Ce matin-là, elle se réveilla tard et aussitôt elle sut :
Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
C’était dans un rêve, pensa Holly, que cette bribe d’information lui avait été suggérée, tel un aperçu d’une vérité qu’elle avait portée en elle pendant – combien de temps au juste ?
Treize ans ?
Treize ans !
Elle avait su cela pendant treize ans, et en même temps elle l’avait ignoré – c’est du moins ce qu’il lui semblait, dans son état de demi-veille, en ce matin de Noël. Elle se leva du lit et s’engagea dans le couloir en direction de la chambre de sa fille, pressée de voir qu’elle était là, encore endormie, parfaitement en sécurité.
Oui, elle était là, Tatiana, un bras blanc passé sur un couvre-lit pâle. Les cheveux bruns répandus sur l’oreiller. Si immobile qu’on aurait dit une peinture. Si paisible qu’on aurait pu la croire…
Mais ce n’était pas le cas. Elle allait bien. Rassurée, Holly retourna dans sa chambre et se glissa de nouveau dans le lit près de son époux – mais, à peine allongée, elle pensa encore une fois :
Cela les avait suivis jusque chez eux !
C’était quelque chose que Holly avait su, apparemment, au plus profond de son cœur, ou de son inconscient ou quel que soit l’endroit où ce genre d’information se terre à l’intérieur d’une femme, à son insu, pendant des années, jusqu’à ce qu’un événement lui fasse prendre conscience qu’elle a oublié, ou refoulé, ou…
Ou bien était-ce une chose qu’elle avait volontairement ignorée ? À présent, elle s’en apercevait :
Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux !
Mais quoi ?
Et Holly pensa alors : Je dois l’écrire avant que cela ne m’échappe. Elle avait déjà ressenti ça plus jeune – l’envie presque paniquée d’écrire à propos d’une chose qu’elle avait entraperçue, de la fixer sur la page avant qu’elle ne file à nouveau. Certaines fois, il avait failli lui soulever le cœur, ce désir d’arracher d’un coup sec cette chose d’elle et de la transposer en mots avant qu’elle ne se dissimule derrière un organe au plus profond de son corps – un organe un peu bordeaux qui ressemblerait à un foie ou à des ouïes et qu’elle devrait extirper par l’arrière, comme si elle le sortait du bout des doigts d’une carcasse de dinde, si jamais elle voulait l’atteindre une nouvelle fois. Voilà ce que Holly avait ressenti chaque fois qu’elle écrivait un poème, et pourquoi elle avait cessé d’en écrire.
Mon Dieu, cette pensée était pourtant comme un poème – un secret, une vérité, juste hors de portée. Holly allait avoir besoin de temps pour arracher d’elle cette pensée et l’examiner à la lumière, mais elle était en elle, qu’elle en ait eu ou pas conscience avant ce moment. Comme un poème aspirant à être écrit. Une vérité insistant pour être reconnue.
Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux !
Cela expliquait tellement d’événements !
Le chat qui s’éloignait en rampant. Ses pattes arrière, sa queue.
Et son mari. La bosse sur le dos de sa main, tel un minuscule troisième poing – celui d’un homoncule ! – qui grossissait. On lui avait dit que c’était bénin, mais comment un tel phénomène pouvait-il être bénin ? On lui avait conseillé de ne pas y faire attention, mais comment faire ? Une chose poussait à l’intérieur de son mari, ou essayait de se frayer un chemin hors de lui. Comment était-il possible de ne pas y faire attention ? (Même si, pour rendre justice au Dr Fujimura, ils avaient appris à ne pas y faire attention, et la bosse avait finalement cessé de grossir, comme le médecin l’avait prédit.)
Et Tante Rose. De quelle manière son langage avait changé. Comment elle s’était mise à parler une langue étrangère. Comment Holly avait cessé de répondre à ses appels parce qu’elle ne le supportait plus, et comment ses cousins s’étaient mis en colère : Elle aimait te parler. Tu étais sa préférée. Tu l’as abandonnée alors qu’elle était en train de mourir.
Et puis les poules. Se liguant contre l’une d’entre elles, contre celle qu’elle avait baptisée, de façon si stupide, si désinvolte, Sally. Six semaines et puis…
Ne pense pas à Sally. Ne pense jamais plus à cette poule et à son horrible nom.
Et cette tache d’humidité tel un visage indistinct au-dessus de la table de la salle à manger – bien qu’ils n’aient jamais pu localiser par où l’eau aurait pu s’infiltrer à travers leur toit garanti aussi étanche que la peau. Les couvreurs étaient restés plantés là, dans leurs bottes dégoûtantes, les yeux levés vers la tache, refusant d’être tenus pour responsables.
Sans aucune raison non plus, le papier peint de la salle de bains s’était décollé. Juste un bord. Et rien à faire pour le maintenir en place. Ils avaient essayé tous les adhésifs sur le marché, mais le papier peint au motif de marguerites tenait bon pendant exactement trois jours et trois nuits avant de se décoller de nouveau.
Il fallait que Holly note tous ces événements, cette preuve ! Le chat, Tante Rose, la bosse sur le dos de la main de son mari, les poules, la tache d’humidité, le papier peint – ainsi que l’indice fourni par son rêve :
Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
Combien de temps avait passé depuis l’instant où elle s’était réveillée avec le besoin d’écrire ? Mon Dieu, comme elle avait autrefois éprouvé le besoin d’écrire. Aujourd’hui, elle en éprouvait à nouveau le besoin. Quelle heure était-il ? Elle était encore au lit, ou s’était recouchée. S’était-elle déjà levée pour aller jeter un coup d’œil à sa fille ? Ou bien l’avait-elle rêvé ? Était-elle revenue s’allonger avant de sombrer à nouveau dans le sommeil ? Peut-être. À présent, sans ouvrir les yeux, elle devinait que c’était le matin et qu’il neigeait.
Avait-elle un stylo dans cette pièce ? Si elle mettait la main sur un stylo avant qu’Eric et Tatiana ne se réveillent, serait-elle vraiment capable de s’asseoir un moment pour écrire ? Cette habitude brisée. Cette nécessité abandonnée.
Holly s’en pensait capable. Elle serait capable d’écrire. Elle le sentait – elle en sentait la douleur amère. Il y avait comme une atroce pression sur ses poumons. Il y avait, elle le sentait, quelque chose de bouché dans sa poitrine. Elle imagina vomir cette chose hors d’elle, comme vomir un cygne – une créature au long cou entortillé nichant dans sa gorge à elle –, s’étrangler avec ses plumes et tous les calamus décharnés. Comme elle se sentirait soulagée ensuite, allongée sur le sol de la chambre près du cygne qu’elle aurait vomi, hors d’elle, dans le monde.
Dehors le vent résonnait tel un nerf qu’on aurait tiré d’un coup à travers l’arbre, juste devant. C’était le matin de Noël, mais il était tard. Peut-être presque neuf heures. Ils ne dormaient jamais aussi tard le matin de Noël ! Bien trop de rhum dans le lait de poule hier soir. Tatty dormait-elle encore ? Son bras pâle, couvre-lit pâle, oreiller pâle éclaboussé de ses cheveux bruns, immobile. Holly était allée jeter un coup d’œil dans sa chambre, elle s’en souvenait, mais c’était il y a des heures, n’est-ce pas ? Tatty était sûrement debout à présent, prête à ouvrir ses cadeaux. Où était-elle ? Pourquoi n’était-elle pas venue dans leur chambre pour les réveiller ?
Parce qu’elle avait quinze ans, bien sûr. Elle aussi dormait probablement encore. Il n’y aurait plus jamais de matin de Noël, aux aurores, la petite Tatty entrant dans leur chambre pour leur donner de légères claques au visage de ses petites mains, humides et neuves. Au lieu de quoi, ils avaient tous dormi trop longtemps ce matin de Noël, et Holly s’était réveillée avec cette petite horreur à l’esprit, quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
Quelque chose de mauvais ?
Eh bien, peut-être pas mauvais. Mais cela les avait minés. Et continuait de les miner.
« Oh, c’est la maternité, dirait Thuy. Tu parles de la maternité. Les enfants te vampirisent ton énergie… »
Mais n’oublions pas le chat. Le papier peint. Tante Rose. Même alors qu’elle était encore à moitié lucide, qu’elle s’exprimait encore avec des mots anglais familiers, Holly avait eu l’impression que Tante Rose récitait des vers du Sermon du feu : Sur la plage, à Margate. Je ne puis rien relier à rien des ongles écornés des mains douteuses ma famille d’humbles gens qui n’attendent rien la la1…
Et il y avait eu leurs CD aussi, n’est-ce pas ? Tous leurs préférés avaient été rayés, comme du jour au lendemain – bien que, plus certainement, le délit se fût déroulé sur une période plus longue. Tous leurs CD préférés sans exception avaient été endommagés et Eric et Holly ne s’étaient jamais donné la peine de les remplacer. Ils s’étaient contentés de les laisser là, sur une étagère, comme leurs livres, qu’ils ne descendaient plus pour lire, ni même pour souffler la poussière qui les recouvrait.
Et en parlant de poussière ! Mon Dieu, elle était partout. Elle épuisait Holly. Elle flottait, insupportable, transportant encore des poils de chat des années après la disparition de celui-ci, ainsi que des mèches des longs cheveux bruns de Tatiana. Quand Holly se plaignait de la poussière, Eric prétendait qu’il ne la voyait pas, qu’il ne savait pas de quoi elle parlait mais que, si cela l’ennuyait à ce point, elle pouvait embaucher une nouvelle femme de ménage.
Et oui, elle aurait pu embaucher une nouvelle femme de ménage, mais elle n’avait même pas pu trouver l’énergie de le faire, pas après la dernière qu’ils avaient employée, et son accident sur les marches à l’arrière de la maison, elle avait glissé sur le verglas en sortant un sac poubelle. Et même avant cela, ses allergies, ses éruptions cutanées, et la culpabilité éprouvée par Holly, car elle payait une autre femme, une femme plus pauvre, une femme parlant espagnol, pour se charger à sa place de cette tâche intime qu’elle aurait été tout à fait capable d’accomplir elle-même.
Poussière, épuisement, c’était dans l’air :
Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
Répète cette phrase, pensa Holly. C’est un refrain. Comme dans un poème. Écris-la. Écris de quelle manière un visage fantôme a finalement pointé son nez en ce matin de Noël (ils avaient dormi si tard) et s’est dévoilé.
Quelque chose qui avait été là depuis le début. À l’intérieur de la maison. À l’intérieur d’eux-mêmes. Cette chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux.
*
Mais pas le bébé ! Pas Bébé Tatty ! Évidemment pas le bébé. C’était eux qui avaient ramené le bébé Tatiana de Russie. Elle ne les avait pas suivis, elle n’était ni un revenant ni une malédiction d’un autre pays.
Non. Évidemment pas Bébé Tatty enveloppée dans son Doudou Cracra. Pas Tatty la Beauté. Superbe danseuse russe, singe hurleur, petit ange, vagabonde, amour de leurs vies. Pas Tatiana.
Non. Quelque chose. Et le seul point commun avec leur fille était que cette chose était revenue avec eux de Russie.
Holly s’efforçait encore simplement de se réveiller, s’imaginant un stylo à la main, en train d’écrire ça… Il était tard, mais à quel point ? Dix heures ? ! Pourquoi dormait-elle encore, ou pourquoi s’était-elle rendormie, un matin de Noël ? Elle tapota la place près d’elle à la recherche d’Eric. Je vous en prie, mon Dieu, pensa-t-elle, faites qu’il ne soit pas là. Faites qu’il ne soit pas là afin que je puisse avoir quelques minutes de solitude pour écrire. Elle avait presque réussi à soulever ses paupières de plomb. Je vous en prie, mon Dieu, faites qu’il ait emmené Tatty avec lui à l’aéroport pour aller chercher ses parents. Donnez-moi une demi-heure pour écrire ça, pour comprendre, pour considérer cette chose. Autrement, elle oublierait, elle le savait, et alors elle ne saurait jamais cette chose qu’elle savait. Elle ne deviendrait jamais une pensée aboutie, encore moins un poème, cette chose qui…
Qui avait brisé trois des verres à eau irisés de sa mère ! Et rayé tous leurs CD, comme au canif. Les avait rendus inutilisables. Jamais remplacés. Pas même encore téléchargés sur iTunes – (mais s’y seraient-ils jamais résolus ?) La Water Music. Les Quatre Saisons. Patti Smith. Et même les Beatles. Holly avait-elle au moins entendu depuis, ne serait-ce qu’une fois, ces chansons des Beatles ? Ne serait-ce qu’à la radio d’une voiture qui passait ? C’était comme si ces chansons (« Norwegian Wood », « I Want to Hold Your Hand ») n’avaient jamais été composées ni jouées.
Et le chat. L’horreur de ce qui s’était passé. Et avant cela, la poule, leur préférée. De quelle manière les autres volailles s’en étaient prises à elle. Ne la tuant même pas à coups de bec, mais la picorant jusqu’à un état si proche de la mort qu’elle n’était plus qu’une déchirure oubliée, abandonnée derrière les autres qui avaient repris le cours de leur vie.
Et le carnet empli de poèmes qui lui avait été dérobé en même temps que son sac à main au café, et son ordinateur portable empli de poèmes, volé à l’hôtel en Californie – volé dans le coffre-fort.
Et la femme de ménage, Concordia, que Tatty avait tant aimée mais qui avait souffert d’allergies et de rougeurs qu’elle n’avait jamais eues auparavant, quand elle avait commencé à faire le ménage chez eux, et qui s’était ensuite tordu la cheville sur le verglas dans l’escalier, à l’arrière de la maison (en sortant leur poubelle, pleine de bouteilles en plastique que Holly aurait dû recycler), et qui n’était jamais revenue.
Et, mon Dieu, Holly avait presque oublié la fille de Kay, sa collègue de travail – une jeune femme de vingt-deux ans percutée par une voiture en traversant la rue au feu rouge, sur les clous et par une journée parfaitement ensoleillée. Comme Holly avait eu le sentiment complètement irraisonné qu’elle était responsable de cet accident ! Après tout, Holly n’avait jamais apprécié Kay et, la veille du drame, elle avait posé brutalement un manuel de l’employé sur le bureau de Kay en lui ordonnant de le lire (elle en avait assez de ses retards, de ses coups de fil personnels, mais quelle différence tout cela faisait-il ?), et ce soir-là, Kay était rentrée chez elle avec le manuel, en larmes, et (qui sait ?) peut-être avait-elle confié à sa fille qu’elle avait des ennuis au bureau, peut-être la fille avait-elle traversé la rue trop vite le jour suivant, inquiète pour sa mère et sans regarder de chaque côté ?
« C’est insensé, avait dit Eric à Holly. Si l’univers fonctionne de cette manière, cela signifie que tu es, toi-même, Dieu. Je croyais que c’était toi l’athée, celle qui n’avait aucune superstition. »
Mais si ça n’était pas aussi insensé que ça ? Et s’ils avaient rapporté quelque chose de Russie ? Une chose malveillante. Ou qui désirait à tout prix retourner à ses origines ? Peut-être cette chose désirait-elle repartir là-bas !
Une des infirmières ne les avait-elle pas mis en garde ? À tout le moins, essayé de les mettre en garde ? Celle à la paupière tombante et aux cheveux de princesse Renaissance, qui dévalaient son flanc en une tresse d’or, et semblaient imprégnés d’huile.
Quel était son nom ? Theodota ?
C’était celle qui arborait une chose étrange prise dans une bulle de verre épinglée au-dessus de sa poitrine. Une rose séchée, avait-elle dit à Holly, une rose qui avait touché le tombeau d’un saint quelconque – le saint patron des malades de l’estomac, une affection qui avait tourmenté Theodota pendant la majeure partie de sa vie. Aux yeux de Holly, la chose dans la bulle ressemblait à une sorte de tumeur, asséchée et interne, et elle s’était âprement plainte auprès d’Eric des manies religieuses des infirmières sibériennes. Les gens n’étaient-ils pas censés en avoir fini avec la religion dans cet endroit abandonné de Dieu ?
« Non. Ça, c’est nous, avait-il répondu. Tu confonds les Russes et les Américains. Ce sont les Américains qui ont abandonné Dieu. Les Russes l’ont retrouvé. »
Il avait toujours défendu la religion, n’est-ce pas ? Bien qu’il ne fréquentât aucune église, ne priât aucun dieu. C’était une manière de défendre ses parents, supposait-elle, que, d’après lui, elle critiquait chaque fois qu’elle critiquait religion, valeurs démodées ou aliments en bocaux.
Était-ce en Sibérie que la chose sur le poing d’Eric avait commencé de germer, de pousser juste sous sa peau ? Holly se rappelait vaguement qu’une de ces infirmières à l’orphelinat Pokrovka n° 2, peut-être Theodota elle-même, avait jeté un regard appuyé vers sa main, secouant la tête, essayant de lui communiquer quelque chose en s’exprimant lentement et prudemment en russe, sans qu’Eric ni Holly ne comprennent un mot.
À propos de Tatiana, Theodota avait dit : « Non. Ne lui donnez pas un prénom russe. Donnez-lui un prénom américain. Ou bien elle reviendra. »
Les infirmières l’avaient baptisée Sally. Elles avaient expliqué à Eric et Holly : « On donne un nom américain pour que, dans sa vie et dans sa mort, elle ne soit pas agitée en Amérique, ou qu’elle n’essaie pas de revenir en Russie.
— Mais nous voulons qu’elle soit fière de ses origines russes, avait tenté d’expliquer Holly, à son tour, sans être certaine pourtant que son anglais puisse être compris. Nous voulons l’appeler Tatiana car c’est un superbe prénom russe pour une superbe petite fille russe. »
L’infirmière avait fait les gros yeux et secoué la tête avec frénésie.
« Niet, niet, non, dit-elle. Sally. Ou alors… » Elle s’était aussitôt radoucie comme si elle avait l’intuition qu’ils étaient capables d’un compromis : « Appelez-la Bonnie. Bonnie and Clyde, non ? »
Holly avait souri, mais avait peiné à garder une certaine légèreté. Elle dit : « Non, Tatiana.
— Non », avait rétorqué l’infirmière.
« Oh, mon Dieu, s’était exclamée Holly, plus tard. Qu’est-ce qui cloche chez ces gens ? »
Même Eric, à ce stade, avait suffisamment retrouvé son sens de l’humour pour secouer la tête d’incrédulité devant les superstitions de ces gens de Sibérie.
Mais s’il n’y avait eu que ça ! Lors de leur seconde visite à l’orphelinat, pendant leur voyage en train depuis Moscou, le contrôleur, désirant pratiquer son terrible anglais, leur avait expliqué qu’il portait toujours, sous son uniforme, un cilice – qui s’avéra être, dans ce cas précis, une croix en fil barbelé sur une chaîne. Le contrôleur déboutonna sa chemise pour la leur montrer – une croix primitive, de la taille d’une main d’enfant accrochée à un bout de ficelle – ainsi que les égratignures sur son torse à peine velu (se pouvait-il qu’il eut trente ans ?) que la croix barbelée avait dessinées. Il expliqua que les rails du Transsibérien passaient sur les tombes des prisonniers qui les avaient posés, comme si cela justifiait le besoin de cette croix punitive de barbelé qu’il portait contre son péché.
Holly était horrifiée, mais Eric avait été séduit. Aucun d’eux ne s’était attendu à ce genre de pratique de la part des Russes. Ils avaient peut-être imaginé des projecteurs et des bouteilles de vodka et des fils barbelés et des citoyens hostiles et militaristes – bien qu’en vérité ils n’y aient même pas réfléchi de manière aussi poussée. Holly et Eric avaient-ils même cru à l’existence de la Russie, de la Sibérie, avant d’y mettre les pieds ? N’avaient-ils pas pensé que l’agence d’adoption avait juste été descriptive, en nommant ce lieu « Sibérie » – ce qui avait toujours été pour Holly une façon de décrire un endroit, et non pas un véritable endroit. En fait, quand l’agence d’adoption s’était occupée de leurs billets d’avion, Holly avait peut-être pensé que, par « Sibérie », on devait juste entendre « hors des sentiers battus » ou « sauvage ». Pas que l’orphelinat était réellement situé en Sibérie.
Mais c’était bien en Sibérie qu’ils s’étaient retrouvés. La Sibérie existait. Il y avait des bouteilles de vodka et des projecteurs et des fils barbelés, comme Holly s’y était attendue, et il y avait également des femmes portant des foulards, des charrettes chargées de paille, des hommes lugubres en uniforme, quelques superbes jeunes filles arborant des chapkas – rien de tout cela ne l’avait surprise. Bien que Holly fût surprise par tout le reste. Tout. Et plus particulièrement par les superstitions. À l’orphelinat Pokrovka n° 2, comme les bébés toussaient et avaient de la fièvre, les infirmières avaient demandé à Holly et Eric de porter des colliers de gousses d’ail. Elles leur avaient tendu de véritables gousses d’ail suspendues à des bouts de ficelle grise. Pour repousser les microbes ? Ou… ?
N’importe où ailleurs, Holly aurait refusé, mais à l’intérieur de l’orphelinat Pokrovka n° 2, elle passa le collier d’ail autour de son cou, avec joie et gratitude. À ce stade, elle aurait fait n’importe quoi – se serait ouvert les veines, se serait gavée de cendres, aurait promis son âme au diable – afin de tenir dans ses bras ce bébé pour lequel ils avaient fait tout ce chemin, rien que pour cela : le tenir.
Ce bébé qui ne porterait certainement pas le prénom de Sally. Holly et Eric avaient su depuis le début qu’ils l’appelleraient Tatiana. Cela signifiait reine des fées en russe.
Bébé Tatty.
*
« Voici le bébé », dit une infirmière, apparaissant soudain dans l’encadrement d’une porte. Holly s’était attendue à passer tout d’abord par une heure de paperasse, ou bien une longue marche dans un couloir. Elle les avait imaginés, Eric et elle, debout devant la porte d’une chambre forte pendant qu’un garde poussait un verrou. Au lieu de quoi, à peine avaient-ils passé les colliers d’ail par-dessus tête et s’étaient-ils installés dans la salle d’attente qu’ils avaient entendu ces mots, prononcés avec un fort accent mais d’une voix musicale et féminine : Voici le bébé.
Holly avait levé les yeux vers l’embrasure de la porte pour découvrir qu’un flot étonnant de lumière se déversait d’une fenêtre, ou bien d’un mur entier de fenêtres, quelque part dans le dos de cette infirmière, et que les cheveux de celle-ci, clairs et coupés presque à ras, rayonnaient tel un halo. Cette infirmière (qu’ils ne revirent jamais plus, bien qu’ils l’aient demandé) avait un visage de chérubin, un sourire éblouissant – dents bien rangées et lèvres luisantes. Elle aurait très bien pu descendre d’un nuage ou sortir d’un écran de cinéma, avec cet enfant dans les bras. Elle aurait pu incarner quantité de créatures surnaturelles – ange, fée, déesse – ou bien passer pour une actrice engagée pour jouer le rôle de l’une de ces créatures, ce jour-là. Difficile de détourner le regard de son visage, pour contempler ce qu’elle tenait dans ses bras.
Eric a toujours prétendu que Tatty était enveloppée dans une couverture bleue, mais Holly savait que ce n’était pas le cas. Leur fille était enveloppée dans une couverture d’un gris sale, et Holly avait eu l’impression que le soleil essayait de la laver, de la blanchir, de la bénir. Le soleil essayait de faire rayonner le bébé. Le soleil désirait que Holly aime l’enfant, qu’elle la prenne en pitié, qu’elle la ramène chez elle. Comment le soleil aurait-il pu savoir qu’aucun effort n’était requis de lui ? Son regard passant du visage de l’infirmière au bébé enveloppé de gris dans ses bras, Holly dut se retenir pour ne pas tomber à genoux, ne pas se mettre à hurler à gorge déployée. Au lieu de cela, elle agrippa Eric si fort que, plus tard, alors qu’ils s’éloignaient de l’orphelinat après cette première visite, ils avaient ri du fait qu’elle ait pu le meurtrir et contusionner – et, de fait, c’était le cas. Quand Eric avait ôté sa chemise ce soir-là, ils avaient découvert, juste au-dessus de son coude, une trace violette en forme de petite conque.
Quand l’infirmière fut entrée complètement dans la pièce, Holly se leva et on déposa le bébé dans ses bras.
Holly prit sa fille contre elle et, avant de la voir ou de la sentir ou de l’entendre, elle l’aima – comme s’il existait un organe et une partie de son cerveau qui auraient été l’œil ou le nez ou l’oreille de l’amour. Le premier sens. Il n’avait jamais été sollicité auparavant. En cet instant, Holly prit conscience qu’il était, en fait, son sens le plus affûté.
Le second sens : l’odorat. Holly associerait à jamais sa fille et son amour pour elle à cette impression sensorielle secondaire – l’empreinte boueuse, en forme de sabot, de la gousse d’allium sativum, mûr et riche, dans son parchemin déchiré, accrochée à son cou, contre sa poitrine, entre le bébé et elle. Et une couche souillée. Et l’odeur du lait caillé et des céréales détrempées dans le col humide de la robe miteuse et usée dont on avait affublé le bébé, comme pour le leur vendre – comme s’ils avaient besoin d’être convaincus de s’emparer d’elle ! –, le vêtement parsemé de quelques marguerites délavées pour faire bonne mesure.
Et Holly se rappelait à quel point, alors, cette fois encore, elle avait éprouvé le besoin d’écrire. Elle avait voulu griffonner quelque chose de cet instant sur un bout de papier avant de perdre les mots. Mais, bien sûr, elle n’en avait pas eu le temps. Même dans les toilettes, après qu’ils eurent été obligés de rendre leur fille à cette infirmière et de s’en aller, Holly n’avait pu écrire. Cul nu contre la faïence froide, fouillant dans son sac pendant que son mari allait et venait derrière la mince porte, elle n’avait pu mettre la main sur un stylo.
*
À présent, il fallait qu’elle trouve un stylo pour écrire cela :
Quelque chose les avait suivis depuis la Sibérie jusque chez eux.
Depuis l’orphelinat. L’orphelinat Pokrovka n° 2.
Il lui fallait un stylo et une demi-heure toute seule avant la belle-famille et le rôti dans le four et les Cox. Mon Dieu, les Cox. Qui s’installeraient à table en attendant qu’elle leur fasse la causette. Et leur horrible fils, qui semblait être né sans âme. Garçon vide. Une absence parmi eux. Holly n’avait pas ressenti le besoin d’écrire depuis tant de semaines, mois, années – et si elle ne le faisait pas maintenant, si elle ne parvenait pas à se réveiller tout à fait et à trouver un stylo, si elle ne s’accordait pas une demi-heure toute seule, cela passerait, et peut-être le désir ne reviendrait-il jamais, jamais plus.
Elle déplaça sa main vers le côté du lit d’Eric, vers l’espace qu’elle espérait trouver vide, l’espace qu’elle avait besoin de trouver inoccupé, les draps frais, Eric parti, afin qu’elle puisse avoir quelques minutes pour elle…
Mais il était là, et Holly le sentit se réveiller brusquement, puis Eric se redressa si vite en position assise que la tête du lit cogna contre le mur derrière lui, alors Holly fut, elle aussi, complètement réveillée, prenant conscience que la chambre était bien trop lumineuse, et Eric, le constatant également, sortit aussitôt du lit, debout près d’elle, il cria : « Seigneur. On ne s’est pas réveillés. Bordel. Il est dix heures et demie. Mes parents doivent déjà être en train d’attendre dans ce foutu aéroport, et les fichus Cox seront là dans une heure. Bon sang, mais où est Tatiana ? Pourquoi ne nous a-t-elle pas réveillés ? Seigneur. Holly. Il faut que j’y aille ! »
Puis il n’était plus là.
Holly venait à peine de poser les pieds par terre qu’elle entendit le moteur de la voiture d’Eric dans le garage, et la porte du garage s’ouvrir. Eric n’était pas le genre d’homme à faire crisser les pneus en sortant de l’allée, mais ce fut néanmoins ce qu’il fit, et Holly l’interpréta comme il se devait – l’insinuation de sa responsabilité. Évidemment. Évidemment, si ses parents attendaient déjà à l’aéroport, inquiets ou malades ou râlant, ce serait d’une certaine manière sa faute à elle. Quand les frères d’Eric arriveraient plus tard, ils diraient : « Pourquoi diable Eric était-il en retard pour aller chercher papa et maman ? » – comme si la question impliquait la réponse, puisque toutes deux étaient destinées à Holly.
Et, comme Eric s’était exclamé, où diable était Tatiana ? Se pouvait-il qu’elle dorme encore ? Holly était-elle allée jeter un coup d’œil dans la chambre de sa fille, à peine une ou deux heures plus tôt (bras pâle, couvre-lit pâle ?) ou bien l’avait-elle rêvé ? Était-ce avant ou après s’être réveillée, en sachant que quelque chose les avait suivis…
Holly ressentait encore le besoin de l’écrire, et fut à la fois surprise et ravie de ressentir encore ce besoin.
Mais qu’avait-elle voulu écrire exactement ?
Que quelque chose était revenu avec eux de Sibérie.
Que cette chose les avait, d’une certaine manière, suivis ? Était-ce là l’explication avec laquelle elle s’était réveillée, la Chose qui avait causé toutes les tragédies inexpliquées des treize derrières années ?
Et quelles étaient-elles au juste ? Rien. Ils étaient tous en vie, après tout, non ? Qu’y avait-il d’autre à y voir, alors, que les malheurs ordinaires que tout un chacun endure pendant treize ans dans une ville américaine typique ? Les calamités moyennes d’une famille normale ? Ils avaient connu bien plus de moments de joie que de chagrins au cours de ces treize années !
Bien sûr, on lui avait volé son carnet de notes et son ordinateur portable. Mais le voleur qui lui avait subtilisé son sac dans le café n’en avait pas eu après ses poèmes. Il en voulait à son argent. Se faire voler son sac arrivait à nombre de femmes qui l’abandonnaient sur leur table quand elles allaient faire remplir leur tasse de café. Et comme elle avait été stupide de laisser un ordinateur portable (sans aucune sauvegarde du disque dur !) dans un hôtel d’une grande ville et de croire qu’il serait en sécurité dans un coffre sécurisé !
Et tout le reste ? La femme de ménage ? L’accident de la fille de Kay ? Le chat avait connu une mort ordinaire d’animal domestique, se faufilant par la porte et se précipitant dans la rue. Et la poule, Sally. Qu’est-ce qu’ils croyaient ? Eric et elle ne connaissaient rien aux poules et à leurs habitudes quand ils en avaient eu. Voilà bien une chose que tous les voisins avaient comprise quand cette ville peuplée d’universitaires pas dégourdis et d’employés de sociétés de services en informatique avait fait passer un décret autorisant les volailles d’agrément.
Et les changements dans son mariage ? Bon, Eric et elle avaient tout simplement vieilli. Holly l’oubliait parfois. Au lieu d’inspecter le visage d’Eric, ou le sien dans le miroir, chaque jour, Holly avait pris l’habitude d’examiner chaque matin les visages du passé, encadrés sur le mur du couloir, à côté de la salle de bains.
Eric et elle, treize ans plus tôt, tous deux dos au mur nu et neutre de l’orphelinat Pokrovka n° 2, tandis que, dans les bras de Holly, Bébé Tatty levait de grands yeux vers le visage de sa nouvelle mère. Sur ce cliché, l’image de l’un et l’autre suggérait ceux qu’ils seraient treize ans plus tard. Les cheveux roux d’Eric grisonnaient déjà un peu aux tempes, et sa forme physique, sa silhouette (tous ces joggings et ces matchs de basket : il n’avait que quarante-deux ans alors) commençaient déjà à s’étioler à cause de son problème de genou. Son torse paraissait mince sous sa chemise blanche, et il était facile d’imaginer qu’avec l’âge cet homme mincirait plutôt qu’il ne grossirait.
Et elle. Holly avait trente-trois ans, et ses cheveux étaient encore d’un blond naturel. Elle n’avait pas encore besoin de porter des lunettes, pas vraiment (ou elle avait été trop vaniteuse pour en porter) et, bien qu’elle aussi ait été plus forte qu’aujourd’hui, ce poids s’était réparti différemment sur son corps. Elle arborait alors ses doux rembourrages en d’autres endroits.
Même Bébé Tatty avait déjà ce regard qui avait fait d’elle Tatiana. Ces yeux-là étaient d’un noir intense, et ses cheveux étaient déjà plus longs que Holly ne l’avait déjà vu sur une enfant aussi jeune. À l’orphelinat Pokrovka n° 2, les infirmières l’avaient surnommée Raiponce Noir de Jais. N’importe qui à la vue de cette photo encadrée et clouée dans le couloir aurait pu imaginer celle qu’elle était aujourd’hui – une belle adolescente aux longues jambes, arborant toujours ces cheveux soyeux qui couvraient ses épaules, et ces yeux noirs.
« Tatiana ? » appela Holly dans le couloir, tout en se massant le front. C’était vrai, elle s’en rendait compte, elle avait la gueule de bois. Pas trop sévère – mais elle craignait que ce dernier lait de poule au rhum ne la hante toute la journée.
« Tatiana ? » appela-t-elle de nouveau. Il n’y eut aucune réponse. Se pouvait-il que Tatiana eût quitté la maison ? Mais pour aller où, pourquoi ? Si ce n’était pas le cas, il était impossible qu’elle dorme encore. Elle devait alors être délibérément et fermement résolue à ne pas faire de bruit pour réagir à l’appel de sa mère – ce qui aurait été une manière de punition, peut-être, dirigée contre Holly, pour ne pas s’être réveillée. Holly se frotta les yeux avec le pouce et l’index, soupira, s’apprêta à appeler à nouveau puis suffoqua, réprimant un cri de surprise quand elle découvrit sa fille à quelques centimètres d’elle, la regardant, apparemment d’un air désapprobateur, parfaitement immobile sur le seuil de sa chambre. « Seigneur, Tatty », dit Holly. Il lui fallut une seconde pour reprendre son souffle. « Tu m’as fait peur. Depuis combien de temps es-tu là ?
— Joyeux Noël, répondit Tatiana. Dis donc, j’ai cru que vous étiez partis pour dormir jusqu’au Nouvel An, papa et toi. » Elle émit ce soupir exagéré d’adolescente qu’elle avait perfectionné toute cette dernière année – un soupir qui parvenait à exprimer, en une simple expiration, à la fois l’amertume et le détachement, un bruit qui ne manquait jamais de rappeler à Holly la neige en Sibérie ce Noël-là – pas le Noël orthodoxe russe, mais celui américain qu’on fêtait à l’orphelinat Pokrovka n° 2 lors de leur première visite. Holly s’était attendue à ce que cette neige de Noël en Sibérie s’accumule, comme cela arrivait dans le nord du Michigan de son enfance, et s’organise en congères et en murs. Mais ça n’était pas arrivé. La neige flottait simplement. Un flottement sans fin. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter. C’était de la neige, c’était solide, on pouvait la voir, mais elle faisait corps avec le vent. Exactement à l’image du soupir de cette adolescente.
« Nous étions fatigués », dit Holly en tentant de ne pas paraître trop confuse. Pourquoi devrait-elle l’être ?
« J’imagine, répondit Tatty.
— Je me suis levée il y a environ une heure et tu dormais profondément, alors je suis allée me recoucher.
— Je ne dormais pas, dit Tatty. Cela fait des heures que je ne dors plus. Tu le sais.
— Eh bien, tu avais vraiment l’air endormie. » Toujours discuter, pensa Holly. Elle dépassa sa fille sur le seuil, sentit, sur elle, l’odeur de menthe du shampoing à l’huile d’arbre à thé, et de la verveine de L’Occitane, dont elles avaient acheté deux flacons au centre commercial parce que Tatiana ne voulait pas partager le sien avec Holly, bien qu’il s’avérât par la suite que Holly ne pouvait pas l’utiliser. Il lui donnait la migraine. Elle ajouta la verveine à la liste des fleurs dont elle ne pouvait porter le parfum plus de dix minutes sans se sentir mal – muguet, magnolia, gardénia.
« Est-ce qu’on va prendre le petit déjeuner ? Alors on n’ouvre pas les cadeaux ? Papa est déjà parti à l’aéroport ? Il n’était pas censé m’emmener avec lui ? » Questions hostiles, rhétoriques. Tatty ne geignait pas. Son ton était celui du reproche, du défi.
« Écoute, répondit Holly en contournant l’îlot de cuisine, s’efforçant de ne pas paraître autant sur la défensive qu’elle ne le sentait. Pourquoi ne nous as-tu pas réveillés si tu avais hâte de faire tout ça ? Papa est parti sur les chapeaux de roues parce que Gin et Gramps sont déjà probablement en train de récupérer leurs bagages. Et j’ai dix millions de trucs à faire. Tu ne peux pas te préparer un bol de céréales ou autre chose ?
— Et les cadeaux ? »
Holly entrouvrit les lèvres, secoua la tête, expira, se tourna vers la cafetière, appuya un bon coup sur le bouton bleu pour la rallumer – elle avait été programmée pour passer, à sept heures, le café qui avait depuis longtemps refroidi dans la carafe en verre.
« Les cadeaux attendront le retour de ton père. Tu sais ce qu’on t’offre, de toute façon. »
Tatiana se tourna alors et repartit dans sa chambre. Son débardeur était d’un blanc presque trop éclatant à regarder avec tous ses cheveux bruns tombant entre ses omoplates, et elle roulait des hanches, et son pantalon de sport était tellement remonté et tendu entre ses cuisses que c’en était presque obscène. Les fesses de son popotin de bébé. Le tissu moulant son pubis. Holly détestait imaginer ce qu’un homme pourrait penser en regardant ces superbes fesses. C’est alors qu’elle se rappela, à la vitesse d’une gifle, que bien qu’elle fît semblant d’être une femme, d’y ressembler, sa fille n’était réellement qu’une enfant. Et c’était le jour de Noël. Holly aurait dû programmer son réveil. « Chérie », appela-t-elle, d’une voix plus douce, sur un ton désolé, mais sa fille refermait déjà la porte de sa chambre derrière elle.
*
C’était aussi à Noël qu’ils s’étaient rendus la première fois en Sibérie, qu’ils avaient vu Tatty, bien que, après tout l’épuisement, l’euphorie et les semaines de préparation de leur voyage, Eric et Holly aient complètement oublié que c’était un jour de fête et quelle signification pouvait avoir leur arrivée à l’orphelinat Pokrovka n° 2 le matin du 25 décembre.
Mais il n’y avait aucun signe qu’on fêtait Noël ce jour-là à l’orphelinat, puisque pour les Russes il restait encore treize jours avant la célébration orthodoxe. Eric et Holly l’auraient eux-mêmes complètement occulté, n’eût été l’autre couple d’Américains séjournant à l’hôtel tenu par l’orphelinat. Ce couple avait apporté des cadeaux pour leur nouveau bébé – couvertures et chaussons enveloppés dans du papier vert et rouge – et des savons de luxe, des chocolats et des foulards en soie pour les infirmières. C’était, Holly le comprit, ce qu’ils auraient également dû prévoir, mais il était trop tard. Ils étaient à plus de onze mille kilomètres des magasins Macy.
« Ce n’est pas grave, dit l’autre future mère américaine. Ils ne sont pas très versés dans ces histoires de Père Noël. La plupart du temps, ils fêtent le Nouvel An, pas Noël. Ils boivent surtout beaucoup. Personne n’attend de cadeaux. »
Mais arriver à l’orphelinat le 25 décembre sans un seul présent pour leur enfant ou celles qui en prenaient soin, cela préoccupa Holly. Terriblement. Sans qu’elle pût l’oublier. Son premier échec de mère. Quelle différence cela faisait-il qu’elle fût la seule à le savoir ou à s’en soucier ? Elle était la seule qui avait besoin de le savoir ou de s’en soucier.
*
Holly regarda le sapin. Tatty avait dû brancher les guirlandes. Les loupiotes miniatures luisaient faiblement, comme des pointes de crayon électriques, dans la lumière vive qui se répandait de la baie vitrée. Aux yeux de Holly, ces petites lumières parurent vaines – elles éclairaient à peine dans toute cette luminosité. Juste des petits nœuds d’effort. Bien trop d’efforts. Elle eut envie de les débrancher, jusque plus tard, quand l’obscurité leur donnerait une raison d’être allumées, mais elle n’en fit rien, parce que Tatty voulait qu’elles soient allumées.
Tatty semblait excitée par Noël, bien qu’il soit difficile pour Holly d’en juger. Ces derniers temps, sa fille s’excitait rarement pour autre chose que Tommy, à cet âge où, si on lui avait proposé un million de dollars, elle aurait tout bonnement levé les yeux au ciel et tendu une main alanguie pour les prendre. L’autre jour, elle était parvenue à excéder Holly en déclarant qu’« une des raisons » pour lesquelles elle « redoutait Noël » était que Tommy et son père seraient à Jackson Hole toute la semaine. « Pas de Tommy. Tommy est mon Jésus-Christ.
— Tatty, avait rétorqué Holly. Ne blasphème pas.
— Oh. D’accord », avait répondu Tatty avant de faire mine de porter un joint à ses lèvres et d’inhaler.
Holly avait aussitôt tourné le dos à sa fille.
Mais en dépit du fait qu’Eric et Holly dormaient encore, Tatty s’était certainement levée pour venir dans le salon brancher les guirlandes du sapin. Comme si elle était redevenue une petite fille. Et sa déception en apprenant que son père était déjà parti indiquait qu’elle avait souhaité ouvrir ses cadeaux, comme ils l’avaient toujours fait, à peine levés, le matin de Noël, avant d’aller chercher la famille et que les invités arrivent – bien que cette année aucune surprise ne l’attende sous le sapin. Elle savait parfaitement quels étaient ses cadeaux, ayant pris soin d’en noter les détails précis (jusqu’à l’ISBN pour certains d’entre eux !) afin que Holly puisse les commander sur Internet.
Malgré tout, Tatty s’était réveillée avant Holly et Eric, et elle était venue ici, seule, pour allumer les guirlandes du sapin, comme si, malgré sa « crainte » de la famille, des fêtes et de l’absence de Tommy, elle était excitée par Noël.
Holly se rendit devant la porte close de la chambre de sa fille et dit : « Chérie ? Tatty ? »
Pas de réponse. Évidemment. Elle ne lui répondait jamais tout de suite, ça n’arrivait plus, quand Holly l’appelait. Ces derniers temps, Tatty aimait que sa mère se donne du mal.
« Tatty. Tu peux ouvrir ta porte ? »
On entendit le raclement des pieds de la chaise de Tatty sur le plancher en bois. Elle avait dû s’éloigner du bureau, de son ordinateur. C’était un bruit tellement familier aux oreilles de Holly qu’elle l’entendait parfois dans son imagination alors même que sa fille n’était pas à la maison.
« La porte n’est pas verrouillée », lança Tatiana d’une voix assez forte pour que sa mère entende, mais pas fort au point que cette dernière croie que Tatiana l’invitait à entrer. C’était supposé être une réponse à contrecœur, et également exaspérée, indiquant que Holly savait très bien que la porte n’était pas fermée à clé. C’est ce qu’elle répondait chaque fois que Holly frappait à sa porte. Tatty tenait à souligner le fait qu’elle ne fermait pas sa porte à clé – qu’elle n’avait pas, ni n’avait eu, ni même n’aurait jamais de raison de fermer la porte de sa chambre à clé – depuis que Holly avait installé un crochet et un anneau sur la porte et son montant afin que sa fille puisse préserver son intimité.
« Que je puisse préserver mon intimité ? avait demandé Tatty, l’air offensée, le jour où Holly avait posé le verrou. Ça veut dire quoi ?
— Eh bien, avait répondu Holly. À ton âge, j’avais toujours peur que quelqu’un me surprenne dans ma chambre, aussi j’ai voulu m’assurer que tu aurais le sentiment que ton intimité était respectée dans cette maison.
— Ouais, super, merci, avait dit Tatty, plissant les yeux et secouant la tête. Et que pourrais-je faire dans cette chambre qui nécessiterait l’intimité, maman ? »
Holly avait alors vraiment rougi, comme si on venait de lire à voix haute une sale pensée qu’elle aurait eue. Elle haussa les épaules. Elle dit : « Je ne sais pas. C’est justement pour ça ! Maintenant tu peux fermer ta porte à clé pour que papa et moi ne débarquions plus sans prévenir. »
Tatiana avait tourné le dos à sa mère, se concentrant de nouveau sur son ordinateur sur l’écran duquel était affiché un devoir à moitié rédigé à propos du 25e amendement de la Constitution des États-Unis – un amendement si assommant et obscur qu’on avait reconnu un certain mérite à Tatiana de s’être portée volontaire pour s’y attaquer.
Holly était restée là à fixer du regard le dos de sa fille, tous ces charmants cheveux innocents qui dévalaient son dos.
*
Raiponce Noir de Jais, l’avaient surnommée les infirmières.
Une telle masse de ravissants cheveux longs et raides, d’un noir d’encre, même à dix-neuf mois.
Et, toutes ces années plus tard, sa peau était toujours celle d’un nourrisson – virginale, aux pores invisibles. Même quand elle passait une journée à l’extérieur, en été, sans mettre d’écran total, Tatiana ne bronzait pas ni ne prenait de coups de soleil. Son teint était de la couleur du lait nuancée d’une goutte de colorant alimentaire bleu. D’un bleu plus sombre au niveau des tempes, et parfois sous ses yeux et au pourtour de la bouche.
« Ouais, mais quand donc Tatty a-t-elle passé une seule journée à l’extérieur en été sans écran total ? » se serait esclaffée Thuy.
Enfermée. Dans une tour. Comme si elle était réellement Raiponce.
Non. Cela n’avait pas été le modus operandi maternel de Holly. Cela n’avait jamais été sa manière de faire. Ce qu’elle avait désiré dès le début pour Tatiana, c’était la liberté. N’était-ce pas pour cette raison qu’elle avait installé le crochet et l’anneau, afin que Tatiana puisse avoir des secrets ? Afin qu’elle puisse…
Quoi donc ?
Dissimuler des objets interdits ?
Comme… ?
Des préservatifs ?
Qu’elle puisse consulter des sites pornographiques sur Internet ? Est-ce que Tatiana avait pensé que sa mère l’autorisait à cela ? Était-ce ce à quoi Holly l’autorisait ?
Seigneur, pas consciemment. Aucune de ces choses n’avait clairement traversé l’esprit de Holly. C’était un geste symbolique, n’est-ce pas ? Destiné à ce que Tatiana sache qu’ils lui faisaient confiance, qu’elle avait des droits dans cette maison.
Et même si elle se livrait réellement à une activité pour laquelle elle aurait eu besoin d’intimité dans sa chambre, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas lui faire cadeau de cette liberté-là ? Quel serait l’intérêt de dissuader une adolescente de telles occupations ? Certaines amies de Tatiana n’avaient le droit de voir que des images approuvées par leurs parents. Leur voisine, Mary Smithers, dont la fille avait l’habitude de passer à la maison pour jouer avec Tatty avant que la famille ne déménage quelques années plus tôt, avait demandé à Holly de l’appeler avant d’autoriser sa fille Bethany à regarder quoi que ce soit sur leur téléviseur. « Nous voulons contrôler ce qu’elle regarde », lui avait dit Mary Smithers, sans même se dérober devant le mot « contrôle ».
Eric et Holly n’auraient pas été moins scandalisés s’ils avaient découvert que Mary Smithers était sur le point d’envoyer Bethany au couvent. Ce n’était pas ainsi qu’ils souhaitaient élever leur enfant, pas à l’époque à laquelle ils vivaient. Ils voulaient que Tatiana sente qu’elle avait sa propre capacité d’action, le droit de décider pour elle-même. C’était une position qu’ils avaient établie avant même de ramener leur fille de Russie, ils voulaient l’élever en libre-penseuse, qu’ils puissent aborder tous les sujets ouvertement. Ils avaient eu pitié de Bethany, avec sa mère qui ne lui faisait pas assez confiance pour affronter la télévision. Et Bethany avait confié à Tatiana : « Nous n’avons pas Internet à la maison parce que mes parents ne veulent pas que j’y aie accès. »
Quelle sorte de message ce comportement transmettait-il donc ? Que le monde extérieur était choquant ? Qu’il fallait protéger son enfant plutôt que lui fournir les outils pour se défendre ?
« Tatiana, à ton âge, il y a peut-être des choses que tu ne veux pas que tes parents sachent ! » avait dit Holly à sa fille, espérant ne pas paraître aussi troublée que sa voix ne le trahissait.
Et Tatiana n’avait pas loupé le coche. Elle avait rétorqué : « Je croyais que tu avais dit que je n’aurais jamais besoin de te cacher quoi que ce soit. »
Holly avait oublié de quelle manière elle avait répondu à ça, mais Tatiana n’avait jamais utilisé, de toute évidence, le crochet et l’anneau, et, chaque fois que Holly frappait à sa porte, Tatiana répondait : « Mon Dieu, maman. Rentre, c’est tout. Ce n’est pas fermé. Je ne ferai jamais rien dans cette chambre que tu ne sois capable d’affronter. »
*
Holly tourna la poignée et ouvrit la porte de sa fille pour découvrir que Tatiana s’était déjà débarrassée de son débardeur blanc et de son pantalon de yoga et avait passé cette atroce robe en velours rouge que Grand-mère Gin lui avait offerte au Noël précédent. Pour leur plus grand malheur, la mère d’Eric cousait. Et tricotait. À chaque anniversaire et Noël, elle confectionnait des vêtements pour ses proches, et elle aimait voir ses proches porter ces vêtements.
« Oh, Tatty ! dit Holly. Tu n’es pas obligée de porter ça ! Grand-mère Gin ne s’en souviendra même pas !
— Peut-être que j’ai envie de la porter, répondit Tatiana en se tournant, le regard noir, vers sa mère. Peut-être que j’aime cette robe. »
Holly entra franchement dans la chambre de sa fille, de plain-pied dans ce familier fracas de senteurs – la douce odeur naturelle des cheveux et de la peau de Tatty mélangée aux parfums et lotions qu’elle utilisait, fruits et fleurs et huiles, et autre chose encore ce matin, légèrement fétide, ou pourri. Tatiana avait peut-être oublié une banane ou une pomme dans un tiroir ? Quelque chose de fermenté. Pas putride, mais qui en prenait le chemin.
Au moins son lit était bien fait. Par terre et sur le bureau étaient étalées des douzaines de photos de Tommy que Tatiana avait téléchargées de son téléphone pour les imprimer, cornées et éparpillées un peu partout, mais c’était là le seul désordre. Tout le reste était plié, épousseté, rangé – tâches auxquelles Tatiana avait dû s’atteler parce qu’on attendait des invités. Bien que Tatty soit devenue sèche et impatiente avec ses parents au cours des deux dernières années, elle demeurait toujours respectueuse envers les autres adultes de sa vie, observant formellement toutes les règles de conduite qu’on suivait par égard pour eux – même celles que Holly jugeait ridicules, comme appeler, après tout ce temps, le père de Tommy, monsieur MacClean. Eric et Holly avaient d’emblée insisté pour que Tommy, ainsi que tous les amis de Tatiana, les appelle par leurs prénoms.
Holly fit quelques pas autour de sa fille en examinant la robe rouge.
Le velours était de mauvaise qualité, lourd – pas vraiment du velours. Une sorte de polyester que Gin avait dû acheter dans une boutique de tissus d’occasion. Elle devait en avoir pris tout un rouleau, Holly en était sûre, et avait confectionné des ronds de serviette et des sets de table avec les chutes. La robe descendait jusqu’aux chevilles de Tatty, tel un costume de l’Ancien Monde. Pas de col. Des boutons en fausses perles dans le dos. Et les épaules étaient ruchées. Le patron devait dater des années quatre-vingt. C’était affreux.
« Chérie, comment peux-tu encore rentrer dedans ? Tu as tellement pris en un an… » Sa fille était passée du bonnet A au C au cours des douze derniers mois, elles avaient dû racheter de nouveaux soutiens-gorge, et avaient emporté, depuis, une demi-douzaine de vieux hauts à la boutique d’occasion Goodwill.
« De toute évidence, je l’ai élargie, répondit Tatiana en secouant la tête.
— Quoi ? demanda Holly.
— Je l’ai élargie, répéta sa fille. Tu sais, avec des ciseaux, du fil ? »
Elle fit alors mine de coudre, et Holly baissa de nouveau les yeux sur la robe. À sa façon, la robe paraissait parfaite. Ginny n’était que précision. Les vêtements qu’elle confectionnait étaient hideux et démodés, mais ils étaient méticuleusement assemblés.
« Comment ? demanda Holly.
— Bon sang, maman. Je te l’ai dit, avec une aiguille, OK ? Ça s’appelle “coudre” ! Allez, laisse tomber. Qu’est-ce que tu voulais, au fait ?
— Je voulais juste te souhaiter un joyeux Noël », dit Holly, regrettant de ne pas paraître plus confuse, et moins exaspérée. Elle s’efforça de se radoucir. « Et je suis vraiment désolée que nous ayons dormi si tard. Dès que papa rentrera avec Gin et Gramps, on ouvrira tout de suite les cadeaux, d’accord ? »
Un tic souleva le coin de la bouche de Tatiana. Holly en eut le cœur brisé ! Elle revit sa Tatty à quatre ans, à qui on annonçait qu’elle ne pourrait pas aller à un goûter d’anniversaire parce qu’elle avait de la fièvre ! Tatiana n’avait jamais été du genre à éclater en sanglots. Non, elle supportait ses émotions comme…
Comme une orpheline, comme une enfant qui avait été abandonnée et qui avait compris, tôt et tout à fait, que la vie était injuste.
« Oh, Tatty, je regrette de ne pas m’être réveillée plus tôt… » Holly ressentit cette fois-ci des remords et une peine sincères.
« Hé, maman, je suis grande… »
Tatiana tourna le dos à sa mère, comme si elle tournait le dos à l’idée même que cela puisse avoir de l’importance – le fait qu’ils se soient réveillés tard, la déception.
Mais c’était le matin de Noël ! Et Tatty avait peut-être imaginé que ce Noël ressemblerait aux Noëls de ses premières années – tous ces matins qui avaient commencé à l’aube, les petites mains moites de Tatty sur leurs joues (« Maman ! Papa ! C’est Noël ! »), et les paquets qu’on déchirait, les cadeaux qui étaient de vraies surprises. Les bas de laine remplis comme par magie de petits animaux en plastique et de barrettes en forme de papillon. Toute la comédie du Père Noël, à laquelle Holly avait mis un terme trop tôt, contre l’avis d’Eric – mais, franchement, qui pouvait affirmer qu’un tel mythe était sain ? Un intrus, chargé de cadeaux. Pour découvrir ensuite que ça n’était qu’un mensonge, perpétré par vos parents ?
Mais, ce matin, Tatty avait peut-être eu envie de revivre ces premières années, et leur excitation, mais ses parents, épuisés par leurs boulots et un dîner de Noël tardif et trop arrosé, suivi de trop de lait de poule, avaient quasiment dormi jusqu’à midi !
« Mon ange », dit Holly en s’avançant vers Tatiana. Elle tendit les bras et serra contre elle le paquet de faux velours rouge qu’était sa fille. Tatty était raide, mais elle ne s’écarta pas. Holly inhala la senteur de musc, d’agrumes et de fleurs qui était la sienne. En partie achetée en magasin, mais en partie simplement celle de Tatty, elle était née avec cette odeur, cette douceur que même l’ail autour du cou de Holly n’était pas parvenu à effacer. Pour Holly, ce bébé-là avait une odeur telle qu’il semblait fraîchement cueilli dans un nid de pousses de viorne sur les branches d’un sapin baumier. Il lui était même venu à l’esprit que les infirmières avaient vaporisé le bébé avec quelque chose, pour qu’elle dégage ce parfum. Puisqu’elles paraissaient si pressées de vendre Tatiana à Eric et Holly – répétant avec insistance : « Jamais pleure ! Jamais malade ! » et la présentant dans la petite robe de coton imprimée de marguerites délavées, certainement ce qu’elles avaient de mieux parmi les frusques de l’orphelinat –, il n’était donc pas impossible qu’elles l’aient inondée de désodorisant pour créer cet effet spécial.
Holly inhala et continua de serrer son bébé de quinze ans dans ses bras. Tatiana ne s’écarta pas, et finit par se ramollir et poser son front sur l’épaule de sa mère. Elles restèrent ainsi plusieurs secondes jusqu’à ce que Holly entende – vaguement, provenant de sous un coussin ou un oreiller quelque part – la sonnerie de son téléphone portable jouant « A Hard Rain’s A-Gonna Fall » de Dylan, et elle brisa leur étreinte pour se précipiter.
*
C’était Eric.
« Holly. Nous sommes déjà en route. À quarante-cinq minutes de la maison.
— Tes parents vont bien ? demanda Holly. Ils ont fait bon voyage ?
— Oui, bien », répondit Eric et son ton indiqua que quelque chose, en fait, n’allait pas, mais également que, ses parents étant dans la voiture avec lui, il ne pouvait pas lui expliquer ce dont il s’agissait.
« Bon, dit Holly. Dois-je me préparer à quelque chose d’inattendu ? » Elle baissa instinctivement la voix en posant la question, bien qu’elle sût que les deux parents d’Eric étaient sourds au point de ne pouvoir entendre ses paroles dans le téléphone portable de leur fils même si celui-ci activait le haut-parleur.
« Peut-être, répondit Eric. Un peu de confusion. Je ne m’y attendais pas. »
Il ne s’y attendait pas. Holly inspira et expira en éloignant la bouche du téléphone afin qu’il n’entende pas. Si cela n’avait pas été aussi prévisible, et si sacrément tragique, elle lui aurait ricané à l’oreille. Elle aurait éclaté de rire. Elle lui aurait dit : « Tu ne t’y attendais pas. Bon sang, mais à quoi t’attendais-tu ? » Combien de temps faudrait-il encore à Eric pour comprendre à quel point ses parents étaient devenus vieux et impotents.
Au lieu de quoi, elle dit : « Oh, mon chéri. D’accord. On fera de notre mieux. Ramène-les à la maison, Eric. »
Elle appuya sur le mot Fin de son téléphone. Comme d’habitude, la communication ne se coupa pas d’emblée et Holly dut appuyer encore et encore sur Fin. Quand elle posa le téléphone et se retourna, Tatiana, de l’autre côté de l’îlot de la cuisine, lissait ses cheveux bruns d’une main élégante – longs doigts, ongles vernis de rouge (pour aller avec sa robe ?). Elle demanda d’un air grave : « Qu’est-ce qui ne va pas, maman ? »
Holly haussa les épaules. « Je ne sais pas, Tatty. Papa était avec ses parents dans la voiture et il a juste dit qu’il y avait un peu de “confusion”. Il doit y avoir un problème. Pas surprenant. Ils vieillissent, ma chérie. Ça devient dur de voyager pour eux. Mais ils seront bientôt là et nous pourrons prendre soin d’eux. Je ferais mieux d’aller me doucher. »
Holly sourit à Tatty qui ne lui retourna pas son sourire. Seigneur. Est-ce que Tatty, comme Eric, allait s’offenser chaque fois que Holly suggérerait que Gin et Gramps se faisaient vieux ? Combien de temps ce déni durerait-il encore ? Holly était-elle la seule à voir ce qui se passait – à voir que ce couple âgé ne devrait pas voyager seul, ne devrait pas vivre seul ? Était-elle la seule à remarquer à quel point Gin et Gramps avaient décliné, rapidement et complètement, ces deux dernières années ? Elle se tourna vers la salle de bains. Dans son dos, Tatiana lui dit : « Joint-yeux Noël. »
Holly inspira brusquement mais refréna son envie de faire volte-face. Elle en était incapable. Si elle le faisait, elle devrait affronter une expression qu’elle ne tenait pas à voir sur le visage de sa fille – condamnation, mépris, aversion ? Elle ne voulait ni voir cela ni le reconnaître – surtout pas maintenant, alors que des membres de la famille en état de confusion et des collègues désagréables étaient en route (et des amies, des amies chères, il ne fallait pas les oublier). Elle n’aurait jamais le temps de tout préparer avant qu’ils n’arrivent tous pour le repas de Noël. Il lui restait encore à prendre une douche, faire cuire un rôti et dresser la table et retaper un lit et…
Et alors cela lui revint comme un lambeau de brise doucement agité par quelques doigts glacés.
Ce quelque chose qu’elle avait tellement désiré noter quand elle s’était réveillée.
Elle avait désiré, elle avait eu besoin de le noter parce que c’était le début de quelque chose qu’elle devait comprendre, ou exprimer, ou déterrer, ou affronter, pourtant elle n’avait pas trouvé deux secondes à elle pour prendre un stylo et être seule afin d’écrire.
Quelque chose les avait suivis jusque chez eux.
Et cela faisait treize ans que cette chose était avec eux dans la maison. Holly avait su depuis le début qu’elle était là ! Mais il avait fallu attendre ce matin pour qu’elle se réveille en sachant qu’elle avait toujours su.
Elle n’avait certainement plus le temps d’écrire maintenant. Si seulement elle n’avait pas dormi si tard. Mais si elle n’avait pas dormi si tard, aurait-elle eu cette révélation, aurait-elle éprouvé ce besoin d’écrire ?
Dans la salle de bains, elle ouvrit le rideau de la douche d’un coup sec. Le flacon de shampoing à l’huile d’arbre à thé de Tatty, qui était tombé du bord de la baignoire, reposait au fond, et Holly souffla, se pencha, le ramassa. Il était bien trop gros, ce flacon, pour rester en équilibre parmi les autres dans le coin de faïence. Elle avait pourtant dit à Tatty qu’elles devaient acheter le format plus petit, pour cette raison précise, mais Tatty était restée plantée dans l’allée de Whole Foods avec les deux flacons de shampoing, un dans chaque main, et avait dit : « Maman. Mon Dieu. Le flacon de 250 ml coûte deux dollars de moins que celui d’un litre. Tu sais combien on gaspille d’argent, sans compter le plastique ?
— Tatty chérie, avait répondu Holly. Nous ne sommes pas obligées de toujours acheter les produits en format économique. Il existe un concept qui s’appelle l’aspect pratique. Il est plus pratique de ne pas avoir un gigantesque flacon de shampoing dans la salle de bains ou un pot de beurre de cacahuète format industriel dans le garde-manger.
— Ouais, maman, et c’est pour ça qu’on est toujours à court de tout, y compris d’argent.
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? » avait demandé Holly. Quand avait-elle abordé ne serait-ce qu’une fois le sujet de l’argent avec Tatty ? Quels que soient les soucis financiers qu’Eric et Holly rencontraient, ils étaient tous les deux d’accord sur le fait que Tatty ne devait jamais, jamais être préoccupée par ceux-ci. Ils avaient été bien trop tenus au courant, dans leur enfance, des déboires financiers de leurs parents. Ce ne serait pas une charge pour leur fille.
Pourtant, alors même que Holly, au milieu de l’allée de Whole Foods, avait réfuté le besoin d’acheter l’énorme flacon vert, couleur écume de mer, de shampoing bio, elle la prit des mains de Tatty et la déposa dans le Caddie. Ça n’était pas, elle le savait, le terrain dans lequel elle souhaitait s’embourber, pas là, à Whole Foods où, comme elle aurait aimé le faire remarquer à Tatty, on ne venait pas faire ses courses quand on avait des problèmes d’argent. Pourquoi même se soucier de cette histoire de formats économiques dans un magasin qui vendait, sans vergogne, onze dollars certaines minuscules miches de pain ?
Mais que savait Tatty de l’économie ? Elle avait quinze ans. Elle n’en savait rien. De plus, elle avait été endoctrinée par le système scolaire. Tatty se serait laissée mourir de soif dans le désert plutôt que de boire de l’eau dans des bouteilles en plastique. Il y a quelques années encore, Holly n’était pas certaine d’avoir elle-même déjà entendu le mot « durabilité » que sa fille fredonnait comme un mantra, ainsi que son jumeau maléfique, « gâchis ».
Holly venait à peine de pousser le flacon de shampoing dans le coin qu’il roula aussitôt au fond de la baignoire, avec le bruit lourd et solide que ferait une tête humaine, tranchée. Cette fois, elle le ramassa et l’emporta dans le placard à linge. Tatty devrait dorénavant aller le chercher puis le ranger au même endroit si son bonheur dépendait de ce genre de flacon géant.
Elle retourna vite à la baignoire où l’eau battait contre le rideau de douche, en se réchauffant peu à peu. Pas le temps, pas le temps. Le carrelage était froid sous ses pieds nus. Holly s’avança jusqu’au minuscule tapis de bain lilas et ramassa sa chemise de nuit par terre avant de la jeter dans le panier à linge sale. Comme chaque fois qu’elle ouvrait le panier en osier, elle pensa à Bébé Tatty qui, toute petite, y grimpait avant de tirer le couvercle sur elle.
Cela avait été un jeu magnifique, un de ces rituels familiaux qui finissent par faire tellement partie du quotidien qu’il semble impossible qu’un jour on n’y joue plus :
« Où est Tatty ? Oh non, Eric, où est notre bébé ? Je ne la trouve nulle part ! »
Après cinq minutes de cette comédie, la Raiponce Noir de Jais bondissait du panier en osier en criant : « Je suis là ! »
*
Mais la première fois, ça n’avait pas été drôle du tout. Ce matin-là, Holly était entrée dans la chambre de Tatty en s’attendant à la trouver dans son lit de grande fille qui remplaçait le lit de bébé depuis à peine quelques semaines. Tatiana n’y était pas. À sa place, il y avait une poupée Barbie, les draps remontés jusqu’à son menton en plastique, et dont la petite tête reposait sur l’oreiller rose de Tatty. Ses yeux bleus vides fixaient ceux de Holly.
Barbie Allemande, seconde édition, avec ses longues tresses stupides et une expression figée de ravissement surpris. C’était la Barbie que Tatty avait insisté pour avoir quand Holly, tout excitée, lui avait montré la Barbie Princesse impériale russe sur Internet. Bien que Holly eût finalement acheté les deux, la Princesse impériale n’était jamais sortie de la boîte à chaussures dans laquelle Tatty la gardait au fond du coffre à jouets, tandis que la Barbie Allemande dormait chaque nuit avec elle.
« Tatty ? »
C’était ridicule, mais Holly s’était adressée à l’horrible poupée en prononçant le prénom de sa fille. Bien sûr, la poupée resta muette et une vague d’horreur traversa le corps de Holly, puis elle fut prise d’une sorte de nausée, partant de son estomac mais remontant en rampant le long de sa colonne vertébrale jusque dans son cerveau. Panique.
Avait-elle réellement pensé, ou seulement ressenti, tel un instinct primitif issu de sa chair irlandaise :
On a échangé mon enfant ?
Holly avait tiré les draps d’un coup sec pour découvrir la Barbie Allemande, puis constaté qu’il n’y avait pas de Tatty de trois ans dessous.
« Tatty ?! »
À présent, Holly était en colère. Elle pensa : Elle me punit. Ce qui était tout aussi ridicule ! Un bambin ne punit pas sa mère.
Le reste se résumait à un amas confus d’images très précises, comme si la terreur de Holly s’était transformée dans son esprit en diaporama – cinquante diapos très nettes d’elle traversant toute la maison en se cognant partout, tout en tenant, sans explication, la Barbie Allemande par la taille, comme une arme, ou comme la preuve de quelque chose, ou comme Tatty elle-même.
« S’il te plaît, Tatty ! S’il te plaît ! Maman ne te trouve pas ! »
Cela avait dû être le dernier endroit où Holly avait cherché, il ne restait plus que cet endroit dans la maison – le panier à linge sale. Holly avait déjà fouillé frénétiquement dans tous les placards. Regardé sous les lits. Elle était descendue en trébuchant au sous-sol. Elle avait vérifié dans le sèche-linge, derrière la chaudière. Elle pleurait à présent. Quand elle se planta devant le panier à linge sale, elle était en larmes, n’appelait même plus sa fille. Elle sentait le souffle de l’infirmière de l’orphelinat Pokrovka n° 2 qui lui avait chuchoté dans le cou : Donnez-lui un prénom américain.
« Sally ? » avait-elle appelé, ayant clairement perdu, à ce stade, toute raison. Avait-elle cru que Tatiana, d’une manière ou d’une autre, répondrait à ce prénom, celui que les infirmières lui avaient donné en Sibérie ? Ses parents ne lui en avaient jamais parlé. Même plus tard, quand Holly avait bêtement baptisé leur maudite poule Sally, ni Eric ni elle n’avaient raconté à Tatiana qu’en Sibérie elle avait porté ce nom. Il devait donc bien s’agir de quelque instinct primitif, maternel, qui l’avait poussée à prononcer le nom de ce bébé alors qu’elle cherchait sa fille perdue.
Toujours aucune réponse pourtant. Le temps s’arrêta. Holly ne saurait jamais combien de temps il lui avait fallu pour soulever le couvercle en osier (des vies entières, sembla-t-il) et jeter un coup d’œil à l’intérieur pour y découvrir sa fille accroupie – dans la position d’une grenouille, les yeux levés, feignant l’innocence tout en s’efforçant, telle une enfant plus âgée ou une adulte, de réprimer un sourire, le plaisir du jeu écarquillant ses yeux comme un personnage de dessins animés, à l’intérieur du panier.
Holly avait reculé en titubant pour s’adosser au mur de la salle de bains. Elle avait essuyé ses yeux emplis de larmes à l’aide du tablier alpin de la Barbie Allemande pendant que sa petite fille grimpait hors du panier. Tatty comprit, évidemment, que quelque chose clochait. Elle jeta ses bras autour des jambes de Holly et se mit, elle aussi, à sangloter.
« Non, non, avait dit Holly, s’agenouillant sur le carrelage glacé pour prendre Tatty dans ses bras. Tu ne voulais pas faire peur à maman. Tu voulais être drôle. Mais maman a eu peur parce qu’elle t’aime tellement tellement tellement fort. »
Mais il fallut une heure pour calmer Tatty.
Elles durent retourner dans sa chambre et rejouer toute la scène.
Cette fois, elles firent semblant d’être Tatty, fourrant, ensemble, la Barbie Allemande dans le lit de grande fille comme si la Barbie Allemande était Tatiana. Puis elles firent semblant de se glisser hors du lit de grande fille pour filer dans la salle de bains, puis grimper dans le panier. Elles rirent en le faisant, mais en silence, en secret. Grimper dans le panier avait, apparemment, été un sacré exploit. Tatty dut s’y reprendre à plusieurs fois avant d’y parvenir à nouveau. Et cela avait dû requérir un contrôle de super-bébé, de rester cachée dans ce panier, accroupie sur les tee-shirts et les chaussettes d’Eric et une serviette verte humide, dans le noir de l’osier, avec juste un peu de lumière s’immisçant au travers du couvercle, en écoutant maman appeler son nom.
Holly et Tatty rejouèrent encore. Cette fois, maman entra directement dans la salle de bains, souleva le couvercle du panier à linge sale et s’écria, ravie : « Tatty ! » Et Tatty explosa de rire et bondit, ses petites mains au-dessus de la tête, en criant : « Je suis là ! » Holly brandit la Barbie allemande et dit : « J’ai cru que les fées étaient venues échanger mon joli bébé contre cette poupée !
— Non ! répondit Tatty. C’est moi ! »
« C’est étonnant, vraiment, avait déclaré Eric ce soir-là, quand Holly lui avait raconté l’épisode du matin alors qu’il se tenait près du lit, ôtant ses affaires de voyage pour enfiler un tee-shirt et un short. C’est un petit génie, poursuivit-il. Je veux dire que c’est un niveau de complexité qu’on n’attendrait vraiment pas d’une enfant de trois ans. Sans parler de l’autodiscipline. »
Holly devait l’admettre. Elle était enchantée qu’Eric ressente la même chose. Le lendemain matin, Tatty et elle rejouèrent toute la scène pour papa. Puis, pendant les deux années qui suivirent, ils répétèrent la farce du panier à linge sale au moins une fois par semaine – « Où est Tatty ? Tatty ? » –, la panique de maman et la discrétion de Tatty étant les ingrédients indispensables à l’amusement et l’hilarité. Jusqu’à ce que finalement, subrepticement, comme dans un rêve, ces années passent et que Tatty devienne trop grande pour se cacher dans le panier.
*
Holly baissa la tête sous le jet de la douche, qui était trop chaud – mais c’était mieux que trop froid, et il lui restait à peine assez de temps pour se laver et se préparer pour les invités, et pour le repas de Noël, alors peu importait la température de l’eau. Ses cheveux lui paraissaient secs et grossièrement taillés. Elle se les était fait couper une semaine plus tôt, et ils étaient trop courts. Ils lui semblaient étrangers, comme une perruque ou des cheveux de poupée. Elle ne prendrait pas la peine de les laver et de les coiffer. À quoi bon puisqu’elle n’aurait pas le temps de les sécher ni d’utiliser le fer à boucler ? Elle avait bien trop à faire pour se préoccuper de son apparence. Quelle que soit son apparence quand la famille d’Eric débarquerait – ainsi que Pearl et Thuy, et les horribles Cox –, il s’agirait d’une vision mitigée de celle qu’elle aurait aimé donner. Elle aurait aimé paraître reposée et joyeuse et charmante et ce ne serait pas le cas.
Oh, mon Dieu.
À l’évocation des Cox, Holly se rappela également, avec le piquant d’un coup de crayon dans le flanc, qu’elle devait préparer le plat végétarien que Mindy Cox lui avait suggéré pour son affreux fils.
Boulgour et patates douces pilaf.
Seigneur.
Comme si le repas de Noël n’était pas déjà assez compliqué à préparer. Qu’en était-il des personnes polies qui ne discutaient ni de religion, ni de politique ou d’argent avec les gens en dehors de leur famille et qui toutes mangeaient, se réjouissaient, quoi qu’on leur serve à dîner ?
S’ils n’en étaient pas capables, qu’ils restent chez eux !
Pourquoi devrait-on être tenu informé des goûts et des exigences et des raisons motivant le régime de chacun ? De leurs intolérances au lactose. De leurs allergies aux noix. De leur aversion au saumon d’élevage, à la viande rouge, au gluten. Quasiment chaque soir de son enfance, Holly avait soigneusement mangé les aliments dont elle avait horreur. Les carottes bouillies et tendres. La Viande Mystère, filandreuse, d’un bordeaux profond. Elle plongeait sa fourchette au fond de sa salade pour dénicher la laitue croquante que l’assaisonnement n’avait pas atteinte, sans même envisager de demander à sa sœur de ne pas noyer sa salade sous la vinaigrette.
Elle avait même trompé sa mère en lui faisant croire qu’elle, la cadette, avait tout simplement « un appétit d’oiseau » alors qu’en vérité Holly enfant avait été affamée, au bord de la nausée, polie. Et Dieu merci, elle avait été ainsi, quand on pensait au nombre des repas préparés par sa mère qu’elle avait eu la chance de manger avant la mort de cette dernière ? Et quelle épreuve cela avait dû être pour cette pauvre femme de simplement préparer un repas ? Que se serait-il passé si Holly avait décidé d’annoncer un soir qu’elle ne mangerait que des œufs pondus par des poules élevées en plein air, ou bien qu’elle était opposée par principe au Cheez-Whiz ?
Et après que la mère de Holly fut devenue incapable de rester assez longtemps dans la cuisine pour réchauffer la plupart du temps ne serait-ce qu’une boîte de soupe Campbell, il était revenu à Janet et Melissa de nourrir la famille – toutes deux adolescentes, nulles en cuisine, désespérées, pétries de chagrin et, imaginait Holly, pleines de ressentiment, même si elle ne se rappelait pas un seul mot ou événement qui aurait pu l’indiquer. D’une manière ou d’une autre, elles avaient réussi à nourrir la famille de lasagnes Swanson, de boulettes de viande et de pizzas surgelées – et il ne serait jamais venu à l’esprit de quiconque de décréter ne pas vouloir consommer de nourriture industrielle ou d’œufs pondus par des poules qui n’étaient pas élevées en plein air.
L’eau de la douche continuait de dévaler en un petit ruisseau chaud le long de la colonne vertébrale de Holly et elle eut l’impression que cette chaleur, cette eau, pouvait l’ouvrir comme une fermeture éclair. Elle l’imaginait à l’œuvre, la chair s’écartant le long de la colonne, et ce qu’elle ressentirait ensuite en s’extrayant de son corps.
Qui serait-elle alors ? Où irait-elle ? Elle se souvint alors qu’elle avait eu l’impression, le regard baissé sur le visage inexpressif de sa mère défunte, que cela pouvait se produire. S’échapper de son corps. Que le corps était une manière de cage. Que le moi, l’âme, ne vivait pas en cage. Que ne pas avoir de cage était le but, atteint dans la mort.
Ah ! Mais c’était avant qu’Eric et elle, eux-mêmes, ne possèdent des poules en liberté ! La vie en plein air n’avait pas vraiment bien réussi à leurs poules, n’est-ce pas ? Des plumes ensanglantées et des cris perçants. Violence de gang. Ils avaient donné à ces volailles, avant les plumes ensanglantés et la violence de gang, des noms attachants. Petunia. Patrice. Sally. Mais il ne s’agissait pas d’animaux apprivoisés, doux et heureux. Ils auraient dû être enfermés dans un enclos. Holly ferma les yeux sous l’eau qui chutait sur son visage.
Seigneur, comme elle aurait aimé boucher la bonde de la baignoire pour la laisser se remplir d’eau brûlante, s’y allonger, les yeux clos. Pourquoi était-elle si fatiguée ? Elle s’était réveillée il y avait à peine une heure, bien plus tard que ce qu’elle avait pu dormir depuis des années.
*
Était-ce le lait de poule au rhum ?
Mais comme cela avait été douillet de se pelotonner avec Eric sur le canapé, dans le salon uniquement éclairé par les loupiotes du sapin de Noël. Tatiana était déjà partie se coucher, et il n’y avait que le calme de la maison, la neige qui tombait dehors et tous leurs souvenirs de ce premier Noël – la Sibérie, Bébé Tatty, la couverture miteuse et les yeux gigantesques de ce bébé. Elle avait déjà ces cheveux bruns et brillants, mais elle n’était pas encore Raiponce Noir de Jais. Les infirmières n’avaient pas surnommé Tatiana ainsi avant qu’Eric et Holly ne reviennent, quatorze semaines plus tard, pour la réclamer légalement et complètement.
Comme ils avaient été stupéfaits de découvrir à quel point leur enfant avait changé pendant ces semaines – ses cheveux avaient poussé jusqu’aux épaules et son visage était plus étroit, ses yeux n’étaient plus aussi étonnamment grands, mais plus proportionnés à son nouveau visage.
Était-il possible, s’étaient-ils demandé, que Tatiana soit encore plus belle, quatorze semaines plus tard, qu’elle l’était déjà lors de leur première visite ?
Évidemment.
Et elle l’était devenue davantage chaque mois depuis ce jour !
Eric s’était levé du canapé pour leur préparer un autre lait de poule au rhum. Il avait rapporté les breuvages et ils avaient encore parlé de ce Noël et de la première fois qu’ils avaient vu Tatiana. Chaque Noël depuis ce jour, c’était ce moment qu’ils se remémoraient. Leur fille. Combien ils avaient été tendus. À cause des colliers d’ail. À cause du chien méchant qui les avait pourchassés dans la rue, la première fois qu’ils avaient quitté l’hôtel pour se rendre à l’orphelinat Pokrovka n° 2, et comme ils étaient arrivés en sueur dans leurs longs manteaux et avaient dû passer pour deux fous aux yeux des infirmières.
Jusqu’à minuit passé, Holly et Eric étaient restés assis, leur verre à la main, dans la lumière diffusée par le sapin de Noël, bien après que Tatiana était allée se coucher, tant d’années avaient passé en ce qui semblait être l’espace d’un instant, et ils avaient ri, encore une fois, en se rappelant que personne ne semblait savoir où se trouvait l’orphelinat ni même s’il existait, et à quel point cela leur avait paru typiquement russe. De quelle manière dans ce pays, on désignait tout par son numéro, mais ce numéro ne semblait jamais correspondre à un ordre ou à une suite. S’il y avait un bus 37, on pouvait être sûr qu’il arrivait à l’arrêt 4 bien avant le bus 1.
Ce dont ils n’avaient pas parlé, c’était qu’alors ils avaient oublié que c’était le jour de Noël. Ils étaient arrivés à l’orphelinat Pokrovka n° 2 le 25 décembre pour voir le bébé qui devait s’y trouver, et ils avaient omis de lui apporter ne serait-ce qu’un seul cadeau.
Pas de cadeaux ! Ni pour leur enfant ni pour les femmes qui s’en occupaient, et même si cette journée n’était pas celle de leur Noël orthodoxe russe, ces infirmières devaient être tout à fait au courant de la tradition des cadeaux le 25 décembre, après le passage à l’orphelinat de centaines de familles américaines, fin décembre, les bras chargés de présents.
Et l’autre couple américain qui séjournait à l’hôtel avait apporté des cadeaux de Noël. Ces parents-là n’avaient pas oublié, ils arrivaient à l’orphelinat avec le genre de choses que ces jeunes Sibériennes n’auraient pu s’offrir – parfum, savon de beauté, gants en cuir. Et pour l’enfant qu’ils désiraient adopter, ces parents avaient apporté des bavoirs, des chaussons et un pull-over tricoté main.
« Oh, mon Dieu », avait dit Holly en palpant le minuscule et délicat vêtement confectionné par la femme du Nebraska – elle en enfilait justement les manches sur les bras roses et potelés du fils qu’elle désirait désespérément. En quelle laine était-il tricoté ? Angora ? Cachemire ? Mohair ? Holly n’y connaissait rien en laine, rien au tricot, quel genre d’animal offrait une telle douceur ? S’agissait-il de bébés chameaux, d’une espèce spéciale de lama ? Les bêtes étaient-elles tondues ou dépecées ? Et comment cette laine pouvait-elle ressembler à du fil dentaire, aussi incassable, tout en paraissant tissée de nuage ?
« C’est charmant, avait déclaré Holly en palpant le pull-over – et elle le pensait sincèrement. Mais en quoi peut-il être ? »
Pourtant la femme du Nebraska ne lui avait jamais vraiment expliqué. Elle avait répondu, comme si Holly tricotait elle aussi et savait ce que cela signifiait : « De petits billions. »
De petits billions ?
Était-ce là une sorte de technique de tricot, ou une marque, ou une maille particulière ?
« Eh bien, c’est incroyable », avait ajouté Holly, refusant d’avouer qu’elle ne savait pas ce que ces « petits billions » étaient et ne souhaitant pas entendre une longue explication de ce qu’ils pouvaient être.
« Merci », avait répondu la femme du Nebraska en écartant son bébé russe rougeaud de Holly, lui tournant le dos. Par-dessus l’épaule de cette femme, le petit garçon avait l’air de pleurer de joie, comme s’il avait enfin trouvé le grand amour de sa vie, et le pull qu’il était né pour porter, et la mère dans les bras de qui il était né pour être porté. La femme du Nebraska était asexuée, sans âge et sans humour, pensa Holly – mais elle possédait une âme passionnée que Holly découvrit pleinement, brillant avec éclat, le matin suivant, quand on annonça à la femme et à son petit mari tranquille que le garçonnet dans le pull-over avait été remis, la veille au soir, à la sœur du père biologique. Apparemment, c’était ce qui avait été prévu depuis le début, mais la sœur avait repoussé la signature des papiers jusqu’à ce qu’on lui apprenne qu’un couple d’Américains était là, prêt à ramener le bébé chez eux.
C’était le second voyage en Sibérie des parents du Nebraska (comme la loi russe le requérait) dans leur désir de prendre possession de ce petit garçon. Jusqu’à ce jour, ils n’avaient jamais entendu parler d’une sœur, et cela se produisait le jour précis où ils pensaient pouvoir reprendre l’avion avec le bébé pour rentrer chez eux, l’emmener dans la chambre d’enfant que Holly n’avait aucun mal à imaginer : remplie d’animaux en peluche, décorée d’avions au pochoir, un berceau garni de draps bleu pâle.
Au lieu de cela, ce matin-là, la femme du Nebraska s’approcha du berceau vide du petit garçon à l’orphelinat Pokrovka n° 2, en sortit le matelas, le prit dans ses bras (rien d’autre qu’un matelas recouvert de plastique, sans drap) et sortit par la porte de l’orphelinat, dans la neige, sans s’arrêter pour prendre son manteau. D’après ce qu’en savaient Eric et Holly, elle n’était jamais revenue.
Bien qu’évidemment elle ait dû revenir. Son mari était resté là, pendant un long moment, debout et sans voix devant la fenêtre, avant de prendre les infirmières à partie, exigeant des réponses :
« Où est notre petit garçon ? Où est cette sœur ? ! »
Mais les infirmières avaient refusé de répondre. Les infirmières de l’orphelinat Pokrovka n° 2 semblaient avoir fait vœu de silence. Il aurait été impossible de leur soutirer des informations par la torture, quel que soit le sujet – qu’il s’agisse des autres parents adoptifs, des autres bébés, des parents biologiques des bébés, ou de ce qui se trouvait derrière « cette porte-là » – celle qui était toujours close (et que Holly regretterait d’avoir ouverte, plus tard) – ou de ce qu’il advenait de tous ces bébés qui n’étaient pas adoptés :
Rien.
Tout était secret. Le pays tout entier était un secret, et la Sibérie en était, en son centre, le vaste et blanc secret. À l’orphelinat Pokrovka n° 2, Eric et Holly ne pouvaient être certains que de ce qu’ils voyaient devant eux, de ce qu’ils pouvaient soupeser dans leurs bras et de ce qu’ils pouvaient explorer de leurs sens. Le reste n’était qu’étendue impénétrable au-delà des fenêtres cliquetantes de l’institution, et de la paperasse – des ramettes et des ramettes de documents qui, malgré leur précision méticuleuse, ne révélaient rien à propos de rien.
Plus tard, quand Holly repensa à cette femme du Nebraska (bien qu’elle s’efforçât d’éviter de le faire), elle l’imagina toujours en train de marcher. Cette femme avait pu faire plusieurs fois le tour de l’Asie depuis, serrant ce matelas dans ses bras.
Et qu’en était-il de la tante russe, serrant dans ses bras le petit garçon dans son doux et délicat pull-over ? Où étaient-ils aujourd’hui, toutes ces années plus tard ? Holly imaginait un garçon, debout au milieu d’une longue file d’attente. Il aurait une fine moustache, de l’acné, peut-être un tic facial. Et le pull-over que sa mère du Nebraska avait tricoté pour lui devait s’être défait depuis longtemps ou bien avait été vendu. Holly essayait de ne pas non plus penser à lui, parce que alors elle ne pouvait s’empêcher d’imaginer Tatiana dans cette même file derrière lui – les cheveux coupés très court et des chaussures inconfortables, pratiques, couvertes de boue.
« Tragique, avait déclaré Eric.
— Eh bien, ils auraient pu adopter un autre bébé, avait fait remarquer Holly. Il y en avait des milliards.
— C’est ce bébé-là qu’ils voulaient, avait répondu Eric sur le ton de la colère. Tout comme nous voulions Tatiana. Ils avaient déjà tissé des liens. Ils s’étaient imaginé passer une vie entière avec lui.
— Il était temps d’imaginer de nouveau, je suppose », avait rétorqué Holly, en ayant le sentiment qu’elle trahirait la chance qu’elle avait eue, la destinée qui avait mené Tatiana sans peine jusque dans ses bras, si elle admettait que ce qui était arrivé au couple du Nebraska aurait pu arriver à n’importe qui. Eric la dévisagea simplement avec ce qui lui parut être de la désapprobation, et ils ne reparlèrent plus jamais de ce couple.
*
Holly sortit de la douche. La bonde émettait de forts bruits de succion comme chaque fois que la baignoire se vidait. Elle posa le pied sur le tapis de bain lilas, s’enveloppa dans une serviette et s’approcha de la fenêtre de la salle de bains pour regarder dehors.
Une journée neigeuse. Une journée étonnamment blanche. Habituellement, dans cette partie de l’État, quand le vent soufflait depuis le lac Érié puis au-dessus des usines automobiles délabrées avant de s’abattre dans leur jardin, la neige était grise, rien à voir avec les chutes de neige de son enfance à la Bing Crosby. Habituellement, cette neige grise ne brillait pas dans les branches, elle se contentait de duveter le paysage, qui était, en grande partie, plat et désert à cette époque de l’année, bien que quelques feuilles mortes s’accrochent encore aux branches des arbres, et que çà et là un résineux obstiné pointe sa flèche vers le ciel gris.
Holly repensa à son rêve, et au moment où elle s’en était réveillée, et au besoin d’écrire, pour fabriquer ou créer ou tisser quelque chose à partir du matériau de son âme.
Mais quelle était l’urgence ?
Seigneur, elle avait eu tout le temps qu’il fallait au cours des vingt dernières années, et elle n’avait pas écrit alors. Elle avait eu tout un été de congés – l’été précédant l’adoption de Tatty, et qu’avait-elle fait de tout ce temps ? Au lieu d’écrire, elle avait loué un stand dans une galerie locale d’antiquaires et l’avait rempli de camelote qu’elle achetait dans les vide-greniers, des bricoles que personne d’autre qu’elle ne voudrait jamais. Elle avait complètement gâché les mois de juin, juillet et août – ces mois pour lesquels elle avait reçu une belle petite bourse de la fondation Virginia-Woolf sur la base d’un manuscrit de quinze poèmes qu’elle avait soumis, accompagné d’une page expliquant de quelle manière elle allait utiliser l’argent « pour prendre des congés afin d’achever mon premier recueil de poèmes, dont le titre sera Pays fantôme, d’après le poème-titre du recueil – une ode à mes défunts ovaires ».
Elle n’avait pas écrit un vers. En revanche, cet été-là, il n’y eut pas un seul grain de poussière sur un seul des objets du stand de Holly dans la galerie des antiquaires. Elle avait ajouté mille cinq cents kilomètres au compteur de la voiture en roulant d’un État à l’autre, se ravissant de ses découvertes :
Une poupée de porcelaine avec des taches rubis à la place des yeux, acquise lors d’une vente familiale dans un parc de mobile-homes. Un coffret des derniers sacrements contenant une bouteille d’eau bénite à moitié remplie, lors d’une vente sur licitation organisée en face d’une église catholique. Elle acheta des napperons, des poignées de porte et de petites peintures naïves dans des cadres argentés délabrés. Mais le seul article qu’elle vendit cet été était celui qu’elle n’avait pas voulu vendre – une couronne tressée par quelque mère victorienne en deuil avec les cheveux blonds de son petit garçon.
La couronne était collée sur un portrait du garçon qui ressemblait à une fille hideuse dans sa robe de dentelle. Sous son menton, dans une écriture féminine tachée d’encre, on lisait : Notre bien-aimé fils Charles.
Un jour, en arrivant à la galerie des antiquaires, Holly avait été stupéfaite de découvrir que la couronne n’était plus là. Elle avait interrogé le propriétaire du stand (Frank, à la moustache en guidon de vélo, qui tenait la caisse dix heures par jour, six jours par semaine) pour savoir qui l’avait achetée, mais Frank ne se souvenait pas de ses clients, jamais. Et l’acheteur n’avait payé ni par chèque ni par carte de crédit, apparemment. Il ne restait rien d’autre que l’étiquette du prix, que Holly avait écrite elle-même, qui avait été ôtée et reposait maintenant dans le tiroir-caisse pour prouver que la couronne de deuil avait été achetée, pas volée. Les trois cent vingt-cinq dollars avaient été crédités au paiement du loyer du stand auprès de Frank.
Ce fut à l’époque de cette bourse que Holly comprit que ce n’était pas de temps dont elle avait besoin pour écrire les poèmes qui lui permettraient d’achever son recueil. Ce dont elle avait besoin, c’était d’un enfant, décida-t-elle. Elle vida le stand d’antiquités et se mit à commander sur Amazon des livres traitant de l’adoption à l’étranger.
*
Quand Holly ouvrit la porte, la vapeur flottant dans la salle de bains fut aspirée dans le couloir. Une fois échappée, la buée disparut si vite qu’on l’aurait dit dotée d’une volonté propre, comme s’il s’était agi d’un animal en cage attendant cette occasion pour s’enfuir.
Holly était restée sous la douche plus longtemps que prévu. Dans le miroir de la chambre, elle constata que son visage, son cou et sa poitrine étaient écarlates. Elle brûlait d’une chaleur vive, comme si sa peau avait été scellée – polie, ses pores invisibles. Maintenant qu’elle avait pris sa douche, la journée, la vraie journée, devait commencer.
Comment allait-elle s’habiller ? Tatiana avait opté pour le festif et le sentimental en revêtant cette atroce robe de velours. Eric avait quitté la maison en jean et sweat-shirt, qu’il ne quitterait probablement pas de la journée. Ginny et Gramps seraient en noir. À chaque voyage ou réunion quelconque, les parents d’Eric s’habillaient comme des paysans italiens se rendant à un enterrement. Ginny porterait même probablement son vieux châle noir. Le costume noir de Gramps serait froissé et élimé jusqu’à la trame. Les deux vieillards donneraient l’impression d’avoir traversé l’Atlantique en bateau, pas d’avoir voyagé en avion gros porteur de Newark à Detroit.
Un jour, Holly avait suggéré à Eric que ses parents s’habillaient ainsi afin qu’on les croie pauvres.
« Eh bien, ils ne sont pas riches, avait répondu Eric. Je me demande bien pourquoi tu penses ça. » C’était sa manière à lui de dresser un barrage – son refrain chaque fois que Holly sous-entendait que ses parents avaient mis de côté de considérables sommes d’argent (ce qui était vrai, elle le savait pour avoir fouiné) dans une banque de Pennsylvanie (une banque choisie, Holly en était sûre, afin qu’aucun de leurs voisins n’ait vent de ces grosses sommes.)
Alors pourquoi ce couple d’octogénaires s’habillait-il en public comme s’ils appartenaient à deux générations avant – comme si c’étaient eux qui avaient débarqué de ce bateau, plutôt que leurs parents ? Gin et Gramps avaient toute une série de pulls en polyester de couleurs vives qu’ils portaient dans leur appartement. Gramps était professeur de lycée à la retraite. Gin avait autrefois vendu des produits Avon en faisant du porte-à-porte. Elle possédait une gigantesque collection de broches en forme de caniches, la plupart d’entre elles roses et voyantes, un certain nombre en plastique, et elle en arborait toujours une chez elle. Alors pourquoi donc faisaient-ils semblant d’être des producteurs d’olives de l’Ancien Monde chaque fois qu’ils devaient monter dans un bus ou assister à une remise de diplôme ? Et que devait porter Holly, sachant comment ses invités d’honneur seraient habillés, sinon pourquoi ?
Les frères d’Eric et leurs épouses – eh bien, ce serait un mélange de cérémonieux et de décontracté, mais ils mettraient d’immenses efforts à contribution et leurs tenues seraient soigneusement étudiées.
Les nièces et neveux auraient été récurés jusqu’aux os. Les trois frères d’Eric seraient pour la plupart en jean, mais au moins l’un d’entre eux arborerait une veste de costume. Les épouses porteraient des pulls fluides, des pantalons en soie. Il se pourrait qu’on voie une sorte de cape au milieu de tout ça. Quelle que soit la tenue de Holly, elle paraîtrait quelconque en comparaison, mais il était hors de question qu’elle titube chez elle en talons hauts. Elle n’avait pas de jolies pantoufles. Il ne lui restait plus qu’à se sentir inélégante et empotée sans chaussures.
Holly parcourut du regard le contenu de sa penderie. Robes portefeuille et jupes noires. Chemisiers à manches longues ou sans manches. Rien ne semblait convenir pour Noël. Les Cox, elle le savait, en feraient trop – costume pour lui, haut en dentelle et boucles d’oreilles d’inspiration victorienne pour elle. Leur fils serait en chemise boutonnée et pantalon beige.
Pearl et Thuy seraient en mode écolo – tenues larges, propres, fades, aux couleurs douces – même si Patty serait déguisée en princesse Disney. Il est vrai que Patty n’en avait que pour les princesses, mais étant donné le nombre de tiares en sa possession (bien plus que ce qu’on pouvait raisonnablement attendre d’une enfant de quatre ans), Holly se demandait si ce n’était pas Pearl et Thuy, au genre neutre, qui désiraient que leur fille ressemble à Cendrillon. Bénis soient leurs cœurs généreux.
Holly décrocha d’un cintre une robe en coton au motif chargé et la jeta sur le lit. Elle l’avait mise, l’autre jour, au concert de la chorale de Tatty, aussi savait-elle qu’elle lui allait bien.
« Maman ? »
La voix de Tatty surprit Holly, mais elle fut également soulagée de l’entendre. Tatty ne faisait pas la tête dans sa chambre. Dans sa présence, le pardon était implicite.
« Entre, ma chérie », répondit Holly.
Tatty entrouvrit la porte de la chambre puis, les orteils au niveau du seuil, elle jeta un coup d’œil à l’intérieur de la pièce.
« Ton téléphone a sonné pendant que tu étais sous la douche, maman.
— Qui était-ce ?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas répondu. Ça affichait Inconnu. »
Holly se cacha derrière la porte de la penderie pour ôter son peignoir et enfiler son soutien-gorge. Elle n’avait pas besoin de porter de soutien-gorge, bien entendu. Elle avait le genre de poitrine qui pointerait toujours vers le ciel même quand elle serait en maison de retraite ou dans son cercueil (de faux seins). Mais porter un soutien-gorge lui donnait le sentiment d’être « plus composée » – une expression que sa mère avait l’habitude d’utiliser pour complimenter des femmes bien habillées, à la coiffure élaborée et raide, et qui n’étaient pas, comme la mère de Holly, malades en phase terminale.
« Eh bien, dit Holly à sa fille. Ça ne doit pas être si important alors. Encore un robot qui appelle pour vendre une carte de crédit ou un truc dans le genre. » Elle s’immobilisa dans sa robe et en resserra le lien autour de sa taille.
« Le jour de Noël ? demanda Tatiana.
— Eh bien, les robots ne fêtent pas Noël, répondit Holly. Ils n’ont pas d’âme, tu te rappelles ? »
Tatiana ne sourit pas, même si Holly savait que sa fille avait compris à quoi elle faisait allusion en plaisantant. Alors qu’elle était en deuxième année de cours élémentaire, Tatiana avait été obsédée par ce qui avait une âme et ce qui n’en avait pas. Holly avait tenté de lui expliquer le concept de l’âme, insistant sur le fait que ça n’avait rien de scientifique, qu’il n’y avait donc pas de véritable réponse à la question de Tatiana, à moins qu’elle-même ait une définition probante de ce qu’elle entendait par âme.
Et, en fait, à la grande surprise de Holly, Tatiana en avait bien une :
L’âme était la chose cachée à l’intérieur de la chose et qui en faisait ce qu’elle était. On ne pouvait être, disons, un vrai perroquet sans une âme de perroquet.
« Alors une âme se trouve à l’intérieur d’un corps ? » avait demandé Holly.
Eh bien, avait expliqué Tatiana, parfois l’âme pouvait être derrière le corps, peut-être, et parfois elle pouvait être à côté ou en dessous ou au-dessus, mais oui, habituellement, elle se trouvait à l’intérieur. Un livre, par exemple, avait son âme dans le creux entre les deux pages du milieu. C’était typique des choses pliables. Comme les papillons qui avaient l’âme là où leurs deux ailes se rejoignaient.
« Alors, l’annuaire a une âme ? » avait demandé Holly en s’efforçant de ne pas paraître trop amusée. Sa fille détestait qu’on la prenne de haut. Elle préférait qu’on la contredise carrément.
« Eh bien, c’est justement ce que je te demande, dit Tatiana. C’est pour cette raison que je te pose la question. Je n’en sais rien. Je n’ai que neuf ans !
— Eh bien, ma chérie, avait répondu Holly. J’en ai quarante-trois et je n’en sais pas plus, alors ne t’inquiète pas. »
Mais il était rare que Tatiana se contente d’un je ne sais pas et passe à autre chose. Souvent, Holly avait le sentiment que c’était par pur entêtement. La question s’était déjà vidée de tout plaisir et de toute curiosité, mais elle perdurait. Une fierté obstinée reprenait le dessus. À ce stade, une duplicité combative était au cœur même de la discussion.
« Alors est-ce que nos poulets ont une âme ? demanda Tatiana.
— Eh bien, si les livres et les papillons en ont une, je…
— Je n’ai pas dit que tout en avait une ! Je n’ai pas dit que tous les livres et tous les papillons avaient une âme ! Je n’en sais rien ! Je te pose la question à toi. »
Maintenant, Holly était exaspérée. Tatiana était très jeune, mais elle était trop âgée pour ce genre de discussion illogique. Elle avait dû lire ça quelque part, ou bien voir une comédie inepte pour enfants et en avait retenu un dialogue pompeusement merdique.
« D’accord, avait déclaré Holly, inclinant la tête, roulant les yeux pour que Tatty comprenne qu’elle n’était pas dupe de son manège. Voici une liste de choses qui ont une âme : les gens, les chats, les poulets et autres mammifères. Les poissons et les insectes ont une âme, et les lilas, mais pas d’autres végétaux. Certaines très belles voitures comme les BMW et le Subaru Outback ont des âmes, mais rien de ce qui sort de General Motors n’en a. Et les pierres n’en ont pas non plus, tout comme les robots. Qu’en penses-tu ?
— C’est tout ce que je voulais savoir, avait répondu Tatty en haussant les épaules. Je voulais juste savoir pour les robots. Merci, maman. »
Il n’y avait aucun sarcasme dans cette réponse. Une fois que sa fille eut tourné le dos, Holly secoua la tête sans être certaine de savoir si, à ce petit jeu, elle avait gagné ou perdu. Évidemment, quand elle avait rapporté cette discussion à Eric, il avait protesté en soulignant la précocité de leur fille, aussi Holly ne s’était pas donné la peine de lui expliquer combien ce comportement n’était, en réalité, pas précoce mais copié. Tatty avait compris, à la réaction de sa mère, qu’elle passait pour une jeune imbécile avec ses questions, aussi avait-elle joué sa dernière carte, qui consistait à mettre un terme à la discussion d’un haussement d’épaules et d’une petite réponse toute faite. C’est tout ce que je voulais savoir. Mais quel intérêt y aurait-il eu à essayer de le faire comprendre à ce papa gâteux ? Que sa fille parfaite pouvait à l’occasion manquer d’originalité et même être manipulatrice ? Inimaginable !
Malgré tout, désormais, chaque fois que Tatty essayait de lancer un débat imitatif (« Tous les autres y vont… ! »), Holly répondait : « Et les robots n’ont pas d’âme », et les narines de Tatty se dilataient, puis apparaissait ce petit muscle qui battait au niveau de sa mâchoire, et ses paupières bleutées se baissaient à demi sur ses yeux noirs, et Holly se contentait de sourire, mettant fin à la discussion, sachant exactement que sa fille avait compris :
Tu fais semblant, tu as entendu ça quelque part, tu ne fais que répéter ces paroles et je le sais.
*
« Je pensais juste que tu aurais aimé savoir que ton téléphone avait sonné, dit Tatiana. Ça pouvait être important, même si ça disait Inconnu, même un jour de Noël.
— Chérie, M. Inconnu m’appelle tous les jours sur mon portable. M. Inconnu essaie de me contacter depuis que l’identification d’appel a été inventée. Parfois je reçois même des appels de Mme Numéro masqué.
— Tu es marrante, maman. Je veux dire, c’est dingue ce que tu es marrante. »
Holly se sentit piquée au vif, mais pas surprise, que la conversation passe si rapidement du sarcasme à la méchanceté. Elle essaya de ne pas mordre à l’hameçon. Elle essaya de paraître sincère, demandant : « Eh bien, qui essaie de m’appeler d’après toi ? »
Tatiana ne répondit pas. Holly soupira et détourna son regard vers la fenêtre. Elle fut étonnée de constater que les rideaux étaient ouverts. Elle ne se rappelait pas l’avoir fait. Peut-être Eric, alors, avant de partir, et Holly ne s’en était pas rendu compte jusqu’à présent parce que la neige lourde qui tombait au dehors formait comme une seconde couche de rideaux – en mouvement celle-ci. Particules chaotiques. Étincelles électriques.
Holly se dirigea vers la commode pour y prendre une paire de collants noirs et elle dit à Tatty : « Pourquoi n’as-tu pas répondu à cet appel, chérie, puisque tu es si curieuse ? Je ne t’ai jamais interdit de répondre à mes appels. Fais-le quand tu veux. »
Pourtant Tatiana resta muette. Comme elle levait les yeux vers le plafond, sans cligner des paupières, Holly prit le temps de l’observer attentivement et elle remarqua que Tatty portait les minuscules opales que Pearl et Thuy lui avaient offertes pour ses treize ans. Elle se surpassait vraiment, n’est-ce pas ? Les opales pour Pearl et Thuy, la robe en velours pour Gin. C’était mignon. Tatiana avait toujours été une enfant attentionnée – la première sur le terrain de jeux à se précipiter pour mettre fin à une bagarre, la première à consoler un bébé en pleurs ou un chiot gémissant – mais elle devenait une jeune femme réellement bienveillante.
« C’est très gentil de porter les opales que Pearl et Thuy t’ont offertes », dit Holly, le regard posé sur les lobes de sa fille.
Tatiana toucha aussitôt, comme le font toutes les femmes, la partie de son corps qui était visée par la discussion. Ses boucles d’oreilles, son foulard, le collier autour de son cou. Eric avait l’habitude de repousser la main de Holly de ses cheveux, déclarant que chaque fois qu’il lui disait qu’elle était bien coiffée, elle y portait les mains pour les ébouriffer. Mais il était difficile, en l’absence de miroir, d’être certaine de ce qu’on examinait chez vous si vous ne pouviez pas voir par vous-même. C’était naturel de tenter de le sentir.
« Je n’essayais pas d’être gentille, dit Tatiana. J’aime ces boucles d’oreilles. »
Holly se sentit un peu vexée. « Je ne voulais pas entamer de dispute, dit-elle. J’aime que tu penses à porter des boucles d’oreilles qui t’ont été offertes par des invitées que nous recevons aujourd’hui. Je sais que tu as d’autres boucles d’oreilles que tu aimes porter et j’essayais juste de souligner le fait que c’était un joli geste de choisir celles-ci. Mais excuse-moi si j’ai mal compris. »
Tatty tourna alors rapidement les talons de ses chaussons de danse noirs et passa le seuil de la chambre sans voir Holly qui serrait les dents dans son dos.
Holly s’assit sur le bord du lit et remonta une jambe de son collant en la faisant rouler sur sa peau. Elle serait, supposait-elle, punie toute la journée pour avoir dormi tard le matin de Noël. Non seulement sa fille allait la contredire constamment, mais les frères d’Eric et leurs épouses seraient bientôt là, s’inquiétant de l’absence de leurs parents, sous-entendant la responsabilité de Holly dans le fait qu’Eric ait dormi tard (la faute de Holly, d’une certaine manière) et soit arrivé en retard à l’aéroport pour les chercher.
Pourquoi devait-on toujours fêter chez eux ? Holly aurait été ravie de se rendre dans le New Jersey ou en Pennsylvanie ou au nord de l’État de New York. Elle aurait aimé passer la journée de Noël à déambuler dans la maison de Tony et de Gretchen – inspectant l’argenterie de cette dernière en quête des résidus collants d’un précédent repas, levant ses verres en cristal à la lumière pour voir s’ils étaient graisseux. Elle aurait été enchantée d’accompagner Eric à l’appartement de ses parents, d’ailleurs, et d’y préparer le dîner ! Elle se serait réjouie d’organiser une réunion de famille dans un hôtel en Floride ! Ou à Cancún ! Ou à Bend, dans l’Oregon !
Mais il semblait que le fait d’avoir fêté Noël chez Eric et Holly la première année de leur mariage impliquait que la famille d’Eric fêterait à tout jamais Noël chez Eric et Holly, même si cette dernière était irrespectueuse et irresponsable au point de ne pas avoir réveillé son mari le matin de Noël.
Holly ne mit ni chaussures, ni parfum, ni boucles d’oreilles, pas même sa montre. Elle se rendit directement, les pieds en collant, dans la cuisine où elle tomba sur Tatty qui regardait dans sa main l’iPhone que Holly avait laissé sur le comptoir. Une lueur bleue et froide émanait de l’écran, donnant à la peau de Tatty une teinte que Holly n’aimait pas – le teint d’une malade ou d’une noyée.
Tatty avait un teint superbe, qu’on aurait dit de porcelaine. Sauf que la porcelaine était plus blanche que la couleur de la peau de Tatty, qui avoisinait plus celle de la bisque de langoustines – ou tout du moins celle que la mère de Holly préparait. Un peu plus grise que l’os. Plus crème que l’ivoire. Crème mélangé à une goutte de violet. Dans certaines lumières et sur certaines photos, on décelait même un soupçon de bleu pâle sur le visage de Tatiana – un peu plus sombre aux tempes, sous les yeux. Parfois ses lèvres donnaient l’impression qu’elle émergeait tout juste du fond glacé de la piscine.
Holly n’avait jamais vu de teint aussi beau. Élégant. Légèrement exotique. Mais la lumière blafarde ne lui convenait pas, ni la lueur du téléphone portable.
« Pose ça », dit Holly.
Tatty leva les yeux, ouvrit la bouche, décalant légèrement ses mâchoires, puis souffla. Elle reposa le téléphone sur le comptoir en marbre de l’îlot, puis lança en désignant l’appareil : « Je savais que ça t’énerverait. Tu dis toujours : “Vas-y, réponds à mon téléphone”, mais il suffit que je le prenne et tu es sur mon dos. »
Holly secoua la tête. Elle en avait tellement assez de ce ton adolescent, de ces accusations machinales. Combien de temps cette phase de la vie de Tatiana allait-elle durer ?
« Seigneur, Tatiana, descends d’un cran, tu veux ? Je ne suis pas sur ton dos. Seulement je…
— Non. Seulement tu me réprimandes machinalement ces derniers temps, voilà ce qui se passe ! Je ne fais jamais rien de bien.
— Écoute, dit Holly en prenant le téléphone qui se trouvait entre elles. On n’a pas le temps pour ça. Est-ce que M. Inconnu a rappelé ?
— Non.
— Bon, si et quand ça se reproduit, tu n’auras qu’à répondre. Voilà. Si le téléphone sonne, tu réponds. Et jusque-là, tu as ton propre téléphone et laisse le mien sur le comptoir, où je pourrai le trouver au cas où ton père appelle.
— Je le regardais, à côté du comptoir.
— Bien, d’accord, chérie. Tu as gagné. Je suis désolée. Vraiment, nous n’avons pas le temps pour ce genre d’histoires. Il faut que je me mette à la cuisine ou bien nous n’aurons rien à manger.
— Mon Dieu, Maman. Ça fait deux heures que tu devrais y être, dit Tatty. Tous les ans, tu commences à cuisiner à, quoi, huit heures du matin. Il est onze heures et demie.
— Oui, eh bien, cette année j’ai dormi tard ! D’accord ? Cette année, je me suis levée tard ! Tue-moi, Tatty ! Achève-moi simplement ! Je t’en prie ! » Holly se tourna et força un rire contraint hors de ses poumons pour tenter de diluer le vacarme de sa colère, et également pour s’épargner l’indignité d’avoir perdu toute contenance, mais son cœur pulsait violemment, à cet endroit tendre à la base de son cou, ce qui lui donnait l’impression d’être une sorte de créature aquatique. Comme s’il s’y trouvait des branchies affolées. C’est à peine si elle pouvait déglutir. Elle s’apprêtait à informer Tatty en quoi elle pourrait aider pour accélérer la préparation du repas de Noël, au lieu de se plaindre, quand, depuis le comptoir où il était posé, le téléphone se mit à jouer « A Hard Rain’s A-Gonna Fall ».
Holly se tourna. Tatiana fixait le téléphone du regard sans le toucher.
« C’est papa ? demanda Holly.
— Non. C’est Inconnu, répondit Tatty.
— Eh bien, vas-y, réponds si tu veux, chérie. »
Mais Tatiana restait là, à fixer le téléphone. Elle s’était assise sur un des tabourets autour de l’îlot de cuisine, si bien que ses pieds dans leurs petits chaussons noirs pendaient à présent à dix centimètres du sol, exactement comme quand elle mesurait un mètre et qu’elle était installée à l’arrière de la voiture dans son siège auto pendant que Holly l’accompagnait à la garderie.
Seigneur. Holly se sentait si triste. Elle avait réprimandé sa fille qui avait dorénavant peur de toucher à son téléphone. Et la pauvre Tatty avait l’air préoccupée. Ses sourcils arqués formaient un V à l’envers sur son front. Ils étaient bruns, un peu broussailleux, les sourcils de Tatty – mais c’était à la mode aujourd’hui, et les traits de son visage étaient si élégants qu’aucun sourcil n’aurait pu les gâcher. Pourtant, un jour, Tatty voudrait probablement les épiler et cette idée attrista également Holly. C’était tellement difficile d’être féminine. Toujours devoir s’arranger, s’épiler et maigrir et se priver et s’inspecter afin de se sentir à l’aise dans ce monde. Bob Dylan continuait de chanter ses paroles d’une voix éraillée – And where have you been my darling young one ? – et Tatty fixait toujours le téléphone du regard. Une fois encore, son visage prit cette horrible teinte – le bleu argenté d’un poisson jeté sur un quai – et elle ne fit pas le moindre geste pour répondre au téléphone de sa mère.
« Bon, d’accord », dit Holly, et elle prit l’appareil et appuya du pouce sur la barre verte pour répondre. « Allô ? »
Mais l’appel avait déjà été transféré vers la messagerie et, s’il existait un moyen pour couper la messagerie et reprendre la communication à ce stade, Holly ne l’avait pas appris. Elle ne savait se servir que de la moitié des fonctions de ce téléphone. C’était comme le cerveau, les spécialistes affirmaient qu’un être humain n’utilisait environ que dix pour cent de ce qui était disponible dans son crâne. Steve Jobs, à l’image de Dieu, lui avait offert tellement plus de fonctionnalités qu’elle ne serait jamais capable de maîtriser.
Elle reposa le téléphone sur le comptoir et inclina la tête vers Tatty, décidée à ne pas lui demander pourquoi elle n’avait pas répondu. Il s’agissait, de toute évidence, d’une sorte de punition après que Holly lui eut ordonné de poser le téléphone quelques minutes plus tôt. Holly n’avait aucune envie d’adopter à nouveau une position défensive, particulièrement parce que sa réaction avait été irrationnelle, ce que Tatiana savait tout à fait et pouvait lui rappeler en un éclair. Holly avait demandé à sa fille de reposer le téléphone parce qu’elle n’aimait pas la teinte que l’appareil donnait à sa peau quand elle le consultait. Il n’était certes pas nécessaire d’expliquer cela.
« Personne ne va laisser de message, dit Tatty. Il n’y en a jamais dans ce cas.
— Non, répondit Holly. En effet. Il n’y en a jamais. Ce ne sont que des robots qui veulent vendre des choses aux gens. Ils n’aiment pas parler aux autres robots. »
Tatiana bondit alors si vite du tabouret qu’une seconde Holly crut qu’elle était tombée, et elle se précipita instinctivement vers sa fille. Mais Tatiana leva une main comme si elle devait tenir sa mère éloignée, comme si Holly avait dans l’idée de la frapper, non de l’aider.
« Tu n’en sais rien, dit Tatty en secouant la tête. Tu ne sais même pas qui appelle.
— Je sais, répondit Holly. Et je ne le sais pas, parce que tu n’as pas répondu. Si tu avais répondu, je saurais maintenant qui a appelé.
— C’est toi qui m’as dit de ne pas répondre. »
Holly recula d’un pas en levant brutalement les mains au ciel.
« J’ai quoi ? »
Tatiana marmonna quelque chose.
« Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes, Tatiana ? »
Les yeux noirs de Tatty fouillèrent l’espace à droite de l’épaule de Holly, sans qu’elle la regarde droit dans les yeux, mais sans vraiment détourner le regard non plus. Son profil était semblable à celui d’une sculpture en marbre. Pâle, poli et un peu froid.
« Je ne tiens pas à poursuivre cette dispute absurde, dit Holly. Tu n’as pas répondu au téléphone pour me contrarier. Ou bien toi non plus tu ne voulais pas te donner la peine de parler avec un robot. »
Tatiana se tourna alors et s’éloigna de l’îlot de cuisine en direction du salon, vers le sapin de Noël dans le coin – ses branches croulant sous le poids de toutes les décorations et guirlandes lumineuses. Toute la scène – le sapin, les lumières, sa fille dans sa robe de Noël – parut triste aux yeux de Holly dans la lueur de la neige se répandant par la baie vitrée, qui n’était plus à présent qu’un rideau de gaze. Qui savait combien de temps Eric mettrait pour revenir de l’aéroport, et où ses frères et leurs familles se trouvaient à présent alors qu’ils convergeaient tous vers la maison depuis les divers hôtels où ils avaient passé la nuit ? Que Dieu lui vienne en aide si elle devait faire trop longtemps la causette aux Cox sans l’aide de personne. Au moins, Thuy, Pearl et Patty n’habitaient qu’à quelques kilomètres. Elles n’auraient certes aucune raison d’être en retard, quelle que soit la quantité de neige qui tombait.
Les loupiotes de Noël se noyaient dans leur propre éclat terne tandis que Tatty les contemplait, d’un air étrange, comme elle l’avait fait avec le téléphone de Holly, comme si quelque chose de merveilleux ou de terrible pouvait s’y cacher.
« Qu’est-ce qui ne va pas, ma chérie ? Ne nous disputons pas. Je t’aime tellement. C’est Noël et nous avons des tas de choses à faire. »
Elle attendit que sa fille se tourne vers elle. Quand elle le ferait, pensa Holly, elle prendrait Tatiana dans ses bras. Elle la serrerait contre elle jusqu’à ce qu’elle se réchauffe et s’attendrisse dans son étreinte. Elles prendraient un nouveau départ dans cette journée.
Mais Tatty ne se retourna pas. Au lieu de cela, elle marmonna dans sa barbe, ce que Holly décida d’ignorer, et comme il devint évident qu’elle pouvait rester plantée là toute la journée à attendre, que Tatiana ne se retournerait pas, ce fut Holly qui le fit, se dirigeant vers le réfrigérateur pour en ouvrir la porte.
Seigneur. Le réfrigérateur était tellement plein à craquer des courses de la veille que Holly dut reculer pour considérer entièrement son contenu. C’était le rôti qu’elle cherchait mais, pour l’atteindre, elle allait devoir se faufiler au milieu du lait de poule et du jus pétillant (Tony, le frère d’Eric, ne buvait pas d’alcool) et des bouteilles de champagne (mais sa femme, oui, sans aucun doute) et de la crème fouettée et de la salade de fruits. Le rôti se trouvait tout au fond, encore emballé dans le sac en plastique dans lequel elle l’avait rapporté de l’épicerie la veille.
Comme toujours, Tatty avait grimacé quand le garçon de l’épicerie avait glissé le rôti (soixante dollars, de premier choix) dans le sac en plastique (« Ces sacs ne sont pas biodégradables ! Ils ne disparaissent jamais de la Terre ! »).
Mais Holly lui avait lancé un regard noir avant de déclarer : « Il faut qu’il soit emballé dans du plastique, Tatty. Pour éviter que le sang coule partout dans le réfrigérateur », ce à quoi sa fille avait réagi en affichant une expression de dégoût encore plus théâtrale avant de s’éloigner rapidement de la queue à la caisse pour aller contempler la cage en verre remplie d’animaux en peluche, près des portes automatiques.
Combien de dollars, au fil des années, Holly avait-elle dépensé dans cette machine afin que Tatty puisse tenter d’attraper un ours en peluche ou un chat rose miniatures ? Une babiole bon marché et synthétique, probablement fabriquée en Chine, bourrée de quelque substance imbibée de formaldéhyde et interdite dans ce pays depuis des années ? Et il fallait reconnaître que cela avait été remarquable, vraiment, le nombre de fois où Tatty, petite fille, était parvenue à accrocher un de ces prix à l’aide de la griffe métallique. Même les caissières, qui avaient l’habitude de commenter ses exploits, disaient qu’elles n’avaient jamais vu quelqu’un l’emporter contre la machine aussi souvent que Tatty.
Sur le parking, Tatty avait aidé sa mère à vider le caddie dans la voiture, en évitant le rôti dans le sac en plastique, que Holly jeta sur la banquette arrière (essayait-elle d’agacer sa fille ?), où le paquet atterrit avec un bruit sourd, ridicule, de guillotine. Tatty était assise en silence à côté d’elle pendant que Holly manœuvrait pour sortir du parking, mais une fois sur la route et la limitation de vitesse atteinte, Tatiana dit : « Avant que les sacs en plastique existent, il devait bien y avoir un moyen d’éviter que la viande saigne partout dans le réfrigérateur. » Elle prononça saigne d’une telle manière que Holly s’attendit à ce que Tatiana lui annonce prochainement qu’elle était végétarienne.
« C’est vrai, avait répondu Holly. Je parie qu’il y avait d’autres moyens mais je parie qu’ils n’étaient pas aussi efficaces que les sacs en plastique, » et elle avait alors allumé la radio sur la station NPR au moment où un musicien populaire, dont Holly n’avait jamais entendu parler, était interviewé en détail sur ses influences, qui incluaient, sans s’y limiter, le tic-tac des pendules et le bruit de la chasse d’eau. Elle baissa le volume jusqu’à ce que les voix se réduisent à un arrière-fond sonore de chuchotements, et elle essaya de bavarder avec Tatty, lui demandant si elle connaissait ce musicien, mais Tatty se contenta de lui répondre : « Non. » Puis, comme pour aggraver le cas de Holly, elles passèrent devant le plus grand arbre de la ville – un pin blanc qui dominait l’église près de laquelle il poussait, même le clocher. Quasiment accroché à la cime de l’arbre, telle une étoile de Noël goguenarde, un sac en plastique blanc s’agitait dans le vent.
*
Holly sortit la viande du réfrigérateur en la tenant à deux mains, comme s’il s’agissait d’un bébé endormi, et la posa, toujours dans son sac en plastique blanc, sur le comptoir de la cuisine.
Comme elle s’en était doutée, le fond du sac baignait dans le sang, mais elle résista à l’envie d’appeler Tatty pour lui montrer quel était l’intérêt de ce vilain sac en plastique. Elle s’interrogea sur ces nombreux instituteurs qui, au fil des ans, avaient remporté chez eux leurs leçons sur la durabilité, le biodégradable et les oiseaux migrateurs, aux pattes empêtrées dans des sacs de courses en plastique – dans quoi rapportaient-ils leur viande chez eux ? Un petit ruisseau de sang chemina sur le côté du plan de travail en granit, jusqu’au carrelage près des pieds de Holly.
Holly vit le sang et décida de l’ignorer. Elle nettoierait ça plus tard. Le carrelage était rouge, et le sang – aussi foncé que du sang de menstrues ou du sirop de cerise – y était camouflé. À part elle, personne ne saurait qu’il était là. Elle ouvrit le sac en plastique et découpa l’emballage en cellophane autour de la viande, souleva le rôti de la barquette en polystyrène et ôta la bande aux allures de protège-slip Kotex du dessous du rôti. Puis elle souleva et plaça doucement la viande (de nouveau, l’image du bébé endormi lui vint à l’esprit) dans le plat de cuisson qu’elle avait laissé la veille sur le comptoir.
Évidemment, le rôti n’avait rien d’appétissant. On aurait dit un accident, pensa Holly. Ça ressemblait à ce que c’était – un animal, exposé, n’importe lequel d’entre eux, supposait-elle, si on lui enlevait tous ses organes externes. Quelques champignons, des oignons et des pommes de terre arrangeraient ça, et du poivre et, tandis que Holly s’activait avec le moulin au-dessus du rôti, elle appela Tatty par-dessus son épaule : « Tu pourrais sortir les champignons du bac à légumes et les laver ? »
Il n’y eut aucune réponse. Holly se tourna et lança un regard sévère à Tatty, auquel cette dernière réagit en affichant une expression d’une telle infinie lassitude que Holly eut envie de rire.
C’était l’expression de Tatty chaque fois qu’on lui demandait de faire une corvée à laquelle elle rechignait – une sorte de dégonflement triste, qui aurait pu être l’expression d’une princesse esclave qu’on aurait conduite, enchaînée, au cachot. Holly se rappela alors ses propres années d’adolescence, et quelques amis qui se comportaient à l’identique. Des filles qui roulaient les yeux d’un air si indolent ou si fréquemment qu’il semblait que leurs globes oculaires eussent pu disparaître à jamais derrière leurs sourcils. Elle se souvint d’avoir été allongée par terre dans la chambre de Cindy Martin, écoutant Billy Joel sur un transistor posé entre elles deux, et de la façon dont Cindy avait entrouvert les lèvres, le visage vers le plafond, en une sorte de cri silencieux, plissant les yeux et enfonçant davantage ses épaules dans la moquette blanche à poils longs, quand sa mère avait crié du rez-de-chaussée : « Cindy ? Tu dois donner à manger au chien ! »
Holly avait été jalouse. La mère. La corvée. Le chien. Les petits pièges ordinaires d’une enfance normale. On ne lui demandait jamais de faire quoi que ce soit chez elle, parce qu’elle avait deux sœurs aînées, qui s’étaient chacune fixé comme objectif de laisser Holly vivre une « enfance normale », malgré la mort de leur mère et l’alcoolisme « secret » de leur père. C’est pourquoi Holly ne réprimandait pas Tatty pour ses élans rancuniers quand on lui demandait de vider le lave-vaisselle ou de sortir la poubelle. C’était un luxe, ces petites tâches. C’était un luxe d’être capable de distribuer de telles tâches. Alors que Tatiana se dirigeait vers le réfrigérateur et le bac à légumes, Holly lança, sur un ton joyeux : « Merci, Tat », s’efforçant de faire comprendre à sa fille qu’elle reconnaissait que c’était un effort pour elle, cette corvée indigne, mais également qu’il était ridicule, presque charmant, que cette tâche requière un tel effort de sa part.
Dehors, un chasse-neige passa en grondant et Holly perçut le bruit de ses lames raclant le trottoir. C’était vraiment du blizzard, alors ? Ces dernières années, les chasse-neige ne sortaient plus que pour les urgences, semblait-il. On faisait des économies. Et c’était Noël ! Imaginez les heures supplémentaires que la ville allait devoir payer à un conducteur de chasse-neige le jour de Noël. Comme les services postaux américains, le passage des chasse-neige était un service que Holly avait toujours considéré comme acquis. À une époque (à peine dix ans plus tôt ?), les chasse-neige paraissaient juste sortir pour le spectacle.
Donnez-nous quelques rafales, du saupoudrage, du verglas, auraient-ils pu clamer, et nous leur ferons maudire ce jour !
Mais, aujourd’hui, cette époque paraissait remonter à plus d’une décennie – comme ces jours anciens où on vous servait vos repas dans l’avion ou votre essence à la station-service, où on vous portait vos courses jusqu’à votre voiture. Et aujourd’hui, évidemment, on parlait de fermer le bureau de poste.
Combien de centimètres de neige étaient-ils tombés pour que la ville veuille bien payer des heures supplémentaires aux conducteurs de chasse-neige un jour de Noël ?
Holly jeta un coup d’œil vers Tatty, qui fixait, perplexe, la barquette de champignons entre ses mains.
« Tu as entendu ? demanda Holly.
— Entendu quoi ? » répondit Tatty, dans sa barbe, les yeux toujours baissés sur les champignons.
Ce profil :
Les yeux baissés. Le regard fixe. Une beauté ancienne sculptée par une personne dont l’identité s’était perdue dans le temps. Et le message ancien qu’elle portait, qui semblait être : Contemple-moi, je suis là sans être là, issue de toi mais séparée de toi.
Le profil de marbre froid de Tatiana perturbait Holly. Elle dit : « Allez, pose-les, Tatiana. Je vais m’en occuper. »
Mais Tatiana continua de fixer du regard la barquette de champignons.
Holly demanda trop fort : « Tu m’as entendue ? »
Tatiana parut alors entendre sa mère, mais comme si elle avait perçu la voix de Holly par le biais d’un talkie-walkie, à des kilomètres d’elle. Elle secoua légèrement la tête, déposa soigneusement la barquette dans l’évier, regarda Holly – et cette dernière comprit que ce qu’elle avait pris pour de l’agacement du fait qu’on lui ait demandé de faire quelque chose n’en était nullement :
Tatiana pleurait !
« Chérie ! » dit Holly, se détournant de la viande vers sa fille, essuyant ses mains ensanglantées sur sa robe – car après tout, qui s’en souciait ? Il y avait des choses plus importantes, et le motif floral de la robe était tellement chargé qu’un peu de sang paraîtrait simplement s’intégrer à l’imprimé ridicule. « Oh, mon Dieu, qu’est-ce qui ne va pas ? »
Elle prit sa fille par les épaules si brusquement qu’elle manqua de la faire tomber – ce corps si mince, si frêle ! – et elle l’attira fort contre elle, épousant de la paume l’arrière du crâne de Tatiana comme quand Bébé Tatty était encore assez petite pour être portée sur la hanche d’une pièce à l’autre, du berceau au bain, de la voiture au terrain de jeux. « Qu’est-ce qui ne va pas, ma chérie ? » répéta-t-elle.
Tatiana posa son front sur l’épaule de sa mère, mais elle ne dit rien et ne leva pas non plus les bras pour répondre à l’étreinte de Holly. C’était comme de serrer contre soi un mannequin, sauf que Tatiana sentait l’huile d’arbre à thé et les agrumes et les champs emplis de fleurs mystérieuses – des fleurs qui avaient été cultivées dans des usines et trafiquées jusqu’à ce que leurs senteurs soient conformes à l’idée du parfum de la fleur parfaite développée par quelque inventeur.
Et autre chose. Quelque chose de pas net. Un peu comme un fruit pourri, encore. Juste une pointe. C’est alors que Holly ressentit cette urgence revenir en elle :
Quelque chose les avait suivis depuis la Russie jusque chez eux !
Il y avait quelque chose dans tout ça. Quelque chose au sujet de tout ça qu’elle craignait de ne jamais comprendre si elle ne trouvait pas le temps de s’asseoir à un bureau et de le découvrir en mots avec un stylo ! Et pourtant, ce qu’elle était en train de faire – étreindre son enfant – l’empêchait de s’éclipser, de trouver un stylo et du papier ou d’allumer l’ordinateur.
Et quand bien même elle aurait eu le temps – alors quoi ? Qu’écrirait-elle ? Quelque chose les avait suivis jusque chez eux depuis la Russie ? Ça n’avait aucun sens ! Ça n’expliquait rien ! Et Holly n’était plus écrivain, n’en était plus un depuis des années et des années, n’avait pas écrit une phrase décente ou un véritable vers depuis des lustres, depuis l’époque des repas servis pendant les vols, l’époque où on pouvait attendre à une porte que ses proches débarquent de l’avion et où les chasse-neige rugissaient dans les rues aux premiers flocons. Holly savait qu’elle pouvait avoir tout le temps d’écrire au monde, et en dépit de cette conviction qu’elle avait quelque chose à écrire mais pas le temps pour le faire, cela ne donnerait rien. Combien de débuts avait-elle griffonnés ces dix-huit dernières années, et combien de ces débuts n’avaient mené à rien d’autre que la frustration et une mauvaise humeur qui durait des jours ? Des centaines de débuts, ne menant à rien. Quel aurait été l’intérêt de briser son angoisse de la page blanche, rien de moins que le jour de Noël ?
Et pourtant elle ressentit le besoin de repousser (en douceur) sa fille. Serrer Tatiana contre elle, lui demander ce qui n’allait pas – ça ne servirait encore à rien, ça ne mènerait encore à rien. Sa fille, même si elle savait ce qui clochait, ne lui fournirait aucune explication à ses larmes ou au fait qu’elle broyait du noir et était maussade. Si Holly insistait, elle réamorcerait simplement la dispute sur le fait que sa mère avait dormi trop tard, ou à propos du sac en plastique. Ce serait une perte de temps pour toutes les deux.
Holly relâcha son étreinte autour de sa fille, et Tatiana, qui était restée raide tout ce temps, se redressa, s’écarta de sa mère et repartit en silence dans sa chambre. Holly entendit la porte se fermer avec un cliquetis net, puis se pouvait-il (ça n’était pas possible) qu’elle ait entendu Tatiana glisser le crochet dans son anneau ? Ce crochet et cet anneau dont elle avait tout bonnement refusé de reconnaître la présence depuis que Holly les avait installés pour elle ? Alors c’était à ça qu’allait ressembler cette journée ? Ne lui pardonnerait-on donc jamais d’avoir dormi trop tard ?
Elle secoua la tête vers l’endroit où sa superbe, insupportable, insupportablement superbe fille avait disparu dans le couloir et resta à contempler ce vide jusqu’à ce que le four annonce, en bipant dans son dos, qu’il avait suffisamment préchauffé pour qu’on y glisse le rôti. Holly prit la barquette de champignons, arracha le film plastique qui la recouvrait, passa les petits boutons charnus sous l’eau froide et les ajouta au rôti dans le plat de cuisson. Elle pariait qu’il lui restait encore au moins une heure pour s’occuper des pommes de terre et des oignons, et elle avait acheté quasiment tout le reste déjà préparé – la purée de pommes de terre douces, la salade de fruits et les petits pains. Ce ne serait pas son repas de Noël le plus impressionnant. Après tout, quelle différence cela faisait-il ? Elle se fichait complètement de ce que les Cox pensaient d’elle, comme la famille d’Eric – bon, combien de repas de Noël impressionnants était-elle vraiment obligée de leur cuisiner en une seule vie ? –, et Thuy, Pearl et Patty se contenteraient de quelques bières (Thuy), de quelques patates douces (Pearl) et de salade de fruits (Patty).
Holly tourna le dos à la cuisine et s’approcha de la fenêtre pour se faire une idée de la chute de neige. Comme elle s’y était attendue après le passage du chasse-neige, la neige s’était étonnamment accumulée depuis la dernière fois qu’elle avait regardé au dehors. Le vent soufflait les flocons de côté, et pourtant la masse semblait d’une certaine manière s’organiser sur le sol, comme si quelqu’un se donnait beaucoup de peine pour répartir la neige de façon égale sur la pelouse. Le bassin des oiseaux – un ange en plâtre portant un récipient entre les mains – était complètement recouvert. Holly comprit que la neige devait être collante et humide car elle s’accrochait à la moindre surface de l’ange, même au bas de ses ailes, et tout son visage paraissait enveloppé de bandages. L’ange étant à peine plus petit que grandeur nature, on aurait dit, déguisé ainsi, un enfant ou un petit adulte, gelé dans le jardin, tendant pourtant cette assiette en une attitude implorante, comme s’il quémandait quelque chose devant la baie vitrée et, au-delà, l’intérieur douillet et confortable. S’il vous plaît ?
*
À leur arrivée en Sibérie lors de leur première visite, un chauffeur était venu les prendre à l’aéroport pour un trajet de trois heures les conduisant jusqu’à l’hôtel tenu par l’orphelinat – et ce, après avoir voyagé en avion, en train, en car puis de nouveau en avion pendant presque vingt-quatre heures. Dans la voiture, sur la banquette arrière, Eric s’était immédiatement endormi, mais Holly avait été tout à fait incapable ne serait-ce que de fermer les yeux. Elle ne s’était jamais sentie aussi éveillée de toute sa vie. Pendant la totalité de ces trois heures, il se peut qu’elle n’ait même pas cligné des paupières. Elle avait contemplé au-dehors, la neige et le paysage, le paysage et la neige, alors qu’ils se fondaient l’un dans l’autre en défilant. Les gens et leurs maisons et leurs véhicules et leurs animaux de ferme – tout était enterré, flouté. Des fantômes de neige, toute personne, toute chose, sur trois cents kilomètres. Ne parvenant à distinguer aucun détail, Holly cessa très vite d’essayer, sans pourtant jamais éprouver le moindre désir de fermer les yeux. C’était une manière de réconfort, vraiment, de regarder ce pays et de découvrir qu’il n’était peuplé que d’apparitions.
*
À présent, une main posée sur la baie vitrée, elle regardait l’espace entre ses doigts chauds se remplir de brume contre la vitre froide. C’était comme ce paysage au dehors. Le bassin aux oiseaux en forme d’ange était une impression, pas une silhouette, et le reste n’était qu’effacement. Puis elle se secoua, se rappelant le rôti et les invités et les tâches qu’il lui restait à faire, et elle retira sa main de la fenêtre, consulta sa montre et étouffa un cri de surprise en voyant l’heure. Les invités devraient arriver dans une heure. Ou moins. Même si, elle s’en rendit compte, cela faisait presque une heure qu’elle n’avait pas eu de nouvelles d’Eric. Et l’aéroport n’était qu’à une heure de route. À moins que l’autoroute n’eût été fermée, il aurait dû être à la maison avec ses parents. Ils seraient certainement là d’une minute à l’autre. Et les frères et leurs familles suivraient. Holly avait invité les Cox à venir un peu plus tard que les autres, afin qu’ils ne risquent pas d’arriver avant que Gin n’ait eu le temps d’embrasser ses fils et ses petits-enfants et de verser quelques larmes, comme elle le faisait chaque fois.
Thuy, Pearl et Patty assistaient à une messe qui ne finirait pas avant treize heures trente, et elles devraient ensuite s’arrêter chez elles pour prendre les cadeaux et le pudding que Pearl avait confectionné. Elles seraient donc les dernières mais, pour Holly, les plus attendues de tous les invités. Holly savait que Thuy apporterait un pack de six bouteilles d’une quelconque bière d’import, et qu’elle s’appliquerait à les boire toutes avec régularité tout au long de l’après-midi jusqu’au soir et au point d’être bêtement ivre. Pearl passerait son temps à flatter Tatiana – à la supplier qu’elle lui chante son dernier air de madrigal, qu’elle lui montre toutes ses photos sur son iMac et qu’elles écoutent ensemble toutes les chansons qu’elle avait téléchargées sur iTunes. Toute cette attention de la part de sa chère « tante » la sortirait sans aucun doute de sa mauvaise humeur.
Et Patty ! Patty serait un bonbon, une princesse fée, une petite reine de beauté ! Elle tiendrait la main de Holly et raconterait une histoire de fille sans queue ni tête et drôle. Toutes les histoires que Pearl et Thuy n’en pouvaient plus d’entendre, Holly serait ravie de les écouter un million de fois. À l’exception de Tatiana, il n’existait personne au monde que Holly aimât plus que sa filleule et, même si elle espérait ardemment que Thuy et Pearl mènent une longue et saine existence, elle ne pouvait non plus s’empêcher d’imaginer qu’elles puissent mourir (sans souffrir !) afin qu’elle ait la garde de Patty. Holly en plaisantait avec Thuy et Pearl, qui lui pardonnaient sa malveillance, lui étant pathétiquement reconnaissantes de tant aimer leur fille unique, mais Holly ne leur avait pas vraiment confié qu’il lui arrivait assez fréquemment de se tenir sur le seuil de la chambre d’ami et de réfléchir, au cas où ses chères amies mourraient, à la manière dont elle arracherait les bibliothèques encastrées et peindrait les murs couleur écume de mer pour leur fille, qui deviendrait alors la fille de Holly, et décorerait la pièce sur le thème des sirènes. Elle songeait au joli portrait que Patty et Tatiana, devenues sœurs, formeraient entre Eric et elle.
L’une brune, élégante et sculptée dans le marbre, et l’autre, douce avec un sourire en coin, lumineuse.
Bien que Patty ne soit pas, Holly le sentait, la fillette la plus intelligente qu’elle ait connue (en premier lieu, elle n’était jamais tranquille ou immobile suffisamment longtemps pour pouvoir penser), elle était de loin la plus agréable. C’était une enfant purement américaine. Elle s’attendait à ce que tout se passe bien, parce que tout s’était toujours bien passé. Comme il était merveilleux de côtoyer un être humain aussi serein !
Holly se détourna de la baie vitrée et traversa le salon pour se rendre devant la porte de la chambre de Tatiana, où elle se tint aussi discrètement que possible, retenant son souffle à l’affût du moindre son provenant de l’autre côté. Le léger tapotement de son clavier, des tiroirs qu’elle ouvrirait et fermerait ?
Non. Tout ce que Holly entendait, même en retenant sa respiration, c’était la neige tombant à l’extérieur – sur le toit, sur la pelouse, contre la vitre. À l’oreille, elle ne lui paraissait pas humide, comme elle l’avait supposé d’après la couverture collante dont elle avait enrobé l’ange du bassin. Elle produisait plutôt un son sableux. Croustillant. Holly inspira, se frotta les yeux, retourna dans le salon, près de la baie vitrée, et inspecta plus précisément le jardin au-delà.
Oui, la neige était caillouteuse à présent. Granuleuse. Elle tombait continuellement, cette neige. Elle ne voyait plus du tout l’ange.
Elle retourna dans la cuisine et regarda à l’intérieur du four.
Le rôti, commençant tout juste à grésiller, dégageait une odeur de nourriture et pas de chair. En général, Holly évitait la viande rouge, pour des raisons de santé lues dans des magazines féminins, mais chaque fois qu’elle sentait l’odeur de viande en train de rôtir, elle admettait qu’elle était carnivore dans l’âme. En face du pressing dans le centre-ville, il y avait un mauvais snack-bar, le Fernwood, qu’on avait cité plusieurs fois au cours des dernières années pour infractions sanitaires – mais l’aération de la cuisine du Fernwood donnait sur le trottoir, et chaque fois que Holly passait récupérer des vêtements au pressing, elle sentait les steaks en train de frire et s’imaginait aisément dans une forêt, habillée de peaux de bêtes, arrachant un gros morceau de viande d’un os avec ses dents, ainsi que le plaisir incroyable que ses ancêtres avaient dû éprouver.
Holly jeta un coup d’œil à son iPhone, toujours posé sur le comptoir de la cuisine. Apparemment seul Inconnu avait appelé (deux fois) depuis le coup de fil d’Eric. S’il n’était pas à la maison d’ici une heure, elle lui téléphonerait. Bien qu’elle espérât ne pas avoir à le faire. S’il était sur l’autoroute avec ses parents aux idées embrouillées, elle craignait que la distraction n’arrange rien, surtout par ce temps. Soit il arriverait bientôt, soit il l’appellerait. Holly n’était pas le genre de femme encline à imaginer des accidents de voitures mortels, des catastrophes soudaines. D’après son expérience, la tragédie frappait toujours après de nombreuses semonces – parfois des siècles, vraiment – et, à la fin, vous étiez en général surpris par le nombre de signes annonciateurs qu’elle vous avait donnés, par l’espace accordé à la souffrance. Non. Eric ne mourrait pas dans un accident de voiture le jour de Noël. Au pire, il serait bloqué dans une congère.
Holly s’éloigna de l’îlot de cuisine vers le buffet où elle rangeait le service en porcelaine du mariage de sa mère ainsi que les verres en cristal – ou ce qu’il en restait depuis que trois des verres à eau irisés avaient été brisés. Elle ouvrit les portes vitrées. De petits boutons de rose peints ornaient les assiettes, les tasses et les soucoupes blanc crème, bordées d’or. Janet, sa sœur aînée, avait reçu la vaisselle à la mort de leur mère, puis l’avait transmise à Melissa, la sœur cadette, quand elle avait su avec certitude qu’elle allait, elle aussi, mourir. Mais Melissa ne pouvait supporter cette vaisselle, disait-elle, qui lui rappelait leur mère et leur sœur, toute cette vaisselle pleine d’espoir, et elle l’avait abandonnée devant la porte de Holly, enveloppée de papier bulle, dans des cartons.
Au début, Holly avait pensé qu’elle non plus ne pourrait la supporter et elle l’avait laissée, pendant des années, dans les cartons au sous-sol.
Jusqu’à ce qu’ils reviennent avec Tatiana.
Holly s’était alors sentie tiraillée par le passé, elle était descendue au sous-sol, avait ouvert les cartons et découvert, comme par miracle, que toutes les années passées au sous-sol avaient lavé la vaisselle de son association avec sa mère et ses sœurs. La vaisselle de sa mère était prête à ressusciter.
Holly et Eric achetèrent spécialement un buffet pour la ranger, et, depuis ce jour, à chaque occasion particulière, Holly la sortait et se réjouissait qu’elle lui appartienne, d’être en vie pour en profiter après la disparition des autres femmes dont la jouissance avait été écourtée par un gène défectueux. Elles ne lui en gardaient pas rancœur, elles ne hantaient pas ce buffet mais, parfois, et surtout au moment de fêtes comme Noël, Holly sentait son propre fantôme, debout à côté d’elle, regrettant de ne pouvoir elle aussi tendre la main dans le vaisselier pour toucher quelque chose d’aussi solide et délicat qu’une assiette, la tenir dans ses mains.
Mais le fantôme de Holly en était incapable, fait de destinée comme il l’était – alors que la Holly de chair et de sang, grâce à la médecine moderne, avait pu se débarrasser de sa destinée comme d’un manteau, d’un haussement d’épaules.
*
Bon, évidemment, ça n’avait pas été aussi simple.
Il y avait eu, par exemple, la chambre de réveil glaciale où Holly avait repris conscience seule, clignant lentement des paupières pour réintégrer le monde, comprenant qu’elle n’avait plus ni ovaires, ni seins, ni mamelons sous tous ces bandages. Que ses parties les plus intimes lui avaient été enlevées et qui savait où elles se trouvaient à présent, sans elle ?
Et pendant les tout premiers mois qui suivirent l’opération, Holly avait eu l’atroce sentiment d’avoir été transformée en une sorte de machine, un robot indestructible. Elle faisait des rêves terribles dans lesquels elle cherchait des parties de son corps sur des étagères supportant des milliers d’organes flottant dans des milliers de bocaux. Dans ces rêves, Holly était persuadée que son âme avait été localisée dans l’une de ces parties de corps, et qu’elle était à présent piégée pour toujours dans le formol et le verre.
Mais tout cela était passé avec le temps et grâce au génie artistique de son chirurgien esthétique qui lui avait modelé des seins bien plus beaux qu’elle n’en avait jamais eu en vrai, et grâce au conseil de l’infirmière qui avait assisté sa double mammectomie et ovariectomie (pourquoi ce mot devait-il comporter deux « o » comme deux œufs ?) et qui lui avait confié avoir vécu, elle aussi, une sorte d’expérience extracorporelle pendant l’opération de Holly, comprenant que, dans ce bloc opératoire, ils avaient brisé la chaîne de fatalité qui avait tourmenté les ancêtres féminins de Holly durant un millénaire. « Nous vous arrachions à cette longue lignée de femmes à la mort prématurée. »
Après l’opération, à son chevet, cette infirmière vêtue de blanc avait expliqué à Holly, tout en lui frottant la main, qu’il n’y aurait probablement eu aucune autre issue, que même si Holly n’était pas morte à cause de la mutation (ou ne s’était pas tuée de désespoir, comme sa sœur aînée Melissa l’avait fait), elle l’aurait transmise à ses enfants qui l’auraient perpétuée. Il fallait arrêter ce processus. Toute cette souffrance. On pouvait aujourd’hui remonter la trace de sa mutation 185delAG BRCA1 jusqu’à la seule femme indo-égyptienne qui l’avait portée et transmise à Holly.
« Pensez à cette femme, avait dit l’infirmière, ses yeux vert sombre se remplissant de larmes. Dieu merci, vous êtes née en Amérique à la fin du vingtième siècle. Nous vivons une époque fantastique. »
Et Dieu merci, Tatiana ne pouvait certainement pas être porteuse d’un tel gène. Holly transmettrait un jour la vaisselle non contaminée à Tatiana qui la transmettrait à son tour à sa propre fille exempte de mutation.
*
Holly souleva avec précaution les soucoupes de la pile et les déposa sur la table de la salle à manger derrière elle. Eric et elle avaient installé la rallonge avant d’aller se coucher et Holly avait jeté la nappe par-dessus.
« Tatty ? appela-t-elle. C’est l’heure de mettre la table, Tatty ! »
Pas de réponse. Tatiana se trouvait toujours dans sa chambre, la porte close.
(Mais certainement pas verrouillée ?)
« Tatty ? » appela Holly d’une voix plus forte – si forte que Tatiana n’aurait pu l’ignorer à moins de porter des écouteurs sur les oreilles, braillant le genre de musique que Holly n’écoutait jamais. « Tatty ? Hé ! J’ai besoin que tu viennes m’aider, chérie ! Papa va arriver d’une seconde à l’autre avec Gin et Gramps ! Il faut qu’on dresse la table ! »
Holly sortit les assiettes à salade. Puis elle s’immobilisa pour prêter l’oreille au moindre bruit sortant de la chambre de Tatty. Le crissement des pieds de chaise sur le plancher. Mais il n’y eut aucun bruit. Holly éprouva alors un sentiment familier d’abattement, se déployant depuis son estomac jusqu’à sa gorge. C’était une manière de tristesse qui lui rappelait, de façon écœurante, ses années de lycée – être abandonnée par des amis ou plaquée par un garçon. Elle avait presque oublié ce type de désespoir – combien il était physique et absolu, et elle dut s’appuyer d’une main sur le dossier d’une des chaises de la salle à manger pour garder l’équilibre, se sentant véritablement faible et sotte en plus du reste. Qu’est-ce qui clochait chez elle ? C’était ridicule, ce chagrin abject pour rien, bien pire aujourd’hui que l’agacement ordinaire qu’elle ressentait, et s’était habituée à ressentir, chaque fois que Tatty prenait son temps pour répondre à une question ou rendre un service. Ce sentiment-là, Holly s’y était complètement préparée en devenant mère. Elle se souvenait très précisément des expressions exaspérées de sa mère, avant sa mort, chaque fois que Holly était grossière, ou arrivait en retard, ou rechignait. Mais se sentir à ce point blessée, peinée, par sa fille et son comportement, qui était, bien entendu, complètement normal de la part d’une adolescente ? Voilà qui était déplacé, vraiment, et elle devait s’en débarrasser avant que Tatty ne le devine sur son visage.
« Bon sang, Tatty ! »
Holly inspira, s’éloigna du buffet et se dirigea vers la porte close de la chambre de sa fille. Là, elle frappa des jointures des doigts, fort, puis recula pour écouter :
Toujours rien.
« Tatty. Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu n’as pas entendu que je t’appelais pour que tu m’aides à dresser la table ? »
Cette fois, Holly perçut ce qui ressemblait à un soupir et fut rassurée. Au moins sa fille était…
Quoi ? Était toujours en mesure de réagir à la voix de sa mère, même si elle n’était que source de contrariété ?
Malgré tout, si Tatty était allongée sur son lit derrière cette porte, elle ne broncha pas, elle ne roula même pas sur le côté. Après toutes ces années à vivre ensemble dans cette petite maison, Holly savait bien interpréter tous les bruits et la signification du moindre grincement du sommier de sa fille. Et sa fille ne bougeait pas dans cette chambre.
« Tatiana. »
Cette fois, Holly s’efforça de paraître patiente. Elle allait accorder le bénéfice du doute à sa fille. Tatiana s’était peut-être profondément endormie. Elle souffrait peut-être de douleurs menstruelles. Holly connaissait bien les cycles de sa fille et, bien que cela parût trop tôt pour un syndrome prémenstruel, le corps n’était pas un ordinateur parfaitement programmé. Holly n’avait pas eu ses règles depuis l’âge de vingt-quatre ans, mais elle n’avait jamais oublié celles qu’elle avait eues. La douleur nette qui précédait le sang, comme si toute cette argile tendre contenue dans le triangle de ses hanches se durcissait. La vague nausée également – et toujours un picotement aux tempes, pareil à des électrodes, autour des yeux et des sinus, comme si elle avait aspiré de l’eau salée. La douleur n’avait jamais été forte au point de crier, mais elle avait toujours suffi pour que Holly se sentît prisonnière de son propre corps, comme une esclave croulant sous les chaînes. Aujourd’hui, l’expression du visage de sa fille quand elle souffrait de maux de ventre ravivait ce souvenir chez Holly en vagues de douleur fantôme, là où ses ovaires s’étaient trouvés.
« Tatiana. »
Holly posa la main sur la poignée. Seigneur. Elle allait devoir faire exactement ce qu’elle avait dit à Tatiana qu’elle ne ferait pas – entrer dans sa chambre sans sa permission. Mais elle avait suffisamment averti sa fille. Cette situation était ridicule. On ne pouvait pas la laisser se terrer ou se morfondre toute la journée dans sa chambre. Holly prononça le prénom de sa fille en tournant la poignée (« Tat… »), mais la syllabe se bloqua dans sa gorge, et la porte ne s’ouvrit pas, et Holly comprit que le crochet était passé dans l’anneau de l’autre côté du battant.
Elle lâcha la poignée et recula. Seigneur. Holly soupira si profondément que cela sonna, dans sa gorge, comme un grognement quand l’air s’échappa de son corps, des profondeurs de son être, passant ses amygdales pour retrouver le monde extérieur. Seigneur. Dieu. D’accord. Tatiana était donc résolue à punir Holly toute la journée pour avoir dormi tard le jour de Noël. Va au diable, eut envie de dire Holly. Au lieu de cela, elle s’écarta de la porte en disant, aussi calmement que possible : « Quand tu auras décidé de grandir, s’il te plaît, joins-toi à nous. »
Bien sûr, il n’y avait personne d’autre pour le moment dans la maison, et Holly ressentit toute la faiblesse de son commentaire. Pour la première fois de la journée, elle fut submergée par une vague de soulagement en songeant à la compagnie en chemin vers la maison, même les Cox. Il n’y avait pas la moindre chance que Tatty, étant donné la jeune fille qu’elle était, se comportât de la sorte en présence des invités. Elle serait polie avec tous et ravie de les voir, et elle communiquerait poliment avec Holly pour la même raison, et quand la journée toucherait à sa fin, la fausse Holly et la fausse Tatty (« Ma chérie, pourrais-tu préparer la crème fouettée ? – Bien sûr, maman ») se seraient de nouveau transformées en vraie Holly et vraie Tatty.
Elle consulta de nouveau sa montre.
Elle allait devoir dresser cette fichue table elle-même.
*
Dresser la table pour un grand repas était une tâche que Holly et Tatiana avaient toujours accomplie ensemble. Même à l’époque où Tatty était trop petite pour toucher la vaisselle ou les verres en cristal, les bras tendus vers le haut, elle faisait claquer les couverts en argent sur la table à côté des assiettes. Il n’y avait eu qu’un incident, le jour où Tatty, qui devait avoir six ans, s’était précipitée, un peu trop excitée, dans le buffet pour y prendre la saucière. La saucière (un cygne en céramique blanche avec un trou dans le bec d’où coulait la sauce) avait survécu, mais ça n’avait pas été le cas de trois verres à eau irisés de sa mère. Holly n’avait jamais vraiment compris ce qui s’était produit. Tatty était trop hystérique – à la fois sauvagement sur la défensive, désolée et en pleurs – pour raconter toute l’histoire mais, quand Holly s’était retournée, les verres étaient sur le plancher devant le buffet, chaque globe si précisément détaché du pied que cela tenait plus de l’amputation chirurgicale que de l’accident.
« Ça n’est pas grave, avait-elle dit à Tatty. J’en ai encore neuf. Les choses cassent, c’est comme ça.
— Tu ne m’as pas surveillée, avait hurlé Tatty. Tu aurais dû m’avertir. »
Holly s’était efforcée de ne pas paraître ennuyée par le tort causé. Non seulement Tatty avait brisé ses verres à eau, mais elle reportait à présent la responsabilité sur Holly, alors que cette dernière essayait simplement de lui pardonner. Pour consoler sa fille, Holly essaya de trouver une anecdote où elle aurait elle aussi cassé quelque chose de précieux, mais elle n’était pas parvenue à se souvenir d’un tel incident. Jusqu’à l’âge adulte, Holly n’était jamais restée suffisamment longtemps en présence de choses cassables pour les briser. Pourtant, un jour, elle s’était apparemment emparée d’un crayon bleu avec lequel elle avait gribouillé tout un mur, et c’était devenu une plaisanterie familiale, bien que Holly n’en eût aucun souvenir. Quand elle avait annoncé qu’elle prévoyait de poursuivre ses études de troisième cycle afin de devenir écrivain, Janet avait éclaté de rire : « Tu as toujours voulu être une gribouilleuse ! »
Très drôle.
Alors Holly avait raconté cette histoire à Tatty pour la consoler, pour lui prouver que les choses pouvaient être abîmées à la fois volontairement mais aussi accidentellement. Elle lui avait raconté comment sa mère avait récuré le mur avant que son père ne le voie, et avait attendu des semaines avant de lui en parler. Ce n’est que parvenue à la moitié de son histoire (alors qu’elle jetait les verres brisés et que Tatiana reniflait, le visage dans les mains, à la table de la salle à manger) que Holly se rappela qu’elle avait déjà raconté cet épisode à sa fille, l’été passé, quand elle avait tenté de lui faire admettre qu’elle avait rayé tous les CD d’Eric et Holly. En les griffonnant avec une épingle à nourrice peut-être ? Quelle autre explication y avait-il ?
Mais l’anecdote n’avait été d’aucune aide – ni pour faire admettre à Tatiana qu’elle avait rayé les CD l’été passé, ni pour qu’elle se sente mieux après avoir brisé (avec une telle précision que cela paraissait franchement volontaire) les trois verres à eau à Noël. En revanche, Tatty avait plissé les yeux comme si l’histoire de la méchanceté de sa mère la perturbait et peut-être la dégoûtait.
Et il en avait quasiment toujours été ainsi au fil des années, chaque fois que Holly tentait de soulager sa fille au sujet de quelque chose qu’elle avait fait en décrivant de quelle manière elle avait, elle-même, autrefois, agi de manière aussi maladroite, ou mauvaise, ou irréfléchie. Le pire ayant été quand, alors que Tatty et Tommy sortaient ensemble depuis six mois et que le jeune homme venait d’avoir dix-sept ans, Holly avait suggéré à Tatiana qu’elle garde un préservatif dans son sac, juste au cas où.
« Quoi ? » s’était exclamée Tatiana. Ses lèvres vermeilles bleutées s’étaient entrouvertes en une expression de pure horreur.
Holly avait répété sa suggestion. Le préservatif. Elle avait dit qu’il valait mieux que Tatiana et Tommy attendent, bien sûr, mais elle savait aussi que parfois les adolescents…
« Oh, mon Dieu, maman », avait dit Tatiana. Elle écarquillait ses grands yeux noirs, sa bouche formant un zéro stupéfait. Holly voyait même ses dents. Une chaîne de montagnes d’un blanc parfait. Tatiana n’avait jamais eu besoin de porter des bagues, ces dents-là étaient absolument parfaites. Refoulant ses larmes, semblait-il, Tatiana dit : « Je n’ai aucune idée de ce que tu faisais à mon âge, mais ce n’est pas ce que Tommy et moi faisons.
— Très bien, Tatiana », avait répondu Holly et elle avait alors expliqué qu’à l’âge de Tatiana, son petit ami et elle n’avaient pas non plus prévu d’avoir des rapports sexuels mais, puisque personne n’avait eu l’esprit assez ouvert dans son entourage pour lui parler de contraception, elle n’avait pas été préparée, était tombée enceinte et avait subi un avortement. Cela avait été une terrible expérience, Dieu merci, avait-elle dit à Tatty, il était alors possible de se faire avorter au planning familial à quinze ans sans la permission des parents, parce que si son père en avait eu vent…
Tatiana s’était alors effondrée en larmes sur son lit et avait refusé que Holly la console à moins de lui promettre de ne plus jamais aborder le sujet. Holly accepta, mais insista pour que Tatiana sache qu’elle pouvait venir voir sa mère en cas de besoin…
« Je sais ! Je sais ! Mais tais-toi donc ! Je ne veux rien savoir de tes histoires ! Je ne veux pas que tu me racontes tes erreurs ! Je ne suis pas du tout comme toi ! »
Le temps d’une terrible seconde, Holly fut certaine que Tatiana allait prononcer les paroles qu’elle redoutait et avait attendues toutes ces années :
Tu n’es pas ma mère.
Mais elle ne le dit pas. Pas ce jour-là. Jamais.
Une fois peut-être, à l’âge de quatre ans, Tatiana avait demandé en hésitant : « Maman, tu sais qui était ma vraie mère ? »
Les yeux de Holly s’étaient instantanément emplis de larmes à l’association des mots « vraie » et « mère », la réaction physique se manifestant avant que sa conscience n’eût traité ces deux mots.
Mais, comme elle avait toujours prévu de le faire, Holly avait dit la vérité à Tatiana – qu’elle ne savait rien de sa mère biologique. Qu’étant donné les conditions de vie dans la ville où Tatiana était née, il était fort probable que sa mère ait été une adolescente, peut-être elle-même orpheline, probablement très pauvre et sans aucune éducation.
Toute la région d’Oktyabrski Rayon grouillait d’enfants abandonnés. Les orphelinats, bien sûr, en étaient remplis, mais il y en avait également de plus âgés partout, soit qui n’avaient jamais été pris en charge dans une institution ou qui en avaient été libérés, et ils se ruaient sur les passants à chaque arrêt de bus ou passage piéton, en demandant de l’argent ou autre chose – votre montre, votre barre chocolatée, votre foulard –, vous suivant au pas de course, les mains en coupe, vous hurlant au visage. On avait conseillé à Eric et Holly de ne pas parler à ces enfants des rues et de ne s’arrêter en aucune circonstance pour leur donner de l’argent, si vous le faisiez ils étaient capables de vous voler votre sac alors que vous étiez en train de chercher dedans. Ou pire. On racontait l’histoire d’un couple qui était allé en Sibérie pour adopter un bébé et qui avait été méchamment molesté par un groupe d’enfants dans une ruelle après qu’ils s’étaient arrêtés pour leur donner à manger. La mère potentielle avait définitivement perdu la vue à la suite d’un coup porté à la tête. La question à laquelle Holly avait désiré une réponse – le couple avait-il malgré tout adopté le bébé ? – restait, semble-t-il, en suspens.
Aux États-Unis, avant leur départ pour la Sibérie, quand la responsable des voyages à l’étranger de l’agence d’adoption leur avait donné ce terrible avertissement, Holly n’aurait pu s’imaginer hâter le pas devant un enfant abandonné à un arrêt de bus. Mais cela se révéla simple. Il y en avait tellement, si mal vêtus, si sales, si grossiers, qu’ils ne ressemblaient pas à des enfants. Et il s’avéra que les Russes eux-mêmes avaient une attitude identique envers eux – ils n’étaient pas exactement des enfants, même les plus jeunes d’entre eux. Ils se comportaient pareillement envers les tout-petits, et Holly et Eric avaient appris que c’était pour cette raison qu’il y avait autant de bébés disponibles à l’adoption en Russie. Les Russes ne voulaient pas de ces laissés-pour-compte. Même les Russes qui désespéraient de ne pas pouvoir avoir d’enfants refusaient d’adopter ceux-là.
« Les Russes sont exactement comme les Américains, leur avait dit la responsable des voyages à l’étranger (qui était, elle-même, bolivienne), sauf qu’ils ont traversé des siècles de pur enfer. Comme les Américains, ils sont affectueux et sentimentaux et égoïstes (à ces mots, Eric et Holly avaient échangé un regard, amusés par cette description d’eux-mêmes, qui était clairement une insulte), mais ils sont loin d’être aussi naïfs. C’est pourquoi c’est si simple pour les Russes de profiter des Américains. Ils comprennent les Américains parce qu’ils sont comme eux, mais ils pensent que les Américains choisiront toujours de ne pas voir des vérités basiques que les Russes ont intégrées depuis leur naissance. »
Bien sûr, elle n’avait rien dit de tout ça à Tatiana, mais Holly imaginait que son père et sa mère pouvaient être de ces enfants sibériens de la rue. L’avortement était tellement banal et si accessible comme méthode de contrôle des naissances en Russie (il n’y avait, semblait-il, aucun tabou à ce sujet et on les pratiquait si tard au cours d’une grossesse que certains enfants des orphelinats n’étaient rien d’autre que le résultat d’avortements qui n’avaient pas fonctionné) qu’à moins que la mère soit trop accro aux drogues ou à la vodka pour suivre la procédure, elle devait être simplement trop jeune pour comprendre qu’elle était enceinte jusqu’à la naissance du bébé. Et puisqu’on leur avait assuré à l’orphelinat Pokrovka n° 2 qu’aucune drogue n’avait été décelée dans l’organisme de Tatiana à sa naissance, et qu’elle ne présentait de toute évidence aucun des symptômes du syndrome de l’alcoolisme fœtal, il semblait qu’elle pouvait tout à fait être l’enfant abandonné d’une autre, voire de deux, de ces milliers d’autres enfants abandonnés.
« Nous ne saurons jamais, avait dit Holly en parlant de sa mère biologique. Mais je serais honorée d’être ta vraie vraie vraie maman pour toujours toujours toujours. » Elle avait pris sa fille dans ses bras, et elles étaient restées ainsi, leurs visages collés l’un contre l’autre, mélangeant leurs larmes, et cela avait été, et resterait à jamais, le plus doux moment de toute la vie de Holly.
*
Après avoir posé la vaisselle, les verres et l’argenterie sur la nappe (Holly comptait toujours sur Tatiana pour mettre le couvert), elle jeta de nouveau un regard vers la baie vitrée.
À présent, absolument tout dehors, à l’exception de la neige elle-même, avait été effacé par les rafales de neige. Seigneur, pensa Holly, ce n’est plus une simple chute de neige. C’est un blizzard. Holly n’avait pas entendu un seul mot à propos d’un blizzard le jour de Noël. Aucune alerte météo à la radio ou à la télévision. Hier encore, quand on avait annoncé quelques « flocons », il avait même été suggéré qu’il n’y aurait pas de Noël blanc cette année.
Holly se dirigea vers l’îlot de cuisine pour prendre son iPhone et, à ce moment précis, Dylan se remit à chanter son avertissement hautain, it’s a hard, it’s a hard, it’s a hard, it’s a hard, it’s a hard rain (toute cette prémonition captée, d’une manière ou d’une autre, dans un espace aussi petit que la paume d’une main d’enfant), et l’écran illumina le nom Thuy.
« Thuy, fit Holly dans l’appareil.
— Holly, lui dit son amie. Joyeux Noël. Seigneur, tu as jeté un coup d’œil dehors ?
— Je sais, je sais, répondit Holly. Je n’arrive pas à y croire. Eric est toujours sur la route de l’aéroport, où il est allé chercher ses parents. Et je m’attendais à ce que ses frères et leurs familles commencent à arriver une voiture après l’autre, mais il n’y a personne d’autre ici que Tatty et moi.
— Ma chérie, l’autoroute est fermée. Si vos proches ne sont pas déjà en ville, ils n’arriveront pas avant des heures. Tu ferais mieux de passer quelques coups de fil. Et ne sors pas de chez toi ! Patty, Pearl et moi sommes tout juste parvenues à rentrer à la maison après le service à l’église. Il nous a fallu une heure pour parcourir quinze kilomètres. Pearl est allongée sur le dos par terre à l’heure qu’il est. C’est elle qui conduisait. »
Holly entendit Pearl parler derrière Thuy et son téléphone portable : « Dis-lui que ce blizzard restera dans les annales.
— Vraiment ? demanda Holly à Thuy, pas tout à fait prête à gober ce compte rendu. Je veux dire, il vient d’où, ce blizzard ? Je croyais qu’il n’était pas censé neiger aujourd’hui.
— Eh bien, les alertes ont commencé à environ six heures ce matin, mais il neigeait à peine quand nous sommes parties à l’église à onze heures et on a pensé : Bon, d’accord, combien de centimètres de neige peut-il tomber en une heure et demie ? Eh bien, je peux te le dire. Beaucoup. Et ça n’est pas fini. Tu devrais allumer ta radio.
— Oh, mon Dieu… » Holly comprit soudain ce que cette discussion impliquait. Elle porta une main à son front. « Thuy, ne me dis pas que tu appelles pour m’annoncer que vous ne venez pas. »
Il y eut un silence et Holly en profita pour y caser quelques bruits de chiot gémissant.
« Holly, c’est impossible…
— Oh, mon Dieu, vous allez m’abandonner le jour de Noël ! Louez un traîneau ! Je vais venir vous chercher ! J’ai besoin de ma Thuy, de ma Pearl et de ma petite fée Dragée. »
Thuy rit un peu, mais pas trop. Elles savaient toutes deux que Holly plaisantait à moitié, que le fait de ne pas venir le jour de Noël brisait une tradition qui avait plus d’importance pour Holly que pour elles. Holly s’efforçait, avec son ton mélodramatique, de paraître moins désespérée qu’elle ne l’était.
« Holly, c’est impossible. Même s’il cesse de neiger dans la minute, ce qui n’est pas près d’arriver, les routes ne seront pas assez dégagées pour…
— J’ai entendu un chasse-neige ! s’exclama Holly. Il y a peut-être une demi-heure. Je parie que notre rue est dégagée.
— Chérie, ce chasse-neige, ça n’est qu’un doigt pour colmater la brèche. N’y vois aucun jeu de mots graveleux. Et de plus, il est inconcevable que je relève Pearl de l’endroit où elle se trouve pour la faire remonter en voiture aujourd’hui, même si notre vie en dépendait. »
Holly entendit alors Pearl crier : « Dis à Holly que nous sommes vraiment désolées ! Nous viendrons avec les cadeaux et la fée Dragée demain ou après-demain ! »
Pearl, Holly le savait, essayait de libérer Thuy de la situation et de la communication. Holly savait qu’elles auraient aimé être là pour Noël, mais l’impossibilité de venir ne leur gâcherait pas la journée. Elles prévoyaient sans doute de faire un feu dans leur poêle à bois, de se pelotonner sur le canapé avec Patty. Elles avaient probablement rempli leur réfrigérateur et leur congélateur de provisions avec lesquelles se préparer un repas de Noël, dans l’éventualité où cela se passerait exactement ainsi. Il se pouvait même qu’elles se sentent soulagées de rester à la maison, rien que toutes les trois, au lieu d’être là, à supporter sa belle-famille et les Cox. Mais Holly ne put s’en empêcher. Elle dit : « Tu es sûre ? Ce sera le premier Noël en quatorze ans où vous ne viendrez pas à la maison. Cela va briser le cœur de Tatiana. Elle est déjà d’une humeur terrible.
— Oh, Holly, répondit Thuy, et Holly l’imagina en train de faire une grimace à Pearl, désignant peut-être le téléphone, secouant la tête. C’est impossible. Vraiment. Sinon nous serions avec toi, ma chérie. Ça n’est vraiment pas possible. » Elle prononça et accentua chacun des trois derniers mots comme si c’était Holly, et non Thuy, dont l’anglais n’était pas la langue maternelle.
« Bouh, fit Holly. Je vous déteste. Je vous aime. Vous fichez ma vie en l’air. »
Thuy éclata alors de rire, interprétant le trait d’humour de Holly comme la permission de pouvoir bientôt raccrocher et reprendre le cours de sa vie, avec sa famille à elle, et son Noël à elle.
« Eh bien, dis à Tatiana que nous l’aimons, dit-elle.
— Je le ferai, répondit Holly, si elle sort de sa chambre aujourd’hui. » Elle voulait parler de Tatiana à Thuy. De sa mauvaise humeur. Elle avait enfermé Holly hors de sa chambre ! Bien que Thuy soit mère depuis moitié moins longtemps que Holly, elle était toujours de bon conseil.
« Oh non, fit Thuy. Qu’est-ce qui arrive à Tatty ? » Mais son ton n’invitait pas vraiment Holly à rentrer dans les détails. La conversation s’essoufflait, elle ne prenait pas un nouveau départ. Cela faisait vingt ans que Holly connaissait Thuy, avec qui elle avait passé des centaines d’heures au téléphone. Elle savait quand Thuy se tenait au comptoir de sa cuisine, prête à sortir, et, inversement, quand elle s’installait dans son fauteuil, prête à bavarder pendant des heures, à la longueur des pauses entre ses phrases (bien qu’en vérité ces occasions se fassent de plus en plus rares depuis l’emménagement de Pearl, et que cela n’arrive presque plus depuis qu’elles avaient eu un enfant ensemble).
« Je ne sais pas, répondit Holly. Elle est juste grognon, j’imagine.
— Tout va bien avec Tommy ?
— Je crois, dit Holly, mais en vérité, elle n’avait pas envisagé qu’il ait pu y avoir un problème avec Tommy. C’est une bonne piste, malgré tout. Je vais lui poser la question.
— D’accord, Holly. Joyeux Noël, ma chérie. Appelle plus tard si tu as besoin de décompresser. Mais franchement, à ta place, je ne m’emballerais pas trop à l’idée d’une grande fête chez toi aujourd’hui. Ce n’est pas le Noël blanc de nos grand-mères.
— Hmm, fit Holly. Ce qui pourrait arriver de mieux, ou de pire. Je te dirai. Au revoir.
— Au revoir, chérie. »
Et ce fut tout. La ligne entre elles fut rompue – ou, à présent qu’il n’y avait plus de lignes téléphoniques, le ruban d’énergie, l’onde fantôme qui avait porté leurs voix de l’une à l’autre – quoi ? s’éteignit ? Comment cela fonctionnait-il ? Holly n’avait même jamais compris comment l’ancien système fonctionnait – comment le son avait voyagé le long de câbles tendus d’un poteau à l’autre au travers du pays, encore moins s’était transporté de l’autre côté de l’océan. Mais ce système-là, au moins, autorisait une certaine compréhension intuitive. Le son se trouvait dans les câbles et, si on appelait à l’étranger, le système était plus complexe, et incroyablement cher, de sorte qu’on ne le faisait pas souvent, et quand on le faisait, les voix qu’on entendait paraissaient très lointaines – échos et bourdonnements accompagnaient les voix – et parfois on percevait même les murmures d’autres conversations sous la conversation qu’on avait, et tout cela avait rendu possible, physique, le fait de parler à une personne désincarnée à une grande distance.
Mais aujourd’hui, la voix de quelqu’un en Sibérie paraissait aussi proche ou aussi lointaine que celle de quelqu’un appelant du coin de la rue. Souvent, quand Tatiana téléphonait sur son portable depuis la maison de Tommy, à deux rues de là, on avait l’impression qu’elle se trouvait en Sibérie. Inversement, quand Eric avait appelé de son téléphone portable depuis Tokyo, deux étés plus tôt, on aurait cru qu’il se tenait juste derrière la porte close.
*
Eric.
Seigneur, à cause de tout ce mélodrame avec Tatiana, Holly avait fini par oublier Eric et ses parents dans la voiture, essayant de revenir de l’aéroport en pleine tempête de neige. Elle consulta de nouveau sa montre. Et si Eric était bloqué avec ses parents dans une congère ou avait eu un petit accrochage ? Son imagination ne la mènerait pas plus loin, mais cela la glaça. Pourquoi ne lui avait-il pas téléphoné pour lui dire où il se trouvait ?
« Tatiana ? » appela Holly. Il lui fallait encore annoncer à sa fille les nouvelles concernant Pearl, Thuy et Patty, mais elle avait aussi besoin de compagnie maintenant. Elle avait besoin de quelqu’un avec qui parler des changements de plan de la journée. Devait-elle dorénavant se donner la peine de préparer la purée de pommes de terre ? Est-ce que quelqu’un allait réussir à venir pour le repas de Noël ? Devait-elle passer quelques coups de fil ? Et si oui, à qui ? « Tatty ? »
Toujours rien.
Qu’elle aille se faire voir. Cette petite garce. Holly décida de se laisser aller à sa colère. Habituellement, elle s’efforçait de la ravaler, de se rappeler que Tatty était encore une enfant, et qu’elle-même n’avait pas été une partie de plaisir au même âge. Chaque fois qu’elle se sentait autant en colère contre Tatty, elle essayait de se remémorer combien elle avait désiré avoir un enfant. Alors ? Avait-elle cru que ce ne serait qu’arcs-en-ciel et boules de gomme ?
Bon, Eric et elle avaient presque vécu quatorze années d’arcs-en-ciel et de boules de gomme, et de bisous tous les jours, et de cartes à chaque fête et chaque anniversaire, des cartes en papier cartonné soigneusement décorées aux crayons de couleurs : Je t’aime très fort, maman. Papa, je t’aime grand jusqu’à la lune ! Holly se disait alors qu’il lui suffisait de se concentrer sur ces souvenirs tandis que Tatty traversait ces quelques années au cours desquelles elle faisait ce que les ados sont censés faire, se séparer du mieux qu’ils pouvaient de leurs parents afin d’être capables de se lancer tout seuls dans le monde.
Pourtant, Holly sentait la colère occuper son esprit, non ? Elle se l’autoriserait aujourd’hui. On était libre de penser ce qu’on voulait, n’est-ce pas ? Ce n’était pas comme si Tatty et elle étaient liées psychiquement. Tatty ne pouvait pas entendre ses pensées. Holly ne s’était pas exprimée à voix haute, n’avait même pas remué les lèvres en silence, mais encore une fois, elle pensa :
Va te faire voir, Tatiana.
Avait-elle besoin de se comporter comme une petite garce moralisatrice le jour de Noël ?
Est-ce que tout devait tourner autour d’elle ?
N’y avait-il pas en elle une once de gratitude ?
Avait-elle jamais réfléchi à ce à quoi sa vie aurait ressemblé si Eric et Holly n’étaient pas passés par là ? Voilà quelque chose que Holly ne dirait jamais, au grand jamais, à sa fille, mais elle avait le droit de le penser, non ?
« Tatty ? »
Cette fois, elle cria le nom de sa fille suffisamment fort pour qu’il n’y ait aucun doute sur le fait qu’elle attendait une réponse – mais elle n’eut pas le temps d’entendre si elle en reçut une quand « A Hard Rain’s A-Gonna Fall » se mit à jouer dans la paume de sa main. Elle baissa les yeux sur le téléphone : Inconnu.
Holly eut un petit sourire satisfait, secoua la tête et dit, d’une voix forte (pas gentiment, elle savait que ce n’était pas gentil) : « Hé, Tatty. C’est M. Inconnu. Je réponds pour toi ! »
Elle appuya sur la touche verte et leva l’appareil à son oreille. « Allô ? dit-elle assez fort pour que Tatiana entende.
— Allô madame Judge ? »
Chose étonnante, ça n’était pas un robot. Mais une jeune femme. Non anglophone. Bien qu’elle n’eût pas suffisamment parlé pour que Holly pût déterminer quelle était sa langue natale, elle ne marqua pas de pause entre « allô » et « madame ». Elle prononça « Judge » comme si le nom rimait avec stooge et pas fudge.
« Oui, c’est bien Holly Judge », dit-elle en prononçant correctement son nom de famille. Judge était son nom de jeune fille. Elle n’avait jamais pris le nom d’Eric – Clare – parce que, honnêtement, elle avait cru à l’époque de leur mariage qu’elle avait une carrière devant elle en tant que poète publié, et « Holly Clare » sonnait davantage comme un nom de beignet que comme celui d’un auteur sérieux.
« Joyeux Noël, Holly Judge.
— Merci. Que puis-je faire pour vous ? Je suis occupée. Si vous vendez quelque chose…
— Non, non, madame. J’appelle de… » La correspondante dit un nom qui ressemblait à May-um. May-hem. Maim2. Maine ? La femme à la voix jeune s’arrêta là. Elle paraissait attendre une réaction de Holly au nom de cet endroit (quel qu’il soit), comme si elle savait ce qu’il signifierait.
« Quoi ? Du Maine ? » demanda Holly. Il était grand temps, supposa-t-elle, de devenir franchement hostile. Quelle société ou organisme de vente par correspondance se trouvait dans le Maine ? Garnet Hill ? Land’s End ? Holly avait bien commandé une veste dans le catalogue Land’s End pour l’anniversaire d’Eric, quelques mois plus tôt. Leurs services n’appelleraient pas un jour de Noël ?
Mais encore une fois, pourquoi pas ? Dieu savait à quel point capitalisme rimait avec folie furieuse ces derniers temps. Avec l’économie qui s’effondrait, pourquoi, le jour de Noël, ne pas faire appeler des Américains par des employés étrangers – des employés qu’on pouvait payer quelques pence l’heure – pour vendre des biens et des services ?
« Que vendez-vous ? demanda Holly.
— Je vous dis que j’appelle de mayum. J’ai déjà trouvé votre numéro de téléphone. »
Le ton de la voix n’était pas professionnel, pensa Holly. Une voix jeune, sans caractère officiel et inexercée.
« Bon, je vais raccrocher, déclara Holly. Je ne sais pas de quoi vous parlez et comme vous ne m’expliquez pas…
— Je rappellerai Mme Judge dans quarante minutes quand je trouverai lab-i-lus. Je suis tellement contente d’avoir pu vous joindre et lab-i-lus en parlera.
— Non, fit Holly. Ne rappelez pas. » Elle appuya du pouce sur la barre FIN de son iPhone. Cependant, les secondes continuèrent de s’égrener sur le petit écran, indiquant que la communication n’avait pas été coupée. Elle appuya de nouveau sur la touche, puis porta l’appareil à son oreille, écoutant son bruit de coquillage, puis un halètement suivi enfin par le vide, et elle se tourna, l’iPhone toujours collé à l’oreille, et poussa un cri…
Holly n’avait même pas pris conscience qu’elle criait avant de parvenir à fermer la bouche pour contenir son cri, le rattrapant presque au vol, quand elle comprit que ce n’était que Tatiana, debout à quelques centimètres d’elle. « Mon Dieu, dit Holly. D’où sors-tu ? Je ne t’ai pas entendue. » Son cœur battait encore à tout rompre, pulsant fort à ses tempes. « Je ne voulais pas crier, mais tu m’as vraiment fichu la trouille. »
Les yeux de Tatiana étaient à la fois sombres et lumineux, comme des pierres noires polies. Quand Holly était enfant, peu de temps après que sa mère eut été diagnostiquée, son père avait acheté un tonneau rotatif polisseur et s’était pris de passion pour la collection de pierres, et Holly se rappelait s’être endormie de nombreuses nuits au bruit du broyage et de la trituration. C’était un miracle, la façon dont il mettait un morceau gris et ordinaire dans le tonneau pour le sortir, une semaine plus tard, brillant, plein de couleurs qui avaient dû être là depuis le début, mais cachées. En plongeant dans le regard de sa fille, Holly pensa à ces pierres, et comment elles ressortaient du tonneau en paraissant ne plus avoir aucun rapport avec celles qui y avaient été mises.
Ce n’était pas comme si Holly ne remarquait pas chaque jour la beauté des yeux de sa fille, mais avaient-ils jamais été aussi beaux ? Elle ne pouvait en détacher le regard. C’étaient les plus beaux yeux du monde.
*
La première fois qu’ils avaient vu Tatiana lors de cette visite de Noël à l’orphelinat Pokrovka n° 2, Holly et Eric avaient tous deux été stupéfaits par ses yeux. Dans le lit de l’hôtel ce soir-là, ils s’étaient répété peut-être vingt fois l’un à l’autre : « Mon Dieu, tu as vu les yeux de cette enfant ? »
Ces yeux !
Avant leur départ pour la Sibérie, tout le monde avait dit à Eric et Holly de ne pas trop s’attacher à un enfant en particulier, que des parents adoptifs étaient déjà passés par là quatre ou cinq fois. Vous pouviez être convaincu, par exemple, d’être destiné à avoir un enfant en particulier pour découvrir après l’examen médical que quelque chose clochait radicalement chez cet enfant. Et même quand celui-ci passait l’examen médical, il demeurait encore des risques. Que les médecins qui procédaient à l’examen soient qualifiés, ou simplement sobres, était même discutable dans un pays comme la Russie. Que ces médecins aient intérêt à cacher la vérité aux parents occidentaux potentiels était également envisageable. Des couples – un grand nombre ! – étaient revenus en Sibérie après les trois mois requis pour découvrir, horrifiés, que des anomalies qu’ils n’avaient pas relevées – troubles de l’attachement, retard de croissance, maladies des poumons, du cœur, autisme, atrophies musculaires, dysplasie osseuse, syndrome d’alcoolisme fœtal – ne pouvaient désormais être contestées.
Et même si les infirmières des orphelinats faisaient mine de rester froides, elles étaient souvent très attachées aux enfants et à leurs propres fantasmes des vies américaines qui les attendaient. Elles pouvaient refuser de reconnaître ces anomalies, ou bien essayer de les dissimuler. Parfois elles rougissaient les joues des enfants malades ou bien couvraient leur crâne aux plaques chauves avec des bonnets de tricot, ou bien encore maquillaient les hématomes qui pouvaient être le signe de troubles sanguins. Si un couple était déjà tombé complètement amoureux d’un enfant en particulier, il était alors facile de berner les futurs parents. Ce ne serait que de retour aux États-Unis avec l’enfant qu’ils remarqueraient qu’il y avait un problème.
Mais Eric et Holly avaient toujours plaisanté par la suite du fait qu’ils s’étaient comportés exactement comme on leur avait déconseillé de le faire. Ils étaient tombés, complètement et profondément, amoureux de Tatiana au premier regard. C’était la faute de ces yeux. C’étaient ces yeux que Holly avait mémorisés lors de leur première visite en Sibérie, et elle les avait gardés au premier plan de ses pensées durant trois longs mois avant qu’ils puissent retourner en Sibérie prendre la garde de ces yeux.
Quand ils étaient revenus pour leur seconde (et dernière) visite à l’orphelinat Pokrovka n° 2, on était encore à un mois de Pâques. Cette fois, Holly n’avait rien négligé. Elle avait rempli deux valises uniquement de cadeaux. Il y avait des lapins blancs en peluche pour les orphelins – dix-sept ! –, des chocolats pour les infirmières, des œufs en marshmallow, des Dragibus et des petits biscuits fourrés au beurre de cacahuètes Reese dans leurs emballages de fête, ainsi que des cadeaux moins de circonstance. Holly avait acheté une demi-douzaine de petites bouteilles du parfum le plus cher qu’elle avait pu trouver au grand magasin, ainsi que des colliers et des boucles d’oreilles en argent et des collants. Eric et elle avaient débarqué dans cet orphelinat – son odeur de serviettes détrempées, d’urine, d’eau de Javel –, les bras chargés de ces cadeaux et de trois bouquets de fleurs qu’ils avaient achetés à la gare, rien que pour venir chercher la fillette avec ces yeux.
Et elle était là !
Leur fille !
Elle était toujours dans le même berceau – le quatrième à partir du mur, le septième à partir du couloir –, avec son nom inscrit, au marqueur sur un morceau de carton, en alphabet cyrillique, tout en tourbillons et pics : Tatiana. (Holly avait fermement insisté pour qu’on appelle leur fille Tatiana, et pas Sally, pendant ces trois mois.) Elle ne sembla pas les reconnaître (comment aurait-elle pu ?) mais Tatiana n’avait émis aucune protestation – aucun son, en fait – quand Holly s’était ruée sur elle pour l’arracher du berceau.
Elle avait changé, bien sûr. Trois mois, c’est long dans la vie d’un nourrisson. Ce n’était plus le même bébé que celui qu’ils avaient laissé, évidemment. C’était, à présent, une version plus âgée et plus stoïque du bébé affectueux, aux yeux énormes, qu’ils avaient laissé derrière eux. Ses cheveux étaient plus longs, plus luxuriants. Ses membres n’étaient plus potelés, comme ceux d’un bébé, elle était plus mince, comme une petite fille.
Mais elle était toujours Tatiana/Sally. Holly la respira, versa des larmes dans les cheveux brillants de sa fille, puis s’écarta pour contempler son visage en cœur.
Évidemment, il était normal que ses yeux ne soient pas aussi surprenants à vingt-deux mois qu’ils l’avaient été à dix-neuf. Les cils n’étaient peut-être pas aussi longs. Ils ne paraissaient pas aussi grands. Le visage de l’enfant avait grandi, bien entendu, avec le reste de son corps. C’était comme ça que ça fonctionnait pour tout le monde, non ? C’était dorénavant sa chevelure qui différenciait Tatiana des autres orphelins : Raiponce Noir de Jais. Et le bleu laiteux de son teint. Sa maturité, également. Tellement de choses avaient changé en trois mois ! Tatiana n’avait plus besoin de biberons. Elle ne portait même plus de couches. Elle n’aurait deux ans que dans deux mois et elle tenait sa fourchette comme un adulte dans un restaurant cinq étoiles. Elle s’essuyait la bouche avec une serviette quand elle avait fini de manger !
Elle était magnifique. Magnifique à couper le souffle, en ce jour de printemps, à l’orphelinat Pokrovka n° 2, tout comme elle l’était aujourd’hui, debout, une main sur le comptoir de la cuisine, tournant de l’autre une boucle d’oreille dans son lobe, pas mécontente, semble-t-il, de s’être approchée silencieusement de sa mère et de lui avoir fait suffisamment peur pour qu’elle hurle.
« Tatty », dit brusquement Holly. Ce n’était pas tant qu’elle ne voulait pas donner à sa fille la satisfaction de l’avoir désarçonnée, plutôt qu’elle avait honte de lui en avoir laissé l’occasion. Elle s’efforça de prendre un ton sérieux. « J’ai de mauvaises nouvelles. Thuy, Patty et Pearl ne viendront pas. Le blizzard est vraiment mauvais. C’est pour ça que tous les autres sont en retard. Il va falloir appeler papa pour savoir ce qui se passe. »
Tatiana resta muette. Elle se contenta de fixer sa mère du regard. Il y avait une pointe de satisfaction dans la courbe de ses lèvres, mais ses yeux…
Est-ce qu’elle avait pleuré ? Était-ce pour cela que ses yeux étaient si grands et…
Quoi ?
Si tristes ? Elle semblait afficher l’expression d’une enfant abandonnée. Toutes ces émotions étaient peut-être bien liées à Tommy ? Était-il possible qu’ils se soient disputés ? Tatiana insistait toujours sur le fait que Tommy et elle (« Au contraire de papa et toi ») ne se disputaient jamais, mais il y avait un début à tout.
Ou c’était peut-être ses règles, qui arrivaient en avance. Holly remarqua que Tatiana avait changé de robe. Elle en portait une noire à présent, plus décolletée. Elle avait l’air plus mince et beaucoup moins festive, mais au moins elle n’avait pas cet horrible col en dentelle qui l’étranglait et que Ginny choisissait toujours de fixer à n’importe quel vêtement de femme qu’elle confectionnait. Holly ne reconnaissait pas la robe noire, en fait, mais Tatty possédait au moins une vingtaine de robes et elle pouvait avoir acheté celle-ci au centre commercial sans Holly – ou peut-être à cette boutique de vêtements d’occasion pour ados qu’ils affectionnaient tous (Plato’s Closet) et que Holly désapprouvait (poux, punaises, morpions).
« Je suis désolée, Tatty. Je sais que tu avais envie de les voir, et de voir Patty. »
Tatiana avait également changé de boucles d’oreilles. Elle portait désormais des dormeuses en argent au lieu des opales de Thuy et Pearl. Holly eut envie de soupirer ou de rouler des yeux inutilement. Elle ne pouvait s’empêcher de penser que Tatiana avait changé de boucles d’oreilles parce que sa mère avait souligné que c’était gentil de sa part de les porter. Apparemment la mère d’une adolescente n’était pas même autorisée à la complimenter pour sa prévenance sans graves conséquences. Mais Holly ne dit rien. Les relations entre elles deux semblaient être redevenues normales, et elle ne souhaitait pas briser cette trêve. Au moins sa fille était sortie de sa chambre.
« Qui était-ce ? » demanda Tatiana en regardant l’iPhone dans la main de Holly.
Holly baissa également les yeux sur son téléphone. « Thuy, dit-elle. Je viens de te le dire. Elles rentraient en voiture de l’église et…
— Non, dit Tatty. Après cet appel. Il y en a eu un autre.
— Oh, répondit Holly en hochant la tête. Désolée. C’était ta connaissance, Mme Inconnue. Elle a dit qu’elle rappellerait dans quarante minutes environ, après avoir appris à parler anglais. Il semblerait que les artistes de l’arnaque ne soient pas en vacances le jour de Noël.
— Pas de repos pour les méchants », dit Tatty.
Holly cligna des yeux et secoua un peu la tête. Quoi ? Avait-elle bien entendu ? Ça ne ressemblait pas à Tatty de dire ça. Un tel cliché aurait paru plus naturel dans sa bouche à elle que dans celle de sa fille. Elle haussa les épaules et dit : « Je suppose que c’est vrai.
— Ne réponds pas quand elle rappellera, dit Tatty.
— Non, fit Holly et elle acquiesça de nouveau devant le bon sens de sa fille et son changement d’humeur. Aucune loi n’oblige à répondre au téléphone chaque fois qu’il sonne. Aujourd’hui, il existe les messageries vocales. Et Inconnu, c’est toujours une mauvaise pioche.
— C’est vrai, dit Tatty. Et ça n’est pas Noël en Russie aujourd’hui, de toute façon. »
Holly hocha la tête mais fut surprise que Tatiana connaisse, ou se rappelle, ce détail. Quand Tatty avait été toute petite, Holly avait pensé qu’il serait amusant de fêter aussi Noël le jour du Noël orthodoxe russe, en l’honneur des origines de Tatiana – mais, en colère et confuse, Tatiana avait tout d’abord repoussé les cadeaux que Holly lui tendait en disant : « Ce n’est pas Noël.
— Ça l’est en Russie ! » avait répondu Holly qui avait commencé à ouvrir les cadeaux de sa fille à sa place. Eric était au travail, elles n’étaient donc que toutes les deux, Tatiana ne voulait pas toucher les cadeaux sortis de leurs paquets – une poupée gigogne russe, une boîte russe en laque sur laquelle était peinte une Demoiselle des Glaces avec un grand sourire, et une paire de moufles en vison noir. Holly, qui avait procédé à quelques recherches, essaya de lui expliquer le concept de Grand-père Gel, mais Tatty porta ses mains à ses oreilles et répéta : « Ce n’est pas Noël », et, à la connaissance de Holly, elle n’avait plus jamais posé les yeux sur ces jouets russes, bien que Holly les dépoussiérât régulièrement pour elle sur une étagère de sa chambre.
« Non, tu as raison, dit Holly. Ça n’est pas Noël en Russie. Mais ça l’est ici, pourtant. Ça t’ennuierait de dresser la table maintenant ? Tant qu’on ne sait pas si personne ne vient, nous devons faire comme si le repas de Noël avait lieu comme d’habitude, d’accord ?
— D’accord, » répondit Tatty et, bien que cette réponse paraisse évasive et froide, elle se dirigea docilement vers la table.
À l’intérieur du four, le rôti émettait le bruit de la graisse qui crépite et, quand Holly en ouvrit la porte, l’odeur succulente fondit sur elle, ainsi que la chaleur qui transforma la chaîne en argent autour de son cou en un filet brûlant de conduction thermique. Le rôti, éclairé par l’ampoule du four, était encore saignant, mais à présent brunissait au moins un peu à chaque extrémité. Bien que l’odeur déclenchât l’interrupteur de la carnivore primitive en elle, la vision de la viande dégoûtait encore Holly. Elle avait vu pas mal d’animaux écrasés ressemblant à ça sur le bord de la route – et aussi des photos de carnages, des scènes horribles dans des films violents avec des moignons de jambes, des cadavres de bébés, des restes humains.
Malgré tout, le ventre de Holly gronda. Elle avait faim. Ni Tatiana ni elle n’avaient mangé de la journée. À peine eut-elle refermé le four, qu’elle s’imagina assise avec un couteau manger cette viande. « En tout cas, le rôti sent bon, non ? » dit Holly par-dessus son épaule à Tatty.
Mais il n’y eut aucune réponse. Holly regarda dans la salle à manger. Tatty n’était pas là. Le couvert n’était pas mis. Aucune assiette, aucun verre à eau ni aucun autre ustensile n’avaient été déplacés et Tatty avait disparu.
« Tatty ? »
Pas de réponse.
La maison était petite. Si Tatty n’entendait pas la voix de sa mère, c’était soit qu’elle se trouvait dans la salle de bains, la porte fermée, ou bien qu’elle était sortie ou descendue au sous-sol, ou encore qu’elle avait, une nouvelle fois, fermé la porte de sa chambre et ne répondait pas volontairement. Holly s’engagea dans le couloir, secouant la tête et prête à la dispute qu’elle avait essayé de réprimer toute la journée, mais si c’était ce que cherchait Tatty, et elle vit que la porte de la salle de bains était ouverte et que la lumière y était allumée (combien de fois avait-elle demandé à Tatty de penser à éteindre le plafonnier quand elle sortait d’une pièce ?), puis elle continua jusqu’à la chambre de Tatiana :
Porte close.
« Tatty ? » demanda-t-elle à travers la porte pour la – quoi ? – la millième fois de la journée ? Holly leva une main pour frapper, puis elle pensa : Je m’en fous. Ce n’était pas comme si elle n’était pas capable de dresser le couvert et de préparer le repas de Noël et de tout ranger ensuite toute seule. Elle y était parvenue pendant des années, avec cette brève petite période entre les neuf et quinze ans de Tatty où cette dernière était assez âgée pour ne pas être dans les pattes de sa mère et désirait vraiment aider. Voilà, pensa Holly, ce qui risquait d’être la nouvelle normalité des quelques années à venir. Tous lui avaient bien dit : « Essaie de te rappeler comme elle était adorable pour tenir quand elle sera adolescente ! » Holly se rappelait combien les autres mères avaient paru se réjouir de lui adresser de tels propos quand la belle Tatty de quatre ans courait vers elle dans le parc pour se jeter dans ses bras, en criant : « Maman, je t’aime ! »
Pourquoi Holly était-elle tellement surprise que ces mères aient eu raison ?
*
À présent, derrière la baie vitrée, la neige ressemblait davantage à un mur statique, à quelque chose qui montait du sol, qu’à quelque chose qui tombait du ciel. À présent, soit le vent ne soufflait plus – et les lourds flocons flottaient simplement, dans toute leur densité –, soit les flocons étaient si nombreux qu’ils se remplaçaient les uns les autres plus vite que l’œil ne pouvait le détecter. Holly sut, quelques secondes avant que la chanson ne résonne, que son téléphone s’apprêtait à jouer « A Hard Rain’s A-Gonna Fall », mais ça n’était pas de la prémonition. L’écran du téléphone avait émis un éclair de lumière, si fugace qu’il en était presque subliminal. Elle regarda l’iPhone au moment où Bob Dylan se mit à chanter, et reconnut l’indicatif régional. C’étaient les Cox :
« Holly. C’est Tom. Tu as vu ce qui se passe dehors dernièrement ? » Tom Cox éclata de rire comme s’il venait de faire un bon mot, peut-être aux dépens de Holly. Il savait certainement qu’elle ne l’aimait pas. Il devait avoir compris, depuis toutes ces années, qu’elle avait été informée de quelques-uns des conflits d’Eric au bureau. Et Tom Cox n’était pas un complet abruti. Il ne pouvait pas ignorer que c’était une chose qu’un homme décide de rester pote avec un de ses collègues tout en le méprisant, mais que l’épouse de cet homme n’était pas obligée de l’aimer.
« Ouais, en fait, je suis en train de regarder par la fenêtre, Tom, dit Holly. Il neige.
— Il neige, ah ! Elle est bonne, celle-là ! Eh bien, oh, juste une minute, Mindy veut te parler, dis à Eric que je…
— Holly, c’est Mindy. Je suis vraiment désolée. Je suis sûre que tu t’es tuée à la tâche afin de préparer ce repas de Noël pour nous tous, et nous étions tellement contents de nous joindre à vous, mais nous venons juste de sortir pour évaluer la situation et, mon Dieu, on ne voyait même pas la rue depuis notre allée. Je peux t’assurer qu’aujourd’hui rien n’ira nulle part. »
Mindy Cox se confondit à tel point en excuses et donna un si grand nombre de détails sur le blizzard, et sur la route, et sur leur voiture, et sur l’impossibilité même de dégager à la pelle un chemin pour accéder à la voiture, que Holly comprit enfin quelque chose qu’elle avait été trop myope pour voir jusque-là – que Mindy ne l’aimait pas, ni elle ni Eric, d’ailleurs. Qu’elle n’avait pas eu envie de venir passer Noël chez eux. Qu’elle redoutait ce moment peut-être depuis des jours. Que son cœur s’était serré quand Tom lui avait annoncé qu’ils étaient invités et peut-être s’étaient-ils disputés à ce sujet, mais que pouvaient-ils faire ? Voilà le genre de relation qu’entretenaient Tom et Eric, et leur gagne-pain dépendait de la longévité de cette relation. Tom aurait le sentiment d’être redevable envers Eric, qui ne se serait pas seulement senti froissé mais désarçonné si Tom avait décliné son invitation, et Mindy Cox avait prié toute la nuit pour qu’il y ait une tempête de neige, et Dieu avait intercédé en sa faveur.
Après avoir copieusement rassuré Mindy, Holly lui dit au revoir, épuisée par toute cette comédie, toute cette fausse cordialité. Et pourtant, après que Mindy Cox eut raccroché, Holly continua de tenir l’iPhone contre son oreille, se sentant inexplicablement en deuil. Elle était encore plus triste que lorsque Thuy et Pearl avaient annulé leur venue ! Ridicule ! Qu’est-ce que cela disait d’elle, le fait qu’elle soit bouleversée d’être rejetée par des personnes dont, tout d’abord, elle n’avait pas désiré la compagnie ?
Mais avec qui, soudain, elle eut envie d’être. Holly prit subitement conscience que les Cox avaient fait partie intégrante de cette journée, de sa vie, de ce qui était prévu – et le fait qu’elle eût à les supporter ne concernait qu’elle, et personne d’autre. Leur compagnie n’était-elle pas – le jour de Noël, mais aussi tout simplement sur terre ! – une des consolations de la condition humaine ? Elle comprenait trop tard qu’elle avait même réellement désiré préparer la salade végétarienne pour leur ennuyeux fils. Ce pauvre enfant affreux avec une coupe de cheveux tout droit sortie de Gatsby le magnifique mais un visage comme un enchevêtrement de câbles.
Pourtant, se rassura-t-elle, le repas de Noël n’était pas encore une affaire classée. Aucun des frères d’Eric n’avait appelé pour l’informer qu’ils ne pouvaient venir. L’appel de la tribu pouvait être assez fort pour qu’ils se sentent capables d’affronter n’importe quelle situation et qu’ils se retrouvent là, tous ensemble, avec leurs parents, le jour de Noël. Ils pouvaient encore arriver, une voiture après l’autre, affamés, se plaignant en tapant leurs pieds pleins de neige dans son entrée. Il fallait que Holly fasse cuire les pommes de terre !
Posant l’iPhone sur le comptoir de la cuisine, Holly songea à appeler de nouveau sa fille – mais c’était juste par habitude. Elle ne s’attendait pas à ce que Tatiana réagisse et avait-elle même encore envie que Tatty l’aide, sachant combien ce serait fait à contrecœur ? Une meilleure mère, Holly le savait, obligerait son enfant à sortir de sa chambre afin d’interagir avec elle. (N’avait-elle pas lu un article à ce sujet dans Good Housekeeping ? Une des règles n’était-elle pas de ne jamais laisser son enfant s’isoler, de rester proche physiquement même si la mère et sa fille étaient en colère l’une contre l’autre ?) Une meilleure mère emploierait toute l’énergie nécessaire pour amener son enfant à confier ce qui n’allait pas (une histoire avec Tommy ? ou bien avait-elle eu ses règles ?) – mais c’était, honnêtement, bien plus d’énergie qu’il n’en restait à Holly après cette longue matinée de dispute, et sa légère gueule de bois.
Elle avait également peur.
Tatiana était, semblait-il, d’humeur à dire n’importe quoi. Peut-être pas la chose la plus blessante qui soit (Tu n’es pas ma vraie mère !), mais elle pourrait y faire allusion (Je ne suis pas du tout comme toi !), ou bien elle pouvait, comme elle l’avait déjà fait plusieurs fois aujourd’hui, sans un mot, provoquer Holly avec cette histoire de marijuana.
Voilà un sujet qui ne manquait jamais de placer Tatiana carrément dans le bon camp et Holly carrément dans le mauvais – l’unique fois où Holly s’était autorisé une taffe depuis que Tatiana était revenue avec eux de Russie. Une énorme erreur, sans aucun doute, mais plutôt restreinte dans le grand ordre des choses, non ? Roberta, la collègue préférée de Holly, de quatorze ans plus jeune qu’elle, mourait d’envie de voir son aînée défoncée (« Putain, ce serait marrant ! ») depuis que les deux femmes avaient un jour échangé leurs histoires de fac, littéralement autour de la fontaine à eau du bureau.
« Peut-être que ça t’inspirerait pour écrire de nouveaux poèmes ! » avait déclaré Roberta.
Holly s’était hérissée à cette suggestion et avait regretté d’avoir raconté à Roberta qu’elle avait autrefois écrit de la poésie.
« Je ne pense pas que la lucidité soit ce qui fasse obstacle à mon inspiration poétique, avait répondu Holly.
— Eh bien, comment tu peux le savoir si tu ne t’es jamais défoncée ? »
Roberta avait insisté en affirmant qu’il serait amusant de se défoncer toutes les deux, et finalement Holly s’était laissé envahir par un genre de nostalgie – inconséquence, jeunesse, camaraderie. Aussi, un samedi soir, alors qu’Eric était en déplacement et que Tatiana était sortie, Roberta était passée à la maison avec un joint, que Holly et elle avaient allumé dans le patio – un brouillard immédiat de distraction irréelle (Holly avait senti ses pieds nus se changer en caoutchouc, ce qui, au lieu de l’inquiéter, s’était avéré hilarant), mais soudain, au centre du nuage de fumée suave, des gloussements, des Doritos et de l’histoire incompréhensible de la première fois où Roberta avait fait de la plongée, défoncée, Tatiana et Tommy étaient apparus dans le patio, de retour bien plus tôt que prévu du match de football du lycée.
Holly ne se sentait vraiment pas capable d’affronter une nouvelle fois cette condamnation-là aujourd’hui, qu’elle le méritât ou non. Elle laisserait sa fille bouder dans sa chambre jusqu’à ce qu’Eric, ses parents et ses frères arrivent enfin.
*
Les carottes, quand Holly les sortit du bac à légumes, avaient l’air plus velues que dans son souvenir. De petits poils délicats les couvraient à présent et les fanes vertes semblaient avoir poussé depuis qu’elle avait rapporté les légumes de l’épicerie, deux jours plus tôt. Les nettoyer et les râper risquait de lui donner maintenant plus de travail pour préparer la salade de carottes (d’après la recette traditionnelle bien trop sucrée de Gin). Comme tout le reste, elle aurait dû s’en occuper la veille au soir au lieu de finir cette bouteille de sauvignon blanc au dîner avec Eric. Puis le lait de poule.
Elle tint les carottes dans ses mains. Était-ce bien la botte qu’elle avait rapportée de l’épicerie ? Était-il possible qu’il y en ait eu une plus vieille, achetée une autre fois, qu’elle aurait stockée puis oubliée pendant des mois ? Holly posa les carottes sur le comptoir, retourna au réfrigérateur, tira et repoussa l’autre bac à légumes. Pas d’autres carottes.
Bon, se dit-elle, il était normal que les carottes continuent de pousser après avoir été conservées dans le noir glacial du bac à légumes pendant quelques jours. Ne disait-on pas que les cheveux et les ongles des morts continuaient de pousser dans la tombe ? Les carottes étaient, après tout, des racines. C’était dans le noir glacé qu’elles avaient grandi avant d’être arrachées du sol. Pourquoi ne confondraient-elles pas le réfrigérateur avec la terre ? Tenant toute la botte sous le robinet et laissant l’eau se déverser sur elle, il était facile de les imaginer sous terre – la manière dont elles progressaient à tâtons là-dessous, tels de longs doigts insidieux.
Mais, Seigneur, comme il devait être affamé, celui qui avait le premier déterré et mangé une carotte ! Rien n’égalait des tranches de rôti de bœuf. Rosé et veiné. Qui fut la première personne à goûter cette chose sale avant d’appeler le reste des membres du clan et de les convaincre d’essayer à leur tour ?
Holly sortit la planche à découper de sous l’évier, la posa sur le meuble et prit un couteau dans le tiroir. Elle détestait découper, vraiment. Elle savait qu’il existait des cours rien que pour apprendre à tenir un couteau – elle n’en avait jamais été capable. Si jamais elle en avait le temps, peut-être s’y inscrirait-elle, mais en attendant elle se contentait de tenir maladroitement le couteau d’une main et une carotte poilue de l’autre.
Au contraire de Tatiana, elle n’avait jamais aidé sa mère à la cuisine – ou, si elle l’avait fait, elle n’en gardait aucun souvenir. Holly avait appris seule à cuisiner à force d’essais et d’erreurs. À l’époque où Holly aurait été assez grande pour aider, ou pour se rappeler avoir aidé, sa mère avait baissé les bras et laissé ses sœurs prendre le relais pour faire tourner la maison. Aussi les souvenirs de cuisine de Holly se limitaient principalement à en être gentiment expulsée par Janet ou Melissa alors que quelque chose qui tenait de la brique décongelait dans le four ou bien que quelqu’un inspectait une miche de Wonderbread pour s’assurer qu’elle n’avait pas moisi. (Ce contre quoi le Wonderbread semblait perversement immunisé, mais tout de même…) « Va regarder la télé, Holly. On t’appellera quand ce sera prêt. » Alors c’était ce que Holly avait fait.
Durant les années de la longue agonie de sa mère et de la servitude de ses sœurs et de l’asservissement de son père au service de la Poste américaine et de l’ennuyeux et inexorable suicide de son grand frère par ingestion de Beefeaters et soda (bien plus théâtral et prolongé que Janet tuant le temps et elle-même un soir dans le garage !), Holly était restée allongée sur un canapé au motif floral, le plaid de sa défunte grand-mère remonté jusqu’au menton, à regarder L’Île aux naufragés pendant qu’un des chats de la maison dormait sur ses chevilles.
Si seulement, pensa Holly, elle pouvait remonter le temps avec Tatty jusqu’à cette époque, à cette famille condamnée (vraiment, comme dans un horrible conte de fées, de quelle manière ils étaient morts les uns après les autres dès la naissance de Holly !) et lui montrer cette enfant solitaire sur le canapé, l’enfant qu’elle avait été. Elle dirait à Tatiana : « Voilà pourquoi tu devrais te réjouir que ta mère te demande de l’aider à préparer le repas de Noël. Quand ta mère avait ton âge, sa propre mère, sa sœur et son foutu frère étaient morts. Et le reste de la famille était en bonne voie de l’être. »
« Tatty ? » appela-t-elle alors (à nouveau, par réflexe) par-dessus son épaule. Pourquoi ne pas essayer une fois encore ? Tatty finirait bien par être obligée de sortir de sa chambre. Elle aurait besoin d’aller aux toilettes, au moins. Elle finirait par avoir faim, non ? Et même avec une chambre remplie d’appareils électroniques (une connexion Internet qui lui permettait, en quelques nanosecondes, d’établir un lien avec n’importe quel coin du globe et n’importe quelle personne connectée sur ce globe), elle finirait bien par s’ennuyer, non ? De toute façon, quand Gin et Gramps arriveraient, Tatiana serait à leurs côtés. Gin et Gramps avaient sept autres petits-enfants, tous biologiques, mais aucun d’eux ne leur était aussi dévoué, n’était aussi amoureux d’eux, n’était aussi respectueux, aussi révérencieux envers ses grands-parents que Tatiana. Trois ans plus tôt, à Noël, le frère d’Eric avait fait poser tous les petits-enfants autour de Gin et Gramps pour une photo qu’il avait postée ensuite, bien sûr, sur Facebook. Sur cette photo, on voyait sept enfants, taches de rousseur et yeux bleus, allant de trois à vingt ans, se tenant en demi-cercle autour du vieux couple en habits noirs. Chaque enfant affichait une ressemblance édifiante avec un ou les deux grands-parents – comme si ce portrait chuchotait : Voici vos futurs visages, ces ancêtres habillés de noir, voici ce qui arrive aux jolis petits enfants pleins de taches de rousseur qui survivent sur cette planète pendant quatre-vingts ans, voyez comme le temps et le soleil et la gravité vous flétriront et vous courberont, prenez garde – à l’exception de Tatiana.
Elle était Raiponce Noir de Jais au centre de cette photographie. Et bien qu’il ne pût être plus évident que Tatty n’avait aucun lien biologique avec ses grands-parents, c’était elle qui se tenait au centre de la photo, les mains posées sur les épaules du vieux couple assis. C’était elle la plus proche, mais aussi la plus heureuse d’être là. Gin avait un bras croisé sur sa poitrine et sa main tavelée reposait sur le poignet de Tatiana. Gramps inclinait la tête vers elle comme s’il essayait, tendrement, de percevoir les battements du cœur de sa petite fille. Un jour, Holly en était certaine, un descendant déterrerait (ou, dans le cas des photos numériques, téléchargerait ?) ce portrait et désignerait Tatiana en se demandant à voix haute : D’où vient cette fille ? Mais il serait également évident que l’histoire que cette photo racontait était que Tatiana, cette étrangère dans un pays étranger, était celle qui aimait le plus et était la plus aimée.
« Tatty ? » appela à nouveau Holly. Puis parlant aussi fort que possible sans se sentir stupide : « Je m’inquiète pour Gin, Gramps et papa, pas toi ? Ils auraient dû arriver depuis longtemps. »
Holly arrêta l’eau et ne bougea pas, une carotte dans une main et le couteau dans l’autre. Elle tendit l’oreille à l’affût des grincements du sommier de Tatty, mais ne perçut rien. Elle déposa la carotte et le couteau au fond de l’évier, se sécha les mains sur un torchon et se dirigea de nouveau vers l’iPhone, vérifia ses messages. Personne n’avait appelé. Et bon sang, pourquoi donc ? Ils avaient tous des téléphones portables. Il devait y avoir au moins quatre téléphones portables dans chaque voiture des frères d’Eric ! Ils étaient tous en retard, très en retard maintenant – et même si c’était parce qu’ils se trouvaient sur l’autoroute dans le blizzard, un retard était un retard et on appelait la maîtresse de maison pour expliquer pourquoi on était en retard. Pas vrai ?
Holly chercha le nom d’Eric dans sa liste de contacts. Elle n’avait jamais compris comment programmer un numéro abrégé, et n’avait jamais pris la peine de mémoriser son numéro puisque tout ce qu’elle avait à faire pour le joindre, c’était d’appuyer sur son nom (bien qu’elle se demande de temps à autre ce qui se passerait si son téléphone tombait au fond d’un lac et qu’elle avait besoin de trouver une cabine téléphonique pour le joindre).
Eric décrocha à la troisième sonnerie. « Allô. » Pas une question. Il savait qui c’était grâce au nom apparaissant sur son téléphone à lui, et il attendait de toute évidence son appel.
« Eric, dit Holly. Que se passe-t-il ? Vous êtes coincés sur l’autoroute ?
— Non, répondit-il. Plus maintenant. J’attendais d’avoir une idée de ce que je devais t’annoncer pour téléphoner. Nous sommes aux urgences. À St Joseph’s Mercy. Maman ne va pas bien. Nous sommes dans une chambre avec elle, là, on attend le médecin.
— Quoi ? »
Ce fut le seul mot qui vint à l’esprit de Holly. Elle ne demandait pas vraiment à Eric de répéter, mais quand elle entendit son soupir d’impatience, elle comprit qu’il croyait qu’elle le lui demandait, qu’elle n’avait pas entendu. Il détestait les téléphones portables, devenait fou quand une communication commençait à couper ou que son correspondant n’avait pas entendu ce qu’il lui avait dit. Il était intarissable sur les services de téléphonie qui n’avaient fait que se dégrader ces dernières années et comment, avant, on était peut-être connecté à un cordon, certes, mais on pouvait au moins avoir une putain de conversation. Et cela ne servait à rien de lui faire remarquer qu’on pouvait aujourd’hui se tenir au cœur d’une forêt et parler à quelqu’un au sommet d’une montagne. Il demandait quelle différence cela faisait s’il était impossible de communiquer. Pour son anniversaire, elle lui avait offert un iPhone qu’il avait rapporté à la boutique. Il s’était excusé, disant que c’était un cadeau attentionné mais qu’il ne souhaitait pas transporter sur lui une minuscule et puissante unité centrale sur laquelle il pouvait calculer des algorithmes astronomiques ou bien consulter Facebook. Il voulait simplement un téléphone.
« Eh bien, avait rétorqué Holly, plus blessée que de juste, puisque cela n’était pas un cadeau très romantique – malgré tout, elle avait été excitée à l’idée de le lui offrir ! C’est aussi un téléphone, même si c’est plus qu’un téléphone. » Elle se rendit compte, au moment où les mots quittaient ses lèvres, à quel point sa réponse était proche du slogan publicitaire.
« Et Steve Jobs est plus qu’un être humain, avait dit Eric. C’est pourquoi les esclaves chinois qui travaillent pour lui sont heureux de se jeter du haut des toits de ses usines comme sacrifices humains aux iDivinités. » Eric détestait Steve Jobs.
« Quoi, chéri ? » demanda de nouveau Holly. Elle pensait entendre une quelconque machine d’hôpital ronronner en fond sonore.
« Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit ? » demanda Eric, l’agacement nettement sensible dans sa voix. La communication en elle-même était, de fait, claire comme du cristal – une de celles qui permettaient même de percevoir jusqu’au cliquetis des dents du correspondant dans sa bouche quand il prononçait les consonnes.
« Si, j’ai entendu, répondit Holly, à présent concentrée. Je suis désolée. J’ai entendu ce que tu disais à propos de Gin et de l’hôpital. C’est juste, c’est juste que je ne sais pas quoi dire. Faut-il qu’on vous rejoigne ? Est-ce que je peux… »
Eric éclata d’un rire qui parut à Holly amer et condescendant. Il dit : « Tu plaisantes, n’est-ce pas ? Je suppose que tu n’as pas encore jeté un coup d’œil dehors aujourd’hui ?
— Je sais qu’il neige, Eric.
— Dire qu’il neige ne me paraît pas décrire exactement ce qu’il se passe, Holly. N’essayez même pas de quitter la maison. »
Holly n’aimait pas son ton, mais se sentit aussi touchée qu’il exprime son inquiétude pour la sécurité de sa femme et de sa fille, en dépit de son état de confusion, de son angoisse et de son agacement. Son esprit protecteur faisait partie des centaines de choses qu’Holly aimait chez Eric. Lors de leur premier rendez-vous, déambulant de l’endroit où il avait garé sa voiture jusqu’au restaurant, il avait échangé sa place avec elle sur le trottoir et Holly avait compris que c’était pour que, si jamais une voiture bondissait sur le trottoir, ce soit lui et non elle qui soit tué.
« Oh, chéri, dit-elle, plus du tout fâchée. Que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui est arrivé à Gin ?
— Je ne peux pas vraiment te l’expliquer maintenant.
— Parce que Gramps est là ?
— Oui, dit-il.
— Tu peux me rappeler ?
— Plus tard. Attends, il faut que j’y aille. Je…
— Eric, personne n’est encore arrivé à la maison. Est-ce que tu as des nouvelles de tes frères ?
— Mes frères ? Bien sûr. Personne ne vient, Holly. Ils sont là où ils peuvent avoir un toit au-dessus de leurs têtes. Et s’ils vont quelque part, ce sera ici, à l’hôpital. Ils ne viendront certainement pas pour le repas de Noël. Reste à la maison, Holly. Je t’appellerai quand j’en saurai plus. À tout à l’heure. »
Avant que la communication ne soit coupée, Holly entendit Eric saluer d’une voix grave quelqu’un qui devait avoir passé la porte, puis quelque chose qui ressemblait à un coq interrompu en plein cocorico – mais ça n’était sûrement pas ça. Ce devait être le bruit de pieds de chaise crissant sur le lino, ou les gonds grinçants d’une porte se refermant. Mais cela inquiéta Holly. Elle réprima son envie de rappeler, pour demander quel avait été ce bruit à l’arrière, mais rappeler Eric ne ferait que rajouter aux divers motifs de confusion. Il avait dit qu’il la rappellerait. Et ils étaient au St Joseph’s Mercy Hospital, avait-il dit. Même si ce son était la pire chose que Holly pût imaginer (une sorte d’appel à l’aide agonisant ?), ils se trouvaient dans un hôpital. Rappeler Eric serait égoïste, comme si cette crise avait quelque chose à voir avec elle. Ça n’était pas le cas, elle le savait, et lui aussi. Bien que Holly eût toujours apprécié Gin et Gramps, ils n’étaient pas ses parents. Elle ne les aimait pas. Elle le savait, et ils le savaient, et ils éprouvaient la même chose envers elle.
De fait, Holly avait le sentiment de connaître à peine les parents d’Eric, en réalité. Ils avaient toujours habité à des centaines de kilomètres des endroits où elle avait vécu depuis qu’elle était mariée à leur fils. Combien de temps avait-elle passé dans la même pièce qu’eux durant toutes les années de son mariage avec Eric ? Plus de deux cents heures ? Peut-être même pas ! Et jamais toute seule. Elle ne s’était jamais trouvée avec eux dans une pièce qui n’ait été occupée par au moins dix autres membres, teint pâle et taches de rousseur, du clan Clare.
Malgré tout, elle le savait, ce serait terrible pour Eric, et terrible pour Tatty, si quelque chose arrivait à l’un des deux grands-parents. Surtout le jour de Noël.
Puis Holly stoppa net, comme si elle avait pilé en voiture avant de percuter une congère, et elle comprit que Noël était fichu – vraiment fichu. Ou, plus précisément, que ça n’allait vraiment pas être un Noël habituel cette année.
Puis, comme si elle percutait la congère en dépit du brusque coup de frein, Holly songea au fait qu’aucun membre de la famille d’Eric n’avait pensé à l’appeler, pour lui annoncer, à elle en personne, qu’ils ne seraient pas là pour Noël. Ils avaient tous appelé Eric, pas elle.
Bon, pensa-t-elle, ça se comprenait, non ? Elle s’efforça de refouler un terrible sentiment de rejet, et la sensation d’échec qui l’accompagnait, en se disant que c’étaient peut-être les frères, pas les épouses, qui avaient appelé. Il était on ne peut plus normal que les frères appellent leur frère, Eric, plutôt que sa femme, pour le tenir au courant de leur progression dans le blizzard, ou en l’occurrence de leur absence de progression. Ils avaient dû supposer qu’Eric avertirait Holly (et plus tard, une fois la crise de Gin passée, elle pourrait toujours discuter avec lui de la raison pour laquelle il ne l’avait pas avertie). Les frères d’Eric n’avaient même pas son numéro de portable, supposa Holly. Et qui appelait encore sur un fixe de nos jours ? De toute évidence, même les robots appelaient les portables maintenant.
Ou (évidemment !) Eric les avait appelés eux, avant même qu’ils aient une chance de le contacter – ou Holly, ou d’appeler chez eux. C’est ça. Eric les avait appelés depuis l’autoroute, tout comme il avait appelé Holly, quand ses parents et lui avaient quitté l’aéroport, pour les informer de la situation de « confusion ». À ce moment-là, ils avaient annoncé à Eric qu’il leur était impossible de venir jusque chez eux aujourd’hui sous cette neige. Eric se trouvait en voiture, en plein blizzard, sur l’autoroute, gérant une crise avec Gin, il n’avait bien sûr pas pensé à appeler Holly pour la prévenir.
Malgré tout, il était difficile de se défaire de ce sentiment de rejet. Les frères d’Eric ainsi que leurs épouses auraient dû savoir qu’elle était à la maison en train de cuisiner, de dresser la table, de préparer, de les attendre. N’aurait-il pas été logique de l’appeler, de s’excuser, même s’ils étaient sûrs qu’Eric la mettrait au courant ? Ce qu’il n’avait pas fait. Un cliché s’était logé dans sa gorge – une boule – et, dans ses yeux, des larmes, qu’elle retint en clignant des paupières.
Holly baissa les yeux sur ses pieds. Ils étaient froids et contractés, sans pantoufles sur le carrelage de la cuisine. À travers le nylon noir, Holly distinguait la structure osseuse complexe sous la peau. Ses pieds étaient devenus, soudainement lui sembla-t-il, décharnés. C’était quelque chose de nouveau dans son corps. Elle le remarquait seulement maintenant. C’étaient les pieds d’une vieille femme.
Pendant toutes ces années, Holly n’avait aperçu les pieds nus de Gin qu’en une seule occasion – il y avait longtemps, lors d’une visite de Gin et Gramps en été, quand Tatiana, quatre ou cinq ans à peine, avait supplié sa grand-mère de venir avec elle dans la piscine gonflable installée dans le jardin.
La pauvre vieille Gin n’aurait jamais pu, bien entendu, s’opposer à une telle requête, bien qu’elle ne pût rien faire de plus qu’ôter ses chaussures orthopédiques et ses chaussettes couleur chair (Holly était certaine que, même enfant, cette femme n’avait jamais possédé de maillot de bain). Mais Gin avait réussi à rejoindre sa petite-fille dans la petite piscine en vinyle, et c’était à cette occasion que Holly avait vu les pieds nus de sa belle-mère.
Ils ressemblaient à d’horribles oiseaux déplumés. Des choses émaciées et sans ailes, préparées pour un maigre repas de prison ou une soupe du tiers-monde. Holly crut même voir le sang couler dans les veines de ces pieds, se rassemblant en petits amas de la taille d’une pastille avant de pulser. Ces pieds l’avaient rendue malade de pitié. Elle s’était dit que ce n’était pas étonnant que la vieille femme clopine de la sorte. Comment Gin arrivait-elle même à marcher ? Et combien de temps encore des pieds si abîmés, si épuisés pouvaient-ils tout bonnement marcher sur cette terre ?
Holly baissa les yeux sur ses pieds et admit qu’ils ne ressemblaient pas encore à ceux de Gin, mais que, si elle vivait assez longtemps – au contraire de sa mère, de ses sœurs –, ils seraient ainsi un jour – et c’est alors qu’elle remarqua, tout autour de ses pieds, quelque chose de sombre, ou de sale, répandu sur le sol.
Poussière ? Cendre ? Qu’était-ce donc ?
Holly souleva un pied et en reposa la plante pour voir si elle était mouillée, si elle se tenait au milieu d’une flaque de quelque chose. Ce n’était pas le cas. Ça ne pouvait pas provenir du peu de sang de la viande qui avait coulé par terre. Ce petit filet de sang ne pouvait justifier cette tache noire qui s’étalait autour d’elle. Elle prit une éponge dans l’évier, s’agenouilla et essuya le sol :
Rien.
Elle ne ramassa rien avec l’éponge, et quelle que pût être cette tache foncée, elle n’était ni collante ni crasseuse. Elle fit courir sa main autour de la tache et découvrit que rien ne semblait s’être répandu à cet endroit, du moins récemment. Ce cercle était simplement d’un noir plus foncé que le reste du carrelage.
Merde.
Les carreaux de céramique (chers, en argile cuite, bordeaux, posés depuis deux ans) avaient-ils commencé à se décolorer ? Ou bien étaient-ils décolorés depuis le début et elle ne le remarquait qu’aujourd’hui, dans la lumière aveuglante de la neige se répandant par la baie vitrée sur les surfaces brillantes de la cuisine ?
Elle frotta plus fort avec l’éponge mais rien n’y fit.
Ou bien si ?
Était-ce son imagination ou le cercle sombre s’élargissait-il, s’épanouissait-il, alors qu’elle passait l’éponge sur sa surface ?
« Mais qu’est-ce que tu fiches ? »
Surprise, Holly leva les yeux et découvrit Tatiana se tenant au-dessus d’elle, de nouveau vêtue de sa robe en velours rouge, les yeux baissés sur Holly avec une expression fâchée, comme si Holly venait de renverser quelque chose que Tatiana avait désiré boire, ou bien comme si elle avait brisé un plat que Tatiana aimait tout particulièrement et qu’elle en ramassait à présent maladroitement les morceaux. Ce devait être, pensa Holly, l’expression dont Tatiana avait dû écoper une centaine de fois de sa mère au cours des cinq ou six premières années de sa vie dans cette maison – Holly, baissant les yeux sur elle du haut de sa taille d’adulte, regardant les verres brisés, le livre déchiré ou le jus de fruits renversé, et disant : « Qu’est-ce que tu as fait ? »
« Seigneur, s’exclama Holly. Tu m’as surprise. Je te croyais encore dans ta chambre.
— Maman, qu’est-ce que tu fais ? redemanda Tatiana, avec la même expression de surprise agacée.
— Eh bien, on dirait qu’il y a quelque chose sur le carrelage, répondit Holly. Mais je n’arrive pas à l’éponger. Tu vois comme c’est plus sombre, tout ce cercle ? On dirait une tache ou une décoloration ou peut-être…
Holly leva les yeux vers sa fille.
« C’est toi, maman. »
Holly ne voulut pas demander à Tatiana ce qu’elle entendait par là. Elle ne lui faisait pas confiance. Il semblait qu’elle était capable de critiquer sa mère, quoi que Holly fasse ou dise. Qui sait ce qu’elle trouverait ridicule dans son attitude cette fois-ci. Quelle plaisanterie elle ferait aux dépens de sa mère. Holly ne demanda pas à Tatiana de s’expliquer, mais continua de la dévisager.
Holly voyait, sur la joue de sa fille, un pli laissé par l’oreiller. Elle fut soulagée, Tatty avait apparemment dormi dans sa chambre. Une sieste. Voilà pourquoi elle ne répondait pas aux appels de sa mère. Elle avait dormi profondément – le genre de sieste au sommeil de plomb qu’on fait au beau milieu de la journée, quand il neige. Tatiana était simplement fatiguée. Très fatiguée. Voilà pourquoi elle était si grincheuse, pourquoi elle s’était comportée de cette manière. Holly constata pourtant avec surprise qu’elle avait ôté la robe noire pour repasser celle en velours rouge de Gin – mais pourquoi avait-elle en premier lieu changé de robe, puis s’était-elle de nouveau changée ? N’était-ce pas ce que faisait parfois Holly, deux ou trois fois en une matinée, avant d’aller travailler ? La situation n’avait rien d’anormal, c’était celle de n’importe quelle mère coincée par la neige, un jour de Noël, avec sa fille adolescente, se persuada Holly, puis elle trouva le courage de demander à Tatty : « C’est moi, que veux-tu dire par là ?
— Maman, tu ne vois pas ce que tu es en train de faire ? »
Holly secoua la tête. Son regard passa de Tatiana à l’éponge qu’elle tenait dans la main, puis de l’éponge au rond sombre par terre autour d’elle.
« Maman, tu essaies d’effacer ton ombre.
— Quoi ? » fit Holly
Pourquoi ces larmes soudaines dans ses yeux ?
Pourquoi, une fois encore, éprouvait-elle ce sentiment d’abandon total, d’avoir été rejetée, abandonnée par tous ?
Holly laissa tomber l’éponge et porta une main à ses yeux.
« Lève-toi, maman », dit Tatiana. Sa voix était désormais douce. Ce n’était pas la voix de la petite fille aimante qu’elle avait été – véritablement, la veille encore ! – mais il y avait de la gentillesse, de la compassion néanmoins dans son ton. Tatiana tendit la main pour aider Holly à se relever (sur ses pieds décharnés !) et elle dit : « Passe de l’autre côté du comptoir, maman. » Holly obéit puis Tatiana dit : « Regarde », en désignant le sol, les carreaux de céramique bordeaux, qui avaient à présent retrouvé leur teinte d’origine. Il n’y avait rien sur le sol à l’endroit où s’était trouvée…
Où s’était trouvée l’ombre de Holly.
« Mon Dieu, s’exclama Holly, et elle sentit alors une vraie larme rouler le long de son nez, vers ses lèvres, qu’elle ne prit pas la peine d’essuyer. Je dois devenir sénile, Tatty. J’étais prête à aller chercher l’eau de javel au sous-sol. J’allais essayer de blanchir ma propre ombre sous moi, c’est ça ? »
Tatiana s’approcha de sa mère et posa une main sur son dos, entre ses omoplates, et Holly se sentit s’affaisser un peu sous le doux contact de sa fille. Tatty lui tapota le dos, rit un peu, et le son de ce rire était charmant, comme une cuillère en argent tapant un petit coup contre une cloche de cristal. Holly rit, elle aussi. Malgré ses larmes, et son sentiment de honte et d’abandon, elle se moquait aussi d’elle-même. Et elle était tellement, tellement soulagée :
Tatty était de retour.
Tatty avait fait une sieste, et même si elles n’étaient que toutes les deux pour Noël…
Eh bien, ce pouvait être merveilleux ! Mère et fille ! Ce serait peut-être le Noël le plus mémorable d’entre tous ! En attendant qu’Eric rentre à la maison avec Gin et Gramps (parce que Gin irait certainement mieux), Holly et Tatiana pourraient jouer au Scrabble, ou lire. Ou peut-être que, pendant que Tatiana lirait, Holly pourrait écrire un peu. Si Tatty décidait de faire une autre sieste, ou bien si elle pianotait des textos à Tommy, bien pelotonnée dans le plaid sur le canapé, Holly pourrait simplement dire : « Je reviens dans quelques minutes, Tatty. Je dois écrire quelque chose. » Tatiana comprendrait. Bien qu’on lui en ait peu parlé, Tatty savait que sa mère écrivait, qu’elle avait étudié l’écriture, avait eu un master de beaux-arts, et qu’à une époque elle avait travaillé sur un recueil de poèmes. Holly lui en avait même confié le titre, Pays fantôme – bien qu’elle n’ait pas expliqué à Tatty de quoi parlaient les poèmes. Mais Tatiana était assez âgée à présent pour être vraiment fière de sa mère si celle-ci se remettait à écrire. Elle apprécierait sûrement de l’entendre dire : « Je crois que je vais aller dans ma chambre pour jeter quelques idées par écrit… » Ce serait peut-être le jour, le jour de Noël, où Holly se remettrait à écrire.
Elle se tourna alors pour prendre Tatiana dans ses bras – et bien que ce ne soit pas l’étreinte la plus chaleureuse que la mère et la fille aient partagée, leurs corps se rejoignirent néanmoins complètement, ils allaient encore parfaitement ensemble. Sa fille était de quelques centimètres plus petite que Holly et elle le serait toujours. Holly n’était pas une grande femme, mais la mauvaise alimentation des mois prénataux de Tatiana et les vingt-deux premiers mois de son existence avaient sans aucun doute affecté sa croissance. Et que savait-on de la taille de ses parents biologiques ? On ne saurait jamais rien des gènes influant sur la taille de Tatiana. Tatty serait toujours un bébé dans les bras de Holly. Holly serait toujours capable de se pencher pour embrasser le sommet de la chevelure soyeuse de sa fille, inhalant cette odeur de shampoing à l’huile d’arbre à thé et de lait de toilette L’Occitane. Serrant sa fille dans ses bras, Holly sentait également son souffle suave – menthe, lait et autre chose. Fruit ? Un fruit qui se serait ramolli sous la chaleur d’une lampe ?
« Tu as pris un petit déjeuner ? demanda Holly. Quand nous dormions encore, ce matin ? Tu as faim ?
— Je n’ai pas faim », répondit Tatiana et Holly prit soudain conscience de l’évidence même :
C’était ça, le problème ! Tatiana n’avait pas petit-déjeuné ! Elle était affamée ! « Oh mon Dieu, Tatiana, il faut que tu manges quelque chose tout de suite. »
Holly s’était efforcée de ne pas adopter un ton moralisateur – Tatiana l’ado détestait qu’on lui dise qu’elle avait faim et qu’il fallait qu’elle mange, ou bien qu’elle était fatiguée et qu’il fallait qu’elle aille se coucher, ou qu’elle avait froid et qu’il fallait qu’elle s’habille plus chaudement (« Je mettrai mes gants si j’ai froid aux mains, maman. Tu crois vraiment que j’ai encore deux ans ? ») – mais sa fille se raidit, recula d’un pas et déclara : « Je t’ai dit que je n’avais pas faim », fort, comme si elle s’adressait à une sourde. Elle étrécit les yeux.
« D’accord, d’accord ! Tu n’as pas faim, rétorqua Holly en levant les mains. Mais tu serais certainement de meilleure humeur si tu mangeais quelque chose.
— Je ne suis pas de mauvaise humeur ! » Tatty écarta les cheveux de son visage d’un geste théâtral, avant de se détourner, et Holly remarqua alors qu’elle portait à nouveau les opales.
« Oh, fit-elle, sachant qu’il valait mieux ne pas émettre le moindre commentaire à ce sujet alors même que c’était ce qu’elle s’apprêtait à faire. Tu as remis les boucles d’oreilles en opale. Quel dommage que Thuy et Pearl ne puissent pas venir. » Holly fit une tête de clown triste, avançant la lèvre inférieure. C’était une manière de faire la paix, cette attitude rigolote.
« Quoi ? s’exclama Tatiana, faisant volte-face. Où sont-elles ?
— Je te l’ai dit il y a une heure, chérie – à cause de la neige. Quand elles ont quitté l’église, elles ont compris qu’il leur serait impossible de venir jusqu’ici dans ce blizzard. » Holly désigna la baie vitrée d’un geste de la main mais quand elle regarda dans la direction qu’elle montrait, elle vit que la neige était simplement immobile au-dehors, comme s’il s’agissait d’une peinture de neige. Elle paraissait bénigne, tout à fait praticable, une sorte de mirage ordinaire de neige.
« Tu ne m’as jamais dit que Thuy, Pearl et Patty ne venaient pas ! hurla Tatiana.
— Bien sûr que si, répondit Holly.
— Non, tu ne m’as rien dit ! répéta Tatty et elle serra les poings, les agitant près de son visage comme si elle voulait se frapper. Bordel !
— Tatiana ! » Holly savait qu’elle aurait dû avancer d’un pas, prendre ces poings dans ses mains, mais, par réflexe, elle recula et porta une main à sa bouche, comme si le juron était sorti de ses lèvres.
Tatty secoua la tête, comme si elle était elle-même surprise d’avoir prononcé ce mot. Ses sourcils s’étaient soudés, cette fois cependant de pur désarroi.
« Mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi, jeune fille ? demanda Holly.
— Je n’y crois pas ! répondit Tatty, ses épaules s’affaissant de désespoir. Je voulais les voir ! » Elle était au bord des larmes. Holly le voyait bien. Exactement comme lorsqu’elle était petite, ses narines s’étaient dilatées et le bout de son nez parfait rougissait. Parfois, à l’époque où elle n’était encore qu’une toute petite fille, si Holly ou Eric réagissait aussitôt, ils étaient en mesure d’éviter une débâcle en pleine épicerie ou juste avant de déposer Tatty à la crèche. Si on brandissait « Chatouille-moi, Elmo » à pic, ou s’il se trouvait un biscuit Graham à portée de main, on pouvait interrompre le processus avant qu’il ne commence – les narines dilatées qui suivraient, menant au hoquet, lui-même précédant un gémissement avant que les sanglots ne démarrent sérieusement pour ne plus s’arrêter, comme en réaction à une blessure mortelle ou à un chagrin insoutenable.
Holly n’oublierait jamais les premières fois qu’elle avait déposé Tatiana à la crèche Les Tout-Petits – qui n’était en fait qu’une appellation fantaisiste pour une sorte d’orphelinat de jour, car il n’existait aucune véritable école, maternelle ou autre, acceptant une enfant de deux ans. Tout le monde savait ça. Les Tout-Petits était simplement un endroit où d’autres femmes – plus pauvres et qui étaient payées pour – couchaient votre enfant à l’heure de la sieste et s’assuraient tout au long de la journée qu’il ne se cognait pas la tête contre une rambarde de parc ou contre le genou d’un autre enfant.
Le premier matin où Holly l’avait déposée, Tatiana avait été surexcitée au point de faire pitié. Elle s’était précipitée dans le sous-sol défraîchi de l’église où était installé Les Tout-Petits, et avait regardé tout autour d’elle, enthousiaste, les autres enfants – dont plusieurs pleuraient – et les jouets, rangés pour la plupart sur des étagères trop hautes pour qu’elle puisse les atteindre. Mais Tatiana était émerveillée par ce nouveau lieu, ces personnes nouvelles, la promesse de ce sous-sol, et elle n’avait même pas tourné la tête quand Holly était partie.
Pourtant, le matin suivant, Tatiana savait ce qu’il en était d’être déposée aux Tout-Petits – qu’elle ne reverrait pas Holly avant neuf heures une fois qu’elle aurait passé la porte – et les narines de Tatty (de minuscules perfections – son nez étant le plus beau de tous les traits parfaits dont son visage était exclusivement constitué) avaient commencé à se dilater avant même qu’elle eût franchi le seuil avec sa mère, puis ce fut le hoquet, le sanglot étouffé puis, alors que Holly se dirigeait sur ses talons hauts vers la sortie, Tatty avait émis un cri si perçant qu’on aurait cru qu’on venait de la poignarder dans le dos à l’aide d’un long et fin couteau.
« Allez-y ! avait dit la directrice de la crèche, souriant et riant de manière inexplicable. Elle ira mieux dès que vous serez partie. Mais si vous prolongez le moment de la séparation, ça durera toute la journée ! »
Holly, allant à l’encontre de tous les instincts de son corps et de son âme, avait donc passé la porte en vitesse. Le silence qui avait suivi de l’autre côté, une fois la porte refermée, avait été pire que d’entendre encore un cri comme le précédent.
Holly avait sangloté par intermittence toute la journée. Elle avait appelé Eric, qui lui avait dit que le pire qu’elle puisse faire était de retourner à la crèche pour y prendre Tatty. Ce ne serait que la récompenser pour sa propre tristesse.
« La crèche n’est peut-être pas une bonne idée, avait dit Holly.
— Tu en as une meilleure ?
— Je devrais peut-être quitter mon emploi et rester à la maison avec elle ?
— Seigneur, dit Eric. Il aurait fallu que nous économisions bien plus que nous ne l’avons déjà fait pour que ça puisse se passer ainsi. »
Il avait raison, évidemment. Il y avait les voitures, le prêt immobilier. Comment s’imaginait-elle qu’ils pourraient survivre avec un seul salaire ? Et sans savoir comment, Holly avait réussi à tenir bon toute la journée – qui lui avait paru, en fait, plus longue que les quatre-vingt-treize jours qu’ils avaient dû attendre avant que leur adoption soit approuvée et qu’ils repartent en Sibérie voir Tatty, si bien que la crèche Les Tout-Petits lui avait alors paru bien plus éloignée que l’orphelinat Pokrovka n° 2.
Mais, quand Holly était retournée aux Tout-Petits ce soir-là, les dames de la garderie lui avaient raconté en gloussant que, bien que Tatty eût pleuré pendant un bon bout de temps – pleuré jusqu’à s’endormir debout au beau milieu de la crèche –, elle avait été tout à fait joyeuse le reste de la journée. Elle avait regardé Dora l’exploratrice. Elle avait demandé un deuxième cookie. Elle n’avait pas prononcé un mot au sujet de sa mère. Et elles aimaient toutes Tatiana. Ses cheveux noirs. Les mots russes qui lui échappaient encore quand elle était surexcitée, frustrée ou fatiguée. Les dames de la crèche l’aimaient comme on l’avait aimée à l’orphelinat Pokrovka n° 2.