Arkoniel grimaça un sourire.
« Rapide. »
Tharin se mit en selle derrière lui, s’empara des rênes en lui ceignant la taille et, des talons, poussa leur monture au petit galop. Ayant à chaque battement de sabot l’impression qu’on lui ébouillantait le bras, le blessé concentra son attention sur le but à atteindre en se servant de sa main valide pour se cramponner de son mieux.
Au sommet de la colline, il fallut traverser un large pont de bois puis franchir une poterne avant de pénétrer dans une cour pavée. Mynir et Nari s’y trouvaient, en compagnie d’une grande carcasse de femme en tablier de cuisine crasseux.
Nari aussi avait vieilli. Certes, elle était toujours grassouillette et rougeaude, mais son opulente chevelure brune avait tendance à grisonner.
Après qu’on l’eut aidé à mettre pied à terre, Arkoniel, appuyé sur Tharin, traversa une salle sombre et pleines d’échos pour gagner les cuisines.
« C’est quoi qui t’amène par chez nous ? » demanda Nari pendant que le capitaine l’affalait sur un banc, devant une table de chêne impeccablement récurée.
« Le petit », coassa-t-il. La tête lui tournait. Il l’étaya sur sa main valide.
« Venu voir le petit. Il va bien ? »
Tharin, doucement, saisit entre ses deux mains le poignet tuméfié pour évaluer les dégâts. La seule palpation fit s’étrangler Arkoniel.
Nari dressa un sourcil soupçonneux. « Sûr qu’il va bien. Qu’est-ce qui te fait supposer le contraire ?
— Je voulais simplement... »
Il retint son souffle pendant que Tharin poussait l’examen plus avant.
« Tu es verni, commenta celui-ci. Ce n’est que l’os extérieur, et cassé proprement, en plus. Une fois remis en place et immobilisé, il ne devrait plus trop te tourmenter. » Mynir alla chercher une planchette et des lanières de tissu. « Ferais mieux de commencer par m’avaler ça », fit la cuisinière en présentant un gobelet de grès.
Arkoniel ne se fit pas prier pour en descendre le contenu, qui lui propagea presque instantanément dans les tripes et les membres une chaleur engourdissante.
« C’est quoi ?
— Vinaigre et eau-de-vie de vin, plus une larme de jusquiame et de pavot », répondit-elle en lui tapotant l’épaule.
Si la potion ne l’empêcha pas de souffrir mille morts quand Tharin remit l’os en place, du moins lui permit elle de ne pas avoir l’air geignard.
Une fois la planchette installée puis arrimée avec les bandes de tissu, Tharin consolida l’appareil avec une lanière de cuir avant de prendre un peu de recul et de sourire à son patient.
« Tu es moins douillet que tu ne parais, mon gars. »
Arkoniel poussa un grognement puis s’envoya une nouvelle lampée de potion. Il commençait à se sentir fort ensommeillé.
« C’est Iya qui t’envoie ? demanda Nari.
— Non. J’ai cru devoir venir faire une...
— Hé ! mais voyez-moi ça, l’un de vous deux a quand même fini par nous consentir les frais d’une visite, hein ? » jappa sèchement une voix. Tiré comme par enchantement de sa torpeur.Arkoniel découvrit Rhius, qui, campé sur le seuil des cuisines, le toisait sans aménité. Tharin se leva et s’avança vers le duc comme pour prévenir une action violente de sa part.
« Il est blessé, Rhius. »
Ignorant son intervention, celui-ci traversa la pièce et, d’un air toujours aussi mécontent, lança:
« Ainsi, vous avez fini par nous revenir, n’est-ce pas ? Où est ta maîtresse ?
— Elle est toujours dans le sud, messire. Je suis venu vous présenter nos respects. La nouvelle de la disparition de votre épouse nous a désolés tous deux.
— Tellement désolés qu’il t’a fallu un an pour venir ? » Rhius prit place en face de lui et jeta un coup d’œil sur son poing bandé. « Mais à ce que je vois, tu ne vas pas nous quitter de sitôt. Bien que je parte pour Ero demain, libre à toi de rester ici jusqu’à ce que tu sois en mesure de remonter à cheval. »
Tout cela ne ressemblait guère à l’accueil chaleureux qu’il vous réservait autrefois sous son toit, mais le magicien subodora devoir encore s’estimer heureux que le duc ne l’ait pas flanqué à la rivière.
« Comment se porte le roi ? » demanda-t-il.
Une rage cuite et recuite rebroussa la lippe de Rhius.
« On ne peut mieux, je te remercie. La saison des récoltes a vu cesser les incursions plenimariennes. Les moissons sont en train de mûrir. Le soleil continue à briller. On dirait que les Quatre sourient à son règne. »
Il parlait posément, d’une voix dénuée de toute inflexion, mais Arkoniel lisait tout ce que trahissaient ces yeux durs et las. Iya n’aurait pas manqué de parler de patience et de visions, mais lui-même ne savait par où débuter.
Il se trouva qu’au même instant se présenta dans l’embrasure de la porte une figure étonnamment familière.
« C’est qui, Père ? »
Les traits de Rhius perdirent toute espèce de dureté tandis qu’il tendait la main pour attirer contre lui le garçonnet qui jetait sur Arkoniel des regards d’un bleu timide.
Tobin.
Rien dans son apparence de gamin quelconque et maigrichon ne permettait de deviner la fillette qu’il recelait. Lhel n’avait que trop bien travaillé. Il avait au demeurant les yeux du même bleu frappant que sa mère et, contrairement à son démon de jumeau, se révélait l’objet de soins attentifs. Son menton pointu portait toutefois une cicatrice d’un rose qui pâlissait déjà. Tout curieux qu’il fût de savoir quel aspect pouvaient bien avoir les sutures de Lhel après tant d’années, Arkoniel ne jeta qu’un coup d’œil furtif au triangle de chair blanche et lisse que laissait entrevoir le col délacé de la tunique.
Les longs cheveux noirs du petit miroitaient, et si jamais on ne l’aurait pris pour le fils d’une princesse, en raison de sa tenue des plus simplettes, du moins celle-ci était-elle bien propre et de bonne coupe. Un regard circulaire suffit au magicien pour se rendre compte de l’adoration vouée par toutes les personnes présentes à ce gamin si solennel et pour en éprouver un brusque et bizarre serrement de cœur en faveur de l’autre, le démon, le délaissé, qui s’était vu refuser la chaleur de la famille et du foyer pendant que son double en jouissait durant sa croissance. Et qui était conscient. Qui devait forcément savoir.
Tobin demeurait sans sourire et, sans faire un pas vers lui pour le saluer, se contenta de le dévisager. Il y avait dans son inexpressivité quelque chose qui le rendait aussi étrange que son fantôme de jumeau.
« Je te présente Arkoniel, expliqua Rhius. C’est un... un ami que je n’avais pas vu depuis très, très longtemps. Allons, à toi maintenant de te présenter comme il sied. »
Le petit garçon y alla d’une révérence roide et stricte, la main gauche sur la ceinture où viendrait un jour s’accrocher une épée. À l’extérieur de l’avant-bras se distinguait la marque de chance lie-de-vin. On aurait dit l’empreinte d’un bouton de rosé coupé en deux. Arkoniel avait oublié ce détail - l’unique signe extérieur subsistant du véritable aspect de la petite fille.
« Je suis le prince Tobin Erius Akandor, fils d’Ariani et de Rhius. »
Sa façon de bouger renforça l’impression première d’Arkoniel. Son comportement était tout sauf celui d’un enfant normal. Il avait toute la dignité de son père mais ne possédait ni la stature ni l’âge nécessaires pour la porter convenablement.
Arkoniel lui retourna la révérence du mieux qu’il se pouvait assis. Plus marinait en lui le breuvage de la cuisinière, plus puissamment semblait-il agir et le tournebouler.
« C’est un insigne honneur pour moi que de faire votre connaissance, mon prince. Je suis Arkoniel, fils de sieur Koran et de dame Mekia de Rhemair, pupille de la magicienne Iya. Veuillez accepter mes humbles services pour vous-même et pour toute votre maison. »
Les yeux de Tobin s’élargirent.
« Vous êtes un magicien ?
— Oui, mon prince. » Il brandit son poignet bandé. « Une fois qu’il ira un peu mieux, j’espère pouvoir vous montrer quelques-uns des tours que l’on m’a appris. »
Ce genre de proposition, la plupart des enfants l’accueillaient avec des cris d’enthousiasme ou un sourire, à tout le moins, mais Tobin eut l’air de battre en retraite, lui, sans qu’aucun de ses muscles ait bougé.
J’avais raison, se dit Arkoniel, les yeux plongés dans ces prunelles sombres, quelque chose ici ne va pas du tout.
Il s’efforça de se lever mais découvrit que ses jambes comme sa tête refusaient de seconder ses tentatives.
« Seras pas quitte de sitôt avec les mixtures de Cuistote, dit Nari en le forçant à se rasseoir. Messire, il lui faut s’allonger pour dormir quelque part, mais aucune des chambres d’invités n’est en état de l’héberger.
— Une paillasse ici près du feu, voilà tout ce dont j’ai besoin », grommela-t-il, à nouveau repris de nausées.
Malgré l’eau-de-vie qui lui brûlait le ventre et la touffeur du jour, il se sentait tout frigorifié.
« Nous pourrions lui dresser un lit dans la seconde pièce des appartements de Tobin, suggéra Mynir, comme si la solution beaucoup plus simple d’Arkoniel était nulle et non avenue. Ça ne l’obligerait pas à monter si haut que le second étage.
— Fort bien, convint Rhius. Prends quelques hommes et envoie-les chercher ce que tu juges indispensable. »
Arkoniel se tassa contre la table. Que ne le laissait-on tout bonnement là, blotti près de l’âtre, en attendant qu’il arrive à se réchauffer... Les femmes allèrent prendre des draps. Tobin sortit avec Tharin et l’intendant, abandonnant Arkoniel à la seule compagnie du maître de céans.
Un moment s’écoula sans que ni l’un ni l’autre desserrent les dents.
« C’est le démon qui a fait peur à mon cheval, finit par dire Arkoniel. Je l’ai vu, clair et net, sur la route, au bas de la prairie. »
Le duc haussa les épaules.
« Il est ici même, en ce moment, avec nous. Je le vois à tes bras, tu as la chair de poule. Toi aussi, tu sens sa présence. »
Arkoniel frissonna.
« En effet, je la sens, mais je l’ai vu, lui, dans la prairie, vu comme je vous vois, vous, maintenant. Tobin lui ressemble trait pour trait. »
Rhius secoua la tête.
« Jamais personne ne l’a vu, personne, à l’exception peut-être de...
— Tobin ?
— Les Quatre le préservent, non ! » Il fit un signe pour conjurer le mauvais sort. « Ça lui a été épargné jusqu’ici, du moins. Mais Ariani oui, je crois. Elle avait fait une poupée censée remplacer l’enfant mort et à laquelle il lui arrivait de s’adresser comme à un être véritable. Mais j’ai eu fréquemment l’impression que ce n’était pas la poupée qu’elle voyait en fait.
Illior le sait, elle n’accordait guère d’attention à son enfant vivant, sauf à la fin. »
La gorge d’Arkoniel se serra une fois de plus. « Messire, les mots ne sauraient exprimer quel degré de chagrin... » Rhius abattit violemment son poing sur la table puis. se penchant vers lui, aboya: « Garde-toi d’oser la pleurer ! Tu n’en as pas le droit, pas plus le droit que moi ! »
Debout d’un bond, il sortit de la pièce en trois enjambées, abandonnant le magicien soufflé tout seul aux prises avec le démon.
Le froid se resserra tout autour d’Arkoniel, qui sentit à n’en point douter des mains glacées d’enfant lui frôler l’échine. La pensée de la musaraigne morte le fit bredouiller tout bas :
« Par les Quatre - Créateur. Voyageur. Flamme et Illuminateur -, je te l’ordonne. esprit. couché ! Couché jusqu’à ce que Bilairy te serve de guide jusqu’à la Porte ! »
Le froid s’intensifia tout autour de lui, néanmoins. et la pièce tout illuminée s’assombrit comme quand de noires nuées se mêlent d’occulter brusquement le soleil. Un gros pot de grès s’envola d’une étagère et, ratant de peu son épaule, alla s’écraser sur le mur opposé. Un panier -d’oignons lui succéda, puis une jatte en bois pleine de pâte, puis un plateau, puis...
Arkoniel se fourra vivement sous la table, au mépris provisoire de sa fracture.
À deux pas à peine de là, un tisonnier de fer érafla la pierre de l’âtre en fonçant à son tour l’agresser. Il voulut plonger vers la porte mais, s’affalant sur son mauvais poignet, s’écroula avec un glapissement sourd, les yeux verrouillés par l’excès de douleur.
« Non ! »
Claire et suraiguë. une voix d’enfant s’éleva.
Le tisonnier se fracassa par terre.
Arkoniel perçut des pas, des chuchotements. Soulevant ses paupières, il vit Tobin s’agenouiller à ses côtés. Il faisait chaud, de nouveau, dans la pièce.
« Il ne vous aime pas beaucoup, dit Tobin.
— Non... pas beaucoup, je crois », haleta Arkoniel, trop content pour l’instant de rester là où il était. Il est parti ? »
Tobin hocha la tête.
« C’est toi qui l’as congédié ? »
Tobin lui jeta un regard suffoqué mais ne souffla mot. Il n’était plus qu’à quelques mois de son dixième anniversaire, mais, à le voir comme ça, là, Arkoniel aurait été fort en peine de lui donner un âge quelconque. Ses traits avaient tout à la fois quelque chose de trop puéril et de trop âgé.
« Il t’écoute. n’est-ce pas ? insista-t-il. Je t’ai entendu lui parler.
— Ne le dites pas à Père.... s’il vous plaît !
— Pourquoi ? »
À présent, Tobin avait la mine effarée de n’importe quel petit garçon.
« Je... ça le rendrait triste. S’il vous plaît, ne lui dites pas ce que vous avez vu ! »
À se rappeler la violente sortie du duc, Arkoniel hésita. S’extirpant à quatre pattes de dessous la table, il s’assit à même le sol auprès de Tobin, sa main blessée bien à l’abri dans son giron.
« Je suppose que tout ça... » Il promena son regard sur les tessons éparpillés de tous côtés. « Ça ne va étonner personne, hein ? »
Tobin secoua la tête.
« Très bien, alors, mon prince. Je vous garderai le secret. Mais j’aimerais beaucoup savoir pourquoi le démon t’obéit. »
Tobin demeura muet. « C’est toi qui lui avais ordonné de me jeter la vaisselle à la tête ?
— Non ! Jamais je ne ferais une chose pareille, sur mon honneur. »
À bien scruter ce petit museau si honnête et tendu, Arkoniel ne douta pas que ce ne soit là l’expression de la vérité, et pourtant derrière ces yeux se trouvait il ne savait quel formidable secret. Encore une demeure aux portes fermées, songea-t-il, mais en l’occurrence il ne lui semblait pas impossible de trouver les clefs.
Des voix se faisaient entendre, du côté de la grande salle.
« File, alle »z, chuchota-t-il.
Tobin se glissa dans la cour sans le moindre bruit.
Grand merci, Illior, de m’avoir envoyé ici, se dit Arkoniel en le regardant s’éloigner. Quelles que soient les ténèbres accumulées autour de cette enfant, j’en ferai bon usage, et je me tiendrai à ses côtés jusqu’à ce que je l’aie vue couronnée sous son aspect légitime.
17
Il chancelait passablement quand Tharin et Nari l’aidèrent à gagner le premier étage. Le naufrage du soleil derrière les cimes avait plongé toute la maison dans une morne obscurité. À la lueur du lumignon de terre cuite que brandissait le capitaine, Arkoniel discernait à peine les couleurs écaillées, passées des piliers peints de la grande salle, les bannières dépenaillées qui, commémorant des batailles aux noms perdus depuis longtemps, pendouillaient lamentablement aux poutres sculptées, et les appliques de cuivre terni que festonnaient des toiles d’araignée. En dépit des herbes fraîchement répandues parmi la jonchée flottaient de vagues remugles de rat mouillé.
Plus sombre encore se révéla le corridor, en haut. La chambre dans laquelle on l’introduisit, sur la droite, lui donna l’impression d’être un capharnaüm poussiéreux. La lampe posée sur un guéridon diffusait juste assez de lumière pour que se distingue la silhouette d’une cité miniature qui occupait tout un côté de la pièce. D’autres jouets traînaient ça et là dans les coins, mais comme à l’abandon.
Quelques vieux coffres et une armoire dont la porte était abîmée s’adossaient à la pierre nue des parois. Une cage de lit en chêne chantourné avait été assez vilainement placée de guingois près de la fenêtre. C’était un beau meuble, tout ciselé de pampres et d’oiseaux, mais auquel restaient accrochés des pans de toiles d’araignée.
Tharin le fit s’asseoir sur le lit pour lui retirer ses bottes et sa tunique. Le passage de la manche sur son poignet brisé lui fit pousser malgré lui un nouveau grognement.
« Va me lui chercher encore un peu de ce breuvage de Cuistote, ordonna Nari. Pendant ce temps, moi, je me chargerai de son installation.
— Je vais la prier de le faire assez fort pour t’aider à dormir », le rassura Tharin.
Des senteurs de cèdre et de lavande s’exhalèrent de l’édredon sous lequel Nari l’enfouit avant de lui fourrer un coussin sous le bras. La courtepointe de soie bleue conservait la marque des plis invétérés par un long séjour au placard.
« Vous ne recevez pas grand monde, ici, m’est avis, dit-il en se laissant couler, plein de gratitude, au sein des matelas qui sentaient le moisi.
— Le duc festoie ses hôtes ailleurs, de préférence. » Elle lui remonta le couvre-lit sur la poitrine. « Ça vaut mieux ainsi, tu sais bien. Comme ça, Tobin est en sécurité.
— Mais pas heureux.
— Ce n’est pas à moi de le dire. Il est un bon garçon, notre Tobin. Je ne saurais demander meilleur. Et son père est fou de lui - ou bien l’était...
Quant à son attitude d’aujourd’hui, hein ? bon... » Elle secoua la tête. « Il a été durement éprouvé, depuis que la princesse... Une mort pareille... Oh, Arkoniel, par la Lumière, j’ai bien peur que ça l’ait brisé.
— C’est arrivé comment ? Je n’ai rien su que par des on-dit. »
Nari rapprocha un siège et s’assit.
« Le roi est venu chasser ici. D’une fenêtre, elle l’a vu arriver sur la route et a entraîné de force le pauvre Tobin en haut, dans la tour. Enfin bon, il refuse d’en parler, mais il avait une entaille au menton, et j’ai découvert du sang sur l’entablement de la fenêtre.
— De là que vient sa cicatrice ?
— Oui. Elle date de ce jour-là.
— D’après toi, sa mère a voulu le tuer ? »
Nari ne répondit pas.
Tout embrumé qu’il était par le grog, Arkoniel la dévisagea fixement, dans l’espoir de percer son mutisme.
« Tu ne penses quand même pas... Voyons, Nari, il n’avait même pas neuf ans, et il est petit pour son âge, en plus ! Comment s’y serait-il pris pour pousser dans le vide une femme adulte ?
— Je ne prétends pas qu’il l’ait fait ! Mais, des fois, c’est arrivé qu’il ait l’air d’être possédé par le démon. Un jour, il a tout démoli, dans cette pièce.
Je l’ai pris sur le fait ! Et puis la chambre de la tour, quand nous avons fini par l’y retrouver, c’était exactement pareil...
— C’est absurde ! »
Elle joignit les mains puis s’abîma dans leur contemplation, les sourcils froncés.
« Tu as raison, j’en suis convaincue. Je n’ai aucune envie, crois-moi, de penser du mal de lui. Seulement, voilà qu’il lui parle, maintenant...
— Au démon ? »
La pensée lui revint des messes basses qu’il avait surprises dans les cuisines et de la prière faite par Tobin de ne pas divulguer son secret.
« Il se figure que je n’entends pas, mais j’entends. Quelquefois, c’est pendant la nuit, quelquefois pendant qu’il joue tout seul, ici même. Le pauvret. Il vit tellement solitaire qu’il bavarde avec un fantôme rien que pour avoir quelqu’un avec qui jouer.
— Il t’a, toi, et il a son père. Sans compter Tharin et les autres, qui ont l’air de l’aimer beaucoup...
— Pour ça oui. Mais ce n’est pas pareil pour un gosse, hein ? Tu es assez jeune pour te souvenir. Tu aurais fait quoi, toi, claquemuré dans une vieille baraque comme celle-ci, sans rien d’autre que des domestiques et des soldats ? Et encore, les hommes ne sont même pas là la plupart du temps...
Je parierais que tu viens d’une maison pleine de gosses, toi. »
Arkoniel émit un gloussement.
« J’avais cinq frères. On dormait tous dans le même lit, et on se battait comme des blaireaux. Puis Iya m’emmena, et je continuai à trouver des copains de jeux partout où nous menaient nos pérégrinations jusqu’à ce qu’il commence à devenir évident que j’étais différent.
— Eh bien, notre Tobin est aussi différent qu’on peut l’être, et il ne sait toujours pas ce que c’est que de jouer avec un autre enfant. Et moi je dis que ça ne va pas. Je n’ai pas arrêté de le dire. Comment saurait-il à quoi ressemblent vraiment les gens, je te prie, si on le tient reclus ici ? »
Comment, en effet ? se dit Arkoniel.
« Que fait-il de ses journées ? »
Elle renifla.
« Trime comme un petit rustre et s’entraîne en vue d’être un grand guerrier. Tu devrais le voir faire avec les hommes, comme un chiot fonçant à l’ours ! Bien heureux s’il passe l’été sans un nouveau doigt de cassé... Tharin et son père le disent rapide, et qu’il tire aussi bien que certains hommes faits.
— C’est tout ?
— Il monte à cheval, s’il se trouve quelqu’un de libre pour l’emmener, et puis il façonne ses figurines... Ah mais, pour ça, il est doué ! »
Elle attrapa sur l’entablement de la fenêtre plusieurs animaux miniatures en cire et en bois qu’elle étala sur le couvre-pied pour qu’il les admire. Du joli travail.
« Et puis il s’amuse dans cette même pièce. » Elle désigna du doigt la ville et sourit avec tendresse. « Le duc l’a faite exprès pour lui voilà des années. Ils y passent des heures ensemble. C’est censé être Ero, vois-tu.
Mais il lui est interdit de sortir se balader ou pêcher tout seul comme on faisait, nous. Comme devrait pouvoir faire n’importe quel mioche ! Les petits nobles de son âge servent aujourd’hui comme pages à la cour. Lui ne peut pas le faire, naturellement.
Mais le duc se refuse même à autoriser la moindre visite d’un gamin du village. Tellement terrifié qu’on découvre le pot aux roses ... !
— À cet égard, il n’a pas tort. Cependant... » Arkoniel s’accorda le temps de la réflexion. « Et le reste de la maisonnée, dis-moi ? Il y a quelqu’un d’autre au courant ?
— Non. J’en viens parfois même à l’oublier, moi. Tobin est notre petit prince. Je n’arrive pas à imaginer quel air tout ça aura quand se fera le changement. Figure-toi un peu qu’on te dise, tiens : "Oh, à propos, mon chou, tu n’es pas..." »
Elle s’arrêta net, Tharin revenait avec la potion. Mais après qu’il eut repassé la porte en souhaitant bonne nuit, elle s’attarda un moment et, se penchant à l’oreille d’Arkoniel, lui susurra :
« Quel dommage qu’Iya n’ait pas permis à Rhius de le mettre au courant, lui... La famille n’a pas de meilleur ami. Des secrets... ! On est tous farcis de secrets, ici. »
La seconde tournée eut l’effet promis. Arkoniel dormit comme une souche et rêva qu’il jouait avec ses frères au renard et aux oies dans le verger paternel. Au cours de la partie, il s’aperçut que Tobin les dévorait des yeux, mais il ne sut pas trouver les mots pour l’inviter à se joindre à eux. Ensuite, il se vit assis dans la cuisine de sa mère, et le démon s’y trouvait avec lui.
« Je connais le goût de tes larmes », lui répéta-t-il.
Il se réveilla tard, le lendemain matin, la vessie pleine et un goût désagréable dans la bouche. Il avait le flanc gauche tout bleu de sa chute, et le bras le lancinait du poignet à l’épaule. Tout en tenant celui-ci plaqué contre sa poitrine, il découvrit un pot de chambre sous le lit et s’appliquait à l’utiliser quand la porte s’entrebâilla sur le nez de Tobin.
« Bonjour, mon prince ! » Arkoniel dissimula furtivement le pot et se rallongea. « Je n’ose me flatter que vous seriez assez bon pour aller réclamer de ma part à Cuistote quelqu’une de ses potions ? »
Le petit s’évanouit de manière si soudaine que c’était à se demander s’il avait seulement compris.
Ou si c’est bien à lui que je viens de parler...
Mais le gamin reparut bientôt, portant une grande tasse et un petit pain bis enveloppé dans une serviette. Sa timidité de la veille s’était tout à fait dissipée, mais pas sa réserve, et il ne souriait toujours pas. Il remit sa charge à Arkoniel puis resta planté là, à le regarder, pendant qu’il se restaurait, de ce regard trop vieux qu’il avait.
Arkoniel mordit dans le pain tiède et compact que Cuistote avait fendu en deux pour y fourrer une épaisse tranche de fromage bien avancé.
« Hm, quelle merveille ! » s’exclama-t-il avant d’assurer la descente avec une gorgée de la fameuse mixture à l’eau-de-vie. Celle-ci moins corsée, cette fois.
« J’ai participé à la fabrication, déclara Tobin.
Vraiment ? Eh bien ..., chapeau, le mitron ! »
Il n’y gagna pas même l’ombre d’un sourire. Et, comme il commençait à se faire l’effet d’un comédien médiocre devant une assistance éminemment critique, il tâta d’une autre piste.
« Nari m’assure que tu es un tireur de première force.
— J’ai rapporté cinq grouses la semaine dernière.
— Je tirais plutôt bien moi-même, dans le temps. »
Tobin haussa un sourcil aussi réprobateur que celui d’Iya quand elle s’apprêtait à le rabrouer à propos de quelque chose qu’il venait de dire ou de faire. « Vous ne tirez plus ?
— Je suis passé à d’autres études qui m’ont en quelque sorte empêché d’en trouver le temps.
— Les magiciens n’ont pas besoin de tirer ? »
Arkoniel sourit.
« Nous disposons d’autres moyens pour nous procurer à manger.
— Vous ne mendiez pas, si ? Père dit qu’il est honteux à tout homme valide de mendier.
— Mon père m’a inculqué le même principe. Non, mon maître et moi courons les routes en gagnant notre pain. Et il nous arrive de recevoir l’hospitalité, comme je la reçois en ce moment chez toi.
— Et vous allez gagner votre pain de quelle manière, ici ? »
Arkoniel réprima sa violente envie de pouffer. Encore un peu, et ce mioche-là retournerait son matelas pour voir s’il ne fauchait pas les petites cuillères... !
« Les magiciens recourent à la magie pour payer leur écot. Nous fabriquons des choses, nous réparons des choses. Et puis nous divertissons. »
Il étendit la main droite et se concentra sur le creux de sa paume. Une boule de lumière grosse comme une pomme s’y forma puis se résolut en un dragon minuscule aux ailes transparentes, analogues à celles des chauves-souris.
« À Aurënen, j’ai vu de ces... » Il leva les yeux. Tobin reculait pas à pas, comme exorbité par la peur.
C’était là tout sauf l’une des réactions auxquelles il s’était attendu. « Ne t’inquiète pas..., ce n’est qu’une illusion.
— Ce n’est pas réel ? demanda le petit, réfugié déjà sur le seuil.
— Rien de plus qu’une image, un souvenir de mes voyages. Des virgules comme ça, j’en ai vu tout plein dans un endroit qui s’appelle Sarikali. Il y en a qui deviennent plus gros, en grandissant, que ton manoir, ici, mais ce sont des phénomènes extrêmement rares, et ils ne vivent que dans les montagnes. Alors que ces tout petits-là, partout il en gambade. Les Aurënfaïes les tiennent pour des créatures sacrées. D’après une légende, les tout premiers ‘faïes auraient été créés à partir...
— De onze gouttes de sang de dragon. Père m’a conté cette histoire, et les
‘faïes, je sais ce que c’est, dit Tobin, le coupant aussi froidement que son père aurait pu le faire. Il en est venu ici, une fois. Ils jouaient de la musique.
C’est un dragon qui a été votre professeur ?
— Non, j’ai pour maître une magicienne nommée Iya. Tu feras sa connaissance un jour ou l’autre. » Il laissa se dissiper le mirage de dragon.
« Ça te dirait, de voir autre chose ? »
Toujours prêt à déguerpir, Tobin jeta par-dessus l’épaule un coup d’œil dans le corridor puis demanda :
« Comme quoi ?
— Oh, n’importe quoi, en fait. Qu’est-ce que tu aurais le plus de plaisir à voir ? » L’enfant s’accorda le temps de la réflexion. « J’aimerais voir la ville.
— Ero, tu veux dire ?
— Oui. J’aimerais voir la maison de ma mère à Ero, celle où je suis né.
— Hum. » Arkoniel réprima une bouffée d’angoisse. « Oui, je peux te la faire voir, mais il nous faudra recourir à un autre genre de magie. J’ai besoin de tenir ta main. Tu voudras bien m’accorder ça ? »
Non sans hésiter, le gamin finit par revenir lentement vers lui puis lui tendit la main.
Arkoniel s’en saisit et le rassura d’un sourire.
« C’est vraiment tout simple, mais ça va peut-être te faire une drôle d’impression. Comme celle qu’on a quand on fait un rêve éveillé. Ferme les yeux. » Toute perceptible qu’était la tension nerveuse de sa frêle menotte toute raidie, le petit s’exécuta.
« Bien. Maintenant, imagine -toi que nous sommes deux grands oiseaux et que nous survolons la forêt. Quelle espèce d’oiseau te plairait-il d’être ? »
Tobin retira vivement sa main et recula d’un pas.
« Je n’ai pas envie d’être un oiseau ! »
Était-ce la peur, à nouveau, ou rien que de la méfiance ? « Il s’agit seulement de faire semblant, Tobin. Tu fais bien semblant, quand tu joues, n’est-ce pas ? » Regard abasourdi. « Semblant. Tu t’amuses à te figurer des choses qui n’existent pas en réalité. » C’était sans doute un nouvel impair, car l’enfant jeta un coup d’œil anxieux vers la porte.
Arkoniel promena son regard sur les jouets étalés tout autour. Avec n’importe quel autre gosse, il aurait fait cingler tout seuls à travers la chambre les petits bateaux ancrés dans la rade de la cité miniature, ou bien fait faire spontanément au cheval de bois poussiéreux un tour de manège sur ses roulette s, mais quelque chose l’en dissuada. Aussi préféra-t-il se laisser glisser au bas du lit pour s’approcher en boitillant de la maquette.
Vue de plus près, la disposition de ses rues, de ses principaux édifices rendait impossible toute méprise, si rudement malmenée qu’elle eût été.
Tout un pan du mur ouest s’était volatilisé, et des trous dans le soubassement d’argile signalaient seuls l’ancien emplacement d’immeubles disparus. Les rescapés du cataclysme allaient du simple cube de bois brut à de véritables petits chefs-d’œuvre sculptés et peints représentant fidèlement les plus fameux temples et demeures du Palatin. L’exécution du Palais Neuf était particulièrement minutieuse, avec les brins de bois figurant sur les flancs les enfilades de colonnes et, ponctuant tout du long le toit, les minuscules emblèmes dorés des Quatre.
Des bonshommes de bois gisaient éparpillés sur les marchés et sur le couvercle du coffret qui tenait lieu de Palais Vieux. Il en attrapa un.
« Ton père a dû se donner bien du mal pour faire tout cela. Quand tu t’en sers pour t’amuser, il ne t’arrive pas de te dire que tu es l’un de ces petits lascars qui baguenaudent en ville ? » Il saisit celui qu’il tenait par la tête et lui fit parcourir le marché central. « Regarde, te voilà sur le marché de la grand-place. » Il adopta un fausset cocasse. « "Qu’est-ce que je vais bien pouvoir m’acheter aujourd’hui ? Hmhm, voyons toujours voir quelles friandises il y a sur l’éventaire de Mamie Sheda. Et maintenant, bon, courons voir si l’on n’aurait pas, rue Fléchier, quelque nouvel arc de chasse juste à ma taille..."
— Non, vous vous y prenez mal. » Tobin s’accroupit auprès de lui et s’empara d’une autre figurine. « Vous ne pouvez pas être moi. Il vous faut être vous.
Je peux bien faire semblant d’être toi, non ? »
Tobin secoua la tête énergiquement.
« Je ne veux pas qu’un autre soit moi.
— Parfait, je serai moi, et tu seras toi. Cela posé, que dirais-tu de rester toi tout en changeant de forme ? » Couvrant de sa main celle de Tobin, il métamorphosa la figurine que tenait celui-ci en un petit aigle de bois. « Tu vois, c’est toujours toi, mais tu as l’aspect d’un aigle, maintenant. Tu peux faire la même chose dans ta tête. Tu n’as qu’à t’imaginer sous une forme différente. Ça n’a rien à voir avec la magie. Mes frères et moi, nous passions des heures à être toutes sortes de choses. »
Alors qu’il s’était presque attendu à voir Tobin lâcher l’aigle et s’enfuir, le petit détaillait minutieusement l’oiseau. Et il souriait.
« Je peux vous montrer quelque chose ? demanda-t-il. Bien sûr. »
Sans se dessaisir du jouet, Tobin sortit en courant puis revint au bout d’un moment, paumes accolées devant lui. Après s’être accroupi de nouveau près d’Arkoniel, il déversa sur le sol, entre eux, une douzaine de petites sculptures et de figurines en cire analogues à celles montrées la veille par Nari. Sauf que celles-ci étaient bien meilleures. Il y avait un renard, plusieurs chevaux, un daim, et un adorable oiselet de bois, à peu près de la même taille que l’aigle évoqué juste avant.
« C’est toi qui les as tous faits ?
— Oui. » Il brandit l’oiseau d’Arkoniel et le sien. « Mais le vôtre est mieux réussi que le mien. Vous pouvez m’apprendre à les faire à votre façon ? »
Arkoniel se saisit d’un cheval en bois et secoua la tête, émerveillé.
« Non. Et les tiens sont mieux, sans mentir. Les miens ne sont qu’un leurre. Alors que ceux-ci sont le produit de tes mains et de ton imagination.
Tu dois être un artiste, à l’instar de ton père.
— Et de ma maman, fit Tobin, qui se montrait ravi du compliment. Elle faisait des sculptures, elle aussi, avant de se mettre aux poupées.
— Je ne savais pas ça. Elle doit te manquer. »
Le sourire s’évanouit. Tobin haussa les épaules et se mit à grouper en phalanges et en lignes bêtes et gens dans le havre peint.
« Vous en avez combien, de frères ?
— Plus que deux. J’en avais cinq, mais deux sont morts de la peste, et le plus âgé a été tué en combattant les Plenimariens. Les deux survivants sont eux aussi des guerriers.
— Mais pas vous.
— Non, Illior avait d’autres projets pour moi.
Vous avez toujours été magicien ?
— Oui, mais je l’ignorais avant que mon maître ne me découvre alors que j’avais... » Il s’interrompit, comme stupéfait. « Houlala..., mais c’est que j’étais un peu plus jeune que tu ne l’es !
— Vous avez eu beaucoup de chagrin ?
— Pour quelle raison aurais-je eu du chagrin ?
— De ne pas être un guerrier comme vos frères. De ne pas servir Skala de cœur et d’épée.
— Chacun de nous sert à sa façon. Tu le savais, que des magiciens s’étaient battus durant la Grande Guerre ? Le roi en a quelques-uns dans son armée, aujourd’hui.
— Mais vous n’en faites pas partie », souligna Tobin. À ses yeux, cela dépréciait manifestement Arkoniel.
« Comme je te l’ai dit, il Y a mille et une façons de servir. Et un pays n’a pas exclusivement besoin de guerriers. Il lui faut aussi des lettrés, des bâtisseurs, des cultivateurs. » Il brandit bien haut l’oiseau de Tobin. « Et des artistes ! Puis rien ne t’empêche d’être à la fois artiste et guerrier.
Maintenant, que dirais-tu d’aller voir la grande cité dont tu seras un jour le protecteur, mon jeune guerrier ? Tu es prêt ? »
Tobin acquiesça d’un hochement puis tendit de nouveau sa main. « Et comme ça, je n’aurai qu’à faire semblant d’être un oiseau, mais je suis toujours moi quand même ? »
Arkoniel fit un grand sourire.
« Tu resteras toujours toi-même, de toute manière. À présent, détends-toi et respire comme quand tu dors, bien doucement. Bien. Quelle sorte d’oiseau veux-tu être ?
— Un aigle.
— Alors, j’en serai un moi aussi, sans quoi je ne serais pas capable de me maintenir à ta hauteur. »
Pour le coup, Tobin se détendit sans difficulté, et Arkoniel tissa silencieusement le charme destiné à projeter ses propres souvenirs dans l’esprit de l’enfant. Attentif à ne pas l’effaroucher par des changements brusques, il entama la vision par celle d’un grand sapin qui leur servait à tous deux de perchoir et d’où ils dominaient la prairie.
« Est-ce que tu vois la forêt et la maison, là, bien ?
— Oui ! répondit Tobin dans un souffle émerveillé. Comme dans un rêve...
— Bien. Puisque tu sais voler, ouvre tes ailes et viens avec moi. »
Tobin mit un étonnant empressement à s’exécuter.
« J’aperçois le bourg !
— Nous allons maintenant voler en direction de l’est. » Après avoir conjuré l’image d’arbres et de champs défilant à toute allure en dessous d’eux puis celle d’Ero, Arkoniel suspendit leur vol à l’aplomb du Palais Vieux, tout en fournissant au petit les éléments nécessaires pour le reconnaître. Juché là-bas dessous, le cercle Palatin ressemblait, sur la colline archi peuplée, à un œil de verdure tout rond.
« Je vois Ero ! chuchota Tobin. C’est tout à fait comme ma cité, sauf qu’il y a beaucoup plus de maisons, de rues, de couleurs... Je peux voir le port et les bateaux ? Il nous faut voler jusque-là. Notre vision n’est pas illimitée. »
Arkoniel sourit à part lui. Ainsi donc, il se trouvait tout de même un enfant, derrière ce masque tellement sévère... ! D’un même mouvement, ils descendirent en piqué vers la rade et tracèrent des cercles autour des cargos ventripotents et des frégates au mouillage.
« Je veux m’embarquer sur des bateaux comme ça ! s’emballa Tobin. Je veux aller voir chacune des Trois Terres, et puis aller chez les ‘faïes, aussi !
— Tu pourras peut-être chanter avec eux. Non... » La vision s’estompa, brouillée par une distraction du gosse. « Il faut que tu te concentres, lui rappela Arkoniel. Ne te laisse tracasser par aucun souci. Je ne peux pas faire ça très longtemps. Où voudrai s-tu encore aller ?
— À la maison de ma mère.
— Ah oui. Remontons sur le Palatin. »
Il emmena Tobin dans le labyrinthe de demeures entourées de murs qui sinuait entre le Palais Neuf et le Palais Vieux.
« Voilà celle de Maman, déclara Tobin. Je la reconnais aux griffons d’or qui bordent son toit.
— Exact. »
Rhius avait bien formé son fils.
Comme ils se rapprochaient par cercles successifs, la vision perdit à nouveau de sa netteté, mais sans que l’enfant, cette fois, y soit pour rien. Au fur et à mesure que devenaient plus distincts la demeure et son parc, Arkoniel se sentit en proie à un malaise grandissant. Il repérait désormais les dépendances et les différentes cours, notamment celle où, sous l’égide du grand châtaignier, se trouvait la tombe du jumeau mort. Or, à leur approche, celui-ci se racornit à vue d’œil. Des branches noueuses et dépouillées se brandirent, tels des doigts griffus, pour l’agripper, exactement comme l’avaient fait les racines pour se cramponner au petit dans sa précédente vision du bord de la mer.
« Par la Lumière... ! » s’étrangla-t-il en s’efforçant de mettre un terme à la vision avant qu’elle n’atteigne Tobin. Tout s’acheva pour lui quand une rafale de froid les souffleta tous deux. La vision se dissipa, le laissant momentanément aveugle et pantelant.
« Non, non ! » se mit à hurler Tobin.
Arkoniel sentit la main de l’enfant s’arracher de la sienne. Quelque chose lui heurta violemment la joue, et la douleur cuisante qu’il en éprouva réduisant à néant le reste de magie lui rendit ses esprits et la vue.
La pièce tout entière avait la tremblote. Les vantaux de l’armoire s’ouvrirent à la volée, puis se refermèrent de même avec fracas. Des coffres battaient les murs, pris de frénésie, et des objets volaient de toutes parts.
Agenouillé près de la cité, Tobin essayait à deux mains de retenir le toit du palais.
« Arrête-moi ça ! piaulait-il. Allez-vous-en, magicien ! De grâce !
Sortez ! »
Arkoniel demeura où il se trouvait.
« Mais, Tobin, je ne puis ... »
Nari fit irruption dans la chambre et se précipita vers le petit, qui l’étreignit de toutes ses forces et s’enfouit le visage au creux de son épaule.
« Qu’est-ce que tu es en train de fabriquer ? » glapit-elle en foudroyant Arkoniel d’un regard accusateur.
« Je... j’avais juste... » Le toit du palais fit une pirouette en l’air, il le rattrapa au vol avec sa bonne main. « Nous regardions la ville. Ça n’a pas plu à votre démon. »
Le peu qu’il discernait du museau de Tobin suffisait à lui révéler que les lèvres du gamin remuaient, formant à toute vitesse, au ras de la blouse sombre de la nourrice, des mots silencieux.
Le calme revint dans la pièce, mais l’ambiance y demeura lourde et oppressante comme au cours de ces accalmies que l’on connaît entre deux tornades. Tobin se libéra finalement des bras de Nari et se dépêcha de filer.
Elle jeta un regard circulaire sur tout ce gâchis et soupira. « Tu vois comment c’est, pour nous ? Indépendamment du fait qu’on ne sait jamais ce qu’il va faire ou ce qui l’y pousse..., puissent Illior et Bilairy nous préserver des esprits bilieux ! »
Arkoniel hocha la tête, mais il savait pertinemment, lui, cette fois, pourquoi l’autre avait choisi d’agir à ce moment précis. Il se revit encore un coup tout en pleurs au pied du fameux châtaignier, penché sur un petit corps inerte qui sombrait dans la fosse et dont les larmes abreuvaient la terre. Oh, ça oui, le goût de ses larmes, l’autre le connaissait...
Comme Tobin ne voulait plus rien avoir à faire avec lui, à la suite de l’incident, Arkoniel consacra le reste de sa journée à une exploration minutieuse du manoir. Son bras mal en point réclama maintes fois la potion de Cuistote, grâce aux effets lénifiants de laquelle il avait le sentiment de vagabonder dans un rêve.
La lumière du jour confirma la première impression qu’il s’était faite du castel ; celui-ci n’était inhabitable qu’en partie. L’étage supérieur se trouvait dans un état de délabrement total. Des appartements jadis magnifiques n’étaient plus que ruines, et ruines rongées par la lèpre et les rats. Des fuites au-dessus, dans la toiture ou dans les greniers, y avaient ravagé les peintures murales et dégradé le mobilier.
Or, chose étrange, tout prouvait néanmoins que quelqu’un avait continué à fréquenter ces pièces désolées. Des tas d’empreintes se lisaient dans la poussière tapissant la nudité du sol. Une chambre avait notamment bénéficié des nombreuses visites de tout petits pieds dont les traces étaient du reste recouvertes à présent par une fine pellicule de poussière. La chambre en question, qui se trouvait vers le milieu du corridor, se distinguait de ses voisines par un état moins piteux et par un meilleur éclairage, consécutif à la disparition du volet de l’une de ses hautes fenêtres étroites.
Tobin y était venu en mainte occasion, et toujours pour se rendre dans l’angle opposé à la porte. Un coffre en cèdre et de style mycenois occupait celui-ci, et la poussière qui abondait sur son couvercle enrichi de motifs polychromes achevait de conter l’histoire. Arkoniel conjura un petit globe lumineux à la faveur duquel il n’eut qu’à se pencher pour relever chacune des traces et des marques de doigts. Oui, c’était pour ouvrir ce coffre que venait naguère le petit. Mais dedans ne se trouvait rien d’autre que des tabards de coupe antédiluvienne.
Peut-être ne s’était-il agi là que d’une espèce de jeu ? Mais à quel jeu jouerait un gosse tout seul, un gosse qui ne savait pas seulement comment faire semblant ? Arkoniel examina la pénombre crasseuse qui l’environnait pour essayer de s’y figurer Tobin livré à lui-même. Les menus pas se croisaient et recroisaient sans doute autant de fois que le jeu avait dû durer de jours. L’accès de compassion qui lui transperça de nouveau subitement le cœur, le jeune magicien l’éprouvait cette fois pour le jumeau vivant.
Non moins intrigantes étaient les séries d’empreintes qui menaient tout au bout du corridor. La porte sur laquelle il venait buter était toute neuve, et c’était la seule fermée à clef.
Plaquant sa main sur la serrure de bronze, il en évalua mentalement la complexité. En faire jouer le mécanisme n’aurait guère soulevé de problème, à ceci près que les lois non écrites de l’hospitalité reçue prohibaient la goujaterie d’une pareille violation. Il suspectait d’ailleurs ce sur quoi la porte ouvrait.
Précipitée par la fenêtre d’une tour...
Il reposa son front contre la fraîcheur du battant. Ariani s’était enfuie par là, enfuie vers la mort, non sans entraîner son enfant. À moins que Tobin ne l’eût spontanément suivie ? Il s’était écoulé trop de temps depuis, il y avait eu depuis trop d’allées et venues par là et de trop de gens pour qu’il puisse encore déchiffrer les traces des protagonistes..
Les vagues soupçons de Nari persistaient à le tracasser. Les cas de possession étaient rares, et il croyait Tobin lui-même incapable d’avoir pu vouloir faire du mal à Ariani. Mais cela faisait déjà trois fois qu’il essuyait personnellement la fureur du démon ; celui-ci avait bel et bien et la force et la volonté de tuer. Seulement, quelle raison aurait-il eue d’assassiner sa mère, alors qu’elle n’était pas moins victime des circonstances que lui-même et que son jumeau ?
De retour en bas, il traversa la grande salle aux allures sinistres et sortit.
Le duc ne se voyait nulle part, mais ses hommes s’affairaient à former les faisceaux et à charger les bêtes en vue du retour à Ero.
« Comment va le bras, aujourd’hui ? lui demanda Tharin en s’avançant à sa rencontre.
— Je crois qu’il va très bien se raccommoder. Grâce à vos bons soins.
— C’est le capitaine Tharin qu’est notre rebouteux à tous, observa un blondinet qui passait d’un air faraud avec une poignée d’outils. Alors, comme ça, c’est vous, le petit magicien qu’êtes même pas capable de maîtriser un hongre de deux ans ?
— Gaffe à toi, Sefus, ou il va te transformer en un truc utile, lui lança de son appentis, contre le mur de la cour, un type plus âgé. Viens plutôt par là m’aider aux harnais, bougre de petit feignant !
— T’y frotte pas ! rigola un jeune soldat. Le Sefus, irascible qu’il est quand ça fait trop de temps qu’il est loin des bordels !
— Ou je me trompe fort, ou aucun d’entre vous ne doit apprécier de se trouver aussi loin de la ville. On ne doit pas s’amuser tous les jours, ici...
— T’a fallu toute la matinée pour t’en douter, c’est ça ? riposta Tharin avec un gloussement de gorge.
— Les hommes sont gentils avec le petit ?
— Te figures-tu que Rhius tolérerait le contraire de la part de n’importe qui ? À ses yeux, c’est sur ce mouflet que le soleil se lève et se couche.
Comme aux nôtres à tous, d’ailleurs. Et ce n’est pas la faute de Tobin. » Il fit un geste vers la maison. « Ni de personne là-dedans. »
Le ton défensif de cette déclaration n’échappa pas à Arkoniel.
« Évidemment pas, abonda-t-il. Est-ce que quiconque prétend le contraire ?
— Faut toujours que ça jase, les langues. Sur un machin comme "la propre sœur du roi hantée par un démon", tu vois ça d’ici, ce qui se brode de ragots... ! C’est pourquoi, sinon, d’après toi, que Rhius a collé sa pauvre femme et son fils dans ce coin paumé, loin de toute société digne d’eux ?
Une princesse, vivre ici ? Et un prince ? Pas étonnant que... Enfin bref, assez parlé de ça. Suffit amplement que les ignorants du bourg en déparlent.
Comme ceux d’Ero.
— Rhius a peut-être raison. Tobin risquerait de souffrir, en ville, de tous ces commérages. Il est assez grand pour comprendre, maintenant.
— Oui. Et ça briserait le cœur de son père. Le mien aussi, d’ailleurs. Un bon garçon, notre Tobin, qui finira tôt ou tard par s’épanouir...
— Assurément. » Laissant Tharin à ses préparatifs, Arkoniel alla faire le tour de l’enceinte extérieure.
Elle ne trahissait pas moins de négligence et de décrépitude. Il y avait eu là des jardins, dans le temps. Quelques buissons de roses à demi sauvages escaladaient les vestiges croulants de clôtures en pierre, et par-ci par-là se voyait la tête brune et desséchée de rares pivoines montées en graine qui disputaient tant bien que mal la place à l’envahissement de fleurs des champs indigènes telles que nériettes et marguerites, asclépiades et genêts.
Des pivoines, Ariani, se rappela t-il, en avait dans son jardin d’Ero. Même que, durant les premiers mois d’été, sa demeure en était embaumée du haut en bas par d’énormes gerbes...
Seul un potager demeurait encore cultivé, entre la berge de la rivière et une poterne sur les arrières. Arkoniel y cueillit un brin de fenouil qu’il se mit à mâchonner avant de rentrer par cette dernière.
Il aboutit ainsi dans une cour sur laquelle donnait une porte ouverte qui se trouva le ramener dans les cuisines. Cuistote - dont c’était apparemment le seul nom - s’y activait en vue du repas du soir, avec Nari, Tobin et Sefus pour acolytes.
« Je ne sais pas, mon chou, disait Nari d’un ton agacé. Pourquoi demandes-tu des choses pareilles ?
— Quelles choses ? »
Arkoniel se joignit à la tablée. En s’asseyant, il aperçut ce que venait de faire Tobin et sourit. Cinq moutons blancs en navet se trouvaient talonnés par un couple d’ours en betterave et un truc en carotte qui ressemblait vaguement au dragon montré le matin même.
« Autrefois, Cuistote était archer et, comme le fait Tharin, elle se battait avec Père contre les Plenimariens, expliqua le petit. Mais elle dit que le roi, ça ne lui plaît plus qu’il y ait des femmes dans son armée. Pour quelle raison ?
— Vous étiez soldat ? » demanda Arkoniel.
Cuistote arrêta de touiller sa marmite et, se redressant, s’essuya les mains sur le devant de son tablier. Arkoniel n’avait pas beaucoup fait attention à elle jusque-là, mais il surprit un éclair de fierté dans ses yeux tandis qu’elle hochait la tête.
« Oui. J’ai servi la dernière reine avec le père du duc Rhius et puis, après elle, le roi, quelque temps. Je servirais encore - j’ai l’œil et le bras toujours aussi bons -, mais le roi n’aime pas voir des femmes dans les rangs. » Elle haussa les épaules. « Et, du coup, me voilà ici.
— Mais pourquoi ? » insista Tobin, tout en s’attaquant à un nouveau navet. « Peut-être que les filles, ça sait pas se battre comme il faut, suggéra Sefus avec un sourire en coin. - J’en valais bien trois comme toi, et j’étais pourtant pas la meilleure ! » jappa Cuistote.
Attrapant un fendoir, elle entreprit une épaule de mouton comme s’il s’agissait d’un fantassin plenimarien.
La suffisance de Sefus n’était pas pour surprendre Arkoniel. De ces matamores, il ne s’en voyait que trop, depuis quelques années. « À
condition d’avoir du cœur et de l’entraînement, les femmes sont capables de faire d’excellents guerriers tout autant que d’excellents magiciens, dit-il à Tobin. Le cœur et l’entraînement, voilà ce qu’il faut pour briller dans quelque domaine que ce soit. Ce matin, je t’ai dit que je ne tirais plus à l’arc, tu te rappelles ? Eh bien, je n’y étais pas fameux, au début, ni à l’épée non plus. Personne, alors, ne m’aurait trouvé bien utile comme guerrier. Quant à Iya, elle n’aurait pas fait de moi un magicien, j’avais, tiens, plus de chance de finir gâte-sauce que lettré ! » Il jeta un regard en biais vers Sefus. « Il n’y a pas si longtemps, j’ai rencontré une vieille femme qui avait fait la guerre tout à la fois en tant que guerrier et en tant que magicien. Elle s’est battue aux côtés de la reine Ghërilain, laquelle finit elle-même par remporter la victoire grâce à ses prodigieuses vertus guerrières. Les reines-guerrières de Skala te sont bien connues, n’est-ce pas ?
— Je les ai dans un coffret, là-haut », répondit Tobin, tout absorbé qu’il était par son travail. Et il se mit à fredonner à la manière d’une comptine:
« Il y a le roi Thelâtimos, qui s’entendit ordonner par l’Oracle de donner la couronne à sa fille, puis Ghërilain la Fondatrice, Tamir l’Assassin, Agnalain-qui-n’est-pas-ma-grand-maman, Ghërilain Deux, Iaair, qui combattit le dragon, Klia, qui tua le lion, Klie, Markira, Oslie-aux-six-doigts, Marnil, qui voulait tellement avoir une fille mais à qui l’Oracle préféra donner un nouvel époux, et Agnalain-qui-est-ma-grand-maman. Et puis le-roi-mon-oncle.
— Hmhm, je vois. » Arkoniel marqua une pause pour essayer de s’y retrouver dans cette litanie confuse. Abstraction faite de quelques détails bizarres ou dépourvus d’intérêt, Tobin, manifestement, ne comprenait pas grand-chose à ce qu’il venait de débiter d’un trait. « Agnalain Première, tu veux dire. Et la reine Tamir, qui fut assassinée. »
Tobin haussa les épaules. « Eh bien, tu as les noms justes, mais est-ce que tu... ? » Nari s’éclaircit bruyamment la gorge et lui fit les gros yeux pour le mettre en garde.
« C’est le duc Rhius qui veille à l’éducation de Tobin. Il lui apprendra ce genre de choses quand il l’estimera séant. »
Ce gosse a besoin d’un véritable précepteur, songea Arkoniel, avant de tiquer sur tous les échos : maître, ami, compagnon..., que suscitait le terme dans son esprit. Gardien.
« Quand est-ce que le duc compte nous quitter ? demanda-t-il.
— Demain, dès le point du jour, fit Sefus.
— Eh bien, dans ce cas, je ferais mieux de lui présenter mes respects ce soir. Lui et ses hommes dîneront dans la grande salle ?
— Évidemment », marmonna Tobin.
Sous son canif, un navet se métamorphosait en un second dragon.
Arkoniel prit congé et se dépêcha de regagner le premier étage afin de rassembler ses esprits, tout en espérant que c’était bel et bien l’Illuminateur qui lui avait inspiré l’idée qui s’était si brusquement fait jour en lui.
Il avait d’autant plus besoin de le croire qu’il allait la soumettre à Rhius.
Ainsi qu’à Iya.
18
Pendant le dîner, Arkoniel se trouva occuper la droite de Rhius. Tharin et une poignée d’hommes assuraient le service. Quoique bien assaisonnée, la chère se révéla d’un chiche et d’une simplicité choquants. Cela suffit à redoubler les appréhensions du jeune magicien. À Ero comme à Atyion, le duc s’était montré le plus fastueux des hôtes. Ce n’était alors dans ses résidences qu’un concert permanent de couleurs et de mélodies, que festins de vingt plats régalant cent convives rutilants de brocarts, de fourrures et de pierreries. Or, ici, l’existence faite à Tobin différait à peine de celle d’un cul-terreux de chevalier sans terre.
Rhius lui-même était austèrement vêtu de sombre, avec une robe courte juste relevée par trois poils de renard et un galon doré. L’unique bijou qu’il portait était un large anneau de deuil. Quant à Tobin, sa tunique unie l’aurait plutôt fait prendre pour un petit domestique. Possédait-il plus de deux tenues complètes ? Arkoniel en doutait, quitte à penser que celle-ci devait être la plus élégante...
Le duc ne s’occupa guère de son voisin durant le repas. Tobin était en revanche l’objet de toutes ses attentions, Tobin à qui il contait mille anecdotes sur la cour ou sur ses campagnes. Tout en écoutant sans mot dire, Arkoniel trouva leurs échanges quelque peu creux et forcés. Le petit faisait une mine pitoyable. Du bout de la table, là-bas, le regard de Nari croisa celui du jeune magicien, et elle secoua la tête en silence.
Le repas terminé, Rhius alla s’installer dans un grand fauteuil au coin de la cheminée et se mit à fixer le maigre feu qu’elle recelait. Ni congédié ni sollicité, Arkoniel osa vaille que vaille venir s’asseoir à ses côtés sur le banc d’âtre et, une fois là, patienta, l’oreille au craquement des braises, ne sachant trop en quels termes formuler sa requête.
« Messire ? » hasarda-t-il enfin.
Rhius ne leva pas seulement les yeux.
« Qu’attends-tu encore de moi, magicien ?
Rien d’autre qu’un mot en privé, si tel est votre bon plaisir. »
Il s’attendait presque à un refus, mais Rhius se leva et le précéda dans la prairie, dehors, et là, un sentier les mena au bas de la colline, près de la rivière.
Il faisait frais, la soirée était agréable. Les derniers rayons du soleil embrasaient le ciel derrière les cimes et projetaient l’ombre de celles-ci sur le manoir et sur la prairie. Le ciel foisonnait d’hirondelles qui voletaient en quête de leur souper. Parmi les roseaux, des grenouilles accordaient leurs gosiers.
Ils demeurèrent un moment sans parler sur la berge, à regarder les eaux bourbeuses, puis le duc se tourna vers lui.
« Eh bien ? Je vous ai donné un fils et une épouse. Que me réclame à présent ta maîtresse ?
— Rien, messire, excepté le bien-être et la sécurité de l’enfant qui vous reste. »
Rhius éructa un ricanement narquois.
« Je vois.
M’est avis que non. Si Tobin doit être... ce que nous souhaitons le voir devenir, il lui faut comprendre le monde dont il est appelé à hériter. Vous avez sagement agi en le protégeant ici, mais il n’est plus un bambin, maintenant. Il lui faut apprendre les usages vestimentaires, les bonnes manières et les arts courtois. Il lui faut des professeurs. Il lui faut également des amis de son âge, d’autres enfants qui...
— Non ! Tu l’as vu, hein, le démon qui le hante, grâce aux tripatouillages de votre saleté de sorcière, cette nuit-là ? À Ero comme ici, les mères terrifient leurs mioches avec les fables sur "l’enfant hanté du château". Ah, tu l’ignorais ? Oh, mais comment serais-tu au courant, puisque ni toi ni ta maîtresse n’aviez daigné jusqu’ici revenir nous voir ? Expédierai-je à la cour Tobin et son démon, les présenterai-je au roi ? Combien de temps faudrait-il aux créatures d’Erius, je te prie, pour percer le voile avec leurs yeux acérés et leurs charmes de mort ?
— Impossible. C’est justement dans ce but que nous avions amené la sorcière, et...
— Je ne veux pas courir ce risque ! Erius a beau continuer à porter un anneau de deuil en l’honneur de sa sœur, jusqu’où poussera-t-il la sensiblerie s’il apprend que l’enfant qu’elle a laissé est... » Il se ressaisit de justesse et, baissant le ton, siffla, venimeux : « ... en droit d’hériter ? Si tu te figures qu’il épargnerait aucun de ceux d’entre nous qu’il a vus cette nuit-là dans la chambre de l’accouchée, eh bien, tu es le dernier des ânes. Pour moi, la mort serait une bénédiction, mais tu penses au petit ? Avons-nous enduré toutes ces épreuves pour tout anéantir sur une lubie de... » Il s’interrompit, sa main fit mine de balayer Arkoniel : « ... d’un godelureau d’apprenti magicien ? »
Arkoniel dédaigna l’outrage.
« Alors, permettez-moi d’introduire des enfants ici, messire. Des enfants issus d’une autre province et qui n’aient pas eu vent de toutes ces histoires.
En sa qualité de prince du sang, Tobin devrait être bientôt appelé soit à rejoindre les Compagnons du prince héritier, soit à avoir sa compagnie à lui.
Que diront les nobles d’Ero si le propre neveu du roi, le fils d’une princesse et d’un grand seigneur, est élevé comme un rustre ? Il faut le préparer. »
Le regard de Rhius s’abîma dans les eaux mais, au silence qui s’ensuivit, Arkoniel eut le sentiment d’avoir fait mouche.
« Tobin est encore un gamin, mais son absence de la cour ne tardera plus guère à être remarquée..., peut-être même par les magiciens du roi. Et alors on viendra le chercher ici. Du reste, quoi que nous fassions, vous serez bien obligé de le présenter tôt ou tard à la cour. Moins il paraîtra singulier...
— Dans ce cas, rien qu’un. Qu’un seul gosse comme compagnon. Mais sous réserve encore que tu acceptes mes conditions. » Il lui jeta un regard noir. « Primo, si l’autre gamin découvre notre secret, tu le tueras de tes propres mains.
— Messire ... »
Rhius s’inclina comme en confidence et souffla, tout bas : « Il a fallu que mon propre enfant meure. Et il faudrait que celui d’un étranger vive pour ruiner nos plans ? »
Arkoniel hocha la tête. Iya ne manquerait pas d’exiger la même promesse, il s’y attendait.
« Et quoi d’autre ? »
Quand Rhius reprit la parole, sa colère s’en était allée. Dans l’obscurité grandissante, il avait l’air vieux et voûté l’air de n’être plus que l’ombre triste et creuse de l’homme qu’il avait été.
« Et puis que tu resteras ici comme précepteur de Tobin. Tu es de noble naissance, et tu n’es pas sans expérience de la cour. Je ne me hasarderai pas à introduire un autre étranger dans ma maison. Demeure et garde mon fils jusqu’à ce que le monde soit remis d’aplomb. »
Le soulagement donna des vertiges à Arkoniel. « Je le ferai, messire. Par mes mains et mon cœur et mes yeux, je le ferai. »
Voici que s’accomplissait la vision dont il avait été gratifié à Afra, et ce grâce à l’offre émanée de Rhius en personne.
« Toutefois, messire, avec votre permission..., reprit-il, tout à l’allégresse de ses propres élucubrations. Vous possédez une fortune colossale, mais votre fils n’en est pas moins élevé dans un véritable tombeau. Ne vous serait-il pas possible de transformer ces lieux en une maison digne de lui ?
J’aurai moi-même également besoin d’appartements à moi, pour mon repos comme pour mes études. On pourrait réparer ceux du second étage. Et la pièce qu’il va nous falloir pour les leçons de Tobin...
— Parfait, parfait ! beugla Rhius en brandissant les mains au ciel. Agis à ta guise. Engage des ouvriers. Arrange le toit. Fais couler des pots de chambre en or si ça te chante..., mais protège-moi mon fils ! »
Ses yeux s’attachèrent longuement sur les murs du fort.
Les fenêtres des baraquements luisaient de façon chaleureuse, et l’on entendait les hommes de garde chanter autour de leur feu. Au-delà, le manoir lui-même avait l’air désert, sauf qu’à une fenêtre du premier étage vacillait une frêle lueur.
Rhius exhala un profond soupir.
« Par les Quatre, mais c’est en effet devenu un tombeau... Alors que c’était autrefois une habitation superbe, avec des jardins, de riches écuries.
Mes ancêtres donnaient là des chasses et des banquets, en automne, et ils y hébergèrent des reines. Je... je me flattais toujours qu’Ariani finirait par se rétablir et m’aiderait à lui rendre sa splendeur première.
— Une reine à venir l’appelle sa maison. Embellissez-la pour elle. Après tout, Tobin est un artiste, et, chez ses pareils, c’est l’œil qui nourrit l’âme. »
Rhius acquiesça d’un hochement.
« Fais comme tu le jugeras bon, Arkoniel. Mais laisse la tour telle quelle.
Nul ne doit y accéder. Les volets sont cloués, et les portes n’ont pas de clefs.
— Il en sera selon votre volonté, messire. »
Les hirondelles étaient reparties se nicher, et de petites chauves-souris brunes sorties courir les papillons de nuit. En fusant du fond de l’herbe, les lucioles faisaient de la prairie naufragée dans le noir le miroir du firmament piqueté d’étoiles.
« Il va y avoir de nouveau la guerre, et une vraie guerre, sous peu, repartit Rhius. Voilà des années que nous nous grisons d’escarmouches et de ferraillements, mais Plenimar s’exaspère de plus en plus chaque année contre ses frontières.
— La guerre ? fit Arkoniel, surpris par ce brusque changement de sujet.
Vous pensez donc que Plenimar ne va pas respecter le traité de Kouros ?
— Je me tenais aux côtés du roi quand Overlord Cyranius y apposa son sceau. Je scrutais son visage.
Non, je ne pense pas qu’il tiendra ses engagements. Il veut que les Trois Terres ne forment qu’un seul empire, comme sous le règne des hiérophantes. Mais c’est lui qui, cette fois-ci, montera sur le trône, pas un prêtre-roi. Il veut les domaines de Mycena, et il veut les magiciens de Skala.
— Je présume qu’il en va ainsi. »
Aurënen avait depuis fort longtemps interrompu tout commerce avec Plenimar ; du coup avaient cessé les mariages mixtes sans lesquels ne pouvaient se perpétuer les lignées de magiciens plenimariens, Au cours de ses voyages, il avait entendu courir le bruit que des pirates de Plenimar attaquaient des navires aurënfaïes pour y faire des prisonniers que l’on contraignait ensuite à servir, comme des bêtes, à la reproduction.
« ça fait quelques années qu’ils nous mettent à l’épreuve en multipliant les entrées et sorties fictives dans les îles, en razziant nos côtes, poursuivit Rhius. Mon seul espoir est que Tobin soit assez âgé, quand sonnera l’heure.
— À nous de l’y préparer de toutes les manières et de notre mieux.
— C’est ça. Bonne nuit, Arkoniel. »
Rhius s’inclina puis se mit à remonter le sentier. Il avait toujours l’air aussi vieux et voûté.
Campé au bord de la rivière, le magicien prêta l’oreille aux bruits paisibles qui peuplaient la chaude nuit d’été. À quoi pouvait bien ressembler le bruit des batailles ? se demanda-t-il. Il avait quitté la maison de son père avant même d’avoir la force de porter une épée. Il ne put s’empêcher de sourire en repensant à la réaction dédaigneuse qu’avait inspirée à Tobin le choix de sa vocation.
Comme il commençait à rebrousser chemin vers le sommet de la colline, il eut l’œil attiré par la tour, une fois de plus, et il lui sembla voir remuer l’un des volets. La tentation d’aller se rendre compte l’effleura de nouveau, mais l’ordre de Rhius suffit à l’arrêter.
Cela n’avait été qu’une chauve-souris, sans doute, voilà tout.
De sa fenêtre, Tobin avait lorgné les deux silhouettes, au fond de la prairie. Il savait qui c’était. Frère le lui avait dit.
Le magicien va rester, lui souffla celui-ci du fond de l’ombre, dans son dos.
« Pour quoi faire ? » s’étonna Tobin. Il n’avait pas envie de le voir rester.
Il ne se sentait aucune sympathie pour lui. Il lui trouvait dans le sourire quelque chose de faux, il trouvait qu’il était trop grand, trop bruyant, il trouvait que sa longue ganache lui donnait des airs de cheval. Mais le pire de tout, c’est que, non content de l’épater avec sa magie, Arkoniel avait escompté qu’il aimerait ça.
« Rester pour quoi faire ? » insista-t-il, avant de se retourner pour voir si Frère avait entendu la question.
La flamme de sa petite lampe de chevet ne répandait plus guère qu’un vague halo lumineux. Ça, c’était l’œuvre de Frère. Depuis que Lhel les avait liés tous deux à la poupée, Tobin était capable de voir le noir que sécrétait Frère, surtout la nuit. Encore y en avait il où il ne pouvait strictement rien voir.
Ah, tu es là..., songea-t-il en discernant une ombre qui glissait sur le mur opposé.
« Qu’est-ce qu’ils sont en train de se dire, eux, là-bas ? »
Frère s’esbigna sans piper mot.
Tobin déplorait souvent d’avoir gardé cette horreur de poupée, qu’elle ne soit pas plutôt tombée par la fenêtre en même temps que sa maman. Il s’était même à nouveau faufilé dehors, quelques semaines avant, dans l’espoir de retrouver Lhel et de la contraindre à récupérer sa magie, mais comme il n’avait pas osé s’écarter, cette fois, du bord de la rivière, elle n’avait pas entendu ses appels.
Du coup, il avait continué de suivre ses instructions et de convoquer Frère chaque jour en le laissant lui rôder autour. Il n’aurait su dire si celui-ci y prenait du plaisir ou non ; il le voyait bien encore le guigner, des fois, les doigts fébriles comme si les démangeait l’envie de le pincer comme d’habitude ou de lui tirer les cheveux. Mais il n’était plus la cible de ces agressions depuis que Lhel avait mis à la poupée de son sang et de ses cheveux.
Presque à son insu, Tobin s’était mis depuis quelque temps à convoquer Frère plus fréquemment, voire même à l’inviter à jouer avec la cité. Frère ne faisait que regarder pendant que lui-même faisait marcher les bonshommes de bois dans les rues ou voguer les petits bateaux dans le port, mais c’était toujours mieux que d’être tout seul.
Il scruta les coins les plus sombres en quête de mouvement. Lors même qu’il le renvoyait. Frère ne s’éloignait jamais beaucoup. Les domestiques continuaient à se plaindre de ses vilains tours, mais la seule et unique personne qu’il avait sérieusement blessée était Arkoniel.
Or, si forte que fût sa propre antipathie pour le magicien, il en voulait beaucoup à Frère de s’être aussi mal comporté. Ça l’avait forcé à prononcer l’incantation de rappel sous les yeux mêmes d’Arkoniel, et Arkoniel avait vu quelque chose, peut-être même entendu les mots. Qu’Arkoniel en touche un mot à Père et, tôt ou tard, le secret de la poupée serait découvert, et ça mortifierait horriblement Père, et ça ferait s’esclaffer les hommes aussi fort que les gens du bourg, et lui-même ne serait jamais un guerrier.
Des crampes affreuses lui nouaient le ventre quand il retourna vers la fenêtre ; peut-être que c’était de ça qu’ils étaient en train de parler, là-bas.
Père et le magicien. Arkoniel avait eu beau promettre de ne rien dire, Tobin ne lui faisait aucune confiance. Il ne faisait plus du tout confiance à personne, en réalité, si ce n’est peut-être à Tharin.
Quand il fit décidément trop noir pour que Père se discerne dans la prairie, Tobin se faufila au lit et fit le mort entre ses draps moites de sueur, guettant des éclats de voix coléreux.
Au lieu de quoi Nari vint se coucher d’un air désormais tout guilleret.
« Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé ! s’exclama-t-elle tout en commençant à délacer les manches de sa robe. Ce jeune magicien va nous rester pour te servir de précepteur. Et il n’y a pas que ça..., tu vas avoir un compagnon ! Arkoniel va écrire à son maître pour la prier de te dénicher un petit garçon fréquentable. Tu vas finalement avoir un véritable compagnon de jeux, mon chou, comme il sied à un prince, là ! Qu’est-ce que tu dis de ça ? — Et s’il ne m’aime pas ? » maugréa Tobin, ruminant une fois de plus la manière qu’avaient les gens du bourg de loucher vers lui tout en faisant des messes basses en cachette.
Nari fit claquer sa langue et grimpa s’installer près de lui.
« Qui ça serait pour ne pas t’aimer, mon chou ? Et pour bouder l’honneur d’être le compagnon d’un prince, le compagnon de l’unique neveu du roi ?
Mais ça suffirait pour enthousiasmer n’importe quel gars !
— Si quand même il n’est pas gentil ? insista Tobin.
— Alors, là, c’est moi qui te lui ferai ses paquets, à cet idiot-là ! » décréta Nari. Puis, toute radoucie : « Calme-toi, mon cœur. Allez, n’aie pas l’ombre d’une inquiétude... »
Sur un gros soupir, Tobin feignit de s’assoupir. Des inquiétudes, il trouvait, lui, qu’il avait de quoi s’en faire, et des tas, les moindres d’entre elles n’étant pas d’avoir à la fois sur les bras des fantômes vindicatifs et des magiciens tapageurs, hilares, à l’œil perçant.
19
Pendant que l’estafette ducale attendait sa réponse à l’extérieur, dans la cour de l’auberge, Iya lut et relut de bout en bout la brève lettre d’Arkoniel puis, le menu parchemin pressé contre son cœur, elle regarda par la fenêtre le port grouillant de monde et s’efforça de mettre un semblant d’ordre dans les émotions qui s’affrontaient en elle.
Sa réaction initiale était fort semblable à celle de Rhius : mêler à tout cela un autre enfant de la noblesse risquait de compromettre les deux maisons.
Elle n’en reconnaissait pas moins en son for intérieur qu’Arkoniel voyait juste. Elle se plongea dans la lettre une nouvelle fois.
Je sais que vous désapprouverez ma décision, je redoute même que mes présomptions ne vous mettent en colère, mais, en l’occurrence, je crois ne pas me tromper. À près de dix ans, l’enfant se comporte déjà d’une façon si singulière que je crains qu’il ne fasse, une fois adulte, fort piètre figure à la cour. La maisonnée le couve outrancièrement. Il n’est jamais allé nager, si torride que fût la journée, n’a jamais eu d’après-midi à lui dans la prairie, hors les portes. Par égard pour la mémoire de sa mère et de sa lignée, nous devons faire tout notre possible...
« Lui, en fait », murmura-t-elle, charmée qu’Arkoniel eût fait montre d’autant de circonspection. Il arrivait à trop de lettres de tomber en de mauvaises mains, soit par erreur, soit par malveillance délibérée.
Je m’en rapporte à vous, naturellement, pour le choix du compagnon.
Oh, là, oui, il essayait de l’amadouer, mais non sans avoir d’abord suivi sa propre fantaisie... ! Celui-ci devrait être enjoué, brave, cordial, et plein d’ardeur pour les arts de la guerre et de la chasse, car il me trouve en ces matières d’une insondable niaiserie. Vu l’extrême isolement du fort, et vu que le prince ne fréquente pas encore la cour, vous pourriez le cas échéant jeter votre dévolu sur un garçon qui ne risque pas de trop manquer à sa famille, au cas où d’aventure son absence se prolongerait. Il ne devrait pas être un fils premier-né.
Elle hocha la tête pour elle-même. Elle ne comprenait que trop bien le sous-entendu. Il fallait qu’on puisse le sacrifier.
Elle mit la lettre en sécurité. Elle échafaudait plein de plans déjà. Elle irait rendre visite à certains des gentilshommes campagnards qui possédaient par là-bas, dans les montagnes du sud, de petites propriétés.
Ceux-là avaient des familles un peu trop nombreuses à entretenir.
De telles préoccupations l’aidèrent à ne pas s’appesantir sur ce qu’impliquait l’affaire, tout au fond: Arkoniel allait dorénavant rester auprès de Tobin. Il était assez avancé dans son entraînement pour se séparer d’elle momentanément, bien sûr, ou même pour voler de ses propres ailes. Des disciples, elle en avait vu s’éloigner d’autres, et satisfaits à moindres frais...
Alors que lui, lui en savait déjà suffisamment pour se voir confier-le bol, le moment venu.
Il ne lui en était que plus odieux de se retrouver sans lui. Jamais elle n’avait eu d’élève aussi fin, il était encore susceptible d’apprendre infiniment plus qu’il ne l’avait fait jusqu’ici. Infiniment plus qu’elle n’en savait pour le lui apprendre, en cas de nécessité. Mais allons, allons, quelques années de séparation n’allaient pas le défaire en tant que magicien.
Non, ce qui la hantait, c’était le souvenir de ses visions à lui, des visions dans lesquelles elle ne jouait aucun rôle. Elle n’était pas prête à se trouver privée de lui, le fils de son cœur.
20
Ainsi que l’avait appréhendé Tobin, Arkoniel se mit à changer des choses presque tout de suite, mais pas exactement dans le sens prévu.
S’il continua d’occuper provisoirement la chambre aux joujoux, la semaine qui suivit le départ de Père vit en revanche survenir de pleines charretées d’ouvriers qui montèrent un petit village de tentes dans la prairie. À cela succéda un flot ininterrompu de fourgons chargés de matériaux de toutes sortes. Si bien que cours et baraquements vacants ne tardèrent pas à se trouver bourrés de madriers, de pierres, d’auges à mortier, de sacs énormes. N’étant pas autorisé à sortir frayer avec les étrangers, Tobin s’installa à sa fenêtre pour ne pas perdre une miette de leurs activités.
Jamais il n’avait jusque-là remarqué à quel point le manoir était silencieux. Maintenant, ce n’était que vacarme et fracas de tous les côtés et toute la journée, que coups de gueule assourdissants, qu’ordres, qu’appels et que chansons.
Des tas de couvreurs faisaient eux aussi, là-haut, un boucan du diable, avec leurs ardoises et tous leurs pots de plomb fondu, de goudron bouillant qui donnaient l’air à la toiture d’être nuit et jour en feu. Des flopées de maçons envahirent le manoir lui-même et s’emparèrent simultanément du second étage et de la grande salle, y déplaçant chacun des meubles et saturant l’atmosphère entière avec les odeurs nouvelles et si enivrantes de sciure et de plâtre frais.
Arkoniel s’attira un rien de crédit en bataillant pour que l’on permette à Tobin de voir à pied d’œuvre les artisans. Un soir où celui-ci se trouvait déjà couché, Frère survint et l’entraîna jusqu’au palier surprendre la dispute qui opposait en bas, debout devant la cheminée, la nourrice et le magicien.
« Je m’en fiche, de ce que vous dites, toi ou le duc Rhius ! crachait Nari, les poings boulés sur son tablier, comme chaque fois qu’elle était en rogne.
C’est dangereux ! À quoi ça rime, d’être ici, en plein milieu de nulle part, si... ?
Je ne le lâcherai pas d’une semelle, la coupa-t-il. Par la Lumière, femme, tu ne comptes quand même pas le garder toute sa vie roulé dans tes flanelles, si ? Puis il y a tant à apprendre là..., tant de choses pour lesquelles il est manifestement doué !
— C’est ça..., belle éducation ! Tu préférerais peut-être, après, le voir s’accoutrer d’un tablier de maçon plutôt que porter la couronne, hein ? »
Tobin se mâchouilla pensivement l’ongle du pouce. Qu’est-ce que ça pouvait bien signifier ? Jamais il n’avait entendu parler de couronne pour un prince. À sa connaissance, Mère n’en portait pas, et elle avait vécu, toute petite, dans un palais. Quant à s’accoutrer d’un tablier de maçon, si ça signifiait qu’il serait capable de se servir d’une truelle et de mortier pour bâtir des murs, eh bien, ça alors, il n’y voyait aucun inconvénient.
Aujourd’hui, tiens, il avait justement profité d’un moment où Nari regardait ailleurs pour épier l’équipe qui travaillait en haut, et ça l’avait bien intéressé.
Il pressentait que ça serait beaucoup moins amusant, les autres leçons d’Arkoniel, comme apprendre des vers par cœur ou retenir des noms d’étoiles.
Il n’eut pas le loisir de voir qui sortirait vainqueur de la joute, que Frère lui chuchota de retourner dare-dare au lit. Tout juste venait-il de regagner sa chambre et d’en fermer la porte quand Mynir passa par là, sifflant comme un merle et faisant quincailler ses clefs sur leur anneau de fer.
Heureusement, c’est Arkoniel qui l’emporta, de sorte que Tobin et lui passèrent la journée du lendemain sur le chantier.
Les outils des tailleurs de pierre et des plâtriers, l’aisance avec laquelle ceux-ci les maniaient fascinèrent l’enfant. En une matinée, des murs entiers virèrent du gris sale à un blanc de sucre.
Mais ce fut le sculpteur sur bois qu’il admira le plus. Celui-ci était en l’espèce une jolie femme mince à vilaines mains dont les gouges et burins façonnaient le bois comme du beurre. On avait supprimé la veille le départ de rampe cassé de la grande salle, et c’est sous l’œil passionnément attentif de Tobin qu’elle entreprit d’en sculpter un nouveau dans une longue pièce de bois sombre. Il eut le sentiment qu’elle fouillait le bois à la recherche du motif de vignes alourdies de grappes qui s’y trouvait à l’état latent. Lorsqu’il s’en ouvrit à elle timidement, elle hocha du chef.
« C’est exactement ma façon de voir, Votre Altesse. En prenant dans mes mains un beau brin de bois comme celui-ci, je lui demande : "Quel trésor me réserves-tu tout au fond de toi ?"
— Le prince Tobin sculpte pour sa part dans des légumes ou des blocs de cire, l’avisa Arkoniel.
— Et dans le bois aussi », dit Tobin, prêt à subir les rires de l’artiste. Or, celle-ci chuchota quelque chose à Arkoniel puis alla fouiller dans un tas de débris, non loin, d’où elle rapporta une bille de bois jaune pâle à peu près grande comme une brique. Elle la lui tendit, ainsi que deux de ses burins bien tranchants, et demanda:
« Vous plairait-il de voir ce que recèle cette pièce-ci ? »
Le petit demeura tout le reste de l’après-midi assis par terre près d’elle et, le soir venu, lui soumit une loutre bien dodue qu’elle trouva tellement à son gré quoique un peu de travers - qu’elle la lui troqua contre les burins.
Lorsqu’ils ne regardaient pas travailler les corps de métier, Tobin et Arkoniel partaient faire de longues balades à cheval ou à pied sur les chemins de la forêt. Il en découlait aussi des leçons, sans que l’enfant s’en avisât. Arkoniel pouvait bien être ignare en matière de bataille ou de tir à l’arc, il en savait un bout sur les herbes et les arbres. Au début, il laissa Tobin lui montrer ceux qu’il connaissait, puis il lui en enseigna d’autres, ainsi que leurs usages éventuels. Ils cueillirent du vert-l’hiver, déterrèrent du gingembre sauvage au fin fond de clairières ombreuses, ramassèrent des fraises des bois et, dans la prairie, des brassées d’ansérine, d’oseille et de patience destinées aux soupes de Cuistote.
Tout en persistant à se défier de lui, Tobin finit par s’avouer qu’en somme Arkoniel était supportable. Non seulement il se montrait bien moins tapageur qu’au début, mais il ne s’adonnait plus jamais à des tours de magie. Il avait beau n’être pas chasseur, il en savait autant que Tharin sur la traque et les façons de se déplacer en forêt.
Leurs expéditions communes les menèrent au diable dans la montagne, et il leur arriva de rencontrer par-ci par-là une clairière ou un sentier auxquels Tobin trouvait un petit air connu. Mais il ne vit pas trace de Lhel.
À l’insu d’Arkoniel, Frère demeurait souvent avec eux, vigilant et muet.
Dès que les maçons en eurent terminé dans la grande salle, les peintres se mirent à tracer leurs ébauches dans les enduits frais. Comme une espèce de bandeau décoratif prenait forme tout le long d’un mur, au ras du plafond, Tobin se démancha le col et déclara:
« Ça rappelle un peu des feuilles de chêne et des glands, mais pas tout à fait.
— Ce n’est pas censé représenter quoi que ce soit, expliqua Arkoniel, mais simplement faire un motif agréable à l’œil. Il va venir s’y juxtaposer des tas de bandes à motifs différents que l’on peindra toutes de couleurs vives. »
Ils escaladèrent l’échafaudage branlant, et Arkoniel montra à Tobin comment on se servait de compas d’épaisseur et d’une règle de laiton pour délimiter les formes et tracer constamment à niveau.
Une fois en bas du perchoir, Tobin s’empressa de monter dans la chambre aux joujoux récupérer au fond du coffre les instruments d’écriture abandonnés depuis si longtemps. Il les étala sur la table de sa propre chambre et entreprit une rangée de motifs en utilisant ses doigts comme compas et un débris d’épée de bois comme règle. Il avait déjà réalisé une demi-rangée quand il s’aperçut que, du seuil, Arkoniel le regardait faire.
Il poursuivit néanmoins jusqu’au bord de la page puis prit un peu de recul pour juger du résultat.
« Ce n’est pas fameux. »
Arkoniel s’approcha pour jeter un œil.
« Non, mais pas si mal non plus pour un coup d’essai. »
C’était sa manière à lui de procéder. Alors que Nari portait aux nues tout ce que faisait Tobin, que ce soit réussi ou pas, lui s’y prenait plutôt comme Tharin - appréciant ce qu’il y avait de louable dans tout effort mais sans le vanter au-delà de ses mérites.
« Voyons voir si je peux, moi. »
Arkoniel prit une feuille de parchemin dans le tas, la retourna, puis demeura planté là, avec un air bizarrement barbouillé. De ce côté-là, la feuille était toute couverte de lignes de petits mots écrits un jour par Ariani pendant que son fils traçait ses lettres. S’il ne pouvait la lire, Tobin était du moins parfaitement capable de voir qu’elle bouleversait Arkoniel.
« Qu’est-ce que ça dit ? » demanda-t-il.
Arkoniel déglutit durement, s’éclaircit la gorge, mais Frère lui arracha la feuille des mains et l’envoya voler à l’autre bout de la pièce avant qu’il ne puisse en faire la lecture.
« Ce n’était que quelques vers à propos d’oiseaux. »
Tobin récupéra la feuille et la fourra sous la pile afin d’épargner à Frère un surcroît de contrariété. Celle du dessus portait tout plein de lignes avec des lettres barbouillées de sa main à lui, des pâtés partout.
« Maman m’apprenait mon alphabet, dit-il en effleurant d’un doigt le parchemin.
— Je vois. Ça te plairait de me montrer où tu en es ? »
Il s’efforça de sourire comme si rien ne clochait, mais son regard était invinciblement attiré par la feuille que Frère avait prise, et sa tristesse était flagrante.
Tobin écrivit laborieusement les onze lettres qu’il connaissait. Il ne l’avait pas fait depuis des mois, et elles lui venaient salement tordues. Il y en avait même certaines à l’envers, de nouveau. Et il avait oublié la plupart de leurs noms, ainsi que leurs sons respectifs.
« Te voilà parti pour un bon début. Ça te plairait, que je t’en fasse tracer quelques-unes de plus ? » Le petit secoua la tête, mais le magicien faisait déjà grincer la plume.
Tobin se retrouva bientôt tellement occupé que tout lui sortit de la tête, aussi bien le poème qu’Arkoniel ne lui avait pas lu que la légère crise qu’avait piquée Frère.
Arkoniel attendit de le voir bien absorbé par son travail pour attraper furtivement le bord du parchemin que le démon lui avait arraché des doigts puis tirer dessus juste assez pour qu’apparaissent les vers d’Ariani : Chants d’oiseaux ne puis-je entendre qu’en Ma geôle est ma liberté. [ma tour,
Là seul peut chanter mon cœur,
Avec les morts pour compagnie,
Les morts qui seuls, et les oiseaux,
Ont le parler franc.
Ne voyant toujours personne venir, alors que l’arrivée imminente du compagnon promis l’épouvantait, Tobin finit par supposer que Père avait changé d’avis et fut tout heureux de n’y plus penser.
Il y avait déjà beaucoup trop de monde dans la maison, d’ailleurs. Si loin qu’il remontât dans ses souvenirs, elle n’était que pénombre et que paix. Et voilà qu’à toute heure, à présent, ça entrait, ça sortait sans arrêt.. Fatigué d’observer les travaux, battait-il en retraite jusqu’aux cuisines ? Cuistote et Nari s’y montraient ravies de tout ce remue-ménage, comme deux idiotes, et malgré tout ce qu’avait dit la seconde pour l’empêcher de frayer avec les ouvriers.
Et cependant, le plus béat de la maisonnée était le vieux Mynir. Certes, si l’on avait entrepris tous ces changements, la faute en incombait au magicien, mais Mynir en avait la charge, et jamais il n’avait eu l’air si heureux que là, à donner ses instructions et à décréter l’emploi de tels motifs et de tels coloris. Il donnait également rendez-vous à des marchands dans la grande salle, et l’on vit bientôt les dressoirs se charger d’argenterie rutilante et des files de chariots livrer des tentures neuves aux vives couleurs.
« Ah, Tobin, c’était ça, mon office, à Atyion ! lui confia-t-il un jour où ils passaient ces dernières en revue. Ton père me permet enfin de le remplir dans une demeure digne de ce nom ! »
Quelque plaisir qu’il prît à regarder vivre le chantier, néanmoins, plus avançait la restauration, plus ce qu’elle allait finalement donner tracassait Tobin. Plus se modifiait en effet la maison, plus il avait de mal à se figurer son père et sa mère y vivant. Du coup, lorsque l’intendant se mit à parler de changements concernant sa chambre à lui, Tobin en claqua la porte et, après l’avoir bloquée à l’aide d’un coffre, refusa de sortir tant que l’autre vieux ne lui eut pas promis par le trou de la serrure qu’on ne toucherait pas à la pièce.
Tant et si bien que les travaux se poursuivirent tout autour de lui.
Quelquefois, le soir, avant que Nari ne monte le rejoindre, il se faufilait jusqu’au palier du grand escalier d’où la vue plongeait sur le luxe éclatant de la nouvelle salle, et il la ressuscitait dans l’état où elle se trouvait avant que ne débutent les interminables absences de Père. À force de changer trop de choses, à la fin, peut-être bien que Père n’aurait plus envie de revenir du tout... ?
21
La mission de dénicher un compagnon convenable pour Tobin se révéla beaucoup plus ardue qu’Iya ne s’y était d’abord attendue.
Les gosses en général, elle n’en était pas particulièrement folle. Les seuls auxquels elle avait eu plus ou moins à faire depuis des décennies étaient a priori des magiciens-nés. La banalité n’était la qualité première d’aucun de ses disciples et, avec un peu d’exercice, leurs dons ne tardaient guère à jeter des éclairs. Ces enfants-là lui faisaient revivre ses premiers pas personnels, ses premiers essais, triomphes, désappointements ; et elle partageait leur exultation quand ils découvraient le caractère unique et la singularité de leurs propres pouvoirs. Qu’il n’y en eût pas deux d’identiques pour la puissance ou les talents, cela lui était parfaitement égal. Ce qui la faisait jubiler, c’était de repérer le filon personnel d’un novice et puis de le lui faire exploiter jusqu’au cœur.
Mais là, pour le coup ... À chercher durant des semaines qui, en s’étirant lamentablement, finissaient par faire un mois, son opinion sur les gosses ordinaires ne s’était guère améliorée. Des gosses, il en poussait certes à foison chez ces noblaillons de province, mais pas un seul qui la passionnât plus qu’un rutabaga.
Lord Evir, chez qui elle s’était présentée en premier, avait six beaux gars, dont deux aptes et d’âge à servir, hormis qu’ils étaient aussi lumineux que des taupes et aussi fins et vifs que des veaux.
Elle se rendit ensuite sur les grands domaines de lady Morial où sa mémoire avait enregistré un certain nombre de naissances. Cette bonne veuve avait bien un fils de dix ans tout juste et qui semblait assez vivant, mais l’esprit d’Iya n’eut qu’à frôler le sien pour le découvrir tout souillé déjà par l’envie et la cupidité. Et comment servir un prince - ou une reine -
loyalement si l’on en convoitait la position ?
Elle poursuivit donc son voyage en remontant à toutes petites étapes l’épine dorsale de Skala qui se révéla fourmiller d’autres rutabagas, taupes et vipères à venir. Elle ne se trouvait plus qu’à une semaine de cheval d’Ero quand survinrent les premières pluies de Rhythin. Elle continua ses vagabondages, en dépit du froid, de la bruine et la brume, non sans se proposer cette fois pour destination la demeure de lord Jorvaï de Colath, qu’elle avait connu jeune homme.
Deux jours plus tard, l’après-midi touchait à sa fin sans que s’aperçoive l’ombre d’un manoir ou d’un quelconque abri quand, brusquement, la route boueuse qu’elle suivait vint buter sur un cours d’eau en crue. Et elle eut beau tenter d’y pousser sa jument, celle-ci fit un écart et refusa l’obstacle.
« Enfer et damnation ! » sacra-t-elle en constatant qu’elle se trouvait entourée de collines toutes plus désertes les unes que les autres.
Il lui était impossible de traverser, et dût-elle retourner sur ses pas, ne tomberait pas de sitôt sur une auberge. Mais elle avait, à peu près une heure avant, se souvint-elle en se drapant plus étroitement dans son manteau trempé, croisé une petite route. Il fallait bien que celle-ci conduise quelque part.
Elle avait rebroussé chemin sur moins d’un demi-mille quand émergea de la purée, suivie d’un chapelet de chevaux superbes, une petite bande de cavaliers. Des durs à cuire et, à juger d’après leur équipage, ou soudards ou bien malandrins. Iya prit une mine brave pour les affronter. Comme ils tiraient sur les rênes, en face, elle remarqua que dans leurs rangs se trouvait une femme - mais une femme qui n’avait rien à envier à aucun de ses compagnons ni pour la distinction ni pour la jovialité.
Leur chef était un grand chameau de vieillard décharné dont de longues bacchantes grises encadraient la bouche encombrée de chicots ébréchés.
« C’est quelle affaire qui t’amène à emprunter cette route, femme ?
attaqua-t-il.
Et qui es-tu, toi, pour te permettre de le demander ? » riposta-t-elle, non sans leur mijoter par avance derrière sa tête un charme d’aveuglement.
Ils n’étaient jamais que sept. Aux regards noirs qu’ils lui décochaient, ils avaient probablement volé les chevaux qu’ils menaient.
« Moi, je suis sieur Larenth de La-Chesnaie-Mont, tenancier de lord Jorvaï, sur les terres de qui te voilà. » il branla du pouce pour désigner la femme et deux des autres : « Et ça, c’est mes fils, Alon et Khemeüs, et ma fille, Ahra. On lui garde ses routes, à Jorvaï.
— Dans ce cas, je vous prie de m’excuser. Vous voyez en moi Iya de Guédieu, magicien indépendant de Skala. Et il se trouve que d’aventure j’étais précisément à la recherche de votre seigneur et maître, mais je crains fort de m’être égarée.
— Et pas qu’un peu, en plus ! Son manoir est à une demi-journée de cheval du côté d’où que vous veniez, rétorqua-t-il, toujours aussi bourru.
Enfin, cette nuit, vous pouvez toujours compter sur une place au coin de mon feu, si vous n’avez pas autre part où aller. »
Elle n’avait vraiment pas l’embarras du choix. « Mille mercis, sieur Larenth. J’accepte votre offre, et avec gratitude. C’est quoi, votre affaire avec lord Jorvaï ? demanda-t-il pendant qu’elle se joignait à leur groupe.
— Je suis chargée de trouver un compagnon pour un fils de gentilhomme. »
Le vieux chevalier renifla.
« J’en ai plein, chez moi, des chiots..., les portées de quatre épouses..., et puis des chiées de bâtards. Et que vous trouverez pas meilleur à la capitale.
Quelques bouches de moins à nourrir, moi, j’arriverais à supporter. Je suppose que la perte de main-d’œuvre, on me la paierait ?
— Naturellement. Au tarif habituel des compensations. »
Au vu de la maussade progéniture qui tenait lieu d’échantillon, le risque d’avoir à dénouer les cordons de sa bourse chez lui paraissait des plus minces. Cela dit, il avait une fille qui savait manier les armes, et c’était une rareté qui faisait grand plaisir à voir, ces temps-ci.
« Votre fille sert avec vous. C’est plutôt passé de mode, à ce que je me suis laissé dire, aujourd’hui. »
La donzelle se roidit en selle d’un air outragé.
« Au diable la mode, et le roi lui aussi, avec ses grands airs et ses lois !
éructa Larenth. Son fort, ma mère se l’avait gagné à la pointe de l’épée, tout comme sa propre mère auparavant. Jamais je ne tolérerai qu’on prive ma fille de gagner honnêtement sa vie, ah ça mais ! par la Lumière, moi, tolérer ça ? Tous mes gosses s’exercent aux armes à peine qu’ils savent marcher.
Même que lord Jorvaï, vous vous apercevrez qu’il pense pareil, et il n’a pas peur de le dire. Vous êtes magicienne..., alors, vous aussi, vous devez y tenir, aux usages traditionnels ?
— Oui, mais il n’est pas toujours sage de le dire aussi fort, de nos jours. »
Un nouveau reniflement souffla les bacchantes de sieur Larenth.
« Notez bien mes paroles, Maîtresse, il viendra un jour que le roi sera bien aise de l’avoir dans ses rangs, ma fille, et d’y avoir toutes les comme elle qu’il a virées ! Parce que ces bâtards de par-delà l’eau ne vont pas se contenter éternellement d’un petit raid par-ci par-là... ! »
Les propriétés du sieur Larenth se révélèrent finalement ne consister qu’en un lopin de terre maigrichon parsemé de quelques enclos et communs entourant une bicoque en pierres de bric et de broc derrière une palissade.
Une meute de molosses accueillit les arrivants par des aboiements féroces et en leur grouillant dans les jambes au démonté. Une demi-douzaine de mioches crottés accoururent faire de même et se suspendre aux basques de leur père et de leurs frères et sœur aînés.
La rude figure de Larenth s’adoucit un peu lorsqu’il se jeta une petite fille sur l’épaule avant de propulser Iya, sans plus de façons, dans une salle commune aussi humide qu’enfumée.
Le confort y était réduit à sa plus simple expression. Même avec les portes ouvertes, l’exiguïté le disputait à la fétidité. Les meubles étaient rustiques et clairsemés, point de rideaux, point d’argenterie. Des pans de viande et des enfilades de saucisses qui pendaient aux poutres, en dessous du trou de cheminée percé à même le toit, se fumaient au grand feu qui flambait en plein milieu du sol de terre battue. Près du foyer se trouvait assise à faire tournoyer sa quenouille une jeune femme frêle dont une robe-sac empaquetait la grossesse. Le vieux chevalier la présenta comme étant sa quatrième épouse, Sekora. Elle avait quelques femmes avec elle, ainsi qu’un beau-fils idiot d’environ quatorze ans. Quatre bambins cul nu mêlés à des chiens s’empêtraient dans les pieds de tout ce beau monde.
Les autres descendants de Larenth ne tardèrent pas à venir tous s’agglutiner là pour le repas du soir. À quinze, Iya s’embrouilla dans ses comptes. Il était impossible de distinguer le légitime du bâtard ; dans les maisonnées provinciales comme celle-ci, où le premier-né seul faisait figure d’héritier présomptif pour le rang du père, cela n’avait d’ailleurs pas grande importance. Tout ce qui venait après devrait faire carrière par soi-même.
Le plus beau désordre présida au souper. Des tréteaux furent dressés, des marmites suspendues à des trépieds au-dessus de l’âtre, des tranchoirs apportés d’un four au-dehors, et chacun s’installa pour manger dans le premier coin disponible. Nul ici ne faisait de cérémonies ; ce qui survenait de nouveaux marmots jouait des coudes parmi les premiers arrivés pour se frayer passage jusqu’au foyer. La maison pouvait bien ne pas se piquer d’excès d’élégances ni de convivialité et la chère y être infecte, Iya se félicitait néanmoins de ne plus courir les chemins. Dehors, la bruine avait tourné au déluge, et des éclairs n’arrêtaient pas d’illuminer la cour.
Le repas était presque achevé quand Iya s’avisa soudain du trio de gamins campé près de la porte ouverte. À en juger d’après leurs vêtements trempés et leurs maigres portions, ils devaient être entrés tardivement dans la mêlée des appétits. L’un d’eux, le plus crotté du lot, s’esclaffait de quelque blague. Il était aussi maigrichon et tanné de soleil que toute la tribu, et sa noire tignasse encombrée de fétus ne devait être sous la crasse que d’un brun franc. Iya se trouva d’abord fort en peine de déterminer ce qui le lui avait fait distinguer si peu que ce soit. Peut-être un je ne sais quel petit air penché quand il souriait.
« Qui est-ce ? demanda-t-elle à son hôte en forçant la voix pour se faire entendre par-dessus le tumulte des bavardages et de la pluie martelant le chaume.
— Çui-là ? » Les sourcils de Larenth se fripèrent assez longuement.
« Dimias, je crois.
— C’est Ki, Père ! le morigéna Ahra.
— Il est légitime ou bâtard ? » repartit Iya.
À nouveau déconcerté, Larenth consulta sa fille.
« Légitime. Né de ma troisième épouse, dit-il enfin.
— Je pourrais lui parler ? » demanda Iya.
Il lui adressa un clin d’œil entendu.
« Tout ce qu’il vous plaira. Maîtresse, mais rappelez-vous qu’y a d’autres chiots dans la portée, si çui-là fait pas votre affaire. »
Iya se fraya passage parmi les chiens, les mioches et les jambes jusqu’au trio du seuil.
« On t’appelle Ki ? » lança-t-elle au gamin.
Pris au milieu d’une bouchée, il se dépêcha d’avaler, s’inclina. « Oui, dame. Pour vous servir. »
Bien qu’il n’eût absolument rien de frappant, elle sut d’emblée qu’il n’était pas un rutabaga. Ses yeux, couleur coquille de noisette, étincelaient d’intelligence et de gentillesse.
Le cœur d’Iya sauta un battement. Se pouvait-il qu’elle fût en présence d’un magicien-né ? Saisissant sa menotte sale en guise de salutation, elle lui toucha l’esprit comme accoutumé et constata, non sans une pointe de dépit, que ce n’était pas le cas.
« C’est tout ce que tu as comme nom ? » reprit-elle.
Il haussa les épaules.
« C’est tout ce qu’on m’a toujours appelé.
— C’est Kirothius », lui rappela l’un de ses aînés en lui administrant une bourrade dans le dos. « y a que c’y plaît pas, rien qu’à cause qu’y sait pas le dire.
— Si fait que je sais ! » protesta Ki à l’adresse d’Iya, tout rouge sous la crasse qui lui barbouillait les joues. D’après l’odeur qu’il dégageait, il avait passé la journée à soigner des cochons .« Y a juste que j’aime mieux Ki. Puis ça aide Père à pas oublier. Nombreux comme on est, il s’y paume un peu. »
Tout ce qui pouvait l’entendre éclata de rire, et Ki, fort du diminutif, coulissa un sourire à dents de lapin qui se révéla être ce que pouvaient connaître de plus lumineux ce maudit bouge et toute cette maudite journée.
« Eh bien soit, Ki, quel âge as-tu ?
— Onze étés, dame.
— Et tu sais manier l’épée ? »
Le menton du gamin se leva fièrement.
« Oui, dame. Et l’arc.
— La trique à rosser les gorets, je dirais plutôt », intervint le frère au bourrades.
Ki lui vola dans les plumes, furieux :
« Tu la fermes, Amin, et c’est marre ! C’est qui qui t’a pété ton doigt, l’autre mois ? »
Ah bon, il a aussi cassé des dents, notre jeune chien ? porta Iya à son crédit. « Tu es déjà allé à la cour ?
Oui, dame. Père nous emmène à Ero la plupart des ans pour la Fête de Saleor. J’ai vu le roi et son fils qu’allaient au temple avec leurs couronnes d’or et les prêtres. Je servirai à la cour, un jour, personnellement.
— Servira qu’à soigner les cochons du roi ! » lança ce taquin d’Amin.
Ki lui bondit dessus, furibond, et l’envoya s’aplatir à reculons sur un rond de gosses assis par terre. Iya s’empressa de battre en retraite tandis que la dispute dégénérait en une mêlée tonitruante à laquelle venaient participer de plus en plus d’enfants, de chiens et de vagissants bambins. Au bout de quelques minutes, elle repéra Ki et son insulteur de frère juchés dans la charpente et se gaussant de la pagaille qu’ils avaient semée. La mère en exercice entrait dans la bataille, une louche au poing.
Iya savait qu’elle le tenait, son petit garçon, mais un scrupule inattendu l’assaillit. Si le pire advenait, aucune hésitation ne serait permise, aucune miséricorde. L’aventure valait sûrement quand même le risque d’être courue. Ici, quel avenir pouvait escompter le pauvre petit ? Pas de terres, pas de titre ; finir par aboutir, au mieux, dans la peau d’un mercenaire ou d’un fantassin puis par mourir au bout d’une lance plenimarienne. Tandis que là, au moins, c’était lui donner une chance de réaliser son rêve d’accéder à la cour et à un titre qui ne soit qu’à lui...
Après que sa marmaille se fut assoupie ce soir-là par terre, en tas, de tous les côtés, sieur Larenth délivra le gamin contre cinq sesters d’or et un paquet de charmes destinés à lui conserver douce l’eau de son puits et saine sa toiture.
Quant à Ki, nul n’avait songé à lui demander son avis.
À la lumière du jour, Iya s’inquiéta : n’avait-elle pas agi bien étourdiment ? Non content de s’être plutôt bien débarbouillé, Ki était allé jusqu’à revêtir un ensemble usagé, délavé mais propre. Désormais noués en catogan par un lacet, ses cheveux étaient du même brun chaud que ses yeux.
Il survint armé, de plus, un poignard enfilé dans sa ceinture et l’épaule chargée d’un arc passable et d’un carquois.
Seulement, des étincelles qu’il jetait la veille au soir ne subsistait plus rien lorsqu’il dit adieu à sa famille et se mit à marcher près du cheval d’Iya.
« Tu vas bien ? s’enquit-elle en le regardant arpenter durement la route.
— Oui, dame.
— Rien ne t’oblige à m’appeler "dame". Tu es de naissance plus noble que moi. Tu peux toujours m’appeler "Maîtresse", et moi je t’appellerai "Ki", tout simplement, comme tu aimes. Maintenant, que dirais-tu de monter chevaucher en croupe ?
— Non, Maîtresse.
— Est-ce que ton père t’a dit où nous allions ?
— Oui, Maîtresse.
— Tu es content d’être le compagnon du neveu du roi ? »
Il ne répondit pas. Elle remarqua qu’il avait la mâchoire effroyablement bloquée.
« Cette perspective te déplaît ? »
D’un coup d’épaule, il remonta son petit baluchon.
« Je remplirai mes obligations. Maîtresse.
— Eh bien, tu pourrais t’en montrer un peu plus heureux. J’aurais cru que tu serais content de quitter cet horrible endroit, là-bas. Dans la maison du duc Rhius, nul ne comptera te voir t’occuper des pourceaux ni coucher sous la table. »
Sa nuque se roidit aussi clair et net que celle de sa demi-sœur l’avait fait la veille.
« Oui, Maîtresse. »
Se lassant de cette conversation bizarre et unilatérale, Iya le laissa tranquille, et il la suivit à pas lourds en silence.
Par la Lumière ! J’ai peut-être commis une erreur, en définitive, songea-t-elle. Un coup d’œil en arrière lui révéla qu’il boitait, maintenant.
« Tu as une ampoule ?
— Non, Maîtresse.
— D’où vient que tu boites, alors ?
— J’ai un caillou dans mon soulier. »
Exaspérée, elle fit stopper son cheval. « Mais, dans ce cas, pourquoi diable ne l’avoir pas dit ? Par la Lumière, enfant, tu as une langue ! »
Il soutint son regard sans détourner le sien, mais son menton tremblait.
« Père a dit que je devrai jamais parler que quand on me parlera, fit-il en essayant désespérément de faire bravement front pendant que s’éparpillaient les mots. Il a dit que si je vous balance une seule insolence ou que si je fais un seul pas de travers, vous me retournerez à lui et vous lui ferez rendre l’or et il m’arrachera la peau et il me flanquera dehors sur les chemins. Il a dit que j’ai qu’à remplir mes obligations envers le prince Tobin et puis plus jamais revenir à la maison. »
Cela faisait finalement tout un discours, et hardiment débité, sauf qu’il avait les joues toutes ruisselantes de larmes. Il les essuya avec sa manche mais garda la tête haute, fièrement, dans l’attente de la disgrâce qui le renverrait chez lui.
Iya soupira.
« Mouche ton nez, petit. Personne ne va te renvoyer chez toi pour un caillou dans ton soulier. Mon expérience des enfants ordinaires a beau être assez mince, Ki, ce qui me frappe pardessus tout, c’est que tu es un brave garçon. Tu ne comptes pas faire de mal au prince Tobin ou t’enfuir, n’est-ce pas ?
— Non, da... Maîtresse !
— Alors, je doute qu’il faille jamais te renvoyer chez toi. Maintenant, vide ton soulier, et puis monte en croupe. »
Quand il en eut terminé avec son soulier, elle lui tendit la main puis lui tapota gauchement le genou. « Voilà qui est réglé. On va s’entendre à présent très bien nous deux.
— Oui, Maîtresse.
Et peut-être qu’on va avoir des conversations plus intéressantes. Il y a loin, d’ici à Bierfût. Il t’est permis de parler en toute liberté et de me poser autant de questions que ça te chantera. Car, sache-le, tu n’apprendras pas grand-chose durant ta vie si tu n’en poses pas. »
En bougeant, le genou de Ki vint donner contre le sac de cuir suspendu à la selle.
« Y a quoi, là-dedans ? Vous trimbalez ça tout le temps avec vous...
Même que vous avez dormi avec, la nuit dernière, j’ai vu. »
De stupeur, elle jappa: « Rien que tu aies besoin de savoir, sinon que c’est très dangereux et que si tu t’avises d’y toucher, là, c’est à l’instant que je te renverrai chez toi ! »
Elle le sentit se recroqueviller et ne reprit la parole qu’après s’être imposé d’inspirer lentement. Il n’était qu’un gosse, après tout.
« Ce n’était pas bien fameux, comme début, hein ? Pose-moi une autre question. »
Un long silence s’ensuivit, puis il se décida:
« De quoi c’est qu’il a l’air, le prince ? »
Elle se remémora la lettre d’Arkoniel.
« Il a quelque chose comme un an de moins que toi. Je me suis laissé dire qu’il aime bien la chasse et qu’il s’entraîne pour être un guerrier. Il se pourrait qu’il fasse de toi son écuyer si tu te montres bon garçon.
— Combien c’est-y qu’il a de frères et de sœurs ?
— Combien a-t-il, corrigea-t-elle. Par la Lumière ! il va nous falloir travailler ta grammaire...
— Combien a-t-il ?
— Pas un seul, et pas non plus de mère. C’est pour cette raison que tu vas lui tenir compagnie.
— Sa mère est morte ?
— Oui, ça a fait un an au printemps dernier.
— Un an ? Et le duc s’a pas ‘core dégotté une nouvelle femme ? » s’étonna Ki. Elle soupira. « " Le duc Rhius ne s’est pas dégotté..."
— Par les doigts d’Illior ! "Ne s’est pas remarié", voilà comment on dit, encore que ce soit le dernier de tes soucis ! Enfin bref, non, il ne l’a pas fait.
Sa maisonnée risque de te paraître bien différente de celle dont tu as l’habitude... »
Nouvelle pause, puis:
« J’ai entendu des gens parler qu’y a un fantôme, au château de ce prince.
— Tu as peur des fantômes ?
— Oh ça oui, maîtresse Iya ! Pas vous ?
— Pas particulièrement. Et tu ne dois pas non plus, parce qu’il y a effectivement un fantôme, au fort.
— Par les couilles à Bilairy ! »
Tout à coup, il ne fut plus derrière elle. Elle se retourna et le découvrit, qui, planté au beau milieu du chemin, regardait d’un air misérable en étreignant son baluchon la direction du retour chez lui.
« Veux-tu bien remonter, mon gars ! »
Il balança, manifestement incapable de décider qui, des fantômes ou de son grand flandrin de père, l’épouvantait le plus.
« Ne sois pas ridicule, le tança-t-elle. Le prince Tobin a passé sa vie tout entière avec lui sans en être jamais maltraité d’aucune façon. Allons, viens, ou je te renvoie... Le prince n’a que faire de pleutres dans son entourage. »
Ki déglutit un grand coup puis se carra juste comme elle avait deviné qu’il le ferait.
« Mon père a pas engendré des pleutres.
— Je suis fort aise de l’apprendre. »
Elle attendit de l’avoir à nouveau en croupe pour demander: « D’où vient que tu es au courant du fantôme ?
— C’est Ahra qui m’a dit, ce matin. Elle venait juste d’apprendre chez qui c’est que Père m’expédiait.
— Et comment ta sœur était-elle au courant de ça, elle ? » Elle perçut un haussement d’épaules.
« Entendu dans les rangs, soi-disant...
— Et qu’a-t-elle entendu d’autre encore ? »"
Nouveau haussement.
« M’a dit rien que ça, Maîtresse. »
Ki se montra poli de façon plus ou moins morose durant le reste de la journée, et il pleura tout bas la nuit suivante quand il crut qu’Iya s’était endormie. Si bien qu’elle s’attendait presque à le découvrir envolé, le lendemain matin. Or, quand elle ouvrit les yeux juste après le point du jour, il était toujours là, de l’autre côté d’un feu qu’il venait d’allumer, et il la regardait. Il avait les yeux tout cernés de noir, mais il n’en avait pas moins apprêté un déjeuner froid pour eux deux, et il ressemblait beaucoup plus au petit garnement déluré qu’elle avait vu en lui le tout premier soir.
« Bien le bonjour, maîtresse Iya.
— Bien le bonjour, Ki. » Elle se mit sur son séant, s’étira pour se dégourdir les épaules.
« Nous prendra long pour arriver jusqu’à là-bas ? demanda-t-il pendant qu’ils se restauraient.
Oh, trois ou quatre jours, je pense... »
Il détacha d’un coup de dents une nouvelle bouchée de saucisse et se mit à la mastiquer bruyamment.
« Vous pourriez m’affranchir, en route, à causer correc’, comme c’est que vous avez dit ?
Pour commencer, ne parle pas la bouche pleine. Et puis ne mâche pas la bouche ouverte. » Le voyant déglutir au plus vite, elle se mit à glousser.
« Pas besoin de t’étouffer pour moi ! Voyons un peu..., quoi d’autre ? Ah oui, tu ne dois ni sacrer ni jurer par le corps de Bilairy. C’est grossier. À présent, dis : "Auriez-vous l’obligeance de m’apprendre à parler correctement ?"
Auriez-vous l’obligeance de m’apprendre à parler correctement ? répéta-t-il avec autant de circonspection que s’il s’initiait à quelque langue étrangère. Et puis auriez-vous l’obligeance de m’affran... m’apprendre, pour les fantômes ?
— Je ferai les deux, du mieux que je pourrai », répondit-elle en lui souriant.
Tout bien réfléchi, elle en avait sainement jugé. Ce gosse-là était tout sauf un rutabaga.
22
Du toit sur lequel il était assis en compagnie d’Arkoniel, un après-midi, Tobin promenait ses regards sur la forêt dont la fin de Rhythin embrasait les frondaisons quand lui vint brusquement à l’esprit que quelques semaines à peine le séparaient de son anniversaire. Il espéra que personne ne se le rappellerait.
Après avoir refusé de monter là pour sa leçon du matin, il s’était débrouillé pour aller s’installer le plus loin possible du pied de la tour.
Arkoniel s’évertuait à lui enseigner les mathématiques en recourant à des lentilles et à des haricots secs pour l’aider à résoudre les problèmes. Tobin ne demandait pas mieux que de se montrer attentif, mais ses pensées n’arrêtaient pas de dériver du côté de la tour. Il se sentait écrasé par sa masse, là-bas derrière, une masse froide comme une ombre, en dépit du soleil bien chaud sur ses épaules. Et elle avait beau avoir ses volets bien clos, lui ne les rêvait pas, les bruits que laissaient filtrer ceux-ci : des bruits de pas, puis le soyeux froufrou de longues jupes sur les dalles de pierre. Et ces bruits l’affolaient autant que ses visions du fantôme de Mère derrière la porte menant à la tour...
Il n’en dit rien à Arkoniel. Pas plus qu’il ne lui parla de son rêve de la nuit précédente. Parler de ses rêves, il avait déjà fait cette gaffe à plusieurs reprises, et tout le monde, même Nari, s’était mis à le regarder d’un drôle d’air en constatant qu’ils se réalisaient.
Dans son dernier, lui et Frère sortaient à nouveau mais, cette fois, le démon le conduisait au bas de la prairie, et ils s’y tenaient ensemble à attendre quelqu’un. Et là, dans son rêve, Frère commençait à hurler. À
hurler si fort que du sang noir lui coulait de la bouche et du nez. Puis il plaquait l’une de ses mains sur son cœur, l’autre sur celui de Tobin, et s’inclinait tellement vers lui que leurs visages se touchaient presque.
« Elle arrive ! » chuchota Frère.
Et puis il s’envola, comme un oiseau, pour regagner la tour, le laissant attendre tout seul, là, les yeux attachés sur la route.
Il s’était alors réveillé en sursaut, sentant encore sur sa poitrine la pression de la main de Frère. Qui est-ce qui arrive ? se demanda-t-il. Et pour quoi faire ?
Assis là, maintenant, au soleil, Tobin gardait tout ça pour lui tout seul.
Pendant son rêve, il n’avait pas eu peur mais, à présent qu’il y repensait, l’oreille tendue aux bruits de la tour, voilà que menaçait de le submerger une espèce de terreur panique.
Comme venait de retentir, là-haut, un boum particulièrement fort, Tobin jeta un coup d’œil furtif sur le magicien, persuadé que ça, il l’avait forcément entendu. Mais peut-être préférait-il simplement faire comme si de rien n’était... ?
Les tout premiers jours de leur vie commune, Arkoniel lui avait posé tout plein de questions sur Mère ; et s’il ne s’était jamais permis la moindre allusion à la tour ni à ce qui s’y était passé, dans ses yeux se lisait trop bien qu’il mourait d’envie d’aborder ce chapitre-là... !
Tobin ne put réprimer un soupir de soulagement quand dans la cour, en bas, apparut Tharin. Père et les autres se trouvaient encore au diable, mais le capitaine était revenu pour lui servir de maître d’armes.
« Il est temps que j’aille m’entraîner », dit-il en bondissant sur ses pieds.
Arkoniel haussa un sourcil pour le dévisager.
« Je vois je vois... Tu sais une chose, Tobin ? Il faut plus que les armes pour faire un gentilhomme. Il t’appartient de comprendre le monde et la manière dont il marche...
— Oui, maître Arkoniel. Je puis m’en aller, maintenant ? » Soupir familier.
« Tu peux. »
En voyant quelle allégresse il mettait à détaler sur les ardoises, Arkoniel douta qu’il ait seulement entendu ne serait-ce que la moitié de la leçon.
Quelque chose en rapport avec la tour l’avait distrait, il n’avait pas arrêté de se tortiller pour risquer un œil de ce côté là dès qu’il se figurait pouvoir le faire en toute sécurité.
Le magicien se mit debout puis leva les yeux vers cette fameuse tour. Il y avait dans ces volets clos quelque chose qui lui faisait toujours froid dans le dos. Il se promettait bien d’obtenir, dès le retour du duc, l’autorisation d’aller voir. S’il lui était possible de se tenir dans la pièce, d’en respirer l’air, de toucher les objets laissés par Ariani, qui sait s’il ne parviendrait pas à percevoir plus ou moins ce qui s’était exactement passé ce jour-là ? Il ne lui fallait assurément pas compter sur Tobin pour le révéler. Les rares fois où il avait fait mine d’effleurer le sujet, aussitôt l’enfant s’était réfugié dans une absence et un mutisme des plus troublants.
Arkoniel n’accordait pas l’ombre d’un crédit aux propos délirants de Nari quant à un phénomène de possession ni à sa crainte que Tobin n’ait été d’une manière ou d’une autre à l’origine de la chute de sa mère. Mais plus il résidait ici, plus il prenait une conscience aiguë de la présence pénétrante de l’enfant mort. Il en percevait nettement le froid. Et comme il avait entendu Tobin lui murmurer des choses, tout à fait comme l’affirmait Nari, il se surprenait à se demander quel genre de répliques l’autre pouvait bien faire.
Que serait-il arrivé, si Tobin était tombé, ce jour là ? Pendant un instant, il imagina les deux enfants en train de l’épier, derrière ces volets dont s’écaillait la peinture, unis dans la mort comme ils auraient dû l’être dans la vie. « Je vais devenir dingue, ici », marmonna-t-il en éparpillant les lentilles pour les oiseaux.
Dans l’espoir de secouer sa sombre humeur, il descendit jusqu’au terrain d’exercice et regarda Tharin faire travailler Tobin. Ça, c’était quelqu’un qui savait comment s’y prendre avec un jeune élève...
Tous deux se montraient épanouis pour l’offensive comme pour la défensive avec leurs lattes en bois. À si rude épreuve que le mit Tharin, Tobin ne cherchait qu’à lui plaire, il raffolait si ouvertement de lui qu’Arkoniel en éprouva un pincement d’envie. Avec ses cheveux noués sur la nuque et sa tunique de cuir culotté, le gamin semblait la sombre miniature du grand guerrier blond.
Arkoniel avait fini par s’y résigner, ces leçons-là captivaient le petit bien autrement que ses leçons boiteuses à lui. Il n’avait jamais ambitionné de jouer les précepteurs et ne se flattait pas d’y faire des étincelles.
La défiance de Tobin ne lui facilitait pas non plus la tâche. Il s’y était heurté dès le jour de son arrivée, et les choses ne s’étaient pas vraiment améliorées depuis. Il en était convaincu, le démon n’était pas étranger à cette situation. Lui se rappelait les circonstances de sa naissance. En avait-il parlé à Tobin ? Nari pensait que non, mais Arkoniel demeurait persuadé que l’autre, et dès le début, s’était débrouillé pour monter Tobin contre lui.
N’empêche qu’en dépit de toutes ces traverses, eh bien, force lui était de s’avouer qu’il s’attachait de plus en plus au petit. Quand il voulait bien, celui-ci faisait preuve d’une intelligence vive assortie, vis-à-vis de tout le monde excepté de lui, d’un caractère aimable et de façons polies.
Récemment s’était cependant produit un nouveau phénomène qui, tout en suffoquant le magicien, l’avait empli d’un mélange de malaise et d’admiration. Le petit s’était mis à jeter par intermittence des éclairs de ce qui s’était révélé être de la prémonition. Huit jours plus tôt, il avait affirmé qu’une lettre de son père allait arriver puis passé tout l’après-midi à l’attendre près de la porte, et de fait avait fini par survenir un cavalier porteur du message qu’en définitive le duc Rhius ne serait pas de retour à temps pour fêter l’anniversaire de son fils.
Encore plus étrange, Tobin avait, voilà deux ou trois nuits, frénétiquement réveillé Tharin et Nari pour les conjurer d’aller dans les bois chercher un renard à l’échine brisée. Ils avaient bien tenté de l’apaiser, ce n’était qu’un rêve, mais, le voyant de plus en plus angoissé, le capitaine avait fini par s’emparer d’une lanterne et par sortir, pour revenir au bout de moins d’une heure avec une renarde morte ; et jurant ses grands dieux l’avoir découverte trop loin de la maison pour que Tobin ait pu l’entendre crier. Comment celui-ci avait-il su, alors ? Pressé de questions, il grommela que le démon l’avait averti mais ne voulut rien dire de plus.
Lui ayant trouvé ce matin ce même air, Arkoniel conjectura qu’il avait eu une nouvelle vision. Ce qui permettait plus ou moins d’expliquer son agitation de tout à l’heure et son manque d’intérêt total pour la leçon de mathématiques.
Indubitablement, c’était un avantage pour un futur chef que le don de prémonition, mais qu’en dire s’il présageait l’éclosion d’un magicien ? Le peuple accepterait-il une reine-magicienne, c’est-à-dire inapte, en dépit de tous ses pouvoirs, à porter un successeur ?
Abandonnant Tobin et Tharin à leur entraînement, Arkoniel traversa le pont et s’aventura sur la route en direction de la forêt.
Au fur et à mesure que le manoir se perdait de vue, dans son dos, il commença à recouvrer un meilleur moral. Le petit air piquant d’automne le décrassait de l’atmosphère corrompue qu’il avait respirée tout le mois passé, et il eut une brusque bouffée de joie de se trouver au large de cette habitation bizarre et de ses habitants hantés. Si fort qu’on répare et repeigne de frais, jamais rien ne camouflerait la pourriture sous-jacente.
« Ce bébé te pèse encore lourd sur le cœur », dit derrière lui une voix que l’on ne pouvait confondre avec aucune autre.
Arkoniel pirouetta. La route était aussi déserte qu’avant.
« Lhel ? Je sais que c’est vous ! Que faites-vous ici ?
— Eu peur, magicien ? »
La voix goguenarde provenait maintenant d’un bosquet touffu de peupliers jaunis, sur la droite. Comme il ne parvenait toujours pas à discerner quiconque de caché par là, voici qu’apparut comme par hasard une petite main brune ..., mais qui n’émergeait pas de derrière les arbres, non, qui flottait en l’air, là, juste devant eux. L’index s’en recourba, mima une invite puis disparut comme avalé par quelque embrasure invisible.
« Toi venir ici, moi retirer ta peur, lui susurra la voix, câline, presque à l’oreille.
— Par la Lumière, montrez-vous donc ! intima-t-il, encore plus intrigué que surpris. Lhel ? Où êtes-vous ? »
Il scruta le couvert en quête d’ombres délatrices, l’oreille tendue pour surprendre des pas furtifs..., mais il ne perçut rien d’autre que des froissements de feuilles sous le vent. À croire qu’elle avait ouvert un judas au milieu de l’air et parlé par là. Et glissé sa main par là.
C’est un truc. On ne voit que ce qu’on veut voir.
Et si ce n’en était pas un ?
La seule question cruciale était pour l’instant de savoir ce que Lhel pouvait bien être venue fabriquer là, tant d’années après.
« Viens me voir, Arkoniel..., invita-t-elle de derrière l’écran de peupliers.
Viens donc dans les bois... »
Il hésita juste le temps requis pour se protéger l’esprit en y enfouissant un noyau de pouvoirs capable - espérait-il -de tenir en respect n’importe quelle créature ténébreuse, au cas où Lhel irait en évoquer, puis, rassemblant son courage, il se faufila parmi les branches et suivit la voix qui l’entraînait au fond de la forêt.
Les frondaisons tamisaient à présent la lumière, et le sol s’élevait doucement devant lui. Du haut du versant lui parvinrent des éclats de rire et, levant les yeux, il aperçut la sorcière, en suspens auprès d’un grand chêne, à quelque quinze pas de lui. Nimbée dans un long ovale lumineux vert tendre, elle lui sourit. Reflétés par une eau invisible qui miroitait en se ridant, des quenouilles et des joncs ondoyaient autour d’elle, et ce de façon si nette qu’il distinguait même la frontière exacte entre le mirage, telle une peinture aérienne, et les bois environnants.
Et puis, mimique effarouchée, la vision s’évapora d’un coup, comme un jour de lessive crève une bulle de savon.
Il se rua vers l’endroit où Lhel s’était manifestée. y sentant l’air tout frémissant encore de magie, il s’en gorgea, et des souvenirs engloutis depuis longtemps s’agitèrent en lui.
Bien des années plus tôt, du temps où il n’était encore qu’un petit apprenti, il s’était cru témoin d’un miracle analogue. À demi assoupi dans la grande salle de quelque gentilhomme, il s’était réveillé aux premières lueurs du jour, et des hommes lui étaient brusquement apparus, qui flottaient dans l’air en silence à l’autre bout de la pièce. Leur vue l’avait tout à la fois terrifié et transporté.
Mais lorsqu’il en avait fait part à Iya, dans la matinée, quel crève-cœur ç’avait été d’apprendre que son œil venait tout bonnement de lui faire une bonne blague en mettant à profit les peintures d’un mur et la présence d’une tapisserie face à une entrée de service.
« Jamais la magie d’Orëska n’a rien permis de tel, lui avait affirmé Iya.
Les Aurënfaïes eux-mêmes sont obligés, tout comme nous, de marcher pour aller d’un point à un autre. »
Le désappointement s’était estompé, mais ce qu’avait suggéré l’expérience le tenaillait toujours autant. Puisqu’il existait des quantités de charmes susceptibles de faire se mouvoir des objets tels que des serrures, des pierres ou des portes, il devait sûrement y avoir un moyen de faire transiter ceux-ci. Seulement, il avait beau jouer avec cette idée depuis des années, il n’en était pas plus avancé pour la réaliser. Il n’avait aucun mal à propulser un pois sur le tapis, mais il demeurait incapable de lui faire traverser une porte ou un mur, quelque façon qu’il s’y prenne pour y réfléchir ou l’imaginer.
Il repoussa ces rêveries décidément douteuses. Il avait été le jouet, voilà tout, d’un tour de cette sorcière, ainsi que des souvenirs que la soudaineté du choc avait suffi à déclencher dans son esprit.
Un lointain appel de Lhel lui parvint à nouveau, qui l’attira jusqu’à un sentier sinueux qui courait se perdre à sa droite dans le fourré d’une sapinière. Au-delà, le terrain descendait presque à pic, mais il finit par déboucher sur la rive d’un marécage.
Lhel l’attendait au bord de l’eau, parmi des quenouilles et des joncs passés, telle enfin qu’il l’avait vue plus tôt. Il la détailla sévèrement, de peur de se laisser encore embobiner par quelqu’une de ses attrapes, mais non, son ombre tombait en travers du sol selon un angle tout à fait normal, et ses pieds nus s’enfoncèrent dans la boue molle comme il se devait quand elle fit un pas vers lui.
« Qu’est-ce que vous faites par ici ? lui jeta-t-il.
— Moi train d’attendre toi », répondit-elle.
Pour le coup, c’est lui qui se rapprocha. Son cœur galopait, mais il n’avait plus peur d’elle.
Elle lui faisait l’effet d’être plus petite et dépenaillée que dans ses souvenirs, et frêle comme si elle avait longuement souffert de la faim. Il y avait aussi dans ses cheveux des mèches blanches plus fournies, mais son corps conservait ses rondeurs pulpeuses, et ses hanches avaient toujours ce roulis provocant qui l’avait jadis rendu tellement nerveux. Elle fit un nouveau pas en avant puis, penchant la tête de côté, se campa, mains aux hanches, telle une poissarde, et darda sur lui des prunelles noires dont les braises n’étaient point exemptes d’un dédain railleur.
Il se trouvait assez près maintenant pour sentir son odeur, une odeur de simples, de sueur, d’humus moite, et d’autre chose encore qui lui rappela les juments en chaleur.
« Quand... quand êtes-vous arrivée ? » demanda-t-il.
Elle haussa les épaules.
« J’être toujours là. Où toi être, tout ce temps ? Comment toi prendre soin ce que nous avoir fait, quand parti si longtemps ?
— Vous voulez dire que vous êtes restée ici, près du fort, toutes ces années ?
— Je aider la dame. Je suivre et monter la garde. Aider cet esprit pas être tant colère.
— Alors, là, le résultat n’est pas bien fameux, rétorqua-t-il en lui brandissant sous le nez son poignet démoli. Par sa faute, Tobin mène une existence pitoyable.
— Être encore plus mal, si moi pas faire comme Mère montre ! le rembarra-t-elle en le tançant du doigt. Toi et Iya, vous pas savoir ! Une sorcière faire un esprit, elle... » Elle leva au ciel ses poignets joints et croisés comme s’ils étaient ligotés. « Iya dire: "Rentre chez toi, sorcière. Reviens pas." Elle pas savoir. » Lhel se tapota la tempe. « Cet esprit appeler moi grands cris. Je lui dire, mais elle pas écouter rien.
— Rhius sait que vous êtes ici ? »
Elle secoua la tête, et un perce-oreille se détacha en frétillant d’une boucle de ses cheveux puis trottina le long de son bras nu. « Je toujours près, mais pas laisser voir moi. »Elle lui fit un sourire madré avant de s’évanouir comme par enchantement. « Tu savoir faire, magicien ? » lui chuchota-t-elle, désormais dans son dos mais assez près pour lui effleurer l’oreille avec son haleine. Elle s’était déplacée sans faire le moindre bruit ni laisser la moindre trace au sol.
Arkoniel s’écarta vivement. ..
« Non.
— Moi montrer toi », susurra-t-elle. Il sentit des doigts invisibles caresser son bras. « Montrer toi ce que toi rêver. »
La vision des hommes surgissant de l’air se représenta à l’esprit d’Arkoniel.
Lhel y arrivait, elle.
Arkoniel fit un bond en arrière, et se retrouva coincé entre l’eau et les mains invisibles qui prétendaient peloter sa poitrine.
« Non mais, voulez-vous bien ! Ce n’est vraiment pas le moment de vous amuser à de pareilles agaceries ! »
Un choc violent au creux de l’estomac le fit tomber à la renverse dans la boue du bord. Un poids sur le torse l’y maintint plaqué, tandis que le submergeait une odeur de crasse musquée. Puis Lhel redevint visible, accroupie sur lui, toute nue.
Il écarquilla les yeux, médusé. Elle avait, tatoué sur le ventre, un cercle flanqué de croissants affrontés - la lune-aux-trois-phases -, le motif du serpent concentrique lui recouvrait chacun des seins, tandis que d’autres symboles lui tapissaient le visage et les bras. Ce genre de signes, il en avait déjà vu, gravés sur les parois des grottes, dans l’île sacrée de Kouros, ainsi que sur des rochers, le long des côtes de Skala. À en croire Iya, leur antiquité se perdait déjà dans la nuit des temps quand le Hiérophante était arrivé aux Trois Terres. Lhel s’était-elle débrouillée pour les camoufler jusque-là, se demanda-t-il, totalement immobilisé, ou n’étaient-ils qu’une illusion de plus ? De toute manière, il y avait dans tout ça va savoir quelle sorte, formidable, de magie. La puissance énorme qui le maintenait à plat pendant que Lhel lui cueillait le visage entre ses deux mains ne pouvait absolument pas émaner d’un corps si menu.
Toi et ton espèce, vous nous rejetez, moi, mon peuple et nos dieux. La voix véritable de Lhel fit irruption dans l’esprit d’Arkoniel, aussi dépourvue d’accent que de grammaire fantaisiste. Vous nous trouvez crasseux, vous nous soupçonnez de pratiquer la nécromancie. Oh, vous êtes forts, vous, les Orëskiens, mais vous êtes souvent stupides, aussi, aveuglés par l’orgueil.
Après m’avoir réclamé le grand jeu, ton maître m’a traitée de manière irrespectueuse. Et c’est sa faute à elle si j’ai offensé la Mère et les morts.
Cela fait dix ans que je veille sur cet esprit et sur l’enfant auquel il est attaché. Le mort aurait risqué de tuer le vif et ceux qui l’entourent si je ne l’avais attaché. Aussi longtemps que sa chair n’aura pas été retranchée de l’être que vous appelez Tobin, il faudra qu’il soit attaché de la sorte, et il me faudra moi, rester, car il n’y a que moi qui saurai pratiquer, le moment venu, les deux détachements.
À la stupéfaction d’Arkoniel, une larme se mit à rouler sur la joue de la sorcière et puis tomba sur son visage à lui.
J’ai attendu durant toutes ces années, solitaire et coupée de mon peuple, tel un fantôme au sein du tien. Sans qu’il y ait pour moi ni prêtre de la pleine lune ni sacrifice des moissons ni rites printaniers. Je me meurs intérieurement, magicien, pour l’enfant et pour la déesse qui vous fit venir à moi. Mes cheveux blanchissent, et mon sein demeure vacant. Iya mit de l’or dans mes mains sans seulement comprendre que le grand jeu doit se rétribuer physiquement. À sa première visite dans mes visions, je crus que tu m’étais destiné, je te crus ma rétribution. Mais Iya me renvoya vacante.
Consens-tu maintenant à me donner mon dû ?
« Je... » Il enfonça ses doigts dans la terre tandis que se faisait jour en lui le sens des paroles de Lhel. « Je ne peux pas. Ça., Ce genre de rapports... Ça nous enlève notre puissance. »
Elle se pencha sur lui de manière à lui balayer les lèvres avec ses seins lourds. Elle avait la peau brûlante. Sentant un téton brun tout érigé lui frôler le coin de la bouche, Arkoniel se détourna brusquement.
Tu te trompes, Orëskien, lui souffla-t-elle dans l’esprit. Ça nourrit la puissance. Joins-toi à moi charnellement, et je t’enseignerai ma propre magie. Et tu verras que ta puissance en sera doublée.
Il frissonna. « Je ne saurais vous donner d’enfant. Les magiciens d’Orëska sont stériles. »
Mais pas eunuques.
À reculons lents, sinueux, sournois, elle finit par se retrouver à califourchon sur les hanches d’Arkoniel qui ne pipa mot, mais son corps répondit à sa place . Je n’ai que faire d’un enfant de toi, magicien. Juste besoin de ta chaleur et du jaillissement de ta semence. Cela suffit comme rétribution.
Elle se pressa contre lui, et l’ardeur qu’il perçut à travers sa tunique suffit à lui fleurir l’aine d’une jouissance à la limite de la douleur. Il ferma les yeux, trop certain qu’elle le prendrait si tel était son bon plaisir. Quoi qu’il fasse, il n’y couperait pas.
Or sur ce, plus rien. Ni pression ni ardeur ni mains. Il rouvrit les yeux. Il était tout seul.
Il n’avait pourtant pas été le jouet d’une illusion, non. Cette saveur de sel, c’était Lhel qui la lui avait laissée sur les lèvres, et c’était son odeur qui imprégnait encore ses vêtements. D’ailleurs, la boue conservait, à droite de lui comme sur sa gauche, l’empreinte de petits pieds nus qu’envahissait l’eau, peu à peu.
Il se remit sur son séant puis, le menton calé sur ses genoux, huma les effluves musqués qui lui collaient au corps. Frigorifié, souffrant, singulièrement mortifié, il exhala un grondement bruyant, comme pour conjurer la chaude pression qu’il avait subie.
Et moi qui te croyais pour moi...
Alors, là, ça lui coupa le souffle et lui lancina le bas-ventre. Il se contraignit à se mettre debout. La gadoue gluante du marécage qui lui maculait les cheveux se mit à dégoutter dans l’échancrure de sa tunique et lui fit l’effet que de petits doigts glacés tâtonnaient à la recherche de son cœur.
Leurres et menteries, songea-t-il avec désespoir, mais tandis qu’il retournait vers cette pourriture de manoir, force fut à sa mémoire de ruminer tantôt la preuve administrée par Lhel, et tantôt le chuchotement tentateur: Joins-toi à moi, magicien..., ta puissance en sera doublée.
23
La migraine de Tobin débuta durant les exercices d’escrime. Elle était si violente qu’il finit par en avoir l’estomac retourné, si bien que Tharin l’expédia se coucher en plein milieu de la journée.
Sans y avoir été convié, Frère vint s’accroupir sur le pied du lit, une main plaquée sur sa poitrine. Recroquevillé sur le flanc, la joue pressée contre le nouveau dessus-de-lit moelleux que Père lui avait envoyé d’Ero, Tobin ne lâchait pas des yeux son reflet maléfique, s’attendant à ce qu’il le touche ou se mette à pleurer, comme dans ses rêves. Mais Frère ne fit absolument rien, rien d’autre que de rester là, à regrouper les ténèbres tout autour de lui. Barbouillé par ses maux de crâne, Tobin s’assoupit doucement.
Chevauchant Gosi, il remontait la route de la forêt en direction des montagnes. Des feuilles rouge et or virevoltaient à son entour, illuminées par le soleil. Il avait l’impression d’entendre un autre cavalier qui le talonnait, mais il lui était impossible de voir qui c’était. Au bout d’un moment, il se rendit compte que Frère se trouvait en croupe et lui enserrait la taille à deux bras. Frère qui était en vie, là, bien chaud contre son dos, bien tangible, et lui frôlant la nuque avec son haleine. Les mains crispées sur sa ceinture étaient brunes et calleuses, avec des ongles en deuil.
Des pleurs de joie lui gonflèrent les yeux. Il avait un frère, un vrai frère !
Tout le reste, toutes ces histoires de démons et de magiciens et de femmes des bois farfelues, tout ça n’avait jamais été que l’un de ses mauvais rêves.
Il essaya de lorgner Frère, afin de voir s’il avait des yeux bleus, comme lui, mais, lui creusant les épaules avec sa figure, Frère chuchota: « Plus vite, plus vite, elle est presque sur nous ! »
Frère avait peur, sa peur gagna Tobin.
Ils s’enfoncèrent dans les montagnes beaucoup plus avant que Tobin ne l’avait jamais fait. D’énormes pics couronnés de neige les cernaient de tous les côtés. Le ciel devint de plus en plus sombre, et un vent glacé se mit à fustiger leurs parages.
« Qu’est-ce qu’on va faire quand il fera noir ? Où est-ce qu’on va dormir ?
demanda Tobin, consterné par l’aspect des lieux.
— Plus vite ! » chuchota Frère.
Mais, une fois passé le virage que faisait la route, ils se retrouvèrent au bas de la prairie que dominait le fort, galopant à bride abattue vers le pont.
Gosi refusait de répondre aux rênes, il refusait de s’arrêter, il...
Tobin se réveilla en sursaut. Inclinée sur lui, Nari, debout, lui frictionnait la poitrine. Il faisait presque nuit, et très froid dans la chambre.
« Tu as dormi toute la journée, mon chou », fit-elle.
Ce n’était qu’un rêve ! se dit-il avec désolation. Il percevait quelque part, tout près, la présence de Frère, plus bizarre et glacial que jamais. Rien n’avait changé. Il voulut se laisser rouler sur lui-même afin de se réfugier à nouveau dans les songes, mais Nari le houspilla jusqu’à ce qu’il sorte du lit.
« Tu as des visiteurs ! Debout, maintenant, allons... !
Puis change-moi cette tunique !
— Des visiteurs ? Pour moi ? » papillota-t-il. Il eut conscience qu’il fallait congédier Frère, mais comment en trouver le temps, là, avec Nari qui n’arrêtait pas de l’asticoter ?
Elle lui appuya un revers de doigt sur le front puis fit claquer sa langue.
« Mais tu es glacé, mon chou ! Ah, mais voyez-moi ça..., cette fenêtre est restée ouverte toute la journée, et tu n’avais même pas de couvertures sur toi ! Viens t’habiller de propre, que tu puisses aller te montrer dans la grande salle et te réchauffer ! »
Il avait encore mal à la tête. Tout frissonnant, il se laissa retirer sa tunique fripée puis se trémoussa pour enfiler l’autre, une toute neuve et raide, qui avait des broderies au col. Elle était arrivée dans le même paquet que le dessus-de-lit, avec tout plein de bons habits, tous de meilleure qualité qu’aucun de ceux qu’il avait jamais portés, sans parler des objets décoratifs pour la maison.
Au moment de sortir, il repéra Frère tapi dans un coin sombre de la chambre et revêtu des mêmes nippes neuves que lui, mais jamais il ne l’avait vu si livide.
« Reste ici », souffla-t-il avant d’emboîter le pas à Nari, mais non sans se demander quelle impression cela lui ferait d’avoir un frère en vie marchant à ses côtés.
La grande salle était toute sombre, malgré quelques torches et la flambée dans la cheminée. Encore en deçà du halo lumineux, Tobin put sans être vu guigner le groupe debout près du feu. Ils étaient tous là, Mynir, Arkoniel, Tharin et Cuistote, à faire des messes basses avec une vieille femme en tenue de voyage on ne peut plus simple et poudreuse. Brune et ridée, elle avait une maigre natte de cheveux gris qui lui pendait pardessus l’épaule.
Était-ce elle, l’elle mentionnée par Frère ? Elle avait tout d’une paysanne.
Prenant pour de la peur la circonspection du petit, Nari lui saisit la main.
« N’aie crainte, murmura-t-elle en l’entraînant dans l’escalier. Maîtresse Iya est une amie de ton père et un magicien de haut vol. Et regarde un peu qui c’est qu’elle nous amène ! »
De plus près, Tobin finit en effet par s’apercevoir qu’un autre étranger se tenait en retrait dans l’ombre, derrière la vieille. Celle-ci lui dit quelque chose pardessus l’épaule, et il vint se mettre en pleine lumière.
C’était un petit garçon.
Le cœur de Tobin chavira. Il devait s’agir là du compagnon qu’on lui avait promis. S’il avait fini, lui, par ne plus y penser du tout, eh bien, eux n’avaient pas oublié...
Le gamin était plus grand que lui, et il avait l’air plus âgé. Toute brodée que fût sa tunique, elle avait les ourlets tout effilochés et un rapetassage sous un bras. Ses souliers étaient tout tachés, ses culottes attachées avec des ficelles depuis la cheville jusqu’au genou. Tu parles si Nari te l’aurait disputé, lui, d’être accoutré si misérablement... ! Juste au même instant, les yeux de l’intrus se portèrent de son côté, et le reflet du feu révéla ses traits.
Il avait la peau rougie par le soleil, et sa grosse tignasse brune lui retombait en une frange hirsute sur le front. Il promena sur la pièce un regard circulaire, et l’appréhension dilatait ses prunelles sombres. Tobin s’apprêta au pire lorsque Nari le propulsa lui-même en pleine lumière. L’autre le savait-il déjà plutôt particulier ?
Or, celui-ci ne l’eut pas plus tôt aperçu qu’il lui fit une révérence aussi rapide que balourde.
Tharin se fendit d’un sourire apaisant.
« Prince Tobin, je vous présente Kirothius, fils de sieur Larenth de La-Chesnaie-Mont de Colath. Il en est venu tout exprès pour être votre compagnon. »
Tobin retourna la révérence puis, conformément aux leçons de Père, tendit la main pour le serrement guerrier. Kirothius réussit à faire un maigre sourire en la lui saisissant. Il avait la paume ferme et rugueuse d’un vrai soldat.
« Bienvenue dans la demeure de mon père, dit Tobin. C’est un honneur pour moi... » Il lui fallut un instant pour se rappeler la suite de la formule rituelle ; c’était la première fois qu’il avait à la servir pour accueillir un hôte.
« C’est un honneur pour moi que de vous offrir une place au coin de mon feu, Kirothius, fils de Larenth.
— C’est un honneur pour moi que de l’accepter, prince Tobin. » Kirothius y alla cette fois d’un demi-plongeon. Il avait les dents de devant un peu trop grandes et légèrement saillantes.
Au clin d’œil que lui adressa Tharin, une pointe de jalousie transperça Tobin. Hé quoi, son vieil ami le trouvait déjà à son gré, ce nouveau venu ?
« Et voici maîtresse Iya, fit Arkoniel en le présentant à la vieille. Je vous ai déjà un peu parlé d’elle, mon prince. Elle est mon précepteur, tout à fait comme je suis le vôtre.