Surtout lorsqu’il y a de fortes chances pour que l’ennemi bénéficie de solides retranchements sur l’autre bord et soit là tout oreilles à guetter ton approche. Une flèche frappa Rhius à la cuisse avant que nos troupes ne soient nulle part à proximité de la terre ferme. Moi, j’en pris une dans l’épaule, et une autre abattit mon cheval sous moi. Je tombai, lui chargea...
Et ce fut un satané massacre. En face, il devait y avoir deux ou trois centaines d’archers et de fantassins, et si ce n’était pas justement nous qu’ils attendaient, alors c’est que quelqu’un faisait un fameux gâchis de leurs forces. Malgré la flèche qu’il avait prise, Rhius se battait comme un loup, mais, d’après ce que m’a conté Laris, une pique lui tua son cheval, et ce fut la chute. Rhius était coincé sous la bête, et l’ennemi fut sur lui, haches au poing, avant... Avant que j’aie pu le rejoindre. »
Une larme roula, qui s’empêtra finalement dans les picots de chaume de sa joue. « La vie le fuyait à flots quand j’ai réussi à le retrouver. Nous eûmes beau l’évacuer, plus aucun soin n’était susceptible de le sauver. »
De nouvelles larmes avaient suivi la première, mais sans qu’il ait l’air de s’en apercevoir. Quelque chose avertit Arkoniel qu’il devait s’être habitué à pleurer de la sorte. « Rhius a pressenti que Bilairy ne tarderait plus à l’emmener. Il m’a attiré tout près de lui pour me parler de manière à n’être entendu que de moi. Ses toutes dernières paroles furent : "Consacre ta vie à protéger mon enfant coûte que coûte. Tobin doit gouverner Skala." »
Arkoniel en perdit la respiration. « Il vous a dit cela? »
Tharin le regarda droit dans les yeux et soutint son regard. « J’ai pensé alors que c’était la mort qui lui brouillait l’esprit. Mais à voir la tête que tu fais en ce moment même, je pense que je vais changer d’avis. Tu sais ce qu’il entendait par là ? »
« Fie-toi à ton intuition », lui avait recommandé Iya le jour de la séparation. Or, son intuition lui dictait depuis toujours de faire confiance à Tharin. Il n’en eut pas moins l’impression de se trouver dans la position d’un homme prêt à se jeter du haut d’une falaise sans rien discerner d’autre au-dessous qu’un brouillard à couper au couteau. Le secret mettait en danger quiconque en portait le faix.
« Oui. Iya et moi n’avons jamais œuvré que dans ce sens, et ce dès avant la naissance de Tobin. Mais répondez-moi en toute franchise, il le faut. Vous est-il possible de continuer à servir Tobin sans rien savoir de plus que ce que vous savez à cette heure?
— Oui. Seulement... »
Arkoniel détailla les traits ravagés de son interlocuteur pendant que celui-ci cherchait comment formuler sa pensée et le devança : « Vous n’arrêtez pas de vous demander pourquoi Rhius ne vous en a pas confié davantage ..., avant? »
Tharin acquiesça d’un hochement, les lèvres douloureusement pincées.
« Il ne l’a pas fait parce qu’il ne le pouvait pas, dit Arkoniel avec douceur.
Rhius n’a jamais suspecté votre loyauté, vous devez absolument le croire.
Un jour, je serai à même de vous expliquer tout cela, et vous comprendrez.
Mais ne doutez pas un instant de la foi que le duc avait en vous. Son dernier souffle vous l’a prouvée, Tharin. Il vous a confié la croyance la plus sacrée de toute son existence.
»Actuellement, c’est de protection qu’a besoin Tobin; plus tard, il lui faudra des alliés. Quelle est l’importance des troupes que nous pourrions convoquer aujourd’hui, en cas de nécessité? »
Tharin se passa la main dans la barbe. « Tobin n’a pas tout à fait douze ans, Arkoniel. C’est là un âge trop tendre pour commander, trop tendre même pour lui susciter beaucoup de partisans, s’il ne bénéficie de l’appui d’un seigneur puissant. » Il indiqua le fort, derrière. « Nyanis et Solari sont des gens de bien, mais Rhius était leur chef de guerre autant que leur suzerain. Si Tobin avait seize ou dix-sept ans, mettons ..., voire même quinze, ce pourrait être une tout autre affaire, mais les choses étant ce qu’elles sont, le seul parent qu’il ait de quelque importance est le roi. Encore que ...
— Oui?
— De toi à moi, notre noblesse compte en son sein des hommes qui ne resteront pas les bras croisés à laisser malmener sous leurs yeux le moindre descendant de la lignée féminine skalienne, et il en est également d’autres qui ne manqueront pas de bonnes raisons pour se rappeler qui était le père de Tobin.
— Et ces nobles-là, vous les connaissez? Vous savez en qui Tobin pourrait se fier?
— Il y a peu de gens sur la foi desquels je mettrais ma tête à couper, vu ce qu’est la cour, de nos jours, mais j’ai passé toute ma vie aux côtés du duc, et j’étais dans ses petits papiers. Je possède un assez joli flair sur le sens du vent.
— Tobin aura bien besoin de vous pour le guider dans ce dédale. Il peut compter sur les soldats qui devaient fidélité à Rhius ?
— Les gens du commun sont attachés aux terres qu’ils travaillent. En principe, ils en servent le détenteur, quel qu’il soit. Jusqu’à ce que Tobin atteigne l’âge d’assumer ses droits, les domaines qui lui reviennent auront pour détenteurs, j’imagine, qui en décidera le bon plaisir du roi. » Il secoua la tête. « Des tas de choses peuvent changer d’ici là, j’ai peur. Erius va sûrement nommer ses propres régisseurs et intendants pour gérer les biens de l’orphelin.
— Ce dernier n’a déjà subi que trop de changements, murmura Arkoniel.
En tout cas, c’est une fameuse chance pour lui que de posséder pour mentor un homme aussi loyal que vous. »
Tharin lui claqua l’épaule puis se releva.
« Il y en a qui servent pour la gloire ou par loyauté, d’autres pour la paye, fit-il d’un ton bourru. C’est par amour que j’ai servi Rhius et que je servirai Tobin à son tour.
— Par amour. » Arkoniel leva les yeux, frappé par un je-ne-sais-quoi d’incongru dans le ton. « Je n’ai jamais pensé à vous le demander. Vous possédez un domaine quelque part. Vous y avez une famille à vous?
— Non. »
Le magicien n’eut pas le loisir de déchiffrer sa physionomie que le capitaine tournait les talons pour regagner le fort à grandes enjambées.
« Ça brave type, chuchota Lhel sans se montrer, sa voix se mêlant au tumulte des flots qu’il voyait là dessous courir entre ses pieds ballants.
— Je sais, répliqua-t-il, réconforté par la présence désincarnée de la sorcière. Tu es au courant pour lord Rhius?
— Frère dire moi.
— Que vais-je faire, Lhel? Le roi veut qu’il aille à Ero.
— Tenir Ki près lui. »
Arkoniel laissa fuser un petit rire amer. « Est-ce là tout? Je suis bien aise de l’apprendre ... Lhel ? »
Mais elle était déjà partie.
8
Au matin qui suivit la veillée funèbre, Tobin se réveilla plein d’un silence inouï. La tête pressée contre sa joue, Ki dormait toujours au creux de son épaule. Se gardant de bouger si peu que ce soit, Tobin essaya de comprendre la sensation bizarre de vide qu’il éprouvait en dessous des côtes. Elle n’avait rien à voir avec l’impression ressentie lors de la mort de Mère; en tombant vaillamment au champ d’honneur, Père avait eu la fin d’un guerrier.
Ki se faisait pesant. Comme Tobin remuait pour se soulager un peu, il se réveilla en sursaut. « Tu vas bien, Tobin ?
— Oui. »
Il pouvait quand même parler. Toujours ça. Mais le sentiment de silence inouï qui persistait en lui, lui faisait l’effet d’un trou noir, ou de l’insondable source glacée qu’il y avait chez Lhel, à côté du chêne. Tout à fait comme s’il était en train d’en fixer l’abîme ténébreux dans l’attente de quelque chose.
Mais de quoi, c’est justement ce qu’il ne savait pas.
Il se leva et se dirigea vers l’autel afin d’y prier pour son père. Tharin et les nobles s’étaient retirés, mais Koni et une poignée d’autres demeuraient agenouillés devant.
« J’aurais dû faire la veillée en votre compagnie, marmonna-t-il, tout mortifié d’avoir dormi.
— Personne n’attendait ça de toi, Tobin, répondit gentiment Koni. Nous, on avait versé le sang avec lui. Mais tu pourrais toujours fabriquer les offrandes à l’autel. Cinquante et un chevaux de cire, un par année qu’il a vécue. »
Apercevant là-dessus la racine qu’avait déposée Frère, Koni esquissa le geste de la retirer, mais Tobin l’interrompit. « Laissez-la. » À côté de la racine se trouvait également un gland, maintenant.
Lui et Ki passèrent la matinée dans la pièce aux jouets, assis à même le sol parmi les pains de cire d’abeille. Jamais il n’avait dû façonner tant de figurines à la fois, et il en eut bientôt les mains tout endolories, mais il n’allait pas s’arrêter pour si peu. Quitte à laisser Ki pétrir la cire afin de la lui amollir, il exigea de modeler tous les chevaux lui-même. Tout en conférant aux chevaux la même silhouette que d’habitude, avec la menue tête en pointe et l’encolure arquée caractéristiques des aurënfaïes qu’ils montaient, Père et lui, il leur écourta la crinière en signe de deuil, n’évoquant celle-ci que par des traits brefs à peine incisés du bout de l’ongle de son pouce.
Il se trouvait encore en plein travail quand Nyanis et Solari se présentèrent à sa porte en manteaux de voyage.
« Je viens prendre congé de vous, prince Tobin, dit Nyanis en s’agenouillant auprès de lui. Lorsque vous viendrez à Ero, comptez-moi sans faute au nombre de vos amis. »
Tobin leva les yeux de sa cire et hocha la tête, non sans s’étonner que les cheveux de son vis-à-vis aient perdu tant de lustre et d’éclat depuis sa dernière visite. Les reflets flamboyants qu’y jetait le feu lorsqu’on jouait aux oies près de la cheminée l’avaient toujours fasciné, quand il était petit.
« Vous pourrez toujours également compter sur moi, mon prince, dit Solari en se plaquant le poing contre la poitrine. La mémoire de votre père m’oblige à me considérer pour jamais comme l’allié d’Atyion. »
Quel menteur! siffla Frère, en suspens juste derrière lui. Il vient de prédire au capitaine qui le seconde : « D’ici un an, c’est moi qui serai seigneur et maître d’Atyion. »
Abasourdi, Tobin hoqueta: « D’ici un an ?
— Dans un an et j’espère à jamais, mon prince », répondit Solari, mais Tobin n’eut qu’à le regarder dans les yeux pour savoir que Frère avait dit vrai.
Ainsi que l’aurait fait Père, il se leva pour adresser aux deux hommes un profond salut.
Leurs pas s’éloignaient vers le bas bout du corridor lorsque l’écho lui répercuta, bien assez audible, ce chuchotage de Solari : « Peu me chaut ce que dit Tharin ! Le gosse n’est... »
Tobin dévisagea Frère. Peut-être ne s’agissait-il que d’une illusion due à l’éclairage, mais il eut l’impression que le fantôme souriait.
S’étant mis en tête de couver Tobin, Nari alla jusqu’à proposer de partager de nouveau son lit comme à l’époque où il était petit, mais il ne put en supporter ne fût-ce que l’idée, et il rembarra la nourrice sans ménagement. Quant à Arkoniel et Tharin, tout en conservant leurs distances, ils avaient toujours l’air de se trouver tout près et d’observer en tapinois.
La seule compagnie qui ne hérissait pas Tobin était celle de Ki, et les quelques jours qui suivirent leur virent passer bien des heures ensemble en dehors du fort. Monter à cheval étant prohibé - au même titre que les repas chauds ou les feux après le coucher du soleil - pendant les quatre jours que durait le deuil officiel, ils faisaient à la place des balades à pied sur les sentiers ou le long des berges de la rivière.
Le sentiment de silence intérieur persistait; Ki paraissait le percevoir et, contre son habitude, ne jacassait pas. Et jamais il ne fit mine de s’étonner que Tobin n’ait pas la moindre larme pour son propre père, alors que lui-même en versait d’assez abondantes.
En quoi il n’était pas le seul. Au cours de ces tout premiers jours, Tobin n’eut que trop d’occasions de surprendre Tharin et Nari en train de se tamponner les yeux, et il le vit également faire à bien des hommes dans les parages des baraquements. À l’évidence, c’était lui qui devait clocher ... Il alla tout seul, la nuit, se camper devant l’autel et, les mains posées sur l’urne de cendres, s’épuisa à chercher les larmes, mais elles refusèrent de venir.
La troisième nuit après la veillée fut trop étouffante pour qu’il ferme l’œil. Il demeura des heures allongé sans dormir, à regarder les papillons voleter autour de la veilleuse et à écouter retentir dans la prairie, en bas, le chœur des grenouilles émaillé de grillons. Près de lui, Ki récupérait à poings fermés, bien à plat sur le dos et la bouche ouverte, sa peau nue moite de sueur. Il avait la main droite qui reposait à quelques pouces de la cuisse de son copain, et va savoir quel rêve en crispait les doigts par intermittence.
Les yeux attachés sur lui, Tobin envia son aisance à dormir.
Plus il aspirait au sommeil, et plus le sommeil le fuyait. Il se sentait l’œil sec comme une braise refroidie, et les pulsations de son cœur lui faisaient l’effet de secouer le lit. Un rayon de lune effleura la cotte de mailles étalée sur son présentoir, dans l’angle, et désormais complétée par l’épée qu’on disait être à lui. Trop tôt pour l’épée, songea-t-il avec amertume, et trop tard pour l’armure.
Son cœur s’étant mis à battre plus violemment que jamais, il abandonna le lit, enfila une chemise toute froissée et, se glissant furtivement dans le corridor, réfléchit un moment. Dans la salle, il y aurait fatalement des serviteurs en train de dormir; s’il montait à l’étage au-dessus, il y avait de fortes chances pour qu’Arkoniel fût encore éveillé, mais il ne se sentait pas d’humeur à causer avec lui. Aussi se décida-t-il finalement pour la pièce aux jouets.
Les vantaux ouverts laissaient entrer le clair de lune.
Nimbée par lui, la cité paraissait presque douée de réalité. Pendant un moment, il s’imagina qu’il était une chouette et la survolait de nuit. Un pas de plus, et elle redevint un simple jouet, la pure merveille que Père avait créée tout exprès pour lui, et grâce à laquelle, au cours de tant et tant d’heures heureuses passées ensemble, il lui avait enseigné les rues et ruelles d’Ero.
Et les reines.
Il n’avait désormais plus besoin de grimper sur une chaise pour atteindre l’étagère où se trouvait la boîte aux figurines. S’emparant de celle-ci, il s’installa près de la ville miniature et aligna les rois et les reines sur la terrasse du Palais Vieux : le roi Thelâtimos et sa fille, Ghërilain la Fondatrice, s’y dressaient côte à côte, comme de coutume, suivis par la pauvre Tamir, empoisonnée pour satisfaire aux folles ambitions d’un frère.
Leur succédaient la première Agnalain, Klia et toutes les autres jusqu’à Grand-Maman Agnalain, qui s’était révélée aussi démente que sa propre fille. Les leçons d’histoire qu’il avait reçues d’Arkoniel comportaient infiniment plus de détails qu’aucune de celles jamais données par Père ou par Nari. S’il en savait un bout sur les cages à corbeaux et les gibets de sa grand-maman, il savait tout également de ses consorts raccourcis et empoisonnés ... Comment s’étonner dès lors qu’à la mort de celle-ci le peuple eût laissé l’oncle Erius mettre au rancart la Prophétie pour s’adjuger le trône?
Il retira finalement de la boîte la figurine en bois, la dernière, la malmenée, l’éclopée cent fois réparée: le Roi-ton-oncle. Qui n’était encore guère plus qu’un nom dans une histoire, une vague tête entrevue rien qu’une fois du haut d’une fenêtre.
Il a emporté Maman.
Tobin tourna et retourna dans ses mains la mince figurine, tout au souvenir des innombrables fois où père avait dû sortir le pot de colle pour en rajuster les morceaux, suite aux agressions de Frère. Mais cela faisait des années que Frère ne s’était plus soucié de la démolir...
Un tout petit bruit le fit sourciller. Baissant les yeux, il découvrit qu’il avait cassé net la tête du roi. Il laissa tomber ces piteux débris dans les noires ombres de la citadelle et prêta l’oreille à leur brève dégringolade.
Père ne viendrait pas, armé du pot de colle, pour les réparer.
Ce souvenir en fit surgir d’autres, image après image, de Père en train de rire, d’enseigner, de jouer, de chevaucher. En dépit de quoi il ne parvint pas à pleurer.
Tout à coup, il entendit un pas feutré derrière lui et perçut une odeur de fumée de bois et de pousses vertes foulées. Les cheveux noirs de Lhel chatouillèrent sa joue quand elle lui saisit la tête et l’attira contre sa poitrine.
« Je dire toi quelque chose vrai, maintenant, keesa, chuchota-t-elle. Ton père faire cité-là pour toi et faire toi pour cité-là.
— Que voulez-vous dire? »
Il se dégagea et se retrouva tout seul en plein clair de lune.
« Qu’est-ce que tu fabriques là-dedans? » grommela Ki. Il n’y avait à dépasser de l’embrasure de la porte que sa bouille tout ensommeillée.
N’obtenant aucune réponse, il vint prendre Tobin en traînant les pieds et le remmena vers leur lit. Le temps de s’affaler à ses côtés, de lui plaquer une main sur le cœur et de fermer les yeux, déjà il s’était rendormi.
Tobin aurait bien aimé débrouiller un peu le message hermétique délivré par Lhel, mais la rassurante pression de la main de Ki, les senteurs que la sorcière avait laissées dans son sillage le bercèrent tant et si bien qu’il sombra presque instantanément dans un sommeil affranchi de rêves.
9
Ainsi que redouté à trop juste titre, Erius ne fut pas long à se manifester.
Deux semaines ne s’étaient pas écoulées depuis le retour de Tharin qu’en jetant un coup d’œil par la fenêtre de son atelier Arkoniel vit des nuées de poussière s’élever au-dessus de la route de Bierfût.
Et comme il fallait au moins un escadron de cavalerie pour en susciter d’aussi épaisses, le magicien n’eut pas le moindre doute sur l’identité de l’expéditeur.
Tout en se maudissant pour son défaut de vigilance, il s’apprêtait à lancer un charme investigateur à la recherche des garçons quand il les repéra tout au bas de la prairie. À demi nus comme toujours en raison de la canicule, ils se tenaient tapis près de la berge dans un fourré touffu d’osier fleuri.
« Filez! » cria-t-il, trop conscient qu’il leur était tout aussi impossible, de cet endroit-là, d’apercevoir le nuage menaçant que de distinguer, par-dessus le tumulte de la rivière, les rumeurs de la chevauchée. Lui non plus, d’ailleurs, ils ne pouvaient l’entendre, et cependant quelque chose leur donna tout à coup l’alarme. Ils se frayèrent vivement un passage au travers des grandes plantes en direction des bois qui bordaient la prairie à l’extrémité opposée.
« Bravo, mes petits! chuchota-t-il.
— Des cavaliers ! » gueula Tharin dans la cour en contrebas.
Il avait entrepris avec ses subordonnés de restaurer la toiture des baraquements, et c’était là qu’il était justement campé, une main en visière contre le soleil et le nez levé vers le magicien. « C’est qui? » l’interpella-t-il.
Arkoniel se couvrit les yeux pour lancer au plus vite un charme voyeur.
« Deux vingtaines environ d’hommes en armes et qui surviennent au galop. Ils ont à leur tête un héraut royal et un gentilhomme ... inconnu de moi.
— Les couleurs ?
— Incertaines, à cause de la poussière », répondit Arkoniel. Celle des tuniques qu’il arrivait à discerner pouvait facilement passer pour du gris. Quand il se décida à rouvrir les yeux, Tharin avait déjà dévalé l’échelle et disparu.
Pendant qu’il verrouillait ses appartements personnels et se précipitait vers le rez-de-chaussée, le jeune homme sentait flageoler ses jambes. Que se passerait-il s’il se trouvait parmi les arrivants quelqu’un de ces magiciens busards? Il n’avait pas la moindre idée des pouvoirs qu’il risquait d’avoir à affronter, et il ignorait totalement si ses propres moyens lui permettraient d’en triompher.
Il tomba sur Nari comme elle sortait de la chambre de Tobin.
« J’ai vu des cavaliers! s’écria-t-elle en se tordant les mains. Oh, Arkoniel, que faire s’il s’est finalement produit quelque chose? S’ils sont arrivés à savoir?
— Calme-toi. À mon avis, ce n’est rien de plus qu’un héraut », fit-il, sans parvenir à la convaincre ni à se convaincre. D’un même mouvement, ils dégringolèrent l’escalier et découvrirent dans la salle Tharin et les autres déjà armés et prêts à toute éventualité.
« Ça fait quand même une bien grosse escorte pour un simple émissaire, tu ne trouves pas, toi? lui fit observer le capitaine d’un air rechigné.
— Pas la peine alors qu’ils me voient ici, répliqua Arkoniel. Veuillez vous charger, vous, de les accueillir. Moi, je vais rejoindre les gosses et les maintenir hors de vue jusqu’à ce qu’on sache dans quel sens le vent souffle.
Vous expédierez Koni nous chercher au bas de la prairie si vous considérez que nous ne courons aucun risque à nous montrer.
— Laisse-moi t’accompagner, au moins! supplia Nari.
— Pas question. Tu restes là pour leur souhaiter la bienvenue. »
Là-dessus, il passa par la porte de devant pour se faufiler jusque dans les bois. Les cavaliers s’entendaient nettement, désormais. Ils ne manqueraient pas d’apparaître d’un moment à l’autre.
Il se trouvait à mi-chemin de la rivière quand la tête et les épaules de Lhel se dressèrent tel un mirage juste devant lui. « Par ici ! » lui enjoignit-elle en désignant un endroit qu’il venait tout juste de dépasser.
Il se jeta au travers des arbres et n’eut que le temps de pousser un cri, le sol venait de s’effondrer sous lui. Après une culbute brève mais plutôt abrupte, il atterrit, un pied en l’air et une main dans un filet d’eau fangeux, au fond d’une ravine engorgée de feuilles et qui débutait juste au-delà de la lisière. Une fois rectifiée la posture, il remonta le lit du ruisselet pour rejoindre Lhel et les garçons, tout en gardant un œil par-dessus le bord de la crevasse. Avec leurs pagnes dégoûtants, leurs bras et leurs jambes englués de feuilles mortes et leurs poignards prêts à frapper, Tobin et Ki faisaient une jolie paire d’apprentis coupe-jarrets des bois.
« Qui est-ce qui vient là ? questionna Tobin, les yeux fixés sur le débouché de la route.
— Simplement un messager du roi, j’espère.
— Dans ce cas, pourquoi Frère aurait-il averti Tobin d’avoir à se cacher? s’ébahit Ki.
— Eh bien, c’est qu’il ne manque vraiment pas de rai ... Frère t’a dit ça, vraiment? » Il décocha un coup d’œil à la sorcière. « Moi qui supposais ...
— l’être train surveiller aussi, moi. » Elle indiqua la route d’un geste. « Frère dire y avoir magicien avec eux.
— Il s’agit de ces fameux Busards? demanda Ki.
— Je l’ignore. » Arkoniel contrôla à tâtons, machinalement, que sa baguette de cristal se trouvait bien dans son aumônière et fit le vœu fervent que ses forces et celles de Lhel conjuguées suffisent à retenir assez longuement l’ennemi pour laisser à Tharin tout loisir d’emmener Tobin à l’abri. « Il faudra nous montrer extrêmement prudents tant que ce point-là n’aura pas été éclairci. »
Tobin hocha la tête sans manifester le moindre indice de peur. Ki ne s’éloigna de lui que le temps de dénicher un bâton solide puis se replanta à ses côtés, prêt à le défendre et à intimider une légion de magiciens.
Émergeant enfin de la forêt, les cavaliers gravirent la colline en direction du pont dans un tapage assourdissant. Arkoniel se glissa furtivement jusqu’à l’orée des bois pour mieux voir, et il constata qu’à la porte leur chef était en train de parlementer avec quelqu’un. Une douzaine des nouveaux venus finirent par pénétrer dans le fort, le reste de leurs compagnons demeurant à l’extérieur pour mener se désaltérer les montures à la rivière.
Il n’y avait pour l’instant rien d’autre à faire que de patienter. La nuée de poussière planait toujours au-dessus de la route. Des cigales ressassaient leur scie sur la poursuite de la canicule. Une clique infernale de corbeaux s’invectivait à grands cris dans les environs, sourdement soutenue par l’appel funèbre des tourterelles. Peu après retentit contre toute attente le hululement d’une chouette - un seul... Non content de le saluer par un signe de chance empreint de respect, Arkoniel marmotta ... muet : Illuminateur, laisse ta main sur cet enfant!
Le temps traînait en longueur. Tobin attrapa une bestiole d’un vert étincelant qu’il laissa vagabonder sur ses doigts, cependant que la vigilance de Ki, l’œil en alerte au moindre bruit, ne se relâchait pas une seconde.
Subitement, Tobin cessa d’observer sa bestiole et, le nez en l’air, chuchota :
« Leur magicien, c’est un type qui a des cheveux jaunes.
— Tu en es sûr? » fit Arkoniel. C’était la première fois depuis des mois que le gamin révélait ce qui semblait être un nouvel accès de prescience.
« C’est en tout cas ce que prétend Frère », répliqua t-il, tout en ayant l’air d’interroger le vide comme pour en obtenir une quelconque confirmation.
Ainsi donc, il ne s’agissait pas en définitive de prescience mais d’avertissements. Pour une fois, le fantôme avait quelque droit à la gratitude du magicien.
Koni finit tout de même par survenir en courant le long de l’orée.
Arkoniel se tourna vers Lhel pour la mettre en garde, mais elle avait déjà disparu.
« Par ici ! » lança Ki pour héler le jeune soldat. Koni s’immobilisa sur les chapeaux de roue puis rebondit pour les rejoindre.
« Le roi ..., haleta-t-il, le roi a dépêché un lord porteur d’un message.
Lord Orun.
— Orun? » Arkoniel avait bien entendu, mais ce nom ne lui disait strictement rien.
Koni roula les yeux.
« Haut et puissant vieux lord. Il pratique la famille à Tobin depuis vachement longtemps.’1 est chancelier du Trésor, à c’t’ heure. Un grand boursouflé d’escogriffe ... Enfin bon, z’avez pas à vous tracasser, quoi.
Tharin dit qu’y vous faut monter, maintenant. On a qu’à faire le tour par l’arrière, si ça vous donne pas trop de tintouin. Nari t’aura aux cuisines de quoi t’habiller, Tobin. » Il se tourna vers Arkoniel. « Y a rien qu’indique qu’ils auraient des magiciens blancs avec eux, des autres non plus, paraît, mais Tharin dit que vous auriez quand même intérêt, peut-être, à pas trop la ram’ner, vous ...
— Aucun magicien? » Tobin avait affirmé clair et net le contraire ...
Mieux valait donc s’abstenir de prendre des risques. « N’aie crainte, Tobin, je ne me tiendrai pas bien loin. »
Assez peu touché par cette assurance, le gamin carra ses épaules nues et reprit le chemin du fort sans jeter un seul coup d’œil en arrière.
Des craintes, il n’en avait pas. Frère se trouvait encore avec lui et l’aurait averti, s’il était dangereux de rentrer. Et Ki lui aussi était là, plus fidèle qu’aucun écuyer de ballade. Tobin lança sur lui un regard en coin et sourit; équipé d’un poignard et d’une trique toute tordue, son copain montrait la même intrépidité que le fameux jour où il avait chargé le couguar.
Ils atteignirent les cuisines sans avoir croisé aucun des étrangers.
Cuistote et Nari les y attendaient. « Dépêche-toi vite vite, mon chou. Lord Orun ne veut parler à personne d’autre qu’à toi, et il est abominablement pressé », fit la nourrice d’un air affolé, tout en fagotant les gamins dans leur tunique numéro un et en peignant leur tignasse emmêlée de feuilles. Elle se gardait bien d’en rien dire, mais Tobin ne s’y méprit pas, ce bougre d’Orun lui plaisait autant qu’à Koni. Elle avait beau le dissimuler de son mieux, elle était affreusement inquiète, et ça crevait les yeux. Tobin s’inclina vers elle pour embrasser sa douce joue.
« N’aie pas peur, Nari ... »
Elle le prit vivement dans ses bras, l’étreignit très fort. « Et de quoi j’aurais peur, mon chou ? »
Tobin se dégagea puis, tournant les talons, entreprit de gagner la salle, Ki et Koni flanquant sa marche comme s’il était le seigneur et maître du manoir.
La vue des rangées de soldats inconnus qui se tenaient au garde-à-vous dans la pièce le fit une seconde flageoler. Tharin et ses hommes étaient bien là, eux aussi, mais ils faisaient figure de rien-du-tout par comparaison. La plupart d’entre eux portaient leurs tenues de travail crasseuses au lieu de l’uniforme, et ils étaient loin d’avoir l’aspect magnifique de leurs homologues en tunique noire et qui arboraient sur le sein des insignes rouge et or. Tobin passa prestement ces derniers en revue: il y en avait des quantités de blonds, mais pas un seul en robe de magicien.
À peine l’idée lui eut-elle traversé l’esprit, toutefois, qu’il repéra Frère en train de le lorgner, de derrière l’un des soldats, un type aux cheveux clairs et aux joues rougies par le soleil. Loin de toucher ce dernier, pourtant, Frère se contenta de fixer son dos jusqu’à ce que l’autre en vienne à agiter les pieds puis décoche à la ronde un coup d’œil nerveux.
Deux individus plus richement vêtus se tenaient debout sur le front des soldats, parmi toute une volée d’écuyers et de serviteurs. Le botté en bleu poussiéreux portait le cor d’argent et le bâton blanc des hérauts royaux.
Après s’être avancé d’un pas, il s’inclina fort bas devant Tobin. « Prince Tobin, veuillez me permettre de vous présenter l’émissaire de Sa Majesté votre oncle : lord Orun, fils de Makiar, chancelier du Trésor et protecteur d’Atyion et de Cima. »
Tobin se glaça. Atyion et Cima étaient des terres appartenant à Père.
À son tour, Lord Orun s’avança, s’inclina. Il portait une robe courte en soie vermillon à manches d’une coupe extravagante, au bord frangé de perles d’or. Ses jupes avaient beau être brodées de scènes de bataille, il parut à Tobin pour le moins douteux que ce personnage ait jamais été un guerrier. Il était vieux et de très haute taille, mais aussi flasque et blafard qu’une bonne femme, et de profonds sillons mettaient comme entre parenthèses sa bouche moite et lippue. Il n’avait pas l’ombre d’un cheveu, et son vaste chapeau de soie bouffante faisait sur son crâne l’effet d’un coussin largué en équilibre sur un œuf dur. Ses grosses lèvres adressèrent à Tobin un sourire auquel les yeux ne prirent aucune part. « Ah, m’en suis-je langui, de faire enfin la connaissance du fils d’Ariani et de Rhius ! » s’exclama-t-il en s’approchant pour lui serrer la main. Ses pattes énormes avaient une viscosité froide et répugnante de champignons vénéneux.
« Bienvenue », s’extirpa Tobin, qui n’avait qu’une envie, rompre le contact et retourner dare-dare se réfugier au premier étage.
Les yeux d’Orun coulissèrent vers Ki du côté duquel il se pencha.
« Et ce petit bonhomme-là, c’est qui, mon prince?
Le valet de votre veneur ?
— Sachez donc, intervint sèchement Tharin, qu’il n’est autre que l’écuyer du prince Tobin, Kirothius, fils de sieur Larenth, chevalier au service de lord Jorvaï. » Le sourire d’Orun s’enlisa.
« Cependant, j’aurais cru ... Je veux dire, en fait, le roi n’était pas au courant qu’on avait déjà fait choix d’un écuyer pour le prince.
— Cela fait un bon bout de temps que la bénédiction du duc Rhius avait consacré ce lien. »
Malgré le ton respectueux observé par Tharin au cours de cet échange, Tobin perçut sans conteste une animosité latente dans les propos.
Après avoir encore un moment dévisagé Ki, lord Orun adressa un signe au héraut.
Celui-ci déposa son bâton aux pieds de Tobin et, sur une nouvelle révérence, exhiba un rouleau de parchemin surchargé de rubans et de sceaux. « Prince Tobin, je suis porteur d’un mot de votre oncle, le roi Erius. »
Il brisa les sceaux puis déroula le parchemin d’un geste pompeux. « D’Erius d’Ero, roi de Skala, de Kouros et des Territoires du nord, en ce neuvième jour du mois de Shemin, au prince Tobin d’Ero, manoir de Bierfût.
»C’est le cœur lourd, Neveu, que Nous vous écrivons à l’occasion de la mort de votre père, Notre frère bien-aimé Rhius. Nous avions en lui le plus précieux de Nos commandants, et si noble qu’ait été sa mort, si digne d’un preux guerrier, les mots sont impuissants à exprimer le désespoir où Nous plonge sa perte.
» En l’honneur de la chère mémoire de votre mère - puisse Astellus la conduire à la paix de l’esprit - et eu égard à l’amour que Nous vous portons comme au plus proche de Nos parents, Nous vous avouons par la présente pour Notre pupille jusqu’à ce que vous atteigniez l’âge de gouverner par vous-même les biens que vous ont laissés vos estimés parents et d’occuper la place de votre père au sein de Notre Conseil. Nous chargeons Notre fidèle serviteur, lord Orun, d’assurer l’intendance de vos domaines jusqu’à ce que vous parveniez à l’âge de vingt et un ans, et Nous l’envoyons Nous suppléer en tant que gardien de votre personne jusqu’à Notre retour à Skala.
» Nos instructions à lord Orun sont de vous escorter à Ero, où vous prendrez la place légitime qui vous revient parmi les Compagnons royaux de Notre fils. Notre vœu le plus cher est que vous soyez pour le prince Korin comme lui pour vous un frère bien-aimé. Dans la société des Compagnons, il vous sera loisible de vous exercer à vous tenir à ses côtés lorsqu’il accédera au trône et à le servir ainsi que votre père Nous a Nous-même servi.
»Combien il Nous tarde de vous embrasser à nouveau, comme Nous le fîmes la nuit même de votre naissance! Priez pour Notre victoire à Mycena. »
Le héraut releva les yeux. « Suit, frappée du sceau, la signature ci-après:
"Votre oncle très aimant et affectionné, Erius d’Ero, roi de Skala." Là s’achève le message, mon prince. »
Tout le monde avait les yeux attachés sur Tobin, attendant quelque réponse de sa part, cependant sa langue était allée comme d’elle-même se coller contre son palais. Mais c’est aussi qu’en entendant Tharin annoncer que l’on se rendrait à Ero, il s’était par avance imaginé chevauchant en compagnie de ses amis à destination de sa maison natale ou, qui sait? des fastes d’Atyion ...
Son regard se posa de nouveau sur son présumé gardien. Il l’exécrait déjà. Ça crevait les yeux de n’importe qui, que ce patapouf n’avait absolument rien d’un guerrier, qu’il n’était qu’un goret suant dans son suif, avec ses yeux tout empâtés comme deux raisins secs. L’arrivée des soldats ne l’avait pas effrayé du tout, mais l’idée de se laisser emmener par ce bougre là lui soulevait le cœur et le faisait frissonner de partout. Non! voilà ce qu’il avait envie de hurler, sauf qu’il était frappé de mutisme comme une borne.
Frère riposta pour lui. Avec une vélocité de mouvements telle que Tobin lui-même ne parvenait pas à les suivre, il fondit sur le héraut, l’abasourdit en lui arrachant au vol le rouleau, déchira celui-ci, puis envoya valser le couvre-chef grotesque de lord Orun, dont s’éparpillèrent les serviteurs, qui dans le sillage du soyeux bibi, qui pour courir en quête d’un abri.
Issu de nulle part se mit à vrombir un vent formidable qui ébouriffa les cheveux des soldats, leur en fustigea les yeux, happa leurs insignes et leurs dagues. Certains d’entre eux flanchèrent en rompant les rangs, lord Orun poussa un couinement d’une virilité suspecte avant de plonger se fourrer sous la première table venue. Les gens de Tharin éclatèrent carrément de rire, et Tobin fut à deux doigts de les imiter, tant l’enchantaient pour une fois les facéties de Frère. Au lieu de quoi il retrouva la voix pour crier à pleine gorge : « Assez ! »
Frère interrompit instantanément l’offensive et, les yeux dardés sur Tobin, se pétrifia près de l’autel. Aucune émotion ne se lisait sur sa physionomie, mais, en cet instant de partage, Tobin le devina prêt à commettre un meurtre en sa faveur.
Que ferait-il à Orun si je le sollicitais? se demanda t-il, avant de refouler au plus vite l’infamie d’une telle idée.
Les hommes de Tharin n’en continuaient pas moins de se gondoler. Au grand dépit des gardes royaux qui se mirent à murmurer entre eux et à échanger des signes lourds de menaces tout en reformant leurs rangs. Parmi les rares à n’avoir pas lâché pied figurait le jouvenceau blond dénoncé par Frère. Il dévisageait Tobin avec un sourire qui ne pétillait que dans ses prunelles. Quitte à ne pas du tout savoir comment interpréter son attitude, toujours est-il que Tobin le trouvait plus à son goût que lord Orun, que ses domestiques étaient justement en train d’aider à se tirer de dessous sa table.
« Soyez mes hôtes et les bienvenus dans ma demeure, débuta Tobin, malgré la difficulté de se faire entendre.
— Faites silence pour le prince ! » rugit Tharin d’une voix de bataille qui fit sursauter le petit lui-même. Le silence tomba, et chacun rectifia la position.
« Soyez mes hôtes et les bienvenus dans ma demeure, répéta Tobin.
Agréez que je vous accueille à mon foyer, lord Orun. Mes gens vont vous apporter l’eau et le vin. Libre à vos hommes d’aller prendre un peu de repos dans la prairie pendant qu’on leur apprête de quoi se restaurer. »
Orun laissa éclater son irritation.
« Mon jeune sieur, les ordres du roi...
— Ont pris le prince Tobin au dépourvu, messire, coupa Tharin. Il en est encore à pleurer la perte de son père. Je suis persuadé que Sa Majesté ne saurait désirer voir son unique neveu chagriné davantage. » Il inclina sa tête tout près de l’enfant, comme pour en recevoir un ordre chuchoté, puis reprit à l’intention d’Orun : « Il vous faut permettre à Son Altesse de se retirer quelque temps afin de méditer les termes de son oncle. Elle vous donnera audience une fois réparées ses forces. »
Orun se ressaisit assez pour y aller d’une révérence passable, mais on ne pouvait se méprendre sur l’expression d’indignation rentrée de sa physionomie. Tobin refoula un nouveau fou rire. Tournant le dos au courtisan et à ses hommes, il gagna l’escalier qu’il gravit de l’air le plus nonchalant qu’il lui fut possible. Pendant que Tharin et Ki lui emboîtaient le pas, il entendit le bras droit du capitaine, le vieux Laris, aboyer des ordres concernant le logement des visiteurs.
Arkoniel les attendait dans la chambre à coucher de Tobin.
« J’ai surpris l’essentiel, du haut de l’escalier, dit il d’un air exceptionnellement sombre. Il semblerait, Tharin, que l’heure ait sonné de récapituler votre expérience de la cour. Ce lord Orun, vous le connaissez? »
Tharin grimaça comme s’il venait d’avaler quelque chose d’amer.
« Il est vaguement de la famille royale, cousin par les femmes à je ne sais trop quel degré. De nulle utilité sur un champ de bataille mais, à ce que j’ai ouï dire, assez capable comme chancelier, et puis il est l’entonnoir où confluent des flopées d’informations destinées à l’oreille du roi...
— Je n’aime pas ces grands airs qu’il se donne, gronda Ki. Il peut dire de moi tout ce qu’il voudra, mais il s’adressait à Tobin comme à un torche-pot.
"Mon jeune sieur" ... ! »
Tharin lui cligna de l’œil.
« Ne te frappe pas pour si peu. C’est une vessie peinte, Orun, plus de vent que de fond.
— Je suis obligé de partir avec lui? demanda Tobin.
— l’en ai bien peur, lui répondit Tharin. Les injonctions du roi ne sont pas choses à dédaigner, même par toi. Je ne te quitterai pas, de toute façon.
Et Ki non plus.
— Je ... je n’ai pas envie de partir », fit Tobin, et le tremblement de sa voix lui fit honte. Aussi s’éclaircit il la gorge avant d’ajouter: « Mais je le ferai.
— Ce ne sera pas si terrible que ça ..., repartit Tharin. Ton père et moi, nous avons servi dans les Compagnons d’Erius quand nous étions gamins, tu sais. Le Palais Vieux est un endroit formidable, et tu te trouveras avec la fine fleur du pays pour t’y exercer. Ça, ils n’auront pas grand-chose à t’apprendre, après tout l’entraînement que tu as suivi ici. Se pourrait même que la sacrée paire que vous faites leur en remontre sur un ou deux trucs, à ces petits gandins de ville ... ! » Il les régala d’un large sourire, plus réconfortant et plus chaleureux que jamais. « Le prince Korin est un brave gars, lui aussi. Il va drôlement vous plaire. Alors, haut les cœurs, hein?
Quant à toi, montre à tout le monde de quelle étoffe est le fils de la princesse Ariani. Et pour ce qui est de cette vieillerie d’Orun, moi, je te la tiendrai à l’œil. »
Laissant les garçons se calmer, Arkoniel entraîna Tharin dans son cabinet de travail, au second étage, et en verrouilla la porte. La pièce offrait un point de vue superbe sur la soldatesque éparpillée dans la prairie.
« Vous y avez joliment mis le holà, Tobin et vous, en bas ... !
— Il s’en est bien tiré, hein, une fois lancé? Un véritable petit prince, droit comme un i ! Et je crois bien que c’est la première et unique fois où j’ai pris du plaisir à voir son démon se manifester.
— Effectivement... Mais dites-moi, pendant que vous parliez d’Orun aux garçons tout à l’heure, j’ai eu l’impression que vous en saviez beaucoup plus sur lui que vous ne prétendiez ... »
Tharin opina du chef. « La première fois où j’ai rencontré lord Orun, il séjournait chez le père de Rhius à Atyion. l’avais à l’époque à peu près l’âge de Ki. En sortant de table, Orun titubait, ivre mort, et, dans une coursive déserte, il me fonça dedans. Après m’avoir acculé dans un angle, il offrit de me donner une bague dorée de trois sous si je le laissais m’en ... filer. »
Arkoniel s’affala pesamment sur son tabouret. « Par les Quatre! Et qu’avez-vous fait? »
Tharin répondit par un petit sourire pisse-froid. « Je lui ai dit que, s’il était obligé de payer pour ça, c’est qu’il n’était sans doute pas capable de le faire tellement bien, puis j’ai pris mes jambes à mon cou. Un ou deux jours plus tard, j’ai vu la même bague orner la main d’un des marmitons. À croire qu’il devait être moins pointilleux. »
Arkoniel le regarda bouche bée. « Et c’est ça que le roi expédie chercher son neveu? »
Tharin haussa les épaules.
« Ce n’est pas à leur propre espèce que s’attaquent les créatures telles qu’Orun. Elles ont la bravoure de s’en tenir aux proies, serves ou rustres, qui ne sauraient oser porter plainte ni mériter d’être écoutées si jamais elles s’aventuraient à élever la voix.
— Ayant eu moi-même à faire, dans le temps, à quelques spécimens de cette méprisable engeance, j’appris d’Iya quelques conjurations choisies pour me débarrasser de leurs assiduités. Mais vous n’étiez pas un petit rustre, vous !
— Non. Mais lui était soûl, je t’ai dit. Heureusement pour lui, j’étais trop furieux et trop humilié pour en rien dire quand j’aurais dû le faire, et comme il était beaucoup trop bourré sur le moment pour se souvenir de moi par la suite, j’ai fini, du coup, par laisser tomber. Une chose en tout cas dont je suis certain, c’est que jamais il n’aurait l’audace de se risquer à tripoter Tobin.
— Tobin, bon ..., mais Ki?
— Ce serait courir un risque presque aussi stupide, eu égard à sa position, mais j’en toucherai un mot au petit. Ne t’inquiète pas, Arkoniel. Je ne les lâcherai pas d’une semelle jusqu’à ce qu’on les ait remis sains et saufs aux quartiers des Compagnons. Porion, le maître d’armes, est un chic type et qui tient ses gars sacrément à l’œil. Ils ne risqueront rien, avec lui. Quant à Orun, s’il essaie d’ici là la moindre bricole, je me ferai plus qu’un bonheur de lui rappeler mon identité. » Il marqua une pause. « J’ai raison de croire qu’il ne t’est pas possible de nous accompagner?
— Iya veut que je reste ici, à l’abri des Busards et de leurs numéros. Mais je ne suis qu’à une journée de cheval, si vous avez besoin de moi.
— Devoir en être réduit là ... » D’un air vanné, Tharin se passa une main dans les cheveux. « Tu sais, je n’avais pas arrêté de me tenir juste à côté de Rhius jusqu’à ce foutu dernier moment. Si mon cheval n’avait pas été frappé
..., si je m’étais trouvé là où j’étais censé me trouver, où je m’étais toujours trouvé ... » Il se plaqua la main sur les yeux.
« Ça ne dépendait pas de vous, que les flèches se fichent ici ou là ...
— Je le sais bien! Mais, par les Quatre, c’est Rhius qui devrait être en vie, là, à causer avec toi, pas moi! Ou bien c’est ensemble que nous aurions dû mourir, tous les deux ... »
Devant ces traits ravagés de chagrin, Arkoniel repensa à la conversation qu’ils avaient eue sur le pont, juste après la veillée funèbre. « Vous l’aimiez vraiment beaucoup. »
Tharin leva les yeux vers Arkoniel, et l’expression de sa physionomie se radoucit un peu. « Pas plus qu’il ne le méritait. Il était mon ami, tout comme Tobin est celui de Ki, et... »
On venait de cogner à la porte tout doucement. « Tharin, vous êtes là ? »
appela Nari d’un ton éperdu.
Arkoniel la fit entrer. Elle se trouvait dans un état terrifiant, les yeux noyés de larmes et les mains fébriles. « Lord Orun nous fait un foin de tous les diables, en bas! Il crève de trouille à cause du fantôme, et il piaule que Tobin doit le suivre d’ici une heure. Il prétend que les ordres du roi lui donnent le droit d’user de la force à l’endroit du petit. Vous n’allez pas tolérer ça ! Tobin n’a pas un seul vêtement convenable à porter à la cour ...
Quant à Ki, il a tiré l’épée, et il jure de tuer quiconque se permettrait d’entrer dans leur chambre! »
Elle n’avait pas terminé que Tharin était déjà quasiment dans le corridor.
« Quelqu’un a essayé? - Pas encore. »
Il se tourna vers Arkoniel, l’œil flamboyant. « Qu’allons-nous faire, magicien? Ce salopard ne voit là qu’un gosse orphelin dans un cercle de serviteurs, et il s’imagine pouvoir jouer au maître chez un mort !
— Hé là, à quoi serviraient des effusions de sang? » Arkoniel rumina un moment la situation puis sourit. « Il est temps, m’est avis, que le prince Tobin pose un petit nombre de conditions de son propre cru. Envoyez-le-moi. Accompagnez Nari, Tharin, et faites en sorte que Ki se calme. Mon entretien avec le prince doit être strictement privé. »
Peu de minutes s’étaient écoulées quand Tobin se présenta chez lui, tout pâle mais l’air résigné.
« Ki n’a encore zigouillé personne, si ? » demanda Arkoniel.
Le gamin ne sourit pas.
« Lord Orun veut nous contraindre à partir tout de suite.
— Que penses-tu de lord Orun ?
— C’est un gros lard de bâtard pompeux dont le roi ne s’est pas fait suivre parce qu’il n’est même pas capable de se battre !
— Ce portrait prouve un juge pénétrant. Et toi, qui es-tu ?
— Moi? Que voulez-vous dire? » Arkoniel se croisa les bras.
« Tu es le prince Tobin, fils de la princesse Ariani qui aurait légitimement dû être, en vertu de l’Oracle, reine de Skala. Tu es le fils premier-né du duc Rhius, seigneur d’Atyion et Cirna, le gentilhomme le plus riche et le plus valeureux guerrier de notre pays. Tu es le neveu de Sa Majesté et le cousin de son fils, notre futur roi. Quel que soit le nombre de gardiens, de régisseurs et d’intendants qu’ils interposent entre ta personne et ce qui t’appartient de droit, toi, tu t’en moques, mais tu ne dois rien oublier de ce que tu es ni permettre non plus à quiconque de l’oublier si peu que ce soit.
Tu es un gentilhomme authentique, Tobin, le sang le plus pur coule dans tes veines, et tu es la modestie, la bravoure et la droiture mêmes. Tu m’en as donné plus de cent preuves depuis que j’habite ici.
» Mais maintenant que te voici sur le point de partir pour la cour, tu vas devoir apprendre en plus à porter quelques masques. Il faut combattre les gens comme Orun sinon avec leurs propres armes : orgueil, arrogance, mépris ..., du moins avec les vagues équivalences que la probité de ton cœur sera capable de te fournir. Et ne va surtout pas te figurer que ton père manifesterait des égards à un goujat pareil qui se dispense d’en avoir aucun.
Si quelqu’un te donne un soufflet, tu dois le lui retourner tout de suite, et en plus cuisant. Est-ce que tu comprends?
— Mais... mais il est lord, et puis il vient de la part d’Oncle ...
— Et toi, tu es prince, et tu es un guerrier. Ton oncle le verra quand il reviendra. Entre-temps, à toi de te faire ta réputation. Sois gracieux pour ceux qui te marquent du respect mais sans merci pour ceux qui t’en manquent. »
Manifestement, Tobin enregistrait chacun de ces conseils et le soupesait.
Il finit par prendre un air résolu et hocha la tête.
« Je ne suis donc pas obligé de me montrer poli envers lord Orun, bien qu’il soit mon hôte?
— Il s’est comporté de manière offensante. Tu ne lui dois rien de plus que l’assurance qu’il se trouve en sécurité sous ton toit. Tu la lui as déjà donnée en rappelant Frère. » Arkoniel sourit de nouveau. « Mes félicitations, d’ailleurs. À propos ..., si tu priais Frère de tout mettre sens dessus dessous, tu crois qu’il le ferait ?
— Je n’en sais rien. Je ne lui ai jamais demandé de faire quoi que ce soit d’autre que de s’arrêter.
— Ça ne te plairait pas d’essayer pour voir? » Le petit fronça les sourcils.
« Je ne lui ferai faire de mal à personne. Pas même à Orun.
— Évidemment que non. Mais lord Orun n’a pas besoin de le savoir, si ?
À présent, tu vas devoir descendre informer notre hôte qu’il te faudra jusqu’à demain pour mettre bon ordre à ta maisonnée.
— Et s’il dit non?
— Alors, j’espère que Frère aura l’extrême obligeance de lui traduire ton déplaisir. Il est ici même, en ce moment? Non? Pourquoi ne pas l’appeler? »
Tobin ne parvenait toujours pas à se départir d’un petit air embarrassé quand il prononçait la formule d’évocation en présence du magicien, bien que celui-ci l’eût déjà vu faire. Arkoniel sentit se produire un changement dans l’atmosphère de la pièce, et la façon dont Tobin tourna légèrement la tête lui fit deviner que Frère était apparu dans son propre dos. L’idée de ce visiteur invisible derrière lui n’avait rien de très plaisant, et, fort mal à l’aise, il s’agita sur son tabouret.
« Tu voudras bien m’aider? demanda le petit.
— Qu’est-ce qu’il en dit?
— Rien. Mais je pense qu’il le fera. » Quelque chose lui traversa l’esprit, qui le fit sourciller. « Où ferons-nous coucher lord Orun, s’il reste cette nuit?
L’unique chambre à donner dont nous disposions se trouve à côté de la vôtre, à cet étage-ci... »
Tout en sachant pertinemment que l’on pouvait aussi lui offrir les chambres à coucher respectives de Rhius et d’Ariani, le magicien fut révulsé par la seule idée d’installer l’autre créature aussi près des garçons. « J’imagine qu’on pourrait le fourrer dans la tour. » Il n’avait suggéré cela qu’à titre de blague, mais l’air horrifié qu’eut l’enfant lui tua le sourire aux lèvres. « Ce n’était qu’une plaisanterie, Tobin, et une mauvaise, en plus. Il peut se contenter de la grande salle. Fais-y dresser à son intention un bon lit fermé de tentures, ainsi qu’un second, convenable, pour le héraut.
Ils seraient plutôt malvenus de s’en plaindre, dans une maison campagnarde. »
Tobin tournait déjà les talons pour y aller quand une brusque bouffée de peur et d’affection contraignit Arkoniel à le rappeler. Mais, une fois le gamin planté devant lui, il ne sut plus trop par où débuter. Lui posant sur l’épaule une main balourde, il finit quand même par lâcher : « Tu vas être forcé de partir avec lui, tu sais. Et la vie sera différente, en ville. Ici, tu as mené une existence tellement paisible, avec des gens en qui tu pouvais avoir pleinement confiance... À la cour, c’est tout autre chose. » Il tâtonna pour trouver les termes appropriés. « S’il devait arriver que quelqu’un ..., que n’importe qui... »
La physionomie de Tobin trahissait fort peu de chose, mais la raideur de son attitude et le coup d’œil furtif qu’il darda vers la main posée sur son épaule suffirent à décontenancer le magicien qui battit en retraite, éperdu. « Bref, fais bien attention avec les étrangers, acheva-t-il de façon bancale. N’hésite surtout pas, si quelque chose t’embarrasse, à en parler à Tharin ou à Ki. Ils ont tous les deux une plus grande expérience du monde que toi. » Et de conclure enfin, tout en le congédiant d’un geste désinvolte, par ce viatique faussement jovial : « Mais bah, tu auras tôt fait de trouver tes pieds ! »
Aussi s’enfouit-il la face entre les mains, dès que la porte se fut refermée sur l’enfant. « Les beaux adieux que voilà! » se morigéna-t-il, tout en se demandant pourquoi diable ni le bon plaisir des dieux ni deux années farcies d’excellentes intentions n’étaient parvenus à l’introduire mieux que ça dans les bonnes grâces de Tobin. Il avait dû affronter Iya pour se retrouver là, pour aider le gosse à découvrir à quoi pouvait bien ressembler une vie normale. Il n’avait pas de plus vif désir que de le protéger contre la fourberie de types comme Orun, ou du moins de l’en avertir. Ah, elle était belle, aussi, la tentative qu’il venait de faire ... ! Il aurait été tout aussi brillant, tiens, de faire jaillir des serpents des murs et de s’affubler, hop là !
d’une seconde tête ...
10
Au lieu de retenir les mises en garde énigmatiques d’Arkoniel, Tobin préféra s’appesantir sur la révélation qu’il n’outrepasserait pas ses droits en défiant l’antipathique individu d’en bas. Le temps d’atteindre sa chambre, et il lui tardait déjà de mettre à l’épreuve ce rudiment de savoir tout neuf.
Frère le talonnait toujours en silence comme son ombre. Pendant des années, Tobin en avait eu trop peur pour rien faire d’autre que l’éviter le plus possible. Et si, depuis qu’ils avaient conclu leur espèce de pacte bizarre, il s’était parfois vu offrir par lui des tuyaux, tel celui concernant les cafardises inattendues de lord Solari, jamais il n’avait songé à lui en soutirer.
Il s’arrêta tout au bout du corridor et chuchota: « Tu voudras bien m’aider? Tu voudras bien flanquer la trouille à lord Orun s’il recommence à m’insulter? » Frère le régala de ce qui pouvait passer pour un semblant caricatural de sourire. Tes ennemis sont mes ennemis.
Derrière sa porte se percevaient les pleurnicheries de Nari. De fait, il la trouva dans la pièce, entassant dans des coffres avec l’aide de Ki leurs maigres effets personnels. Les armes de Père, ainsi que son épée, formaient déjà un ballot dans un coin. Debout au pied du lit, Tharin avait une mine singulièrement morne.
Son entrée attira les regards de tous.
« Je t’ai sorti ta meilleure tunique, lui dit Nari en s’essuyant les yeux avec son tablier. Tes instruments de sculpture et tes livres vont te manquer. Je suppose qu’on pourra toujours t’expédier tout ce qu’on omet. »
Tobin se redressa pour annoncer d’un ton sans réplique:
« Je ne pars pas ce soir. Il faudrait aménager la grande salle pour nos invités.
— Mais lord Orun a donné l’ordre d’em ...
— Nous sommes dans ma maison, et c’est moi qui donne ici les ordres. »
En voyant comment ils le dévisageaient, il ajouta d’un air penaud: « Voilà du moins ce qu’affirme Arkoniel. Maintenant, il me faut aller parler à lord Orun. Vous voulez bien m’accompagner, sieur Tharin ?
— Nous sommes à vos ordres, mon prince, lui répliqua le capitaine, avant de glisser en aparté à Ki :
Nous nous ferions scrupule de rater ça ... ! »
Avec un sourire on ne peut plus malicieux, Ki les suivit jusqu’au palier du grand escalier, sur lequel il gratifia Tobin d’un clin d’œil d’encouragement, avant de s’y mettre à l’affût pour ne rien perdre du spectacle.
Grâce à Tharin qui le flanquait à gauche et à Frère qui le précédait, Tobin se sentit un peu moins timoré pendant qu’il redescendait dans la vaste salle.
Orun faisait les cent pas devant le foyer d’un air on ne peut plus horripilé.
Le héraut et plusieurs soldats s’étaient attablés non loin autour d’un pichet de vin. Le magicien blond se trouvait des leurs.
« Eh bien, ça y est, te voilà prêt à partir? lança Orun.
— Non, messire, dit Tobin en s’efforçant d’imiter le ton de son père. Il me faut d’abord tout régler pour assurer la bonne marche de ma maisonnée et veiller à ce que mes affaires soient correctement empaquetées pour le voyage. Nous partirons demain, vous et moi, dès que j’aurai pu en finir de mes arrangements. Jusque-là, vous serez mon invité. On va d’ores et déjà préparer des agapes pour ce soir et vous dresser ici même un lit près de la cheminée. »
Orun s’immobilisa, les yeux levés vers lui d’un air incrédule et ses sourcils gris haussés à frôler son chapeau. « Tu vas quoi? »
Frère entreprit aussitôt sa traque en se laissant mollement flotter vers le malotru comme une nappe de brouillard par dessus les eaux.
« Je ne me suis pas tapé toute cette route jusqu’au fin fond de ce trou perdu pour me laisser tenir tête par un ... »
Le malheureux chapeau de lord Orun prit une nouvelle fois son essor, mais, ce coup-ci, pour atterrir en plein dans les braises qui se consumaient derrière, et où il s’épanouit en une soudaine flambée purpurine puant les plumes et la soie cramées. Les mains du vieux papillonnèrent autour de son crâne chauve puis se reployèrent en poings furibonds prêts à retomber sur Tobin. Mais, après avoir bien failli lui arracher une manche dont les franges en perles d’or s’éparpillèrent de toutes parts, Frère se ramassa pour bondir, les dents dénudées.
« Stop », lui chuchota Tobin, affolé, tout en espérant être obéi sans avoir à prononcer la formule rituelle en présence de tous ces gens-là. Frère obtempéra en disparaissant.
« Prenez garde à vous, messire! » Le magicien blond saisit le bras d’Orun afin d’en réprimer les tremblements.
Ce dernier se dégagea pour se tourner vers Tobin avec un sourire hypocrite.
« Comme il plaira à Votre Altesse. Mais j’ai horreur de l’esprit qui hante cette pièce! Ne possédez-vous pas d’appartement plus hospitalier à offrir à un invité?
— Non, messire, je regrette. Mais je vous garantis sur mon honneur qu’il n’arrivera aucun mal sous mon toit à quiconque me veut du bien. Vous plairait-il d’aller faire un tour à cheval en ma compagnie pendant les apprêts du festin ? »
Arkoniel compensa tant bien que mal la frustration que lui imposait la nécessité de demeurer claquemuré à l’étage supérieur en se gardant cette fois de relâcher sa surveillance. Faute d’avoir relevé le moindre indice prouvant la présence du magicien que leur avait dénoncée Frère, il s’accorda de temps à autre un coup d’œil mental sur Tobin et ses compagnons tandis qu’ils s’égayaient à soumettre lord Orun et une partie de son escorte à la torture d’une chasse sur des sentiers de montagne des plus scabreux.
Ce faisant, il se trouvait en train de brouillonner une lettre à l’intention d’Iya quand Nari vint heurter à sa porte et risqua sa tête dans l’entrebâillement. « Il y a là quelqu’un avec qui tu aurais tout intérêt à bavarder, Arkoniel. »
L’épouvante le prit lorsque, sans plus d’ambages, elle introduisit l’un des soldats de la troupe d’Orun. Bien qu’il s’agît d’un jeune gaillard à l’aspect avenant, tout ce qu’il en remarqua au premier coup d’œil fut qu’il arborait l’insigne rouge et or et portait une épée au côté. Non sans se prémunir d’un charme meurtrier, il se leva lentement, s’inclina.
« Qu’est-ce que vous me voulez? »
Le visiteur referma la porte et s’inclina à son tour. « Iya vous envoie ses salutations. Elle m’a chargé de vous remettre ceci en gage de bonne foi. » Il étendit la main.
S’attendant encore à quelque agression, Arkoniel ne s’approchait qu’avec d’infinies précautions lorsqu’il distingua, au creux de la paume de l’intrus, un caillou minuscule.
Il s’en empara et, resserrant son poing dessus, le perçut imbibé de l’essence de sa patronne. Il s’agissait bel et bien de l’un des fameux gages qu’elle confiait exclusivement aux gens susceptibles de soutenir le moment venu la cause de Tobin avec quelque efficacité. N’en restait pas moins à savoir comment l’homme en était venu à le détenir.
Or, en reportant les yeux sur celui-ci pour l’examiner plus attentivement, il laissa échapper un cri de stupeur. Au lieu de se retrouver devant un soldat, il était désormais en présence d’un quidam qui ne ressemblait plus que _de façon très vague à celui qu’il avait aperçu juste avant. Il avait le teint clair et les cheveux blonds, et ses traits trahissaient une forte ascendance aurënfaïe.
« Vous êtes un métamorphosiste ?
— Non, rien de plus qu’un embrumeur mental. Je me nomme Eyoli de Kès. J’ai rencontré Dame votre maître l’année dernière. Je me faisais alors passer pour un mendiant, mais j’étais un vulgaire voleur à la tire. Après m’avoir pris en flagrant délit, elle a dit qu’elle avait mieux à me proposer que ce vilain boulot. Je ne savais pas, voyez-vous ...
— Vous ne saviez pas que vous étiez un magicien-né? »
Eyoli haussa les épaules.
« Je savais seulement que j’étais capable d’embrumer les cervelles et d’amener les ignorants à n’en faire qu’à ma guise. Iya m’a envoyé étudier auprès d’une certaine Virishan, à Ilear. Vous vous la rappelez peut-être?
— En effet, nous avons passé la plus grande partie d’un hiver avec elle, il y a quelques années de ça. J’ai déjà croisé des embrumeurs mentaux, mais ce que vous venez de faire là ... » Il branla du chef avec admiration pendant qu’Eyoli reprenait son apparence de soldat. « Quant à réussir à le faire sans se dénoncer... ! Un don rarissime. »
Le jeune homme esquissa un sourire timide.
« C’est mon seul talent, je crains fort, mais Viri jure ses grands dieux n’y avoir jamais vu personne exceller comme moi. J’ai fait les rêves, Arkoniel.
C’est de ça qu’Iya fut frappée dès l’abord, et elle prétend que le fils d’Ariani a quelque chose à voir avec nos visions et qu’il faut coûte que coûte le protéger. Elle m’a fait parvenir un mot dès qu’elle a appris le décès du duc.
Je suis arrivé à Ero juste à temps pour me mettre en bons termes avec la clique d’Orun, et...
— Un instant. » Arkoniel leva la main. « Comme saurais-je si tout cela est vrai? Comment saurais-je si vous n’êtes pas justement en train de m’embrumer la cervelle, de puiser dans mon esprit mes propres pensées avant de me les resservir? »
Eyoli lui saisit la main et la déposa sur son propre front. « Tâtez mon esprit. Lisez mon cœur. S’il faut en croire Iya, vous possédez ce don-là.
— Ce n’est pas de la magie douce ...
— Je le sais pertinemment, riposta-t-il, et Arkoniel eut la certitude qu’on lui avait en effet déjà infligé ce genre d’épreuve. Allez-y. Je m’attendais à devoir en passer par là. »
Arkoniel s’exécuta, et pas en lui frôlant gentiment l’esprit, mais à fond, en farfouillant au cœur même de celui qui se tenait sous sa main, si totalement à sa merci. Il ne s’agissait certes pas là d’une partie de plaisir, et les magiciens ne s’y livraient jamais entre eux sans permission, mais Eyoli consentit à tout, quitte à en gémir très fort et à devoir se cramponner à l’épaule de son vis-à-vis pour ne pas perdre l’équilibre.
Arkoniel lui pressa l’esprit pour exprimer la substance de toute sa vie comme s’il s’agissait du jus d’une grappe de raisin mûr. Or, si brève qu’eût été cette vie, elle foisonnait néanmoins en détails sordides au début. Issu des bas-fonds d’un port, orphelin de bonne heure et poussé dans la fange, Eyoli avait recouru dès son plus jeune âge à son adresse innée pour ne pas trop crever de faim et pour s’en tirer le moins misérablement possible.
Quant au don qu’il possédait, il était en friche et d’un genre piètre lorsque Iya l’avait découvert, mais sa mise en valeur l’avait révélé riche d’ahurissantes potentialités. Et si Eyoli n’avait pas tort de penser qu’il ne ferait jamais un magicien digne de ce nom, du moins était-il, en tant qu’espion, tout à fait unique.
Arkoniel le libéra de son emprise.
« Et tu dis que c’est là tout ce que tu sais faire?
— Oui. Je ne suis même pas capable de susciter de la lumière ou le moindre feu.
— En tout cas, ce que tu sais faire est extrêmement utile. Tu as prêté serment de veiller sur Tobin?
— Par mes mains, mon cœur et mes yeux, maître Arkoniel. Comme les Busards ne m’ont pas affecté de numéro, je suis libre d’aller et venir dans la ville. Orun et les autres sont persuadés que je me trouve avec eux depuis des années. Ils ne s’apercevront pas seulement de ma disparition quand je les quitterai.
C’est fou ... ! Où est Iya, en ce moment?
— Je l’ignore. Maître.
— N’empêche, je suis bien content de l’aide que tu m’apportes. Garde un œil sur Tobin, ainsi que sur Ki. » Il lui tendit la main.
Eyoli la serra respectueusement, quitte à grimacer un peu sous la rude poigne de son aîné.
Dès que le jeune homme se fut retiré, Arkoniel inspecta l’ongle de son petit doigt. Lhel lui avait appris à le tailler en pointe de telle sorte qu’en serrant la main de quelqu’un cette pointe acérée s’insère dans la chair du susdit sans lui faire éprouver la moindre douleur mais de manière juste assez profonde pour lui soutirer un « tout petit petit rien de rouge ».
Après avoir exprimé cette gouttelette de sang, il en fit un léger frottis sur les spirales du gras de son pouce puis, tout en fixant dans l’œil de son esprit les motifs ainsi obtenus, il prononça la formule d’ensorcellement qu’il tenait également de Lhel : « À l’intérieur de cette peau je vais, par ces yeux je vois, en ce cœur j’écoute. »
Dans le cœur d’Eyoli brûlait une haine farouche à l’endroit des Busards, et il recelait, avec une vision de l’école de Virishan, celle d’une cité d’un blanc lumineux, à l’ouest, peuplée de magiciens qui accueillaient les orphelins de la vieille dame. Quoi que l’on exige de lui, Eyoli l’accomplirait en faveur de cette dernière vision. Arkoniel entr’aperçut aussi son propre maître, Iya, mais telle toutefois que se la rappelait le jouvenceau. Il la trouva plus lasse et plus âgée que dans ses propres souvenirs.
Cela ne l’empêcha pas de pousser un soupir de soulagement. Il se sentait à présent moins seul qu’il ne l’avait été depuis des années. La Troisième Orëska avait déjà véritablement débuté.
Ce que Tharin lui avait conté à propos d’Orun tracassait toujours Arkoniel, mais l’odieux dignitaire alla se coucher de bonne heure avec son humeur revêche et, après s’être calmé les nerfs en vidant un grand pot d’hypocras apprêté par Cuistote, il ne tarda pas à ronfler comme un porc. Le héraut fit de même de l’autre côté de la cheminée. Entre-temps, Tharin avait paré à ce que les gens de la Garde royale restent étroitement surveillés dans leur campement de fortune, en bas, sur la prairie.
Tandis que le silence s’appesantissait sur le manoir, Arkoniel se tenait patiemment assis dans le noir de son cabinet de travail, à guetter le moindre signe de désordre en provenance de la grande salle, au rez-de-chaussée.
Absorbé comme il l’était par cette occupation, il se laissa complètement prendre à l’improviste par un bruit tout proche de pas furtifs. L’expédition d’un nouveau charme voyeur lui permit d’apercevoir la chemise de nuit chiffonnée de Tobin qui se faufilait dans le corridor. Le gamin marqua une seconde d’hésitation devant la porte du magicien, parut sur le point d’y heurter puis s’en détourna et poursuivit sa route.
Arkoniel gagna la porte et l’entrebâilla, parfaitement conscient qu’il n’y avait dans cette partie du fort qu’un seul endroit où Tobin pût se rendre.
Poussé par le désir de voir les lieux qu’Ariani avait jadis revendiqués pour siens, le cadre qu’elle avait choisi pour mourir, il avait lui-même failli plusieurs fois s’introduire dans la tour. Mais quelque chose ... - l’honneur, la peur, le respect, peut-être, pour les vœux du duc -, quelque chose l’en avait toujours retenu.
Tobin n’était plus désormais très loin de la porte de la tour, s’étreignant bien fort dans ses propres bras malgré la moiteur de la nuit. Sous les yeux attentifs d’Arkoniel, il hésita, aventura un pas de plus, s’arrêta. Fit un pas de plus. C’était pénible à regarder, mais le plus pénible était le sentiment d’agir à la manière d’un espion.
Au bout d’un moment, le magicien n’y tint plus et, se penchant au-dehors, souffla: « Tobin? Qu’est-ce que tu fais là ? »
Le gamin pivota vivement, l’œil exorbité. N’eussent été les faits dont il venait précisément d’être le témoin, Arkoniel l’aurait cru atteint de somnambulisme.
Tobin s’étreignit encore plus fort en le voyant se diriger vers lui.
« Tu as besoin de mon aide ? »
Nouvelle hésitation, déchirante, et coup d’œil en biais... Frère était là, peut-être? Enfin, il exhala un soupir et fixa sur Arkoniel ses prunelles d’un bleu si grave.
« Vous êtes bien l’ami de Lhel, n’est-ce pas?
— Évidemment que je le suis! Elle a quelque chose à voir dans ce qui se passe ? »
De nouveau, ce coup d’œil en biais.
« Il y a quelque chose qu’il faut que j’aille chercher.
Dans la tour ?
— Oui.
— Quel que soit ce quelque chose, Tobin, je sais que Lhel voudrait que je t’aide. Que puis-je faire ?
— Venir avec moi.
— Ça me semble plutôt facile ... Tu as la clef, ou bien c’est moi qui ouvre avec ma magie? »
Comme pour répondre à la question, la porte de la tour s’ouvrit d’ellemême devant eux. Tobin chancela, son regard sondant l’embrasure béante, comme s’il s’attendait à y voir quelque chose. Peut-être était-ce d’ailleurs le cas. Mais le magicien ne distingua quant à lui que deux ou trois marches de pierre usée grimpant dans les ténèbres.
« C’est toi qui as ordonné à Frère de faire ça ?
— Non. » Tobin s’avança, et Arkoniel suivit.
Il faisait lourd, en cette nuit d’été, mais à peine eurent-ils franchi le seuil qu’ils se virent enveloppés par une atmosphère aussi humide et glacée que celle d’une tombe. La lune avait l’air de les épier, tout en haut, par de vagues ouvertures, aussi étroites que des meurtrières.
Malgré la frousse évidente qu’il éprouvait à se trouver là, le gamin prit tout de même les devants. À mi-chemin du sommet, Arkoniel perçut un sanglot étouffé, mais lorsque Tobin se retourna pour le regarder, il avait les joues sèches. Un nouveau sanglot fit se hérisser les fins cheveux de la nuque du magicien. Le timbre était celui d’une voix de femme.
Une petite pièce carrée occupait le faîte de la tour.
Tous les volets s’en révélant hermétiquement clos, Arkoniel suscita un minuscule point lumineux puis ne put retenir un léger cri navré.
Il régnait là une pagaille invraisemblable. Les meubles avaient été réduits en miettes éparpillées de tous côtés. Des coupons de tissu pourrissaient par terre, ainsi que des tapisseries.
« C’est ici que Mère faisait ses poupées », chuchota Tobin.
Arkoniel avait entendu parler de ces poupées d’après; des garçons sans bouche.
Tout en s’entendant ici plus distinctement, les gémissements désolés demeuraient aussi faibles que s’ils provenaient d’une tout autre pièce. S’il les percevait, Tobin n’en souffla mot. Mais, tout en se dirigeant vers l’angle opposé, s’avisa Arkoniel, il gardait son visage obstinément détourné de la fatale fenêtre qui donnait vers l’ouest.
De quoi donc avait-il été le témoin, en ce dernier jour que commémorait pour jamais sa cicatrice au menton en forme de croissant? Fermant les paupières, Arkoniel murmura la formule chercheuse de sang. Le sortilège évoqua sur le sol, dans les parages de la fameuse fenêtre, d’anciennes taches sanglantes qui se mirent à luire avec autant d’éclat que de l’argent sous le clair de lune. Et il fit apparaître une traînée supplémentaire, minuscule, et semblable à une demi-lune très érodée, sur l’entablement de pierre.
Mais sur son rebord extérieur, au-delà des volets. Tobin se frayait cependant passage au milieu des débris jusqu’à l’angle opposé, où il entreprit de farfouiller dans un petit tas de déchets divers.
Les sanglots retentirent tout à coup plus fort, et Arkoniel eut l’impression, en entendant un froufrou presque imperceptible de pesantes jupes, que la créature éplorée allait et venait sans trêve dans la pièce.
Pris entre la peur et la douleur, il chercha dans sa tête des formules de conjuration destinées à l’esprit, mais il ne lui vint qu’une chose, son nom.
« Ariani. »
Et ce fut suffisant. Les vantaux de la fenêtre occidentale s’ouvrirent à la volée, et elle fut là, sombre silhouette se découpant sur le clair de lune. Frère se tenait avec elle, devenu aussi grand désormais, tout mort qu’il était, que son jumeau vivant.
Arkoniel fit un pas vers elle et, une fois devant celle qu’il avait si mal aidée, tendit la main.
Elle se tourna vers lui, et la lumière inonda son visage. Du sang noir en couvrait le côté gauche, mais ses yeux étincelants et pleins de vie s’attachèrent sur lui d’un air si terriblement éperdu qu’il en fût plus bouleversé que par n’importe quelle manifestation de colère.
« Pardonnez-moi, Dame. » Un écho de la décennie révolue.
Il devina la présence de Tobin à ses côtés, sentit ses doigts tremblants cramponnés sur son bras. « Vous la voyez ? chuchota-t-il.
— Oui. Oh oui. »
Il tendit sa main gauche à la pitoyable apparition.
Elle inclina la tête de côté, comme si le geste la laissait perplexe, puis tendit la sienne comme pour entrer dans la danse avec un partenaire.
Lorsque leurs mains se rencontrèrent, la sensation fugace qu’il éprouva le fit penser au baiser de la neige tombant d’une branche que l’on secoue. Et puis elle ne fut plus là. Frère évanoui avec elle.
Arkoniel porta la main à ses narines et y décela les vagues effluves du parfum de la princesse enchevêtrés à des relents de sang. Et puis un froid mortel se reploya sur lui. Cela lui fit l’effet que quelqu’un plongeait la main dans sa poitrine et lui broyait le cœur pour l’arrêter de battre. Une autre main, celle-ci bien tangible et bien chaude, saisit la sienne à tâtons puis l’entraîna de force hors de la pièce. Des portes claquèrent sur leurs talons tandis que Tobin et lui s’enfuyaient de la tour.
De retour dans son cabinet de travail, Arkoniel poussa le verrou, mit le loquet aux volets puis alluma une petite lampe avant de s’effondrer tout tremblant à même le sol, la figure enfouie dans ses mains.
« Lumière divine!
— Vous l’avez bien vue, n’est-ce pas?
— Oh, pour ça, oui! Créateur me pardonne ..., bel et bien vue.
— Elle était en colère? »
Arkoniel repensa à la sensation de broiement qu’il venait de subir. Était-ce du fait d’Ariani, ou du fait de Frère? « Elle avait l’air triste, Tobin. Et perdue. » Il leva les yeux et découvrit seulement alors ce que le gosse avait rapporté de leur équipée dans la tour. « C’est ça que tu es monté chercher?
— Oui. » Tobin pressait contre son cœur un vieux sac de toile. « Je ... je suis content que vous m’ayez surpris tout à l’heure. Je crois bien que je n’aurais pas pu faire ça de nouveau tout seul, et je ne serais jamais arrivé à demander à quelqu’un d’aller ...
— De nouveau? Tu veux dire que tu l’avais déjà fait auparavant? Et tout seul?
— Quand je suis monté l’y cacher. La nuit de l’arrivée de Ki.
— Et alors, tu as vu ta mère, c’est bien ça ? » Tobin s’agenouilla auprès de lui et se mit à tirailler sur le nœud du cordon qui tenait le sac bien fermé. Il grelottait. « Oui. Elle a essayé de m’attraper, comme pour me jeter par la fenêtre, cette fois aussi. »
Arkoniel chercha quelque chose à dire, mais pas un mot ne lui vint à l’esprit.
Tobin s’acharnait toujours sur le nœud. « Autant que je vous laisse voir.
C’était à Mère. Elle l’avait fait. » Le cordon ayant fini par coulisser, il retira du sac une poupée de chiffon en mousseline grossière et aux traits mal dessinés. « Elle ne s’en séparait jamais.
— Ton père le mentionnait dans ses lettres. »
Il ne put s’empêcher de penser aux poupées magnifiques qu’elle avait faites à Ero. Toutes les grandes dames de la ville s’étaient entichées d’en posséder une, et nombre de seigneurs aussi ... À côté de ces chefs d’œuvre, la chose innommable que Tobin berçait si précieusement n’était qu’une caricature grotesque, l’incarnation de l’âme en loques d’Ariani.
Cette idée, toutefois, fut promptement supplantée par une autre, et il en eut les cheveux follets de la nuque et les poils des bras hérissés pour la seconde fois de la nuit. La poupée avait le col tout étranglé par une cordelette de cheveux. De cheveux aussi noirs que ceux de Tobin lui-même.
Ou que ceux de sa mère.
Ce doit être ça, songea-t-il avec un frisson de triomphe. C’est en cela que réside le secret.
Il l’avait subodoré dès le premier jour, dans la cuisine, la formule que proférait Tobin n’était pas suffisante pour en imposer à Frère. Il devait y avoir forcément quelque chose de plus, un talisman de quelque espèce qui les liait l’un à l’autre indissolublement. Quelque chose qui avait peut-être été transmis de la mère à l’enfant.
« C’est ta mère qui te l’a donnée? » Le petit baissa les yeux vers la poupée.
« Lhel a aidé Mère à la faire. Et puis elle a fait en sorte qu’elle soit à moi.
— Avec tes cheveux? »
Tobin acquiesça d’un hochement. « Et un peu de sang. »
Naturellement... « Et elle t’aide à convoquer Frère ? - Oui. J’étais censé ne la montrer à personne au monde, alors je l’ai cachée dans la tour. Je pense que c’est peut-être pour cette raison que Frère ne reste pas toujours absent quand je lui commande de le faire. Lorsque lord Orun a annoncé que je devais partir pour Ero, j’ai compris qu’il me fallait aller la récupérer...
Mais pourquoi ne pas la laisser ici ? Le laisser ici ?
Je ne peux pas. Je dois m’occuper de lui. C’est ce que Lhel a dit.
— Si l’esprit d’un magicien s’y applique, il risque de pouvoir flairer ce qu’elle cache.
— Vous ne l’avez pas fait. »
Arkoniel émit un gloussement chagrin. « On dirait bien que non, mais je ne faisais pas attention. Il n’empêche que les magiciens pullulent à Ero. Il va falloir que tu te méfies d’eux. De tous. Et tout spécialement de ceux qui portent les robes blanches des Busards du Roi. »
Tobin releva des yeux effarés.
« Et celui qui se trouve avec les gens d’Orun ?
Un jeune homme blond en tenue de soldat? - Oui, justement celui-là.
— C’est un ami, Tobin. Mais tu ne dois surtout pas laisser voir que tu es au courant. C’est Iya qui l’a envoyé pour veiller sur toi, voilà tout. C’est un secret. - Je suis content d’apprendre qu’il n’est pas un magicien méchant. Il a une figure aimable.
— Garde-toi bien de juger les gens sur la figure ... » Arkoniel se reprit, de peur d’effrayer le gosse ou de lui révéler trop de choses qu’un Busard ne manquerait pas de découvrir par la suite dans son esprit, si l’un d’entre eux s’avisait jamais de le sonder. « Il y a toutes sortes de gens dans le monde, Tobin, et autant de sortes de magiciens. Ils ne te veulent pas tous du bien.
Les Quatre m’en sont témoins, tu ne m’as pas fait confiance, à moi qui ne veux pourtant que ton bien ! Ne va pas baisser ta garde devant qui que ce soit sous le seul prétexte que tel ou tel te régale d’un sourire engageant. » Il abaissa de nouveau son regard vers la poupée. « Cela dit, tu es vraiment sûr qu’il te faut la prendre avec toi? Il ne te serait pas possible de me la laisser ici ?
— Non. Lhel dit que je dois la garder et prendre soin de Frère. Personne d’autre ne peut s’en charger. Il a besoin de moi, et j’ai besoin de lui. »
Frère. Il. Lui.
Oh, mon dieu! songea Arkoniel. Il y avait là~ dessous une nouvelle manigance qui n’avait que trop bien marché jusqu’à présent. Grâce à la magie de Lhel, le roi s’était vu montrer le cadavre d’une petite fille, et cette fable avait ainsi trouvé crédit partout; Tobin savait la vérité, lui. Si quelqu’un voyait Frère ou entendait Tobin l’appeler de la sorte ou le désigner par « il » ou par « lui », cela susciterait des tas de questions fâcheuses.
À se sentir sous le regard de ces yeux beaucoup trop clairvoyants, le magicien perçut l’effroyable fragilité des nouvelles relations qu’ils venaient tout juste de nouer dans la tour.
Cela le fit penser au sac d’Iya qui reposait là, sous sa table de travail, aucun magicien n’aurait été capable d’en percer la magie, conçue pour préserver le bol, lui-même emmitouflé de soie et bourré de charmes.
Pendant un moment, il rumina l’idée de confectionner un sac analogue pour la poupée. Cela, au moins, ses pouvoirs le lui permettaient, et il avait sous la main tout ce qu’il fallait: soie noire et fil d’argent, baguette de cristal, aiguilles et rasoirs de fer, cassolettes à encens pour brûler gommes et résines. Tout cela facile d’accès. De quoi faire un sac qui, tout en interdisant à Frère de s’échapper, mettrait en échec les curiosités de n’importe quel Busard.
Seulement, le sac lui-même serait visible. Et puis bon, Iya ou lui-même seraient en mesure de le trimbaler sans inconvénient, mais certes pas un simple gamin de onze ans, pas un fils de guerrier.
Avec un gros soupir, il ramassa le sac à farine abandonné.
Du dernier banal. Aussi banal qu’une vieille poupée léguée comme souvenir à un mioche orphelin.
« Voilà qui change tout, tu sais, rêva-t-il, en proie à une idée qui prenait déjà forme. La petite démonstration que nous avons incité Frère à exécuter dans la grande salle était belle et bonne en tant que plaisanterie d’un esprit domestique. À la cour, personne, et surtout pas toi, ne peut en revanche se permettre d’essuyer le moindre soupçon de nécromancie, et des tas de gens ne se feraient peut-être pas faute de t’accuser précisément de cela s’ils te pensaient capable de manœuvrer Frère. Tu ne dois pas le nommer ainsi ni parler de lui autrement que sous les espèces du démon jumeau dont tout le monde a plus ou moins eu vent. C’est une vieille histoire, là-bas.
— Je sais. Ki m’a dit que certaines gens affirment même que c’était une petite fille. »
Arkoniel masqua sa surprise au plus vite; que des rumeurs se mettent à courir, et elles proviendraient probablement de Ki. Puis le travail était somme toute déjà fait. Autant de gagné.
« Eh bien, qu’ils continuent de le penser. Il serait vain d’en discuter. N’en dis rien du tout, et ne laisse jamais voir Frère à qui que ce soit. Et n’avoue jamais non plus, tu m’entends? jamais ! que tu connais une personne comme Lhel. Sa magie personnelle n’a rien à voir avec la nécromancie, mais la plupart des gens pensent que c’en est, et voilà pourquoi son espèce a été décrétée hors la loi à Skala. » Il lui adressa un clin d’œil complice. « Ça fait de nous des hors-la-loi, toi et moi.
— Mais pourquoi Père était-il en relations avec elle, si ... ?
— Voilà un sujet qu’il vaut mieux laisser de côté jusqu’à ce que vous soyez plus âgé, mon prince. Pour l’instant, fiez-vous en l’honneur de votre père ainsi que vous l’avez toujours fait, et promettez-moi de garder le secret sur Frère et sur Lhel comme sur une affaire exclusivement personnelle. »
Tobin se mit à tripoter nerveusement l’une des jambes dépareillées de la poupée.
« Je le garderai, mais il y a des fois où lui n’en fait qu’à sa tête.
— N’empêche, il te faut faire très très attention. Il y va de ton salut. Et de celui de Ki, aussi.
— De Ki? »
Arkoniel remonta ses genoux pour s’y accouder. « Ici, au fort, vous avez vécu, toi et Ki, comme des frères et des amis. Des égaux, si tu préfères. Mais une fois arrivés à la cour, vous aurez tôt fait d’apprendre que vous n’êtes rien de tel. D’ici que tu atteignes ta majorité, Ki ne bénéficie d’aucune autre protection que ton amitié et le bon plaisir de ton oncle. Si l’on vous accusait de nécromancie, le roi te sauverait éventuellement, toi, mais Ki, lui, n’y couperait pas, il subirait inexorablement un abominable supplice. »
Tobin blêmit.
« Mais il n’a rien à voir avec Frère!
— Ça ne changerait strictement rien, Tobin. Et c’est justement ça que j’essaie de te faire comprendre. La vérité n’est pas en cause, là-dedans. Il suffirait en tout et pour tout d’une accusation portée par l’un de ces Busards. Et ce cas ne se présente aujourd’hui que trop fréquemment. Des magiciens éminents qui n’avaient jamais fait de mal à qui que ce soit ont été brûlés vifs, alors qu’il n’existait pas de meilleure charge à leur encontre que des commérages de seconde main.
— Mais pourquoi ?
— Le zèle que mettent les Busards à servir le roi les a conduits à emprunter d’autres voies que nous autres tous. Je saurais d’autant moins t’expliquer cela que je ne le comprends pas moi-même. Pour l’heure, promets-moi que tu te montreras prudent et que tu inciteras Ki à en faire autant. »
Le petit soupira. « Oh, comme je voudrais n’être pas forcé de partir ... !
De partir comme ça, du moins. Moi qui avais tellement envie d’aller avec Père voir Ero, voir Atyion, d’aller me battre en sa compagnie, là, maintenant... » Il s’interrompit, se frotta les yeux.
« Je m’en doute bien. Mais Illior a sa manière à lui de nous mettre les pieds sur le droit chemin sans faire briller la Lumière très loin devant. Place ta confiance en cela, ainsi que dans les bons amis que l’Illuminateur t’a envoyés pour escorter ta marche.
— Illior? » Tobin lui adressa un regard sceptique. « Et Sakor, ajouta-t-il précipitamment, Sakor aussi.
Seulement, n’omets pas de qui tu portes la marque au menton ...
— Mais la poupée, dites? Qu’est-ce que j’en fais? »
Arkoniel indiqua le sac à farine. « Ça devrait convenir pas mal. »
Le gamin riposta par un regard horripilé.
« Mais vous ne comprenez pas! Je fais quoi, si le prince la voit? Ou le maître d’armes? Ou Ki?
— Et quand il le ferait? » À sa grande stupeur, Tobin s’empourpra. « Tu t’imagines qu’il en aurait moins d’estime pour toi ?
— Pour quelle raison vous figurez-vous donc que je la laissais dans la tour?
— Holà! je l’ai bien vue, moi, et je t’estime toujours autant... »
Tobin roula des yeux. « Vous êtes un magicien vous. »
Arkoniel se mit à rire.
« Viendrait-on d’outrager ma virilité?
— Vous n’êtes pas un guerrier! » Tobin se trouvait à présent sous le coup d’une formidable émotion qui fit étinceler ses yeux et lui brisa la voix. « Les guerriers s’en fichent, des poupées! Moi, je n’ai celle-ci que parce que Lhel m’en fait un devoir. Pour Frère. »
Arkoniel l’examina attentivement. La façon dont le petit continuait de serrer cette déjetée de poupée démentait chacun des mots qu’il proférait.
Qu’elle proférait, rectifia-t-il. C’était la première fois depuis un temps fou qu’Arkoniel se permettait cette rectification, bien qu’il ne lui fût guère possible de déceler la princesse occulte sous le gamin rageur qu’il avait devant lui ... , excepté peut-être en ce que les mains, toutes fortes et calleuses qu’elles étaient, n’expédiaient pas ail diable ni n’écrabouillaient l’objet dont elles prétendaient être si mortifiées.
« M’est avis que tu méjuges ton copain, dit-il paisiblement. C’est un souvenir qui te vient de ta mère morte. Qui oserait te reprocher d’y tenir?
Mais à toi de régler la question comme tu l’entends.
— C’est que ... » La vergogne le disputait visiblement à la résolution sur les traits creusés du gamin. « Quoi donc ?
— La nuit de l’arrivée de Ki, Frère m’a montré. Il m’a montré Ki découvrant la poupée, puis à quel point tout le monde était déçu et humilié d’apprendre que je l’avais. Exactement comme Père m’en avait prévenu. Or, tout ce que Frère m’a montré d’autre s’est finalement vérifié. Du moins je le crois. Vous vous rappelez, la renarde à l’échine brisée? Et je l’ai su aussi, quand Iya venait. Et... Et il m’a averti que lord Solari veut me prendre Atyion.
— Vraiment? Je vais en informer Tharin. Pour ce qui est du reste, je ne sais qu’en dire. Il se peut que Frère soit capable de mentir quand ça lui chante. Ou que ce qu’il te montre soit susceptible de changer avec le temps.
N’étant pas forcément exclu que tu ne comprennes pas toujours, toi, ce qu’il te montre ... » Il avança la main pour lui tapoter l’épaule et, cette fois, l’enfant ne regimba pas. « Tu n’es pas un magicien-né, mais tu recèles une once de double vue. Tu aurais dû faire part de tes visions à Lhel ou à moi.
C’est notre don et notre service. »
Les épaules de Tobin s’affaissèrent. « Pardonnez-moi, maître Arkoniel.
Vous m’avez aidé sans relâche, et moi je vous ai trop souvent manqué de courtoisie. »
Arkoniel balaya ses excuses d’un geste. Il éprouvait pour la première fois depuis son arrivée au fort le sentiment qu’un maillon véritable venait de se forger entre eux. « Je n’escompte pas te le voir comprendre dès maintenant, mais j’ai juré de consacrer mon existence à te protéger. Peut-être un jour te souviendra-t-il de cette nuit passée ensemble et reconnaîtras-tu que je suis ton ami. Bien que je sois un simple magicien. » Avec un grand sourire, il tendit la main à la guerrier.
Tobin la serra. Sans que son regard eût encore entièrement perdu son ancienne circonspection, dans ses yeux se lisait désormais un respect tout neuf.
« Il m’en souviendra, magicien. »
Plus vanné qu’il ne peut se dire, Tobin se traîna jusqu’à sa chambre et dissimula la poupée dans le fond de l’un des coffres de voyage.
Il s’efforça de se glisser au lit sans déranger Ki, mais comme il se rallongeait, il sentit la main de celui-ci se poser sur son bras.
« Tu es malade, Tob ? Ça fait un bon bout de temps que tu étais parti.
— Non ... »
Puisque Arkoniel jugeait tout normal qu’il lui parle de la poupée, voilà que tout à coup il avait salement envie de le faire. Peut-être que Ki, ça lui serait égal, après tout. Il détestait qu’il y ait des secrets entre eux, puis la poupée se trouvait tellement près, quelques pas seulement... Mais le souvenir de la fureur de Frère quand il avait voulu la montrer à Nari était encore beaucoup trop frais.
« Je voulais simplement dire au revoir à Arkoniel, marmonna-t-il.
— Il va nous manquer. Je parie qu’il a dans sa manche quelques petits sortilèges qui la feraient fermer à lord Orun. »
Il faisait trop chaud pour supporter couvertures ou chemises. Étalés sur le dos, ils scrutaient tous deux les ténèbres.
« Ces dernières semaines ont été vraiment pourries, hein? fit Ki au bout d’un moment. D’abord ton père ... » Sa voix s’étrangla brusquement. Il reprit son souffle. « Et le vieux Tripes molles en bas, dis? Pas du tout comme ça qu’on comptait se rendre à l’est, nous deux ... »
Une boule durcit dans la gorge de Tobin, qui se contenta de secouer la tête. La mort de Père, le spectre de Mère, la convocation à Ero, les avertissements d’Arkoniel, tout à l’heure, et le tracas que causait Frère, la troupe d’étrangers qui attendait en bas ...
Subitement, toutes les larmes qu’il n’avait pas réussi à trouver, tant d’années durant, le trouvèrent, lui, paraît-il, et roulèrent en silence le long de ses tempes dans ses oreilles. Il n’osait renifler ni les essuyer, de peur que Ki ne sache ce qui se passait.
«’tait que temps, maugréa Ki d’une voix enrouée qui fit prendre conscience à Tobin que son copain pleurait aussi. Commençais à croire que tu savais pas. Faut chialer ton deuil, Tobin. ‘cun guerrier s’en prive. »
C’était donc ça qu’était cette douleur? se demanda Tobin. Mais elle lui faisait l’effet d’être si énorme ... ! S’il lui lâchait la bride, elle l’emporterait au diable, et il serait perdu. Il était plus facile de se réfugier à nouveau dans le silence engourdissant qui l’avait protégé si longtemps. Il l’imagina se déversant en lui comme des ténèbres liquides, emplissant ses poumons, lui envahissant peu à peu les membres et le crâne jusqu’à le réduire à n’être lui aussi rien de plus qu’une silhouette noire.
« Ça pas bon moyen, keesa. »
Un coup d’œil lui révéla Lhel debout dans l’encadrement de la porte.
L’aube était là.
Elle lui fit signe de venir puis s’éclipsa en direction de l’escalier. Il se précipita à ses trousses mais ne fit qu’entr’apercevoir le bas de sa jupe élimée tandis qu’elle se faufilait sur le seuil de la grande salle. Lord Orun ronflait bruyamment derrière les courtines de son baldaquin. Le petit n’eut que le temps de franchir en toute hâte la poterne pour voir Lhel disparaître dans la forêt, tout au bout du pont.
« Attendez! » lui cria-t-il avant de se plaquer sur la bouche une main affolée. En contrebas du fort, l’escorte d’Orun fourmillait sur la prairie trempée de rosée. La veille, il avait cru qu’elle ne comptait qu’une quarantaine d’hommes à peu près, mais elle avait l’air d’en comporter au moins une centaine, maintenant. Quelques sentinelles s’étaient groupées autour du déjeuner qui cuisait sur le feu de camp, mais aucune ne prit garde à lui quand il se rua pieds nus dans les bois.
À peine eut-il atteint le couvert des arbres qu’il comprit. Cette forêt-ci n’était pas la forêt réelle, mais celle où ses visions l’avaient si souvent conduit après la mort de Mère.
Cette fois, il n’eut pas besoin de Frère pour le guider. Il n’eut aucune peine à rejoindre le sentier de la rivière et le suivit jusqu’à la clairière où les deux gentilles biches broutaient près du trou creusé dans la terre.
Simplement, une fois entré, il se retrouva ce coup-ci dans le chêne de Lhel.
La sorcière et Mère étaient assises auprès du feu.
Mère était en train de donner le sein à un nouveau-né. Au lieu du lapin, c’était la poupée de chiffon que Lhel tenait dans son giron.
« Ça rêve voyant, keesa, l’avertit celle-ci. - Je sais. »
Elle lui remit la poupée puis branla l’index en le pointant sur lui.
« Toi pas aller oublier Frère ... ?
— Promis que non! » De quoi d’autre s’était-il tourmenté durant toute la nuit, hein ?
Mère leva ses yeux, attachés jusque-là sur le nouveau-né, ses yeux d’un bleu limpide et sain mais tellement triste. « Je veux être là-bas moi aussi, Tobin. Ne me laisse pas dans la tour! » Elle éleva l’enfant vers lui. « Il te montrera. »
Lhel bondit, comme suffoquée de la découvrir là. « Keesa pas pouvoir être embêté pour ça. Partez! » Ariani et le bébé disparurent, et Lhel attira Tobin pour le faire asseoir sur la paillasse à ses côtés. « Tu pas être embêté pour elle. Pas ton affaire maintenant. Tu t’inquiéter que toi et Frère. Et Ki. »
Elle jeta dans le feu une poignée d’herbes aromatiques et d’os puis scruta le motif qui résultait de leur combustion.
« Ce sans-cheveux-là ? Il ne me plaît pas ..., mais tu dois partir. Je vois ta route. Elle te mène à la cité puante du roi. Ce roi, tu ne le connais pas encore. Tu ne connais pas son cœur. »
Après avoir de nouveau jeté des herbes dans les flammes, elle se mit à se balancer lentement d’avant en arrière et d’arrière en avant, l’œil plissé, puis, non sans soupirer, se pencha tellement vers lui pour être plus près qu’il finit par ne plus voir d’elle que son visage. « Tu voir sang ? Pas dire à personne.
Personne.
— Comme pour la poupée. » Il s’en était pourtant fallu de rien qu’il en parle à Ki, songea-t-il.
Lhel hocha la tête.
« Tu aimer ton ami, tu pas dire lui. Tu voir sang ? Tu venir voir me. Ici.
— Quel sang, Lhel ? Je suis un guerrier, je vais voir forcément du sang !
Peut-être oui, peut-être non. Mais si tu voir... » Elle lui planta son index sur le cœur. « Tu connaître ici. Et tu venir à Lhel. »
Elle lui piqua de nouveau la poitrine avec l’index, mais cette fois plus fort, et il se réveilla dans son lit, dans la chaleur et dans le noir, flanqué de Ki ronflant tout doucement.
Il se tourna sur le flanc. Que pouvait bien signifier ce rêve? Il sentait encore l’index de Lhel peser sur son cœur et le moelleux des fourrures sous son derrière. Rêve voyant, Lhel avait appelé ça.
De quoi s’agissait-il au juste? D’une vision? Ou tout simplement d’un rêve ordinaire? Ne fallait-il pas aller le demander à Arkoniel ? C’est à force de se poser toutes ces questions qu’il sombra de nouveau dans le sommeil.
TROISIÈME PARTIE
Extrait des Mémoires de la reine Tamir II
Ero ...
Lorsqu’il m’arrive à présent d’en évoquer le souvenir, la ville d’aujourd’hui, pratiquée durant un laps de temps si bref, se trouve recouverte dans mon esprit par l’image du modèle réduit que mon père avait édifié pour moi. Dans mes rêves, ce sont des bonshommes en bois, des moutons d’argile et des oies de cire qui peuplent les rues sinueuses de la cité. Et c’est sur une rade à la peinture poussiéreuse que des bateaux à fond plat et à voiles de parchemin glissent en chuintant.
Le Palatin seul survit dans ma mémoire tel qu’il était à l’époque, ainsi que les gens qui habitaient dans son enceinte et ses dédales.
11
C’est sans un regard en arrière que Tobin sortit du fort, le vingt-troisième jour de Lenthin. Il avait fait ses adieux dès l’aube et laissé les femmes l’inonder de pleurs. Tharin et Ki à ses côtés, les cendres de Père suspendues au pommeau de sa selle et une colonne d’hommes dans son sillage, il affronta fixement la direction d’Ero, bien résolu à soutenir du mieux qu’il le pourrait l’honneur de sa famille.
Il avait été fort surpris d’apprendre par lord Orun que leur chevauchée ne durerait qu’une seule journée. Sans pesants bagages pour les ralentir, il leur était loisible de s’accorder de longs temps de galop, et ils eurent tôt fait de dépasser Bierfût. Au-delà, la route familière en rejoignait une autre qui s’enfonçait à son tour dans les ténèbres sinueuses de la forêt. Laquelle finit, au bout de plusieurs heures, par céder la place aux moutonnements d’une vaste plaine où s’entrelaçaient des rivières et que parsemaient des domaines aux corps de ferme impressionnants.
Lord Orun s’étant montré intransigeant sur le chapitre de l’étiquette, Tobin se voyait contraint de cavalcader en tête auprès de lui, tandis que Tharin et Ki se trouvaient derrière, en compagnie du héraut et des serviteurs. Quant aux gens du manoir, que l’on ne devait plus désigner dorénavant que sous la pompeuse appellation de Garde du prince Tobin, le cortège les regroupait avec la troupe des soldats royaux. Malgré tous ses efforts pour repérer le magicien déguisé parmi ces derniers, Tobin n’était pas seulement parvenu à l’entrevoir lorsqu’il avait dû gagner sa propre position.
Vers le milieu de la matinée, on arriva devant un grand lac qui reflétait le ciel sillonné de nuages, ainsi qu’un superbe manoir de pierre fièrement campé sur la rive opposée. Des flopées d’oies sauvages voguaient sur les flots et picoraient tout le long des berges.
« Ce domaine appartenait à une tante de ta mère, autrefois, fit observer Tharin au passage.
— Et quel en est le propriétaire, actuellement? » demanda Tobin, émerveillé par la splendeur des lieux.
Le roi.
— Atyion est aussi grand ?
— Mets-en dix comme celui-ci côte à côte, et tu commenceras à te faire une petite idée de ses dimensions. Sauf qu’en plus la forteresse d’Atyion est entourée par une ville, elle-même cernée de champs et de murailles à elle. »
Un regard vers l’arrière permit à Tobin de s’apercevoir que déjà ses chères montagnes s’amenuisaient à l’horizon.
« Il nous faudra encore beaucoup de temps pour atteindre Ero ?
— À condition de maintenir l’allure, nous devrions y être, je pense, avant le coucher du soleil, mon prince », répondit lord Orun.
— Tobin éperonna Gosi, non sans s’étonner que Bierfût ait jamais pu lui sembler si loin quand la capitale elle-même ne se trouvait qu’à une journée de cheval. Le monde lui faisait brusquement l’effet d’être infiniment plus petit qu’avant.
Midi venait tout juste de sonner quand on traversa une ville-marché du nom de Korma. Elle était plus importante que Bierfût, mais sa grand-place fourmillait du même genre de fermiers et de camelots, et l’on y voyait également quelques Aurënfaïes coiffés de leurs espèces d’échafaudages de turbans violets. Plusieurs étaient en train de donner un concert de lyres et de flûtes.
Lord Orun choisit de faire halte à la plus grosse auberge pour laisser reposer les montures et se restaurer. Le tenancier s’inclina bien bas devant lui puis, sitôt faites les présentations, encore plus bas devant Tobin. Après quoi il fut aux petits soins pour lui, se mit en quatre et lui fit goûter de cent mets divers et finit par refuser quelque rémunération que ce soit, sauf à espérer que Son Altesse garderait un bon souvenir de lui. Mais ce tintamarre inhabituel autour de sa personne assomma tellement Tobin qu’il fut trop heureux de se remettre en route.
On adopta une allure plus modérée durant les heures où la chaleur se fit trop accablante, et lord Orun se mit en devoir de distraire Tobin en lui parlant des Compagnons du prince royal, de leur entraînement et des divertissements auxquels il pourrait prétendre en leur société.
Par son intermédiaire, Tobin apprit qu’il lui suffirait pour se passer toutes les fantaisies que pouvait avoir un garçon de son âge d’utiliser tout simplement le sceau de Père qu’il portait déjà en sautoir et dont la chaîne avait été raccourcie à son intention par Koni.
« Oh, ça oui, toutes, assura Orun. De beaux vêtements, une épée digne de ce nom, des friandises, des limiers, de quoi miser au jeu. Un jeune homme de votre rang doit avoir ses plaisirs. Un nouveau sport, la chasse au faucon, nous est récemment arrivé d’Aurënen, qui le tenait elle-même des Zengati.
Libre aux ‘faïes d’importer un instrument de décadence aussi barbare! Oh, je vous l’accorde, ils élèvent de bons chevaux. Enfin ..., toujours est-il que ça fait fureur chez nos petits messieurs. »
Il marqua une pause, et sa lippe épaisse se retroussa en un sourire entendu.
« Naturellement, toute transaction d’importance comme, disons .., vendre des terres ou lever des troupes, acheter du fer ou des céréales, ou encore collecter les revenus de vos terres ..., eh bien, pour ce genre de choses, il vous faut au surplus le sceau de votre oncle ou le mien tant que vous n’êtes pas majeur. Mais vous êtes beaucoup trop jeune pour vous embarrasser d’aussi triviales préoccupations! N’ayez crainte, nous vous suppléerons pour toutes ces corvées, allez.
— Soyez-en remercié, lord Orun », répliqua Tobin, mais uniquement parce que les bonnes manières semblaient requérir une telle assertion. Le bonhomme lui avait déplu, la veille, au premier regard, et leurs relations, depuis lors, n’avaient fait que renforcer son antipathie. Il y avait quelque chose d’insatiable derrière les risettes dont l’accablait ce vieux machin; elles faisaient à Tobin le même effet que lorsqu’on met le pied dans le noir sur un truc froid et répugnant.
Plus révoltant encore était le comportement d’Orun vis-à-vis de Tharin et de Ki. Car tandis qu’il affectait à l’endroit de Tobin la plus gluante courtoisie, il les traitait, eux, comme s’ils faisaient partie de ses larbins, et il n’arrêtait pas d’insinuer, mine de rien, que Son Altesse aurait tout de même intérêt à envisager de se procurer, une fois à la cour, un écuyer moins malséant. N’eussent été les mises en garde d’Arkoniel, peut-être bien que Tobin aurait de nouveau prié Frère d’intervenir. Il se promit seulement en secret de se débrouiller pour faire tôt ou tard de ses deux amis de puissants seigneurs, et si riches qu’Orun se verrait forcé de les saluer jusqu’à terre.
Ki percevait par trop que Tobin était au martyre de chevaucher avec Orun, mais il voyait bien que le mal était sans remède. La longueur du trajet lui fournit du moins l’occasion de bavarder avec Tharin - et c’était la première depuis que le capitaine était rentré de Mycena.
Il lui avait dès l’abord trouvé la mine d’un homme souffrant, mais il n’avait su que lui dire, bien qu’en son cœur il en eût deviné le motif: Tharin s’estimait fautif d’un impardonnable manquement vis-à-vis de Rhius. Un écuyer ne revenait pas chez lui sans son maître. Or, d’après tous les détails qu’avait pu glaner Ki parmi les témoins au fil des jours qui avaient suivi le retour des cendres, Tharin n’avait strictement rien à se reprocher dans le drame. Le duc était tombé pendant la bataille, et le capitaine avait fait l’impossible pour le sauver. Cette version, Ki s’y cramponnait d’autant plus qu’il était davantage incapable d’en rabattre si peu que ce soit sur son héros.
À présent, ils avaient des tas d’autres chats à fouetter, et Tharin avait une tête de déterré.
Tout en se maintenant à distance respectueuse sur les arrières de leurs seigneuries, Ki rapprocha Dragon du cheval de Tharin et, tout bas, questionna: « Nous allons être obligés de vivre avec lui, dorénavant? »
Tharin grimaça. « Non, vous logerez au Palais Vieux avec les autres Compagnons. Vous aurez seulement à subir de temps en temps un dîner en sa compagnie, pour lui permettre après de faire son rapport au roi. »
Le palais en question, Ki l’avait entrevu par-dessus les murailles de la citadelle.
« C’est tellement grand ... ! On s’y prendra comment pour s’y retrouver?
— Les Compagnons y ont leurs propres appartements. Puis les autres vous aideront.
— Il y en a combien ?
— Actuellement, sept ou huit, si je ne me trompe ...
Plus leurs écuyers. »
Le gamin se mit à tripoter ses rênes. « Les autres écuyers… ils sont comme moi? »
Tharin le lorgna.
« Dans quel sens tu l’entends?
— Vous savez bien. »
Tharin lui adressa un petit sourire tristounet.
« Je crois qu’ils sont tous fils de hauts et puissants seigneurs et chevaliers.
— Ah.
— Oui. » Rien que sa façon de le dire indiquait qu’il comprenait les appréhensions du petit. « Les laisse pas t’intimider. N’yen a qu’un dans le lot qui puisse se vanter d’être lui aussi l’écuyer d’un prince. Et je te jure, Ki, qu’il n’yen a pas un seul qui te surpasse, pour l’honneur. » Il haussa le menton en direction de Tobin. « Garde-lui la première place en ton cœur, et tout ce que tu feras sera toujours bien.
— Risque pas que je lui fasse jamais défaut. Je ne pourrais pas le supporter. »
Tharin tendit la main et lui étreignit le bras suffisamment fort pour le faire grimacer. « Non, risque pas, dit-il d’un air grave. Tu vas devoir veiller sur lui désormais à ma place. Tu jures de le faire sur ton honneur? »
Le défi faisait plus mal que la poigne de fer sur le bras. Ki se raidit en selle et balaya tous ses doutes honteux. « Je le jure! »
Tharin hocha la tête d’un air satisfait et le relâcha. « Nous serons tous les deux sa garde personnelle, nominalement, mais celui qui sera à ses côtés, c’est toi. Il te faudra être mes oreilles et mes yeux, Ki. Si tu sens poindre quelque ennui que ce soit pour lui, tu viens me trouver tout de suite.
— Je le ferai, Tharin ! »
Pendant un instant, il craignit d’être allé trop loin et d’avoir mis le capitaine en rogne, mais celui-ci se contenta de glousser. « Je sais que tu le feras. »
S’apercevant qu’en dépit de cette assertion sa physionomie restait tout aussi anxieuse, Ki contrôla presque machinalement le laçage de son fourreau. Jamais il ne se serait imaginé que se rendre dans la capitale lui ferait cet effet..., l’effet de s’introduire en territoire ennemi. Seulement, il aurait bien aimé savoir pourquoi.
La journée s’avançait. La route qu’ils suivaient les mena dans des basses terres plates toutes découpées en longues bandes cultivées par des métayers. Certaines de ces bandes étaient en jachère et envahies de mauvaise herbe. D’autres, travaillées, ne portaient que des plants clairsemés ou gâtés par la maladie. Les emblavures ne se signalaient que par d’immenses étendues de pelade grisâtre et pourrie.
Dans les villages de la région, Tobin vit des mioches aux jambes décharnées, aux ventres ballonnés, aux yeux avalés par de sombres cernes.
Leur aspect lui rappela vaguement celui de Frère. Le peu de bétail subsistant n’avait que la peau et les os, et les fossés étaient pleins de charognes boursouflées dont les corbeaux becquetaient les yeux. Nombre des chaumières donnant sur les rues que l’on enfilait se montraient désertes, et on en avait incendié plusieurs. La plupart des autres arboraient sur leur porte d’entrée le croissant d’Illior barbouillé à la peinture ou à la craie.
« C’est bizarre, fit-il enfin. On s’attendrait à ce qu’ils prient Dama pour en obtenir de bonnes récoltes ou la guérison. » -
Personne ne répondit.
Comme le soleil entreprenait son lent déclin derrière eux, un petit vent frais se mit à souffler de l’est, qui leur rebroussa les cheveux et glaça la sueur sur leur front. La brise charriait les premiers effluves d’une odeur nouvelle, agréable, que Tobin ne reconnut pas.
Remarquant qu’il humait l’air, lord Orun sourit avec des mines indulgentes. « C’est la mer que vous sentez, mon prince. Elle sera bientôt en vue. »
Un peu plus tard, ils croisèrent une carriole chargée de la denrée la plus singulière que Tobin eût jamais vue. Ça formait un amas brun verdâtre qui tremblotait à chaque cahot, chaque soubresaut des roues sur la route. Et ça dégageait des remugles étranges, à la fois fangeux et salés.
« Qu’est-ce que c’est? questionna-t-il en tordant le nez.
— Des algues en provenance de la côte, expliqua Tharin. Les fermiers s’en servent pour fumer leurs champs.
— Ça sort de la mer! » Talonnant Gosi pour se rapprocher, il se pencha par-dessus la ridelle et plongea la main dans le tas fétide. C’était humide et froid, dessous, puis d’un contact caoutchouteux comme le dessus de la gelée, quand Cuistote avait confectionné des pieds de veau et qu’ils étaient figés, une fois refroidis.
Contre le couchant obscurci se dressaient des collines aussi sèches et hâlées que des épaules dépourvues de têtes. Réduite à une fine pelure d’argent, la lune d’Illior se mit à les gravir sous les yeux attentifs de Tobin.
En dépit des protestations d’Orun que l’on arriverait à Ero vers le crépuscule, il semblait bien que l’on se trouvait en plein milieu de nulle part.
La route grimpait dur, maintenant. Chassant des étriers pour se pencher sur son encolure, il incita Gosi à fournir au plus tôt les quelques foulées qui le séparaient encore du sommet de la côte, et, de là, brusquement, découvrit une étendue d’eau gigantesque, inimaginable, qui scintillait sous ses yeux jusqu’à l’infini. Les rares aperçus qu’il avait pu avoir de la mer grâce à sa virée visionnaire avec Arkoniel ne l’avaient pas du tout préparé à ce spectacle-là; ils étaient encadrés de ténèbres et flous, sans compter que sa propre attention s’était concentrée sur d’autres objets.
Ki monta le rejoindre.
« Alors, qu’est-ce que tu en dis ?
— C’est... énorme ! »
De là se voyait très bien la façon dont les flots s’incurvaient sur l’horizon, tout comme leur immensité ponctuée de-ci de-là par des îles de toutes les tailles et dont l’étrave affrontait les vagues. Le souffle coupé, Tobin s’efforça d’en évaluer les dimensions invraisemblables ; et par-delà tout ça se trouvaient au surplus les tas de lieux dont Père et Arkoniel lui avaient parlé : Kouros, Plenimar, Mycena ..., ainsi que le champ de bataille où Père s’était vaillamment battu avant de périr.
« Penses-y, Ki. Un jour, nous serons au large, tout là-bas là-bas, toi et moi. Du pont de je ne sais quel bateau, nous regarderons en arrière vers ce rivage, et nous nous rappellerons que nous nous tenions ici même, en ce moment. » Il brandit sa main bien haut.
Avec un large sourire, Ki la lui serra. « Des guerriers inséparables. Tout à fait comme ... »
Il s’interrompit juste à temps, mais Tobin comprit ce qu’il avait voulu dire. Tout à fait comme l’a prévu Lhel, dès sa première rencontre avec Ki dans la forêt, sur cette route tout enneigée.
Tobin promena un nouveau regard circulaire. « Mais la ville, où est-elle, enfin ?
— À deux ou trois milles plus au nord. Votre Altesse.» C’était le magicien blond. Il salua Tobin d’un air solennel et puis retourna se perdre dans le grouillement des rangs.
Ils continuèrent de suivre la route à travers les collines, et les dernières lueurs de jour ne s’étaient pas éteintes à l’ouest qu’ayant franchi la crête d’une hauteur ils finirent par découvrir Ero, qui, scintillant tel un joyau, s’accrochait aux versants qui surplombaient son vaste port. Pendant un moment, Tobin fut désappointé; à première vue, la ville ne ressemblait pas du tout au modèle réduit que Père avait réalisé pour lui. Il y avait une large rivière qui coulait à proximité, d’abord, et puis l’agglomération s’étalait sur plusieurs éminences toutes vallonnées qui formaient une courbe autour de la baie. Une inspection du site plus attentive lui permit néanmoins de discerner, courant au pied de la plus importante, la ligne onduleuse que dessinaient les murailles de la cité. Il repéra le Cercle Palatin qui en couronnait le faîte, et il eut même l’impression qu’il réussissait à y percevoir les toits du Palais Vieux, moirés comme du brocart d’or par les ultimes flamboiements du soleil couchant.
Il eut aussi pour la première fois le sentiment que l’esprit de Père se tenait à ses côtés et lui désignait en souriant chacun des lieux qu’il lui avait autrefois appris à identifier. C’était ici que s’était rendu Père après son départ du fort, c’était cette même route qu’il avait empruntée, c’était vers ce marché qu’il était allé, vers cette colline et vers ces palais éblouissants, ces jardins. Sa voix, Tobin l’entendait presque de nouveau lui conter telle et telle anecdote à propos des rois et des reines qui avaient régné là, lui parler de leurs prédécesseurs, les fameux rois-prêtres qui, de leur capitale insulaire, avaient gouverné l’ensemble des Trois Terres, à l’époque où Ero n’était rien de plus qu’un village de pêcheurs constamment en proie à des razzias de montagnards.
« Qu’est-ce qui ne va pas, Tobin? » Tharin faisait peser sur lui un regard inquiet.
« Rien. J’étais simplement en train de penser à Père.
J’ai comme l’impression de connaître déjà la ville un tout petit peu ... »
Tharin sourit.
« Il serait bien content.
— N’empêche qu’il te reste des quantités d’autres choses à voir, intervint Ki, l’esprit toujours aussi pratique. Il avait été impossible à ton père de représenter toutes les maisons, les taudis et tout et tout. Mais il avait bien attrapé les voies principales.
— N’allez surtout pas vous égarer, vous deux, dans les impasses et les venelles, avertit Tharin en dardant sur l’aîné un regard aigu. Vous êtes encore trop jeunes pour courir les rues tout seuls, de jour comme de nuit. Je suis bien tranquille, sous la férule de maître Porion, vous serez beaucoup trop occupés pour risquer de vous livrer à des tas de vagabondages, mais c’est égal, j’exige votre parole que vous vous conduirez tous les deux comme il faut. »
Tobin hocha la tête, encore sous le choc des merveilles étalées sous ses yeux.
Prenant le galop, ils longèrent le bord de la rade, et l’air salé suffit à déblayer leurs gorges poussiéreuses. Assez large pour permettre d’y chevaucher à dix de front, un gigantesque pont de pierre enjambait la rivière. Sur la rive opposée débutaient les faubourgs d’Ero, et Tobin n’eut qu’à y pénétrer pour comprendre par lui-même le qualificatif de puante appliqué à la capitale.
Jamais il n’avait vu de foule aussi dense, jamais senti semblable pestilence. Accoutumé comme il l’était à ne rien connaître de pire que la fumée des cuisines, les relents mêlés de tripailles et d’ordures humaines lui soulevèrent l’estomac et le contraignirent à serrer les dents. Les habitations qui bordaient les rues étroites des parages n’étaient que d’abominables bouges, plus dégoûtants que n’importe quelle étable de Bierfût.
Et on aurait dit qu’il n’y avait là que des mutilés en tout genre, en plus, avec des moignons à la place des mains ou des jambes, des trognes rongées par la maladie. Parmi les carrioles innombrables qui encombraient le passage, il fut horrifié d’en voir une chargée de cadavres. Ils y étaient empilés comme du bois de chauffage, et leurs membres tressautaient à chaque cahot. Certains avaient la face toute noire. D’autres étaient d’une telle maigreur que les os leur perçaient quasiment la peau.
« C’est là-bas qu’on les emporte, dit Ki en pointant le doigt vers des tourbillons de fumée noire qui s’élevaient au loin. Au champ de crémation. »
Les yeux de Tobin s’abaissèrent vers l’urne de cendres qui battait le flanc de Gosi. Est-ce qu’on avait emporté Père aussi dans un fourgon de morts? Il secoua la tête pour évacuer vaille que vaille cette idée.
En passant devant une gargote ouvrant sur la route, il aperçut deux marmots crasseux pelotonnés près du cadavre d’une femme. Le corsage déchiré de sa robe en loques révélait des seins flasques, et elle avait ses jupes retroussées jusqu’en haut des cuisses. Les mioches demandaient à grands cris l’aumône en tendant la main, mais les badauds allaient et venaient sans leur prêter la moindre attention. Le voyant médusé, Tharin immobilisa sa monture le temps juste de leur balancer un demi-sester d’argent. Ils se ruèrent sur la pièce en crachant l’un contre l’autre comme des chats. La femme morte y mit bon ordre en se redressant brusquement pour les calotter tous les deux. Puis, tout en saisissant la pièce d’une main, elle empoigna l’un de ses seins dans l’autre et le secoua vers Tharin avant de s’éclipser, talonnée par les pleurnichements des mioches.
Tharin adressa un coup d’œil à Tobin et haussa les épaules. «Les gens ne sont pas toujours ce qu’ils ont l’air d’être, mon prince. Nous nous trouvons ici voie Mendigote, comme on l’appelle. Ça ne sort de son trou que pour mieux plumer les campagnards qui se rendent au marché. »
Même à cette heure tardive, la route menant à la porte sud était embouteillée de carrioles et de cavaliers, mais il suffisait au héraut de souffler dans sa trompe d’argent pour que presque tout le monde s’écarte et libère aussitôt le passage.
Le sentiment de son importance le disputa à l’embarras quand c’est en son nom, comme s’il était un homme fait, que Tobin entendit Tharin saluer le capitaine du guet posté à la porte de la ville. Levant les yeux, il vit le croissant d’Illior et la flamme de Sakor gravés sur le linteau, et il toucha son cœur et la poignée de son épée par déférence au moment de s’engager dessous.
À l’intérieur des remparts, les rues, plus larges, étaient pavées et pourvues de caniveaux. Cela n’amendait guère l’odeur, pourtant, car les habitants ne se privaient pas pour si peu, remarqua-t-il, de vider leurs tinettes, et ce tant par la porte d’entrée que par les fenêtres de chaque étage.
Les rues montant au Palatin étaient en pente raide, mais les bâtisseurs de la ville avaient aménagé des terrasses dans le flanc de la colline pour y établir les places de marché les plus vastes, ainsi que des parcs et des jardins. À ce détail près, les maisons et les boutiques s’empilaient sur les versants tout à fait comme les billots peints de la cité jouet. Plus hautes que larges, certaines de trois, voire quatre étages, elles étaient construites en bois, avec des soubassements de pierre et des toits de tuiles cuites au four.
En dépit de toutes les leçons reçues, Tobin était rarement certain de l’endroit où l’on se trouvait au juste. Conformément aux dires de Ki, il y avait là mille ruelles qui débouchaient sur les axes principaux et aucun moyen de savoir, à moins de le demander, dans laquelle des rues l’on était.
Fort aise d’avoir une escorte, il laissa lord Orun prendre la tête et ne s’occupa plus que d’observer la ville, tandis que la nuit tombante les enveloppait.
Sur les marchés d’en bas, les échoppes étaient déjà en train d’accrocher leurs volets pour la nuit, mais, sur ceux d’en haut, nombre d’entre elles demeuraient encore ouvertes, éclairées par des torches.
Si se voyaient encore çà et là des mendiants et des chiens crevés, des porcs et des mioches crasseux, on croisait aussi désormais de beaux seigneurs et de gentes dames à cheval qui, tenant des faucons encapuchonnés juchés sur leur poing, étaient talonnés par une bonne dizaine de domestiques en livrée. Il y avait également là des Aurënfaïes qui devaient être eux-mêmes de haut parage, parce qu’ils portaient des vêtements encore plus somptueux que ceux des seigneurs Skaliens en personne, et que ce gros bouffi de lord Orun poussa la condescendance jusqu’à saluer nombre de ceux qu’il rencontrait sur son passage.
Des comédiens et des musiciens en costumes incongrus se produisaient à la lumière des torches sur de petites estrades à tréteaux dressées au milieu des places. Des masques côtoyaient des marchands de tourtes, des prêtres et des Drysiennes. Il aperçut encore quelques personnages accoutrés de robes et qui s’étaient plaqué sur la figure des appareils bizarres en forme de bec; sans nul doute s’agissait-il là de certains des « oiseaux de mort» évoqués naguère par Arkoniel.
Des camelots proposaient leurs articles, soit à l’étal de petites baraques, soit au bout d’une perche ou bien dans des voitures à bras. En traversant une vaste cour, Tobin avisa des sculpteurs en tout genre affairés dans leurs ateliers respectifs. Il n’aurait pas demandé mieux que de s’arrêter pour les regarder un peu travailler, mais Orun lui fit presser le train.
Les magiciens ne manquaient pas non plus, repérables à leurs robes et à leurs insignes en argent. Il remarqua bien l’un de ceux tout nippés de blanc contre lesquels Arkoniel l’avait mis en garde, mais il le trouva tout à fait semblable à n’importe lequel des autres.
« Dépêchons, dépêchons », s’impatientait cependant Orun, tout en s’appliquant sous le nez un porte-ambre d’or.
Ils tournèrent à gauche et suivirent une large esplanade d’où leur apparut finalement le port, en contrebas, puis un nouveau virage les fit grimper tout droit vers la porte Palatine.
Le capitaine qui la gardait parlementa un moment avec Orun puis, brandissant sa torche, salua Tobin.
Dans l’enceinte même du Palatin régnaient le noir et le silence. Tobin ne parvint guère à y discerner que quelques fenêtres éclairées et la silhouette sombre d’édifices dont la masse se découpait sur le ciel parsemé d’étoiles, mais la façon qu’avait l’air de circuler là suffit à lui révéler un habitat beaucoup moins dense. Le vent y soufflait plus fort, et il était chargé d’effluves de fleurs, d’eau fraîche, d’encens brûlé dans quelque sanctuaire et de la senteur de la mer. À cet instant-là, les rois et les reines cessèrent de n’être pour Tobin que des noms liés à telle ou telle leçon. Ils étaient ses parents, ils s’étaient tenus à l’endroit même où il se tenait, ils avaient vu tout ce qu’il voyait.
Comme s’il entendait ses pensées, Tharin s’inclina en selle et dit: «
Bienvenue chez vous, prince Tobin. » Ki et les autres firent de même.
« Le prince royal n’aura pas de plus vif désir que de vous faire bon accueil, assura Orun. Venez, il devrait encore se trouver à table avec les Compagnons, à cette heure-ci.
— Et mon père? » questionna Tobin en posant sa main sur l’urne. Père avait lui aussi arpenté ces lieux. Il s’était probablement tenu en ce même endroit-ci. Subitement, Tobin se sentit affreusement las et accablé.
Orun haussa un sourcil.
« Votre père ?
— Lord Rhius a demandé que ses cendres soient déposées auprès de celles de la princesse Ariani dans la tombe royale, lui dit Tharin. Peut-être serait-il mieux de rendre nos devoirs au mort avant de nous occuper du vivant. Tous les rites ont été observés. Il ne reste plus à accomplir que celui-ci. Le prince Tobin en a supporté le faix bien assez longuement, je pense. »
Orun poussa le mérite jusqu’à camoufler son exaspération. «Bien sûr.
Mais à présent que nous voici arrivés sains et saufs, je suppose que nous pouvons nous dispenser d’escorte. Capitaine Tharin, vous et vos hommes devriez aller d’ores et déjà prendre du repos. On vous a réservé votre ancien cantonnement. »
Tobin décocha à Tharin un regard navré. La seule idée de se retrouver tête à tête avec Orun dans ces lieux inconnus le plongeait dans le désarroi.
« En quelque endroit qu’il se rendît, nous nous trouvions invariablement aux côtés de votre père, prince Tobin, dit Tharin. Auriez-vous l’obligeance de nous autoriser à accompagner notre seigneur jusqu’à sa dernière étape?
— Assurément, sieur Tharin, répondit Tobin avec un indicible soulagement.
— Eh bien, soit », soupira l’ineffable Orun en congédiant sa garde personnelle.
Après avoir emprunté des torches aux soldats de la porte, Tharin et Koni prirent la tête du cortège et lui firent suivre une large avenue bordée de vieux ormes gigantesques dont les frondaisons se rejoignaient en plein ciel pour former une sorte de tunnel bruissant.
Entre les troncs se devinaient par intermittence, au loin, sur la droite, des alignements de piliers sur lesquels se mouvaient des lueurs de flammes, ainsi que de hautes baies.
Au sortir de ce tunnel d’arbres, il fallut encore traverser un parc dégagé avant d’atteindre un bâtiment relativement bas dont le toit de tuiles plat reposait sur des piliers de bois massifs et noircis par les ans. Sur un ordre de Tharin, les hommes d’armes se formèrent sur deux rangs de part et d’autre de l’entrée puis s’agenouillèrent, l’épée au clair, pointe en bas devant eux.
Tobin mit pied à terre et prit l’urne dans ses bras puis, flanqué de Tharin et de Ki, passa chargé des cendres de son père entre les soldats à genoux et pénétra dans la tombe.