Il se retourna et, quasiment sur ses talons, découvrit Arius et Mago. Le tumulte de la tempête avait dû couvrir le bruit de leurs pas depuis qu’ils s’étaient mis à le suivre, au palais. Ça et ma propre inattention, songea-t-il, consterné. Il n’y avait plus en vue nulle part un seul des témoins éventuels de tout à l’heure.

Sans doute ces deux salopards avaient-ils eu le bon esprit de soudoyer les garçons d’écurie pour s’assurer qu’ils ne se mêleraient de rien.

« Ah ben ça alors, c’est marrant de te rencontrer ici, chevalier de merde ! s’écria joyeusement Mago. Et comment ça va t’y pour toi, par ce bel après-midi ?

— Plutôt bien, n’était la compagnie », rétorqua Ki. Ils comptaient l’empêcher de passer, ça, c’était évident. Il y avait bien une porte à l’autre extrémité du bâtiment, mais cette solution impliquant qu’il s’enfuie queue basse et ventre à terre, du diable s’il le ferait jamais ! Plutôt se laisser rosser.

Ils ne seraient sûrement pas assez bêtes d’ailleurs pour aller jusque là …

« Tiens ! Je ne me serais pas attendu à te voir faire autant la fine bouche sur ce que tu peux te taper comme compagnie … , ricana Arius en jouant avec une grosse bague qui ornait son doigt. Après avoir vécu coincé dans ce piège à rats de vieille baraque du duc avec un démon et ces rustauds de soudards à souillons que se traîne Tharin, hein ? Mais figure-toi que je suis curieux … » Il continuait de faire tourner sans arrêt la bague. « Peut-être tu pourras me renseigner, puisque tu as habité là-bas, C’est vrai, ce qu’on raconte de Tharin et de Lord Rhius ? Comme tu es l’écuyer de son fils et tout et tout, ça se pourrait bien que tu saches, toi, je me suis dit. »

Le sang se mit à marteler les tympans de Ki. Il n’avait pas la plus petite idée de ce dont Arius pouvait bien parler, mais sa façon de le faire était injurieuse. « À moins que ça soit de famille, comme la folie … ? suggéra Mago avec un de ses sourires venimeux. Vous le faites aussi tous les deux, toi et Tobin ? »

Commençant à soupçonner ce qu’il insinuait par là, Ki fut envahi d’une fureur froide. Et ce qui le révoltait par-dessus tout, c’était non pas les prétendus agissements dont il était question, mais l’idée que ces deux petites saloperies boutonneuses traînaient d’un ton doucereux dans l’ordure des hommes aussi exceptionnels, et Tobin avec eux par la même occasion.

« Tu retires ça, gronda-t-il en marchant sur Mago. - Et pourquoi je devrais ? Vous couchez bien dans le même pieu, non ? Nous l’avons tous vu, la nuit où nous sommes allés dans l’ancienne salle du trône.

— Tout le monde le fait, là d’où je viens, dit Ki.

— Oh, pour ça, nous le savons tous, d’où tu viens, chevalier de merde ! s’esclaffa Arius.

— Deux dans un pieu … , ironisa Mago. D’après ce que m’a conté lord Orun, Tharin se la faisait foutre dans le cul. Toi aussi ? Ou bien c’est Tob

… ? »

Ki n’eut pas même le temps de se résoudre à le faire que son poing prenait déjà Mago en pleine gueule. Lui n’avait eu qu’une envie, ne pas entendre ces propos-là, mais cela ne l’empêcha pas d’éprouver un plaisir intense lorsque ses jointures entrèrent en contact avec le nez de l’autre.

Lequel partit à la renverse dans une stalle en jurant comme un charretier et s’aplatit en plein purin, son pif pissant le sang par les deux narines. Arius attrapa le bras de Ki pour le retenir et se mit à glapir à l’aide, mais Ki se dégagea d’une saccade et s’en fut à grandes enjambées.

Son allégresse eut tôt vécu. Après qu’il eut franchi la fameuse porte, au fond des écuries, il comprit qu’il venait de commettre une sacrée gaffe et prit ses jambes à son cou, trop conscient qu’il n’avait qu’un endroit où aller.

Personne ne le suivit.

Et voilà, c’est fait, je lui ai manqué ! Rage a-t-il contre lui-même tout en découvrant l’énormité de la situation dans laquelle il s’était fourré et qui menaçait de l’écrabouiller. Il avait non seulement manqué à Tobin, mais à Tharin aussi. Et s’était tout autant manqué à lui-même. L’instant d’après, c’est à ses tourmenteurs qu’il réservait ses invectives. Korin avait raison, ils étaient tous en train de pourrir, ici. Dans un milieu de vrais guerriers, les petites ordures insidieuses comme Mago feraient long feu en moins d’un jour avec leur haleine empestée, leurs chatteries par devant, leurs coups de griffe par-derrière. À part que tout ça ne changeait rien au fait qu’il venait, lui, de déshonorer Tobin. Mais le pire restait encore à venir …

Les nuages crevèrent, et, pendant que la pluie se remettait à cingler la ville, Ki courait, courait comme un dératé.

Tobin détestait ces visites chez lord Orun. Il faisait trop chaud dans les pièces, la chère était par trop douceâtre, et les domestiques - une tripotée de jeunes mollusques torse nu - vous y obsédaient de trop d’attentions. Et alors qu’Orun avait à toute force insisté pour qu’il s’installe juste à ses côtés, pour qu’il puise à même sa propre écuelle, la vision des doigts boudinés, graisseux, déformés du maître de céans n’était pas spécialement faite pour donner beaucoup d’appétit à son invité. -

Et c’était encore pire, aujourd’hui. Tobin souffrait de migraines ininterrompues depuis qu’il s’était réveillé, ce matin, et une douleur sourde qui lui tenaillait le flanc avait achevé de le mettre de mauvais poil en le fatiguant. Il avait caressé l’espoir de faire un brin de sieste, cet après-midi, et puis voilà, cette maudite invitation était venue tout flanquer par terre … !

Au surplus, Orun jugeait très malin d’inviter systématiquement Moriel.

Pareille insistance ne laissait pas que d’horripiler Tobin, qui devait toutefois reconnaître que le petit blafard faisait de son mieux pour être agréable quand on le lui jetait à la tête ainsi. Encore qu’à la vérité n’importe quelle compagnie pouvait passer pour agréable à la table d’Orun.

Parmi les convives du jour, une bonne trentaine de nobles gens, se trouvait le magicien du roi, Nyrin, et la place d’honneur, à gauche de Tobin, lui était échue. Dans l’intervalle entre les divers plats, il divertissait la tablée par des tours imbéciles de passe-passe et d’illusionnisme tels que faire danser un chapon farci ou faire voguer des saucières parmi la vaisselle comme des vaisseaux dans un port encombré de navires. À quelques sièges au-delà de lui, Tobin surprit Korin et Caliel qui roulaient des yeux ahuris.

Il se radossa tout en soupirant. Décidément, la magie de Nyrin était encore plus vaine que celle d’Arkoniel.

Ki réussit à se maîtriser pendant qu’Uliès le faisait entrer puis l’emmenait dans la grande salle. Tharin s’y trouvait installé au coin de la cheminée, en manches de chemise. Koni et quelques-uns des autres étaient là aussi, qui s’amusant à lancer les dés, qui réparant des bouts de harnais près du feu. Tous saluèrent l’entrée du gamin par les formules habituelles, mais le capitaine fronça les sourcils, lui, dès qu’il l’aperçut.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-il.

— Nous pouvons parler seul à seul ? »

Tharin acquiesça d’un signe de tête et l’entraîna dans sa chambre puis, sitôt la porte refermée sur eux, se retourna pour lancer: « Qu’est-ce qui s’est passé ? »

En route, Ki s’était apprêté à lui fournir une demi-douzaine de versions des choses, mais, là, tout se passait comme si sa langue venait brusquement de se coller contre son palais. Il n’y avait pas de feu dans la pièce, et il faisait froid. Tout en grelottant de misère, il entendait son manteau trempé dégoutter goutte à goutte sur le dallage et cherchait vainement ses mots.

Tharin s’assit dans le fauteuil jouxtant le lit puis lui fit signe de s’approcher. « Vas-y, maintenant. Raconte moi ça. »

Ki laissa tomber son manteau à terre avant de venir s’agenouiller aux pieds du capitaine. « J’ai déshonoré Tobin et moi-même, finit-il par articuler tant bien que mal, tout en refoulant des larmes de honte. J’ai frappé un autre écuyer. Aux écuries. Juste avant de venir vous trouver. »

Les prunelles pâles de Tharin se fixèrent sur lui d’une manière on ne peut plus déroutante.

« Lequel ?

— Mago. Pourquoi ?

— Des trucs qu’il me disait… Des insultes ?

— Oui.

Il y avait des témoins ?

Rien qu’Arius. »

— Tharin laissa échapper un reniflement de dégoût. « L’impudent petit con ! Bon … , accouche, toi. Qu’a t-il donc dit que tu n’aies pu laisser passer ? »

Ki se rebiffa.

« J’en ai laissé passer tout plein ! Depuis le jour de notre arrivée ici, ils n’ont pas arrêté de me traiter de chevalier de merde et de bâtard et de fils de voleur de chevaux. Et j’ai laissé passer, chaque fois. Mais cette fois-ci, ils m’ont eu tout seul aux écuries, et ils … Ils … » La seule idée de répéter crûment à Tharin ce dont ils l’avaient accusé le fit renâcler. « Ils ont insulté Tobin. Et le duc Rhius. Et vous. Ils ont dit des calomnies ignobles, et alors, j’ai perdu mon calme et frappé Mago. Puis je suis venu tout de suite ici vous trouver bien vite. » Il baissa la tête, accablé. Oh, s’il pouvait mourir et que c’en soit fini…! « Qu’est-ce que je vais faire, hein, Tharin ?

— Ce que tu vas faire ? Demain, te taper ton châtiment comme n’importe quel autre écuyer. Mais, pour l’instant, je veux savoir exactement ce qu’ils ont dit pour te mettre en colère au point de te faire commettre une chose pareille. Et aussi pourquoi te traiter de tous les autres noms n’y était pas arrivé. Commençons par là, tiens, tu veux bien ? »

Tharin le releva en le prenant par les épaules et l’assit sur le lit, puis il lui versa une petite coupe de vin. Ki la vida d’un trait, et la chaleur qui l’envahissait peu à peu le fit frissonner.

« J’ignore pourquoi. Peut-être parce que je savais que la plupart des choses qu’il disait de ma famille et de moi sont vraies. Je suis un chevalier de pacotille, mais comme Tobin s’en fiche, et vous aussi, de même que Porion, moi, ça finit par m’être presque égal. Et puis je ne suis pas un bâtard, je le sais. Quant à cette histoire à propos de mon père, je ne sais pas.

Peut-être bien qu’il est un voleur de chevaux, mais ça aussi, Tobin s’en fiche, dans la mesure où moi je n’en suis pas un … Et je ne le suis pas ! Voilà comment je peux supporter n’importe laquelle de ces injures.

— Dans ce cas, en quoi consistaient celles que tu n’as pas pu supporter ? »

Ki étreignit la coupe à deux mains. « Mago a prétendu que lord Orun lui avait dit que vous et le duc Rhius … Que vous deux … » Non, cela, il n’arrivait pas à le sortir.

« Que nous étions copains de lit quand nous étions jeunes ? Amants ? »

Le regard de Ki s’abîma piteusement dans les profondeurs empourprées de sa coupe. « Il a dit qu’il croyait qu’on le faisait aussi, Tobin et moi. Mais il ne l’a pas …. pas formulé dans … de la même manière que vous. »

Tharin se contenta de soupirer, mais Ki vit bien qu’il était en rogne.

« Je suppose que non.

— On ne le fait pas, Tobin et moi !

— Je ne me suis rien figuré de tel. Mais c’est une pratique assez courante parmi les jeunes guerriers, comme dans bien d’autres milieux d’ailleurs. Ton Mago, je pourrais lui dire sur son propre père une ou deux choses qui te lui cloueraient définitivement le bec. Dans le cas de certains, c’est une chose qui passe. Mais il en est d’autres qui restent avec des hommes toute leur vie.

Rhius, ça lui avait passé. »

Il tendit la main vers Ki d’un geste affectueux pour lui soulever le menton et l’obliger à le regarder dans les yeux. « Je te l’aurais dit moi-même si tu me l’avais demandé. Il n’y a rien de déshonorant à le faire entre amis, Ki, sans quoi la moitié d’Ero crèverait de honte, ainsi que tel ou tel des autres Compagnons, si je n’ai la vue basse … »

Cette révélation laissa Ki sans voix.

« Ainsi, c’est en pure perte qu’ils t’ont asticoté pendant tout ce temps, et il a fallu ça pour te faire exploser ? »

Ki hocha la tête.

« Ils t’ont piqué de tous les côtés jusqu’à ce qu’ils trouvent le point sensible qui te forcerait à réagir. Eh bien, ça y est. Ce qui m’intéresse le plus dans cette histoire, c’est que Mago t’ait dit avoir bénéficié des confidences de lord Orun, le propre gardien de Tobin. Il se pourrait fort qu’il y ait là derrière bien plus qu’Orun ne se soit soucié d’entendre répéter.

— Mais pourquoi en dire quoi que ce soit, dans ce cas ?

— Fais un peu travailler ta cervelle, mon petit. Qui est-ce qui voulait faire de Moriel l’écuyer de Tobin ? Qui est-ce qui n’a rien trouvé à te faire faire depuis le jour où ses yeux se sont posés sur toi ? Qui est-ce qui a fait un nez comme ça quand Porion t’a confirmé membre des Compagnons au détriment de Moriel ?

— Orun.

— Et avec qui Tobin se trouve-t-il d’aventure en train de dîner juste en ce moment, si je ne m’abuse ? » Ki laissa choir la coupe et bondit sur ses pieds. « Oh, bons dieux ! Il peut me congédier ? J’ai fait ce qu’il fallait, c’est bien ça ? Vieilles tripes molles va me renvoyer !

— Il n’a pas le pouvoir de te congédier, pas directement. Mais peut-être s’imagine-t-il que Tobin sera incapable de te punir comme il en a le devoir, et que cela vous fera salement tort à tous les deux. Et c’est peut-être là ce qu’il espère avancer dans le prochain rapport qu’il enverra au roi.

— Mais pourquoi ? Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, à Orun, qui diable est l’écuyer de Tobin ?

— Qui vit plus que toi dans l’intimité de Tobin ?

Qui serait plus précieux pour Orun que le propre écuyer du prince s’il se piquait de vouloir faire espionner Tobin ?

— Vous croyez qu’il lui veut du mal ?

— Non, je pense qu’il se propose d’en faire son instrument. Et, selon toi, de qui Orun est-il lui-même l’instrument ?

— Du roi ? souffla Ki.

— Eh oui. Tu es trop jeune pour tout ça, Ki, mais puisqu’ils s’en prennent à toi, mieux vaut que tu saches à quoi t’en tenir. C’est sur un immense échiquier que nous nous mouvons tous, et l’enjeu, là, sur la touche, est Atyion, ainsi que toutes les autres terres et richesses dont Tobin est le possesseur. Toi et moi ? Nous sommes préposés à sa garde comme des pions de pierre, et nous nous trouvons en travers de la route, de leur route à eux.

— Mais Tobin est un loyal sujet du roi ! Tout ce qu’il souhaite, c’est partir se battre pour lui… Pourquoi Erius ne peut-il pas tout bonnement le laisser tranquille ?

— C’est un point que je ne comprends pas bien moi-même. Mais il ne nous appartient pas de l’élucider, nous, notre unique tâche est de soutenir Tobin. Et, pour la remplir, il va te falloir le convaincre de te fouetter demain sans défaillance. Et tu vas devoir également lui rapporter les dires de Mago.

— Ça, non » Ki serra les mâchoires. « Je sais que ce que vous m’avez dit est la vérité vraie, mais je ne veux pas que Tobin sache jamais qu’un vulgaire écuyer se permettait de parler de lui et des siens de cette façon-là.

— Il va te falloir le faire quand même, Ki. Il va te falloir aller devant Porion pour qu’il te juge, et lui va t’interroger.

— Mais ça signifie que j’aurai à le dire en présence de tout le monde ? Et que tout le monde, alors, saura les allégations de Mago, c’est bien ça ?

— Sans doute …

— Dans ce cas, Tharin, je n’en ferai rien. Je ne le ferai pas, c’est tout ! Certains des autres se fichent déjà de Tobin, sitôt qu’il a le dos tourné, à cause de moi et parce qu’il voit des fantômes. Je ne sais pas non plus comment il réagirait si on déballait tout ça. Il n’est pas comme nous tous.

Vous le savez bien. » Il était de nouveau tout tremblant. « Et je n’ai aucune envie non plus qu’il le devienne. Je l’aime comme il est, c’est tout. Alors, permettez-moi maintenant de me débrouiller à ma manière à moi, et je vous promets que je ne fournirai plus jamais à lord Orun aucune occasion de rien écrire au roi. Je dirai que ce que je n’ai pas supporté, ce sont les insultes à propos de mon père, je subirai le fouet, et c’en sera terminé, voilà tout.

Mago n’osera pas m’accuser de mensonge, ça l’obligerait à avouer ce qu’il a véritablement dit, et je serais bien étonné qu’il se risque à le faire. En face de Porion, toujours. »

Pendant que Tharin réfléchissait à son point de vue, il resta tout crispé, mais son attitude le révélait prêt à discuter toute la nuit s’il le fallait.

Cependant le capitaine finit par hocher la tête. « Très bien, alors.

Toutefois sois bien prudent, mon garçon. Il y a des gaffes sur lesquelles on peut revenir, et je pense qu’il te sera possible de te tirer de celle-ci. Mais il en est d’autres qui sont irréversibles … L’honneur, Ki, toujours l’honneur. Je ne veux pas vous voir courir le moindre risque. Aucun de vous deux. »

C’est avec infiniment de gratitude que Ki lui serra la main. « Je n’oublierai plus. Je le jure. »

Des acteurs se présentèrent, une fois terminé le festin, mais la pièce qu’ils jouèrent tournait autour d’une intrigue amoureuse, et Tobin n’y comprit strictement rien. Il somnolait, le menton sur la main, tout en s’efforçant d’omettre sa douleur au flanc, lorsqu’un messager entra, qui se mit à chuchoter des choses dans le tuyau de l’oreille d’Orun.

Finalement, Orun fit claquer sa langue et s’inclina vers Tobin. « Pauvre de nous, mon cher, il semblerait que se soit produit un événement déplaisant auquel est mêlé cette espèce d’écuyer que vous avez … ! »

Cette confidence attira l’attention des convives les plus voisins. Mais Korin l’avait entendue, tout comme Cali el.

Tobin se leva, s’inclina précipitamment.

« Avec votre permission, lord Orun, je vais prendre congé.

— Si vous l’estimez nécessaire. Mais, si j’étais vous, je ne me tracasserais pas pour si peu.

— J’aimerais tout de même mieux. »

Il sentit tous les regards de l’assistance peser sur son dos tandis qu’il se ruait dehors. Son flanc lui faisait plus mal que jamais.

Baldus l’attendait devant la porte du palais, et il éclata en sanglots du plus loin qu’il l’aperçut. « Dépêchez-vous, prince Tobin ! Maître Porion et les autres se trouvent déjà dans la salle des Compagnons. Ki a frappé Mago !

— Sacrebleu ! s’écria Tobin, avant de demander: Pourquoi ? , pendant qu’ils se hâtaient tous deux dans le corridor.

— Je ne sais pas, mais j’espère bien qu’il lui a fait cracher toutes ses dents ! s’emporta le gosse, les larmes aux yeux. Avec les pages, il se conduit toujours si mal…! »

Un petit nombre de lampes éclairaient une extrémité de la salle. Assis sur un banc, Ki pointait le nez d’un air de défi. Porion se tenait gravement debout près de lui.

Alben tenait compagnie à Mago sur un autre banc.

Celui-ci n’avait plus du tout sa mine réjouie; il avait le nez boursouflé, la lèvre fendue. Quirion et Arius s’étaient joints à eux pour les soutenir. Le reste des Compagnons demeurait sur son quant-à-soi de l’autre côté de la pièce.

« Il a osé faire ça ! cria Alben à Tobin en pointant un index accusateur sur Ki.

— Suffit ! aboya Porion.

— Que s’est-il passé ? » demanda Tobin, incapable d’en croire le témoignage de ses propres yeux.

Ki haussa les épaules. « Mago m’a insulté.

— Mais pourquoi ne l’avoir pas dit ? Pourquoi ne m’en avoir pas parlé, à moi, puis n’avoir pas porté cette affaire au cercle, ainsi que nous sommes censés le faire ?

— C’est qu’il m’a pris à l’improviste, messire, et que j’ai perdu mon sang-froid. Je suis navré de vous avoir déshonoré, et je suis prêt à subir mon châtiment de vos propres mains. »

Porion soupira.

« Voilà tout ce que vous arriverez à tirer de lui, prince Tobin. Il ne consentira même pas à vous répéter les propos de Mago.

— Ça n’a pas d’importance, marmonna Ki.

— Ça en a ! jappa Porion. Si c’est uniquement toi qu’il a insulté, passe encore. Mais s’il a eu le front de dire quoi que ce soit concernant ton seigneur et maître ou je ne sais qui d’autre … - il décocha un regard torve à l’écuyer d’Alben -, … alors, c’est une tout autre paire de manches. Prince Tobin, veuillez lui donner, vous, l’ordre de parler.

— Ki, je t’en prie. »

Ki foudroya Mago d’un regard dédaigneux. « Il m’a traité de bâtard et d’écuyer de merde. Il a traité mon père, en plus, de voleur de chevaux. »

Porion fixa sur lui un regard plein d’incrédulité. « Et c’est pour ça que tu l’as frappé ?

— Je n’ai pas aimé la manière dont il l’a dit. » Tobin promena de nouveau un regard circulaire sur les quatre autres. Comment se faisait-il que Ki paraissait être le plus paisible d’entre eux tous ?

Le maître d’armes considéra Mago et Arius d’un œil sans aménité. « C’est bien comme ça que ça s’est passé ? »

Ce regard scrutateur les fit flancher tous deux. « Oui, maître d’armes.

C’est comme il a dit. »

Ils mentent, songea Tobin. Mais pourquoi diable Ki s’amuserait-il à les protéger ?

Porion leva les deux mains. « Parfait. Prince Tobin, à vous de vous charger de Ki. Alben, je te remets Mago. Avant les offrandes, demain, le prince Tobin infligera son châtiment à Ki sur les marches de Sakor.

La première infraction se paie de dix coups de fouet et d’un jour et d’une nuit de veille et de jeûne. Quant à toi, Mago, comme une veille de jeûne pourrait bien discipliner aussi ta langue de vipère, même tarif pour toi. Et maintenant, dehors, que je ne vous voie plus ! »

À peine eurent-ils regagné leur chambre que Tobin s’empressa de congédier les serviteurs et se mit à apostropher Ki durement.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Comment est-ce que tu as pu faire une chose pareille ?

— Il suffisait pour ça d’être un foutu couillon d’écuyer de merde, je présume … »

Fou de colère, Tobin l’empoigna par le devant de sa tunique détrempée et le secoua comme un prunier. « Ne te traite jamais de ce nom-là ! Tu n’es rien de tel ! »

Ki s’agrippa des deux mains aux mains de son ami et leur fit lâcher prise.

« J’ai fait comme ils ont dit, Tob. J’ai perdu mon sang-froid comme le dernier des idiots. Comme ils voulaient me le voir perdre. Tout ça délibérément, je crois, pour t’embarrasser. Ne leur donne pas cette satisfaction.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? s’étonna Tobin. Et puis comment je pourrais jamais te fouetter, hein, moi ? Si je m’étais trouvé là, tiens, je l’aurais frappé moi-même, et alors c’est nous deux qu’ils pouvaient battre ensemble !

— Oui, je suis certain que tu l’aurais fait. Mais c’est parler pour ne rien dire. Ils m’ont forcé la main, ils m’ont fait faire une connerie contre ma propre volonté, et maintenant, ils s’imaginent qu’ils font rigoler tout le monde à mes dépens. »

Il s’approcha du lit, s’assit sur le bord. « Je n’ai pas tout dit à Porion. Ce n’était pas la première fois, et Mago n’est pas le seul à m’avoir balancé des vannes. Je n’ai même pas besoin de te donner les noms, si ? À leurs yeux, je ne suis rien d’autre qu’un écuyer poussé dans la merde pendant son sommeil. » Il releva les yeux et s’arracha un sourire plein de lassitude. « Ce n’est pas si faux, je suppose, mais le coup de pot, c’est que ça rend costaud.

Plus costaud qu’eux. Ruan m’a dit qu’Arius chialait, l’autre jour, quand il a pris sa raclée. Moi, tu n’as pas suffisamment de force dans le bras pour que je risque de piailler. »

Tobin le considéra d’un air abasourdi. « Je ne veux pas te faire de mal ! »

Ki secoua la tête. « Il va bien falloir que tu essaies quand même. Nous allons devoir leur offrir le grand jeu, sans triche, ainsi que nous le faisons toujours. S’ils trouvent que tu es trop doux pour me tenir en main, le roi, lui, pourrait bien revenir sur sa décision de me laisser demeurer ton écuyer.

Telle est en tout cas l’opinion de Tharin. Je la lui ai déjà demandée. Alors, demain, s’il te plaît, du nerf, et montre-leur que nous sommes aussi coriaces qu’un chêne de montagne. »

Tobin était à présent tout tremblant. Ki se releva et l’empoigna par les épaules.

« C’est pour nous qu’il le faut, Tob, pour qu’on puisse rester ensemble, tous les deux. Tu ne tiens pas à voir Moriel ici, à ma place, n’est-ce pas ?

— Non. » Il lui fallait se cramponner pour ne pas pleurer. Si Tharin disait qu’on pouvait encore renvoyer Ki, cela devait être vrai. « Mais, Ki, je n’ai aucune envie non plus de …

— Je le sais. Tout est ma faute. » Il se mit à genoux devant Tobin comme il l’avait déjà fait devant Tharin. « Tu arriveras à me pardonner ? »

Tobin n’y tint plus, il fondit en larmes et, s’accrochant à Ki, l’étreignit passionnément.

Ki lui retourna son étreinte, mais c’est d’une voix dure qu’il reprit

: « Écoute-moi bien, Tobin, il ne saurait être question que tu te comportes comme ça demain, tu entends ? C’est justement ce qu’ils veulent, ces salopards. Ne va surtout pas leur donner cette satisfaction, hein ! »

Tobin se dégagea pour dévisager Ki. Les mêmes yeux bruns chaleureux, la même peau dorée, les mêmes dents de lapin saillantes sous les trois poils sombres en bataille de la lèvre, mais, brusquement, l’air presque d’un homme fait. « Et ça ne te fait pas peur ? »

Ki bomba le torse et sourit de nouveau, mais d’un grand sourire. « Je te l’ai dit, tu ne réussiras pas à me faire mal. Tu aurais dû voir les tournées que nous flanquait mon père … ! Par les couilles à Bilairy, tu n’en auras pas terminé que je serai déjà en train de dodeliner. Et puis, tout compte fait, ça valait sacrément le coût, de lui fermer sa gueule puante, à Mago ! »

Tobin fit de son mieux pour sourire tout aussi bien, mais cela fut en pure perte.

18

Il pleuvait encore, le lendemain matin. Ils trottèrent vers le temple sous un plafond de nuages gris et glacés. Tout en courant, les poings et les dents serrés, Tobin s’efforçait de ne penser à rien d’autre qu’à la fermeté du sol et aux flaques qui giclaient sous ses pieds; à rien, et surtout pas à la pointe brûlante qui lui lancinait le flanc, moins encore à Ki, qui, telle une ombre silencieuse, courait à ses côtés.

Ils n’avaient bien dormi ni l’un ni l’autre et, une fois le matin venu, c’est avec consternation que Tobin avait découvert son ami recroquevillé dans une couverture sur l’espèce d’étagère que constituait l’alcôve du cagibi.

Il avait presque fini par oublier qu’elle se trouvait là.

Ki ayant grommelé pour toute explication une vague histoire de sommeil agité, ils s’étaient habillés là-dessus sans plus échanger un mot.

Ils avaient été les premiers à se présenter ce matin-là, et Porion attira Tobin à l’écart pendant qu’on attendait sous le portique l’arrivée des autres Compagnons.

Le maître d’armes lui mit entre les mains une lanière de cuir grossier qui pouvait bien avoir trois pieds de long et l’épaisseur de son pouce, une rigidité terrible et une poignée assez semblable à celle d’une épée.

« Ceci n’est pas un jouet, prévint-il. Ki ne possède pas encore un seul muscle d’homme sur le corps. Frappe trop fort, ou bien trop souvent au même endroit, et tu l’ouvriras jusqu’à l’os, ce qui nous l’alitera pour des jours et des jours. Or, ça, personne n’en veut. Tiens-toi à sa gauche pour les cinq premiers coups, à sa droite pour les cinq suivants, et espace-les largement. Frappe aussi fort que ça … - il fit claquer la base du fouet contre la paume de Tobin -, et le bout de la mèche frappe dix fois plus dur… Quand tu en auras terminé, ton écuyer doit, toujours agenouillé, te baiser la main et implorer ton pardon. »

Rien qu’à penser à ça, Tobin en eut l’estomac retourné.

Le temple des Quatre finit par apparaître sous leurs yeux, au travers du rideau de pluie, carré, massif et inquiétant sur son socle de marches abrupt.

Sa position centrale sur le Palatin en faisait le cœur presque obligé des affaires autant que du culte. De si bonne heure, néanmoins, il était essentiellement fréquenté par les fidèles venus déposer leurs offrandes pieuses devant tel ou tel des autels intérieurs.

De vastes escaliers permettaient d’accéder au temple par chacun des quatre côtés. L’autel de Sakor était orienté à l’ouest, et ce fut sur les marches de celui-ci que, sitôt terminées leurs offrandes, les Compagnons s’amassèrent pour assister au supplice de Ki. Le prêtre de Sakor se tenait tout en haut, dans l’embrasure de la porte ouverte. « Qui a rompu la paix des Compagnons et jeté la disgrâce sur le nom de son seigneur et maître ? » s’enquit-il, attirant par là une certaine quantité de curieux.

Tobin promena un regard circulaire. Il se trouvait là des soldats, surtout, mais également Aliya et ses amies, tout enveloppées de voiles et emmitouflées de manteaux pour se garantir de la pluie. Étaient aussi présents lord Orun et Moriel. Quelques sentiments de sympathie mêlée que ce dernier ait bien pu lui inspirer jusqu’alors, Tobin n’eut qu’à surprendre une lueur triomphante au fond de ses yeux pour cesser instantanément d’éprouver la moindre once de bienveillance à son endroit. Tharin s’était bien gardé de venir, ainsi que quiconque d’autre de la maisonnée de Tobin.

« C’est moi qui ai rompu la paix, répondit Ki d’une voix forte et assurée.

Moi, Kirothius, fils de Larenth, indigne écuyer du prince Tobin, je suis coupable d’avoir frappé l’un de mes camarades d’entre les Compagnons.

Vous me voyez ici prêt à recevoir mon châtiment. »

Les autres Compagnons se reployèrent sur l’escalier de manière à faire écran tout autour d’eux, tandis que Ki retirait son justaucorps et sa chemise avant de s’agenouiller puis de se pencher vers l’avant et de s’arc-bouter des deux mains contre une marche supérieure. Tobin vint prendre position sur sa droite et assura ses poings sur le manche du fouet.

« J’implore votre pardon, mon prince », dit Ki d’une voix claire et forte et qui portait loin, dans l’air matinal.

Tobin posa la lanière en travers du dos de Ki puis se pétrifia, tout à fait incapable pendant un moment de se remplir si peu que ce soit les poumons.

Il savait exactement sur quoi l’on comptait, il savait que Ki ne lui en tiendrait nullement rigueur, et il savait qu’il n’y avait pas d’échappatoire.

Mais il lui suffisait de poser les yeux sur ce dos familier, sur ce long sillon doré qui courait vers le bas des reins, sur ces omoplates de chat sauvage, imperturbables sous la peau hâlée par le soleil, pour se dire que c’était impossible, qu’il n’arriverait pas à esquisser l’ombre d’un geste. Et puis voilà que Ki chuchota: « Allez, Tob, vas-y … , montrons-leur un peu ce qu’on vaut; nous deux ! »

Les nerfs tendus pour évaluer tant bien que mal les choses comme venait de le lui expliquer Porion, Tobin leva le fouet et l’abattit sur les épaules de son ami. Ki ne broncha pas, mais une vilaine marque imprimée comme au fer rouge zébrait la peau là où la lanière l’avait entamée.

« Un, fit Ki d’une voix parfaitement ferme.

— Nul ne s’attend à ce que tu comptes les coups », commenta Porion d’un ton paisible.

Tobin abattit à nouveau le fouet, quelques pouces plus bas. Trop violemment, si bien que Ki sursauta, cette fois, tandis que des gouttelettes de sang emperlaient la nouvelle zébrure.

« Deux », annonça Ki de la même voix ferme que précédemment.

Du sein de l’assistance, quelqu’un fit entendre un murmure de réprobation. Tobin eut l’impression de reconnaître le timbre de lord Orun, et il n’en exécra que davantage son gardien.

Trois fois encore, il abattit le fouet de ce côté-là, le dernier coup portant juste au-dessus de la taille du supplicié. Ils étaient en sueur tous les deux, mais la voix de Ki persistait à compter d’une manière toujours aussi détachée.

Tobin changea de côté puis recommença par les épaules, si bien que les nouvelles plaies s’entrecroisaient désormais pardessus les premières.

« Six », fit Ki, mais cela ne sortit, cette fois, que sous la forme d’un sifflement. Tobin l’avait de nouveau ensanglanté. La lanière avait cisaillé dans la chair déjà boursouflée où se rejoignaient les deux traces, et un filet sanglant dévala doucement vers l’aisselle de Ki.

Tu voir sang …

L’estomac vide de Tobin fit une nouvelle embardée.

Sept fut trop léger, huit et neuf se succédèrent à une allure trop rapide, et Ki se vit contraint à en haleter le compte. À « dix », il était hors d’haleine, mais du moins était-ce fini.

Il s’accroupit sur ses talons et voulut saisir la main de Tobin. « Veuillez m’accorder votre pardon, mon prince, pour vous avoir causé disgrâce. »

Mais il n’eut pas le temps de la baiser que Tobin le hissa vivement sur ses pieds pour échanger avec lui la poignée de mains des guerriers. « Je te pardonne, Ki. »

Honteux de cette rupture du rituel, Ki s’inclina, non sans hésiter, pour parachever le cérémonial en appuyant ses lèvres sur le dos de la main de Tobin, tandis qu’ils se trouvaient debout, face à face, tous deux. Un nouveau murmure parcourut la foule. Tobin vit le prince Korin ainsi que Porion leur lancer des regards surpris mais approbateurs.

Le prêtre manifesta moins d’indulgence pour ce manquement, car c’est d’une voix âpre et dure qu’il lâcha: « Venez, et soyez purifié, écuyer Kirothius ! »

Les Compagnons s’écartèrent en silence, et c’est la tête haute que Ki gravit les dernières marches, malgré les dix zébrures inégales qui marquaient de feu son dos ensanglanté. Mago lui emboîta le pas d’une allure bien moins héroïque afin d’aller commencer sa veillée de châtiment.

Après qu’ils eurent disparu à l’intérieur du temple, Tobin baissa les yeux vers le fouet qu’il n’avait toujours pas lâché puis les reporta vers Alben, que flanquaient Urmanis et Quirion. Qu’est-ce qui motivait leur petit sourire satisfait ? La vue de sa personne, ou ce qu’il venait juste de faire ? Il rejeta le fouet. « Je te défie, Alben. Tu me trouveras au cercle d’exercice. À moins que tu n’aies trop peur de salir tes jolis atours. »

Là-dessus, il ramassa le justaucorps et la chemise abandonnés de Ki et, pivotant sur ses talons, prit paisiblement les devants.

Alben pouvait difficilement faire autre chose que relever le défi de Tobin, mais à l’évidence, cette perspective ne l’enchantait pas outre mesure.

La pluie s’était amenuisée jusqu’à n’être plus qu’une bruine opiniâtre lorsqu’ils se retrouvèrent face à face dans l’arène que délimitaient les pierres. Pas mal de monde les avait suivis depuis le temple afin d’assister à ce qui n’était que trop manifestement un match de représailles.

Si, depuis son arrivée à Ero, Tobin s’était maintes fois entraîné contre Alben, il n’avait pas eu souvent le dessus, dès lors que ses « tricheries » n’avaient plus guère trompé la défiance de celui-ci.

Seulement, aujourd’hui, il se trouvait sous le coup d’une colère concentrée, et ses années de pratique brutale avec Ki jouèrent à plein en sa faveur.

L’Alben, il te le malmena dans la gadoue glacée une fois et une autre. En maniant l’épée de bois, il avait presque l’impression d’avoir encore au poing le fouet pesant et, que n’était-ce lui … ! de l’abattre sur le dos d’Alben ne fût-ce qu’une fois. À défaut de mieux, il rompit la garde de son adversaire et lui assena un coup en travers du nasal du heaume assez violent pour lui foutre le pif en sang. Alben s’effondra sur ses deux genoux puis réclama merci.

Tobin se pencha pour l’aider à se relever. Quand il fut assez près, il chuchota juste assez fort pour que l’autre entende: « Je suis prince, Alben, et je me souviendrai de toi quand j’aurai grandi. Enseigne à ton écuyer à ne se farcir la cervelle que de propos civils. Et je t’autorise à dire la même chose à lord Orun. »

Alben se dégagea d’un geste rageur, puis il s’inclina et quitta le cercle.

« Toi. » Tobin pointa son épée sur Quirion. « Tu veux te battre avec moi ?

— Je n’ai pas de querelle avec toi. Et aucune envie d’attraper la crève là, dehors, sous la pluie. » Il se mit en demeure de raccompagner Alben au palais, et leurs amis s’éloignèrent à leur suite.

« Eh bien, moi, je vais t’affronter, fit soudain Korin, tout en pénétrant dans l’arène.

— Korin, non … , voulut s’interposer Porion, mais le prince balaya l’objection d’un geste.

— Aucun problème, maître d’armes. Allez, Tobin, vas-y. Donne-moi ce que tu as de mieux. »

Tobin hésita. Il brûlait d’affronter quelqu’un contre qui il était en rogne, mais pas son cousin. Seulement, Korin se trouvait déjà dans le cercle et saluait. Il lui fit donc face et leva sa lame.

Se battre contre Korin faisait l’effet de se battre contre un mur. Tobin s’y lança à corps perdu, désireux qu’il était d’offrir en effet ce qu’il avait de mieux, mais chacune des attaques qu’il tentait se soldait par un échec cinglant; le prince opposait à toutes un blocage semblable à une barre de fer, mais il ne les retournait pas, il laissait simplement son petit cousin s’épuiser, et s’épuiser tant et si bien qu’il finit en effet par caner, hors d’haleine, et par demander grâce.

« Et nous y voilà … ! Tu te sens un peu mieux, maintenant ?

— Peut-être un brin. »

Korin s’appuya sur son épée et lui adressa un grand sourire.

« Vous deux, toi et Ki, il vous faut toujours avoir des choses rien qu’à vous, n’est-ce pas ?

— Qu’entends-tu par là ?

— Eh bien … , le baiser, tiens, par exemple. Tu n’as pas voulu laisser Ki se mettre à genoux. »

Tobin haussa les épaules. Il n’y avait eu là aucune préméditation de sa part. Ça lui avait simplement semblé la bonne chose à faire sur le moment.

« Seuls les égaux font des trucs pareils.

— Ki est mon égal.

— Il ne l’est pas, et tu le sais bien. Tu es prince, toi.

— Lui est mon ami. » Korin secoua la tête.

« Quel drôle de petit bonhomme tu fais ! M’est avis que je te prendrai comme lord Chancelier quand je serai roi. Viens çà, tiens. Allons déjeuner.

Ki et Mago doivent mourir de faim pour expier leurs péchés, mais nous, nous n’avons pas cette obligation-là.

— J’aimerais mieux rester encore un moment dehors, si tu n’y vois pas d’inconvénient, cousin. »

Korin échangea un coup d’œil avec Porion puis se mit à rire. « Aussi têtu que son père. Ou que le mien. À ta guise, alors, cousinet, mais ne va pas attraper la crève. Je vais avoir besoin de toi, comme je viens de dire. » Et là-

dessus de s’éloigner, suivi par les aînés des Compagnons et leurs écuyers respectifs.

Lutha et Nikidès s’attardèrent un instant. « Un rien de compagnie ne te ferait pas plaisir ? » s’enquit le premier.

Tobin fit non de la tête. Il n’avait envie pour l’heure que d’une chose, être laissé seul pour s’abandonner au regret de Ki. S’il l’avait pu, il n’aurait poussé qu’un galop jusqu’au bord de la mer, mais il était interdit aux Compagnons de quitter seuls le Palatin, et il ne se sentait pas encore le courage de se retrouver face à Tharin. Aussi préféra-t-il passer le reste de la journée à arpenter la citadelle sous la pluie. Ce qui était là un passe-temps maussade et parfaitement assorti à son humeur.

Il évita le temple, en se donnant pour prétexte qu’il ne voulait pas mettre Ki dans l’embarras en le harcelant jusque dans sa veille, mais à la vérité parce qu’il n’était pas prêt non plus à regarder son ami dans les yeux. Au seul souvenir des traînées rouges en train de cloquer sur le brun satiné de ce dos, la bile aussitôt lui remontait jusque dans la gorge.

Il se donna tant bien que mal le change en faisant le tour des berges du grand lac creusé par la reine Klia, en regardant les poissons d’argent bondir pour happer les gouttes de pluie, puis en se tapant tout le long trajet jusqu’au bois sacré de Dalna, planté sur l’escarpement nord. Celui-ci n’avait guère que quelques acres de superficie, mais ses arbres étaient aussi anciens que la ville elle-même et, pendant un bref moment, ils lui permirent de s’imaginer qu’il était de retour chez lui, au fort, et que d’un instant à l’autre allait à nouveau se dresser sous ses yeux le chêne de Lhel. L’étrange petite sorcière lui manquait épouvantablement. Nari aussi lui manquait, ainsi que chacun des autres serviteurs du manoir. Et même Arkoniel lui manquait.

Au milieu du bois sacré se dressait une chapelle munie d’un foyer. Tobin farfouilla dans son aumônière et y découvrit une figurine de bois sculpté qu’il jeta dans les flammes avant de faire la prière fervente, et baignée par quelques larmes de nostalgie, de retrouver bientôt sa place au coin de son propre foyer, là-bas.

On était en train d’allumer des lampes sur le pourtour de la citadelle quand Tobin passa d’aventure à trois pas de la nécropole royale. Il n’y était pas revenu depuis le soir de son arrivée. Transi de froid, les pieds fourbus, il eut l’idée d’entrer se réchauffer à la flamme de l’autel.

« Ce que tu me manques, Père … ! » chuchota-t-il, les yeux obstinément attachés sur la flamme. Ne s’était-il véritablement écoulé que quelques mois depuis la disparition de Rhius ? Cela paraissait impossible. Tobin avait tellement l’impression de se trouver là depuis des années déjà …

Il retira la chaîne de son cou puis déposa la bague maternelle et le sceau ducal dans le creux de sa paume. Des larmes lui brouillèrent la vue lorsqu’il abaissa les yeux sur le double profil de l’intaille. Tous les deux lui manquaient, en fait. Il en vint à comprendre, subitement, quel bonheur ce serait pour lui que de voir sa maman, même dans un de ses mauvais jours, si seulement lui pouvait être à la maison de nouveau maintenant, et chaque chose de nouveau comme elle avait été jadis.

Il n’avait aucun désir d’aller rendre visite aux morts, en bas. Il y suppléa par une longue prière en faveur de leurs esprits. Cela terminé, il se sentit légèrement mieux.

Il pleuvait à nouveau plus dru, maintenant. Tout en attendant que cela se tasse, il se retourna pour examiner d’un air curieux le demi-cercle que formaient les effigies des reines de Skala. Saurait-il reconnaître en l’une d’entre elles le fantôme qui lui était apparu dans l’ancienne salle du trône ?

Son œil d’artiste ne manqua pas de s’intéresser aux différences de style entre les statues. La plus ancienne de ces dernières affligeait Ghërilain la Fondatrice d’un visage aux traits plats, d’une silhouette raide et sans vie, d’un corps que moulaient en s’y plaquant grossièrement chacun de ses vêtements, chacune de ses parures, comme si le sculpteur s’était révélé incapable de la dégager tout à fait de la pierre. Toute rudimentaire qu’elle était, cette exécution n’empêcha nullement Tobin de reconnaître l’épée qu’étreignaient les mains protégées par des gantelets : l’épée justement dite de Ghërilain, celle-là même que brandissaient toutes les autres statues … , et celle dont oncle Erius se trouvait être actuellement le détenteur.

Était-ce elle aussi que le fantôme lui avait tendue ?

Peut-être bien … Il tourna lentement sur place, examinant attentivement les visages de pierre. De laquelle s’était-il agi ? Car il ne faisait aucun doute qu’il s’était agi d’une reine. Mais si c’était bien cette épée-ci qu’elle avait tendue, pourquoi la lui avoir offerte à lui ?

Il s’assura d’un coup d’œil rapide que le desservant de l’autel ne rôdait nulle part dans les parages puis murmura : « Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os. »

Frère apparut sur-le-champ. La clarté de la flamme lui donnait l’air d’être transparent. Combien de temps s’était-il écoulé depuis la dernière convocation ? se demanda Tobin, le cœur alourdi de remords. Trois jours ? Une semaine ? Peut-être davantage. Il s’était enchaîné tellement de banquets, tellement de bals et tellement de séances d’entraînement jusqu’à tout ce maudit remue-ménage à propos de Ki ! Que dirait Lhel d’un tel abandon ? Il aimait mieux ne pas y penser…

« Je suis désolé de t’avoir négligé, chuchota-t-il.

Regarde, voilà toutes nos grandes reines. Tu te rappelles, à la maison, celles qui se trouvaient dans le coffret ? C’est leur tombeau, ici. J’en ai vu une … , son fantôme. Tu sais, toi, laquelle c’était ? »

Frère se mit à faire le tour des statues, les yeux levés pour considérer chacune successivement d’un air pénétré. Finalement, il s’immobilisa devant l’une d’elles et parut satisfait de ne plus quitter cette place là.

« C’est elle ? C’est celle que j’ai vue au Palais Vieux ?

— Je vous demande pardon, prince Tobin ? » Tobin fit volte-face et se retrouva devant le magicien du roi, planté près de l’autel. « Lord Nyrin ! Quelle surprise vous venez de me causer là ! »

Nyrin s’inclina.

« Je pourrais en dire autant, mon prince. Je vous ai entendu parler, mais sans vous découvrir le moindre auditeur.

— Je … Un jour, j’ai eu l’impression d’apercevoir un fantôme au Palais Vieux, et j’étais en train de me demander s’il avait pu s’agir là de l’une des reines.

— Mais vous parliez tout haut. »

Si Nyrin était à même de voir Frère, du moins n’en montrait-il rien.

Tobin ne s’en garda que plus soigneusement de regarder du côté du fantôme quand il répondit : « Il ne vous arrive donc jamais de vous parler tout seul, messire ? »

Nyrin se rapprocha.

« Peut-être que si. Et alors, votre fantôme, vous le reconnaissez, là ?

— Je ne suis pas sûr. Elles ne sont pas très ressemblantes, pour les visages, n’est-ce pas ? Il pourrait toutefois s’agir de celle-ci. » Il pointa l’index en direction de celle devant laquelle Frère se tenait toujours. « Vous savez qui c’est ?

— La reine Tamir, fille de Sa Majesté Ghërilain Première, si je ne me trompe.

— Dans ce cas, ce ne sont pas les motifs qui lui manqueraient pour hanter le palais, j’ai peur, dit Tobin en s’efforçant d’avoir l’air de traiter les choses à la légère. Elle fut assassinée par son propre frère, poursuivit-il, en déballant à toute vitesse la leçon qu’il savait par cœur. Pelis contesta l’Oracle et s’empara du trône, mais Illior l’Illuminateur châtia le pays et fit périr l’usurpateur.

— Voulez-vous bien vous taire, enfant ! s’exclama Nyrin en traçant va savoir quel signe cabalistique en l’air. Le roi Pelis n’assassina point sa sœur.

Elle mourut de sa belle mort, et il était son unique héritier. Jamais aucune reine de Skala ne fut assassinée, mon prince. Cela porte épouvantablement malheur que de seulement suggérer une horreur pareille. Et c’est sous les coups non pas des dieux mais de meurtriers que tomba Pelis. Vos maîtres étaient on ne peut plus mal informés. Un nouveau tuteur s’impose absolument.

— Toutes mes excuses, magicien, s’empressa de répliquer Tobin, que cette explosion saugrenue venait de prendre entièrement au dépourvu. Je ne mettais certes à le dire en ce saint lieu nulle male intention. »

L’expression sévère du magicien se radoucit.

« Je suis convaincu que les ombres de vos ancêtres se montreraient enclines à la plus indulgente des compréhensions vis-à-vis du plus jeune de leurs descendants. Vous venez, somme toute, en ligne pour la succession au trône juste après le prince Korin.

— Moi ? » Ça, c’était encore plus stupéfiant.

« Mais naturellement. Les frères et sœurs du roi sont morts, et leur descendance avec eux. En dehors de vous, il n’existe personne d’autre qui lui tienne d’aussi près par le sang.

— Mais Korin aura des héritiers lui-même. » Loin de s’imaginer une seule seconde qu’il pourrait occuper le trône de Skala, Tobin ne s’était jamais cru appelé qu’à le servir.

« Sans doute. Mais il n’est encore qu’une étincelle juvénile, et pas une de ses maîtresses ne s’y est allumée. D’ici que cela se produise, vous êtes le second en ligne de succession. Vos parents ne vous ont jamais entretenu de ce genre de choses ? »

Nyrin souriait, mais sans que son sourire atteigne jamais ses yeux, et Tobin ressentit tout au fond de son être une impression bizarre, aussi insidieuse que si quelqu’un lui trifouillait parmi les tripes avec un doigt osseux.

« Non, messire. Père se contentait de me répéter que j’aurais à être un valeureux guerrier afin de servir mon cousin comme lui-même servait le roi.

— Une aspiration digne d’admiration. Veillez à vous défier toujours de quiconque essaierait de vous détourner des voies que Sakor a tracées tout exprès pour vous.

— Messire ?

— Nous vivons en des temps incertains, mon cher prince. Il y a des forces déloyales au travail pour saper la maison royale, des factions qui voudraient voir régner quelqu’un d’autre que le fils d’Agnalain. S’il advenait que n’importe quelle créature de cette engeance ose un jour vous approcher, j’espère que vous accompliriez votre devoir en venant me trouver sur le champ. Semblable félonie ne saurait être tolérée.

— C’est à cette tâche que vous-même et les Busards vous consacrez, messire ? demanda Tobin. À traquer les traîtres ?

— Oui, prince Tobin. »

Le timbre de la voix du magicien parut s’assombrir et emplir tout l’espace de la nécropole. « En ma qualité de serviteur de l’Illuminateur, j’ai juré de m’appliquer de toutes mes forces à la sauvegarde et au maintien des enfants de Thelâtimos sur le trône de Skala. Tout Skalien véritable se doit de servir.

La flamme de Sakor doit purger le royaume de toute espèce de fausseté. »

Nyrin plongea la main dans le feu de l’autel et en retira toute une poignée de flammes qu’il conserva dans le creux de sa paume aussi benoîtement que s’il s’agissait d’eau.

Comme d’instinct, Tobin recula d’un pas, tant lui inspirait d’aversion le reflet de ce feu contre nature dans les yeux couleur de jaspe de son vis-à-vis.

Celui-ci laissa les flammes s’écouler jusqu’à leur extinction totale entre ses doigts. « Que Votre Altesse daigne me pardonner. J’avais oublié que vous ne preniez aucunement plaisir aux démonstrations de magie. Mais j’espère que vous vous souviendrez de mes paroles. Ainsi que je l’ai déjà dit, nous vivons en des temps incertains, et le putride a trop souvent l’air de la pureté. Il est difficile à quelqu’un d’aussi jeune que vous de discerner la différence. Puissent les dieux exaucer mes prières afin que la marque que vous portez au bras se révèle un signe véridique et que vous me comptiez à jamais parmi vos bons amis et conseillers. Je vous souhaite une heureuse et paisible nuit, mon prince. »

La sensation insidieuse et désagréable parcourut à nouveau le ventre du gamin, cette fois cependant moins forte, et s’évanouit tandis que Nyrin sortait de la tombe.

Tobin attendit que l’autre eût définitivement disparu pour venir s’asseoir au pied de l’autel et s’enveloppa les genoux dans les bras pour lutter contre le frisson glacial qui venait brutalement de le submerger.

Des traîtres… Les allusions voilées du magicien l’effrayaient. C’était comme s’il se voyait accuser de commettre une faute, mais il savait pertinemment ne s’être en rien comporté de manière à encourir la désapprobation du magicien. Il était loyal, et de tout son cœur, envers le prince Korin et envers le roi.

Frère s’accroupit près de lui. Il n’y a aucun Pelis, ici.

Tobin parcourut les statues du regard. Après les avoir comptées tout en les dévisageant une à une minutieusement, force lui fût d’admettre la justesse de l’observation. On s’était gardé d’ériger une effigie du roi Pelis parmi les souverains défunts. Nyrin avait tort; les leçons apprises de Père et d’Arkoniel étaient véridiques. Mais à quoi pouvait bien rimer l’insistance incroyable du magicien sur un détail pareil ?

Cela mis à part, il n’empêchait que Nyrin lui avait appris le nom de la reine désignée par Frère … , celle-là même, comme par hasard, que Pelis avait assassinée.

Tobin alla se camper devant la deuxième reine de Skala et, plaçant sa main droite sur l’épée de pierre qu’elle tenait, « Salut à vous, grand-mère Tamir », fit-il.

19

Le lendemain, le soleil daigna de nouveau se montrer, et Porion leur commanda de retourner faire l’exercice en plein air.

Pendant qu’on courait vers le temple, c’est à peine si Tobin s’aperçut que sa douleur au flanc le faisait souffrir davantage, tant le tourmentait en revanche l’état dans lequel se trouverait Ki. Son cœur se gonfla de soulagement quand il le vit sortir, affamé mais la tête haute. Mago paraissait le plus épuisé, le plus mal en point des deux, et Ki confessa par la suite l’avoir dévisagé durant des heures entières, en pleine nuit, sans piper mot, rien que pour lui foutre les jetons. Et ça avait sacrement bien marché, de toute évidence.

Comme les prêtres avaient tartiné de baume les plaies de son dos, Ki prit part à l’entraînement sans émettre l’ombre d’une plainte. Il plaisanta avec ceux des écuyers qui étaient ses amis, ignora ses ennemis et servit à table, le soir. Tant et si bien que Tobin avait fini par se persuader que tout était rentré dans l’ordre et allait pour le mieux quand, l’heure du coucher venue, Ki tira les rideaux qui fermaient l’alcôve.

« Tu vas dormir là de nouveau ? »

Ki se posa délicatement sur le bord de l’étroite couche et enlaça ses doigts dans son giron. Rien qu’à la manière dont il se tenait, Tobin comprit qu’il souffrait beaucoup plus qu’il n’acceptait de le laisser voir.

« Baldus ? »

Le page se dressa sur sa paillasse.

« Oui, prince Tobin ?

— Va vite aux cuisines et vois si le chef peut concocter un somnifère pour sieur Ki. »

L’enfant déguerpit. Tobin barra la porte sur ses talons et revint vers Ki. « C’est à propos de quoi, cette nouveauté ? »

La question n’obtint qu’un haussement d’épaules. « Il m’est revenu aux oreilles que la plupart des autres écuyers font comme ça, et…, bon … Enfin, tu sais bien, déjà les gens nous estiment assez bizarres comme ça. Je me suis juste dit qu’on pourrait peut-être faire deux ou trois trucs à la façon d’Ero.

— Korin aime bien nous voir faire les trucs à notre façon à nous. Il me l’a même dit. Il t’a trouvé épatant, hier.

— Ah oui ? Eh bien, Korin n’est pas tout le monde. Et moi, je ne suis pas prince.

— Tu es en rogne contre moi.

— Contre toi ? Jamais de la vie. Seulement… » Pour la première fois depuis le début de tous ces embêtements, le masque de bravoure que s’était forgé Ki se craquela subitement. Derrière, Tobin devina les traits las, abattus, du petit campagnard affaissé là, sous ses yeux, les épaules gauchement ployées pour tenter d’atténuer la souffrance.

Il s’assit à ses côtés pour examiner le dos de sa chemise et le découvrit tout maculé de traînées sanglantes.

« Tu saignes encore. Sera collé demain matin, si tu gardes ça sur la peau.

Allez, ferais mieux de me laisser t’aider. »

Avec des gestes câlins, il débarrassa Ki de sa chemise et la rejeta de côté sur le lit. La douleur qui lui taraudait le flanc était encore plus aiguë, ce soir, mais il l’ignora. Celui qui avait besoin de soins pour l’instant, c’était Ki, pas lui. Les contusions avaient viré du cramoisi au violet et au noir, et les plaies, dont les croûtes se soulevaient, se remettaient à saigner dès que Ki faisait le moindre mouvement. Tobin avala un grand coup, en repensant à toutes les fois où ses supplications avaient empêché Nari d’administrer le martinet à Ki. Et voilà ce qu’il avait fait, lui… !

« Je ne me plais pas ici », dit-il finalement.

Ki hocha la tête, et une larme lui dégoulina jusqu’au bout du nez puis alla s’aplatir sur le dos de la main de Tobin.

« Mon grand regret, c’est qu’on n’ait pas pu partir avec Père, tout bonnement. Ou bien que les Compagnons ne puissent pas lever le camp dès demain pour aller retrouver le roi. Puis ce que je voudrais pardessus tout, c’est être majeur et en possession de mes terres, parce que comme ça je pourrais te faire grand seigneur. Je te promets que je le ferai, Ki. Et, après ça, jamais plus personne n’osera te traiter de chevalier de merde. »

Ki exhala un rire assez semblable à un hoquet puis, non sans mal, leva un bras pour entourer les épaules de son ami. « Je n’ai … »

Un tapage épouvantable en provenance du coin de la penderie les fit sursauter tous deux. Tobin bondit sur ses pieds pendant que Ki se rejetait vaille que vaille en arrière, au bout d’une seconde d’hésitation, pour essayer de récupérer sa chemise.

C’étaient Korin et une demi-douzaine des Compagnons les plus âgés qui franchissaient en titubant avec leurs écuyers l’ouverture du passage dérobé.

« Cousin, on vient te soumettre une invitation ! » glapit Korin, moyennant quoi Tobin devina qu’il avait dû picoler sec et sans relâche depuis leur séparation, le souper fini. Urmanis et Zusthra étaient eux-mêmes aussi cramoisis qu’hilares. Quant à Orneüs, non content d’enlacer Lynx à pleins bras, il lui fourrageait dans l’oreille avec le bout du nez. Caliel semblait un peu moins bourré, mais le seul à jeun de la bande était l’écuyer du prince, Tanil. Il salua Tobin en s’inclinant d’un air embarrassé.

« On descend faire une bordée en ville, et on vient te proposer de vous joindre à nous, poursuivit Korin, qui chancelait pas mal au milieu de la chambre. Toi et tout particulièrement l’inestimable Ki. Allez, p’tit gars, rhabille-toi vite, que je te paye une pute et que t’arrêtes un peu de penser à ton dos. »

Garol s’écarta du groupe en trébuchant pour aller dégueuler sous les quolibets indignés de leurs camarades.

« Ah, Urmanis, m’a tout l’air que c’est vous, ce coup-ci, qui êtes bons pour les marches du temple, se moqua Korin en secouant la tête. Voilà ton écuyer qui te couvre d’opprobre en dégueulassant le plancher de mon pauvre cousin. Mais je disais quoi, au fait… ? Ah oui. Les putes. T’es assez vieux, Ki, hein ? Je t’ai bien vu reluquer les filles, va ! Flamme divine, t’es le meilleur de toute cette bande de pourris. On va se soûler, puis on ira te tirer du pieu cette vérole de Mago à grands coups de pied dans le cul. Et cet enculé d’Alben par-dessus le marché !

— Non, cousin, Ki est vanné. » Tobin s’interposa, non sans quelque anxiété, entre le prince et son ami. Que faire, en effet, si Korin s’obstinait à prétendre les emmener ? Jamais il ne l’avait vu dans un état d’ébriété aussi avancé depuis le soir de leur arrivée.

Par bonheur, il se découvrit en l’occurrence un allié en la personne de Tanil.

« Ils sont encore trop jeunes tous les deux pour participer à vos fêtes.

Altesse. En plus, Ki est dans un si piteux état qu’une pute, avec lui, ce serait du gâchis. Dépêchons-nous de sortir nous-mêmes avant que maître Porion ne vous mette la main dessus et ne vous renvoie vous coucher.

— Holà, diable, hé, pas de ça ! Vos gueules, vous tous, ou l’enfer vous emporte ! rugit Korin. Allons, cousinet, donne-nous une bise pour nous porter chance. Et toi pareil, inestimable Kirothius. Bonne nuit ! Bonne nuit ! »

Korin ne consentit à se déclarer content qu’après qu’un chacun eut embrassé Tobin et Ki sur les deux joues puis obtenu d’eux la réciproque en guise de talisman, mais ils finirent tous quand même par ressortir à la queue leu leu, cahin-caha, par le même passage qui avait servi à leur intrusion.

Dès que Tobin fut bien certain de leur départ, il traîna le plus lourd fauteuil disponible de la chambre jusqu’au cagibi pour y bloquer le panneau mobile, et ensuite il convoqua Frère et le pria de monter la garde.

À son retour dans la chambre à coucher, il trouva Ki en train de se débarbouiller le visage dans la cuvette. Il avait entre-temps laissé rentrer Baldus et Molay qui, non sans maugréer par-devers eux contre ces cochons, s’employaient à nettoyer les aigres vomissures de Garol.

« Les choses ne se passent jamais comme ça lorsque le roi est là, marmonna finalement Molay. Du temps où Korin n’était qu’un gamin, Porion réussissait à lui tenir la bride, mais maintenant…! Je vais faire brûler de l’encens pour chasser l’odeur. Baldus, va donc chercher du vin aux épices pour le prince.

— Non, pas de vin », dit Tobin d’un ton las.

Leur service achevé, Tobin congédia pour la nuit le page et le valet de chambre et puis entraîna Ki vers le grand lit. « Tu vois à quoi ça aboutit, j’espère, de faire les choses à la façon d’Ero. Dors, maintenant. »

Avec un soupir, Ki cessa de lutter et s’allongea Sur le ventre tout au fond du lit.

Tobin s’adossa, lui, sur les traversins et fit de son mieux pour omettre les remugles qui persistaient à empuantir l’air malgré les nuées marmiteuses d’encens. « Orneüs était en train de lui faire quoi, à ce pauvre Lynx ? »

Ki renifla dans son oreiller. « Qu’est-ce que tu as fait, toi, hier, pendant que moi et Mago on s’aplatissait les genoux ? »

Tobin revit en pensée l’interminable journée grise qu’il avait subie.

« Rien, en fait. Mais je suis tombé sur Nyrin à la nécropole royale, hier soir.

— Barbe de goupil ? Qu’est-ce qu’il te voulait ?

— Il a dit que je venais directement comme héritier du trône après Korin jusqu’à ce qu’il en ait un de ses propres œuvres. »

Ki se tourna pour le regarder d’un air pensif.

« Ça m’en a tout l’air, au fait. Et rien qu’à voir la façon dont Korin chancelait, ce soir, ça pourrait bien te donner des chances supplémentaires.

— Ne plaisante pas sur ce sujet ! l’avertit Tobin. Si les Busards t’entendaient ne serait-ce qu’en plaisanter, ils pourraient bien s’en prendre à toi, m’est avis. Ce Nyrin me fait peur. Chaque fois qu’il se trouve auprès de moi, j’ai comme l’impression qu’il est à la recherche de quelque chose, comme s’il croyait que je lui cache quelque chose.

— Il a cet air avec tout le monde, marmonna Ki, tout en glissant manifestement très vite vers le sommeil. Et tous ces magiciens blancs font pareil. Je n’irais pas m’aventurer à tourner autour de n’importe lequel d’entre eux. Mais quel sujet d’inquiétude, au fond, pourrions-nous avoir ? Nul n’est plus loyal que nous ne le sommes, et. .. » Sa phrase s’acheva sur un vague ronflement très doux.

Le souvenir de la sensation bizarre que lui faisait éprouver la présence du magicien tint Tobin longuement éveillé, lui, tout comme l’idée de ces ennemis occultes auxquels l’autre avait fait des allusions si transparentes.

Mieux valait qu’aucun traître ne lui fasse d’avances … Si peu de goût qu’il éprouvât pour cet intrigant de barbu flamboyant, il ne manquerait pas de lui dénoncer quiconque oserait le solliciter de trahir le souverain légitime de Skala.

20

« Crois que le coup valait la chandelle ? » chuchota Ki à Tobin lorsqu’ils virent Korin et ses coéquipiers de bordée de la veille survenir en ordre dispersé et en traînant les pieds pour la course matinale, le lendemain.

Porion les couvait de l’œil, lui aussi, l’air aussi sombre qu’un nuage de grêle prêt à crever.

La purge essuyée par Garol ne lui avait fait aucun bien; il était aussi verdâtre qu’un poireau et tanguait pas mal. Les autres se montraient moins branlants mais extrêmement taciturnes. Seul Korin, naguère le plus soûl du lot, avait recouvré son allure habituelle. C’est néanmoins d’un bonjour passablement contrit qu’il salua son jeune cousin.

« Tu n’as pas dû te ruiner en pensées aimables pour nous après notre retraite, je présume ? fit-il en lui faufilant un coup d’œil penaud.

— Votre Altesse s’est bien amusée en ville ? demanda Ki.

— Nous venions tout juste d’arriver à la poterne quand nous nous sommes fait épingler par Porion. Et nous avons tous écopé d’une veille de pénitence qui, l’entraînement terminé, devrait, à l’en croire, nous purifier de tous nos miasmes délétères. Et il n’y aura plus de vin à table pendant un mois. » . Il exhala un soupir. « Je ne sais pas pourquoi je me conduis de cette manière. Tu voudras bien me pardonner, n’est-ce pas, Tob ? »

L’intrusion de la veille, Tobin n’en avait conçu aucune rancœur, et le sourire implorant de Korin aurait suffi à provoquer la débâcle d’une rivière gelée le jour de Sakor. « J’aimerais mieux te voir passer par ma porte d’entrée, mais c’est tout. »

Korin lui assena une tape sur l’épaule. « Alors, c’est la paix entre nous ? Bon. Viens, tiens, faisons presser l’allure à ces traînards-là jusqu’au temple ! »

Tobin et Ki n’eurent aucun mal à tenir la tête du peloton, ce jour-là, mais, quitte à rire tout du long, Korin ne leur concéda pas une semelle. Tout en sachant que Ki nourrissait une certaine défiance à J’endroit du prince, Tobin ne pouvait s’empêcher de vouer à celui-ci presque autant d’affection à cause de ses défauts qu’en dépit d’eux. Même ivre mort, il n’était jamais ni grossier ni cruel comme certains des autres, et il ne semblait jamais après coup se ressentir de son intempérance. Il avait par exemple aujourd’hui J’air aussi frais que s’il avait passé la nuit tout entière à dormir à poings fermés.

Une fois achevées leurs dévotions au temple, Porion les emmena, toujours au pas de charge, droit aux lices de tir à l’arc. Le temps était beau, le matin limpide et sans vent, et Tobin se promettait déjà de battre Urmanis, à qui l’opposait une rivalité ouverte.

Or, comme il prenait sa place à la marque et portait la flèche encochée sur la corde à hauteur de l’oreille, la douleur d’entrailles qui n’avait cessé de le tourmenter depuis plusieurs jours lui tordit de nouveau le ventre, et cette fois d’une façon si brutale et subite et précise qu’il dut retenir son souffle et lâcha la corde sans avoir seulement visé. La flèche partit au hasard et survola un groupe de jeunes filles attirées là par le spectacle et qui s’éparpillèrent, affolées, comme une bande d’étourneaux.

« Hé là, Tobin, tu as les yeux ouverts, oui ? » gueula Porion, dont persistait la méchante humeur.

Tobin marmotta des excuses. La douleur disparut, mais non sans le laisser gauche et angoissé.

« Qu’est-ce qui t’arrive, prince Couguar ? gloussa Urmanis en s’avançant pour tirer à son tour. Distingué un serpent dans ton ombre ? » Sa propre flèche alla se ficher en plein dans le mille de la cible.

Tobin méprisa la saillie et encocha un nouveau trait.

Il n’eut pas le loisir de tirer que la douleur fut là de nouveau, lui broyant les tripes comme dans des tenailles rougies. Il avala durement sa salive et se contraignit à poursuivre comme si de rien n’était, ne voulant à aucun prix montrer la moindre faiblesse en présence des autres Compagnons. Après avoir soigneusement visé, il n’eut pas plus tôt relâché la corde d’un mouvement souple qu’il découvrit Frère planté juste devant la cible à l’instant précis où sa flèche prenait son essor.

L’esprit ne s’était pas manifesté sans qu’il le convoque depuis le fameux jour de sa visite à la demeure de Mère. Le fameux jour où il avait découvert la bague.

Frère était en train d’articuler un message silencieux dont Tobin fut incapable de déchiffrer la signification. Une nouvelle crampe l’empoigna, pire que la précédente. Et c’est à grand-peine qu’il réussit à rester debout jusqu’à ce qu’elle s’estompe.

« Tobin ? » Urmanis ne blaguait plus du tout lorsqu’il se pencha vers lui pour scruter l’expression de sa physionomie. « Maître Porion, j’ai l’impression que le prince est malade ! »

Aussitôt, Ki et Porion se portèrent auprès de lui.

« Ce n’est rien d’autre qu’une crampe, s’étrangla-t-il. J’ai dû courir trop dur, et… »

Le maître d’armes lui tâta le front. « Pas trace de fièvre, mais tu es livide.

Tu as été souffrant, la nuit dernière ? »

Frère s’était désormais rapproché au point de le toucher. -

« Non. Cela vient juste de me prendre, depuis la course.

— Eh bien, dans ce cas, tu ferais mieux de retourner te coucher un moment. Ki, veille à ce que le prince se mette au lit, puis viens me faire ton rapport. »

Frère ne bougea pas d’auprès de Tobin jusqu’à ce qu’ils aient regagné leur chambre, et ce sans que ses impénétrables yeux noirs cessent une seconde de l’observer.

Molay tint absolument à l’aider à s’allonger, tandis que le petit Baldus virevoltait comme une guêpe derrière eux. Tobin les laissa lui retirer son justaucorps et ses chaussures puis se pelotonna en boule tandis que l’assaillait une nouvelle vague de douleur qui le submergea.

Après avoir repoussé les serviteurs, Ki grimpa sur le lit et s’installa à ses côtés. Plaquant le dos de sa main sur le front de son ami, il secoua la tête. « Non, tu n’as pas de fièvre, mais il n’empêche que tu transpires.

Baldus, va donc nous chercher sieur Thann. »

Désormais debout derrière Ki, Frère secoua lentement la tête à l’adresse de Tobin.

« Non, laisse-moi simplement me reposer, fit tant bien que mal le patient. C’est probablement le poudding d’hier soir qui ne passe pas. Je n’aurais pas dû manger de figues non plus. » Il fit à Ki un sourire piteux. « Place le pot de chambre à ma portée, veux-tu ? Et puis retourne là-bas leur dire que je vais bien. Je n’ai aucune envie de voir cette bande d’ivrognes se gargariser de mes petits bobos.

— C’est tout ? » Ki laissa échapper un léger rire de soulagement. « Pas étonnant que tu aies détalé si vite du terrain. Très bien, alors. Je vais transmettre ton message et puis je reviens tout de suite.

— Non, restes-y et entraîne-toi. Ça ira mieux dans un instant. Porion a déjà bien assez de monde pour le mettre en rogne, aujourd’hui. »

Ki lui pressa l’épaule et puis referma soigneusement les rideaux du lit.

Tobin l’écouta sortir et s’éloigner. Il demeura allongé sans bouger, attentif seulement aux sensations bizarres qui lui travaillaient le ventre. De quoi pouvait-il s’agir ? La douleur était à présent moins aiguë, elle lui faisait l’effet d’aller et venir par vagues et lui rappelait le flux et le reflux de la mer sur la grève. Tandis que la souffrance s’estompait, il prit conscience que se produisait une nouvelle sensation, plus déconcertante, dans son sillage. Il se leva, s’assura qu’il n’y avait personne dans la chambre ou dans le cagibi puis, s’enveloppant étroitement dans le rideau, il délaça ses culottes et les repoussant jusqu’à ses pieds, découvrit une petite tache humide à la jointure de ses jambes. Il la contempla, d’autant plus stupéfait qu’il savait pertinemment ne s’être pas souillé.

Frère était de nouveau avec lui, tout yeux. « Va-t’en », chuchota Tobin d’une voix faiblarde et tremblante, mais Frère demeura là. « Sang, mon sang

… » Il n’alla pas plus loin, la gorge serrée par la peur, tout en réfléchissant à l’emplacement de la maudite tache. D’une main fébrile, il tâtonna pardessous ses parties, si menues encore et totalement dépourvues de poils, contrairement à celles des autres Compagnons. Au sein des rides de la peau des bourses, il sentit comme une petite flaque humide et gluante et, affolé, examina le bout de ses doigts; si peu qu’il y eût de lumière, il était impossible de s’y méprendre, c’était du sang. La peur l’empêcha presque de respirer quand il renouvela l’expérience, cherchant désespérément cette fois quelque blessure, quelque plaie.

La peau était intacte. Le sang suintait au travers comme de la rosée.

« Oh, dieux ! » Cette fois, il savait de quoi il s’agissait.

La peste. La rouge-et-noir.

Toutes les pitreries qu’il avait vu représenter au coin des rues lui revinrent d’un coup en mémoire, ainsi que les histoires que les garçons colportaient au coin de la cheminée. Vous commenciez par saigner à travers la peau, puis d’énormes plaies noires se mettaient à vous boursoufler les aisselles et l’aine. À la fin, vous creviez tellement de soif que vous vous traîniez en rampant jusqu’au caniveau pour en laper les immondices, et vous finissiez par mourir en vomissant le peu qu’il vous restait de sang.

Sur les talons de cette vision d’enfer lui revinrent les mots de Lhel. Tu voir sang ? tu venir voir me. Ici. Il s’était bel et bien agi d’une vision, en définitive …

« Qu’est-ce que je fais, maintenant ? » chuchota-t-il à l’intention de Frère. Mais il connaissait déjà la réponse.

Pas dire personne, surtout. Tu aimer ton ami, tu pas dire lui, l’avait bien prévenu la sorcière.

Il ne fallait pas avertir Ki. Ni Tharin. Ni n’importe quel autre des êtres qu’il aimait. Ils voudraient tous le secourir, et eux aussi, à leur tour, contracteraient la peste.

Il jeta un long regard sur le lit qu’il avait partagé avec Ki. Son ami ne se trouvait-il pas déjà contaminé par sa faute ?

Tu aimer ton ami, tu pas dire lui.

Il se tortilla pour remonter ses culottes et les renouer puis descendit du lit. Jamais Ki n’accepterait de le laisser s’en aller tout seul. Pas plus que ne le lui permettraient lord Orun ni Porion ni Tharin ni quiconque d’autre. Il trouva sa tunique et l’enfila bien vite, avant que la douleur ne revienne lui fouailler les tripes avec ses griffes rougies à blanc, l’obligeant à grincer des dents et à se plier en deux. La bague et le sceau tintèrent contre sa poitrine dans l’échancrure de sa chemise. Il les en retira et les étreignit comme des talismans, tant il se sentait éperdument seul. Il lui fallait aller rejoindre Lhel coûte que coûte.

Une fois que la douleur se fut un peu apaisée, il se rendit dans le cagibi pour ceindre l’épée de Père. Me voici presque assez grand pour la porter, maintenant que je suis sur le point de mourir, songe a-t-il avec amertume.

Puissé-je être au moins brûlé avec elle. Il ne reste plus personne à qui la transmettre.

Il entendit des serviteurs discutailler dans le corridor ; il lui était impossible de s’échapper par là sans être vu. S’emmitouflant dans un vieux manteau, il se mit à genoux pour tâter le panneau qui le séparait du passage menant à la chambre de son cousin. Ainsi que l’en avait prévenu Korin, il fut incapable de le faire jouer par ce côté-là, mais Frère n’eut besoin que de s’y employer pour y parvenir en un tournemain.

La chambre de Korin ressemblait à la sienne, à ceci près que les tentures en étaient plus riches et rouge et or. Elle disposait également d’un escalier menant directement du balcon dans les jardins, et c’est par là que Tobin prit le large, ni vu ni connu.

Ainsi que l’avait appréhendé Ki, Porion le maintint à l’entraînement jusqu’au milieu de l’après-midi. L’approche du soir allongeait les ombres des grands pins jusque dans leur chambre quand il finit par y retourner.

« Tobin, comment te sens-tu ? »

N’obtenant pas de réponse, il alla vers le lit, tira l’un des lourds rideaux, s’attendant à trouver son ami encore endormi, mais la couche était vide.

Abasourdi, Ki promena un coup d’œil tout autour de la pièce. Ici traînait encore le justaucorps retiré tout à l’heure; au râtelier sculpté demeuraient suspendus, à l’endroit même où il les avait laissés, l’arc et l’épée de Tobin. Il y avait bien dix autres endroits où celui-ci pouvait s’être également rendu, et, dans des circonstances normales, Ki n’aurait pas vu d’inconvénient, loin de là, à attendre qu’il ressurgisse ou à le retrouver au repas du soir; seulement, l’indisposition soudaine de Tobin l’avait, presque à son insu, trop profondément chamboulé.

Juste à cet instant, il surprit un bruit de pas feutrés sur le balcon et, se retournant, vit Tobin s’encadrer dans l’embrasure illuminée par le soleil couchant. « Ah, te voilà donc ! s’écria-t-il avec soulagement. Tu dois te sentir mieux, alors. »

Tobin se contenta de hocher la tête avant de s’engouffrer dans le cagibi contigu, non sans lui faire signe de le suivre.

« Comment te sens-tu ? Tu m’as l’air encore bien pâle. »

Toujours sans prononcer un mot, Tobin entreprit d’escalader les étagères du vieux placard qui se dressait contre un mur de la petite pièce.

« Qu’est-ce que tu fabriques ? » Ce n’était pas le comportement habituel de Tobin, se dit-il. Peut-être était-il sérieusement malade, après tout. Il trouvait quelque chose de bizarre jusque dans ses gestes, sans savoir au juste pourquoi.

« Tob, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu en as après quoi, dis, là-haut ? »

Tobin fit demi-tour et laissa tomber un sac de toile crasseux dans les mains de Ki. Et ce simple mouvement les mit face à face pour la première fois depuis que Tobin avait fait sa réapparition dans la chambre.

Le regard de Ki se plongea dans ces yeux noirs et fixes, et il se mit à trembler de tous ses membres. Ce n’était pas Tobin qu’il avait devant lui.

« Frère ? »

En l’espace de moins d’un clin d’œil, l’autre se dressa à quelques pouces à peine en face de lui. Les traits de l’esprit lui rappelèrent un masque … , le masque que quelque artiste des plus maladroit aurait tenté de modeler d’après le visage de Tobin, mais en oubliant d’y mettre la moindre gentillesse ou la moindre chaleur. Ki songea brusquement au cadavre de sa propre mère gisant gelée dans le grenier tant d’années plus tôt; il avait alors repoussé la couverture qui l’enveloppait pour contempler sa figure et avait vainement essayé d’y retrouver la présence aimante qu’il avait connue. Et c’était pareil, maintenant, il cherchait vainement Tobin sur la figure du démon.

En dépit de sa peur, il parvint à recouvrer la voix. « C’est toi, Frère, hein ? »

L’esprit acquiesça d’un signe, et quelque chose comme un sourire fit trembloter ses lèvres fines. L’effet n’était pas des plus agréable.

« Où est Tobin ? »

Frère indiqua le sac. Sa bouche ne remua pas, mais Ki perçut un murmure aussi ténu que le vague souffle du vent sur un lac gelé. Il va chez Lhel. Va vite lui apporter ça !

Et sur ce, Frère s’évapora, laissant Ki seul au sein des ombres qui s’allongeaient démesurément, seul avec un sac de toile crasseux qui contenait quelque chose.

Lhel ? Tobin était retourné au fort ? Mais pourquoi ? pourquoi ? Et pourquoi était-il parti sans lui ? Les doigts de Ki rencontrèrent le cheval sculpté qu’il portait au cou, tandis qu’il refoulait de son mieux les sentiments blessants que suscitaient des questions pareilles. Si Tobin était parti sans lui, alors c’est que quelque chose ne tournait pas rond, quelque chose d’effroyable, et, si tel était le cas, sa place à lui était à ses côtés.

Mais il est parti sans moi …

« Tharin. Il me faudrait aller avertir Tharin, peut-être même maître Porion … »

Non !

Ki sursauta lorsque Frère lui siffla cela du fond des ombres qui environnaient le seuil. C’était un signe, finalement, là, que de voir Frère.

Tobin devait se trouver en très grand danger, vraiment, pour que le fantôme se soit décidé à lui apparaître. Il n’y avait rien de mieux à faire que ce qu’il disait…

À cet égard du moins, la chance fut de son côté.

Pendant les heures qui séparaient leurs tâches des soirées au mess, les garçons étaient libres de faire ce qu’ils voulaient. Personne n’y regarderait à deux fois si un écuyer passait entre le palais et les écuries pour apporter à réparer les armes de son maître.

N’emportant que le mystérieux sac et leurs deux épées, il sortit pour se rendre aux écuries. Il y vit confirmées ses appréhensions. Gosi n’était plus là. Si Tobin avait emmené son cheval, il ne restait plus aucun espoir de le rattraper, maintenant. La seule chose qu’il fût possible de faire était de suivre ses traces.

« Tu aurais tout de même pu te montrer un tout petit peu plus tôt », marmonna-t-il tout en sellant Dragon, dans l’espoir que Frère rôdait assez près pour saisir ses paroles.

S’entendre conter par un écuyer la fable d’une commission en ville satisfit les gardes du Palatin, et ceux de la poterne du port ne se montrèrent pas plus regardants sur celle qu’il leur servit. La nuit tombait rapidement, et Frère ne se manifesta d’aucune façon pour lui servir de guide, mais il y avait assez de lune pour éclairer la route à suivre. Tournant la tête de Dragon vers l’ouest, Ki le lança au galop sur le grand chemin, non sans conjurer Astellus d’aider le rouan à placer fermement ses sabots dans le noir.

Il y avait peu de cavaliers sur les routes, la nuit, et moins encore d’assez minces pour être Tobin, mais Ki ne pouvait s’empêcher de regarder sous le nez chacun des inconnus qu’il lui advint de dépasser.

Vers la minuit, il s’arrêta pour laisser reposer son cheval au bord d’un ruisseau. Et c’est seulement alors que lui vint l’idée de jeter un coup d’œil dans le sac.

Il était à peu près la même heure quand Tharin trouva à sa porte un Molay complètement désemparé.

21

Le croissant de la lune guida Tobin pour rentrer chez lui. Éclairé par sa lumière, il laissa la mer dans son dos et remonta les rivières et les chemins qui menaient à l’ouest vers les montagnes. Peut-être Gosi se remémorait-il lui aussi le trajet emprunté naguère, car aucun carrefour ne les égara de toute la nuit.

Tobin craignait de ne pas le maintenir éveillé, tandis que la douleur s’amplifiait et se modifiait au fur et à mesure que la lune l’attirait vers l’avant. Lorsque d’aventure elle abstenait de se manifester, il le poussait à prendre le galop pendant plusieurs milles. Et puis elle refermait son étau sur sa chair, et alors Gosi suivait au pas le bas-côté herbeux, pendant que son maître avait l’impression de charrier un brasero de feu rouge sombre qui lui ballottait entre les hanches. Les yeux à demi clos pour la combattre de son mieux, il pensait à sa rencontre avec Nyrin dans la tombe royale et à la poignée de flammes que brandissait le magicien.

Tandis que la nuit se traînait interminablement, la douleur s’exacerbait souvent pour martyriser son être entier, le fouaillant sous le sternum, se glissant insidieusement de toutes parts sous sa peau, l’embrasant tour à tour ou le glaçant jusqu’à la moelle des os. Le sang s’était séché dans ses culottes, mais sa poitrine commença à le démanger furieusement aux alentours de la minuit, juste en dessous des seins. Lorsqu’il les y risqua pour se gratter, ses doigts reparurent tout noircis et mouillés.

La peste la peste la peste. L’horrible terme bourdonnait au rythme des battements affolés de son cœur.

Pestifère …

Lhel devait avoir là contre quelque remède de sa façon. Ce devait être à cet effet qu’il s’était vu gratifier d’une vision lui disant d’aller la retrouver. Il se pouvait que les sorcières des montagnes aient connaissance d’un traitement qu’ignoraient les Drysiennes, tout comme les guérisseurs royaux de Skala.

Tout le monde avait entendu mille contes là-dessus.

Dans les cités portuaires, les oiseaux de mort chasseurs de peste clouaient chez eux les pestiférés ainsi que quiconque était assez malchanceux pour se trouver des leurs quand s’y découvraient les premières victimes. S’il se révélait y avoir un quelconque survivant, encore lui restait-il à prouver sa bonne santé en fracassant une issue pour se délivrer.

Un pestifère, voilà ce qu’il était. Lhel l’avait prévu.

Allait-on clouer le Palais Vieux ?

À la faveur des ténèbres, le délire de son imagination lui représentait toute une armée d’oiseaux de mort s’abattant sur le palais comme des charognards, munis de marteaux et portant des besaces de clous sur l’épaule, à la manière des artisans qui avaient autrefois envahi le manoir.

Allait-on se lancer à ses trousses puis clouer également toutes les ouvertures du fort ?

On risquait de l’enfermer dans la tour. On l’affublerait d’un masque, et il ressemblerait dès lors aux oiseaux que Mère avait eus là-haut pour seule compagnie …

Tout au long de cette interminable nuit, ses pensées tournèrent dans sa tête en s’enchevêtrant dans une ronde sans trêve ni cesse. Il fut presque étonné lorsqu’il vit enfin se détacher, juste devant lui, si proches désormais, les chicots déchiquetés des montagnes contre le firmament tout serti d’étoiles.

Les premières lueurs de l’aube échauffaient le ciel dans son dos quand il traversa Bierfût encore endormie. Gosi trébuchait sous lui, les naseaux fumants. De l’épuisement, Tobin était passé à un état d’engourdissement tellement peuplé de rêves qu’il commençait à se demander s’il n’allait pas finir, en ouvrant brusquement les yeux, par se retrouver somme toute à Ero, cloué à l’intérieur de sa chambre par les oiseaux de mort. À moins qu’il ne fût en train de suivre véritablement la piste des visions qui devaient l’amener à la pièce souterraine gardée par les biches … ?

Dépassant les dernières maisons du bourg, il se mit à suivre la route familière que bordaient des arbres aux couleurs automnales. Elle avait eu tout à fait cet aspect-là, le jour où pour la première fois Père l’avait emmené à Bierfût, près d’une demi-vie plus tôt. Il était content de se retrouver là, même si cela ne devait plus jamais se produire. Mieux valait mourir ici que dans la grand-ville. Il espéra que l’on déposerait son corps quelque part au fond de la forêt. Il n’avait pas envie de figurer sur l’une de ces étagères au-dessus desquelles se dressaient des reines de pierre. C’est en ces lieux-ci qu’était sa place à lui.

Il venait juste d’entr’apercevoir le sommet de la tour par-dessus la cime des frondaisons quand Lhel émergea des bois devant lui. Des larmes de soulagement lui brûlèrent les yeux.

« Keesa, tu venir, dit-elle en s’avançant sur la route à sa rencontre.

— J’ai vu le sang, Lhel. » Sa voix était aussi ténue que celle de Frère. « Je suis malade. J’apporte la peste. »

Elle lui empoigna la cheville et loucha vers lui, puis lui tapota le pied d’un geste rassurant. « Non, keesa. Pas peste. »

Lui retirant le pied de l’étrier, elle grimpa en selle derrière lui et s’empara des rênes.

Il ne conserva guère de souvenirs de la chevauchée qui s’ensuivit, sinon que le corps de Lhel était tout chaud contre son dos. Un vrai bonheur.

Il ne reprit vraiment conscience qu’au moment où elle l’aida à mettre pied à terre, en sentant qu’elle avait les mains aussi fraîches qu’une eau de rivière. Tout était bien là, le chêne hospitalier, ses corbeilles et ses paniers, le petit bassin rond chatoyant de la source qui miroitait juste au-delà, moiré de vert et d’or.

Un feu réconfortant pétillait en face de la porte. Lhel entraîna Tobin vers une bûche posée tout près qui servait de siège, l’emmitoufla dans une robe de fourrure et lui mit entre les mains une coupe de bois pleine d’une décoction d’herbes. Il sirota le breuvage bouillant avec gratitude. De tons fauve clair et brun, la douce fourrure était celle d’un couguar … Le couguar de Ki, songea-t-il, avec la nostalgie que son ami ne soit pas là.

« Qu’est-ce qui m’arrive ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Montre sang. »

Il abaissa le col de sa tunique pour lui faire voir la partie de son torse qui suintait. « Vous prétendez que je n’ai pas la peste, mais regardez donc ! Qu’est-ce que ça serait d’autre ? »

Lhel toucha la chair tout humide puis soupira.

« Nous beaucoup demandé la Mère. Trop, je pense.

— À ma mère ?

— Elle aussi, oui, mais la déesse Mère est celle je parler. Tu avoir douleurs cet endroit-là ?

— Un peu, mais surtout dans mon ventre. » Lhel hocha la tête. « Sang autre endroit ? »

Non sans embarras, Tobin releva son justaucorps et lui montra celui où le premier épanchement avait traversé et taché ses culottes.

Lhel lui plaça ses mains sur la tête et prononça tout bas des mots qu’il ne comprit pas.

« Ah … , trop tôt, keesa. Trop tôt, répéta-t-elle d’un ton désolé. Peut-être moi bien tort, en faisant hekkamari Frère garder toi si près. Je devoir amener Arkoniel. Toi manger pendant moi vais.

— Je ne peux pas vous accompagner ? J’ai tellement envie de voir Nari ! supplia-t-il.

— Plus tard, keesa. »

Elle lui apporta du pain, de la bouillie d’avoine et des baies, puis s’enfonça dans le sous-bois.

Après avoir resserré plus étroitement ses fourrures autour de lui, Tobin mordit dans le pain. Dérobé dans les cuisines de Cuistote, aucun doute, là.

La saveur qu’il lui trouvait aggrava son mal du pays. Il mourait d’envie de s’élancer aux trousses de Lhel et d’aller s’asseoir auprès des marmites avec Cuistote et Nari. Vu l’extrême proximité des lieux, vu les vieilles nippes qu’il portait, c’était un jeu d’enfant que de se dire qu’il n’avait jamais quitté la maison …

Sauf que Ki n’était pas là. Tout en promenant ses doigts tout le long des bords de la peau de couguar, Tobin se demanda ce qu’il allait bien pouvoir lui dire, à Ki, lorsqu’il rentrerait à Ero. Qu’est-ce qu’il devait penser, Ki, en cet instant même, et puis Tharin, et puis les autres ?

Il repoussa ce sujet d’inquiétude à plus tard et se remit à tripoter le sang qui maculait son torse. Bon, il ne transportait pas la peste, en définitive, mais il avait quand même quelque chose qui n’allait pas. Peut-être quelque chose d’encore pire.

Il faisait presque jour lorsque Ki parvint à l’endroit où la route bifurquait en direction de Bierfût, mais il la manqua tout de même, n’ayant fait après tout ce trajet qu’une seule fois. Il avait même bel et bien dépassé l’embranchement quand Frère fit brusquement son apparition devant lui, au beau milieu de la chaussée, ce qui affola le cheval.

« Tiens, te voilà donc ! » grommela Ki tout en tirant vivement sur les rênes afin de tranquilliser Dragon prêt à s’emballer.

Le fantôme lui désigna du doigt la direction d’où il venait. Ki se retourna et aperçut effectivement le panneau indicateur qu’il avait raté, derrière, au carrefour. « Mille mercis. Frère. »

Il se trouvait à présent presque accoutumé au fantôme. À moins qu’il ne fût tout simplement trop exténué, trop affamé, trop inquiet de ce qu’il allait découvrir au terme de cette longue chevauchée nocturne pour avoir encore en réserve la moindre peur. Quoi qu’il en fût au demeurant, ce n’est pas sans un certain plaisir qu’il s’avisa que Frère restait avec lui pour le guider jusqu’à Bierfût.

Il faisait chaud, pour un petit matin de la mi-Erasin.

Une brume s’élevait des arbres en train de s’égoutter, tels des spectres, dans la clarté confuse de l’aube trompeuse.

« Est-ce que Tobin va bien ? » demanda Ki, présumant que Frère savait forcément quelque chose de l’état dans lequel se trouvait son jumeau. Mais, sans se retourner ni répondre quoi que ce soit. Frère se contenta de persister à le précéder, de cette allure sans marcher tellement singulière qu’il avait. De sorte qu’au bout d’un bon moment passé à l’observer, Ki commença à se dire que, tout compte fait, non, ça l’avait au fond moins perturbé, de voyager seul jusque-là …

En levant le nez de la cuvette où il faisait ses ablutions, Arkoniel découvrit le visage de Lhel en train de flotter devant lui.

« Tu venir maintenant, fit-elle d’un ton sur l’urgence duquel il était impossible de se méprendre. Tobin être avec moi. La magie se rompre. »

Arkoniel s’épongea promptement la figure et courut à l’écurie. Il ne se donna même pas le mal de décrocher une selle, rafla juste un harnais de tête pour le hongre qu’il enfourcha à cru puis se mit à galoper vers la montagne à la rencontre de la sorcière.

Elle l’attendait à la lisière de la forêt, comme elle le faisait toujours.

Laissant là sa monture, il la suivit à pied dans les bois en empruntant ce qui lui parut être un sentier plus court qu’à l’ordinaire. Alors que cela faisait plus de deux ans qu’il était son disciple et son amant, elle ne lui avait toujours pas confié le moyen permettant de se rendre chez elle.

Une fois à la clairière, il trouva Tobin tout emmitouflé dans une fourrure de couguar et assis près du feu. Le gosse avait les traits tirés et le teint cireux, de sombres cernes lui creusaient le dessous des yeux. Il avait dû se laisser aller à somnoler quelque peu, mais leur approche lui fit lever un regard aigu.

« Tobin, comment te sens-tu ? » lança Arkoniel en s’agenouillant devant lui. Était-ce un effet de son imagination, ou bien les plans si familiers de ce visage s’étaient-ils déjà modifiés, si légèrement que ce soit ?

« Un peu mieux, répondit Tobin d’un air apeuré. À ce que dit Lhel, je n’ai pas la peste.

— Mais non, bien sûr que non !

— Mais alors, dites-moi ce qui est en train de m’arriver ! » Tobin lui fit voir une traînée sanglante sur sa poitrine plate et lisse. « Ça n’arrête pas, tenez, de dégouliner, et voilà que ça recommence à me faire mal. C’est forcément la rouge-et-noir. Quoi d’autre pourrait provoquer une chose pareille ?

— La magie, dit Arkoniel. Une magie pratiquée sur toi voilà très longtemps et qui se délite prématurément. Je suis navré, tellement navré.

Tu n’étais pas censé découvrir les choses de cette façon. »

Comme le magicien ne l’avait que trop redouté, l’explication ne fit qu’aggraver les airs terrifiés du petit.

« De la magie ? Sur moi ?

— Oui. La magie de Lhel. »

Tobin décocha à la sorcière un coup d’œil accusateur. « Mais pourquoi cela ? Quand l’avez-vous fait ? Le jour où vous avez mis mon sang dans la poupée ?

— Non, keesa. Beaucoup plus vieux temps avant.

Quand tu naître. Iya et Arkoniel venir trouver moi, demander me le. Dire moi votre dieu lune vouloir ça. Ton père vouloir ça. Ça faire partie de ton chemin guerrier. Viens, mieux montrer toi que dire. »

Le projet de Ki avait été de se rendre tout droit au manoir pour passer y prendre Arkoniel, mais Frère s’y opposa avec la dernière opiniâtreté.

Suis-moi ! exigeait l’esprit de sa voix qui n’était qu’un chuchotement rauque. Et Ki n’osait lui désobéir.

Sous la conduite de Frère, il finit par aboutir sur une sente à gibier qui contournait la prairie puis franchissait la rivière à-gué plus loin vers l’amont.

Tout en chevauchant, Ki jeta un coup d’œil furtif à la vieille poupée râpée qui occupait le sac. Quelle importance un machin pareil, s’étonna-t-il, pouvait-il bien avoir pour un fantôme ? Et c’était pourtant le cas, manifestement, car Frère se porta subitement à la hauteur de son étrier, et Ki se sentit du coup frigorifié de pied en cap.

Pas pour toi ! siffla Frère en lui agrippant la jambe avec des doigts glacés.

« Mais je n’en veux pas ! » Ki referma prestement le sac et le coinça entre sa cuisse et la selle.

Le chemin se fit très vite abrupt de l’autre côté du gué et commença à prendre un air familier. Ki reconnut une vaste pierre qu’ils avaient utilisée comme table, un jour d’été où ils pique-niquaient en compagnie de Lhel et d’Arkoniel. On ne pouvait plus être très loin du but, maintenant.

Tout vanné qu’il était et mal à son aise à cause de Frère, Ki ne put s’empêcher de sourire en pensant à la surprise que sa vue ferait à tout le monde.

Tobin fut pris de frissons quand il s’inclina sur la surface lisse du bassin.

Lhel lui avait fait retirer sa tunique et sa chemise. En plongeant ses regards dans l’eau, il distingua nettement son visage et la traînée sanglante qui lui barbouillait la poitrine. Il se demanda s’il ne devrait pas la nettoyer, mais il n’osa pas le faire. Lhel et Arkoniel continuaient à le considérer d’un air tellement étrange…!

« Scrute le bassin, lui répéta Lhel, qui, dans son dos, faisait bruire quelque chose. Arkoniel, tu dire. »

Le magicien se mit à genoux à côté de lui.

« C’est à ton père qu’il aurait appartenu de te dire cela, ou bien à Iya. Et tu aurais dû être plus âgé pour l’entendre et te trouver prêt à occuper ta place, la place qui te revient. Mais il semblerait que les dieux aient eu d’autres desseins …

» Tu as entendu les gens dire que ton jumeau mort était une fille. Eh bien, c’est exact, dans un sens. » Tournant les yeux de son côté, Tobin s’avisa que la physionomie du magicien exprimait une insondable tristesse.

« Ta mère mit au monde deux enfants, cette nuit-là: un garçon et une fille. L’un mourut, comme tu le sais. Mais, vois-tu, l’enfant qui survécut était une fille. Toi, Tobin. Lhel recourut à une forme de magie spéciale …

— Peau liaison, dit Lhel.

— La liaison de peau, pour te conférer, à toi, toute l’apparence d’être un garçon, et au garçon mort - c’est-à-dire à Frère - toute l’apparence d’être une fille. »

Pendant un moment, Tobin eut l’impression qu’il avait perdu de nouveau la voix, comme cela lui était arrivé après la mort de Mère. Mais il parvint à exhaler un « Non ! » râpeux.

« Si, Tobin. C’est la vérité. Sous les dehors d’un garçon, tu es une fille. Et il viendra un temps où il te faudra dépouiller ces dehors fallacieux pour prendre en ce monde la place dont je parlais, celle d’une femme. »

Tobin grelottait désormais, et pas en raison du froid.

« Mais … Mais pourquoi ?

Pour assurer ta protection jusqu’à ce que tu sois en mesure de devenir reine.

— Ma protection ? Contre qui ?

— Contre ton oncle et ses Busards. Ils te massacreraient s’ils étaient au courant. Le roi t’aurait fait périr la nuit même de ta naissance si nous n’avions pas fait ce que nous avons fait. Il en avait déjà fait assassiner d’autres, beaucoup d’autres, de peur qu’elles n’en viennent à contester sa légitimité, la sienne et celle de Korin.

— Nyrin a dit… Mais il parlait de traîtres !

— Non, elles étaient toutes innocentes. Et elles avaient infiniment moins de droits au trône que toi, l’enfant de sa propre sœur. Tu connais la prophétie d’Afra. Toi, tu es une fille authentique de Thelâtimos, la dernière de la lignée pure. Cette liaison de peau … , nous avons pensé qu’elle était le seul moyen susceptible d’assurer ta sauvegarde. Et le fait est que ce moyen s’est révélé efficace jusqu’à maintenant. »

Tobin fixa de nouveau le visage que reflétait l’eau … , ses yeux à lui, ses cheveux à lui, la cicatrice de son propre menton pointu.

« Non ! Vous mentez ! Je veux être ce que je suis ! Je suis un guerrier !

— Tu n’as jamais été quoi que ce soit d’autre, objecta Arkoniel. Mais tu es destiné par Illior à être quelque chose de plus. Illior l’a révélé à Iya pendant que tu te trouvais encore dans le sein de ta mère. Innombrables sont les magiciens et les prêtres qui ont rêvé de toi. Tu seras un grand guerrier, tout autant qu’une grande reine, ainsi que le fut Ghërilain en personne. »

Tobin se boucha les oreilles à deux mains et secoua furieusement la tête. « Non ! Les femmes ne sont pas des guerriers ! Je suis un guerrier ! Je suis Tobin ! Je sais qui je suis ! »

Le parfum de musc et d’herbes vertes l’enveloppa lorsque Lhel vint s’agenouiller de l’autre côté et l’enlaça dans ses bras vigoureux. « Tu es qui tu es. Laisse je montrer. »

Elle recouvrit de sa main la partie sanglante de sa poitrine, et la douleur revint un moment le fouler de ses mille pattes sournoises. Puis elle retira sa main, et alors il vit sur sa poitrine une ligne verticale de points identique à celle que Frère lui avait une fois dévoilée, des points minuscules et fins comme de la soie d’araignée. Mais sa blessure à lui avait guéri, et la cicatrice pâli en s’estompant. Seul en était ensanglanté le bas, comme pour la plaie de Frère.

« La magie s’amenuiser, et la liaison pas tenir.

Devoir être pratiquée nouvelle magie, dit Lhel. Pas être encore ton temps montrer visage vrai, keesa. »

Tobin se blottit contre elle avec gratitude. Il n’avait aucune envie de changer.

« Mais comment…? » commença Arkoniel.

Lhel l’empêcha de poursuivre en brandissant l’index. « Pour après.

Tobin, toi faudrait connaître ton visage vrai.

— Je ne veux pas !

— Si. Être bon, connaître. Tiens, keesa, regarde. »

Elle appuya un doigt sur la couture de sa poitrine, et puis, lorsqu’elle se remit à parler, c’est dans sa propre tête qu’il entendit retentir sa voix; et, pour la première fois, les propos qu’elle tenait étaient limpides et d’une correction parfaite. « Déesse Mère, je dénoue ces points faits en ton nom, cousus la nuit de ta lune des moissons croissante, de manière à ce qu’ils puissent être sainement refaits en cette lune-ci pour protéger cet enfant-ci par la liaison d’une forme à une autre. Daigne permettre à la fille ici présente appelée Tobin de voir son vrai visage dans ton miroir. Détends-toi, là, fil tissé de lune rouge, là … » En prononçant ces mots, elle passa sa main sur les yeux de Tobin et le guida pour qu’il se penche à nouveau sur la surface absolument lisse du bassin.

À son corps défendant et non sans terreur, Tobin baissa les yeux pour voir quelle espèce d’étrangère allait les lever vers lui.

Elle n’était pas tellement différente.

C’était une fille - et cela, de manière incontestable -, mais elle avait ses yeux bleu sombre à lui, son nez droit et son menton pointu à lui, elle avait jusques et y compris la même cicatrice. Il avait redouté de voir là une idiote languide analogue aux jouvencelles de la cour, mais celle qu’il avait sous les yeux n’avait rien de languide. Peut-être avait-elle les pommettes un peu plus hautes que lui, les lèvres un peu plus charnues, mais elle croisait son regard avec le même genre d’air méfiant qu’il s’était si souvent vu dans sa glace à la maison … et la même expression résolue.

« Pas "elle", Tobin, chuchota Arkoniel. Toi. Tu es elle. C’est Frère que tu as regardé dans ta glace pendant toutes ces années. Mais pas Frère tout entier. Tes yeux sont bel et bien les tiens.

— Aucune liaison changer ça. Et ça. » Il sentit Lhel toucher sa marque de sagesse et entendit de nouveau sa voix lui retentir dans la cervelle. « Elle ne s’est nullement modifiée depuis ta naissance. Elle a toujours fait partie intégrante de ta personne. Et ceci… - son doigt caressa la cicatrice au menton -, ceci te fut donné, et tu le conserves. Tout au long de ton existence, tu t’es figuré suivre Sakor, mais c’est Illior qui t’a marqué dès ta venue au monde. Ainsi en va-t-il de tes souvenirs, de ton entraînement, de ton art, de ton âme. Tout ce qui constitue ton être, tu le conserves. Mais tu vas être plus que tout cela. »

Au souvenir de la reine fantôme qui lui avait offert l’épée, Tobin frissonna. Était-ce en connaissance de cause qu’elle avait agi, la lui remettant en signe de bénédiction ?

« Il vous est possible de me voir, Arkoniel ?

— Oui. Oh, ça oui … ! » La voix du magicien était toute vibrante de jubilation. « Je suis tellement heureux de vous contempler enfin, au bout de tant d’années, ma Dame ! »

Ma Dame …

Tobin eut beau se couvrir les oreilles pour étouffer le mot, elle se vit dans l’incapacité de détacher son regard du reflet.

« Je sais ce que tu redoutes, Tobin, lui dit Arkoniel d’un ton plein de gentillesse. Mais tu connais les histoires. Avant l’époque de ton oncle, les reines de Skala furent la fine fleur des plus grands guerriers, et il y avait des femmes généraux, des femmes capitaines, des femmes écuyers, maîtres d’armes …

— Comme la sœur de Ki.

— Voilà, comme la sœur de Ki. Et Cuistote, aussi, dans son temps. Et des comme elles, il y en a qui font encore campagne dans les armées. Tu pourras les réintroduire à la cour, tu pourras leur restituer leurs honneurs. Mais à l’unique condition que tu songes d’abord à ta sauvegarde et que tu n’avances par conséquent que masquée tant que l’heure n’aura pas sonné. Pour ce faire, il va te falloir retourner à Ero et demeurer le Tobin d’avant aux yeux de tout le monde. En plus de Lhel et de moi, Nari et Iya sont les seules personnes à connaître la vérité. Personne d’autre ne peut y avoir accès. Pas même Tharin ou Ki.

— Mais pourquoi ? » demanda Tobin. Les secrets, elle en avait déjà eu son compte, et largement. Comment lui fallait-il porter celui-ci toute seule en plus ?

« J’ai donné ma parole à ton père et à Iya que personne au monde ne saurait rien de ta véritable identité avant que ne nous en soit donné le signe.

— Quel signe ?

— Je l’ignore encore. C’est à Illior de le révéler.

Pour l’heure, nous devons faire seulement preuve de patience. »

Avec l’incident survenu à propos de la poupée s’était évaporée la moindre chance que Ki soit jamais d’humeur paisible avec l’esprit, le démon ou bien ce que diable pouvait être Frère.

Néanmoins, il s’attendait à tout sauf à le voir subitement lui voler dessus comme ils se trouvaient en train d’escalader un talus abrupt et des plus instable. L’autre ne le toucha pas, mais il effara Dragon qui se cabra en désarçonnant Ki. Lequel fit des tas de tonneaux cul par-dessus tête tout en dévalant. Par chance, la terre était molle et tapissée de mousse et de fougères, mais il n’en fut pas moins cueilli sur son passage par un certain nombre de bûches et de rochers, avant d’aller s’aplatir contre un arbre, à mi-pente.

« Enfer et damnation, pourquoi diable m’as-tu fait ça ? » hoqueta-t-il en essayant de récupérer son souffle. Il voyait nettement se découper la silhouette de Frère au sommet du versant. Maintenant, le fantôme tenait le sac à farine, et, tout en regardant Ki se débattre en bas, il souriait de ce sourire si déconcertant qu’il avait parfois. Le cheval, lui, était depuis longtemps parti.

« Mais qu’est-ce que tu veux ? » gueula Ki.

Frère ne pipa mot.

Ki commença à grimper pour le rejoindre à quatre pattes. Mais lorsqu’il releva les yeux, le fantôme avait disparu.

Or, après s’être tapé toute l’escalade jusqu’au sommet de la crête, il trouva Frère qui, planté à quelques pas de là devant l’entrée d’un vague sentier, le dévisageait. Il fit un pas de son côté, et Frère, ouvrant la voie, s’évanouit dans le fourré.

Ne sachant que faire d’autre, Ki lui emboîta le pas, s’en remettant à lui de le conduire comme il l’entendait. Après tout, c’était lui qui l’avait, la poupée, maintenant.

Cela faisait un bon moment que Lhel avait remmené Arkoniel vers l’arrière du chêne, afin de laisser Tobin seule devant le bassin de la source.

Celle-ci demeura agenouillée à l’endroit même où ils l’avaient laissée, contemplant le visage que lui renvoyait le miroir des eaux. Le monde lui faisait l’effet de tourner tête en bas autour d’elle.

Mon visage, songea-t-elle. Fille. Dame. Princesse.

Le monde se remit à tourbillonner. Reine.

Moi.

Elle se palpa la joue pour se rendre compte si la sensation était aussi différente que l’aspect du reflet. Elle n’eut pas le temps d’en décider que l’image explosa dans un gros plouf qui l’éclaboussa de la tête aux genoux.

Un sac de toile flottait juste en face d’elle à la surface du bassin.

Un sac à farine.

« La poupée ! » cri a-t-elle en la retirant de l’eau avant qu’elle ne risque d’y sombrer. Elle l’avait oubliée à Ero. Accroupi de l’autre côté du bassin, Frère la dévisageait, la tête inclinée vers l’une de ses épaules, un peu comme s’il n’en revenait pas de la voir telle qu’elle était.

« Regardez, Lhel, appela-t-elle. Frère a fait toute cette route pour me la rapporter de la ville. » Arkoniel et Lhel accoururent et l’entraînèrent un peu à l’écart de la source. La sorcière la drapa dans la fourrure de couguar comme dans un manteau puis la lui rabattit sur le visage.

« Non, Frère n’a pas pu faire ça. Pas tout seul, dit Arkoniel en scrutant les abords de la clairière d’un air effaré.

— Alors, il doit avoir amené Ki, déclara Tobin en essayant de se dégager.

J’étais tellement affolé quand j’ai vu le sang que je n’ai pensé qu’à m’enfuir et pas à prendre la poupée. Frère a dû la faire voir à Ki et lui dire de l’apporter.

— Oui, l’esprit connaître sa manière se comporter, dit Lhel, mais c’était Arkoniel qu’elle regardait, et non le fantôme. Et comme Ki connaître chemin du fort … »

Constatant que le magicien s’était évaporé dans les bois avant qu’elle n’ait pu terminer, elle expédia sa voix à sa poursuite et n’eut aucun mal à trouver l’accès à son esprit.

« Non, tu ne dois pas lui faire le moindre mal. - Tu sais ce que j’ai juré, Lhel. »

Lhel faillit se lancer à ses trousses, mais elle comprit qu’il lui était impossible de laisser Tobin seule dans ces conditions.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? questionna la fillette, tout en se cramponnant à son bras.

— Rien, keesa. Arkoniel allé rechercher ton ami.

Nous commencer la guérison pendant lui parti.

— Non, je veux attendre l’arrivée de Ki. »

Lhel sourit puis lui posa sa main sur la tête, avant de prononcer le charme qu’elle avait déjà façonné en esprit. Du coup, Tobin s’affaissa mollement dans ses bras.

Lhel l’enlaça pour la retenir bien serrée contre elle, sans pour autant cesser de fixer le profond des bois. « Mère, protège-le. »

Frère n’avait pas arrêté de précéder Ki jusqu’à la clairière de Lhel, en se maintenant tout du long toujours assez loin pour interdire toute question, mais sans jamais se laisser perdre de vue. Puis il avait disparu, et de l’endroit où il s’était tenu l’instant d’avant, Ki avait pu apercevoir, par une trouée dans les arbres, ce qui semblait être Tobin.

Il ouvrait déjà la bouche pour l’appeler quand Arkoniel surgit brusquement devant lui. Un rayon de soleil fit étinceler quelque chose que brandissait le magicien, et puis ce fut le noir complet.

Tobin se réveilla sur une paillasse à l’intérieur du chêne. Il faisait horriblement chaud, et la sueur ruisselait sur sa peau nue. Sa tête lui faisait l’effet d’être emplie de boue tiède et beaucoup trop pesante pour qu’il la soulève.

Lhel était assise en tailleur à côté de lui, la poupée de chiffon sur ses genoux.

« Tu plus dormir, keesa ? »

Un élancement douloureux acheva de le réveiller tout à fait, et il se mit sur son séant en poussant un cri de désolation. « Ki ? Où est Ki ? »

Il y avait quelque chose d’incongru dans sa voix.

Elle était trop perchée. Elle sonnait comme …

« Non !

Oui, fille.

— Où est Ki ? redemanda-t-il.

— Il être dehors. Temps être là pour l’enseignement que je dire toi depuis si longtemps déjà, quand tu porter moi ce hekkamari. » Elle éleva la poupée bien haut. « Dieu lune de Skala préparé toi chemin. Toi bien fille, mais avoir à paraître encore garçon de nouveau certain temps. Nous faire autre liaison maintenant. »

Tobin baissa les yeux pour s’examiner et constata que sa nudité était bien toujours celle d’un garçon … , d’un garçonnet anguleux, maigrichon, qui possédait un petit bout de sexe niché entre ses cuisses comme un souriceau.

Mais il y vit aussi quelques nouvelles traînées de sang frais.

« Pourquoi est-ce que je saigne de là ?

— Liaison devenue faible quand ton temps de lune tomber toi dessus. Ça combattre avec la magie.

— Mon temps de lune ? » Tobin comprit avec un malaise de plus en plus grand que Lhel devait entendre par là les fameux saignements dont les femmes étaient affligées chaque mois, s’il fallait en croire les leçons de Ki.

« Femmes appelées par lune à avoir marée dans leur ventre, toutes, comme la mer, lui expliqua Lhel. Donner toi mal et sang. Donner toi magie pour faire grandir bébé dans ton ventre. Donner certaines, comme moi, magies autres. Et donner autres toi aussi. Donner toi, des fois, rêves, et donner toi l’œil. Puissante magie. Briser certains de mes points. »

Lhel fit claquer sa langue contre ses dents tout en exhibant une fine lame d’argent grâce à laquelle elle se mit à découdre quelques-uns des points du flanc de la poupée.

« Jamais faire liaison trop durer longtemps. Peut-être pas possible tenir autant. Peau solide, mais os plus solide. Utiliser os, cette fois.

— Quel os ? »

Lhel retira du corps de la poupée une poignée de laine jaunie et d’herbes sèches qui tombaient en poussière puis farfouilla jusqu’à ce qu’elle ait trouvé ce qu’elle cherchait. Tendant la main, elle fit voir à Tobin trois débris de couleur ivoire : un minuscule bout de côte incurvé, un fragment de crâne convexe et mince comme une coquille d’œuf, et un petit os entier, aussi délicat que celui d’une aile d’hirondelle. « Os Frère », expliqua-t -elle.

Tobin ouvrit de grands yeux.

« Ses os se trouvent dans la poupée ?

— Plupart. Quelques tout petits morceaux être encore en terre, à côté la maison ta maman, là-bas. À la ville, sous très gros arbre, près l’endroit cuisiner l’été. »

Tobin leva la main vers la chaîne qu’il portait au col et montra la bague à Lhel. « Je l’ai découverte dans un trou, sous un arbre mort, près de l’ancienne cuisine d’été. Tharin dit qu’elle appartenait à ma mère. C’est là qu’il était enterré ? »

Lhel hocha la tête. « Je visiter pour retirer les os de la terre et la chair. Ta maman … » Elle fit semblant de creuser, les doigts ployés comme des griffes. « Elle faire les propres et puis coudre dans la poupée pour pouvoir prendre soin l’esprit. »

Tobin regarda la poupée avec répugnance. « Mais pourquoi ?

— Frère fou colère être mort et toujours peau-lié à toi. Son esprit être démon pire que tu savoir si je pas apprendre ta maman faire hekkamari.

Nous deux prendre ses petits os et mettre dans la poupée. Je lier elles ensemble comme je lier elle et toi. Souvenir ça ?

— Avec les cheveux et le sang. »

La sorcière opina du chef. « Elle être aussi son sang à lui. Sa maman.

Quand elle mourir, lui passer à toi. Tu connaître les mots : "Sang, mon sang.

Chair, ma chair. Os, mes os." Que des choses vraies. »

Elle fit sauter un minuscule éclat de la côte brisée puis le brandit. « Je mettre ça dans tu, tu être lié de nouveau, avoir le visage de Frère jusque tu ça retirer de ta chair et être fille en dehors. Mais tu savoir être fille en dedans, maintenant, keesa. »

Tobin acquiesça d’un signe misérable. « Oui, je le sais. Faites-moi seulement de nouveau ressembler à mon ancien moi-même, s’il vous plaît. »

Lhel l’invita à se recoucher sur la paillasse et déposa la poupée près d’elle. Et puis elle se mit à chantonner doucement, tout bas. Tobin se sentit aussitôt tout ensommeillée, malgré ses yeux demeurés grands ouverts. Frère pénétra dans le chêne et vint s’allonger là où gisait la poupée. Tobin le sentait près d’elle aussi chaud et ferme que Ki l’avait jamais été. Elle lui jeta un coup d’œil et lui sourit, mais il scrutait la voûte, et ses traits avaient la rigidité d’un masque.

Lhel fit glisser de ses épaules la robe rêche qu’elle portait. La lumière du feu semblait animer de mille reptations les tatouages qui lui tapissaient les mains, les seins et le ventre, tandis qu’armée de sa lame d’argent et d’une aiguille elle tramait en l’air certains des motifs de la lune blanche. Un voile lumineux flottait en suspens au-dessus de Tobin et de Frère quand elle en eut terminé.

Tobin sentit le contact froid du métal entre ses cuisses, et la piqûre d’aiguille acérée sous ses bourses de petit garçon. Déjà Lhel s’était mise à barbouiller l’espace de rouge, et de telle manière que les motifs ressemblaient désormais à …

… du sang sur une rivière prise par les glaces. Tobin voulut se détourner, mais elle fut incapable de bouger.

Tout en chantonnant doucement, Lhel mit en équilibre sur la pointe de son canif l’infime écharde puérile d’os puis la promena au travers des flammes du feu voisin jusqu’à ce qu’elle répande une lueur blanc bleuté.

Frère se mit à flotter en l’air puis s’y retourna sens dessus dessous, de sorte qu’il se retrouva suspendu nez à nez au-dessus de Tobin. Lhel plongea la main au travers de son corps lumineux et enfonça l’écharde d’os brûlante dans la plaie suintante de la poitrine de Tobin.

La flamme de l’os embrasé s’inséra violemment sous la peau et mit le feu à tout son être. Tobin tenta de hurler, folle de peur et de douleur, persuadée que sa chair allait l’ébouillanter jusqu’au tréfonds des os, mais la voix de Lhel la tenait toujours fermement captive. Une lumière blanche l’aveugla un moment, puis la douleur lui fit quitter le sol, et elle et Frère s’élevèrent ensemble vers le trou de fumée pratiqué dans la voûte du chêne et plus haut, toujours plus haut, bien au-dessus de la forêt. Tel un faucon, elle pouvait voir toutes choses à des milles à la ronde. Elle vit Tharin et ses hommes qui survenaient au triple galop sur la route de Bierfût. Elle vit Cuistote et Nari s’affairer autour de leur lessive dans la cour des cuisines du fort. Et elle vit Arkoniel qui, agenouillé, se penchait au-dessus de Ki, couché, lui, sur le dos juste en deçà de la lisière de la clairière qu’occupait Lhel et contemplant le ciel avec des yeux d’aveugle. Quant au magicien, il avait l’une de ses mains posée sur le front de Ki, l’autre étant appliquée sur ses propres yeux comme s’il pleurait.

Tobin voulut se rapprocher pour se rendre compte de ce qui se passait, mais quelque chose la souleva toujours plus haut, et elle se retrouva volant vers l’ouest par-dessus les montagnes en direction d’un port profondément encaissé au bas d’une falaise. De longs bras rocheux enserraient l’entrée du havre que gardaient des îles. Elle entendait distinctement le ressac des vagues contre leurs flancs à pic, à présent, ainsi que les piaillements désolés des mouettes aux ailes grises …

Ici, lui souffla une voix. Emplissant ses yeux, la lumière blanche s’intensifia de nouveau. Tu dois repartir … , et ce fut la chute, elle tombait, tombait, tombait, finit par retomber dans le chêne et en elle-même.

Elle ouvrit les yeux. Frère planait toujours au-dessus d’elle, mais le chantonnement de Lhel s’était modifié. Elle avait troqué le canif pour l’aiguille et recousait les bords sanglants de la plaie de la poitrine de Tobin avec autant de dextérité que Nari lorsque celle-ci lui rapetassait les accrocs faits à ses tuniques.

Nari était au courant depuis le début …

Seulement, la tunique, en ce moment, c’était Tobin elle-même, et elle se voyait contrainte à regarder le va-et-vient de l’aiguille à la faveur du feu, de l’aiguille qui tirait un fil presque invisible et qui traçait dans l’espace, avant de lui percer la peau, un sillage argenté comme celui d’un escargot. Cela ne faisait pas mal, d’ailleurs. À chaque éclair et chaque tiraillement successifs de l’aiguille, Tobin se sentait peu à peu ressoudée, rétablie dans son intégrité.

Rapetassée, songea-t-elle, prise de vertige.

Chacun des points faisait sursauter Frère au-dessus d’elle, chacun lui arrachait une grimace de vraie douleur qui lui tordait la face. Elle distinguait à nouveau la plaie jamais cicatrisée qu’il avait à la poitrine et d’où goutte à goutte chaque passage de l’aiguille de la sorcière dans la chair vive de Tobin faisait dégoutter le sang. Ses lèvres se retroussaient sur la blancheur des dents, et des larmes sanglantes tombaient de ses yeux. Tobin s’attendait à sentir celles-ci couler sur sa propre figure, mais elles s’évanouissaient quelque part dans l’intervalle qui la séparait de lui.

Arrêtez ! voulait-elle crier à Lhel. Vous lui faites mal ! Ne voyez-vous pas que vous lui faites mal ?

Les yeux agrandis de Frère ruisselaient à flots en la dévisageant. Lâchez-moi ! Le hurlement retentissait dans sa tête à elle.

« Être en paix, keesa. Morts pas connaître douleur », murmura Lhel.

Vous vous trompez ! cria-t-elle en silence. Frère, je suis désolée !

Lhel tira le dernier point bien serré, et Frère s’abattit lentement sur Tobin, puis sombra en elle, et, durant un instant, elle sentit le froid de sa présence dans chaque pouce de son propre corps.

Tu dois repartir …

Et puis Frère cessa d’être là, et Tobin se retrouva libre, libre de se pelotonner à l’écart des mains souillées de la sorcière, libre de se pelotonner dans la fourrure moelleuse de couguar pleine de doux parfums, libre enfin de sangloter à pleine gorge avec un affreux timbre râpeux de garçon.

REMERCIEMENTS

Merci comme toujours à mon mari, Doug, et à nos garçons pour leur affection, leur soutien et leurs remarques. Celle de Matt a été : « Dérangeant, mais dans le sens plaisant. » Tout à fait bien vu, je trouve.

Merci à mes parents aussi, pour cause. À Pat York et Anne Bishop pour leurs réactions sur les premiers chapitres. À Anne Groell et Lucienne Diver pour leur aide et pour leur patience. À Nancy Jeffers, pour son enthousiasme sans bornes à l’endroit du projet. À tous les braves gens de l’Internet Fantasy Writer’s Association pour la promptitude et la pertinence impeccables de leurs réponses à des questions soulevées au dernier moment. Au regretté Alan M., connu trop brièvement, pour la bienveillance dont il faisait preuve envers les écrivains.

À Mike K., où qu’il se trouve, pour le seul fait qu’il existe.