
Lynn Flewelling
Les Années D’Apprentissage
Le Royaume de Tobin
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Titre original : The Bone Doll’s Twin (seconde partie). Publié par Bantam Traduit de l’américain par Jean Sola.
ISBN 2-7441-7910-8
L’ANNÉE SKALIENNE
I. SOLSTICE D’HIVER - Nuit du Deuil et Fête de Sakor ; observance de la nuit la plus longue et célébration du rallongement des jours ultérieurs.
1. Sarisin : mise bas.
2. Dostin : entretien des haies et des fossés. Semailles des fèves et des pois destinés à nourrir le bétail.
3. Klesin : semailles de l’avoine, du froment, de l’orge (destinée au maltage), du seigle. Début de la saison de pêche. Reprise de la navigation en pleine mer.
II. ÉQUINOXE DE PRINTEMPS - Fête des Fleurs à Mycena. Préparatifs en vue des plantations, célébration de la fertilité.
4. Lithion: fabrication du beurre et du fromage (de préférence au lait de brebis). Semailles du chanvre et du lin.
5. Nythin : labourage des terres en jachère.
6. Gorathin : désherbage du maïs. Toilettage et tonte des moutons.
III. SOLSTICE D’ÉTÉ
7. Shemin : au début du mois, fauchage des foins ; à la fin, puis le mois suivant, pleine période des moissons.
8. Lenthin : moissons.
9. Rhythin : engrangement des récoltes. Labourage des champs et semailles du blé d’hiver ou du seigle.
IV. PLEINS GRENIERS - Fin des récoltes, temps des gratitudes.
10. Erasin: on expédie les cochons dans les bois se gorger de glands et de faines.
11. Kemmin : nouveaux labourages en vue du printemps. Abattage des bœufs et autres bêtes de boucherie, préparation des viandes. Fin de la saison de pêche. Les tempêtes rendent dangereuse la navigation hauturière.
12. Cinrin : Travaux d’intérieurs
1
Les semaines consécutives à l’arrivée de Ki furent des semaines heureuses. Sans rien savoir des propos qu’Iya avait bien pu tenir lors de sa visite à Atyion, Arkoniel eut la bonne surprise de voir Rhius survenir au fort peu de temps après et celle, meilleure encore, de le retrouver presque tel qu’il l’avait connu de par le passé. Non content de promettre qu’il prolongerait son séjour jusqu’en Erasin, pour la fête anniversaire de Tobin, le duc vanta les améliorations apportées à la demeure et, chaque soir, il conviait le jeune magicien à s’associer aux parties qu’il disputait avec son vieil ami Tharin. Car du différend qui l’avait opposé à ce dernier ne subsistait plus non plus la moindre trace, et tous deux se montraient plus que jamais proches l’un de l’autre.
Rhius apprécia également Ki, dont le service à table valut autant d’éloges à Tharin, comme entraîneur, que la bonne tenue de Tobin au maniement de l’arc et de l’épée. Et lorsque ce dernier, le jour de son dixième anniversaire, s’agenouilla dans la grande salle pour demander que son compagnon soit fait son écuyer, le duc exauça d’emblée la requête et permit aux deux gamins de jurer leur foi à Sakor le soir même devant l’autel domestique; en symbole de ces nouveaux liens, Tobin offrit à Ki comme pendentif à porter au cou le plus délicat de ses chevaux-amulettes sculptés.
Toutes ces marques de bienveillance n’empêchaient cependant pas Rhius de maintenir quelque distance à l’endroit de Ki, ce qui n’allait pas sans mettre un peu mal à l’aise les deux garçons.
Le jour de la fête de Tobin, il avait ainsi fait présent à Ki d’un costume neuf et d’un beau rouan nommé Dragon. Mais il coupa court aux tentatives de remerciements du gosse en déclarant tout sec : « Mon fils doit être accompagné comme il sied. »
Or, si Ki, totalement envoûté déjà par Tharin, ne demandait manifestement qu’à se laisser envoûter de même par le père de Tobin, la froideur du duc ne servit qu’à l’intimider davantage et à le paralyser.
Tobin s’en aperçut lui-même et en fut blessé pour son ami.
Seuls à comprendre ce qui motivait le comportement de Rhius, Arkoniel et Nari n’étaient ni l’un ni l’autre en mesure de leur offrir le réconfort de la vérité. Il leur était impossible d’évoquer, même entre eux, le fil d’araignée auquel était attachée l’épée suspendue sur la tête du jeune Ki.
Quelques semaines s’étaient écoulées quand, par un bel après-midi froid, Arkoniel se trouva regarder en compagnie du duc, du haut du parapet, les enfants qui s’amusaient dans la prairie en contrebas.
Tobin s’échinait à retrouver Ki, planqué pour lors dans un creux cerné d’herbes folles et de vagues taillis enneigés. Tout en réussissant l’exploit d’empêcher son haleine fumante de s’élever, Ki finit tout de même par se trahir en heurtant du pied une souche morte de dompte-venin. Encore chargée de ses gousses sèches, la plante éparpilla sous le choc une nuée soyeuse de graines blanches aussi éclatante que des enseignes de bataille.
Rhius se mit à glousser. « Hm, le voilà fait maintenant! »
À cette vue, Tobin fusa effectivement sur son copain, et l’empoignade qui s’ensuivit souleva de nouvelles nuées d’aigrettes floconneuses.
« Lumière divine ..., ce Ki est une vraie bénédiction !
— Je le crois moi-même, convint Arkoniel. C’est ahurissant de voir comme ils se sont plu l’un l’autre. »
À première vue, il était impossible en effet d’être plus différent que les deux garçons. Autant Tobin se montrait taciturne et sérieux par nature, autant Ki paraissait incapable de tenir en place ou de garder le silence plus de trois minutes d’affilée: jacasser semblait aussi vital pour lui que respirer; il parlait encore comme un rustre et pouvait déployer des crudités de charretier qui lui auraient déjà valu dix fois le fouet de Nari si Tobin ne s’était fait l’apôtre de l’indulgence ; mais quant au fond de ses propos, l’intelligence, quoique en friche, y brillait la plupart du temps, tandis que ses éventuels manquements à la bienséance verbale s’accompagnaient d’une invariable drôlerie.
Et Arkoniel ne s’y méprenait pas: pour n’avoir pas encore essayé de s’en faire l’émule, Tobin ne s’en glorifiait pas moins du caractère turbulent de Ki.
Il rayonnait comme une pleine lune en présence de son jeune aîné, et il se délectait à l’écouter conter les histoires de son innombrable tribu bigarrée.
Il n’était pas le seul, d’ailleurs, à s’en montrer friand. Lorsque la maisonnée se regroupait autour du feu, le soir, Ki lui servait plus qu’à son tour d’amuseur en titre, et ses auditeurs ne tardaient guère à se tenir les côtes grâce aux travers et aux mésaventures de ses divers frères et sœurs.
Il possédait aussi un répertoire aussi copieux qu’extravagant de fables et de légendes ingurgitées au foyer de son père; il y était question de bêtes qui parlaient, de spectres et de royaumes fantastiques où les hommes avaient deux têtes et où les oiseaux perdaient en muant des plumes d’or acérées à point pour que les cupidités s’y tranchent infailliblement les doigts.
Tâchant de s’appuyer sur les conseils d’Iya, Arkoniel fit venir des éditions richement enluminées des contes les plus courants, dans l’espoir qu’elles rendraient plus attrayant pour les deux petits l’apprentissage de la lecture.
Tobin n’en finissait pourtant pas de se débattre avec son alphabet, et les secours de Ki se révélaient d’autant plus piètres dans ce domaine qu’il y renâclait lui-même avec l’orgueilleuse imbécillité du gentillâtre provincial qui, n’ayant jamais vu son nom noir sur blanc, se souciait de l’écrire comme d’une guigne. Au lieu de les réprimander, le magicien laissa simplement traîner deux ou trois volumes ouverts sur des illustrations tout spécialement palpitantes, escomptant bien que la curiosité ferait la besogne à sa place. Et c’est seulement l’autre jour qu’il avait fini par surprendre un Ki tout pensif devant le Bestiaire de Gramain. Entretemps, Tobin s’était d’ailleurs paisiblement mis au travail sur une biographie de sa célèbre ancêtre, Ghërilain Première, qu’il avait reçue en présent du duc.
Ki se révéla toutefois un meilleur allié lorsqu’il fut question de magie. Il éprouvait envers celle-ci toute la fascination d’un enfant normal, et son enthousiasme aplanit les voies d’Arkoniel pour entreprendre de soigner les affolements singuliers dont elle affligeait Tobin. Le magicien se contenta de débuter par de petites séances d’illusionnisme et quelques manipulations simplettes. Mais tandis qu’avec sa fougue habituelle Ki se jetait à corps perdu dans ce genre de passetemps, Tobin persista à réagir de manière aussi peu prévisible. S’il eut l’air charmé par les pierres lumineuses et les copeaux de feu, il se mettait sur la défensive aussitôt qu’Arkoniel suggérait l’idée d’un nouveau voyage visionnaire.
Tharin se montrait lui aussi très content de Ki. Le gosse avait un sens inné de l’honneur, et il s’accommodait joyeusement de son entraînement d’écuyer. Il apprit les rudiments du service à table, en dépit de l’existence fort peu formaliste qu’on menait au fort, et il mit toute son ardeur à maîtriser les autres arts inhérents à son service, en dépit de Tobin, qui ne voulait à aucun prix se laisser servir, allant jusqu’à refuser toute aide pour se baigner comme pour s’habiller, et qui aimait cent fois mieux panser son cheval lui-même que s’en remettre à un palefrenier.
En fin de compte, c’est à l’épée que Ki prouva le mieux son utilité. Il n’avait jamais qu’une petite tête de plus que Tobin, et il s’était battu contre ses frères et sœurs depuis qu’il savait marcher. Cela faisait de lui un excellent partenaire d’entraînement, et également un redoutable adversaire.
Il sortait à son avantage de la plupart des combats, alors que Tobin était pas mal tuméfié. Mais ce dernier avait la bonne grâce de n’en bouder que rarement et d’écouter de toutes ses oreilles quand Tharin ou Ki lui expliquaient ce qu’il venait de faire de travers. Ce qui lui facilitait la chose, peut-être, c’est qu’il tenait lui-même lieu de maître à Ki en matière de tir à l’arc et d’équitation. Jusqu’à son arrivée au fort, Ki n’avait jamais eu de véritable selle sous les fesses. Tout fils de chevalier qu’il pouvait bien être, il n’en avait pas moins reçu la rude éducation d’un simple paysan. C’était aussi peut-être pour cette raison qu’aucune tâche ne le rebutait jamais et qu’il accueillait la moindre faveur avec reconnaissance. Trop longtemps confiné pour sa part dans la société des femmes, Tobin, lui, considérait chaque nouvelle tâche comme un jeu, et il tenait souvent à donner coûte que coûte un coup de main pour des besognes auxquelles la plupart des rejetons nobles se seraient estimés offensés de songer. Du coup, il devint de jour en jour plus rougeaud et hâlé. Les hommes des baraquements en reportèrent le crédit sur Ki et firent leurs chouchous d’eux deux.
Et lorsque d’aventure Arkoniel ou Nari s’offusquaient de trouver Tobin occupé, aux côtés de Ki, à récurer les stalles ou à rapetasser une cloison, Tharin n’avait rien, lui, de plus pressé que de leur dire : « Ouste! », en les réexpédiant dans la maison.
« Le démon s’est un peu calmé depuis que ce gosse est là, lâcha tout à coup Rhius dans un murmure, arrachant par là le jeune magicien à ses songeries.
— Vraiment? s’enquit-il. Voilà trop peu de temps que je réside ici pour en être juge ...
— Et il ne s’en prend plus jamais à Tobin, on dirait, depuis ... depuis la disparition de sa malheureuse mère. Peut-être a-t-elle été une bonne chose, après tout.
— Vous ne pouvez pas le penser, messire ! »
Le regard de Rhius resta fixé sur la prairie.
« Tu as connu ma dame au temps où elle était heureuse et en bonne santé. Tu n’as pas vu ce qu’elle était devenue. Tu ne te trouvais pas ici pour le voir. »
Il n’y avait rien à répondre à cela.
Les deux gamins en étaient finalement venus à conclure une trêve.
Allongés côte à côte dans l’herbe enneigée, ils se montraient du doigt les nuages qui dérivaient dans l’azur hivernal.
Arkoniel leva les yeux et se mit à sourire. Cela faisait bien des années qu’il ne s’était plus avisé de trouver des formes aux nuages. Et il soupçonna que Tobin s’y exerçait probablement pour la première fois.
« Vise un peu, dit Ki. Çui-là, c’est un poisson. Et çui qu’est là-bas, tiens, il t’a tout l’air d’une marmite d’où qu’un cochon sort. »
Sans se douter que le magicien était en train de le regarder, Tobin s’abandonnait à des pensées fugitives parallèles aux siennes. Il avait l’impression que toutes choses avaient changé de face depuis l’arrivée de Ki, et dans un sens heureux, pour une fois. Rien qu’à se trouver là, couché face au soleil, avec la froidure qui s’insinuait au travers de son manteau, voilà que ça lui devenait facile, d’oublier les mères et les démons et tout le tas d’ombres grouillant dans tous les coins de sa mémoire. Il parvenait même presque à ignorer Frère qui, accroupi à trois pas d’eux, dévorait Ki de ses prunelles noires.
Frère exécrait Ki. Il refusait de dire pourquoi, mais Tobin n’avait qu’à le voir regarder le garçon vivant pour savoir qu’il brûlait de le pincer, de le gifler, de lui faire mal. Et il avait beau, chaque fois qu’il le convoquait, lui enjoindre de s’en abstenir, eh bien, ça n’empêchait pas Frère d’abasourdir Ki en lui jouant des tours pendables, en lui arrachant des mains par exemple l’objet qu’il tenait ou en lui culbutant son hanap, à table. Ce qui faisait toujours d’abord un rien sursauter Ki, puis cracher des jurons entre ses dents, mais jamais détaler ni piailler. Tharin affirmait que c’était là le signe d’un véritable courage, que de tenir pied quand on crevait de peur. D’autant que, tout incapable qu’il était de voir Frère, Ki n’avait néanmoins pas tardé à prétendre qu’il lui arrivait d’en percevoir nettement la présence.
N’eût été que de lui, Tobin aurait congédié Frère et l’aurait laissé mourir de faim quelque temps; seulement, il avait juré à Lhel de prendre soin de lui, et il lui était impossible de trahir sa parole. Aussi appelait-il Frère tous les jours, ce qui permettait au maudit esprit de hanter les abords de leurs moindres jeux comme un importun de roquet. Il tournicotait dans les ombres de la chambre aux joujoux, chaque chevauchée en forêt le voyait là, maintenant toujours la cadence - va savoir comme - sans même se donner la peine de jamais courir. Le souvenir de son rêve avait une fois incité Tobin à lui proposer de le prendre en croupe, mais l’esprit n’avait accueilli l’offre que par son éternel silence incompréhensif.
Ki désigna un nouveau nuage.
« Çui-là, il t’a tout l’air des petits gâteaux qui se vendent à la fête des Fleurs, chez moi. Puis y a un museau de limier, là, vise-moi si lui pend la langue ... ! »
Tobin détacha de ses cheveux deux ou trois graines de bardane toutes hérissées qu’il expédia d’une pichenette vers les silhouettes nébuleuses.
« Moi, ce qui me plaît bien, c’est la façon qu’ils ont de changer de forme au fur et à mesure qu’ils se déplacent. Ton limier, maintenant, on dirait plutôt un dragon.
— Le grand dragon d’Illior, sauf qu’il est blanc, pas rouge, accorda Ki.
Quand ton père nous emmènera à Ero, je te montrerai sa peinture, au dragon, dans le temple de la rue des Orfèvres. Il a cent pieds de long, des pierreries comme yeux, et toutes ses écailles soulignées en or. » Il lorgna de nouveau le ciel. « Et voilà que mon petit gâteau de tout à l’heure, ben, il ressemble à notre servante, Lilain, avec sa bedaine enflée par les huit lunes au bâtard d’Alon. »
Tobin jeta un coup d’œil oblique sur son copain, dont le sourire suffit à lui confirmer l’imminence d’une anecdote.
Et, de fait, Ki reprit : « On croyait, nous, que Khemeüs allait te les zigouiller tous les deux, vu qu’elle, il avait pas cessé d’y ahaner dessus depuis qu’elle arrive chez nous.
— "Était arrivée chez nous", rectifia Tobin, qu’Arkoniel avait expressément chargé d’aider Ki à apprendre à parler correctement.
— Était arrivée chez nous, donc! concéda Ki en roulant les yeux. Mais ç’a juste fini par des coups de poing dans la cour avec l’autre gars. Il pleuvait comme vache qui pisse, ils sont tombés tous les deux sur le tas de fumier, puis les voilà partis se soûler la poire. Et quand le môme à Lilain a fini par naître, eh ben, comme il lui ressemblait quand même, à Khemeüs, alors c’était probablement le sien, en définitive, et ç’a fait qu’ils se sont recassé la gueule, lui et Alon. »
Tobin examina le nuage sous tous les angles, dans l’espoir qu’il lui révélerait en quoi consistait l’exploit. « C’est quoi, un bâtard ?
— Tu sais bien, un gosse qui vient quand le type et la bonne femme ont pas fait le contrat ensemble.
— Oh. » Ça ne signifiait à la vérité strictement rien du tout pour lui. « Il s’y était fourré comment, dans le ventre de cette fille? »
Ki se redressa sur un coude pour le dévisager d’un air incrédule. « Tu sais pas ça ? T’as jamais regardé les bêtes le faire ?
— Faire quoi ?
— Ben ..., foutre, évidemment! Comme quand un étalon grimpe sur le dos d’une jument ou bien quand un coq piétine une poule. Par les couilles à Bilairy, Tobin, t’as bien dû voir les clébards foutre, au moins?
— Oh, ça! » Il savait à présent de quoi voulait parler Ki, mais jamais il n’avait entendu personne employer ce terme pour le désigner. Soupçonnant qu’il devait s’agir là d’un des mots que réprouvaient Arkoniel et Nari, il se l’appropria avec délices. « Tu veux dire que les gens foutent aussi ?
—’videmment! »
Tobin se rassembla sur son séant et enveloppa ses genoux dans ses bras.
Tout ça l’intriguait tout en le mettant mal à l’aise.
« Mais... comment? Ils ne risqueraient pas de tomber? »
Ki se renversa en hurlant de rire.
« Rien qu’un peu! T’as jamais vu personne le faire, hein ?
— Et toi si ? » lança Tobin d’un ton de défi. Ki lui faisait peut-être une blague, après tout...
« Dans notre maison ? renifla Ki. Bons dieux, mais tout le temps! Père arrête pas d’être perché sur quelqu’un, et les aînés le font aux filles et même aux hommes, y a des fois. C’est un miracle, qu’aucun de nous arrive à roupiller, la nuit! Comme je t’ai déjà dit, dans la plupart des maisons, tout le monde dort dans la même pièce. ‘tout cas dans celles où j’ai mis les pieds
... » Tobin demeurant ébahi devant la réalité de la chose, Ki se mit à fouiner en quête d’un couple de brindilles fourchues puis s’en servit pour illustrer plus en détail la suite de la leçon.
« Tu veux dire que ça grossit? demanda Tobin en s’écarquillant. Et la fille, elle n’a pas mal? »
Ki se planta l’une des brindilles au coin de la bouche et cligna de l’œil. « D’après le boucan qu’elles font, m’a tout l’air que non! »
Il leva un œil vers la position du soleil. « J’ai froid.
Viens, allons faire une balade à cheval avant que Nari décide que c’est trop tard. Peut-être qu’on va quand même finir par la dégotter, ta sorcière, aujourd’hui! »
Tobin ne savait trop s’il avait eu tort ou non de parler de Lhel à Ki. Sans seulement parvenir au juste à se rappeler si elle le lui avait formellement interdit, il éprouvait le sentiment coupable qu’elle l’avait bel et bien fait.
C’étaient les histoires déballées par Ki, un soir, au lit, sur une prétendue sorcière de son village qui l’avaient poussé à lâcher qu’il en connaissait une, lui aussi. Bien sûr, Ki avait réclamé tout plein de détails, car son propre récit n’était que la contrefaçon de celui d’un barde, et Tobin en était venu, de fil en aiguille, à parler des rêves. Il avait également raconté comment, après s’être égaré, il s’était retrouvé dans le chêne creux que Lhel habitait, mais sans se risquer jusqu’à faire la moindre allusion à la poupée.
Depuis lors, ils s’étaient secrètement lancés de conserve dans une quête qui permettrait de dénicher Lhel afin que Ki la rencontre à son tour.
Mais ils avaient beau sortir à cheval presque tous les jours, ils n’avaient pas jusqu’ici relevé la plus petite trace d’elle. Tobin rentrait toujours de ces vaines recherches avec des sentiments mêlés. Malgré l’immense envie qui le possédait de la revoir et de découvrir en quoi consistait ce qu’elle entendait lui apprendre, il ne pouvait se défendre d’être soulagé, tant il craignait qu’elle ne soit fâchée contre lui de la confidence faite à Ki.
Malgré toutes ces semaines de sorties sans fruit, la foi de Ki n’en demeurait pas moins inébranlable, et c’était pour lui un véritable ravissement que de partager le secret de Tobin.
Celui-là compensait presque à lui seul tous ceux que Tobin se révélait totalement incapable de partager.
Tout en éperonnant leurs montures pour leur faire remonter la route, les garçons gardaient un œil sur la course du soleil. Les jours étaient désormais courts, et promptes les tempêtes à fondre du haut des montagnes.
Frère se maintenait juste en avant d’eux, malgré cette espèce de démarche insolite et raide qu’il avait toujours et dont l’excessive lenteur aurait dû le laisser loin derrière, sans que ce soit jamais le cas. Tu pouvais bien piquer tous les triples galops du monde, peine perdue, lui te précédait quand même. Tout autres étaient les préoccupations de Ki.
« Comment qu’elle va s’y prendre, ta sorcière, pour vivre dans un arbre tout l’hiver?
— Elle avait un feu, rappela Tobin.
— Tant que tu voudras, mais la neige va lui obstruer sa porte, non ? Va lui falloir creuser comme un lapin pour se faire une issue. Et puis elle va manger quoi ? »
Tout perplexes sur ces questions, ils attachèrent leurs chevaux au bord de la route avant de les abandonner pour aller explorer à pied une sente à gibier que Tobin avait repérée voilà quelques jours et où ils ne s’étaient pas encore aventurés. Le temps de la suivre et d’aboutir à une impasse suffit à épuiser leur marge de jour. Le soleil n’était pas loin de frôler les sommets quand, décidant finalement de renoncer, ils se mirent à rebrousser chemin; encore allaient-ils devoir couvrir d’écume leurs montures pour être rentrés avant que Nari ne commence à être aux cent coups.
Ki venait à peine de monter en selle, et Tobin n’en était encore qu’à mettre le pied à l’étrier quand leurs chevaux bronchèrent tout à coup. En se cabrant, Gosi fit perdre l’équilibre à Tobin avant de dévaler la route à toutes jambes. Après que la brutalité de l’atterrissage sur son derrière lui eut dérobé un grognement de stupeur, le petit ne releva les yeux que pour entrevoir Ki tirant sur les rênes afin de maîtriser Dragon qui n’aspirait qu’à s’élancer aux trousses de son congénère, puis les deux chevaux disparurent au premier tournant, de même que le cavalier.
« Enfer et damnation! » éructa-t-il. À peine avait-il entrepris de se relever qu’un grondement tonitruant le pétrifia et le remit à croupetons.
Tournant bien lentement la tête vers sa droite, il se vit quasiment nez à nez avec un couguar aplati sur l’orée des bois, de l’autre côté du chemin.
Or, s’il trouva que le poil fauve du matou se fondait à merveille dans les tonalités du couvert hivernal, il découvrit aussi que ses prunelles jaunes étaient non seulement aussi vastes qu’un couvercle de baril à clous mais attachées sur lui. La bête le dévisageait, le ventre au ras du sol et la queue fouettant convulsivement les feuilles mortes et la neige. Et puis, comme en un cauchemar, elle esquissa un pas glissé vers lui, puis un deuxième, épaules creusées et nouées par le mouvement des muscles.
Il lui tenait lieu de gibier.
Rien ne servirait de s’enfuir. Et il était beaucoup trop terrifié pour seulement fermer les yeux.
Le couguar fit encore un pas puis s’immobilisa, les oreilles à plat sur son crâne massif, lorsque Frère apparut entre sa proie et lui.
Il le voyait, manifestement. L’échine encore plus creusée, il se mit à gronder, découvrant des crocs incurvés, féroces, et aussi longs que les pouces de l’enfant qui, désormais bien au-delà de la terreur, ne pouvait strictement plus ébaucher un geste.
Avec un feulement, le couguar décocha sa patte au fantôme. Les énormes griffes éraflèrent le vide à moins d’un pas de la poitrine de Tobin, assez près toutefois pour qu’il en perçoive le courant d’air et les voie clairement fouailler le ventre de Frère. Lequel ne bougea point. Avec un nouveau grondement, le fauve se ramassa sur lui-même afin de s’élancer.
Tobin entendit alors quelqu’un qui accourait de leur côté. Ki, c’était Ki, revenant au pas de charge, à pied, ses longs cheveux lui flottant autour de la tête, et qui, poussant un beuglement farouche, fonça droit sur le couguar, sans rien brandir d’autre qu’un mince bâton noueux.
« Non! » couina Tobin, mais il était déjà trop tard.
Le chat venait de bondir, de heurter Ki en pleine poitrine, ils s’étaient ensemble aplatis en travers du chemin puis finirent, le couguar dessus, par s’immobiliser tout à fait.
L’espace de quelques secondes épouvantables Tobin sentit le temps s’arrêter comme il s’était arrêté le jour où Mère s’éloignait de lui en dégringolant tout le long du flanc de la tour. Écrabouillé par le couguar, Ki gisait sur le dos, et tout ce que Tobin discernait dans le tas, c’étaient des jambes écartelées d’enfant, plus la patte arrière du fauve qui, arc-boutée sur le ventre de son copain, s’apprêtait à l’étriper comme un écureuil.
Seulement, ni Ki ni le chat ne bougeaient, et Frère,à présent, les toisait de son haut. Tobin ne prit vaguement conscience qu’il avait dû se mettre à courir qu’au moment où il se précipita sur le dos du fauve et se colleta avec la formidable tête afin d’essayer de dégager la gorge de Ki. La bête était toute flasque, rien d’autre que du poids mort entre mort ses mains.
« Ki ! Ki, tu es mort, Ki ? cria-t-il tout en s’efforçant de faire basculer la monstrueuse masse effondrée pardessus son ami.
— Pas trop, à ce qui me paraît », lui répondit un souffle lointain.
Et, de fait, Ki se mit à remuer, tant et si bien qu’en joignant leurs forces ils finirent par arriver à repousser le couguar de côté. Ki se sortait de ce mauvais pas blême et tremblant mais indiscutablement en vie. Le devant de sa tunique était passablement lacéré, du sang maculait ses guipures en lui dégoulinant d’une longue balafre qu’il avait au cou. Tobin se laissa tomber à genoux pour mieux le contempler. Ce qui venait tout juste de se passer lui paraissait encore presque invraisemblable. Sans échanger un mot, tous deux se tournèrent pour considérer la gigantesque femelle couguar affalée juste à côté d’eux. Les prunelles jaunes fixaient aveuglément le fossé. Des coulées de sang sombre noircissaient la neige sous le large déploiement des griffes.
Ki fut le premier à recouvrer la voix.
« Par le velu des bourses à Bilairy ! croassa-t-il une octave au-dessus de son timbre ordinaire. Qu’est-ce qu’est arrivé?
— Je crois bien que c’est Frère qui l’a tuée! » Tobin appesantit un regard perplexe sur le fantôme maintenant accroupi sur la chatte morte. « Il s’était mis entre elle et moi pour bloquer l’attaque. Mais toi, tu es arrivé là-dessus en courant avec ... Tu te figurais faire quoi, dis, quand tu as foncé sur elle avec ... avec un bâton ! ? »
Ki exhiba le cheval sculpté qu’il portait au col en guise d’amulette. « Je suis ton écuyer. Et comme j’avais pas été foutu de trouver autre chose ... » Il s’arrêta pile, bouche bée, l’œil écarquillé sur va savoir quoi par-dessus l’épaule de Tobin.
Celui-ci sentit les petits cheveux de sa nuque se hérisser. Les couguars chassaient-ils en couple? En meute? Il pivota si vivement sur lui-même qu’il perdit l’équilibre et tomba comme un plomb sur son arrière-train.
Lhel se dressait à trois pas de lui, aussi crasseuse et déguenillée que dans ses souvenirs, mais pas du tout surprise, apparemment, de les trouver là, tous les deux, en compagnie d’un couguar mort.
« Toi être cherchant moi, keesa ?
— Eh bien ..., oui. Je ... j’espère que cela ne vous ennuie pas. J’ai dit à mon ami... Il n’avait jamais rencontré de sorcière. Et puis ... puis vous aviez dit que vous alliez m’enseigner des choses », acheva-t-il, d’autant plus piteux que le déclin croissant du jour l’empêchait de savoir si elle lui en voulait ou pas.
« Et à la place toi trouvé par grosse maskar. » Entortillé dans des haillons, son pied taquina la dépouille du fauve.
« Elle allait m’attraper quand Frère l’a stoppée, puis Ki est arrivé, l’a détournée de moi, et Frère l’a tuée, fina ...
— Je tuer. Frère pas faire mort. »
Les deux garçons prirent le même air ahuri.
« Vous? Mais ... mais comment? » demanda Tobin. Elle renifla. « Je sorcière. » Elle s’agenouilla pour cueillir le visage de Tobin au creux de ses rudes paumes.
« Tu blessé, keesa ? — Non.
— Toi? » Elle avança la main, frôla le cou de Ki.
Il secoua la tête.
« Bien. » Elle leur fit un grand sourire qui révéla qu’il lui manquait pas mal de dents. « Toi bon, brave ami de Tobin. Avoir une voix, ou pas? »
Ki s’empourpra.
« Je ne sais pas quoi dire à une sorcière.
— Dire peut-être: "Salut, sorcière" ? »
Ki rassembla ses genoux pour lui faire une révérence comme s’il s’adressait à une dame.
« Salut, maîtresse Lhel. Et merci ! je suis votre débiteur. »
Elle lui posa une main sur la tête. Un instant, Tobin crut surprendre dans ses yeux comme une tristesse fugitive, et cela lui fit tournoyer dans les tripes un vilain frisson froid, mais elle n’avait plus cet air quand elle se tourna vers lui pour l’attirer contre elle et le serrer dans ses bras. Ce n’est pas sans un rien de roideur qu’il se laissa faire ; elle ne sentait toujours pas bien bon ...
Elle l’étreignit un moment avant de chuchoter:
« Bon keesa, ça. Toi être bon pour lui ? Protéger le ?
— Le protéger? De qui ?
— Tu savoir, venue l’heure. » Elle lui tapota la poitrine d’un doigt. « Tu avoir ça là, pas aller oublier.
— Je ne l’oublierai pas. »
Il se dégagea. Frère se tenait assez près maintenant pour qu’il puisse le toucher, ce qu’il essaya de faire afin de le remercier. Mais comme toujours, en dépit des apparences tellement tangibles, ses doigts, loin d’y trouver prise, ne rencontrèrent rien de mieux qu’un pan d’air plus froid.
Comment vous avez su qu’on était ici ? demanda Ki.
— Je voir vous plein et plein de fois pour savoir quelle sorte de bon ami mon Tobin avoir. Être fins guerriers tous les deux. » Elle se toucha le front. « Je voir ça là. » Elle reporta son regard sur Tobin puis pointa l’index vers le fort. « Tu nouveau professeur. Plaît toi?
— Non. Il fait de la magie, mais pas comme la vôtre. Surtout, il nous apprend à lire et à compter.
— Il a essayé de nous apprendre aussi à danser, mais faut le voir, lui, comme un grand héron sur la glace ... ! ajouta Ki. Voulez-vous venir à la maison avec nous, Maîtresse? Il ne m’appartient pas de vous offrir l’hospitalité, mais vous m’avez sauvé la vie. Il fait froid, ce soir, et... et puis Cuistote est en train de faire une tourte à la galantine. »
Elle lui tapota l’épaule.
« Non. Eux pas avoir à me connaître. Pas les dire, hein?
— Jamais de la vie! » promit Ki, tout en décochant à Tobin un sourire de conspirateur. Si le secret fait autour de cette histoire de sorcière l’avait enchanté, cette merveille de sorcière en chair et en os passait toutes ses espérances.
« Il nous faut rentrer. » Tobin jeta un nouveau regard inquiet vers le ciel assombri sur la pourpre et l’or duquel les pics se découpaient en noir. « Maintenant que nous vous avons trouvée, pouvons-nous revenir vous rendre visite? Vous avez dit aussi que vous seriez mon professeur ...
— Quand venue l’heure. Pas encore. » Elle se mit deux doigts dans la bouche et produisit un sifflement strident. Les chevaux enfuis remontèrent la route au trot, traînant leurs rênes lâches dans la neige. « Venir visite des fois quand même.
— Où ça ? Comment est-ce que nous vous trouverons?
— Vous chercher. Vous trouver. » Et, sur ce, elle s’éloigna d’un pas léger et s’évapora dans l’obscurité grandissante.
« Par la Flamme! » Ki se mit à faire des sauts et gambades enthousiastes et à donner des bourrades au bras de Tobin. « Par la Flamme, elle est juste comme tu disais! Une véritable sorcière! Elle a tué le couguar sans même y toucher. Et puis elle nous a prédit notre avenir, tu as entendu? "Fins guerriers" ! » En faisant mine de porter une formidable estocade à quelque ennemi futur, il eut le souffle brusquement coupé par la douleur de ses égratignures, mais son caquet ne s’en trouva guère affecté plus d’une seconde. « Tous les deux, toi et moi! Le prince et l’écuyer ! »
Tobin leva la main, et Ki la serra. « Tous les deux. Mais sans en rien dire à quiconque », lui rappela-t-il, trop habitué qu’il était au penchant de cet étourneau de Ki à lâcher tout ce qui lui traversait la cervelle.
« Sur mon honneur, prince Tobin, j’obéirai. La torture ne m’en arracherait pas l’aveu. Et c’est elle qui nous guette à notre arrivée au fort!
Car voilà le soleil bel et bien couché ... » Il jeta un regard navré sur sa tunique lacérée. « Comment qu’on va faire pour expliquer ça ? Si Nari découvre la vérité, elle ne nous laissera jamais plus mettre le nez dehors ! »
Sachant trop bien fondée la prévision, Tobin se mâchouilla la lèvre inférieure un bon moment. Arkoniel avait beau les soutenir, Nari n’en persistait pas moins à les couver et à s’affoler dès qu’elle les perdait de vue trop longtemps. Mais la seule idée de se voir priver d’un seul jour de leur liberté toute neuve était insupportable. « Nous n’aurons qu’à lui dire que Dragon s’est emballé avec toi dessus. Ce n’est même pas un mensonge. »
2
Le mois n’était pas terminé que, se déchargeant une fois de plus de la responsabilité des garçons sur le capitaine et sur le magicien, Rhius repartait pour Ero.
Maintenant qu’il avait défini ses devoirs de tuteur à sa propre satisfaction comme à celle de ses pupilles, Arkoniel était enchanté des nombreuses heures de liberté dont il disposait désormais pour s’occuper de ses études personnelles. Alors qu’Iya s’était trouvée contente de vagabonder tout en collectant des idées et en pratiquant son art en faveur de ceux qui en avaient besoin et qui pouvaient payer, lui n’avait jamais eu qu’un désir, étudier et créer; et voilà qu’Illior lui offrait simultanément, semblait-il, et les moyens et l’occasion de le faire.
Vers la fin de Kemmin, la rénovation des appartements du second étage étant tout de même achevée, il prit possession de deux pièces: l’une, petite mais confortable, en guise de chambre à coucher, l’autre, contiguë, vaste et haute de plafond, dont il comptait faire son cabinet d’études. En contrepartie de ses fonctions de gardien de Tobin, le duc lui avait en effet ouvert un compte presque illimité pour lui permettre de consacrer ce que celles-ci lui laisseraient de loisirs à la poursuite de ses propres recherches.
Ainsi donc, pour la première fois de son existence passablement errante, Arkoniel se trouvait posséder tout à la fois les rentes et la profusion de temps nécessaires à des investigations plus complexes en fait de magie. Bien avant que l’on n’ait appliqué la couche finale de plâtre à tous les murs du second étage, il s’était mis à équiper ce qu’il considérait déjà mentalement comme son atelier. Aussi cela faisait-il plusieurs mois qu’il arrivait presque chaque jour des caisses bourrées de livres et d’instruments repérés au cours des voyages en compagnie d’Iya. Des fours et fonderies d’Ylani provenaient les mortiers, les creusets, les alambics indispensables aux expériences d’alchimie comme à la composition d’objets magiques. Bierfût fournit quant à elle suffisamment d’outils, de tables et de braseros pour bonder une autre partie de la pièce.
Les mines situées dans les Territoires du nord procurèrent pour leur part des cristaux d’une limpidité parfaite, et, sollicités par courrier, des collègues magiciens expédièrent des minerais, des herbes et toutes sortes de substances rares ou introuvables sur place. Tant et si bien qu’Arkoniel en vint à se demander s’il aurait le front de se faire adjuger une pièce supplémentaire. En tout cas, ces largesses inouïes l’incitèrent à témoigner sa gratitude en se mettant à confectionner pour la maisonnée toutes les médications à base de simples dont il connaissait la recette.
Depuis qu’il se risquait à donner noir sur blanc de menues nouvelles de Tobin, il farcissait ses longues missives à Iya de ses propres progrès et espérances. Et les réponses qu’il recevait d’elle de loin en loin approuvaient toutes sa démarche et l’encourageaient.
Telle pourrait bien être une Troisième Orëska, écrivait-elle par exemple à mots soigneusement choisis. Non pas un magicien travaillant isolé, mais un grand nombre, et qui partageraient leur savoir avec des générations d’étudiants, pour le bénéfice de tous. Je compte bien que tu auras du neuf à me montrer, lors de notre prochaine rencontre.
Il entendait de tout son cœur remplir cette attente, et grâce à une innovation autrement plus impressionnante que l’invention d’un nouveau charme à feu.
Les premières chutes de neige importantes de l’année survinrent durant la cinquième nuit de Cinrin. Au matin, le monde était une étourdissante féerie de noirs et de blancs sous un ciel ébloui d’azur. Impatiemment attendus par le paysage qui les guettait à la fenêtre, les garçons se révélèrent absolument incapables de tenir en place pour leurs leçons. Non sans branler quelque peu du chef, Arkoniel les laissa filer et se retira dans son atelier pour renouer avec sa passion du moment. Des éclats de rire lui parvinrent bientôt du dehors. Gagnant la fenêtre, il vit que Tharin et les gamins s’étaient attelés à la construction d’une forteresse de neige dans la prairie.
Autour d’eux, le versant tout entier, comme saupoudré de sel fin, étincelait d’une blancheur immaculée, sauf dans la partie qu’ils avaient piétinée pour dresser leur château. Dans les traces laissées par leurs pas et par le roulage des moellons de neige, les ombres avaient des tons bleus. La route et le pont avaient disparu sous la neige. Seule intacte d’aspect, la rivière déroulait ses flots comme un gros serpent noir entre les amoncellements blancs de ses berges.
Nouveaux éclats de rire, et mugissement de Tharin.
À l’évidence, Tobin avait appris de Ki l’art de façonner les boules de neige et de s’en servir. Tout travail avait désormais cessé sur le chantier du fort miniature, et la bataille y faisait rage. Arkoniel fut un moment tenté de descendre se joindre à eux, mais la chaleur et la quiétude de l’atelier eurent raison de sa velléité.
En matière de création magique, lui avait enseigné Iya, le tout premier pas consistait à se représenter le résultat souhaité. Ainsi, tramer un charme habituel débutait comme suit : si vous envisagiez de faire du feu, c’est une flamme que vous deviez vous figurer, avant de vous concentrer sur la forme afin que se matérialise votre intention.
La création d’un nouveau charme ne réclamait rien de plus compliqué que la découverte des étapes intermédiaires permettant le passage du désir à la réalité.
Au début, chamboulé qu’il était tout autant par l’obligation de s’adapter à son nouveau rôle et à la demeure que par la fièvre d’aménager ses appartements personnels, il s’était contenté de faire joujou avec l’alchimie et telle ou telle autre science connue, et de perfectionner les talents qu’il possédait déjà. Mais, une fois mise en place une existence régulière et l’hiver en passe de s’installer, il s’était surpris à ruminer sa rencontre avec Lhel.
L’époustouflante puissance érotique qui émanait d’elle s’insinuait de plus en plus fréquemment dans les rêves du jeune homme, il la sentait toute brûlante contre lui, il percevait son odeur sauvage et musquée.
Il s’en réveillait chaque fois terrifié, trempé de sueur et le cœur battant la chamade. À la lumière du jour, il lui était facile d’imputer de pareils émois à la furieuse émeute de son corps, aussi juvénile qu’indiscipliné. Mais la seule idée qu’il pourrait véritablement la toucher comme il le faisait au cours de ses rêves le rendait malade d’angoisse.
Or, ce qui l’amenait aujourd’hui à s’en ressouvenir, ce n’était pas le côté charnel de leur rencontre, c’étaient tout à la fois la pensée de ce qu’il croyait avoir vu Lhel faire ce jour-là, dans la forêt, et celle d’un songe qui le taraudait.
Projeter l’image de quelqu’un ressortissait à la magie connue; et, pour n’être pas d’une maîtrise aisée, ce tour-là n’avait rien d’exceptionnel non plus. Iya savait le réaliser, et Arkoniel lui-même s’y était taillé quelques succès mineurs, mais l’image qui s’obtenait grâce à la magie d’Orëska se réduisait à la seule forme du magicien lui-même, aussi claire, ordinairement, que peu naturelle, telle celle d’un spectre surpris au grand jour. Or, près de la route, ce jour-là, Lhel lui était apparue comme encadrée dans une fenêtre ovale ; la lumière qui la nimbait était bel et bien celle du jour, et lui-même avait été capable de distinguer le marécage environnant dès avant même que de savoir qu’il en existait un dans les parages. La révélation de ce genre de détails, il n’avait pas pu la devoir à son propre esprit; c’était bien Lhel qui lui avait montré où elle se trouvait, et d’une manière aussi nette que si elle l’y avait conduit grâce à un trou creusé dans l’air.
Un trou creusé dans l’air.
L’image lui en était venue au moment même où il se réveillait, ce matin.
Jusque-là, il avait tout misé sur les charmes de disparition, s’efforçant de les ployer jusqu’à ce qu’ils combinent la forme et la mobilité. Ce sans parvenir à ne serait-ce qu’un semblant d’amorce de fonctionnement.
Mais voilà que ce matin il avait une nouvelle idée, une inspiration demeurée dans le sillage de ce fameux songe. Au cours de celui-ci, il avait revu Lhel flotter dans cette lumière verdâtre qui ne coïncidait pas celle du soleil où elle se tenait. Nue comme un ver, elle lui faisait signe comme pour l’inviter à pénétrer dans l’ovale lumineux et à la rejoindre sans prendre la peine de gravir la colline. Durant ce songe, il se rendait compte que les reliait une sorte de tunnel ou de tube empli d’une lumière verte et mouvante. Le songe lui avait fait comprendre qu’il était sur le point de mettre la main sur le secret qu’il convoitait, mais l’image de la sorcière nue avait refait sur ces entrefaites une irruption intempestive, et il s’était réveillé, l’aine au supplice et la vessie pleine.
Comme il se trouvait là, à remâcher les choses, lui revint un autre souvenir, oublié depuis longtemps et apparemment sans rapport avec tout ça. En compagnie d’Iya, il avait un jour exploré des galeries retentissantes au pied d’un sommet très ancien, dans les Territoires du nord. Ces galeries vous faisaient l’effet de taupinières colossales, mais les parois en étaient lisses comme du verre et ne révélaient aucune trace de creusement. Non contente de lui assurer que la montagne les avait elle-même créées d’une manière ou d’une autre, Iya lui avait fait voir des morceaux d’obsidienne percés de réseaux minuscules qui, semblables à des miniatures des galeries, avaient, eux, toute la finesse d’une fourmilière dans ce somptueux matériau.
Son membre s’émut derechef lorsque, s’installant sur un tabouret près de sa table de travail, il essaya de se remémorer de façon plus précise chacun des détails du songe. Il imposa davantage de réserve à sa chair puis se concentra sur l’image: un trou creusé dans l’air... non, un tunnel ! Oh, c’était facile à se figurer, mais comment s’y prendre pour créer l’équivalent, alors qu’il ne comprenait même pas comment la montagne était arrivée à le faire?
Jamais, en dépit de tous leurs voyages, ni Iya ni lui n’avaient découvert de charme susceptible de réaliser rien de semblable au spectacle qu’il se repassait en imagination. Et voilà qu’ici même, au sein de sa solitude toute nouvelle, il s’échinait à inventer par ses seules forces un mécanisme mental capable de recomposer sa vision.
Ainsi qu’il l’avait fait tant de fois au cours des dernières semaines, Arkoniel plongea la main dans une jatte voisine et en retira un haricot sec.
Gros comme la moitié de l’ongle de son pouce et d’un rouge sombre tout moucheté d’imperceptibles points blancs, celui-ci appartenait à la variété que le cuisinier de Père appelait jadis « coco pourpre ». Il le frotta entre son index et son pouce jusqu’à ce que sa mémoire en enregistre le poids exact et le contact lisse.
Maintenant fermement ancrée dans son esprit l’image du haricot, il le déposa devant lui sur la table de chêne, à côté d’une boîte à sel équipée d’un couvercle dont Cuistote s’était résignée à se dessaisir fort à contrecœur.
Tout en se concentrant, il déplaça le haricot d’avant en arrière à plusieurs reprises avec les doigts puis, retirant sa main, le fit décoller avec son esprit jusqu’à ce qu’il flotte un bon pied au-dessus de la table. Après quoi, il amena toute sa puissance de concentration à peser sur lui, tout en se représentant le tunnel dont il avait rêvé, afin de contraindre le haricot à s’en frayer un analogue pour pénétrer dans la boîte hermétiquement close.
Pour bouger, ça, le haricot bougea bel et bien, mais uniquement selon sa manière prosaïque accoutumée. Comme propulsé par une fronde, il vola sus à la boîte et en heurta si violemment le couvercle qu’il s’y partagea. Les deux moitiés ricochèrent en sens opposé, et le magicien les entendit rebondir sur le dallage de pierre nue, où ils ne manquèrent assurément pas de retrouver certains de leurs prédécesseurs déjà éparpillés tout autour de la pièce.
« Par les couilles à Bilairy ! » grommela-t-il en s’étayant la figure à deux mains. En quelques semaines, il avait utilisé suffisamment de haricots pour en faire une potée de soupe, et pour des résultats toujours aussi décourageants.
Il passa une heure supplémentaire à s’éreinter les méninges sur la construction d’une ouverture au milieu de l’air, mais tout ce qu’il y gagna finalement, ce fut une épouvantable migraine.
Abandonnant la partie, il consacra le reste de l’après-midi à des tours de magie moins aventureux. Agitant un creuset pour en faire tomber un copeau de feu fabriqué de frais, il plaça ce dernier sur une assiette et murmura: « Brûle. » D’un brun rougeâtre, le copeau se mit à luire au commandement puis produisit une menue langue de feu jaune pâle qui ne s’éteindrait à son tour que sur ordre.
Dessus, il mit à bouillir un creuset empli d’eau de pluie que supportait un trépied de fer puis alla puiser dans son cabinet d’herbes les divers simples indispensables à la concoction d’une potion soporifique pour Mynir.
La mixture initiale puait à vous renverser, mais Arkoniel n’en avait cure.
Un sentiment de satisfaction l’envahit peu à peu tandis que les premiers bouillons se mettaient à frémir sous ses yeux. Il avait en personne recueilli chacun des ingrédients dans la forêt et dans la prairie puis tramé les charmes par cœur. Un mélange pareil de composantes matérielles et de magie, cela lui calmait les nerfs; c’était un plaisir que de se retrouver, les incantations achevées, en possession d’un produit parfait et utile. Le copeau de feu était lui aussi son ouvrage. Les vestiges de la toute dernière briquette façonnée par lui gisaient encore sur une planche toute proche, ainsi que le marteau de pierre dont il s’était servi pour la réduire en fragments utilisables. Et il en avait assez livré, cette fois, pour approvisionner la maisonnée jusqu’au printemps.
L’odeur des herbes en train de mitonner le refit penser à Lhel, mais cette fois à la façon dont celle-ci s’était comportée durant leur voyage à Ero. Elle mettait alors à profit chaque halte ou moment de repos pour essayer de dénicher des trucs utiles dans la terre ou parmi la jonchée des feuilles d’automne. En se rappelant comment il avait repoussé ses avances, à l’époque, sans même se douter des pouvoirs qu’elle détenait, il sentit à nouveau le rouge lui cuire le front.
Du coup l’assaillirent insidieusement des souvenirs plus récents de tatouages et de peau musquée, de chuchotements prometteurs, et il en eut le cœur tout bondissant d’ivresse.
Avait-elle deviné ce qu’il espérait en secret? Était-ce à seule fin de l’appâter qu’elle lui avait laissé entrevoir ce truc inouï? Tout au long de la route qui les emmenait à Ero, il l’avait tant de fois surprise en train de lui peloter l’esprit... S’y était-elle souvent faufilée à son insu ?
Il se laissa glisser à bas du tabouret pour retourner à la fenêtre. Les ombres de l’après-midi finissant s’étiraient comme de longs chats bleus au bas de la maison, tandis que se levait une lune pleine aux trois quarts.
Tharin et les gosses avaient disparu. Dressé tel un minuscule avant-poste, leur fort était cerné par une multitude d’empreintes enchevêtrées qui défonçaient la neige. En dessous, les pas n’avaient tracé qu’une seule sente qui coupait en biais le flanc moelleux de la colline toute blanche et descendait vers le virage de la rivière.
Dans la forêt, les troncs et les branches dénudés qui hérissaient de noir la couche de neige fraîche faisaient l’effet des poils sur un bras de meunier. Les véritables tempêtes qui n’allaient pas tarder à s’abattre bloqueraient routes et chemins jusqu’au printemps. Si le manoir se trouvait disposer de solides réserves en vivres et en combustible, comment un menu brin de femme aux pieds nus réussirait-il à survivre, lui? Et comment, toute sorcière qu’elle était, Lhel avait-elle d’ailleurs réussi à survivre si longtemps déjà?
Puis où était-elle au juste, en ce moment même ? Il s’étira les bras pardessus la tête en tâchant d’ignorer le frisson frisquet de nostalgie vaguement coupable qui le parcourait à cette pensée.
Puis, au lieu de s’appesantir sur ses joues brusquement en feu, il se pencha par la fenêtre jusqu’à mi-corps pour laisser le froid régler la question.
Tandis que des cuisines montait jusqu’à lui le ferraillement des marmites, il perçut aussi le staccato sourd de sabots martelant la chaussée derrière le fort. Se couvrant les yeux d’une main, le magicien dépêcha un charme investigateur pour remonter la route des montagnes. Il maniait désormais ce genre de charmes avec presque autant d’habileté qu’Iya, ce qui lui permettait d’y voir sur plusieurs milles de distance pendant un bon petit moment.
Du haut du ciel, tel un faucon, il finit par repérer Tobin et Ki galopant à bride abattue, manteau voltigeant dans leur dos. Ils se trouvaient encore assez loin, et ils forçaient l’allure pour être de retour avant le coucher du soleil. Ils étaient rentrés en retard voilà quelques semaines et s’étaient morfondus comme des ours en cage quand Nari les avait claquemurés au fort pendant deux journées entières en guise de punition.
Arkoniel se mit à sourire tout seul en les regardant.
Comme toujours, Ki caquetait, Tobin riait. Or, tout à coup, ils tirèrent tous deux sur les rênes si brutalement que leurs chevaux se cabrèrent et firent demi-tour sur place, soulevant par là de blancs tourbillons de neige.
Puis une troisième personne surgit dans le champ visuel d’Arkoniel, qui ne put réprimer une exclamation de stupeur.
Lhel, c’était Lhel.
Lhel, emmitouflée dans une longue robe de fourrure, et les cheveux flottant librement sur les épaules. Les deux garçons mirent pied à terre pour l’aborder puis la saluèrent en lui serrant chaleureusement les mains. Les pouvoirs d’Arkoniel ne lui permettaient pas d’entendre d’aussi loin ce qui se disait, mais il discernait assez nettement les visages. Ce n’était pas là une rencontre entre inconnus.
La sorcière sourit affectueusement quand elle et Ki se serrèrent la main.
Tobin lui dit quelque chose, et elle lui toucha sa joue rougie par le froid.
Le magicien ne put s’empêcher de frémir en se rappelant ces doigts-là, les mêmes, en train de tailler, de coudre et d’entre-tisser des âmes.
Après avoir échangé quelques mots à peine avec elle, les deux gamins regrimpèrent en selle et se remirent en route vers la maison. Arkoniel maintint la vision axée sur la sorcière, tout conscient qu’il était que les pouvoirs du charme s’estompaient déjà. Il exagéra la pression des doigts sur ses paupières dans l’espoir de réussir à ne pas perdre Lhel de vue, malgré sa capacité de focalisation qui peu à peu s’amenuisait.
Elle demeurait sur la route, à regarder les gamins s’éloigner. Quant à lui, il allait se voir contraint de rompre bientôt le contact, mais il espérait désespérément découvrir où elle irait ensuite. Il était juste sur le point d’abandonner quand elle leva légèrement la tête, peut-être tout simplement pour guigner la lune qui se levait, mais il n’en eut pas moins, durant une seconde, l’impression que c’était lui-même qu’elle regardait droit dans les yeux.
Pour avoir au-delà de toute mesure, et sciemment, prolongé la vision, Arkoniel se retrouva soudain agenouillé sous la fenêtre, avec un mal au crâne lancinant et des farandoles vertigineuses d’étincelles multicolores devant les yeux. Une fois passé le pire de cette crise, il se remit debout tant bien que mal et descendit en toute hâte aux écuries chercher son cheval.
Sans seulement prendre la peine de le seller, il enfourcha l’alezan puis le lança au galop vers la montagne.
Pendant qu’il allait de la sorte, il eut tout loisir de s’interroger sur l’affolement de son cœur et le furieux sentiment d’urgence qui le poussait là.
Il savait sans l’ombre d’un doute que Lhel ne ferait aucun mal aux enfants.
Qui pis est, d’ailleurs, il les avait vus la quitter. Et pourtant, voilà qu’il n’en éperonnait que plus vivement sa monture, avec la hantise de ne pas réussir à les retrouver ...
La retrouver.
Et puis après? se demanda-t-il. Elle détenait des secrets magiques dont lui-même ne faisait que rêver. Il fallait qu’elle les lui enseigne, l ya le voulait, et comment parviendrait-il à les apprendre, hein, s’il se refusait à tout face-
à-face?
Et pourquoi voudrais-tu qu’elle soit encore là, debout dans le froid, sur la route, avec la nuit qui tombe?
Comme, déboulant d’un tournant, Tobin et Ki freinaient pile pour le saluer, il fit lui-même volter si brutalement sa bête qu’il dut lui agripper la crinière pour récupérer son assiette.
« Vous avez croisé une femme, tout à l’heure.
Qu’est-ce qu’elle vous a dit? » La virulence avec laquelle ces quelques mots venaient de lui échapper le laissa pantois. Ki, gêné, se dandinait en selle en évitant de le regarder. Tobin, lui, le fixa carrément dans les yeux puis haussa les épaules.
« Lhel dit qu’elle commence à en avoir assez de vous attendre », riposta-t-il, redevenant pendant un instant l’étrange enfant sombre dont Arkoniel avait fait la connaissance un certain jour d’été. Mieux encore, à la faveur du jour déclinant, ses yeux assombris jusqu’à presque paraître noirs le faisaient singulièrement ressembler à son démoniaque jumeau. Ce que voyant, Arkoniel en eut froid dans le dos. L’index de Tobin indiqua la montée, derrière. « Elle vous fait dire de vous dépêcher. Elle n’a pas l’intention d’attendre beaucoup plus longtemps. »
Lhel. Elle. Tobin en parlait bel et bien comme d’une personne de sa connaissance, et non comme d’une inconnue croisée par hasard sur la route.
Et Lhel l’attendait..., Lhel qui n’avait pas l’intention d’attendre beaucoup plus longtemps ... !
« Vous feriez mieux de rentrer à la maison », leur lança-t-il tout en repartant lui-même au grand galop. Il avait beau s’efforcer de chercher des paroles aimables en guise d’entrée en matière, il ne lui venait que des interrogations. Où elle avait été pendant tous ces mois. Ce qu’elle avait dit au petit. Mais, par-dessus tout, de quel sortilège elle s’était servie pour l’aborder la première fois, lui, dans la forêt.
Il s’accabla de malédictions pour n’avoir pas seulement noté le moindre repère durant sa vision, mais cette négligence se révéla finalement dénuée d’importance. Au bout d’un mille environ, Lhel fut là, toujours sur la route, exactement campée comme il l’avait vue, son ombre bleue raturant la neige.
Adoucissant ses traits, le déclin du jour lui donnait l’air d’une jouvencelle égarée dans les bois.
Toutes les questions qu’il avait en tête s’évanouirent à cette vue. Il immobilisa le hongre et se laissa glisser à terre pour affronter Lhel. Il émanait d’elle, en dépit du froid, une odeur brûlante qui lui fit perdre la voix et le transperça d’une convoitise aussi brutale que douloureuse. Elle étendit la main pour lui toucher la joue, tout à fait comme avec Tobin, et cette caresse suffit à déchaîner en lui un désir si féroce que respirer lui faisait mal. Et il ne trouva rien de mieux à faire dans sa cervelle que d’ouvrir les bras, d’attirer Lhel à lui et de l’étreindre, toute chaude, à l’étouffer. Elle se pressa contre le jeune homme avec un doux gémissement, tandis que sa cuisse nerveuse montait frottoyer la réponse de l’entrejambe déjà durci.
Évaporée dès lors toute pensée, ne subsistèrent plus qu’instinct et sensations. Lhel avait dû le manipuler tout du long, se rendit-il compte ultérieurement, mais son impression du moment fut qu’il se mouvait en un rêve foisonnant de mains et de lèvres chaudes parcourant sa peau. Il voulut résister, il voulut convoquer pour ce faire la rectitude qui avait jusqu’alors présidé à chacun des actes de son existence, mais la seule idée qu’il se trouvait à présent capable d’avoir était celle de l’assentiment oblique d’Iya à ce qu’il fasse précisément ça - accorder à Lhel ce qu’elle souhaitait, mais donnant-donnant, contre la promesse de quelque savoir.
La sorcière ne gaspilla pas de temps en finasseries. Tout en culbutant Arkoniel par-dessus sa robe de fourrure, elle retroussa ses jupes jusqu’à la ceinture, tandis que lui se débarrassait de sa tunique à tâtons fébriles, et puis il s’abattit sur elle, en elle, et elle l’attira plus à fond, tellement profond qu’à peine eut il le loisir de saisir qu’elle l’enveloppait dans sa chair brûlante que quelque chose de semblable à un éclair le foudroya, arrachant à sa gorge un cri déchirant de stupéfaction. Elle le renversa d’une saccade sur le dos, et il sentit la neige molle se creuser sous lui tandis qu’elle entreprenait de le chevaucher sous les premières étoiles du soir. La tête rejetée en arrière, elle se mit à geindre sauvagement, lui étreignant le membre de tout ce que les femmes pouvaient bien posséder de muscles invraisemblables dans cet endroit-là. L’éclair fulgura de nouveau, plus violent encore et plus incendiaire que précédemment, si bien qu’il en perdit totalement la vue, assourdi par ses propres cris comme par ceux qu’elle poussait et que la forêt répercutait en écho comme un chant de loups.
Après quoi il se retrouva lampant l’air convulsivement, trop abasourdi pour bouger. Elle s’inclina sur lui et lui bécota les joues, les paupières et les lèvres. Il avait la gorge en feu, se sentait tout frigorifié, et leurs fluides respectifs entremêlés lui chatouillaient les couilles en leur dégoulinant dessus tel un ruisselet glacé. Un régiment de cavalerie eût-il dévalé la route droit sur eux dans un fracas tonitruant qu’il se serait trouvé fort en peine de remuer pied ni patte. À deux pas de là, son canasson hennissait tout bas, comme s’il trouvait cela bien marrant.
Lhel se rassit sur son séant puis lui saisit la main.
Tout en la pressant contre l’un de ses seins rebondis au travers de sa robe rêche, elle le dévisagea, tout sourires. « Faire un charme pour moi, Orëska. »
Il écarquilla les yeux d’un air ahuri. « Quoi? » Elle lui pétrit les doigts pour leur conférer la fermeté flexible de sa propre chair, et son sourire s’élargit. « Faire un tour de magie pour moi. »
L’œil à nouveau captivé par le ciel constellé d’astres, Arkoniel chuchota un charme en leur honneur. Un point lumineux d’une étincelante blancheur jaillit au monde tout là-haut, qui rayonnait tout autant qu’une étoile. Devant sa pure splendeur, il se mit à rire avant de le faire tournoyer, prendre l’aspect d’une sphère plus grande et ensuite de l’éparpiller en une myriade de scintillantes étincelles qu’il finit par disposer dans les cheveux de sa compagne comme un diadème de givre et de diamants. Baignée dans leur lumière éthérée, Lhel avait toute la sauvagerie d’un esprit nocturne en déguisement de haillons. Alors, comme si elle déchiffrait sur sa figure ce qu’il pensait, elle empoigna le col de sa propre chemise et la déchira du haut en bas, révélant une nouvelle fois les marques de pouvoir qui lui tapissaient le corps. Arkoniel les toucha, plein de déférence, selon le tracé de leurs spirales, de leurs volutes, de leurs croissants, puis, d’un doigt timide, effleura l’endroit par où, chair contre chair, eux-mêmes demeuraient joints.
« Tu avais raison. Iya prétendait me convaincre ..., s’arracha-t-il finalement, écartelé entre sa traîtrise et l’émerveillement. C’était un mensonge de bout en bout, que ça dépouille un magicien de sa puissance. »
Il leva la main pour désigner la couronne lumineuse qui scintillait dans les cheveux de Lhel. « Je n’ai jamais rien fait d’aussi beau. »
Elle lui ressaisit la main pour la presser contre son cœur. « Pas mensonges pour tout, Orëska. Certains pouvoirs vraiment pas servir la Déesse. Mais toi? Ce que tu sentir ici ... » De sa main libre, elle lui tapota la poitrine. « C’est ce que tu faire ici. » Elle se toucha le front. « Iya penser ça.
Elle voulu te dire.
— Tu nous as entendus parler, ce jour-là?
— Je entendre des tas. Voir des tas. Je regarder toi dormir tout plein d’envies dans ton raluk. » Elle exerça sur lui un spasme intérieur et lui fit un clin d’œil enjoué. « Je tenter parler toi dans tes rêves, mais tu, bougre têtu !
Pourquoi faire moi t’envoyer des enfants, quand avoir tout ce chaud dans toi? »
Attachant ses regards au ciel, Arkoniel tâcha de rappeler à son secours la peur qui l’avait tenaillé moins d’une heure avant. Comment diable en était-il venu à se retrouver là, comblé, rieur, sans conserver le moindre souvenir d’une quelconque décision, d’un quelconque consentement ? « C’est toi qui m’as fait... ? »
Elle haussa les épaules.
« Pas pouvoir faire si désir pas être en toi. Pas y été, première fois, dans l’endroit la boue. Maintenant y être. Je qu’à appeler.
— Mais tu aurais pu m’avoir sans difficulté dans le ... dans "l’endroit-la boue" ! »
Or, à l’instant même où il disait ça, il comprit que quelque chose d’important s’était modifié en lui depuis l’épreuve du marais.
« Je pas prendre, répliqua-t-elle doucement. Toi donner.
— Mais je n’avais pas la moindre intention de ... de ... » Il esquissa un geste vague. « De rien faire de tout ça jusqu’à ce que je me retrouve ici!
— Si fait. Dedans là. » Du bout du doigt, elle cueillit dans ses cheveux l’un des points lumineux puis le lui déposa sur la poitrine. « Cœur pas toujours dire tête. Mais corps savoir. Tu apprendre ça.
— Oui, j’apprends ça », convint-il, vaincu par sa logique.
Lhel roula sur le flanc pour se détacher de lui et se releva. Elle avait les pieds entortillés dans des lambeaux d’écorce et des chiffons, mais elle semblait totalement indifférente au froid. Resserrant sur elle sa chemise en loques et sa robe de fourrure, elle déclara : « Beaucoup trop dans leur crâne, vous autres, Orëska. Ça pourquoi vous besoin de moi remettre à l’endroit le shaïmari de ces keesa.
— Tu m’apprendras ? »
Elle le toisa de son haut et haussa un sourcil. « Tu continuer payer? »
Arkoniel se mit debout et rajusta ses propres vêtements. « Par les Quatre, je le ferai, si c’est ça, ton prix. Mais il ne t’est pas possible de venir au fort? »
Elle secoua la tête. « Non. Iya raison pour ça. Je vu ton roi, lu son cœur.
Personne savoir, mieux valoir. » Un soupçon soudain s’insinua, gluant comme une sangsue, dans l’allégresse d’Arkoniel.
« Je t’ai vue bavarder sur la route avec Tobin et Ki.
Ils te connaissent.
— Keesas savoir faut pas dire.
— Tu mets Ki en danger, tu sais, si tu révèles trop de choses. »
Elle haussa les épaules. « Toi pas inquiéter de Ki.
Déesse envoyer lui aussi. »
Sa façon de raisonner semblait entièrement fondée sur ça. « C’est une dame bien occupée, ta déesse ... »
Lhel se croisa les bras et le dévisagea si fixement qu’il finit par se sentir assez mal à l’aise, puis elle lui tourna brusquement le dos en faisant signe de la suivre.
« Où allons-nous? »
Il n’obtint d’abord pour toute réponse qu’un gloussement léger tandis qu’elle s’évanouissait dans l’ombre des bois. « Tu vouloir prendre toutes leçons sur la route, Orëska ? »
Non sans un soupir résigné, Arkoniel attrapa son cheval par la bride et la suivit à pied.
Si les magiciens y voyaient, dans le noir, tel était aussi le cas des sorcières, apparemment. Malgré l’absence de sentier pour la guider à travers la forêt, Lhel marchait à grands pas assurés. Tout en fredonnant pour son propre compte, elle avait presque l’air de danser, là devant, caressant de ses mains les arbres et les pierres sur son passage. Faute d’étoiles pour se repérer, Arkoniel ne tarda pas à se sentir complètement désorienté et à devoir presser l’allure pour ne pas perdre le contact.
Lhel finit tout de même par s’arrêter au pied d’un chêne colossal.
« Cama! » fit-elle d’une voix forte, et une lueur sourde filtra d’une brèche dans le flanc du tronc.
Arkoniel pénétra derrière elle et se retrouva dans un abri douillet. Une lumière similaire à celle qu’il avait conjurée brillait doucement à quelque vingt pieds de haut, là où se refermait la fente de l’arbre. Au cours de leurs pérégrinations, Iya et lui s’étaient déjà logés dans des refuges de ce genre ; les chênes séculaires se fendaient souvent de la sorte sans en crever. Lhel s’était fait de celui-ci un plaisant séjour. Une paillasse couverte de fourrure s’étendait contre la paroi du fond, près d’un amoncellement confus de ce qui devait être des vêtements; des paniers et des pots traînaient de-ci de-là, et le foyer creusé dans le sol était, tout comme la partie supérieure de l’antre, noirci à souhait par la fumée. Arkoniel n’en avait pas moins le plus grand mal à imaginer que sa compagne ait pu tant d’années durant vivre là-
dedans.
Après avoir tiré une peau de daim sur l’entrée, Lhel s’accroupit devant le foyer pour faire jaillir une flamme de l’amadou qu’elle y avait par avance empilé.
« Tiens, un cadeau. » Arkoniel extirpa de sa tunique une pochette pleine de copeaux de feu puis lui montra comment les utiliser. Une fois que des flammèches se furent élevées de la fosse, la sorcière alimenta la menue flambée en puisant dans un tas tout proche de brindilles et de branches brisées.
Elle examina le contenu de la pochette et sourit. « Pas mal.
— Comment as-tu pu réussir à survivre ici? » questionna-t-il en s’accroupissant face à elle. L’éclat du feu lui permettait désormais de voir à quel point elle avait le visage et les mains gercées, et de mesurer l’ampleur des cals et des engelures qui affectaient ses pieds nus sous la crasse et leur empaquetage de chiffons.
Elle lui jeta un coup d’œil par-dessus le feu. Le tremblotement des flammes qui lui creusait de profonds sillons d’ombre autour de la bouche faisait luire des rougeoiements dans les fils d’argent de sa chevelure. Alors qu’au cours de leur accouplement sauvage sur la route, elle présentait un aspect tellement juvénile, voilà qu’elle paraissait maintenant d’un âge aussi vénérable qu’une déesse.
« Bon endroit, ici », dit-elle en rejetant ses fourrures d’un simple mouvement d’épaules et en laissant la chemise déchirée glisser mollement jusqu’à sa taille. Ses seins lourds que moirait le flamboiement du feu n’offraient plus trace des signes qu’il y avait vus auparavant. Elle farfouilla dans une corbeille puis offrit à Arkoniel une lichette de viande séchée. Il prit celle-ci sans détacher son regard du corps de Lhel tandis qu’elle se servait elle-même et commençait à manger. Elle était aussi crasseuse que jamais, et ses dents s’étaient un peu clairsemées au fil des années. Celles qui lui restaient se montraient ébréchées, brunâtres. Et, néanmoins, lorsqu’elle lui dédia un sourire oblique, il la trouva belle encore et singulièrement attrayante encore ...
À l’étourdie, il se pencha pour lui baiser l’épaule, s’enivrant de son odeur et la désirant de nouveau. « Comment fais-tu pour que j’éprouve ce que j’éprouve ? souffla-t-il, sincèrement époustouflé.
— Combien d’années tu avoir ? » demanda-t-elle en s’enfournant toute une poignée de groseilles à maquereau flétries.
Arkoniel dut marquer une pause pour réfléchir. « Trente et une », fit-il enfin. Cela représentait presque la durée d’une existence entière pour certains humains; mais pour un magicien comme lui, cela revenait à peine à sortir de l’adolescence.
Lhel haussa les sourcils d’un air de stupeur goguenard. « Trente et une années pas de femme, et maintenant pas savoir pourquoi toi bander? » Avec un reniflement, elle glissa la main sous sa tunique pour lui peloter les roupettes. « Tu avoir pouvoir là ! » Elle retira sa main puis lui toucha le ventre, la poitrine, la gorge et le front. « Avoir pouvoir tous les endroits.
Certains capables utiliser. Tu capable.
— Et tu m’apprendras ?
— Quelque. Pour le keesa. »
Arkoniel se déplaça pour se rapprocher jusqu’à ce que sa jambe soit pressée contre celle de Lhel. « L’autre jour, celui du marais, je t’ai vue faire quelque chose que je veux apprendre. Je me trouvais sur la route, et tu es apparue ... »
Elle eut un sourire plein de malice et fit le geste de pincer entre index et pouce. « Je toi voir avec tes krabols. »
Il la dévisagea un bon moment puis sourit d’un air penaud quand il crut avoir deviné ce que signifiait la mimique.
« Avec les haricots, tu veux dire !
— Haricots. » Elle répéta le mot. « Haricots. Toi croire tu bouger les ... »
Nouveau geste, moins intelligible, mais qu’il eut l’impression de comprendre.
« Tu m’as vu essayer de les faire se déplacer. Mais toi, tu t’y prends comment? »
Lhel brandit sa main gauche et décrivit un cercle avec le pouce et l’index.
Débitant à toute vitesse un gargouillis qui ne semblait guère fait de mots, elle crispa les lèvres et souffla entre ses doigts. Après qu’elle eut retiré sa main, Arkoniel distingua dans l’air un petit trou noir, devant eux, pas plus gros qu’un œil de cheval.
« Regarde », proposa-t-elle.
Il se pencha pour lorgner au travers de cette espèce de judas et se retrouva à contempler Tobin et Ki. Ils étaient assis à même le sol près de la cité miniature, et Tobin essayait d’enseigner la sculpture à Ki.
« Incroyable ! »
Lui enfonçant vivement son coude dans les côtes, Lhel referma le trou en balayant l’air de la main, mais Arkoniel avait eu le temps d’entr’apercevoir deux visages étonnés lever simultanément les yeux pour tenter de déterminer d’où pouvait bien provenir la voix qu’ils avaient sans doute perçue traverser la ténuité de l’air.
« J’avais oublié que je pouvais aussi t’entendre au travers! s’exclama-t-il.
Lumière divine, il s’agissait bien d’un tunnel dans l’air!
— Quoi, "tunnel" ? » interrogea Lhel.
Il tâcha d’expliquer de son mieux, mais elle secoua la tête. « Non, ça être
... » Elle mima quelque chose qu’il finit par interpréter comme l’ouverture d’une fenêtre aveuglée de volets. « Comme ça, avec côté double ... » Elle pressa fermement ses paumes l’une contre l’autre.
Arkoniel médita la chose avec une exaltation grandissante. Si une voix pouvait traverser si facilement, alors il ne faisait pas de doute qu’un objet, voire une personne, le pouvait également! Mais lorsqu’il tâcha de s’en ouvrir à elle, Lhel exorbita les yeux, brusquement affolée.
« Non! » le mit-elle en garde, tout en lui secouant le bras de façon péremptoire. Puis, lui couvrant le front de sa main libre, elle s’adressa directement à son esprit, comme elle l’avait déjà fait le jour du marais.
Aucun objet solide qui pénètre par une fenêtre de vision n’en ressort jamais, ni de l’autre côté ni nulle part ailleurs. Quoi qu’on y mette, elle l’engloutit.
« Apprends-moi », répliqua-t-il à haute voix.
Lhel retira ses mains et secoua la tête. Pas encore.
Autres choses plus nécessaires. Tu pas savoir assez. »
Arkoniel se rassit sur ses talons pour ravaler vaille que vaille son désappointement. Ce n’était pas dans la magie qu’il avait placé ses espoirs, mais dans une magie qui lui permette de se retrouver plus près de son but qu’aucune de celles dont il connaissait l’existence.
Il attendrait tout simplement son heure. « Qu’est-ce qu’il me faut savoir, alors?
Lhel exhiba une aiguille d’os tirée du fin fond de ses jupes et la lui brandit sous le nez pour qu’il la voie bien, puis s’en piqua le gras du pouce et le pressa pour y faire perler une gouttelette écarlate. « Tu d’abord apprendre le pouvoir de ça, et de la chair et de l’os et des morts.
— Nécromancie? » S’était-il donc laissé aveugler par une seule copulation au point d’oublier dans quelles ténèbres sa magie à elle était enracinée ?
Les prunelles noires insondables de Lhel le scrutèrent un moment, puis elle reprit son aspect de puissance antique.
« Ce mot, je connaître. Ton peuple appeler nous ça quand chasser nous des terres qui être à nous. Vous tort.
— Mais c’est de la magie de sang ...
— Oui, mais pas mauvaise. Nécromancie être ... »
Elle avait du mal à maîtriser la langue. « Pas plus pire saloperie.
— Une abomination, propos a-t-il.
— Oui, abomination. Mais pas ça. » Elle fit perler une nouvelle goutte au bout de son pouce et se l’étala sur la paume. « Toi avoir sang, chair. Moi avoir. Tous les gens. Pas mauvais. Puissance. Mal venir du cœur, pas du sang. »
Arkoniel contempla la paume parmi les sillons de laquelle séchait peu à peu la fine traînée de sang. Ce que Lhel venait de dire allait à l’encontre de tout ce qu’il s’était toujours vu enseigner, tant comme Skalien dans la demeure de son père que comme magicien. Et pourtant, là, assis en compagnie de cette femme, sensible à l’aura de puissance qui la nimbait, non, il ne percevait en elle rien de maléfique. Sa pensée lui représenta Tobin et le démon, ainsi que le lointain exil auquel s’était condamnée Lhel pour rétablir du mieux qu’elle pourrait le cours normal des choses. Non sans répugnance ni peur, il prêta l’oreille à son cœur et devina qu’elle disait la vérité.
Eût-il été doué du don de lire dans l’avenir qu’il n’aurait pas manqué de voir, en cet instant scabreux de prise de conscience, le cours de l’histoire de Skala et d’Orëska s’infléchir d’une manière infiniment subtile.
3
Cet hiver-là vit Arkoniel jouer simultanément les deux rôles de maître et d’élève, car s’il enseignait tous les matins à ses deux petits récalcitrants, il sortait ensuite à la recherche de Lhel afin d’en recevoir ses propres leçons.
Pour ce qui concernait la première tâche, il se découvrit un allié inconditionnel en la personne de Tharin, qui refusait formellement de commencer la moindre passe d’armes tant que les garçons ne s’étaient pas correctement pliés à leurs autres études. Ce système-là n’alla pas sans rencontrer d’abord quelque résistance, mais dès qu’il eut fini par maîtriser ses lettres et par savoir lire un peu, Tobin se mit à faire soudainement preuve d’une passion croissante pour s’instruire. Et il s’enthousiasma littéralement lorsque le magicien s’offrit à lui apprendre à dessiner. De tous les talents qu’il pouvait posséder, Arkoniel ne se flattait d’ailleurs de l’impressionner que par celui-là.
Quant à Ki, s’il n’arrêtait toujours pas de gigoter et de soupirer tant et plus, Arkoniel n’en décelait pas moins de ce côté-là aussi des progrès qu’il n’avait évidemment garde de s’attribuer. Aux yeux de Ki, le soleil ne se levait et ne se couchait que sur son copain, et c’était l’intérêt que celui-ci portait à telle ou telle de ses tâches qui déterminait à lui seul sa bonne volonté personnelle et ses propres efforts. À quelque domaine que le petit prince eût résolu de s’appliquer, Ki s’y consacrait de même en s’y jetant à corps perdu.
Il était du reste indiscutable qu’il avait également produit l’effet désiré sur Tobin. Ce dernier riait à présent plus volontiers, et les équipées quotidiennes sur les pentes de la montagne lui mettaient des couleurs aux joues tout en étoffant ses longs os de muscles déliés.
Il arrivait toutes les deux ou trois semaines des estafettes à cheval, porteuses de lettres dans lesquelles Rhius s’appesantissait sur l’autre rive de la mer où l’agitation ne cessait de croître.
Les chantiers navals de Plenimar s’activent beaucoup trop pour notre quiétude, écrivit-il une fois, et les espions du roi nous informent que des multitudes de Plenimariens sont en train de se masser le long de la frontière orientale de Mycena. Je crains qu’ils ne s’en tiennent pas à des raids côtiers, le printemps venu. Puissent Illior et Sakor nous accorder cette fois la grâce de combattre sur d’autres rivages.
Comme Arkoniel n’avait pour sa part aucune expérience de la guerre, il se prit à observer les réactions de Tharin pendant que se poursuivait à haute voix la lecture de ces lettres dans la grande salle.
Après avoir écouté de la manière la plus attentive, le front plissé par la perplexité, Tharin se mit à poser des questions minutieuses à l’émissaire.
Dans quel état les garnisons d’Atyion et de Cirna se trouvaient-elles?
Combien y avait-il de navires ancrés dans le port d’Ero ? Le roi avait-il procédé à de nouvelles levées de troupes, à des réquisitions de vivres dans les campagnes?
« À vous écouter, je me fais l’effet du dernier des bleus », lui avoua Arkoniel un soir où une partie de bakshi les avait tous deux retenus jusqu’à une heure avancée. « En dépit de tous mes voyages, j’ai mené une existence extrêmement protégée, comparé à vous.
— Les magiciens se battaient pour Skala, jadis, répondit Tharin d’un air rêveur, tout en continuant à fixer les pions de pierre disposés entre eux. Or, on dirait qu’actuellement le roi n’aspire qu’à une chose, vous dresser les uns contre les autres.
— J’espère bien voir cela changer un jour. »
Dans des moments pareils, le sentiment du secret qui les séparait devenait particulièrement pénible au magicien. Plus il le connaissait intimement, et plus il déplorait que son vis-à-vis ne soit pas au courant de la vérité.
« Je ne serais pas fâché quant à moi de t’avoir à ma suite », poursuivit Tharin en raflant les pierres avant de les relancer. La lueur du feu qui miroitait sur les calcédoines polies les faisait flamboyer entre ses doigts avec des reflets sanglants. « J’ai beau être incompétent en matière de magiciens, les hommes, ça me connaît. Tu as de l’acier dans chacune de tes vertèbres.
Et je suis bien tranquille, la vieille Iya n’aurait jamais jeté son dévolu sur toi si telle n’était également son opinion. Et elle ne t’aurait pas davantage confié la garde de son fameux sac ... »
Il leva les yeux avant qu’Arkoniel n’ait eu le temps de dissimuler son étonnement. « Oh, je ne pose pas de questions. Simplement, je ne suis pas aveugle pour autant. Qu’elle ait confiance en toi devrait être une caution suffisante pour n’importe qui. »
Ni l’un ni l’autre n’ajouta un mot sur ce chapitre, mais le respect que Tharin lui manifestait combla de gratitude le magicien.
Lequel aurait bien voulu être aussi certain du jugement que Lhel portait sur lui. Il brûlait pour elle. Il rêvait de son corps et se réveillait en pleine nuit dans un tel état qu’il ne lui restait rien d’autre à faire pour calmer ses ardeurs que de recourir à ses cinq doigts, mais cet expédient le satisfaisait infiniment moins que ce qui s’était passé naguère.
Seulement, elle demeurait intraitable; pour la retrouver, il était à l’entière merci de son seul caprice.
Aucun charme investigateur ne permettait de la localiser, et il se voyait dans l’incapacité totale de découvrir tout seul le chemin du chêne. Lorsque l’empoignait le désir, il allait à cheval parcourir la forêt, mais Lhel ne consentait à se montrer qu’à condition d’en avoir elle-même envie. Et quand elle se gardait de le faire, il finissait par regagner le fort aussi frustré que fou de rage.
D’autres fois, elle se trouvait déjà avec les garçons quand il arrivait à lui mettre la main dessus. Alors, ils se mettaient tous les quatre à patauger dans la neige et à explorer la forêt comme une quelconque famille de paysans.
Cela ne manquait pas d’agrément, et le spectacle qu’ils donnaient là le faisait sourire, car le plein jour révélait bien l’âge de Lhel, et il se sentait plus assorti à Tobin et à Ki qu’à elle.
Mais qu’elle et lui réussissent à se rencontrer tête à tête et, du coup, c’était une tout autre paire de manches. Sans pour autant faire ni l’un ni l’autre intervenir dans leurs ébats la notion de « prix », ils s’empressaient de forniquer chaque fois, et chaque fois d’une manière aussi frénétique que la première. Elle ne réclamait aucune tendresse de lui, elle ne lui en donnait aucune non plus, elle exigeait uniquement de la passion. Derrière les paupières closes d’Arkoniel se déroulaient des visions de tourbillons, de tornades et de tremblements de terre. Quand il ouvrait les yeux, ce qu’il voyait flamboyer dans ceux de Lhel, ainsi que dans les volutes noires qui tapissaient sa peau et qu’elle ne lui laissait voir qu’en ces moments-là, c’était la puissance de sa fameuse déesse.
Après quoi, tandis qu’ils reposaient nus côte à côte sur sa paillasse, elle lui apprenait au gré de son inspiration toutes sortes de charmes envoûtants.
Nombre d’entre eux se révélèrent de nature à vaincre l’aversion viscérale qu’il éprouvait pour la sang-magie.
Elle commença par lui enseigner ce qu’elle nommait la « lecture du sang ». Elle lui présentait pour ce faire un lambeau d’étoffe ou d’écorce maculé de sang, et il n’eut bientôt plus qu’à en palper un avec ses doigts et avec son esprit pour identifier la créature qui l’avait ensanglanté. Au fur et à mesure que se développait son apprentissage, Arkoniel apprit à pénétrer dans l’esprit de ladite créature, si celle-ci était toujours en vie, et à voir avec ses yeux à elle. En tant que renard, il foulait l’herbe brune et givrée d’une prairie puis se mettait à creuser pour dénicher dans leurs terriers des musaraignes en hibernation. En tant qu’aigle, il traçait des cercles tout autour du fort en quête de poules égarées. La plus incongrue de ces investigations lui fit endosser la peau d’une truite qui nageait sous la glace de la rivière dans un demi-jour brunâtre et apercevoir une bague de femme dont les pierreries scintillaient parmi la chevelure ondulante et soyeuse des algues déployées sur le fond rocheux.
En guise de test final, Lhel lui soumit un peu de son propre sang, et c’est dans sa peau à elle qu’il se retrouva. La simplicité mentale des bêtes ne lui avait rien offert de plus qu’un modeste nombre d’images visuelles traitées en grisaille. En s’installant en Lhel, en revanche, il se sentit aussi nettement enveloppé par la densité de sa chair intime que s’il venait de l’endosser comme un ~ vêtement par-dessus la sienne. Il percevait le ballottement de ses seins sous sa robe dépenaillée, la souffrance qui lui tenaillait la cheville gauche, le voluptueux engourdissement qui lui restait entre les cuisses de leur étreinte. Pas mal déboussolé, il lui fallut un bon moment pour comprendre que ce qu’il était en train de regarder avec ses yeux à elle, c’était lui-même. Ce corps-là qui gisait auprès du feu sur la paillasse, aussi inerte qu’un cadavre sous la robe de fourrure, c’était bel et bien le sien. Avec un sentiment mêlé de peine et d’ironie, il détailla sa longue carcasse osseuse, la saillie de ses côtes sous la peau blême, la toison noire qui lui couvrait la poitrine et le dos, les bras et les jambes. Et sur ses traits flottait la mine extatique d’une sibylle de sanctuaire en proie à son dieu.
Et pourtant, malgré tout cela, les pensées de Lhel lui restaient inaudibles.
Ça, elle refusait de le partager.
Voyant qu’il commençait à moins redouter sa magie, elle entreprit de lui inculquer quelques rudiments sur les fantômes et les esprits.
« Comment t’y es-tu prise pour opérer la métamorphose de Tobin? »
demanda-t-il un jour tandis que le vent se lamentait à l’entour du chêne.
« Tu voir.
— Je t’ai vue procéder à un échange de peau entre les enfants. C’est grâce à lui que la magie perdure? — Ça faire deux peaux peau seule, répondit-elle en cherchant les termes adéquats. Quand Tobin avoir être de nouveau fille, falloir cette peau tomber. »
Ses relations avec elle n’étaient pas toujours celles d’un étudiant. Il lui enseignait aussi sa propre langue et lui montrait tous les moyens qu’il connaissait de faire du feu. En comparant leurs magies respectives, ils découvrirent qu’ils étaient tous les deux capables d’évoquer le vent et de se faufiler au travers de n’importe quel obstacle sans laisser de traces.
Tandis qu’il lui apprenait la méthode orëskienne de vision magique, elle s’efforçait en échange de l’initier à la sorcellerie de son propre « tunnel dans l’air ». Mais ce dernier se révéla plus difficile à pratiquer qu’Arkoniel ne l’avait escompté. Non pas en raison des incantations chuchotées ni même des motifs à tracer avec la main qu’exigeait sa réalisation, mais parce qu’il y fallait une certaine tournure d’esprit qu’il ne réussissait pas plus à saisir que Lhel à expliquer, vu les lacunes de son charabia.
« Ça venir à toi, lui affirmait-elle constamment. Ça venir un jour. »
Ce qui consternait Arkoniel, c’est que l’unique habitant du fort avec lequel ses rapports s’amélioraient le moins se trouvait être Tobin lui-même.
L’enfant avait beau se montrer poli et bien résolu, semblait-il, à maîtriser les matières que le jeune homme essayait de lui enseigner, il n’en persistait pas moins à maintenir entre eux deux des distances qui paraissaient irréductibles.
Le moins stupéfiant n’étant pas que la seule confidence à laquelle il condescendit fut celle de la formule qu’il utilisait pour convoquer Frère. Le magicien la mit à l’épreuve, mais en pure perte. Frère ne répondait qu’à l’appel de Tobin.
Interrogée là-dessus par la suite, Lhel haussa les épaules avant de répondre: « Eux joints par chair. Ça, tu pas pouvoir apprendre par magie. »
Arkoniel en éprouva d’autant plus de dépit que l’esprit faisait de fréquentes intrusions dans son atelier. Il ne l’avait pas revu de ses propres yeux depuis le fameux jour où celui-ci s’était payé sa tête avant d’affoler son cheval, mais il en percevait indiscutablement la présence hostile et glacée.
Frère semblait se complaire à le tourmenter, et c’est trop souvent qu’il s’approchait assez pour lui hérisser les cheveux de la nuque. Il ne l’agressait pas physiquement, mais il le poussait tant qu’il pouvait à dévaler les escaliers à la recherche de Tobin.
Le printemps s’annonça hâtif par de petites averses de pluie. Comme on s’y attendait, le roi Erius fit alliance avec Mycena et y déclencha une campagne contre l’envahisseur Plenimarien, tout en déléguant à son ministre de confiance, le lord Chancelier Hylus, le soin d’administrer sa cour durant son absence. Dans l’une de ses rares lettres, Iya spécifia, mais comme en passant, que le magicien de Sa Majesté, lord Nyrin, s’était également abstenu de suivre l’expédition.
Comme les devoirs de Rhius l’amenaient à accompagner le roi, bien évidemment, Tharin se verrait forcément pris sous peu dans le même engrenage.
Au début de Lithion, le duc vint faire ses adieux, non sans amener pour les égayer une troupe de ménestrels et d’acrobates. Son séjour dura moins d’une semaine, mais il fit chaque jour des balades à cheval avec les garçons, et il prolongea les soirées jusqu’à une heure avancée dans la grande salle en disputant force parties avec Tharin et Arkoniel et en écoutant chanter les ménestrels. Si le magicien se montrait ravi de le revoir tellement égal à ce qu’il avait été, Tobin était au comble de l’extase, lui.
Le seul événement qui gâta ces brèves journées fut le brusque décès du vieil intendant, Mynir. Un matin, il ne descendit pas déjeuner, et Nari le découvrit mort dans son lit. Après avoir vidé le corps puis fait sa toilette, les femmes l’enrobèrent d’épices et le cousirent dans un linceul pour qu’on le remporte à Ero, où vivaient les siens.
Le vieillard s’étant fait adorer de la maisonnée tout entière, ce fut un concert de pleurs unanime autour de sa dépouille, exposée devant l’autel domestique _ un concert auquel ne manquèrent que ceux de Tobin. Alors que même Ki versait quelques larmes en l’honneur du pauvre bonhomme, les yeux de Tobin demeurèrent secs tandis qu’il accomplissait solennellement le rite des offrandes à Astellus. Personne ne parut s’en apercevoir, sauf Arkoniel, que cela glaça.
L’heure de se séparer survint beaucoup trop vite, et la maisonnée se massa dans la cour pour assister au départ de Rhius et de Tharin. Arkoniel et le capitaine s’étaient dit au revoir la veille au soir autour d’une coupe de vin, mais cela n’empêcha pas le magicien d’avoir le cœur étreint par une douleur sourde en regardant ce grand gaillard de guerrier seller sa monture.
Tobin et Ki secondaient sans entrain les préparatifs, et avec des mines plus abattues qu’Arkoniel ne leur en avait jamais vu.
Quand tout fut terminé et que Rhius et Tharin eurent enfourché leurs chevaux, Tobin, planté près de l’étrier de son père, leva les yeux. « Ki et moi, nous nous entraînerons chaque jour, promit-il. Quand nous sera t-il permis de nous joindre à vous? »
Le duc se pencha pour lui serrer la main avec un sourire plein d’orgueil. « Quand mon armure t’ira, mon enfant, et ce jour-là viendra plus tôt que tu ne le penses. Et alors ... » Brusquement, sa voix s’étrangla dans sa gorge. « Alors, les Quatre m’en soient témoins, aucun général ne sera plus fier que moi d’avoir à ses côtés un pareil guerrier. » Cela dit, il se tourna vers Ki. « As-tu un message à me confier pour ton père, au cas où il m’arriverait de le rencontrer? »
Le gamin haussa les épaules. « Si mon service ici vous a contenté, messire, je vous prierais de lui en faire part. Je ne vois rien d’autre à lui mander dont il se soucie.
— Eh bien, je lui manderai qu’aucun prince ne possède d’écuyer plus loyal. Quant à moi, sache que je t’en remercie personnellement, Kirothius, fils de Larenth. »
Là-dessus, tandis qu’ils regardaient le duc prendre le large et disparaître, Arkoniel aurait été fort en peine de dire qui, de Tobin ou de Ki, avait les yeux qui brillaient le plus.
4
Durant des semaines et des semaines après le départ de son père, Tobin vécut les yeux fixés sur la route de Bierfût, dans l’espoir qu’y apparaissent des messagers, mais il n’en vint aucun.
Arkoniel le surprit un jour campé devant sa fenêtre et devina ses pensées. « Mycena se trouve très très loin d’ici, tu sais. Il se peut même fort qu’ils n’y soient pas encore arrivés ... »
Tout en sachant qu’il disait vrai, l’enfant ne put quand même s’empêcher de continuer à scruter la route.
Mais lorsque, un mois plus tard environ, surgit finalement un cavalier, par une chaude journée de printemps, ce n’était pas pour apporter des nouvelles de Rhius.
Tobin et Ki se trouvaient en train de pêcher dans le coude de la rivière quand le martèlement de sabots sur la route frappa leurs oreilles.
Escaladant la berge à quatre pattes, ils se mirent à guigner par-dessus le bord. Le cavalier se révéla être un individu d’aspect pour le moins rustre accoutré de cuir et sur les épaules duquel flottait une crinière hirsute de cheveux bruns.
Les règles applicables en cas d’irruption d’étrangers n’avaient pas changé depuis l’arrivée de Ki : « Gardez vos distances et regagnez tout de suite le fort. » Ki les connaissait aussi bien que Tobin mais, au lieu de s’y plier en l’occurrence, il poussa un grand coup de gueule enthousiaste et ne fit qu’un bond pour courir à la rencontre de l’inconnu.
« Ki! non! » s’écria Tobin en lui attrapant la cheville.
Mais Ki s’esclaffa. « T’inquiète, c’est qu’Ahra !
— Ahra? Ta sœur? » Il suivit, mais timidement, sans trop s’avancer. La plupart des histoires de Ki présentaient Ahra sous un jour plutôt terrifiant.
En les apercevant, le cavalier tira violemment sur les rênes. « C’est toi, Ki ? »
C’était bien une femme, tout compte fait, mais une femme qui n’avait rien à voir avec aucune de celles que Tobin avait jamais pu croiser. Elle portait pardessus sa maille le même genre de cuirasse que les hommes de son père et, accrochés dans le dos, un arc et une impressionnante rapière.
Ses cheveux étaient du même châtain sombre que ceux de Ki, mais tressés devant, et derrière en bataille. À ce détail près, ils se ressemblaient assez peu. Elle n’était à vrai dire qu’une demi-sœur.
Elle ne fit qu’un saut de sa selle à terre et empoigna si bien Ki pour l’embrasser qu’elle le souleva du sol. « C’est bien toi, mouflet! Toujours autant maigrichon, mais t’as quand même poussé de deux bons empans!
— Qu’est-ce que tu fabriques ici? » questionna t-il après qu’elle l’eut laissé retomber.
« Venue voir comment tu te portes. » Elle parlait avec le même accent rustique et plat que Ki dans les premiers temps de son séjour au fort. « J’ai rencontré ton espèce de magicienne sur la route y a quelques semaines de ça, et elle m’a demandé d’amener une lettre à un autre magicien d’ici qu’est un pote à elle. Et m’a dit aussi que tu t’en tires plutôt bien, quoi. » Elle sourit à Tobin. « Qui c’est, çui-là, qu’a de la boue plein les orteils? Iya m’a rien parlé d’un autre mioche expédié pour servir le prince.
— Gaffe à ton bec, l’avertit Ki. C’est lui, le prince! »
Comme Tobin s’avançait pour la saluer, elle mit un genou en terre devant lui, l’échine ployée. « Pardonnez-moi, Votre Altesse. Je vous avais pas reconnu!
— Comment l’auriez-vous fait? De grâce, levez-vous! » la pressa-t-il, toujours confus de voir quiconque à ses pieds.
Ahra se releva non sans décocher à Ki un regard noir.
«’rais pu me prév’nir !
— M’as pas laissé l’occasion, si ?
— Je suis heureux de faire votre connaissance », intervint Tobin en lui serrant la main. Le premier moment de stupeur passé, il était maintenant très curieux d’en savoir un peu plus sur elle et enchanté de rencontrer finalement l’un des membres de cette fameuse tribu. « Mon père n’est pas ici, mais vous êtes la bienvenue à notre foyer. Acceptez notre hospitalité.
— Me ferait trop d’honneur, Altesse, mais mon capitaine m’a donné que jusqu’à la tombée du jour. Les autres de la compagnie sont restés derrière, à Bierfût, pour acheter du ravitaillement. On part à Ylani repousser les razzias d’été.
— Et moi qui me figurais que tu étais partie pour Mycena avec Jorv1!Ï et Père et tout le bataclan! » fit Ki.
Elle émit un reniflement qui donna à Tobin un premier aperçu de son satané caractère. « Eux y sont allés, les garçons, tous, même l’Amin à ta maman, qu’a pourtant jamais qu’un an de plus que toi. Il est parti comme estafette. Seulement, le roi, Sakor l’emporte! y veut toujours pas de femmes dans les troupes avec lui. Et nous, y nous a laissées, pour qu’on fasse les gardes-côtes avec les bancroches et les vioqueries ! »
Tandis qu’ils remontaient tous les trois vers le fort, elle donna des nouvelles à Ki de chez eux. Leur quatrième mère, qui n’avait qu’un an de moins qu’elle, avait accouché de jumeaux peu après son départ à lui, et se trouvait de nouveau enceinte. Les fièvres avaient attaqué cinq des benjamins, mais il n’en était mort que deux. Il y avait moins de chambard, à la maison, depuis le départ des sept aînés; la guerre avait éclaté juste à temps pour sauver Alon que traquait un chevalier du voisinage à cause de chevaux volés. C’était déjà de l’histoire ancienne, mais Ki n’en protesta pas moins vigoureusement de l’innocence de son frère en cette affaire, tant l’outrageait l’accusation.
Tobin se gorgeait de toutes ces anecdotes avec une délectation qui ne cessait de croître; il en connaissait chacun des protagonistes grâce aux récits de Ki, et voici qu’il en avait un en chair et en os sous les yeux. En plus, elle lui plaisait bien, Ahra. Ses vilains côtés, décida-t-il, Ki devait les avoir un tantinet exagérés.
Elle avait la même franchise abrupte que son cadet, la même absence d’arrière-pensées dans ses prunelles sombres. Mais ça vous faisait quand même un drôle d’effet, de voir une femme armée d’une épée ...
Nari leur tomba dessus comme ils franchissaient le pont, et son air renfrogné les immobilisa pile tous les trois.
« Prince Tobin, qui est cette créature, et qu’est-ce qu’elle vient faire ici ?
— La sœur de Ki, répondit-il. Tu sais bien, celle qui a voulu faire sauter l’enclos des porcs à son cheval et qui s’y est cassé la figure!
— Ahra, n’est-ce pas? » Elle se radoucit sur le champ.
Ahra lorgna Ki. « T’as raconté des salades sur moi, hein ? »
Nari se mit à rire. « Oh, ça oui! Il n’y a pas de cachotteries qui tiennent, avec Ki dans le coin ! Entre donc, ma fille, et mange un morceau avec nous.
C’est Cuistote qui va être aux anges, de revoir une femme en tenue de soudard ! »
Ils étaient en train d’écouter Cuistote ressasser en faveur d’Ahra son passé belliqueux quand survint Arkoniel avec cet air faraud, satisfait qu’il arborait toujours lorsqu’il venait d’avoir un tête-à-tête avec Lhel.
La seule vue de la visiteuse le fit changer d’expression. Il prit une mine encore plus revêche que Nari et qui persista jusqu’à ce qu’Ahra lui tende la lettre d’Iya.
« Bon, bon, si c’est elle qui vous envoie ..., marmonna-t-il. Je suppose que j’aurais déjà dû enjoindre à Ki d’écrire à sa mère.
—’rait servi à rien, même qu’il l’aurait fait, riposta Ahra d’un air de dignité offensée. Nous, on sait pas lire. Aucun. »
Ki s’empourpra comme s’il venait de se faire prendre en train de commettre une ignominie.
« Vous pouvez nous mettre au courant de la guerre ? demanda Tobin.
— Les dernières nouvelles que j’ai reçues sont vieilles d’un bon mois. Le roi s’est rencontré à Nanta avec les Anciens de Mycena, et une flotte longeait la côte pour engager le combat avec les Plenimariens sur la frontière. On m’a dit tout plein de bien de votre père, prince Tobin. Paraît qu’il est en première ligne à chaque bataille, à la droite du roi.
— Vous vous êtes rendue récemment dans la capitale? » s’enquit Arkoniel.
Elle acquiesça d’un hochement.
« On est passés par là y a une semaine. Deux navires ont été brûlés quand le capitaine du port a eu découvert de la peste à bord. Et comme il s’est trouvé qu’y avait des marins qu’étaient déjà descendus à terre et entrés dans une taverne, les oiseaux de mort sont venus la clouer bien vite avec eux dedans et les ont brûlés comme pestiférés.
— C’est quoi, des oiseaux de mort? demanda Tobin.
— C’est quelque chose comme des espèces de guérisseurs, se hâta de répondre Arkoniel, mais sa mine écœurée démentait cette explication. Ils parcourent le pays pour essayer d’empêcher la peste d’y pénétrer par les ports. Ils portent de longs masques pointus qui ressemblent à des becs et dont la pointe est bourrée d’herbes aromatiques afin de repousser le mal.
C’est pour ça que les gens les nomment oiseaux de mort.
— Et puis y a plein de Busards qui traînent à chercher des noises, en plus », l’informa-t-elle. Et, une fois de plus, Tobin ne comprit pas ce qu’elle voulait dire avec ses Busards, à ce détail près qu’elle ne les portait pas dans son cœur.
« Il y a eu de nouvelles exécutions, là-bas? » Elle hocha la tête.
« Trois de plus, dont celle d’un prêtre. Les gens, ça leur plaît pas beaucoup, mais y a personne qu’ose parler contre, depuis les arrestations d’y a quelques mois.
— Assez là-dessus, fit Cuistote. Je crois que nos p’tits gars, ils aimeraient bien voir comment ça se bat, une femme, pas vrai, vous deux? T’es la première que le prince Tobin, il a jamais vue revêtue ‘core d’une armure. »
La visite se termina par quelques passes d’armes dans la cour des casernements. Ahra luttait dur avec des coups en traître, et elle montra aux gamins quelques nouveaux trucs pour faire un croc-en-jambe à l’adversaire et puis le prendre à contre-pied.
« C’est pas des manières à apprendre au neveu du roi ! s’insurgea Nari, qui s’était mise assez loin pour tout voir sans risque.
— Bah, laisse courir! répliqua Cuistote. y a personne qui s’en occupe, en pleine bataille, des titres, des privilèges et de tous ces machins. Un jeune guerrier, ça peut qu’y servir, d’avoir plus d’un tour dans son sac. »
Arkoniel était resté dans la cuisine, à engranger dans sa mémoire chacun des termes du billet d’Iya, de manière à pouvoir ensuite le brûler. N’importe qui d’autre n’aurait vu rien de plus là-dedans que la relation décousue des diverses rencontres qu’elle avait faites au cours de ses récentes pérégrinations. Seulement, il suffisait au jeune magicien de marmonner dessus la bonne formule pour que s’en argentent par-ci par-là quelques lettres qui révélaient la véritable teneur du message. Cela demeurait encore énigmatique, mais lui le trouvait suffisamment clair pour en avoir froid dans le dos.
Trois amis supplémentaires se sont envolés en fumée. Les limiers sont toujours en chasse, mais ils n’ont rien subodoré. Survienne Blanc ou Gris, fuis. Je garde mes distances. Puisse Illior veiller sur toi.
Des blancs ou des gris ... En se figurant semblable colonne de cavaliers remontant la prairie, Arkoniel frissonna. Il jeta la lettre dans les flammes et ne la lâcha pas des yeux qu’elle ne se soit totalement consumée.
« Puisse Illior veiller sur vous aussi », chuchota-t-il, tout en éparpillant les cendres avec le tisonnier.
5
C’est au début de Gorathin que commencèrent à survenir les tout premiers messagers en provenance de Mycena. Dès lors et durant tout l’été et le long hiver qui suivit, les gamins ne vécurent plus que de dépêche en dépêche. Le duc n’écrivait pas très fréquemment; chacune de ses lettres était lue et relue jusqu’à ce que le parchemin en soit tout flasque et tout écorné. Le roi rentra bien passer l’hiver à Ero, mais il laissa le gros de ses forces sur la frontière. Et comme il était l’un de ses officiers les plus appréciés, Rhius demeura là-bas, campé avec ses troupes sur la rive occidentale de l’Anguille. Les Plenimariens firent pareil de l’autre côté de la rivière, et, dès le printemps, les combats reprirent.
L’été suivant fut plus torride qu’aucun de ceux que Cuistote elle-même pouvait se remémorer. Arkoniel maintenait de son mieux ses élèves à l’étude, en dépit de leur crainte obsédante que la guerre ne soit en train de leur passer sous le nez.
Ki entra dans sa quatorzième année le quatre de Shemin. Maintenant, sa voix se mettait à grincer sans préavis de manière affreuse, et il exhibait fièrement une ombre de duvet noir sur sa lèvre supérieure.
Tobin aurait bientôt douze ans, et si sa lèvre et ses joues à lui demeuraient parfaitement glabres, il rivalisait déjà pour la taille avec son copain. Tous deux étaient encore grêles d’allure comme des poulains, mais les journées consacrées sans relâche à la chevauchée, aux corvées domestiques et à l’exercice des armes les avaient dotés d’une vigueur nerveuse à laquelle aucun gosse élevé en ville n’aurait été capable de damer le pion.
Arkoniel s’émerveillait toujours autant de leur connivence. Deux frères n’auraient pu être plus attachés l’un à l’autre qu’eux. À la vérité, leur entente lui semblait plus parfaite que celle de la plupart des frères. En dépit du fait qu’ils ne se quittaient pour ainsi dire pas d’une semelle dans la journée et qu’ils partageaient le même lit la nuit, c’était à peine s’il leur échappait de-ci de-là un mot de dispute. Au contraire, ils rivalisaient de bonne humeur dans tous leurs passetemps et se soutenaient mutuellement sans vergogne quand ils se faisaient attraper à commettre une farce dans la maison. Arkoniel suspectait bien Ki d’être l’instigateur de la plupart des coups fourrés, mais aucun des deux n’aurait rien avoué que sous la torture ou sous l’influence de la magie.
Deux années de tutelle attentive avaient poli Ki comme une pierre fine. Il s’exprimait avec autant de distinction que n’importe quel nobliau de province et réussissait à ne plus jurer à tout bout de champ. Il avait encore les traits indécis d’un petit garçon, mais il promettait de devenir un beau gaillard, et ce n’était toujours pas l’esprit, se disait Arkoniel, qui lui manquerait pour faire une grande carrière à la cour, s’il lui en prenait fantaisie.
Une carrière aussi grande du moins qu’un cadet de chevalier sans terre en était susceptible, dûment patronné. Le titre de son père étant un titre creux, c’était sur Rhius ou Tobin que Ki devrait compter pour son élévation, élévation qui même alors ne se ferait pas sans difficulté, à moins que le duc ne se résolût - perspective des plus improbables - à l’adopter.
Dans une maisonnée normale, la différence de position des deux enfants se serait sans doute déjà fait sentir, mais on ne se trouvait à aucun égard dans une maisonnée normale. Grâce à son ignorance totale de la vie de cour, Tobin traitait chacun comme son égal. Nari s’en alarmait fort, mais Arkoniel lui enjoignait de laisser leurs pupilles en paix. À juger Ki d’après ses seuls mérites personnels, il ne se pouvait rêver meilleur compagnon pour un jeune prince, et Tobin était enfin heureux - globalement, du moins ...
Ses curieux accès de prescience avaient apparemment cessé, et les conseils de Lhel lui avaient permis de conclure une espèce d’accord avec Frère. Le spectre se tenait désormais si tranquille que Nari prétendait en manière de plaisanterie: « J’en finis que je me languis de ses facéties. »
Était-il possible qu’il en vienne en définitive à s’apaiser ? s’interrogeait pour sa part le magicien. Consultée sur cette éventualité, la sorcière secoua la tête. « Non, répondit-elle, et pas peine toi compter dessus. »
S’il arrivait à Tobin de repenser si peu que ce soit à la mort de sa mère, il n’en pipait mot. L’unique indice qu’il en demeurait obsédé, c’était l’aversion qu’il manifestait pour la tour.
Deux choses en revanche assombrissaient visiblement son âme de garçonnet : l’absence de Père et l’interdiction d’aller le rejoindre à Mycena.
Depuis la visite d’Ahra, l’été précédent, lui et Ki souffraient de savoir que des gamins plus jeunes qu’eux étaient partis faire la guerre. Arkoniel avait beau lui dire, lui redire et lui garantir qu’aucun de ses pairs, jusques et y compris le prince royal en personne, n’avait l’autorisation de se battre, cette assurance-là ne tranquillisait guère sa fierté blessée.
Au moins une fois par mois depuis lors, les deux gamins endossaient l’armure laissée par Rhius et juraient qu’elle leur allait presque, malgré les manches du haubert qui continuaient de les démentir en leur pendouillant bien au-delà du bout des doigts. Ils n’en poursuivirent leur entraînement qu’avec plus d’âpreté, plus d’acharnement, et cela leur fit abîmer assez d’épées factices pour approvisionner Cuistote en petit bois durant tout l’hiver.
Tobin tira finalement parti de sa maîtrise cher payée de l’écriture en constituant un gros paquet de lettres que les courriers de Père n’avaient que la peine de remporter. Rhius répondait de loin en loin, mais jamais il ne mentionnait les prières de le rejoindre. Il expédia néanmoins au fort un forgeur d’épées. L’artisan prit les mesures nécessaires avec ses aunes, ses compas d’épaisseur, et il ne s’écoula pas un mois que les deux garçons se trouvaient munis de bonnes rapières pour s’exercer.
À cela près, l’existence continua selon son train-train coutumier jusqu’à ce jour d’été où Arkoniel les surprit en train de supputer la distance qui les séparait d’Ero et de débattre de l’identité qu’ils s’attribueraient au cours du voyage en cas de rencontre avec des étrangers. Aussi, dès la nuit suivante, mit-il à profit leur sommeil pour les affubler mine de rien d’un petit charme de sa façon, pour le cas où il se verrait tôt ou tard dans l’obligation de les suivre à la piste.
Or, si Tobin et Ki ne commirent pas de fugue, ils n’arrêtèrent pas, tout au long de cet interminable été torride, de ronchonner, de se tracasser, de parler de la capitale et des hostilités en cours.
Ki ne s’était certes rendu à Ero qu’une maigre poignée de fois, mais il ressuscitait le moindre souvenir de ces rares visites à l’intention de son copain. Installé, la nuit, près de la cité miniature, il désignait tel ou tel endroit pour le décrire en termes pittoresques et alimenter par là l’imagination de Tobin en lui faisant parcourir des quantités de nouveaux coins.
« C’est ici, tiens, que se trouve la rue des Orfèvres, enfin plus ou moins dans ces parages, annonçait-il. Et le temple aussi. Tu te souviens de ce que je t’ai dit du dragon qui est peint sur ses murs? »
Tobin le harcelait de questions sur les bêtes et sur les marchands aurënfaïes qu’il avait pu voir à la foire aux chevaux, et il ne se lassait pas de lui faire rabâcher tous les détails qu’il se rappelait sur les bateaux mouillés dans le port, la couleur de leurs voiles et de leurs oriflammes.
Il prenait d’ailleurs sa revanche en ce qui concernait le Cercle Palatin, car, n’ayant jamais mis les pieds dans l’enceinte, Ki ne savait strictement rien de ce qu’elle recelait. Certes, ses propres connaissances, il ne les devait lui-même qu’aux récits de Père et de Tharin, mais il avait bien retenu toutes leurs leçons. Il l’initiait également à la généalogie royale en sortant de leur boîte une à une les figurines des souverains et des souveraines et en les alignant sur la corniche du palais.
Leurs journées, ils les passaient à vadrouiller dans les bois ou sur la prairie, les reins tout juste ceints de pagnes en lin. Il faisait trop chaud la plupart du temps pour rien porter de plus. Même Arkoniel avait adopté leur costume, et il paraissait se soucier comme d’une guigne des rires étouffés que déchaînait la vision de son anatomie blanchâtre et velue.
La chaleur incita Lhel aussi à se dénuder. Tobin en resta médusé, la première fois où il la vit émerger du fourré pour se porter au-devant d’eux simplement vêtue d’un simulacre de jupe. Nari avait bien assez souvent changé de chemise ou pris son bain devant lui pour ne pas lui laisser ignorer grand-chose de ses appas, mais jamais aucune autre femme ne s’était exhibée sous son nez dans cet appareil. Et puis Nari avait des petits seins, tout doux, tout blancs. Alors qu’avec Lhel, là, tout ça n’avait rien à voir. Elle était brune de partout, et elle avait le corps presque aussi musclé que celui d’un homme, quoique ni plat ni anguleux. Ses seins pendaient comme d’énormes prunes mûres et ballottaient au rythme de ses pas. Elle avait les jambes et les flancs fermes, les hanches larges et girondes, et la taille fine.
Elle avait les pieds et les mains plus crasseux que jamais, mais le restant de sa personne semblait aussi propre que si elle venait tout juste de s’être baignée. Tobin aurait volontiers tendu la main pour lui toucher l’épaule, histoire de se rendre compte un peu de l’effet que cela faisait, mais il lui suffit d’y penser pour piquer un fard.
Il s’aperçut que Ki lui-même en piquait un, cette première fois-là, mis à part que Ki n’avait pas du tout l’air embarrassé, lui. Cela dit, ils s’habituèrent bientôt tous les deux à voir Lhel en cet équipage, même s’il arrivait encore à Tobin de se demander ce qu’elle pouvait bien cacher sous sa jupe. À en croire Ki, les parties basses des femmes ne ressemblaient en rien à celles des hommes. De temps à autre, il surprenait Lhel qui le scrutait comme si elle connaissait ses pensées, et il regardait ailleurs, alors, d’un air distrait, mais plus pourpre et cuisant que jamais.
6
« Tu crois, toi, que le prince Korin doit lui aussi se taper de remplir le cuvier de la lessive, au palais? » râla Ki, pendant que Tobin et lui trimbalaient cahincaha leurs baquets d’eau dans la cour des cuisines. Le petit cheval de bois qu’il portait en sautoir se colla contre sa poitrine en sueur lorsqu’il hissa son fardeau jusqu’au bord du cuvier fumant. En ce jour de Lenthin, il n’était encore même pas midi, mais on suffoquait déjà.
Lorsque Tobin vida son propre baquet, la sueur lui ruisselait le long du nez. Tout en s’inclinant par-dessus le cuvier, il souffla sur la vapeur pour la disperser et lâcha un grognement d’exaspération. « Par les couilles à Bilairy ! Pas même encore à moitié plein qu’il est... On fait deux voyages supplémentaires, et puis on va se piquer une tête dans la rivière. M’en fous, si Cuistote s’enroue à nous gueuler après.
— Votre humble serviteur, mon prince », gloussa Ki en lui emboîtant le pas pour franchir la poterne une nouvelle fois.
Les tout derniers assauts de la sécheresse avaient sacrément creusé les berges en faisant baisser le niveau de la rivière. Avant d’atteindre le bord de l’eau, il fallait se frayer son chemin parmi des chaos de pierres encroûtées d’algues mortes. Ils y étaient presque parvenus quand Ki s’esquinta méchamment un orteil. Un grondement étranglé lui permit de ravaler l’un de ces gros mots qu’interdisait Nari et par la faute desquels il s’était déjà fait une fois tirer les oreilles aujourd’hui. « Crebleu ! » cracha-t-il à titre de compensation, tout en agrippant son orteil en sang.
Tobin laissa choir son baquet pour l’aider à descendre à cloche-pied jusqu’au ras du courant. « Fais-le tremper. Finira bien par se calmer un peu. »
Ki s’assit commodément puis laissa pendre ses deux jambes au fil de l’eau. Il en avait jusqu’aux genoux. Tobin fit de même avant de se renverser en arrière, appuyé sur ses coudes. Il était encore plus brun que Ki, cet été-ci, remarqua-t-il non sans se rengorger, malgré les déclarations de Nari que ça lui donnait la vulgaire dégaine d’un péquenot.
La vue plongeante dont il jouissait actuellement lui permettait d’admirer l’or des poils follets qui dévalaient au creux de l’échine musculeuse de son cher Ki et sa peau lustrée sous laquelle saillaient les omoplates. Tout en lui rappelant la souplesse fauve du couguar qu’ils avaient affronté de conserve dans les montagnes, cela fit courir dans toute sa chair un doux frisson tiède dont il se trouva qu’aucun mot n’était capable de rendre compte.
« Et mon chaudron? y va pas se remplir tout seul ! » leur cria Cuistote, là-bas derrière, de la poterne.
Tobin renversa sa tête en arrière pour toiser l’impatiente de bas en haut.
« Ki s’est fait mal au pied.
— Et ça t’a cassé tes jambes à toi?
— M’ont tout l’air d’aller », fit Ki en éclaboussant d’une poignée d’eau froide le ventre de Tobin.
Celui-ci se rassit en piaulant. « Traître! Vas voir si je t’aide ... »
Debout sur la berge opposée. Frère ne le lâchait pas du regard. Tobin l’avait convoqué pendant la matinée puis complètement oublié.
S’il avait poussé tout autant que lui, le fantôme n’en demeurait pas moins étique et blême comme un ventre de poisson. En quelque lieu qu’il apparût, la lumière ne le frappait jamais comme un être vivant. De loin, comme ça, ses yeux bizarres lui faisaient comme des trous noirs qui lui dévoraient la figure. Sa voix était devenue de moins en moins distincte, en plus. En fait, il y avait des mois que Tobin ne l’avait pas entendu proférer le moindre mot.
Il dévisagea Tobin encore un bon moment puis se détourna pour scruter la route.
« Quelqu’un vient », murmura Tobin.
Ki jeta un coup d’œil vers le bas de la prairie puis reporta son regard sur lui. « J’entends rien du tout... » Au bout d’un instant, tous deux finirent néanmoins par percevoir un vague et lointain cliquetis de harnais. « Ah ! Frère ? »
Tobin acquiesça d’un hochement.
À présent se distinguait assez nettement l’approche des cavaliers pour qu’on puisse en déduire qu’il devaient être une vingtaine. Tobin se leva d’un bond. « Tu crois que ça peut être Père ? »
Ki répondit par un grand sourire. « Qui d’autre pourrait bien venir ici avec tant de monde? »
Tobin remonta la berge rocheuse à quatre pattes et courut se jucher sur le pont pour bénéficier d’un meilleur point de vue.
Les madriers chauffés à blanc lui brûlaient les pieds.
Après avoir impatiemment sautillé de l’un sur l’autre une bonne minute, il s’élança sur l’herbe du bas-côté pour se porter à la rencontre de la cavalcade.
« Tobin! Reviens! Tu sais qu’on ne doit pas faire ça!
— Juste quelques pas! » Un coup d’œil par-dessus l’épaule lui montra Ki boitillant sur le pont puis, désignant son orteil amoché, haussant les épaules.
Le cœur de Tobin se mit à battre la chamade quand il aperçut au travers des arbres un fugitif scintillement d’acier. Mais pourquoi diable les survenants marchaient-ils à cette allure d’escargot? Père accomplissait toujours le dernier mille au galop, dans un nuage de poussière qui se voyait par-dessus la cime des arbres bien avant que ne se discernent les cavaliers eux-mêmes.
Tobin s’immobilisa pour mettre sa main en visière.
Il n’y avait aucun nuage de poussière aujourd’hui. Saisi d’inquiétude, il resta là, tout prêt à prendre ses jambes à son cou si c’était en définitive des étrangers qui survenaient.
Or, quand se montra finalement la tête de la colonne au bas de la prairie, il reconnut d’emblée Tharin sur son rouan, puis le vieux Laris et les autres qui le talonnaient. Les escortaient également deux nobles seigneurs qu’il identifia comme Nyanis, grâce à son éclatante chevelure, et comme Solari, grâce à sa barbe noire en broussaille et à son manteau vert et or.
Les combats doivent avoir pris fin. Il a ramené des hôtes pour fêter ça !
Tobin poussa un hourra et agita les deux bras en signe d’accueil, tout en cherchant toujours son père parmi les rangs serrés de la cavalcade. Tharin lui rendit son salut d’un geste mais sans éperonner pour autant sa monture.
Tandis qu’ils gravissaient tous la colline, Tobin s’avisa que le capitaine menait au bout d’une longe un cheval, le palefroi noir de Père. Sellé mais sans cavalier. Et c’est seulement alors qu’il remarqua qu’on avait tondu ras la crinière de tous les chevaux. Il savait ce que cela voulait dire. Les hommes lui avaient raconté bien assez d’histoires à ce propos dans la cour des casernes...
L’air s’assombrit soudain aux côtés de Tobin. Frère venait de paraître. Sa voix s’entendait à peine pardessus la rumeur incessante de la rivière, mais Tobin ne l’entendit que trop nettement.
Voilà notre père de retour chez lui.
« Non. » Tobin s’avança malgré tout à la rencontre des cavaliers. Les battements de son cœur lui martyrisaient les tympans. Il ne sentait seulement pas la route sous ses pieds.
Tharin et les autres firent halte au moment où il les abordait. Lui se refusa à les regarder en face. Il n’avait d’yeux que pour le cheval de Père et pour les effets jetés en travers de la selle : l’arc, le heaume et le haubert. Et pour la longue urne de grès qu’y tenaient suspendue les mailles d’un filet.
« Où est-il? » demanda Tobin, maintenant obsédé par l’usure d’un étrier vide. Sa voix venait de sonner à ses propres oreilles presque aussi faiblement que celle de Frère.
Il entendit Tharin mettre pied à terre, il se sentit empoigner aux épaules par ses grosses mains, mais il n’en garda que plus obstinément les yeux fixés sur l’étrier.
Tharin le fit pivoter tendrement, lui cueillit le menton pour l’obliger à le regarder. Ses yeux d’un bleu délavé étaient tout lisérés de rouge et débordants de chagrin.
« Où est Père ? »
Tharin tira quelque chose de son aumônière, quelque chose de noir et or qui miroita dans la lumière du soleil. C’était le sceau de Père, à l’effigie du rouvre, enfilé sur sa chaîne. D’une main tremblante, Tharin le lui passa au col. « Votre père est tombé au combat, mon prince, le cinquième jour de Shernin. Il est mort en brave, Tobin. Je t’ai rapporté ses cendres. »
Les yeux de l’enfant se reportèrent sur l’urne entourée d’un filet, et il comprit. Le cinquième jour de Shemin ? C’était le lendemain de l’anniversaire de Ki. Nous sommes allés nous baigner. J’ai tué deux grouses. Nous avons vu Lhel.
Nous ne savions pas.
Frère se tenait auprès du cheval, maintenant, une main posée sur l’urne poudreuse. Cela faisait près d’un mois que leur père était mort.
Tu m’as prévenu de l’agonie d’un renard, songea t-il en dévisageant Frère d’un air incrédule. Et de l’arrivée d’Iya. Mais de la mort de notre père, non?
« Je me trouvais là moi aussi, Tobin. Ce que te dit Tharin est la vérité pure. » C’est le jeune lord Solari qui venait de parler. Il démonta pour venir se placer près de lui. Tobin avait toujours eu de la sympathie pour lui, mais il n’avait pas la force de le regarder en face non plus, maintenant. Lorsque celui-ci reprit la parole, ce fut comme s’il se trouvait à cent lieues de là, et pourtant Tobin avait ses bottes sous les yeux, juste à côté de lui, là, sur la route. « Il a poussé son cri de guerre jusqu’à la fin, et toutes ses blessures étaient par-devant. Je lui ai vu tuer quatre adversaires au moins avant de succomber. Aucun guerrier ne saurait souhaiter plus glorieuse mort. »
Tobin se sentait aussi léger que si son corps risquait à tout moment d’être éparpillé par la brise comme des graines de dompte-venin. Peut-être que je verrai le fantôme de Père. Il loucha du côté de l’urne dans l’espoir que l’ombre de son père allait lui apparaître. Mais il n’y avait là que Frère qui s’estompait peu à peu, les traits dévorés par les trous noirs où luisaient ses sombres prunelles, et qui finit par s’évaporer.
« Tobin? »
Les mains de Tharin l’étreignaient fermement aux épaules et l’empêchaient de se disperser dans le vent. Mais il n’avait aucune envie de le regarder, aucune envie de voir les larmes qui traçaient lentement un double sillon sur ses joues poussiéreuses. Il n’avait aucune envie non plus que les deux seigneurs et les soldats voient Tharin pleurer.
Aussi préféra-t-il laisser ses yeux se perdre par-delà.
Ki, remarqua-t-il, descendait la route en courant. « Son pied doit aller mieux. »
Le visage de Tharin se rapprocha du sien. Il se lisait dans son regard une expression des plus singulières. De-ci de-là s’entendaient à présent des gémissements étouffés qui stupéfiaient l’enfant comme quelque chose d’inouï. Ça ne pleurait pas, des soldats ...
« Ki, crut-il bon d’expliquer, tout en laissant à nouveau dériver son regard vers le cheval de Père. Il s’est blessé l’orteil, mais voici qu’il arrive. »
Tharin se défit d’un fourreau qui lui barrait le dos pour le déposer entre les mains de Tobin. C’était l’épée gainée du duc. « Elle est à toi, maintenant, elle aussi. »
Tobin étreignit l’arme. Elle était terriblement lourde.
Tellement plus lourde que la sienne... Trop grande pour moi. Tout comme l’armure. Une chose de plus à garder pour plus tard. Trop tard.
Il entendit bien que Tharin parlait, mais il avait l’impression que son crâne était bourré de graines floconneuses de dompte-venin; il avait du mal à comprendre quoi que ce soit. « Qu’est-ce que nous en faisons, des cendres ? »
Tharin l’attira plus près de lui.
« Quand tu seras prêt, nous les emporterons à Ero pour les déposer aux côtés de ta mère dans la tombe royale. Ils seront enfin de nouveau réunis.
— À Ero? »
Père avait toujours promis qu’il l’emmènerait à Ero. Et, au lieu de ça, c’était à lui, paraît-il, d’y emmener Père.
Il se sentait les yeux en feu, et la poitrine lui brûlait comme s’il avait couru d’une seule traite de la ville à ici, mais les larmes se refusaient à lui. Il avait l’impression d’être aussi sec intérieurement que le sol qu’il foulait.
Tharin se remit en selle, et quelqu’un jucha Tobin, toujours cramponné à l’épée de Père, derrière lui.
Ki les rejoignit à mi-chemin, hors d’haleine et plus ou moins à cloche-pied. Il avait l’air de savoir déjà ce qui s’était passé et fondit en pleurs silencieux à la vue des armes attachées à la selle vide. Allant vers Tobin, il lui étreignit la jambe à deux mains et plaqua son front contre son genou.
Puis Koni survint, qui lui tendit la main pour l’aider à monter en croupe.
Pendant que le cortège achevait de gravir la colline, Tobin ne fut sensible qu’à une chose, aux pesants battements sur son cœur du sceau d’or de Père que provoquait chacun des martèlements des sabots du cheval.
Nari et les autres les accueillirent à la grande porte et se lancèrent dans un épouvantable concert de lamentations sans même attendre que Tharin leur ait annoncé la nouvelle. Même Arkoniel pleurait à chaudes larmes.
Nari embrassa Tobin à l’étouffer dès qu’il eut mis pied à terre.
« Oh, mon pauvre amour! sanglota-t-elle. Qu’est ce que nous allons bien pouvoir faire ?
— Aller à Ero », s’efforça-t-il de lui répondre, mais sans être bien sûr qu’elle l’entendait.
On emporta les armes et les cendres dans la grande salle pour les déposer devant l’autel domestique. Tharin aida Tobin à raser la crinière de Gosi puis à la brûler, mêlée à l’une de ses propres mèches, dans la cour des casernes, en l’honneur de Père.
Cela fait, on chanta devant l’autel des chants lugubres que tout le monde avait l’air de connaître, excepté Tobin, et Tharin lui posa les mains sur les épaules pendant qu’il priait Astellus et Dalna de prendre soin de l’esprit de son père puis conjurait Illior et Sakor de protéger la maisonnée.
Tout cela se réduisit pour Tobin à un vague bredouillis de mots. Et lorsque Frère apparut pour placer sur la tablette de l’autel l’une de ses sales racines d’arbre toutes tordues, sa fatigue était telle qu’il ne fit pas un geste pour la déblayer. Il fut d’ailleurs le seul de l’assistance à la remarquer.
Une fois achevés les prières et les chants, Tharin le prit à part et, s’agenouillant devant lui, l’attira de nouveau tout près. « Je me trouvais avec ton père quand il est mort, lui souffla-t-il, et ses yeux avaient de nouveau l’expression singulière de tout à l’heure. Nous avons parlé de toi. Il t’aimait plus que rien d’autre au monde, et il était si triste de t’abandonner
... » Il s’essuya les yeux, s’éclaircit la gorge. « Il m’a chargé d’être ton protecteur, et c’est à quoi je m’emploierai tout le reste de mon existence. Tu peux compter sur moi en toute circonstance. »
Il dégaina son épée puis, l’ayant dressée pointe en bas devant lui, prit la main de Tobin et la lui plaça sur la garde tout usée avant d’appliquer la sienne pardessus. « Je jure par les Quatre et par mon honneur de demeurer à tes côtés et de te servir jusqu’à mon dernier souffle. J’ai fait le même serment à ton père. Tu comprends, Tobin? »
L’enfant hocha la tête. « Merci. »
Tharin rengaina puis le tint longuement embrassé.
Après s’être écarté pour se relever, il secoua la tête. « Les Quatre m’en soient témoins, ce sont mes cendres et non les siennes que je voudrais voir dans cette urne. Je donnerais n’importe quoi pour ça. »
Le jour déclinait quand tout fut fini. L’heure du repas survint et passa, mais personne ne prépara de feu ni ne fit de cuisine, et tout le monde resta pour la nuit dans la grande salle. Une veillée, Tharin appelait ça. Comme la nuit tombait, il alluma une seule lampe devant l’autel, les autres pièces de la maison demeurant dans le noir.
Certains des serviteurs s’allongèrent à terre pour dormir, mais les guerriers s’agenouillèrent en demi-cercle face à l’autel, leurs épées au clair devant eux. Nari eut beau installer pour lui une paillasse au coin de la cheminée, Tobin ne parvint pas à rester couché. Il se joignit quelque temps aux hommes, mais leur silence lui fit l’effet de l’exclure et de l’isoler. Si bien qu’il finit par aller en catimini se réfugier tout au fond de la salle et par se laisser choir dans la jonchée près de l’escalier.
C’est là que Ki le découvrit puis s’assit à son tour. « Tu n’avais jamais rien vu de pareil, n’est-ce pas? » chuchota-t-il.
Tobin secoua la tête.
« On a pourtant bien dû faire quelque chose, quand ta mère est morte, non ?
— Je ne sais pas. » Repenser à cette époque-là le faisait toujours grelotter de la tête aux pieds. Ki dut s’en apercevoir, car il se rapprocha pour l’enlacer avec un de ses bras, exactement comme l’avait fait Tharin. Tobin se laissa aller contre lui et posa la tête sur son épaule, éperdument reconnaissant d’un réconfort si simple et si solide. « Je ne me souviens pas. Je l’ai vue gisant sur la glace, et puis c’est tout, elle était partie. »
Il n’avait jamais demandé ce qu’il était advenu d’elle. Nari avait bien essayé d’en parler une fois ou deux peu de temps après, mais il n’avait pas eu envie de l’apprendre, à ce moment-là. Il s’était bouché les oreilles et enfoui sous les couvertures jusqu’à ce qu’elle s’en aille. Et si, depuis lors, plus personne n’avait évoqué ce sujet dans la maison, lui non plus n’avait jamais posé de question. C’était bien assez horrible, déjà, de savoir que l’esprit de sa mère arpentait encore la tour; alors, où son corps pouvait se trouver, ça lui était bien égal, ça.
Mais maintenant, là, dans le noir, voilà qu’il repensait à ce qu’avait dit Tharin. Mère était à Ero.
Si peu qu’il se rappelât de ce jour tragique, il savait que le roi était déjà parti quand lui-même avait eu la permission de quitter son lit. Et déjà partie Mère, aussi.
À l’instar de l’un de ces minuscules noyaux qu’Arkoniel laissait tomber dans ses solutions alchimiques, ce simple constat fit se cristalliser des années de souvenirs à demi conscients en une conviction, unique et suraiguë, celle que le roi avait emmené Mère. Son esprit embrumé de chagrin s’y agaça comme on s’agace d’une dent gâtée trop douloureuse pour que l’on arrête de la tâter, de la tripoter.
Non, chuchota Frère dans le noir.
« Ma maman à moi est morte quand j’avais six ans, fit Ki tout bas, ramenant par là Tobin au moment présent.
— De quoi? »
En dépit de tous leurs bavardages, ils n’avaient jamais abordé ce chapitre avant.
« Elle s’est entaillé le pied sur une faux, et la blessure n’a jamais guéri. »
Il venait de lui échapper une pointe de son vieil accent campagnard. « Sa jambe est devenue toute noire, elle avait la bouche comme verrouillée, et puis elle est morte. Comme la terre était complètement gelée, Père l’a déposée tout empaquetée dans le grenier de l’étable et l’y a laissée jusqu’au retour du printemps. Moi, je grimpais m’asseoir près d’elle, quand je me sentais seul. Il m’est même arrivé, des fois, de soulever la couverture, rien que pour revoir un peu sa figure. On l’a enterrée au printemps, quand il n’y avait pas encore de feuilles. Père avait déjà ramené Sekora chez nous, et elle avait déjà le gros ventre. Je n’arrêtais pas de loucher dessus, je me rappelle, pendant qu’on chantait les chants sur la tombe de ma maman. » Sa voix venait de détonner vers l’aigu.
« Toi, tu as eu une nouvelle mère », murmura Tobin, qui se sentit soudain très lourd et fatigué au-delà de toute expression. « Moi, maintenant, je n’ai plus ni père ni mère du tout. »
Le bras de Ki se resserra autour de lui. « Je suppose qu’on ne te laisserait pas venir avec moi chez nous, hein? Nous, on s’apercevrait à peine qu’on en a un de plus dans les pattes. »
L’œil toujours aussi sec malgré le chagrin qui le ravageait au-dedans, Tobin partit à la dérive dans un rêve où Ki et lui dormaient au sein d’un énorme tas de mioches à cheveux bruns ... - tous enchevêtrés bien au chaud comme une portée de chiots -, tandis que dehors, dans la grange, gisaient leurs deux mères, mortes et gelées.
7
Arkoniel se réveilla, la nuque raide, juste après l’aube. Il s’était jeté dans un coin proche de l’autel, bien décidé à assurer la veillée avec les autres, mais il n’avait pu s’empêcher de s’assoupir par intermittence.
Au moins n’ai-je pas été le seul à succomber au sommeil, se dit-il en laissant errer son regard tout autour de la salle.
La lampe de l’autel brûlait toujours, et sa lueur diffuse lui permettait de discerner des silhouettes sombres pelotonnées sur les bancs et dans les parages de l’âtre, à même la jonchée. Il eut quelque peine à repérer Tobin et Ki affaissés tous deux près de l’escalier, le dos contre le mur.
Seuls les guerriers n’avaient pas interrompu leur veille de toute la nuit, agenouillés qu’ils étaient constamment restés pour honorer la mémoire du chef qu’ils avaient suivi tant d’années durant.
Arkoniel examina leurs traits tirés. Nyanis et Solari étaient inconnus de lui; d’après ce qu’il avait entendu dire à Cuistote et à Nari la veille, tous deux s’étaient révélés des vassaux d’une loyauté indéfectible; ainsi la fille de Rhius trouverait-elle peut-être en eux des alliés à l’avenir.
Il reporta son regard sur Tobin; la lumière chiche aurait pu le faire prendre, à le voir roupiller contre son mur, pour n’importe quel galopin poussé dans un taudis d’Ero. En se remémorant ce qu’Iya lui avait révélé de ses propres visions, le magicien ne put réprimer un soupir"
Trop chamboulé pour envisager de se rendormir, il sortit flâner sur le pont pour contempler le lever du soleil. Quelques daims broutaient à la lisière de la prairie, plusieurs autres s’étaient risqués sur les berges rocailleuses de la rivière pour atteindre le bord de l’eau. Un grand héron blanc arpentait les bas-fonds en quête de son déjeuner. En dépit de l’heure, la journée promettait déjà d’être torride.
Arkoniel s’assit au beau milieu du pont, les jambes ballant dans le vide. « Et désormais quoi, Illuminateur? lâcha-t-il tout bas. Que nous faut-il faire, si les protecteurs de ce pauvre enfant continuent de disparaître l’un après l’autre? »
Il attendit patiemment, guettant avec ferveur quelque signe en réponse.
Mais il fut incapable de rien voir d’autre que, dardé fixement sur lui, l’implacable soleil de Sakor. Non sans un nouveau soupir, il entreprit mentalement de composer à destination d’Iya une lettre où il tâchait de la persuader de renoncer à ses interminables vagabondages afin de revenir le seconder. Cela faisait des mois, cependant, qu’il n’avait pas eu de nouvelles d’elle, et il n’était même pas sûr de l’adresse où son message aurait quelque chance de la toucher.
Il n’avait guère avancé dans sa rédaction quand il entendit la porte grincer dans son dos. Tharin vint à grands pas le rejoindre et, prenant place à ses côtés, se mit à considérer l’horizon par-dessus la prairie, les poings coincés entre ses genoux. Il était d’une pâleur extrême, et le chagrin creusait profondément ses traits. La lumière du petit matin achevait de délaver ses yeux. « Vous n’en pouvez plus », dit Arkoniel. Tharin se contenta de hocher lentement la tête. « Selon vous, que va-t-il se passer maintenant?
— C’est pour t’en parler que je suis sorti. Le roi m’a annoncé ses intentions devant le bûcher de Rhius. Il compte envoyer chercher Tobin. Ille veut à Ero avec le prince Korin et les Compagnons. »
La tournure que prenaient les événements n’avait rien de bien surprenant, mais Arkoniel en eut tout de même les tripes serrées.
« Quand?
— Je l’ignore au juste. Bientôt. Je l’ai prié d’accorder un peu de répit au petit, mais il s’est gardé de réagir sur ce point. Je doute fort qu’il consente un très long délai, tant il brûle de l’avoir à portée de main.
— Que voulez-vous dire? »
Tharin ne répondit pas tout de suite. Il avait l’air simplement fasciné par les daims. Il finit à la longue par soupirer puis dit: « Je t’ai connu tout gosse quand Iya et toi vous séjourniez à Atyion. Depuis que tu te trouves ici, j’ai pu constater quel homme tu étais devenu. J’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour toi, et je crois pouvoir te faire confiance, notamment en ce qui concerne Tobin. C’est pour cette raison que je vais remettre mon existence entre tes mains. » Il tourna la tête pour regarder le jeune homme droit dans les yeux. « Mais s’il advenait jamais que tu m’aies dupé, les Quatre me sont témoins qu’alors tu devras me tuer pour me faire lâcher ta piste. Nous sommes bien d’accord là-dessus? »
Arkoniel se garda de voir là des menaces en l’air.
Et cependant, derrière la brutalité du propos, il perçut aussi de la peur, une peur non pas pour lui-même mais pour Tobin.
Il leva sa main droite tout en plaquant la gauche sur son cœur.
« Par mes mains, mon cœur et mes yeux, sieur Tharin, je vous jure que je suis prêt à sacrifier ma propre vie pour protéger l’enfant de Rhius et d’Ariani. Qu’avez-vous à me dire?
— l’ai ta parole que tu n’en toucheras mot à qui que ce soit?
— Iya et moi n’avons pas de secrets l’un pour l’autre, mais je puis vous répondre d’elle comme de moi-même.
— Très bien. Je n’ai de toute manière personne d’autre à qui m’adresser.
D’abord et avant tout, je suis intimement convaincu que le roi voulait la mort de Rhius. Il se pourrait même qu’il ait trempé dans son assassinat. »
Si peu d’expérience qu’il eût de la vie de cour, le candide Arkoniel lui-même n’eut aucune peine à comprendre qu’en l’occurrence son vis-à-vis venait en effet de se mettre, et plutôt deux fois qu’une, entièrement à sa merci. La conscience qu’en avait forcément Tharin au même instant ne l’empêcha pas de poursuivre sans une seconde d’hésitation. « Depuis la mort de la princesse, Erius ne s’est jamais fait faute de pousser Rhius au plus fort de chaque bataille.
Rhius s’en était aperçu, lui aussi, mais il avait un sens de l’honneur beaucoup trop aigu pour le dire. Toutefois, certains des ordres auxquels nous obtempérions n’étaient que pure témérité. Il y a des centaines de valeureux guerriers Skaliens qui seraient toujours sur leurs jambes et qui respireraient à pleins poumons l’air d’Atyion et de Cirna si le roi s’était montré un rien moins écervelé dans le choix de ses lieux d’attaque.
« Le jour où Rhius fut tué, Erius nous commanda de pénétrer à cheval en plein marécage. Nous étions en train de nous efforcer d’émerger de l’autre côté lorsque nous tombâmes dans une embuscade.
— Qu’est-ce qui vous conduit à penser que le roi ne fut pas étranger à cette affaire ? »
Tharin lui adressa un sourire amer. « Tu n’es pas très calé en matière de cavalerie, hein, magicien? Eh bien, tu n’expédies pas de cavaliers dans un tel terrain, l’été, sans un appui décent d’infanterie et sans aucune couverture.