmières avait adressé à Anya quand cette dernière avait répondu dans son anglais énigmatique et étrangement poétique : « La sœur, oui, née pour mourir. Même maladie que la mère. »
Anya avait alors porté son poing à son cœur et lui avait donné un rapide et léger coup, comme pour le faire repartir, ou pour expliquer à Eric et Holly où se trouvait l’organe et comment il fonctionnait.
Holly avait alors décidé que quelque chose avait été perdu dans la traduction. Elle voulait poser davantage de questions. Quand Eric commença à demander des éclaircissements, Holly avait volontairement brouillé les pistes en posant à Anya une question qu’elle ne pouvait sans doute pas comprendre et à laquelle elle ne pouvait donc pas répondre : « Pensez-vous qu’il y ait pu y avoir une maladie génétique mitochondriale dans la famille ? »
À ce stade, le regard dur de l’autre infirmière avait capté les yeux bleus d’Anya – mais peu importait. Holly n’avait pas posé cette question pour obtenir une réponse. Peu de temps après, ils firent leurs adieux, qui ne furent pas aussi dramatiques que Holly l’avait imaginé.
Ces infirmières, qui avaient pris soin de Tatiana pendant les vingt-deux premiers mois de son existence, lui dirent adieu en quelques secs hochements de tête et tapotements sur le crâne – puis Eric et Holly étaient partis avec Bébé Tatty marchant, entre eux deux, avec courage et détermination dans le soleil blafard de Sibérie, comme vers sa ruine.
Et, en sortant de l’orphelinat dans le printemps sibérien (quel contraste comparé au paysage hivernal qu’ils avaient quitté trois mois plus tôt), Holly fit claquer un élastique dans sa tête.
Elle ne permettrait pas qu’Anya soit la mauvaise fée marraine se frayant un passage par la porte arrière, le jour du baptême. Personne n’avait la moindre idée des maux qui avaient tourmenté la famille et les ancêtres de Bébé Tatty et personne ne le saurait jamais. Comme pour les ancêtres de Holly, il était fort probable que la liste des horreurs soit longue, mais Bébé Tatty sentait dorénavant la verveine, et ses joues étaient rose rouge et chacun de ses petits doigts était parfait – et ses cheveux étaient si longs ! Comment une enfant de vingt-deux mois pouvait-elle avoir des cheveux aussi longs ? Et bien que ses yeux aient l’air moins grands que ce qu’il leur avait semblé à Noël, ils étaient noirs et écarquillés, et Holly allait dès lors consacrer sa vie tout entière à emplir ces yeux de visions merveilleuses !
Eric, quant à lui, voulait encore s’inquiéter.
« Bon Dieu, dit-il, une heure plus tard, alors qu’ils étaient assis sur un banc au milieu du hall de gare presque désert. Que voulait dire Anya d’après toi ? »
Les seuls autres passagers qui attendaient avec eux étaient une vieille femme qui paraissait incapable de s’asseoir, allant et venant d’un coin à l’autre de la gare comme si elle en cherchait en vain la sortie, et un jeune homme en ample chemise blanche qui, debout devant la fenêtre, contemplait les rails en se rongeant religieusement les ongles. « Voulait-elle dire que la mère était morte d’une quelconque malformation du cœur ? demanda Eric. Et que Tatiana avait une sœur ? Que la sœur est morte elle aussi… ? »
À ce moment, Eric imita Anya se tapant la poitrine du poing, juste au-dessus du cœur.
Holly éclata de rire devant l’expression grave et la pantomime de son mari. « Eh bien, dit-elle, peut-être ont-elles été poignardées, à plusieurs reprises, en plein cœur ? » Dans un élan morbide, Holly transforma le geste de tapoter à l’endroit du cœur en celui de le poignarder. Elle voulait montrer à Eric combien il était absurde d’essayer de deviner ce qu’Anya avait voulu dire ! Ils ne sauraient jamais. Bien sûr, ça n’était pas vraiment drôle, mais Eric éclata de rire devant l’absurdité de la chose – l’idée qu’Anya, aux manières douces, avait pu mimer un coup de poignard mortel en tapotant légèrement du poing sur son propre cœur.
Puis, frôlant déjà tous deux l’hystérie – épuisement, joie, soulagement –, ils rirent bien plus longtemps que ne le méritait la plaisanterie. Ils étaient tellement emplis de cette terreur euphorique qu’ils n’avaient jamais connue ni même imaginée ! Leur fille, leur superbe fille aux cheveux bruns dans ses petites chaussures aux semelles rigides, hochait par intermittence la tête dans son sommeil léger, assise entre eux deux, sur le banc, dans la gare, et ils ne purent réprimer leurs rires.
Incroyable, leur semblait-il, que les infirmières les aient tout simplement laissés quitter l’orphelinat Pokrovka n° 2 avec cette princesse fée ! Juste un adieu tranquille, la porte s’était ouverte, et ils avaient dorénavant cette petite fille rien que pour eux. Pour toujours ! (Bien sûr, cela leur avait coûté des milliers de dollars, des montagnes de paperasses et presque deux années de leur vie, ils ne l’oubliaient pas, mais ils y étaient ! Il était là, ce fameux jour ! Qui paraissait soudain, miraculeux et totalement immérité !)
Quand ils réussirent enfin à cesser de rire (le plus silencieusement possible afin de ne pas réveiller leur fille aux rêves agités), Holly avait déclaré : « Eh bien, nous ne saurons jamais ce qu’elle a voulu dire. Sa mère avait peut-être une malformation cardiaque. Ce qui ne veut pas dire que Tatty souffre de la même chose. » Elle baissa alors les yeux sur Tatty, sur les petits coquillages bleu-rose de ses ongles, ses longs cheveux bruns. « De toute évidence, Tatiana n’en souffre pas. Et peut-être que Tatty a eu une sœur qui est morte. Bon, moi aussi. Deux, même. »
Et, après ça, ils ne mentionnèrent plus jamais la généalogie de Tatiana ni son ADN mitochondrial, non plus que sa mère ou sa sœur. Ils ne se posèrent jamais la question de savoir si Tatiana pouvait avoir hérité son amour des chevaux de quelque ancêtre mongol ou bien si sa charmante voix, quand elle chantait, lui avait été transmise par une grand-mère tsigane. Ils ne s’interrogèrent plus jamais à voix haute sur le fait qu’il y ait eu une sœur, que cette sœur soit morte ou puisse être encore en vie quelque part. Aucun d’eux ne se demanda si quelque psychose maniaco-dépressive était enfouie dans ces gènes, comme elle l’était dans ceux de Holly, ou une maladie cardiaque, un cancer, ou n’importe quoi. Leur fille leur était venue sans héritage. Elle était si belle et parfaite qu’elle n’en avait pas besoin.
*
Mais là, en observant le visage de sa fille – ses yeux énormes, sa bouche pleine de viande crue et un petit filet rose de sang animal lui dégoulinant sur le menton –, Holly eut terriblement peur.
C’était pourtant elle qui brandissait l’immense couteau au-dessus de sa tête, mais elle avait peur. Peur de sa fille.
Personne ne naît sans héritage.
Comment avait-elle pu croire, pendant toutes ces années, qu’il en était autrement ?
Holly aurait dû savoir mieux que quiconque que les gènes sont le destin. Que le passé réside en soi. Qu’à moins de le trancher ou de se le faire amputer par opération chirurgicale, il vous suit jusqu’au jour de votre mort.
C’était pour cela qu’elle avait pleuré, n’est-ce pas, sans espoir de consolation, un soir, des années plus tôt, quand Eric avait dit, près d’elle au lit, après être passé devant la porte de la salle de bains où Tatiana brossait ses cheveux bruns brillants devant le miroir : « Mon Dieu, sa mère devait être une vraie beauté. »
Holly s’était redressée d’un coup et s’était mise à pleurer avant même de se rendre compte qu’il l’avait blessée.
« Oh, ma chérie, ma chérie, avait dit Eric. Quelle stupidité de te dire ça. »
Il avait pensé qu’elle était jalouse ! Qu’elle avait entendu l’insinuation qu’elle n’était pas la mère de Tatiana. Mais ce n’était pas ça. Il l’avait serrée si fort qu’elle avait craint de se briser, mais elle l’avait laissé faire pendant qu’elle pleurait dans ses bras parce que la mère de Tatiana, une femme qu’elle connaissait, dans son cœur, était morte.
À présent, dans les yeux gigantesques de sa fille, Holly ne se voyait pas seulement elle, mais le sapin de Noël derrière elle, et la baie vitrée emplie de la tempête au-delà, jusqu’au reflet de sa fille dans cette fenêtre – et la fille de ce reflet lui paraissait étrangère. Elle n’était pas la même enfant que celle qu’ils avaient cueillie, ce premier Noël, dans son berceau à l’orphelinat Pokrovka n° 2.
« Tatiana. »
La première fois, Holly prononça calmement le prénom de sa fille, mais quand Tatiana bondit sur elle, elle le cria :
« Tatiana ! »
Tatty saisit le couteau dans la main de Holly, crachant la viande à moitié mâchée au visage de sa mère, mais celle-ci réussit à s’écarter brusquement et à lancer le couteau par-dessus l’épaule de sa fille. Il tomba en cliquetant dans l’évier, derrière Tatiana, et Holly attrapa le poignet délicat de sa fille pour ne plus le lâcher. Alors tout sembla s’arrêter.
Immobiles dans la cuisine, elles respiraient fort, sans prononcer un mot. On n’entendait que leurs souffles courts – à l’exception peut-être, au-delà, du silence très léger et sableux de la neige qui tombait sur celle déjà au sol. Et, pensa Holly, était-il possible qu’elle entende le cœur de Tatiana battre dans sa poitrine ? Ou bien était-ce le sien ?
Elles restèrent ainsi pendant une longue minute – si immobiles qu’on aurait dit qu’un sort leur avait été jeté. Tatiana ne luttait pas pour libérer son poignet de la prise de sa mère. Elle avait peut-être compris que sa mère, la plus grande et la plus forte des deux, n’allait pas lâcher. Au lieu de cela, elle se raidit d’un coup puis s’affaissa en paraissant admettre sa défaite.
« Qu’est-ce qui se passe, Tatiana ? demanda enfin Holly, d’une voix qui lui parut si calme qu’elle eut du mal à la reconnaître. Tatiana, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Tatiana ne dit rien.
Elle ferma les yeux et Holly vit comme les paupières de sa fille étaient naturellement d’un superbe bleu. Avant Tatiana, Holly n’avait jamais rien vu de pareil. Autrefois, elle se tenait au-dessus du berceau de Bébé Tatty pour admirer les yeux clos de sa fille et s’en émerveiller :
Elle avait adopté une poupée de porcelaine ! Ou elle avait découvert en quelque sorte, comme sous un chou ou dans un nid près d’une cheminée, une enfant d’une telle splendeur dans les moindres détails qu’il était impossible qu’elle fût de ce monde. Elle ne pouvait être que spéciale. Elle devait posséder des pouvoirs surnaturels, ou être immortelle ! Une telle enfant ne pouvait que vivre éternellement !
Bien sûr, ce n’était pas le cas. Elle n’était pas la perfection incarnée. Personne ne l’était. Mais c’était très bien :
« La perfection est terrible, avait écrit Sylvia Plath dans un poème. Elle ne peut avoir d’enfants. »
Et, plutôt que d’être une déception pour Holly, le fait que Tatiana ne soit pas parfaite s’était révélé si doucement alors qu’elle grandissait, que cela l’avait rendue encore plus magique aux yeux de sa mère. Par exemple, elle n’avait pas été le premier enfant de la maternelle à apprendre à lire mais, quand elle le fit, Tatty avait été si follement exaltée et si fière d’elle qu’elle lisait tout. Ceinturée dans son siège-auto, pendant que Holly la conduisait à l’école, elle criait tous les mots qu’elle voyait et qu’elle était capable de lire :
Stop ! Pour ! Peut ! Voir ! Vente ! Un ! Achetez ! Achetez !
Holly essayait de la féliciter à chaque mot lu, mais s’il lui arrivait d’être distraite et d’oublier de le faire, Tatty tendait sa petite main (la petite patte douce d’une enfant de cinq ans !) et touchait l’épaule de Holly : « Maman ? Tu as entendu ? »
Ces mains !
Elles étaient collantes, gentiment collantes, qu’elles soient propres ou pas. Les matins de week-end, Tatty grimpait dans le lit d’Eric et Holly et tapotait leurs visages jusqu’à ce qu’ils se réveillent. Tatty descendait toute seule de son propre lit, avec ses paupières et ses lèvres bleu rubis, ses cheveux tout emmêlés. Il faudrait une demi-heure à Holly pour les brosser.
Les cheveux de Tatiana faisaient des nœuds. Elle déchirait les pages des livres. Elle refusait de manger certains soirs, puis se réveillait au milieu de la nuit, affamée et en pleurs. Ses professeurs disaient qu’il lui arrivait de s’endormir sur le terrain de jeux pendant la récréation, le dos voûté sur la balançoire, au lieu de jouer avec ses amis. Elle n’avait jamais maîtrisé les fractions et, jusqu’à onze ans, elle n’avait pas su nouer les lacets de ses chaussures. Elle était à bout de souffle quand elle remontait l’escalier du sous-sol en courant. Elle attrapait parfois des rhumes qui duraient des semaines. Elle n’était pas parfaite. Elle n’était pas immortelle. Et, pensa Holly, cela la rendait encore plus parfaite.
Au cours de danse classique, Tatiana n’était pas la danseuse la plus talentueuse, mais c’était celle qui semblait la plus heureuse de danser. Elle regardait autour d’elle les autres petites ballerines, leur adressant des sourires encourageants. Et, après sa première leçon de natation, elle s’était hissée hors du bassin couvert de la piscine municipale en criant ce que son professeur lui avait dit, pour que toutes les mères présentes dans la chambre d’écho pleine de vapeur puissent entendre : « Maman, je nage comme un POISSON ! »
« Votre fille me ravit tous les jours », disait la secrétaire de l’école élémentaire JFK à Holly. Mlle Beck était une énorme femme obèse aux cheveux aussi longs et bruns que ceux de Tatty :
« Il n’existe pas ici d’enfant plus gentille. Il n’y en a jamais eu. Il n’y en aura jamais. »
Tout le monde avait aimé Tatty. Tout le monde avait dit combien elle était belle, attentionnée, spéciale.
« Tatiana », dit Holly. Elle relâcha sa prise sans libérer le poignet de sa fille. Elle poursuivit : « Tatiana, chérie. Je t’en prie. Tu peux tout me dire. Je te le répète depuis toujours. S’il te plaît. Dis-moi ce qui ne va pas. Je t’en prie. »
Tatty ouvrit les yeux, ne broncha pas, laissa Holly plonger son regard dans le sien, mais elle ne paraissait pas la regarder en retour. Ses yeux semblaient vides, comme s’ils étaient tournés vers l’intérieur – mais ils paraissaient également suspicieux, comme si Tatty essayait en quelque sorte de regarder au-delà de l’esprit de Holly, à travers l’arrière du crâne de sa mère, en direction de quelque chose qui se tapissait là. À présent que Tatiana avait recraché la viande, elle serrait les mâchoires, et ses lèvres, d’un bleu céruléen maintenant, restaient scellées. Quand Holly caressa ses cheveux bruns, sa fille se raidit à son contact.
« Mon Dieu », dit Holly – et, à cet instant, toute cette journée atroce approcha une sorte de point culminant, son angoisse parut véritablement augmenter. Quelque chose de terrible était en train de se produire, quelque chose clochait vraiment chez Tatty, un secret que sa fille lui aurait caché. Impossible dorénavant de revenir aux portes qui claquent et au déni. C’était là, maintenant, dans cette pièce avec elles, et c’était terrifiant, oui, mais il n’était plus question de terreur. La terreur, c’était la lente approche du chat blessé, traînant ses pattes arrière en traversant la cour. La terreur, c’était le silence, après avoir entendu sa mère gémir derrière une porte close. Il y avait de la terreur dans ce silence car il restait encore une chance de refuser les faits. Bien sûr, cela avait été terrifiant quand sa sœur était sortie de la chambre de sa mère en disant : « Holly chérie. Viens embrasser maman pour lui dire au revoir. Elle ne souffre plus » – mais c’était loin d’être aussi terrible que la terreur :
Les yeux de maman étaient clos de soulagement.
Maintenant, Holly était prête. Elle pouvait affronter n’importe quoi. La terreur était passée avec le déni. « Parle, Tatty. Dis-moi. Je t’aime. Je t’ai aimée dès l’instant où je t’ai vue, dès la première fois. J’aimerai toujours mon Bébé Tatty. »
Holly ne fut pas surprise de constater que ces mots ne changeaient rien à l’expression de Tatiana. Elle ne s’était pas vraiment attendue à ce que cela change quoi que ce soit. En cet instant, Tatiana était au-delà de la portée de tels sentiments. Holly lâcha sa fille et Tatiana s’écarta. Son regard passa du visage de sa mère au blizzard derrière elle. Ensuite, elle baissa les yeux sur ses mains, graisseuses et maculées de sang de viande, elle les essuya sur le devant de sa robe noire puis regarda à nouveau Holly, lui adressa un sourire suffisant et déclara, sans aucune émotion : « Ça n’était pas Bébé Tatty.
— Qu’entends-tu par là ? » Holly s’efforçait de contrôler sa voix. Elle parlait trop fort, non ? Son cœur s’emballa encore, de manière audible. Elle pensa que n’importe qui dans la maison – peut-être même en dehors de la maison – aurait pu entendre ce cœur battre.
« Tu ne vois vraiment rien, dit Tatiana.
— De quoi parles-tu, Tatty ?
— Tu étais tellement amoureuse de moi, avec mes grands yeux noirs que, quand tu es revenue, tu n’as même pas demandé où j’étais.
— Quoi ? demanda Holly.
— Tu es revenue me chercher et tu n’as jamais demandé où j’étais.
— Non, dit Holly. Tatty…
— Je ne suis pas Tatty. »
Holly suffoqua, une main sur la bouche. Elle dit : « Non. » Elle était prête à nier sans même savoir ce qu’elle niait, ni même pourquoi elle essayait de serrer si fort le poignet de sa fille. Tatiana se libéra et courut vers sa chambre, et Holly lui emboîta le pas, mais elle ne fut pas assez rapide, et la porte se referma entre elles, il y eut le bruit du crochet dans l’anneau et, entendant cela, Holly se mit à pleurer, battit retraite dans le couloir et s’adossa au mur.
« Non », répéta-t-elle, niant toujours, et elle prit son visage inondé dans ses mains, essayant d’assourdir le bruit de ses sanglots, honteuse que sa fille pût l’entendre, comme si pleurer, c’était admettre quelque chose, en reconnaître la vérité.
*
Après ce long hiver, de retour aux États-Unis, pendant que leur Bébé Tatty les attendait en Sibérie, le printemps était arrivé dans une explosion pastel. Il était presque impossible pour Holly de regarder les rosiers en bouton et les lilas en fleur par la porte de derrière tant leurs couleurs étaient aveuglantes, et enfin le jour vint où ils purent retourner à l’orphelinat Pokrovka n° 2.
Holly et Eric avaient passé les portes orange, adressé un rapide prevyet aux infirmières et foncé droit vers le berceau.
Tatiana ! Bébé Tatty ! Leur fille !
Ses cheveux étaient plus longs et ses yeux n’étaient plus aussi grands dans son visage, mais ses joues étaient rouges et elle avait l’air aussi en forme et belle que trois mois plus tôt, même si elle était trop mince…
Mais tous les nourrissons à l’orphelinat Pokrovka n° 2 étaient trop minces ! Aucun d’eux n’arborait les joues rebondies des nourrissons américains. Aucun d’eux ne possédait de petits bras et jambes gras. Il y avait trop peu à manger à l’orphelinat, et trop peu de personnel pour nourrir tant d’enfants. Sur le conseil du couple de Canadiens, Holly et Eric avaient donné aux infirmières une extraordinaire somme d’argent en les quittant, après leur première visite à Noël. Selon la norme russe, il s’agissait de milliers de dollars ! Ils étaient certains de leur avoir fait comprendre que, si elles s’occupaient bien de Tatiana pendant qu’ils seraient aux États-Unis, il y aurait encore plus d’argent quand ils reviendraient la chercher. Anya, surtout – avant de repartir aux États-Unis, ils lui avaient donné ce que la pauvre femme devait probablement gagner en une année à l’orphelinat !
Et, bien que la richesse d’Eric et Holly surpassât les rêves les plus fous de ces jeunes femmes sibériennes, ils n’étaient pas riches. Cet argent avait été un sacrifice. Ils avaient payé ces femmes afin que la Tatiana qu’ils avaient laissée à Noël soit la Tatiana qu’ils retrouveraient au printemps : heureuse, en bonne santé. Bien nourrie.
Ils allaient laisser leur petite Tatiana, dans son berceau, dans cet horrible orphelinat gris, le temps d’un hiver glacial, retourner à leur maison confortable et, quand ils reviendraient, elle serait là, aussi lumineuse que lorsqu’ils l’avaient quittée, le même bébé qu’ils avaient laissé, avec seulement quelques changements subtils.
Un peu plus fine. Un peu plus pâle, plus bleue, avec des cheveux plus longs, des yeux plus petits.
Mais ils avaient donné tellement d’argent, et ils l’aimaient tellement. Impossible d’imaginer qu’elle avait pu souffrir en leur absence, de voir dans ces frêles membres la preuve que…
Quoi ?
*
Ils l’avaient tellement aimée, dès le premier instant où ils l’avaient vue dans son berceau, le jour de Noël. Ils l’auraient ramenée chez eux sur-le-champ, n’eût été la bureaucratie russe, la règle inflexible qui les avait obligés à la laisser pour revenir trois mois plus tard. Ils n’avaient pas eu le choix.
Mais comment expliquer cela à un bébé que vous reposiez dans son berceau, dans un tel endroit, et que vous laissiez là ? Comment expliquer cela même plus tard, aujourd’hui qu’elle était adolescente ? Comment dire à sa fille : Nous t’avons laissée là-bas, sans nous, en sachant combien il y faisait froid, qu’on pouvait te négliger, qu’il pouvait t’arriver n’importe quoi – mais nous t’aimions, nous t’aimions tant, nous avons donné tellement d’argent pour qu’elles prennent soin de toi, afin qu’à notre retour tu sois la même enfant que nous avions laissée derrière nous ! Nous n’avions que notre argent à offrir et nous avons tout donné !
Vous ne pourriez jamais expliquer une chose pareille à un enfant. Mais, de toute façon, cela n’aurait dû avoir aucune importance ! Tatiana n’avait sans doute aucun souvenir de cette époque, de ces mois suivant l’instant où ils étaient tombés amoureux d’elle, avant de la laisser, n’est-ce pas ?
Holly s’obligea à ne plus pleurer. Elle s’approcha de la porte de sa fille : « Je t’en prie. Tatty. »
Mais, désormais, elle était paniquée, n’avait plus le contrôle de rien, et quand elle se jeta sur la porte, elle sentit sa propre odeur d’adrénaline émanant de son corps, sous ses aisselles et sur sa nuque – l’odeur des pull-overs d’enfants humides dans une petite pièce austère.
Tatty ne tenterait certainement rien contre elle-même, n’est-ce pas ?
Holly poussa fort contre la porte, rencontrant la résistance du crochet et de l’anneau, puis recula d’un pas, comprenant qu’il suffirait d’un peu de pression pour en venir à bout :
Ce n’était pas un système de sécurité. Juste une barrière psychologique. Holly avait simplement voulu que Tatiana ait le sentiment d’avoir un endroit où elle pourrait préserver son intimité en cas de besoin – de la même manière que Holly en avait eu besoin quand elle avait voulu écrire. Quand elle avait eu besoin d’être seule. Quand – aussi stupide que cela puisse lui paraître à présent – elle s’était attendue à mettre au monde, dans son esprit privé, derrière une porte close, dans une petite pièce, un poème.
Oh, elle avait peut-être imaginé que Tatiana écrirait ces poèmes ! Elle avait peut-être cru que sa fille écrirait ses propres poèmes à sa place !
Mais Tatiana n’avait aucun besoin de poèmes ! Et elle n’avait jamais désiré que la porte soit fermée à clé entre elles ! C’était bien ça, le problème depuis le début, non ? C’était Holly qui désirait être seule : elle n’aurait jamais dû avoir un enfant ! C’était pour cette raison qu’elle avait été faite stérile – et elle l’avait toujours su, bien qu’elle ne se soit jamais autorisée à le penser ! Une fois, elle avait giflé Eric, fort : Holly avait éclaté en sanglots un lundi soir que Tatiana, alors âgée de quatre ans, demandait à manger des macaroni au fromage à la place du blanc de poulet qu’on lui avait servi (et cela, après une journée de travail et le cours de danse toute la soirée) et Eric avait dit à Holly : « Tu n’as peut-être jamais eu envie d’être mère, Holly. À quoi croyais-tu que cela ressemblerait ? »
Oui, elle l’avait giflé. Mais il avait su !
Pire encore, elle avait su. Il avait raison !
Non.
Non. Elle l’avait vraiment désirée ! Toutes les mères connaissaient l’insatisfaction. Toutes les mères éprouvaient ces regrets. Holly aimait sa fille. Sa fille était l’unique chose en ce monde que Holly était née pour aimer. Sans Tatiana, il n’y avait rien, il n’y avait jamais, jamais rien eu sans Tatiana. Si…
*
Holly poussa à nouveau doucement contre la porte qui les séparait, sans forcer l’entrée, mais en sentant combien il serait facile de faire céder le verrou qu’elle avait installé si elle poussait davantage.
Elle dit à la porte, fort, la voix tremblante : « Tatty, je suis tellement égoïste. Je suis une femme égoïste. Mais, mon Dieu, comme je t’aime. J’aime tout chez toi. Plus que je n’aurais imaginé être capable d’aimer quoi que ce soit, je t’aime. S’il te plaît, je t’en prie, reste dans ce monde avec moi. »
Il n’y avait plus aucune raison de préserver sa fierté. Chaque minute de l’enfance de Tatiana l’avait conduite à cette minute, et la seule chose qui importait dans la vie de Holly à présent, la seule qui puisse importer, c’était de prouver à cette superbe créature combien elle avait été aimée depuis le tout début…
Cette enfant dont Holly se sentait si privilégiée d’être la mère – elle avait triché, trompé le destin, pour cette enfant qu’elle était honorée d’appeler sa fille !
Une nouvelle fois, à la porte, encore plus fort, Holly dit : « Je n’ai jamais désiré quoi que ce soit autant que je t’ai désirée. »
Vraiment ?
Tu es sûre ?
Rappelle-toi, tu voulais être poétesse, Holly. Ce matin encore, après avoir dormi si tard, tu désirais simplement être toute seule, tu espérais…
« Non ! Je n’ai pas été la mère que j’aurais pu être, c’est vrai, mais je t’en prie, Tatty, laisse-moi essayer encore une fois. Laisse-moi persévérer. Maintenant je sais. Maintenant que je sais, je… »
Holly poussa un petit peu plus la porte cette fois, juste assez pour glisser un œil par l’entrebâillement :
Dans la chambre, elle vit Tatiana couchée dans le lit, tournant à nouveau le dos à la porte. Bras pâle, cheveux bruns sur l’oreiller. Maintenant elle avait le dos dénudé et le couvre-lit avait glissé. La robe rouge de Gin gisait sur le sol de la chambre, et la robe noire pendait sur le dossier de la chaise du bureau. Tatiana ne pouvait pas s’être déjà rendormie, n’est-ce pas, pas avec tout le bruit que Holly faisait dans le couloir.
Pourtant, sa fille ne broncha pas quand Holly supplia : « Je t’en prie, Tatiana », puis cria : « Tatty ! Je t’en prie ! Ouvre cette porte, s’il te plaît ! »
Pour une raison qu’elle ignorait, elle ne pouvait s’y résoudre encore – briser le verrou, le verrou symbolique – et s’introduire dans la chambre de sa fille. Elle ne savait pas pourquoi ! Elle avait elle-même installé le crochet afin que Tatiana pût échapper à sa mère – c’était pour cela, non ? –, alors comment pouvait-elle briser cette promesse en forçant le verrou ?
Et pourquoi le ferait-elle ? À quoi cela servirait-il ? Il n’y avait rien dans la chambre de Tatiana avec quoi elle pût se faire du mal, non ? Pas de couteau, certainement pas d’armes, pas même des ciseaux d’après ce que Holly en savait. Il n’y avait aucun médicament, pas de produit pour déboucher les canalisations, pas de lourde corde, aucune de ces choses qu’une ado pourrait utiliser pour appeler à l’aide ou pour se suicider, ou les deux.
Alors Holly battit en retraite, honteuse d’avoir crié. Elle s’assit par terre dans le couloir. Elle porta les jointures de sa main droite à sa bouche. Elles étaient douloureuses. D’avoir frappé contre la porte. Irritées. Elles ne saignaient pas, pourtant. Elles avaient un goût d’os sec, ou de pierre, entre ses lèvres, et Holly se rappela que, quelques mois après ses opérations, après avoir perdu ses ovaires et ses seins, elle s’était sentie certaine de vivre éternellement, mais aussi complètement vide – le sentiment qu’elle n’était dorénavant plus qu’une coquille. Qu’elle n’était plus une femme avec un avenir, mais un mannequin, une statue, un robot. Lors d’une de ses premières sorties, après qu’on lui eut enlevé bandages et tubes, elle était allée se promener sur la plage et était tombée sur deux cailloux blancs, l’un à côté de l’autre, ballottés par une vague, et elle s’était penchée pour les ramasser et les avait mis dans sa bouche.
Elle avait ensuite continué sa promenade tout en gardant ces doux cailloux entre son palais et sa langue. Ils la rassuraient. Ils avaient le goût de rouille, comme l’eau du lac, mais aussi comme le sang. Et elle aimait la manière dont leur froide atonie paraissait se réchauffer et s’adoucir tandis qu’elle les suçotait. Au bout d’un moment, Holly avait coincé les cailloux l’un à côté de l’autre sous sa langue.
C’étaient ses ovaires, elle eut cette pensée qui tenait à la fois de la folie et d’une forme de certitude. C’étaient ses ovaires qui lui étaient revenus ! Ses ovaires avaient échoué ici depuis l’endroit, quel qu’il soit, où le chirurgien les avait jetés après les lui avoir arrachés. Et maintenant ils étaient de retour à l’intérieur de sa chair douce. Elle s’imagina les sentir palpiter. Elle s’imagina les sentir respirer, presque, comme s’ils possédaient des branchies. Elle imagina qu’ils se rattachaient de nouveau à elle. Finalement, pensa-t-elle, elle pourrait les avaler et ils reprendraient vie en elle. Des vaisseaux sanguins leur pousseraient, ils s’ancreraient en elle, libres de toute maladie.
Elle était encore affaiblie par ses opérations, Holly le savait, ce jour-là. C’était certainement la raison de telles pensées. Il y avait eu des complications, d’autres interventions avaient été nécessaires, et c’était la véritable première promenade dans le monde que Holly était capable de faire seule depuis des mois. Elle ne se sentait pas dans son état normal. Après avoir recraché les cailloux, elle eut un haut-le-cœur puis vomit sur le sable.
*
Holly sortit les jointures de ses doigts de sa bouche et dit, levant les yeux depuis l’endroit où elle était assise dans le couloir vers la porte de la chambre de sa fille : « Est-ce que tu dors, Tatty ? » Elle le demanda doucement, pas vraiment avec l’intention que sa fille l’entende. Si Tatty dormait vraiment, elle en avait le droit. Tatty était fatiguée. Tatty avait faim. Eric serait bientôt à la maison. Il parlerait à Tatty. Il leur parlerait à toutes les deux.
Mais Tatty entendit :
Quelques secondes silencieuses passèrent avant que, dans la chambre, ne s’élève un hurlement de colère – exprimant à la fois le chagrin et la frustration –, et comme le bruit d’un poing cognant contre la tête du lit, puis Tatty se mit à crier : « Va-t’en ! Putain, mais laisse-moi tranquille ! C’est ce que tu fais de mieux ! »
Holly se leva rapidement et, pour garder l’équilibre, s’appuya d’une main contre le mur, la paume posée à plat entre deux photos encadrées. Elle inspira. Elle regarda une photo. Tatiana y avait les bras passés autour du cou d’Eric. Ils souriaient. Derrière eux, une berge verte. Ils se tenaient sur le pont d’un pédalo flottant sur le Mississippi. C’était lors de vacances d’été, une grande virée en voiture alors que Tatty avait onze ans. Holly avait voulu lui montrer l’Amérique ! Elle avait voulu montrer l’Amérique à sa fille russe – comme si, en quelque sorte, Tatty avait davantage besoin de voir ce pays que n’importe quel enfant du Midwest !
Mais Tatiana n’était pas comme les autres gamins du Midwest, pour qui le fait d’être américain était tout à fait ordinaire. Au contraire des autres, Tatiana aurait pu très facilement se trouver encore en Sibérie – ou dans un endroit proche de la Sibérie, pas même en Sibérie ! Les infirmières avaient dit qu’elles ne pouvaient être certaines que sa famille biologique ne soit pas du Kazakhstan ou même de la Mongolie extérieure. Sa famille pouvait être celle de gens du Nord. De travailleurs itinérants. Il existait encore des tribus nomades de cette région qui migraient vers le sud au début de l’été – la période de l’année où Tatiana devait être née – pour trouver du travail ou bien avec des troupeaux. La femme, ou la fille, qui avait donné naissance à Tatiana aurait pu venir du Nord, accoucher en Sibérie puis repartir en abandonnant Tatiana.
Mais elle aurait pu tout aussi aisément emmener Tatty avec elle ! Ou bien rester en Sibérie pour élever son bébé ! Et, dans ce cas, n’importe quel immeuble en béton ou n’importe quelle ferme en bois isolée ou yourte où vivrait sa mère serait aujourd’hui le foyer de Tatiana.
Eric disait toujours : « Nous l’emmènerons un jour là-bas. Nous visiterons toute la région. On pourrait peut-être prendre le Transsibérien et…
— Peut-être », répondait Holly en feignant d’y croire. Mais elle ne ferait jamais une chose pareille ! Tatiana ne devait jamais revoir cet endroit ! Holly n’avait jamais oublié que les infirmières leur avaient vivement conseillé d’appeler le bébé Sally, ou Bonnie (« Comme Bonnie and Clyde, c’est ça ? »), sous peine qu’elle revienne. Holly l’avait su depuis le début, que ces femmes avaient raison, non ?
« Peut-être, disait Holly. Mais, en attendant, Tatiana a besoin de voir les États-Unis. Ce pays est davantage le sien que le nôtre. »
Eric n’avait pas demandé à Holly ce qu’elle entendait par là, et Holly aurait été incapable de s’expliquer s’il l’avait fait.
Le regard de Holly passa de la photo sur le pédalo à celle, accrochée au mur, de l’autre côté de sa main.
Sur celle-ci, Tatiana portait une chapka en caribou que Holly lui avait commandée sur Internet, importée de la République de Bouriatie. Sur ce cliché, Tatty, au sourire pensif, avait l’air d’une fille américaine typique, mais quelque chose d’indiciblement exotique émanait de sa personne – une certaine qualité de son visage élégant souligné par le chapeau en fourrure et l’évocation d’un vaste et lointain continent neigeux, et de parents perdus depuis longtemps qui se demandaient ou non, en cet instant, ce qui était arrivé à cette petite fille qu’ils avaient abandonnée.
Et ils n’auraient jamais pu deviner, n’est-ce pas, ces parents perdus depuis longtemps, ce qui était arrivé à cette petite fille-là.
Comment leur aurait-il été possible d’imaginer une chambre comme celle de Tatiana ? Les étagères chargées de livres de Harry Potter et de romans de La Petite Maison dans la prairie. L’iMac et l’iPod et l’iPad. Le casier d’animaux en peluche et la penderie pleine de vêtements propres et le placard rempli par la collection de matriochkas de Tatty, et toutes ces boîtes en laque peintes de scènes de contes de fées russes ?
Non. Seule l’enfant, peut-être, aurait été identifiable. Les cheveux de Raiponce Noir de Jais. Les gigantesques yeux noirs :
« C’est notre enfant ! auraient-ils pu crier en la voyant. Sally ! Notre Sally ! »
*
« Je t’en prie, ma chérie », implorait Holly en ôtant sa main de l’endroit où elle était appuyée, entre les deux photos accrochées au mur.
Tatty était redevenue calme dans sa chambre :
Chut, chut, petit poisson. Chut, chut, petit poisson. Nous sommes sur terre pour faire un vœu. Nous fermons les yeux et ensuite nous faisons un vœu de tout notre cœur…
Holly s’éloigna de la porte sur la pointe des pieds puis retourna dans la cuisine.
Là, le rôti dans son plat attendait toujours, posé sur le dessus de la cuisinière où Tatiana l’avait laissé. Le couteau à découper était toujours dans l’évier. Malgré ses mains tremblantes, Holly réussit à prendre le papier aluminium et à en couvrir la viande d’un morceau argenté. Sous le papier brillant, le rôti faisait penser à une chaîne montagneuse modélisée ou – pis encore – à une tête décapitée. La longue tête d’un animal, celle d’un cheval ou d’une chèvre. Ce monticule de viande était si gros qu’il serait difficile de lui trouver une place dans le réfrigérateur, dans son plat de cuisson cette fois au lieu de son vilain sac en plastique. Peut-être, pensa Holly, devrait-elle l’emporter dans le garage où il faisait certainement assez froid pour éviter que la viande ne s’avarie. Bien qu’elle n’aimât pas la solution du garage – les bidons d’essence, les gaz d’échappement de la voiture et les poubelles.
Elle pourrait peut-être le laisser dans l’arrière-cour, emballé dans le papier aluminium ?
Elle regarda vers la baie vitrée et, au-delà, la neige. Ça paraissait hygiénique. Cela ressemblait à un endroit où laisser son festin de Noël sans risque qu’il s’empoisonne. Bien qu’il y ait des dangers, évidemment. Même dans une ville aussi éloignée de la nature que celle-ci, il existait malgré tout une vie sauvage. Quelle que fût la créature qui avait déterré le chat de sa tombe, elle pouvait tout aussi bien s’attaquer au rosbif. Mais Holly ne laisserait évidemment pas le rôti dehors toute une nuit. Elle…
« Fais-le, dit Tatiana. Sors cette chose morte de la maison.
— D’accord, répondit Holly. D’accord. »
Elle ne prit pas la peine de se détourner de la fenêtre pour voir d’où provenait la voix de Tatty. Elle devait certainement être encore au lit. C’était impossible qu’elle fût, comme il semblait, aussi près de l’oreille de Holly :
Cette voix – elle aurait pu venir de n’importe où. La voix de sa fille paraissait provenir de l’arrière de l’esprit de Holly, à l’intérieur d’elle-même. Un esprit empli de roses. Ou un esprit d’hiver. Holly ferait ce que la voix de sa fille lui intimait. Elle alla ouvrir la penderie dans l’entrée.
À l’intérieur, leurs bottes et chaussures étaient soigneusement alignées. C’était Tatty qui était chargée de ranger la penderie de l’entrée. C’était la première tâche qui lui avait été assignée et elle s’en était toujours acquittée avec sérieux. Elle avait, de toute évidence, procédé à un nettoyage spécial pour la compagnie attendue aujourd’hui. Elle avait ajouté des cintres pour les manteaux supplémentaires et avait descendu une des paires des bottes de travail de son père au sous-sol pour faire de la place aux chaussures des invités.
Le manteau rouge de Tatty était suspendu au centre de la penderie. À côté, la veste blanche de Holly, fourrée des minuscules plumes blanches qui avaient dû être des centaines d’oiseaux blancs. Ces plumes réussissaient parfois à s’échapper de la veste et Holly en retrouvait sur ses pull-overs et dans ses cheveux – de petites surprises magiques venues du ciel. Elle fit glisser sa veste du cintre, l’enfila. Elle ramassa ses bottines en nylon et les posa par terre où elle pourrait les enfiler quand elle reviendrait avec le rôti dans les mains. Afin de ne pas avoir à traverser la maison ainsi chaussée en allant chercher le plat. Holly n’aimait pas qu’on garde ses chaussures dans la maison. Elle avait toujours vu des traces sur les planchers de son enfance, provenant des bottes de son père et de son frère, et comme personne ne les avait jamais frottées, ses empreintes s’étaient accumulées jusqu’à donner l’impression qu’une armée avait tenu pendant des années ses quartiers dans leur maison.
En collants, Holly retourna dans la cuisine et prit le plat par les poignées.
De retour dans l’entrée, elle glissa le pied droit dans la bottine droite, puis leva le pied gauche pour faire de même avec la seconde bottine. Mais le plat de viande était lourd.
Beaucoup plus lourd, d’une certaine manière, que ce à quoi Holly s’était attendue – même si c’était elle qui avait soulevé la barquette de viande au supermarché pour la poser dans le Caddie, non ? Et c’était elle également qui l’avait portée de la voiture à la cuisine, puis qui l’avait sortie du réfrigérateur pour la mettre dans le plat, puis qui avait enfourné le plat.
Personne mieux que Holly ne savait combien cette viande était lourde. Pourtant, quand le rôti glissa dans le plat au moment où Holly levait le pied au-dessus de sa bottine, ce fut comme si elle avait été assez stupide pour croire que cet énorme morceau de chair solide ne pesait rien, n’avait aucune substance, pouvait défier les lois de la gravité et qu’elle parviendrait tant bien que mal à équilibrer ce poids et son corps en même temps.
Bien entendu, elle n’y parvint pas.
Holly perdit l’équilibre, puis le plat de cuisson lui glissa des mains, et tout s’envola – la viande dans le plat et le sol sur lequel elle s’effondra – et le rôti atterrit avec le son, solide et terrible, d’un bébé qu’on laisse tomber. Des bras d’une infirmière.
Combien de nuits s’était-elle réveillée, après cette première visite en Sibérie, au beau milieu de rêves où le bébé qu’Eric et elle réclamaient pour qu’il devienne le leur, leur Bébé Tatty, loin, en Sibérie, laissée dans cette pauvre et grise institution, tombait par terre ?
Parfois Holly ne rêvait même pas.
Elle était dans sa voiture, sur le chemin de son travail, rêvassant à l’avenir, au bébé, à leur retour avec le bébé, au jour où elle tiendrait enfin sa fille dans ses bras, et, dans ses rêves éveillés, elle portait le bébé jusqu’à son berceau (le tour de lit, la tétine et le mobile, tous ces canards qui souriaient, des centaines de canards qui souriaient bien qu’ils aient un bec et pas de bouche) et déposait son bébé dans le berceau, et lui apprenait le mot anglais pour maison, et Holly visualisait alors si clairement ces scènes dans son esprit, se sentant porter cette douce masse, qu’elle faisait véritablement une embardée quand elle voyait, avec précision, une infirmière, quelque part, loin d’ici, dans cet autre endroit, lâcher le bébé, le parfait Bébé Tatty…
*
« Parfait », lança Tatiana, quelque part dans le dos de sa mère.
Holly était à présent étendue sur le flanc et sur le tapis tressé, entre la porte d’entrée et la penderie. Elle leva les yeux. Elle aurait cru que Tatiana se réduirait à une silhouette au-dessus d’elle, éclairée comme elle l’était depuis l’arrière par la tempête de la baie vitrée – au lieu de cela, c’était comme si un spot était braqué sur Tatiana depuis l’endroit où Holly était étendue. Sa fille paraissait plus grande que nature, debout, le regard baissé, ses moindres détails d’une netteté que Holly ne leur avait jamais vue. Ses yeux étaient tristes. Elle secouait la tête. Elle portait de nouveau la robe en velours de Gin et les boucles d’oreilles de Thuy. « Maman, dit-elle. Que s’est-il passé ?
— J’ai tout lâché, Tatiana », répondit Holly. Elle était soulagée de l’admettre.
Tatiana hocha la tête.
Holly dit : « Je suis tellement désolée, ma chérie. Tu dois avoir terriblement faim.
— Je t’ai dit que je n’avais plus faim, maman », répondit Tatiana. Elle se pencha pour tendre la main à Holly, et Holly essaya de la saisir, mais elle restait tout bonnement hors d’atteinte. Tatiana continua de lui tendre la main et Holly s’évertua à la prendre, mais elle ne pouvait pas l’atteindre, elle ne pouvait pas l’attraper. L’expression de Tatiana passa alors de l’agitation à l’impatience, aussi Holly cessa d’essayer. Elle dit : « Je suis bien là, Tatty. »
Tatiana hocha la tête et se détourna pour se diriger vers l’arbre de Noël. Holly la voyait encore depuis l’endroit où elle était allongée, sur le tapis tressé, près de la penderie. Tatiana s’agenouilla devant le sapin.
« Tatty ? »
Mais Tatiana ne répondit pas et ne se retourna pas non plus.
Le dos de Holly lui faisait peut-être plus mal qu’il n’aurait dû après une chute aussi courte, mais elle réussit tant bien que mal à s’asseoir. Elle ne s’était sans doute pas blessée sérieusement dans une dégringolade aussi bénigne. Le sol était dur mais elle n’était pas tombée de très haut. Même un bébé tombant des bras d’une infirmière de cette hauteur ne serait pas gravement blessé, n’est-ce pas ?
Un enfant de cet âge ne s’en souviendrait même pas, non ? Regardez Thuy, qui avait fui le Vietnam, avec sa mère et sa grand-mère, à bord d’un bateau non ponté. Thuy, à quatre ans, avait passé trois jours coincée entre sa mère et le cadavre de sa grand-mère, qui était morte sur le bateau au beau milieu de l’océan – mais son premier souvenir datait du jour où elle avait serré la main de Mickey à Disneyland.
Après leur premier voyage en Sibérie, quand Eric et Holly étaient revenus aux États-Unis pour y passer ces trois longs mois avant de pouvoir retourner chercher leur fille, Holly s’était efforcée de ne jamais imaginer ce qui pouvait potentiellement arriver à son bébé resté en Sibérie – accidents, négligence, abus, maladie, nourriture avariée – au cours de ce long hiver loin d’eux.
Ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient, n’est-ce pas ? Ils avaient acheté les infirmières afin qu’elles prennent soin du bébé et qu’elles l’appellent Tatiana et pas Sally. Ils avaient promis davantage d’argent si le bébé se portait bien à leur retour.
Et elle se portait bien !
Même si elle était plus grande (étonnamment plus grande) et plus mince et plus petite en même temps, et même si ses yeux paraissaient avoir rétréci, même si ses cheveux avaient poussé et étaient plus brillants qu’il n’était possible d’imaginer pendant ces quelques mois, et même si elle était trop pâle (comme tous les enfants de l’orphelinat Pokrovka n° 2), elle avait l’air en bonne santé. On lui avait appris à faire ses besoins dans un pot. Ses joues étaient rouge écarlate, et bien que ce rouge se soit avéré être du fard appliqué par les infirmières, Tatiana n’avait pas l’air malade, même quand Holly avait découvert le maquillage sur une serviette en papier après avoir doucement débarbouillé, pour la première fois, le visage de sa fille dans les toilettes de l’avion.
Bien sûr, ce printemps-là, Tatiana n’avait pas eu l’air heureuse de voir Eric et Holly à leur arrivée à l’orphelinat – mais pourquoi l’aurait-elle été ? Comment aurait-elle pu se souvenir d’eux depuis leur visite à Noël ? Une visite qui avait été, de toute façon, si courte ? Elle ne leur avait pas résisté quand ils l’avaient enveloppée dans la couverture qu’ils avaient apportée, ou quand ils avaient troqué ses habits contre la petite robe en coton blanc que Gin avait confectionnée pour l’occasion. Quand ils quittèrent ensemble l’orphelinat pour toujours, Tatiana n’eut pas un regard en arrière vers les infirmières – pas même vers Anya qui avait été, à Noël, sa préférée. Certes, cela avait été un peu déconcertant, que l’infirmière qui avait pris soin d’elle pendant presque deux années semble être une étrangère pour elle. Mais Tatiana paraissait intacte. On avait apparemment bien pris soin d’elle, ce pour quoi ils avaient soudoyé le personnel de l’orphelinat, bien que cela ait ennuyé Holly que Bébé Tatty ne lève pas les yeux quand elle l’avait appelée par son prénom.
« Tatiana ? »
Bébé Tatty ne paraissait pas du tout reconnaître ce prénom. Alors elles ne l’avaient pas appelée Tatiana – c’était ça ? –, comme ils le leur avaient demandé.
Mais évidemment, cela importait beaucoup moins que le reste – elle n’avait été ni affamée, ni battue, ni lâchée par terre, ni laissée si longtemps dans son berceau qu’elle aurait arboré le crâne aplati que les enfants de l’orphelinat étaient réputés avoir.
Et, bien assez tôt, elle répondit à son nom.
*
Une seule fois, deux semaines après leur retour dans le Michigan, Holly avait prononcé l’autre nom :
« Sally. »
Bébé Tatty était assise sur le plancher du salon, quasiment à l’endroit où elle était à présent agenouillée devant l’arbre de Noël, et Holly, debout derrière elle, avait dit, calmement, mais assez fort pour que Tatiana puisse l’entendre : « Sally ? »
Tatiana ne s’était pas retournée.
« Sally ? » Un peu plus fort cette fois, mais toujours aucune réaction.
Holly pensa qu’elle aurait dû être soulagée que cette enfant ne réponde plus au prénom dont on avait dû l’appeler en Sibérie et qu’elle ait intégré son nouveau prénom. Mais elle ne s’était pas sentie soulagée. Le froid s’était propagé dans la poitrine de Holly.
Cela avait commencé derrière ses côtes – mais le froid englobait aussi toute la partie de ses seins reconstruits. Elle pensa à la Tatiana plus jeune, celle que les infirmières avaient appelée Sally, à Noël, ce premier Noël, et de quelle manière elle avait plongé son regard dans celui de Holly quand cette dernière l’avait prise dans ses bras, comment elle avait tendu sa petite main rose, avec ses minuscules ongles parfaits, pour la glisser dans le décolleté reconstruit de Holly, dans le trou entre deux boutons de son corsage blanc.
Ses yeux.
Holly n’avait jamais vu, ni alors, ni depuis, de tels yeux.
Ces yeux avaient été ceux de Sally.
Cette enfant qu’ils avaient ramenée avec eux à peine quelques semaines plus tôt n’était pas Sally.
*
Holly essaya de se redresser. Elle écarta les bottes blanches. Elles avaient été éclaboussées par le sang du rôti et une mare écarlate glissante s’étalait près de la porte d’entrée. Elle leva la main au-dessus de sa tête, se servant de la poignée de la penderie pour se relever jusqu’à être tout à fait debout. Elle sentait un élancement dans le dos, mais elle était sûre que la douleur disparaîtrait au bout d’un moment. Sa colonne vertébrale n’avait peut-être rien, après tout, puisqu’elle était debout. Elle inspira en fixant le dos de sa fille :
Tous ces cheveux bruns, brillants.
*
Finalement, Holly avait oublié le froid ressenti ce jour-là quand l’enfant, qu’on n’avait pas appelée Tatiana – et qui, alors, certainement, avait été appelée Sally –, n’avait pas répondu à son prénom.
Non ! Pourquoi le ferait-elle ? Elle répondait au nom de Tatiana dorénavant ! Comme on oubliait vite un nom, remplacé par un autre. Peu importait combien de temps on l’avait appelée Sally, aujourd’hui elle savait qu’elle était Tatiana.
Oublie Sally, avait pensé Holly, et elle était allée jusqu’à donner le nom de Sally à une des poules. Cela lui avait paru si inoffensif, ravissant même. C’était le nom qu’ils auraient pu donner à leur fille, mais ils ne l’avaient pas fait. Maintenant, Holly le donnait à une poule et, secrètement, cela lui plaisait d’entendre ce prénom dans la bouche de sa fille. « Sally a pondu un œuf sous les buissons ! » Holly n’avait jamais confié à Tatiana que Sally avait autrefois été son prénom. Pourquoi l’aurait-elle fait ?
Elle n’avait jamais été Sally.
Holly secoua la tête, s’efforçant de débarrasser son esprit de cette pensée.
Oui, elle avait semblé être une enfant différente, peut-être, quand ils étaient revenus.
Plus longue. Plus mince mais plus grande. Paraissant plus âgée que ce à quoi ils s’étaient attendus, ayant plus grandi et changé au cours de ces mois qu’ils l’auraient cru possible. Mais il y avait des traits familiers ! Les yeux étaient plus petits, certes, et les cheveux étaient plus longs, mais c’étaient fondamentalement ses traits. Il était certes normal de rencontrer une enfant qu’on n’avait pas vue depuis plusieurs semaines et de la trouver changée. De la voir presque comme une sœur aînée de celle qu’on avait laissée derrière soi. Les enfants changent tellement vite et de manière inattendue. Ce Bébé Tatty avait tellement changé qu’elle ne répondait à aucun nom dont Eric ou Holly ou les infirmières l’appelaient, que ses cheveux…
Bon, Tatiana n’avait pas été la seule enfant de l’orphelinat avec ce type de cheveux ! C’était surprenant comme les cheveux d’un tout-petit pouvaient être somptueux ! Derrière cette porte interdite, Holly avait vu une fillette avec une chevelure similaire, brune et brillante. Cette fillette, qui paraissait à peine plus âgée qu’un nourrisson (bien qu’il soit difficile de savoir, tant elle était sous-alimentée) était assise par terre, les fesses nues, attachée à un bassin en plastique. Son visage était pâle et poli comme la pierre, elle leva les yeux vers Holly et alors – quelle horreur ! – elle parut reconnaître Holly. Cette petite fille lui avait souri avec une telle béatitude qu’on aurait cru qu’elle essayait de détourner l’attention de la visiteuse de l’horreur de sa situation – ses membres brisés et mal guéris, son dos courbé.
Oui, Holly se rappelait à présent ! Elle ne s’était pas faufilée dans cette pièce lors de leur première visite. Mais au cours de leur seconde, quand ils étaient revenus chercher leur bébé !
Et ça n’avait pas été le garçonnet hydrocéphale qui l’avait poussée à se ruer hors de la pièce ! Ç’avait été le sourire de cette petite fille au visage familier, avec ses gigantesques yeux noirs, à qui il était arrivé quelque chose d’horrible. Un accident terrible :
Elle avait été battue. Ou bien on l’avait laissée tomber. Elle était complètement cassée.
Et Holly s’était empressée de sortir de la pièce, avait fermé la porte, entendu les paroles d’Annette Sanders dans son oreille, si proches et nettes qu’elle avait eu l’impression que la thérapeute se trouvait près d’elle, et elle avait fait ce qu’il fallait : elle avait oublié.
*
À présent, elle observait Tatiana alors qu’elle sortait un cadeau de sous le sapin et paraissait en déchiffrer l’étiquette, et Holly dit calmement, au superbe dos de sa fille : « Sally ? »
Tatiana ne se retourna pas, mais répondit, d’une voix déçue : « Je ne suis pas Sally. Tu le sais, maman. »
Holly garda le silence pendant un long moment, laissant la douleur dans son dos se transformer en engourdissement, jusqu’à ce qu’elle réussisse à prendre une inspiration assez profonde pour être en mesure de parler, et alors elle demanda au dos de sa fille : « Alors où est Sally, ma chérie ? Où est Sally ? »
Tatiana haussa les épaules. Mais rien à voir avec le haussement d’épaules aguicheur qu’elle avait eu plus tôt dans la journée. Ça n’était pas le haussement d’épaules de l’indifférence adolescente, de l’ennui. C’était un haussement d’épaules de tristesse, de désespoir complet.
« Oh, Tatty, dit Holly. Est-ce que c’était Sally qui essayait d’appeler, chérie ? Est-ce que Sally connaît mon numéro de téléphone ? »
Tatiana secoua la tête. Peut-être maintenant riait-elle un peu ou bien s’efforçait-elle de ne pas pleurer. Holly n’aurait su dire, puisqu’elle ne voyait que le dos de sa fille. Tatiana dit : « Sally n’a pas besoin de numéro de téléphone. Le téléphone est relié à tout aujourd’hui, maman. Tu le sais. » Elle leva une main qu’elle agita, puis elle se retourna.
Tatiana était exactement l’ombre chinoise à laquelle Holly s’était attendue plus tôt. Elle ressemblait à un découpage plat en carton devant la fenêtre, la tempête faisant vibrer ses parasites brillants tout autour d’elle. Tous les contours de Tatiana étaient nets, mais le reste de sa personne avait disparu, et elle répéta, cette fois d’un ton plus insistant : « Tu le sais, maman. Dis-moi où sont les câbles, sinon ? Tout est à ciel ouvert maintenant. C’est tout. »
Tatiana avait raison, n’est-ce pas ? Holly acquiesça. Elle savait, non ? Avait-elle toujours su ?
Malgré tout, elle avait besoin d’en savoir davantage :
« Où est Sally, alors ? demanda-t-elle.
— Oh, ma chérie, répondit Tatiana, d’une voix ancienne, lointaine. Tu as laissé ta petite Sally en Russie, n’est-ce pas ? »
Holly acquiesça encore une fois. Encore une fois, elle avait su cela. Elle l’avait toujours su. Aucun claquement d’élastique n’aurait pu chasser cette conviction hors de son esprit, même si elle avait réussi à garder cette porte fermée très longtemps.
« Tu te rappelles Sally ? Derrière cette porte ? Mais je ressemblais suffisamment à Sally, n’est-ce pas ? Tu m’as ramenée à la maison à sa place. »
Holly se pencha alors, le visage dans les mains, puis tomba à genoux malgré la douleur qui décochait des éclairs dans sa colonne vertébrale. Elle la niait encore, cette douleur, n’est-ce pas ? Elle parla dans ses mains, sans pleurer encore : « Alors dis-moi, Tatiana. Dis-moi seulement ce qui est arrivé à Sally.
— Oh, maman. Quelle différence cela fait-il ? Cela fait bien bien longtemps que tu es partie. Il peut arriver tant de choses. C’était un endroit très mauvais. Elles ont cassé cet autre bébé. Elles ont laissé tomber ce bébé, ou alors elles ont fait autre chose, quelque chose de terrible, à ce bébé. Elle ne se serait jamais rétablie. Alors elles l’ont isolée. Tu n’étais pas censée entrer là, tu te rappelles ? On t’a donné ce bébé à la place, et tu l’aimes, n’est-ce pas ? On t’a donné la sœur de Sally, juste un peu plus âgée. Tu n’as jamais vu la différence, n’est-ce pas ? Tu m’as aimée, n’est-ce pas ?
— Oh, oui. Oh, mon Dieu, oui, ma chérie. Je suis tellement désolée pour Sally, qu’elles l’aient brisée, qu’elle soit encore là-bas. Mais nous t’avons, toi, maintenant ! Nous t’aimons. Nous ne connaissons pas cette autre fillette. Tu es notre bébé. Nous n’avons pas besoin d’un autre bébé. Mais, Tatiana, pourquoi ne nous a-t-on pas laissés te voir, la première fois, à l’époque de Noël ? Pourquoi ne nous a-t-on pas dit que Sally avait une sœur ? »
Tatiana soupira, triste, lasse, comme si on lui demandait de réexpliquer quelque chose pour la centième fois, ou une évidence qui n’avait pas besoin d’être expliquée :
« Parce que la sœur de Sally était malade, maman. La sœur de Sally avait les lèvres bleues et la peau bleue et les paupières bleues. La mère de Sally et de Tatiana est morte quand nous étions bébés. On te l’a dit, même si tu ne voulais pas entendre. Sally allait bien, jusqu’à ce qu’on lui fasse du mal, mais elles savaient que l’autre sœur allait mourir, comme leur mère. Et personne ne veut ramener chez soi un bébé qui va mourir, maman. N’est-ce pas ? Elles savaient que personne ne voudrait me ramener chez soi, dans un endroit aussi joyeux, juste pour mourir.
« Mais c’est alors qu’elles ont cassé l’autre bébé ! Elles ont cassé Sally ! Et c’était ce bébé que tu voulais ! Je lui ressemblais parce que j’étais sa sœur. Et elles savaient qu’il passerait un long moment avant que vous découvriez que quelque chose n’allait pas. Vous feriez semblant de ne rien voir aussi longtemps que possible. Elles ont rougi mes joues, tu te rappelles ? »
Holly acquiesça. Elle se rappelait. Elle se rappelait tout.
« Alors quelle différence cela fait-il, maman ? Si elles n’avaient pas cassé Sally, elles m’auraient gardée derrière cette porte. C’était elle ou moi. Tu aimais ta Tatty, non ? Sally avait des yeux plus grands et elle n’était pas malade, mais mes cheveux sont bien plus beaux. Et ma peau est bleu pâle. Pendant toutes ces années, tu as eu ta Tatty et tu l’as aimée, non ? »
Holly acquiesça et acquiesça, encore et encore, tandis que les larmes dégoulinaient le long de son cou, sous sa robe, entre ses seins :
Oh, mon Dieu, comme elle avait aimé sa fille. Comme elle avait aimé sa fille.
« C’est juste que quelque chose nous a suivis jusqu’ici depuis la Russie, maman. Tu te rappelles ?
— Oui », sanglota Holly.
Tatiana secoua la tête. Elle dit : « Oh, pauvre maman. Si seulement tu avais eu un peu de temps à toi pour t’asseoir et écrire à ce sujet.
— Oui, dit Holly.
— Pauvre maman. Pauvre maman.
— Oui, dit Holly, ne niant plus rien. Comment t’appelaient-elles, ma chérie ? Avant qu’elles te sortent de derrière cette porte, avant qu’elles cassent ta sœur ? »
Tatiana haussa les épaules. Elle secoua un peu la tête comme si elle tentait en vain de se souvenir. « Je ne sais pas, dit-elle. Pourquoi m’en souviendrais-je ? Jenny ? Betty ? Non – Bonnie. Mais je suis Tatiana aujourd’hui. » Elle rit un peu puis se leva, tenant un cadeau qu’elle avait pris sous l’arbre. Elle traversa le salon en l’apportant. Elle était toujours cette noirceur plate – la silhouette parfaite, sans traits, d’une fille aux bras gracieux et aux cheveux fluides. Tatiana tendit le cadeau à sa mère. C’était un objet plat, enveloppé de papier brillant vert.
« Je l’ai fait pour toi.
— Oh, ma chérie, dit Holly. Merci, Tatty. » Elle prit le cadeau des mains de sa fille. Elle dit : « Papa a dit qu’il s’agissait d’un Noël spécial cette année. Je suis tellement désolée d’avoir dormi si tard, Tatty. Je suis désolée que nous n’ayons pas eu le temps d’ouvrir les cadeaux.
— Ouvre-le maintenant, dit Tatty, avec tendresse et douceur. Ouvre-le maintenant, maman. Il n’est pas trop tard. »
La gorge de Holly se serra d’émotion – de gratitude. L’incroyable gentillesse de ces paroles : Il n’est pas trop tard. Elle tira sur le papier vert là où il était collé et le laissa tomber par terre entre sa fille et elle. C’était un livre. La couverture était en cuir doux couleur fauve, la reliure était cousue main, et les pages étaient lourdes, blanches et vides. « Oh, fit Holly en le tenant entre ses mains.
— C’est pour tes poèmes, dit Tatiana. Ceux que tu n’as jamais écrits. Je l’ai fabriqué moi-même.
— Oh », répéta Holly, mais le temps qu’elle se relève de sa position à genoux pour prendre sa fille dans ses bras, Tatiana avait disparu.
*
Était-elle retournée si vite dans sa chambre ?
Holly essaya de la suivre mais elle avait du mal à marcher. Elle dut utiliser ses bras et progresser dans l’air comme si elle nageait afin d’atteindre le couloir, puis la chambre de Tatiana. Elle dut enjamber le morceau de viande qui gisait sur le sol là où elle l’avait laissé tomber et, quand elle arriva devant la porte de la chambre, celle-ci était sur le point de se refermer entre elles, et Tatiana disait : « Maintenant tu vas avoir tout le temps qu’il te faut.
— Non ! hurla Holly, agrippant la poignée, essayant de forcer la porte en poussant au moment où Tatiana glissait le crochet dans l’anneau. Non, je t’en prie, ma chérie ! »
Puis soudain il n’y eut plus aucun bruit de l’autre côté de la porte. Pas même le grincement du sommier. Holly frappa, fort, puis elle recula. Elle envisagea encore de se lancer de tout son poids contre la porte, le verrou se détacherait facilement d’un coup sec de la porte et du chambranle mais, au moment où elle y pensa, elle sut qu’elle n’en ferait rien. Si elle était le genre de femme qui pouvait enfoncer une porte et briser un verrou, combien de fois l’aurait-elle déjà fait dans sa vie ?
C’était comme l’élastique ! Pendant toute son existence, Holly s’était protégée, ou bien elle avait été protégée. Ses sœurs avaient l’habitude de découper les publicités pour l’organisation contre les violences faites aux animaux dans les magazines que Holly lisait afin qu’elle ne voie jamais les photos de chats et de chiens abandonnés. Elle pensa à Annette Sanders, morte dans un accident de voiture, soûle, des années après la fin de la thérapie de Holly. Elle se rappela combien il avait été simple de sortir de cette pièce en Sibérie, d’échapper au garçonnet hydrocéphale et à la belle fillette souriante assise par terre, attachée à un bassin :
Il faut posséder un esprit d’hiver.
Holly leva une main pour frapper encore une fois à la porte. C’est alors que, comme si le bruit avait été programmé pour l’arrêter en plein geste, « A Hard Rain’s A-Gonna-Fall » se mit à jouer sur son iPhone dans la salle à manger, où il reposait encore sur la table.
*
En se précipitant vers le téléphone, Holly sentit un morceau de verre, petit mais acéré, lui percer le talon.
Elle eut mal mais ne s’arrêta pas pour l’arracher. Elle trouva son téléphone juste avant qu’il cesse de sonner (And what did you see my darling young one ?), le prit, toucha le bouton Répondre du doigt et dit, en s’efforçant de garder une voix calme : « Allô ?
— Holly, chérie.
— Thuy ?
— Ouais. Comment allez-vous, les filles ? Est-ce qu’Eric est rentré avec ses parents ?
— Non.
— Non ? Oh, mince. Gin a été admise à l’hôpital, alors ? Elle va bien ?
— Je n’en sais rien, répondit Holly. Cela fait un moment que je n’ai pas eu Eric au téléphone. Il était dans une chambre avec elle. Et son père avait des douleurs à la poitrine aussi.
— Oh, mon Dieu, dit Thuy. Quel stress. Est-ce qu’elle aurait pu avoir une attaque ?
— Je ne sais pas, répondit Holly. Elle est confuse.
— Oh Holly, je suis tellement désolée. Ça n’est vraiment pas le Noël que nous pensions passer, n’est-ce pas ? Est-ce que tu es sortie ?
— Non.
— C’est incroyable. Si jamais ça s’arrête, il va falloir sérieusement pelleter. Mais on va essayer de venir demain, d’accord ? Tu m’appelleras quand tu auras des nouvelles de la mère d’Eric ? Je veux dire, je sais qu’on ne la voit qu’à Noël, mais nous aimons toutes beaucoup Gin. Et Gramps aussi, évidemment. Je regrette même de ne pas avoir vu les Cox aujourd’hui. Et tes belles-sœurs. Surtout, comment s’appelle-t-elle…
— Crystal.
— Ah, oui, Crystal. Celle qui dit “oh mince alors” quand elle laisse tomber quelque chose, au lieu de “oh merde”, c’est ça ?
— Oui, dit Holly. Moi aussi j’ai laissé tomber quelque chose.
— Oh merde. Enfin, je voulais dire “oh mince alors” ! Qu’as-tu laissé tomber, chérie ? »
Holly resta muette. Elle s’avança à nouveau vers la baie vitrée. Elle se rendit compte qu’il devait être plus tard que ce qu’elle croyait. Derrière le blizzard, le ciel paraissait avoir viré au bleu étain. À présent, si elle plissait les yeux, Holly voyait les capuchons de pendus sur ses rosiers projeter de longues ombres sur la neige qui s’était accumulée.
Thuy dit : « Tu es toujours là, Holly ? Est-ce que la ligne a coupé ?
— Je suis là, répondit Holly.
— Bon, on a mangé du thon en daube, on a ouvert les cadeaux, et on a regardé La vie est belle. Qu’est-ce que vous avez fait avec Tatty ? »
Encore une fois, Holly ne dit rien. Elle vit un oiseau fondre depuis une branche du cornouiller jusqu’au sol de l’arrière-cour. Il paraissait s’adonner maintenant à une petite danse sur la tombe vide du chat.
« Je vais ôter les capuchons des rosiers, dit-elle enfin. Ils ne peuvent pas voir.
— Hein ? »
Holly se mit à quatre pattes, le combiné toujours collé à l’oreille. Elle constata que, malgré le coup d’aspirateur, il y avait du verre cassé dans tout le salon. Tout ça ne pouvait pas provenir d’un seul verre à eau, n’est-ce pas ? Elle se releva en époussetant, de sa main libre, la poudre coupante de ses genoux. Les écailles presque invisibles et aiguisées comme des rasoirs lui entaillèrent la main.
« Tu es toujours là, Holly ?
— Oui », dit Holly. Elle retourna ses mains afin de ne pas voir si elles saignaient.
« Eh bien, avant que ça coupe, Patty voulait te dire bonjour et j’aimerais souhaiter un joyeux Noël à ma Tatty, d’accord ?
— D’accord, répondit Holly.
— Bon, ne quitte pas, Holly. Viens ici, Bébé Patsy. Tatie Holly veut te dire bonjour. »
Depuis l’autre bout de la ville, mais si près de l’oreille de Holly (cela paraissait si près !), la voix de la petite fille était aiguë, légère et douce, comme le bord d’un verre tintant sous la pichenette d’un ongle :
« Bonjour ?
— Patty, ma chérie, dit Holly. Est-ce que le Père Noël t’a apporté des cadeaux ?
— Quoi ?
— Je t’ai demandé si le Père Noël t’avait apporté des cadeaux.
— Quoi ?
— Tu m’entends, Patty ?
— Quoi ? »
Après cet échange, il n’y eut plus aucun son pendant quelques secondes à l’exception de la respiration de la petite fille. Elle paraissait pourtant si proche que Holly l’entendit même déglutir. Puis Patty chuchota quelque chose, et ensuite elle colla peut-être le combiné contre sa poitrine car Holly perçut son cœur de petite fille en bonne santé battre fort dans son oreille. Comme si elle avait posé son oreille contre la minuscule poitrine de Patty :
Comme son cœur devait être petit !
Il devait probablement tenir dans la paume d’une main – et pourtant le bruit qu’il produisait parvenait à voler dans les airs sur une trentaine de kilomètres entre leurs maisons. Je vous en prie, pensa Holly, faites que le Père Noël lui ait apporté des cadeaux et que Thuy et Pearl puissent encore lui faire croire au Père Noël pendant de nombreuses années. Quel plaisir simple et sacré.
« Holly ? »
De nouveau Thuy.
« Tout va bien ? Patty dit qu’elle ne comprend pas ce que tu lui dis. Elle dit que tu ne parles pas en anglais. Euh, tu parles bien en anglais, n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas d’autre choix que de parler anglais, répondit Holly. Je ne connais que quelques mots de russe. J’ai bien essayé d’en apprendre davantage. Mais je ne suis pas très forte en langues. »
Thuy éclata de rire. Elle dit : « Eh bien, je crois que le téléphone cloche. Laisse-moi parler à ma Tatty avant que la communication coupe, d’accord ? On réessaiera de se parler plus tard et nous passerons demain si nous arrivons à dégager un passage pour sortir.
— Ne quitte pas », dit Holly.
Elle colla l’iPhone contre sa poitrine en traversant, sur la pointe des pieds, le salon parsemé de verre jusqu’à la porte de la chambre de sa fille. Elle toucha la poignée, tout d’abord avec précaution, pensant qu’elle allait peut-être lui brûler la main d’une manière ou d’une autre, comme l’iPhone avait cloqué le bout des doigts de Tatiana. Mais la poignée était froide. Elle la tourna et poussa contre la porte, s’attendant à rencontrer la résistance du crochet dans l’anneau. La porte n’était pas verrouillée : Elle n’est pas verrouillée, maman. Je ne verrouille jamais ma porte !
« Tatty ? » demanda Holly au dos nu de sa fille. Les deux bras de Tatiana étaient passés dans les manches de la robe en velours rouge de Gin, comme si elle avait tenté de l’enfiler par-dessus tête mais avait rencontré des difficultés, comme si ses bras étaient trop raides. Comme si elle était aussi impossible à plier qu’une poupée Barbie. Sa chemise de nuit gisait par terre et ses chaussons de danse noirs étaient fourrés sous sa table de nuit.
« Tatty ? »
Holly s’agenouilla près du lit de Tatiana, mais prit soin de ne pas toucher sa fille, qui paraissait si nue, si vulnérable, tellement comme une enfant, abandonnée. Holly n’aurait surtout pas voulu lui faire peur, ou la réveiller, ou lui faire mal. Holly avait si souvent pensé, depuis qu’Eric et elle l’avaient ramenée de l’orphelinat Pokrovka n° 2 : Dieu merci, je ne l’ai pas fait naître moi-même dans ce monde. Elle avait pensé, vraiment, que cela aurait été une sorte de péché d’arracher une âme dans un quelconque autre monde de l’au-delà, pour l’amener dans celui-ci. Certainement, songea-t-elle, l’endroit où vivaient les bébés avant qu’ils viennent au monde devait être plus paisible, moins dangereux qu’ici. Certainement, les âmes des enfants qui n’étaient pas nés et celles des morts ne retrouvaient plus jamais leur chemin dans ces corps – si tendres ! si exposés ! si vulnérables ! – où elles seraient vouées à se débrouiller toutes seules. Que pourrait-il arriver de pire ? Que de déposer une âme aussi délicieuse que celle de Tatiana dans le corps d’un animal mourant ?
Parce que, dès l’instant où elle était née, elle avait commencé à mourir, n’est-ce pas ?
Mais Holly n’avait rien fait, non ? Ce n’était pas la faute de Holly. Elle avait simplement arraché Tatiana à ce terrible orphelinat, l’avait amenée ici, dans le pays le plus joyeux du monde. Dans un endroit empli de surprises technologiques, de médicaments, d’hygiène – fini le collier de gousses d’ail en cas d’épidémie de grippe !
Holly éclata de rire à ce souvenir !
Puis elle entendit la voix de Thuy qui l’appelait depuis la petite boîte miraculeuse qu’elle tenait dans sa main (encore une fois, cette voix, si claire, alors que son amie était si loin), et elle songea à Thuy se réveillant tout simplement, un jour, de son sommeil de bambin, une main dans celle de Mickey Mouse. Comme c’était merveilleux. Quelle bénédiction. Holly avait de la chance d’avoir une telle amie. Holly s’adressa au dos de sa fille : « Thuy veut te souhaiter un joyeux Noël, chérie. »
Bien sûr, Tatty ne roula pas sur le côté. Elle ne soupira même pas d’exaspération. Elle était si paisible, malgré la robe en velours rouge qui semblait l’entraver, entortillée dans ses bras.
Tatiana n’avait pas relevé ses stores de la journée mais, entre le rebord de la fenêtre et le rideau, Holly vit qu’il faisait de plus en plus noir dehors.
Pourtant, la nuit tout entière serait illuminée par ce blizzard, n’est-ce pas ? Holly allait monter le chauffage. (La chaleur ! Une autre merveille de la vie américaine ensemble ! Comme Holly se rappelait le sol dur, froid et nu, de l’orphelinat Pokrovka n° 2, ce Noël, il y a si longtemps.)
Mais tout d’abord, elle allait tirer le dessus de lit sur le dos nu de sa fille, parce qu’elle devait couvrir ce pauvre dos bleu pâle.
*
Holly posa l’iPhone par terre et, avec l’appareil, la minuscule voix cristalline de Thuy.
En l’entendant, Holly imagina son amie en petite fille tourbillonnant dans une tasse à thé à Disneyland, ses longs cheveux noirs fouettant l’air derrière elle :
« Becky ! Tu t’amuses bien ? Becky ? »
La mère de Thuy avait changé le nom de sa fille en Becky quand elles s’étaient installées en Californie et Thuy n’avait repris son prénom vietnamien qu’à l’université. C’était une des raisons pour laquelle Holly avait tenu à ce que Tatiana eût un prénom évoquant ses origines.
Parce qu’on ne peut tout simplement pas oublier d’où l’on vient, n’est-ce pas ?
Parce que c’était important de ne pas oublier, de ne pas faire semblant, n’est-ce pas ?
Holly n’en avait-elle pas été si convaincue ? N’était-ce pas pour cette raison qu’elle gardait une boîte de préservatifs dans le placard à linge, pour Tommy et Tatiana, bien que Tatiana eût insisté, au bord des larmes : Nous n’allons pas avoir de relations sexuelles, maman. Pourquoi faut-il toujours que tu forces les choses ? Pourquoi ne me laisses-tu pas simplement être une enfant ?
Et Eric s’était mis en colère. Il avait dit : « Seigneur, Holly. Toute cette merde que tu essaies d’ignorer en t’enfouissant la tête dans le sable et tu choisis ce sujet pour être complètement ouverte et cool ? Elle n’a pas besoin de ça ! »
Mais qu’entendait-il par là ? À propos de quoi Holly s’enfouissait-elle la tête dans le sable ? Quoi donc ?
Et que penses-tu avoir gardé si joliment enterré là-bas, sale garce ?
Holly fit volte-face.
Elle porta une main à ses lèvres pour s’empêcher de hurler :
La fille en robe noire était de retour. Elle se tenait face au miroir en pied de Tatty. Elle portait les chaussons en feutre d’une enfant de l’orphelinat Pokrovka n° 2.
Holly s’en rappelait très bien. Ils portaient tous ce type de chaussons. Ils avaient paru fragiles à leurs pieds, comme si on leur avait emmailloté les chevilles avec des chiffons pour faire croire à des chaussures. Et cette fille en robe noire, on aurait dit que ses jambes avaient été brisées et mal remises. Ses bras étaient flasques. Sa tête ne paraissait pas posée correctement sur son cou. Holly avait déjà vu ça aussi ! Elle avait vu des enfants similaires derrière cette porte, emmêlés dans leurs propres membres malformés, ne se donnant même pas la peine de pleurer. Elle les avait vus sourire.
La fille cria quelque chose en russe à Holly – mais, cette fois, Holly comprit. Elle avait l’impression d’avoir parlé russe toute sa vie ! La fille, qui portait le corps brisé de Tatiana, hurla : « Elle a un problème au cœur ! » Cette fille, même avec un bras flasque, parvint à lever le poing et à se frapper la poitrine. « Même ta fichue voisine Randa t’a prévenue ! Elle t’a dit : “Les ongles de votre fille sont bleus ! Ses paupières sont bleues ! Pourquoi ses lèvres deviennent-elles si bleues ? Il ne fait même pas froid !” Et qu’as-tu fait ? Tu as cessé de lui parler ! Tu as dit que c’était parce qu’elle avait mal réagi au sujet des poules, mais tu savais que c’était à cause de ce qu’elle te dirait à propos de Tatty, si tu lui adressais à nouveau la parole : “Tatty devrait voir un médecin !”
— Il n’y a rien qui cloche chez elle, répondit Holly. Un médecin l’a examinée en Russie. Il n’y avait rien qui clochait chez Sally !
— Va te faire foutre, dit la fille. Elle n’a jamais été Sally ! Tu ne m’as même pas apporté de cadeau de Noël ! Où crois-tu que Sally est allée quand tu l’as laissée là-bas pendant des mois ? Qui s’est occupé d’elle ensuite, selon toi ? Et qui, crois-tu, prend soin d’elle aujourd’hui ? Aucun Américain ne veut d’une enfant qui a les jambes brisées. Une enfant qu’on a laissée tomber par terre ou qui a été battue. Ni d’une enfant qui a un problème au cœur. Voilà pourquoi tu as fait semblant de ne pas savoir jusqu’à ce que tu ne puisses plus ne pas savoir !
— Ce n’est pas vrai ! cria Holly, désespérée. Je me suis toujours moquée de tout ça. Je t’ai aimée. Tu étais la plus douce petite chose que j’aie jamais aimée. Je vous ai aimées toutes les deux. Je m’en fichais ! J’aurais pris n’importe laquelle d’entre vous deux, ou les deux ! Je t’aurais prise cassée, j’aurais pris ta sœur et son problème de cœur. Je l’aurais fait, je l’ai fait ! »
Bien que le cri fût assourdissant, Holly ne prit pas la peine de se boucher les oreilles. Elle savait d’où provenait la voix, elle couvrit ses paupières de ses mains et elle sut que, lorsqu’elle lèverait à nouveau les yeux, Sally aurait disparu.
*
Holly le savait, tout serait différent quand Eric rentrerait à la maison, quand le matin viendrait.
Elle déglutit en s’efforçant de ne plus pleurer. Elle ne ferait plus un bruit du reste de la journée. Ça ne servait à rien de contrarier Tatiana. Elle n’en saurait même jamais rien. Holly n’en parlerait à personne. Elle ne le partagerait même pas avec Thuy. Tout comme elle n’avait jamais parlé à qui que ce soit des poules et de la façon stupide, cet été-là, quand ils les avaient rapportées de la ferme à l’extérieur de la ville, dont Holly avait cru qu’elles seraient heureuses. Que les poules resteraient à l’intérieur de l’enclos, picoreraient des miettes, et vivraient dans le charmant petit poulailler amish qu’Eric et elle avaient commandé par correspondance.
Elle n’avait jamais raconté à personne que, pendant la sieste de Tatiana, Holly était allongée au lit avec un livre, la fenêtre ouverte – parce que c’était le début de l’été, qu’il faisait beau, que le ciel était si bleu qu’on aurait dit une membrane au-dessus du monde, tellement tendue qu’on aurait pu la percer – et qu’elle écoutait crier les poules sous le buisson, sous la fenêtre :
Elle avait compris, n’est-ce pas, que les cris étaient plus forts que d’habitude. Mais Holly s’était autorisée à croire que les volailles se chamaillaient pour des cloportes, ou se battaient pour un ver de terre. Comme Holly aimait le bruit des poules ! Il n’y avait vraiment rien de plus charmant que quelques poules dans un jardin. (Tant de choses dépendent de…) Holly regrettait que les voisins désapprouvent (« Les habitants de banlieue ne comprennent rien aux animaux de la ferme ; ça va être un véritable désastre ! » avait-elle lu dans une lettre d’avertissement adressée au rédacteur en chef du journal), mais posséder ses propres poules, brouiller les œufs dorés de ses poules au petit déjeuner…
Ce ne fut que bien plus tard, ce jour-là, que Holly comprit que les piaillements provenaient de quatre poules en picorant à mort une cinquième. Qu’une grande partie du drame s’était déroulée dans le jardin de Randa. Que les poules avaient pourchassé leur victime – celle que Holly avait baptisée, de façon si stupide, si horrible, Sally – au travers d’un trou dans le grillage. Quand la poule avait atteint le chèvrefeuille de Randa pour s’y cacher, il était trop tard.
*
En prenant soin de ne pas la déranger, Holly tira le couvre-lit sur l’épaule de sa fille, tapota doucement, caressa le plus légèrement possible ses cheveux brillants. Puis elle se pencha, ramassa son téléphone par terre et le porta à son oreille :
« Allô ? » dit-elle mais la communication avec Thuy avait été coupée et Holly en fut peinée. Tatiana aurait aimé parler à Thuy, à Pearl, à Patty. Tatiana aimait Noël. Elle aimait souhaiter un joyeux Noël à sa famille, à ses amis.
Holly se tourna, se pencha sur Tatiana dans son lit, glissa l’iPhone dans la main de sa fille et replia les doigts raides autour de l’appareil, juste au cas où Thuy rappellerait, puis elle sortit de la chambre sur la pointe des pieds, refermant la porte en silence derrière elle.