Depuis cet étrange matin de Jour-Sakor, la princesse Ariani cessa d’être un fantôme à l’intérieur de sa propre maison.

Ses deux premiers actes furent de renvoyer Sarilla puis d’expédier Mynir lui dénicher en ville une remplaçante de qualité. Lequel reparut le lendemain flanqué d’une veuve facile et placide qu’elle adopta d’emblée pour camériste.

Le renvoi de Sarilla effara Tobin. S’il ne s’était jamais beaucoup soucié d’elle, il n’empêchait qu’elle avait toujours fait partie de la maisonnée, si loin qu’il remonte dans ses souvenirs. Et puis comme l’antipathie de Mère pour Nari n’était un secret pour personne, la seule idée qu’elle pourrait aussi congédier sa nourrice achevait de le terrifier. Mais Nari demeura et continua à s’occuper de lui comme au premier jour, et en toute souveraineté.

Maintenant, Mère descendait presque tous les matins, vêtue comme il convenait, ses brillants cheveux noirs coiffés en natte ou flottant tel un voile souple sur ses épaules. Elle se mettait même un parfum qui évoquait les fleurs printanières de la prairie. Elle consacrait encore une grande partie de ses jours à coudre des poupées dans sa chambre, au coin du feu, mais elle prenait à présent le temps de contrôler les comptes avec Mynir et d’escorter Cuistote dans la cour des cuisines quand s’y présentaient fermiers et camelots. Tobin l’y suivait aussi, et c’est là qu’il apprit avec stupéfaction que la famine et la maladie sévissaient dans des bourgs voisins. Alors que ces calamités n’avaient jusque-là, semblait-il, frappé que l’autre bout du monde...

Cependant, tout éclatante que fût Mère dans la journée, sitôt que commençaient à s’allonger les ombres de l’après-midi, la lumière avait également l’air de se retirer d’elle, et elle montait se réfugier à l’étage interdit, le second. Tobin s’en affligea d’abord, mais jamais au point d’être tenté d’aller l’y retrouver. Le lendemain matin la verrait reparaître, à nouveau souriante. Le jour semblait aussi régler les allées et venues du démon, qui se montrait de préférence actif dans le noir. Si les marques laissées par ses dents sur la joue de Tobin ne furent pas longues à guérir et à s’estomper, il n’en fut pas de même pour la terreur suscitée par son agression. Nuit après nuit près de Nari, Tobin resta malgré lui hanté par l’image d’une forme noire et ratatinée qui rôdait dans l’ombre et qui, brandissant des serres crochues, babines retroussées sur des dents aiguës, pinçait, tiraillait, s’apprêtait à le mordre et à le remordre. Il vécut couvertures tirées jusqu’aux yeux et apprit à ne plus jamais rien boire après le souper, pour n’avoir pas à se lever dans les ténèbres et à courir après le pot de chambre.

La paix fragile avec Mère tenait déjà bon depuis plusieurs semaines quand, pénétrant un beau jour dans la chambre aux joujoux, Tobin l’y trouva qui l’attendait, installée devant une table inconnue.

« Pour nos leçons », expliqua-t-elle en l’invitant d’un geste à prendre l’autre siège.

Il eut le cœur chaviré lorsqu’il aperçut tout un attirail d’écriture et des parchemins. « Père a déjà essayé de m’enseigner, dit-il. Je n’ai pas été capable d’apprendre. »

La mention de Père la fit légèrement sourciller, mais son front redevint vite lisse. Elle trempa une plume dans l’encrier, la lui tendit, disant :

« Essayons de nouveau, veux-tu ? Peut-être ferai-je un meilleur professeur »

On ne peut plus sceptique, il prit la plume et s’efforça d’écrire le seul mot qu’il connût, son nom. Elle le regarda se débattre un petit moment, puis récupéra gentiment la plume.

Il demeura comme pétrifié. Devait-il s’attendre à quelque explosion ? Or, loin d’exploser, Mère se leva, gagna la fenêtre sur l’appui de laquelle étaient sagement rangées quelques-unes des figurines de cire et de bois. Elle s’empara d’un renard avant de se retourner pour dire: « C’est bien toi qui l’as fait, n’est ce pas ? »

Il acquiesça d’un hochement.

Elle les examina toutes, une à une: le faucon, l’ours, l’aigle, un cheval au galop, le Tharin armé d’une écharde-épée qui n’était qu’un essai grossier.

« Ce ne sont pas mes meilleurs, plaida-t-il avec timidité. Mais les meilleurs, je les distribue.

— À qui ? »

Il haussa les épaules. « À tout le monde. » Les domestiques et les soldats s’étaient toujours récriés devant ses ouvrages, allant même jusqu’à le prier d’exécuter telle ou telle bête. Ainsi Maniès avait-il eu envie d’une loutre, et Laris d’un ours. Koni, qui préférait les oiseaux, lui, l’avait remercié d’un aigle en lui donnant l’un de ses petits couteaux pointus et en s’arrangeant pour lui procurer des morceaux de bois tendre faciles à travailler.

Cependant, tout content qu’il fût de leur faire plaisir à tous, il réservait toujours à Père et à Tharin ses œuvres les mieux réussies. L’idée d’en offrir une à Mère ne lui avait jamais traversé l’esprit. Se pouvait-il qu’elle en soit blessée ?

« Il vous ferait plaisir ? » demanda-t-il en désignant le renard qu’elle tenait toujours. Elle lui fit une petite révérence en souriant. « Ma foi, je vous en remercie, messire. »

Une fois rassise à sa place, elle le posa sur la table entre eux puis, tendant la plume : « Tu peux me le dessiner ? »

Jamais il ne s’était avisé de rien dessiner, alors qu’il était tellement à l’aise pour modeler... ! Il baissa les yeux sur la page blanche en se taquinant le menton avec les barbes de la plume. Extraire une forme quelconque de la cire souple était enfantin, mais réaliser la même forme de cette façon-là..., ça, c’était une tout autre affaire. Il s’évoqua l’image d’une renarde surprise un beau matin dans la prairie, puis il essaya de tracer des traits qui attrapent et le dardé vigilant des oreilles et la ligne du museau pendant qu’elle chassait des campagnols dans l’herbe. Il la revoyait avec une incroyable netteté, mais fut incapable, en dépit de tous ses efforts, de forcer la plume à bien se tenir. Les gribouillages qu’elle faisait n’avaient rien d’un renard. La laissant tomber, il s’abîma, de nouveau vaincu, dans la contemplation de ses doigts tout barbouillés d’encre.

« Cela ne fait rien, mon amour, dit Mère. Tes statuettes valent n’importe quel dessin. Je voulais voir, c’est tout. Maintenant, voyons si nous pouvons un peu te faciliter l’alphabet. »

Retournant la feuille, elle écrivit quelques instants puis sabla la page et la fit pivoter pour que Tobin l’ait bien dessous les yeux. Tout en haut s’étalaient trois grands A, bien gros. Elle trempa la plume et la lui remit, puis se leva pour se tenir derrière lui. Lui couvrant la main de la sienne, elle la guida le long des lettres déjà tracées, de manière à lui enseigner les gestes appropriés. Après qu’ils l’eurent fait plusieurs fois ensemble, il s’y essaya tout seul et s’aperçut que ses propres gribouillis commençaient à ressembler à la lettre qu’il ambitionnait.

« Regardez, Maman, ça y est ! s’écria-t-il.

C’est bien ce que je pensais, murmura-t-elle en traçant des lettres nouvelles pour qu’il s’entraîne. J’étais tout à fait pareille quand j’avais ton âge. »

Tout en la regardant procéder, il s’efforça de l’imaginer en petite fille à tresses et ne sachant pas écrire.

« Je faisais des petites sculptures, moi aussi, mais beaucoup moins jolies que les tiennes, poursuivit-elle sans cesser d’écrire. Et puis ma nourrice m’a appris à faire des poupées. Tu les as vues, mes poupées ? »

Tobin se sentait mal, rien que d’y penser, mais il se fit scrupule de sembler grossier en ne répondant pas.

« Elles sont très jolies », dit-il. Ses yeux dérivèrent vers le vilain tas que faisait la favorite, affalée sur le coffre voisin, et le hasard voulut que Mère surprenne son regard. Trop tard, le mal était fait. Elle avait su ce qu’il regardait, peut-être même ce qu’il en pensait.

Elle attrapa l’horrible chose avec un sourire fondant qui lui adoucit le visage et, l’installant dans son giron, lui ordonna les membres, tant bien que mal. « C’est la plus réussie que j’aie jamais faite.

Mais... bon, mais comment se fait-il qu’elle n’ait pas de figure ?

— Mais, gros bêta, bien sûr qu’il a une figure ! » Elle éclata de rire tout en câlinant du bout des doigts l’ovale de tissu vierge. « La plus jolie figure que j’aie jamais vue ! »

Dans ses yeux flamba un moment la même folie farouche que le fameux jour de la tour. Tobin ne put s’empêcher de tressaillir en la voyant se pencher vers lui, mais c’était simplement pour tremper la plume avant de recommencer à écrire.

« J’étais capable de façonner n’importe quoi avec mes mains, mais je ne parvenais ni à écrire ni à lire. Mon père - ton grand-papa, le cinquième consort, Tanaris - me montra comment m’y prendre pour que ma main apprenne les formes, et cela tout à fait comme je te le montre maintenant.

— J’ai un grand-papa ? Je ferai sa connaissance un jour ?

— Non, mon chéri, ta grand-maman l’a empoisonné voilà bien des années », répondit-elle, toujours aussi affairée à ses écritures. Au bout d’un moment, elle plaça la feuille devant lui. « Et voilà pour toi, toute une nouvelle rangée à tracer. »

Ils passèrent sur les parchemins tout le reste de la matinée. Une fois qu’il se sentait plus à l’aise avec les tracés, elle lui faisait prononcer les sons que représentait chacune des lettres pendant qu’il recopiait celle-ci. Tant et si bien qu’à force de tracer et de répéter purement par cœur il finit par ne pas s’en tirer trop mal, et qu’à l’heure où Nari leur monta le plateau du déjeuner l’étrange fin du grand-papa lui était totalement sortie de l’esprit.

À partir de ce jour, ils consacrèrent à ces leçons une partie de chaque matinée, et Mère y déploya une patience si stupéfiante que ce qu’il s’était figuré parfaitement incompréhensible au premier abord se mit à lui entrer peu à peu dans la tête.

Retenu à Mycena par la campagne aux côtés du roi, le duc Rhius ne reparut pas de l’hiver. Ses lettres, où foisonnaient les récits de batailles, étaient censées servir de leçons pour Tobin. Parfois les accompagnaient en cadeaux des trophées de guerre : poignard ennemi autour de la poignée duquel s’enroulait un serpent, anneau d’argent, sac de pions en pierre ou grenouille taillée dans une goutte d’ambre... Un émissaire apporta même un heaume cabossé que faîtait un panache de crin pourpre.

Les plus petits de ces trésors, Tobin les aligna sur une étagère dans la chambre aux joujoux, non sans se demander à quel genre d’hommes ils avaient bien pu appartenir. Quant au heaume, il le jucha sur le dossier d’une cathèdre qui, drapée d’un manteau, fut son adversaire au cour de maints duels à l’épée de bois. Des fois, il s’imaginait bataillant aux côtés de Père et du roi. D’autres fois, le soldat-cathèdre devenait son écuyer, et ils se mettaient ensemble à la tête d’armées à eux.

De tels jeux ne laissaient pas que d’aviver sa nostalgie de Père, mais il savait qu’un jour ou l’autre ils se battraient côte à côte, puisque aussi bien Père l’avait promis.

Durant les dernières semaines grises de cet hiver-là, Tobin se mit à vraiment bien aimer la compagnie de Mère. Au début, il la retrouvait dans la grande salle après sa chevauchée matinale avec Mynir. Une fois ou deux, elle consentit même à se joindre à eux, et elle l’abasourdit par sa magnifique assiette en selle et par la façon dont sa chevelure flottait derrière elle, telle une bannière de brocart noir.

Elle avait eu beau changer radicalement de comportement vis-à-vis de lui, son attitude à l’endroit du reste de la maisonnée demeurait en revanche immuable. Elle n’adressait la parole à Mynir que de loin en loin et à Nari quasiment jamais. Quant à la nouvelle femme de chambre, Tyra, qui était aux petits soins pour elle et qui se montrait également gracieuse pour Tobin, elle avait filé sans même un adieu le jour où le démon l’avait fait tomber dans l’escalier. Et depuis l’on se passait de camériste.

Mais le plus consternant de tout, c’était la froideur que Mère persistait à marquer à l’égard de Père.

Jamais elle ne le mentionnait, jamais elle n’acceptait un présent de lui, jamais elle ne restait avec eux, le soir, au coin du feu, quand Tobin se faisait lire une lettre de lui par Mynir. Or, personne n’était en mesure de lui dire d’où venait cette haine-là, et il n’osait pas interroger Mère à ce sujet. Il se prit néanmoins à espérer. Quand Père reviendrait et verrait comme elle allait mieux, qui sait ? Les choses finiraient peut-être par s’aplanir entre eux... Après tout, elle en était bien venue à l’aimer, lui. Dans son lit, la nuit, il imaginait leurs chevauchées dans la montagne, ensemble, par les sentiers, souriant tous trois.

9

Mère lui donnait sa leçon, par un matin froid de la fin de Kiesin, quand ils entendirent un cavalier au galop s’approcher du château.

Tobin courut à la fenêtre, le cœur battant d’espoir que Père enfin soit de retour chez lui. Mère le suivit et lui posa une main sur l’épaule.

« Je ne connais pas ce cheval », dit-il en mettant sa main en visière.

L’homme était quant à lui trop emmitouflé contre le froid pour se reconnaître d’aussi loin. « Je peux aller demander qui c’est ?

— Pourquoi pas ? Et tant que tu y es, passe donc par chez Cuistote voir si elle n’a rien de friand pour nous dans son garde-manger. Je ne bouderais pas une pomme. Mais fais vite. Nous n’en avons pas terminé pour aujourd’hui.

— Promis ! » cria-t-il en filant comme un dard.

Ayant trouvé la grande salle vide, il se rendit aux cuisines et fut enchanté de découvrir que c’était Tharin qu’entouraient Nari et les autres. Au cours de l’hiver, sa barbe s’était allongée. Il avait les bottes crottées de neige et de boue, et le poignet tout enveloppé dans un pansement.

« Ça y est, la guerre est finie ? Père va revenir ? » piailla Tobin en se jetant dans les bras du capitaine.

Celui-ci le souleva de terre à bras-le-corps et, nez contre nez : « Oui aux deux, petit prince, et il amène des invités. Ils sont juste sur mes talons. » Il le replanta sur ses pieds. Il avait beau sourire de son mieux, quelque chose autour de ses yeux n’était pas d’accord quand il se tourna vers la nourrice et l’intendant. « Ils arriveront sous peu. Cours t’amuser, Tobin, allez. Cuistote ne va pas avoir besoin de toi dans ses jambes. Il y a fort à faire.

— Mais...

— Suffit ! dit Nari d’un ton sec. Tharin t’emmènera faire un tour à cheval plus tard. Débarrasse-nous le plancher ! »

Il n’avait pas l’habitude de se faire renvoyer ainsi. Assez vexé, il retourna vers la grande salle d’un pas traînant. Tharin n’avait même pas dit de qui Père s’était fait suivre. Tobin espéra qu’il s’agissait de lord Nyanis ou du duc Archis. De tous les vassaux de Père, ces deux-là étaient ses préférés.

Il se trouvait à mi-chemin quand il se rappela que Mère aurait volontiers croqué une pomme. On n’oserait quand même pas le rabrouer s’il revenait en arrière pour ça.

La porte de la cuisine était ouverte, et il en approchait quand il entendit Nari dire: « Mais qu’est ce qu’il vient fiche ici, le roi, après tant d’années ?

Chasser, du moins à ce qu’il prétend, répondit Tharin. Nous étions sur le point de rentrer chez nous, l’autre jour, presque en vue d’Ero, quand Rhius a parlé comme ça, par hasard, des belles chasses au cerf que nous avons ici.

Et voilà le roi qui se met dans la tête que c’est une invitation. Il en a maintenant de plus en plus souvent, de ces lubies bizarres, et... »

Le roi ! Sans plus se souvenir des pommes, Tobin se rua au premier étage. Ce qui lui trottait dans la cervelle, à présent, c’était le petit bonhomme en bois de la boîte - Le-roi-actuel, Ton-oncle. Est-ce qu’il porterait sa couronne d’or ? se demandait-il au comble de l’excitation. Est-ce qu’il lui permettrait de tenir l’épée de Ghërilain ?

Mère se trouvait toujours auprès de la fenêtre. « Alors, c’était qui, sur la route, enfant ? »

Il se précipita à la fenêtre, mais on ne voyait encore venir personne. Il se laissa tomber dans son fauteuil, hors d’haleine. « Tharin, que Père a envoyé en avant... Le roi... C’est le roi qui vient... ! Père et lui sont...

Erius ? » Ariani recula d’un air terrifié jusqu’au mur, les poings serrés sur sa poupée. « Il vient ici ? Tu es certain ? »

La présence agressive et glacée du démon se referma sur Tobin avec une puissance telle qu’il avait du mal à respirer. Encriers et parchemins volèrent de la table et s’éparpillèrent dans la poussière. « Qu’est-ce qu’il y a, Maman ? » souffla-t-il, brusquement affolé par ce qu’il lui voyait dans les yeux.

Avec un cri étouffé, elle bondit sur lui et, le traînant à demi, le portant à demi, quitta la chambre en coup de vent. La fureur du démon s’exerçait autour d’eux, soulevant les joncs secs en véritables tourbillons, faisant valser les lampes sur leur support. Une fois dans le corridor. Mère se pétrifia pour jeter des coups d’œil fébriles en tous sens comme s’il lui fallait à toute force trouver une issue. Tobin faisait de son mieux pour ne pas gémir, malgré les ongles enfoncés dans son bras.

« Non, non, non ! » marmonna-t-elle. De sous son aisselle émergeait la poupée dont l’horrible tête crasseuse et sans traits épiait Tobin.

« Maman..., vous me faites mal ! Où est-ce que nous allons ? » Mais elle ne l’écoutait pas. « Pas deux fois ! Non ! » murmura-t-elle en l’entraînant vers le second étage.

Il essaya bien de se dégager, mais il n’était pas de force contre elle.

« Non, Maman, non..., je ne veux pas aller là-haut !

Il faut nous cacher ! » siffla-t-elle en l’agrippant cette fois par les deux épaules. « Je n’ai pas pu, la dernière fois ! J’aurais voulu ... ! Les Quatre sont témoins que j’aurais voulu ! Mais on m’a empêchée ! Par pitié, Tobin, viens avec Maman, viens, il n’y a pas un instant à perdre ! »

Et elle le hissait cependant à sa suite dans l’escalier puis le traînait le long du couloir jusqu’à l’escalier de la tour. Et quand il essaya de se libérer, cette fois, des mains invisibles le poussèrent dans le dos. La porte s’ouvrit toute seule à la volée, et elle cogna contre le mur avec tant de violence qu’un de ses panneaux se fendit.

Des oiseaux effarés battirent des ailes en piaillant tout autour d’eux pendant que Mère le faisait grimper de vive force vers la chambre de la tour.

La porte en claqua sur leurs talons, la crédence prit son vol à travers la pièce et manqua de peu l’épaule de Tobin avant d’aller s’écraser en travers du seuil, interdisant la fuite. Une bourrasque emporta des tapisseries poussiéreuses accrochées aux murs et ouvrit à grand fracas les fenêtres aux volets fermés. Le soleil eut beau affluer dans la pièce de toutes parts, elle n’en resta pas moins sombre et d’un froid mortel. Du dehors provenait à présent le bruit d’une cavalcade nombreuse remontant la route.

Ariani ne relâcha Tobin que pour se mettre à tournicoter frénétiquement dans la pièce, en larmes et un poing crispé sur la bouche. Tobin se recroquevilla près de la crédence démantibulée. La Mère qu’il avait sous les yeux était celle qu’il connaissait le mieux - virulente et imprévisible. L’autre n’avait été rien de plus qu’un mensonge.

« Que faire ? pleurnicha-t-elle. Il nous a retrouvés. Il pourra nous dénicher n’importe où. Nous échapper, il faut nous échapper ! Ah, Lhel, chienne de Lhel, tu m’avais promis... »

Comme les cliquetis de harnais se faisaient de plus en plus nets, dehors, elle courut à la fenêtre qui surplombait la cour d’entrée. « Trop tard ! le voici... Comment peut-il ? Comment peut-il ? »

Tobin se rapprocha furtivement, juste assez pour jeter un œil par-dessus le rebord. Père et un groupe d’inconnus en manteau écarlate étaient en train de démonter. L’un de ceux-ci portait un heaume doré qui brillait au soleil comme une couronne.

« C’est lui, le roi. Maman ? »

Elle le tira violemment en arrière et l’étreignit si fort qu’il avait la figure plaquée contre la poupée - ça sentait l’aigre et le moisi.

« Regarde-le bien, chuchota-t-elle, et il la sentit toute pantelante.

Regarde-le bien, l’assassin ! Et c’est ton père qui nous l’amène ici... Mais il ne t’aura pas, cette fois ! »

Elle le traîna jusqu’à la fenêtre opposée, celle qui donnait sur les montagnes, à l’ouest. Le démon culbuta une seconde table, ce qui joncha le sol de poupées sans bouche. Le boucan fit virevolter Mère, et le crâne de Tobin heurta suffisamment fort l’angle de l’appui de pierre pour que celui-ci en fût étourdi. Il se sentit tomber, se sentit tirer par Mère une fois de plus, se sentit le visage baigné de soleil et de vent. Rouvrant les yeux, il se découvrit suspendu dans le vide en travers de l’entablement et regardant la rivière gelée.

Exactement comme la dernière fois où Mère l’avait amené ici. Sauf que cette fois elle se tenait accroupie près de lui sur la pierre et que, son visage barbouillé de larmes tendu du côté des montagnes, elle l’agrippait par l’arrière de sa tunique et tirait, tirait de toutes ses forces.

Sentant qu’il perdait l’équilibre, il se débattit comme un forcené, prêt à se cramponner à n’importe quoi, au chambranle de la fenêtre, au bras de Mère, à la robe qu’elle portait -, mais il avait déjà les pieds qui basculaient pardessus sa tête. Sous la glace, en bas, se discernait la course de l’eau, noire comme de l’encre. Il anticipa mentalement la chute, est-ce que la glace allait se briser quand il atterrirait ?

Et là-dessus Mère poussa un cri strident et le dépassa en trombe, enveloppée dans un tourbillon démentiel de jupes et de cheveux noirs. Le temps d’un éclair, ils se regardèrent les yeux dans les yeux, et il eut l’impression que se passait entre eux quelque chose de foudroyant qui les joignit, juste un instant, les yeux dans les yeux, cœur à cœur.

Et puis il y eut quelqu’un qui le tenait par une cheville et qui le hissait sans ménagement dans la tour. Son menton heurta le rebord extérieur de l’entablement, et il plongea en vrille dans les ténèbres avec sur la langue le goût du sang.

Rhius et le roi s’apprêtaient à mettre pied à terre quand de l’arrière du château leur parvint l’écho d’un hurlement.

« Par la Flamme ! Est-ce un coup de ton fameux démon ? » s’écria Erius en jetant alentour un coup d’œil inquiet.

Mais Rhius savait trop que le démon n’avait pas de voix. Bousculant les autres cavaliers, il refranchit à toutes jambes la poterne, voyant par avance en esprit ce à quoi il aurait dû s’attendre et qu’il allait voir et revoir en rêve aussi longtemps qu’il lui faudrait vivre : Ariani plantée là-haut près d’une fenêtre qui aurait dû être aveuglée de volets, Ariani distinguant le heaume doré de son frère au bas de la prairie et se figurant...

Il longea la rivière en trébuchant, contourna l’enceinte jusqu’à l’angle et, se figeant là, ne put réprimer un cri de détresse à la vue des jambes blanches que semblaient désarticuler deux rochers de la berge. Il se précipita pour rabattre les jupes que la chute avait refoulées autour de la tête. Il leva les yeux vers la tour qui l’écrasait de sa masse. Il n’y avait pas d’autre ouverture sur cette face que la fenêtre carrée, là, juste à l’aplomb. Et ses volets étaient ouverts.

Elle s’était rompu l’échine contre un rocher, et fracassé le crâne en heurtant la glace. Le noir des cheveux et le rouge du sang répandus autour du visage lui faisaient une auréole d’épouvanté. Ses beaux yeux, grands ouverts, fixaient Rhius avec une expression d’angoisse et d’indignation qui l’accusait toujours, par-delà la mort.

Ce regard le fit reculer en titubant, mais ce fut pour tomber dans les bras du roi. « Par la Flamme ! » s’étrangla Erius en contemplant la morte. « Ma pauvre sœur, qu’as-tu fait là ? »

Le duc se comprima les tempes à deux poings, tant le taraudait le désir de rattraper d’un coup tout le temps perdu en lui cassant la gueule, au cher beau-frère.

« Mon roi, finit-il par articuler en se laissant tomber près d’elle, votre sœur est morte. »

Tobin se rappelait sa chute. Au fur et à mesure que la conscience lui revenait, il s’avisa que se trouvait sous lui de la terre ferme et, d’instinct, s’y plaqua de tout son ventre, trop terrifié encore pour bouger. Quelque part dans les environs résonnaient des voix qui parlaient toutes à la fois sans qu’il puisse comprendre un mot. Il ne savait ni où il était ni comment il y était arrivé.

Il finit par soulever ses paupières lourdes et par se rendre compte qu’il gisait dans la chambre de la tour. Il y régnait un grand silence.

Le démon se trouvait là aussi. Jamais sa présence n’avait été aussi sensible. Il s’en dégageait pourtant quelque chose de différent, mais quoi au juste, Tobin n’arrivait pas à le définir.

Il se sentait dans un état des plus bizarres, comme s’il rêvait, mais le mal que lui faisaient sa bouche et son menton l’avertissait qu’il ne rêvait pas. Il essaya bien de se rappeler comment il était monté là, mais sa cervelle se fit alors toute cotonneuse et aussi bruyante qu’une ruche pleine d’abeilles.

La partie de sa joue qui touchait les dalles de pierre lui faisait mal aussi.

Il tourna la tête de l’autre côté et se trouva presque nez à nez avec l’affreuse poupée sans visage de sa maman, car elle gisait juste à deux ou trois pouces hors de sa portée.

Où pouvait bien être Mère ? Jamais elle ne se séparait de sa poupée.

Jamais.

Père ne me permettra pas de la garder, songea-t-il. Mais c’était de ça, justement qu’il avait envie, tout à coup, la garder, plus envie que de rien d’autre au monde. Oui, elle était affreuse, et il l’avait détestée toute sa vie, mais il tendit la main quand même en se souvenant de l’incroyable tendresse avec laquelle sa maman disait : C’est la plus réussie que j’aie jamais faite. Il lui sembla presque qu’elle venait précisément de le dire tout haut.

Où est-elle ?

Dans sa cervelle, le bourdonnement se fit encore plus fort quand il se mit sur son séant et serra la poupée dans ses bras. Elle était petite et rêche et grumeleuse, mais elle avait aussi quelque chose de solide et de réconfortant.

Comme il jetait tout autour des regards inquiets, il eut la stupeur de se voir lui-même à l’autre bout de la pièce, accroupi près d’une table démantibulée.

Seulement, ce Tobin-là était tout nu, tout sale, et il avait l’air irascible et les joues sillonnées de larmes. Puis cet autre lui-même ne tenait pas de poupée, et il se bouchait encore les oreilles à deux mains pour refouler quelque chose dont ils n’avaient ni l’un ni l’autre envie de se souvenir.

Nari ne laissa s’échapper qu’un seul cri d’horreur avant de se plaquer la main sur la bouche lorsque le duc pénétra dans la grande salle en titubant, le corps désarticulé d’Ariani dans ses bras. Il lui avait suffi du premier coup d’œil pour la savoir morte. Les oreilles et la commissure des lèvres saignaient, les yeux ouverts avaient la fixité de la pierre.

Tharin et le roi le talonnaient. Erius persistait à vouloir toucher le visage de sa sœur, mais Rhius le lui interdisait, qui s’avança jusqu’à la cheminée avant que ses genoux ne cèdent. En s’affaissant, il ne fit même que la blottir plus étroitement contre sa poitrine avant d’enfouir sa figure dans l’opulente chevelure noire.

C’était probablement la première fois depuis la naissance de Tobin qu’il pouvait embrasser sa femme, songea Nari.

Erius se laissa pesamment tomber sur l’un des bancs de l’âtre puis leva les yeux vers elle et vers ceux de ses familiers qui l’avaient suivi. Il avait le teint gris, ses mains s’entrechoquaient.

« Sorte »z, commanda-t-il sans adresser cet ordre à personne en particulier. Ce n’était pas nécessaire. Chacun s’éclipsa, Tharin excepté.

D’après la dernière image qu’eut de lui Nari, il se trouvait toujours debout, légèrement en retrait des deux autres qu’il contemplait d’un air totalement inexpressif.

Ce n’est qu’au beau milieu de l’escalier qu’elle recouvra soudain ses esprits. Et Tobin ? il prenait ses leçons avec sa mère, tout à l’heure... !

Elle acheva de grimper l’escalier quatre à quatre et enfila le corridor en courant. Son cœur fit un bond pénible quand elle aperçut les débris des lampes sur le sol. Vide était la chambre à coucher du petit, vide aussi la pièce aux joujoux. Quant au matériel d’écriture, la jonchée en était semée, et l’un des fauteuils gisait sur le flanc. La peur referma son poing sur le cœur de Nari. « Ô Illior, faites qu’il n’ait rien ! »

Elle se rua de nouveau dans le corridor et, tout au bout, vit que la porte menant au second étage était ouverte.

« Miséricorde du Créateur, oh non, pas ça ! » souffla t-elle en se précipitant.

À l’étage au-dessus, des lambeaux de tentures éparpillés sur le dallage humide et froid se firent comme un plaisir d’entraver Nari dans sa course éperdue vers la porte abîmée donnant sur l’étroit escalier de la tour. Du vivant d’Ariani, jamais ces lieux ne l’avaient accueillie volontiers, aussi se faisait-elle l’effet d’une intruse. Mais lorsqu’elle atteignit le palier supérieur, ce qu’elle vit anéantit d’un seul coup ses scrupules.

La chambre de la tour était encombrée de débris de meubles et de poupées démantibulées. Les quatre fenêtres en étaient ouvertes, et cependant régnaient là des ténèbres fétides. Puanteur connue.

« Tobin, où es-tu, mon petit ? »

Sa voix lui parut achopper sur l’espace exigu, mais elle entendit avec assez de netteté un halètement saccadé pour s’en laisser guider jusqu’à l’angle le plus éloigné de la fenêtre fatale. À demi dissimulé sous une tapisserie décrochée, Tobin était pelotonné contre le mur, ses maigres bras enserrant ses genoux, le regard agrandi sur rien.

« Oh, mon pauvre petit chou ! » hoqueta Nari, tombant à genoux près de lui. En voyant les traînées de sang qui lui maculaient le visage et la tunique, elle eut peur d’abord qu’Ariani ne lui ait tranché gorge et qu’il ne meure dans ses bras, là, et qu’en définitive tant de souffrances et tant de mensonges et tant d’attente et tant de patience n’aient servi à rien.

Elle essaya de le soulever, mais il se dégagea et se recroquevilla davantage encore dans son coin, le regard plus désert que jamais.

« Tobin, mon chou, c’est moi. Viens, maintenant, retournons dans ta chambre... »

Il ne bougea pas, ne manifesta pas qu’il s’apercevait de sa présence. Elle se serra tout contre lui, lui caressa les cheveux. « S’il te plaît, mon chou. Il fait fichtrement froid ici, pour y rester. Allons à la cuisine prendre un bon bol de bonne soupe de Cuistote. Tobin ? Regarde-moi, mon petit. Tu es blessé ? »

Des pas pesants ébranlaient l’escalier de la tour, et Rhius finit par surgir, Tharin sur ses talons.

« As-tu... ? Oh, louée soit la Lumière ! » Le duc enjamba vaille que vaille le capharnaüm et s’agenouilla auprès de la nourrice. « Est-il grièvement blessé ?

Non, messire, rien que terrifié », chuchota-t-elle sans cesser de caresser les cheveux de Tobin. « Il doit avoir vu... »

Rhius se pencha, cueillit tendrement le menton de son fils dans l’espoir de lui faire lever la tête, mais il ne suscita qu’une réaction de rejet violente.

« Que s’est-il passé ? interrogea-t-il néanmoins de sa plus douce voix.

Pourquoi ta mère t’avait-elle amené ici ? »

Tobin demeura muet.

« Regardez donc autour de vous, messire ! » Nari repoussa les mèches noires qui ombrageaient la figure du petit pour examiner la grosse ecchymose qui s’y épanouissait. Le sang qui lui barbouillait les joues et la tunique ne venait pas de là mais d’une plaie en forme de croissant qu’il avait au bout du menton. Une plaie pas très étendue mais profonde. « La princesse a dû voir le roi survenir en votre compagnie. C’était leur première rencontre depuis... Enfin bref, vous savez comment elle était. »

Elle examina plus attentivement le visage exsangue de Tobin. Pas une larme, mais l’œil aussi fixe et rond que s’il était encore en train de contempler quelque chose d’ahurissant.

Il n’opposa pas de résistance lorsque son père le prit dans ses bras pour le redescendre jusqu’à sa chambre, mais il ne se détendit pas non plus, demeura si recroquevillé qu’il ne pouvait être pour l’instant question de lui retirer ses vêtements souillés. Aussi Nari se contenta-t-elle de le déchausser, de lui laver le museau puis de le fourrer au lit sous des tas de couvertures supplémentaires. Agenouillé près de lui, le duc lui prit une main dans les siennes et se mit à lui murmurer des douceurs sans le lâcher des yeux, si pâle sur l’oreiller, dans l’espoir de surprendre une quelconque réaction. En se détournant, Nari découvrit Tharin planté juste en deçà du seuil, et blanc comme le lait. Elle alla le rejoindre et lui trouva les mains glacées.

« Il en sera quitte pour la peur, dit-elle afin de le réconforter. Il a été terriblement secoué, mais c’est tout.

— Elle s’est jetée par la fenêtre de la tour, chuchota-t-il sans détacher son regard du père et de l’enfant. Et elle y avait emmené Tobin... Regarde-le, Nari. Tu ne crois pas qu’elle a voulu... ?

— Aucune mère au monde ne ferait une chose pareille ! » Elle n’en était pourtant pas tellement certaine, au fond de son cœur.

Ils restèrent là quelque temps, figés comme sur les tréteaux d’un tableau vivant. Enfin, Rhius se releva et brossa d’une main absente le devant de sa tunique tout ensanglantée. « Il me faut assister le roi. Il compte la remmener à Ero pour l’ensevelir dans la nécropole royale. »

Nari noua rageusement ses mains dans son tablier. « Et le petit ? Par égard pour lui, ne devrait-on pas attendre que... ? »

Rhius lui répliqua par un regard si chargé d’amertume qu’elle sentit les mots se figer dans sa gorge. « Le roi a parlé. » Et il quitta la pièce en brossant sa tunique avec le même geste machinal. Non sans un dernier coup d’œil affligé vers l’enfant assoupi, Tharin lui emboîta aussitôt le pas.

Nari attira un siège auprès du lit puis tapota la frêle épaule de Tobin enfouie sous les couvertures. « Mon pauvre pauvre petit chéri, soupira-telle. Ils ne te laisseront même pas la pleurer ! »

Tout en lui caressant tendrement le front, elle se vit aussi net que ça te l’empaqueter et te l’emporter bien loin de cette maison de misère. Les paupières closes, elle s’imagina également très bien te l’élever comme le sien propre dans quelque chaumière de rien du tout mais au diable des rois, des fantômes et des bonnes femmes frappées de folie.

Les gémissements qu’il avait déjà perçus se faisant plus forts, Tobin se pelotonna davantage encore. Puis la voix désolée se modifia progressivement pour devenir le vacarme d’un vent d’est violent qui se fracassait contre les murailles du château. En dépit des lourdes couvertures qu’il sentait peser sur son corps, il avait froid, tellement froid !

Il ouvrit les yeux et lorgna la petite lampe de nuit qui gouttait sur le guéridon placé à la tête du lit. Juste à côté, Nari s’était endormie dans un fauteuil.

Elle l’avait mis au lit tout habillé. Dépliant lentement ses membres ankylosés, il se laissa rouler sur le flanc face au mur et retira de sa tunique la poupée de chiffon.

Il ne savait pas pourquoi il l’avait. Il était arrivé quelque chose de vilain, quelque chose de si vilain qu’il ne pouvait pas s’imposer de se demander ce que c’était.

Ma maman est...

Il ferma les yeux le plus serré qu’il put tout en étreignant follement la poupée.

Si j’ai la poupée, c’est parce que ma maman...

Il ne se rappelait pas avoir caché la poupée sous sa tunique, il ne se rappelait rien, vraiment, mais cela ne l’empêcha pas de la cacher de nouveau, maintenant sous les couvertures, puis de la repousser avec les pieds jusqu’au fond du lit, tout en sachant pertinemment qu’il faudrait très bientôt lui trouver une cachette moins incertaine. Il savait que c’était très mal d’avoir envie d’une poupée, que c’était une honte, pour un garçon, pour un futur guerrier, d’en éprouver le besoin, mais il ne l’en cacha pas moins, débordant de vergogne et de convoitise. Après tout, peut-être bien que sa maman la lui avait donnée.

Glissant à nouveau dans un sommeil inquiet, il rêva une fois et une autre et une autre encore que sa mère lui confiait la poupée. Et chaque fois, elle souriait en lui disant : « C’est la plus réussie que j’aie jamais faite. »

10

Tobin dut garder le lit deux jours. Il passa d’abord la plupart du temps à dormir, bercé par le bruit têtu de la pluie qui battait les volets tandis que la débâcle de ses glaces, en bas, faisait maugréer et gronder la rivière.

Il lui arrivait, à demi éveillé, de croire que sa maman se trouvait avec lui dans la chambre et, debout au pied de son lit, se tordait les mains comme elle l’avait fait en voyant le roi remonter la colline. Oui, elle était là, il en aurait juré, même il l’entendait respirer, mais, lorsqu’il ouvrait les yeux pour voir, elle n’y était pas.

Le démon, lui, si. Tobin le sentait maintenant rôder sans trêve autour de lui. La nuit, il se collait davantage contre Nari et se faisait accroire tant bien que mal qu’il ne sentait aucun regard s’appesantir sur lui. En tout cas, tout puissant qu’il était, l’autre ne le touchait plus, ne brisait plus rien.

L’après-midi du second jour le vit tout à fait réveillé et nerveux. Tharin et Nari lui tinrent compagnie dans la journée, lui contant des histoires et l’entourant de petits joujoux comme s’il avait été un bébé. Les autres domestiques vinrent aussi lui tapoter la main, lui poutouner le front.

Tout le monde lui rendit visite - hormis Père. Et quand Tharin finit par expliquer que Père avait été contraint de repartir avec le roi pour Ero mais qu’il n’y resterait pas bien longtemps, Tobin eut très mal à la gorge mais sans réussir à trouver des larmes à verser.

Personne ne lui disait mot de Mère. Il se demanda bien ce qu’elle avait pu devenir après avoir quitté la tour, mais il ne pouvait se résoudre à poser la question. En fait, il ne se sentait pas d’humeur à parler si peu que ce soit.

Aussi s’en garda-t-il bien, même quand les autres se mirent à le cajoler. À la place, il jouait avec sa cire ou se tapissait sous ses couvertures en attendant que tout le monde s’en aille. Les rares fois où on le laissa bien seul, il sortit la poupée de chiffon de sa nouvelle cachette, derrière l’armoire, et se contenta de la tenir, les yeux fixés sur l’ovale de tissu totalement vierge qui lui tenait lieu de figure.

Mais bien sûr qu’il a une figure ! La plus jolie que...

Jolie, non, elle n’était pas jolie, pas du tout. Elle était affreuse, cette poupée. Et son rembourrage faisait comme des grumeaux, dedans, comme des boulettes, et on sentait sous les doigts dans les jambes et les bras pas même assortis des petits machins pointus comme des échardes. Sa peau de mousseline épaisse était tachée, crasseuse, défraîchie. Il lui découvrit toutefois quelque chose de nouveau, c’est qu’elle portait autour du cou une fine cordelette noire et satinée, mais nouée si serré qu’on ne pouvait la voir qu’à condition de démancher carrément la tête.

Au demeurant, tout affreuse qu’elle était, Tobin trouvait qu’émanait d’elle ce parfum de fleurs que Mère s’était mis durant ces ultimes semaines de bonheur, et cela suffisait. Il montait donc jalousement la garde, et, lorsqu’on lui permit finalement de se lever, le troisième jour, il se dépêcha d’aller cacher la poupée dans la pièce voisine au fond du vieux coffre.

Le temps s’était remis au froid, et l’on entendait chuinter dehors des averses de neige fondue. Le jour pauvre donnait un air sombre et morne à la chambre aux joujoux. Il y avait des moutons sur les dalles et sur les toits en terrasse des immeubles de la ville en bois ; les petits bonshommes de bois gisaient éparpillés sur le Palatin comme ces victimes de la peste qu’avait évoquées Père dans une de ses lettres. Dans son coin, le guerrier-cathèdre plenimarien avait si bien l’air de se moquer de lui que Tobin finit par le réduire en pièces en jetant le manteau dans l’armoire vide et en fourrant le heaume dans le coffre.

S’approchant de la table aux écritures près de la fenêtre, il toucha d’un doigt circonspect les objets qu’ils avaient partagés, Mère et lui - les parchemins, le flacon d’encre et son sablier, les grattoirs, les plumes. .. Ils avaient ensemble défriché près de la moitié de l’alphabet. Des pages de lettres nouvelles hardiment tracées de sa grande écriture à elle attendaient simplement qu’il s’exerce. Il en prit une et la flaira dans l’espoir qu’elle aurait son parfum, elle aussi, mais elle ne sentait que l’encre.

À la neige fondue avait succédé depuis quelques jours une pluie de printemps précoce quand Père revint. Il avait un air bizarre et navré, et il semblait que personne, pas même Tharin, ne savait quoi lui dire. Après le souper dans la grande salle, ce soir-là, il renvoya tout son petit monde puis s’installa au coin du feu et prit Tobin sur ses genoux avant de retomber dans un long mutisme.

Finalement, il lui souleva son menton meurtri et le regarda dans les yeux.

« Il t’est impossible de parler, petit ? »

Tobin fut scandalisé de voir son brave papa pleurer. Ne pleurez pas !

songea-t-il, également affolé par les larmes qui ruisselaient dans la barbe poivre et sel, les guerriers ne pleurent pas. Les mots, il les entendait dans sa tête, mais il était encore incapable de proférer le moindre son.

« Alors tant pis. » Père l’attira tout contre sa large poitrine, et il y appuya sa tête, l’oreille attentive aux battements réconfortants que faisait le cœur, et trop aise aussi de n’avoir plus à regarder couler ces terribles larmes. Peut-

être que c’était pour ça que Père avait renvoyé tout le monde, pour que personne ne les voie ?

« Ta mère... Elle n’allait pas bien. Tôt ou tard, tu entendras dire ici ou là qu’elle était folle, et elle l’était. » Il marqua une pause, et Tobin le sentit pousser un énorme soupir. « Ce qu’elle a fait dans la tour... C’était la folie.

Sa mère en était atteinte, elle aussi. »

Il s’était passé quoi, dans la tour ? Tobin ferma les yeux. Il se sentait tout chose. Les abeilles s’étaient remises à bourdonner dans sa cervelle. Est-ce que ça rendait fou, faire des poupées ? Il se ressouvint de la faiseuse de joujoux qu’il avait vue en ville. Il n’avait rien remarqué en elle de détraqué.

Et Grand-Maman, est-ce qu’elle aussi faisait des poupées ? Non, elle avait empoisonné son mari, elle, et...

Rhius poussa un nouveau soupir. « Je ne crois pas que ta maman avait l’intention de te faire du mal. Quand elle avait ses crises, elle ne savait pas ce qu’elle faisait. Tu comprends ce que je te dis ? »

Tobin ne comprenait rien du tout, mais il n’en hocha pas moins la tête, dans l’espoir que Père serait content. Ça ne lui plaisait pas, de penser à Mère, pour le moment. Lorsque ça lui arrivait, il avait l’impression de voir deux personnes différentes, et ça lui faisait trop peur. La première, la femme mauvaise et distante, celle qui avait « ses crises », il en avait toujours eu peur. L’autre - celle qui lui avait appris à tracer les lettres, qui montait à califourchon, ses cheveux déployés au vent comme une bannière, et qui sentait les fleurs -, l’autre était une étrangère qui était venue en visite pour pas bien longtemps puis qui l’avait abandonné. Dans l’esprit de Tobin, elle avait disparu de la tour comme un de ses oiseaux.

« Tu comprendras, un jour ou l’autre », ajouta Père. Il remonta Tobin pour le regarder bien en face, une nouvelle fois. « Tu es très singulier, mon enfant. »

À ces mots, le démon, qui s’était jusque-là tenu si tranquille, empoigna si méchamment une tapisserie du mur opposé qu’elle se déchira en plein milieu et que la tringle qui la portait se brisa net. Le tout s’affala par terre à grand fracas, mais Père n’en tint aucun compte. « Tu es trop jeune encore pour y penser, mais je te garantis qu’une fois grand tu seras un valeureux guerrier. Tu vivras à Ero, et tout le monde s’inclinera devant toi. Tout ce que j’ai fait, Tobin, je l’ai fait pour toi et pour Skala. »

Tobin fondit en larmes et enfouit à nouveau sa figure dans la poitrine de Père. Ça lui était égal, de vivre un jour à Ero, ça lui était égal comme tout le reste, il n’avait qu’une envie, qu’une seule, cesser de voir à Père cet air bizarre qui faisait de lui comme un autre homme et qui ressemblait beaucoup trop à celui de Mère.

À celui qu’elle avait pendant ses crises.

Le lendemain, Tobin rassembla pêle-mêle encriers, parchemins, plumes... et les entassa dans un coffre inutilisé de sa chambre puis glissa la poupée dessous, non sans l’avoir d’abord cachée dans un vieux sac à farine découvert dans la cour des cuisines. Cela n’allait pas sans risques, il en était conscient, mais l’idée qu’elle se trouvait à portée de main lui permit de se sentir un tout petit peu mieux.

Du coup, il trouva la force de sonder les ombres de ses propres yeux dans le miroir de sa toilette et d’articuler silencieusement : Ma maman est morte, sans rien ressentir du tout.

Et néanmoins, pour peu que son esprit tendît à s’égarer vers les motifs de cette mort ou vers ce qui s’était passé dans la tour ce jour-là, alors, chaque fois ses idées s’éparpillaient aussitôt comme une poignée de haricots lancés à la volée, tandis qu’un fer rougi à blanc se mettait à lui poindre le creux du sternum, et c’était si douloureux qu’il pouvait à peine respirer. Mieux valait ne pas du tout penser à tout ça.

La poupée, c’était une tout autre affaire. S’il n’osait en laisser connaître l’existence à qui que ce soit, il ne pouvait pas davantage l’abandonner dans son coin. Le besoin de la toucher le réveillait en pleine nuit et l’attirait du côté du coffre. Une fois, il se rendormit à même le sol et se réveilla juste à temps pour la recacher avant que Nari ne s’éveille elle-même et ne découvre le pot aux roses.

Cet incident l’ayant incité à chercher une nouvelle cachette, il finit par jeter son dévolu sur le coffre d’une des anciennes chambres d’amis abandonnées au second étage. Plus personne ne semblait se soucier de l’y voir monter. Père passait le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre. À présent que la plupart des serviteurs avaient décampé ou reçu leur congé, Nari ne savait où donner de la tête au château pendant la journée, accablée de travail qu’elle était entre le ménage et le coup de main nécessaire aux cuisines. Comme toujours, il y avait bien Tharin, mais Tobin ne se sentait d’humeur ni à monter ni à tirer ni même à s’entraîner à l’épée.

L’unique compagnon qu’il eut durant les longues et mornes semaines de ce printemps-là fut le démon. Celui-ci le talonnait en permanence, il le guignait, blotti dans l’ombre et la poussière, en haut, lors des visites à la poupée. Tobin se sentait partout espionné par lui. Par lui qui savait son secret.

Tobin était en train de faire parcourir les rues de sa ville à un petit bonhomme en bois quand Tharin s’encadra sur le seuil de la porte.

« Comment va la vie à Ero, aujourd’hui ? » lança t-il tout en s’asseyant près de lui pour l’aider à remettre sur pied quelques moutons de terre cuite dans leur enclos du marché. Il avait des gouttes de pluie dans sa courte barbe blonde, et il sentait les feuilles et le grand air. Apparemment, ça lui était égal, le mutisme de son vis-à-vis. Il maniait avec autant d’aisance la conversation pour eux deux que s’il connaissait la pensée de Tobin. « Ta mère doit bien te manquer. Elle était quelqu’un, de son temps. Nari me dit qu’elle allait beaucoup mieux, depuis quelques mois. Il paraît qu’elle t’enseignait tes lettres ? »

Tobin acquiesça d’un signe.

« J’en suis bien content. » Il s’interrompit le temps de disposer quelques moutons davantage à sa guise. « Elle ne te manque pas ? »

Tobin haussa les épaules.

« Par la Flamme ! à moi, si. »

Devant le regard étonné de Tobin, il hocha la tête. « J’étais là, quand ton père lui faisait la cour. Il l’aimait, à l’époque, et elle aussi. Oh, je sais bien qu’ils n’ont pas tellement dû te donner cette impression-là, mais c’était quand même comme je te dis, avant. Ils formaient le plus beau couple d’Ero

- lui comme guerrier dans la fleur de l’âge, et elle en princesse éblouissante que vient tout juste d’effleurer la féminité. »

Tobin s’était mis à tripoter un petit bateau. Imaginer ses parents se comportant l’un vis-à-vis de l’autre différemment de ce qu’il avait toujours vu lui était impossible.

Tharin se releva et lui tendit la main. « Allons, viens, Tobin, ça fait assez longtemps que tu te morfonds dedans. Dehors, la pluie s’est arrêtée, et le soleil brille. Un temps idéal pour tirer à l’arc. Va donc prendre tes bottes et ton manteau. Tes armes sont toujours là où tu les as laissées, en bas. »

Tobin se laissa remettre sur pied et emmener dans la cour des casernements. Les hommes y fainéantaient au soleil, et c’est avec une jovialité factice qu’ils l’accueillirent.

« Enfin le voilà ! dit Laris dans sa barbe grise en le juchant sur son épaule. Tu nous as manqué, mon gars. Est-ce que Tharin va te remettre à tes leçons ? »

Tobin fit signe que oui.

« Hé là, petit prince, c’est quoi, ça ? blagua Koni d’un air espiègle en lui secouant le pied. Vous allez nous parler, j’espère !

— Il le fera quand il sera prêt, intervint Tharin. Va me chercher l’épée du prince, qu’on voie un peu de quoi il se souvient. »

Tobin le salua de sa lame et prit la position. Tout au long des premières passes, il se sentit raide et maladroit, mais quand on en vint au bouquet final des coups et des parades, les hommes s’étaient mis à l’ovationner.

« Pas mal, commenta Tharin. Mais je veux te revoir ici tous les jours. Un temps viendra où tu te féliciteras de t’être imposé tous ces exercices.

Maintenant, voyons voir comment se comporte ton bras d’arc. »

Et il s’engouffra dans les baraquements pour en rapporter l’arc et les flèches d’entraînement du prince, ainsi que le sac de copeaux qui leur tenait lieu de cible. Il jeta celui-ci au milieu de la cour, à quelque vingt pas d’eux.

Tobin contrôla sa corde puis y ajusta une flèche qu’il décocha. La flèche s’envola de travers et trop haut pour aller se ficher dans la terre non loin du rempart.

« Surveille ton souffle et écarte un peu les pieds », lui rappela Tharin.

Tobin prit une profonde inspiration et expira lentement pendant qu’il décochait son deuxième trait. Lequel cette fois atteignit le but, embrochant le sac qui fit une embardée de plusieurs pieds.

« Correct. Suivante ? »

Tharin ne lui en permettait que trois à l’entraînement. Après les avoir épuisées, il était censé réfléchir au moyen d’améliorer son tir pendant qu’il s’occupait à les ramasser.

Mais il n’eut pas le loisir de le faire, en l’occurrence, que Tharin se tournait vers Koni : « Tu as par là ces nouvelles flèches que j’ai fait empenner pour le prince ?

— Ici même. » Koni plongea la main derrière le tonneau qui lui servait de siège et extirpa un carquois muni d’une demi-douzaine de flèches neuves empennées de plumes d’oie sauvage. « Avec mes souhaits qu’elles te portent chance, Tobin », dit-il en lui tendant le tout.

Tobin en sortit une et s’aperçut qu’elle avait pour tête une petite bille de pierre. Il gratifia Tharin d’un grand sourire: c’étaient en effet des flèches de chasse.

« Figure-toi que Cuistote meurt d’envie de rôtir une grouse ou un lapin, déclara Tharin. T’ennuierait, m’aider à trouver le souper ? parfait. Laris, va donc demander au duc si ça lui dirait de se joindre à une partie de chasse.

Maniès, fais seller Gosi. »

Laris eut beau faire diligence, c’est en faisant non de la tête, hélas, et seul qu’il reparut. Tobin cacha de son mieux son désappointement pendant qu’il gravissait le chemin de montagne en compagnie de Tharin et Koni. Les arbres étaient encore dépouillés, mais de-ci de-là pointaient déjà quelques pousses vertes au travers du tapis de feuilles mortes. Il flottait dans l’air de vagues prémices de vrai printemps, et la forêt sentait le bois en putréfaction et l’humus mouillé. Lorsqu’on eut atteint la zone du couvert que Tharin estimait prometteuse, on mit pied à terre pour enfiler un sentier presque invisible et sinueux.

C’était la première fois que Tobin s’aventurait aussi loin dans les bois.

Derrière, le chemin qu’ils avaient emprunté pour venir ne fut bientôt plus visible, tant la futaie s’épaississait, le terrain se faisant quant à lui de plus en plus accidenté. Et comme il n’y avait que leurs pas comptés pour froisser le silence, il percevait le grincement curieux que faisait la friction des branches et le crépitement de petites pattes détalant parmi les taillis. Enfin, bonheur suprême, le démon s’était abstenu de le suivre. Libre, il était libre.

Ses deux compagnons lui montrèrent comment s’y prendre pour attirer la grouse en piquant sa curiosité par l’imitation: peuk peuk peuk, de son propre cri. Il retroussa bien ses lèvres comme eux, mais ne réussit à émettre qu’une espèce de pétarade.

En revanche, plusieurs oiseaux répondirent à l’appel de Tharin en pointant le bec hors des fourrés ou en venant se percher sur des abattis pour mieux voir ce qui se passait. Les deux hommes laissèrent à Tobin l’honneur de les tirer tous, et il finit par en atteindre un qui se pavanait sur un tronc couché.

« Bravo ! » dit Tharin en lui bourrant l’épaule d’un air faraud. « Va maintenant ramasser ta proie. » Sans lâcher son arc, Tobin se précipita et risqua un œil pardessus l’arbre mort.

La grouse était bel et bien renversée sur le flanc, mais elle vivait encore.

Sa tête rayée toute dévissée, elle darda sur lui une prunelle noire. Sa queue en éventail palpita vaguement lorsqu’il se pencha sur elle, mais il lui fut impossible de se déplacer. Une goutte de sang vermeil lui perla au bout du bec, du même vermeil que...

Un étrange bourdonnement assaillit Tobin. On aurait dit des abeilles, mais c’était trop tôt dans l’année. Quand il recouvra ses esprits, il se trouvait couché sur le sol mouillé, et Tharin lui frictionnait le torse et les poignets d’un air bouleversé.

« Tobin ! Qu’est-ce qui ne va pas, mon garçon ? »

Abasourdi, Tobin se mit sur son séant et promena son regard alentour.

Son arc gisait par terre, au risque de se tremper, mais apparemment personne ne s’en inquiétait. Assis tout près de lui sur le tronc d’arbre mort, Koni tenait par les pattes la grouse inerte.

« L’avez bien eu, prince Tobin. Nous l’avez carrément décanillé de son perchoir, ce vieux master Coq. Pourquoi que c’est alors que vous vous êtes évanoui ? Z’êtes malade ? »

Tobin secoua la tête. Il ne savait pas du tout ce qui s’était passé. Tendant la main vers l’oiseau, il lui déploya la queue pour mieux en admirer l’éventail de plumes rayées.

« Un très joli coup, dit Tharin, mais ça devrait suffire pour aujourd’hui, je crois. »

Tobin secoua de nouveau la tête, mais avec une vigueur accrue, cette fois, puis sauta sur ses pieds pour bien montrer comme il était en forme.

Tharin eut un moment d’hésitation puis se mit à rire. « Eh bien soit, puisque tu le dis ! » Tobin abattit une autre grouse avant la tombée du jour et, lorsqu’on prit le chemin du retour, plus personne ne se souvenait de son stupide évanouissement - pas même lui.

Au cours des semaines suivantes, les jours qui s’allongeaient leur permirent de passer davantage d’heures dans la forêt. Le printemps survint dans les montagnes, habillant les arbres de verts tout frais tout neufs et faisant surgir de la terre brune tendres pousses et champignons de toutes les couleurs. Des biches s’aventuraient dans les clairières pour apprendre à brouter à leurs faons mouchetés. Tharin se refusait à les tirer, n’admettant pour gibier que les grouses et les lapins.

li leur arrivait de rester toute la journée dehors, à rôtir au-dessus du feu leurs prises enfilées sur des broches de fortune, quand la chasse était bonne, et à se contenter, quand elle était mauvaise, du fromage et du pain que Cuistote leur dépêchait. Tobin se montrait également satisfait de ces deux formules, dans la mesure où l’une et l’autre signifiaient la vie au grand air.

Jamais il ne s’était trouvé à pareille fête.

Tharin et Koni lui enseignèrent à consulter la position du soleil pardessus son épaule afin d’être toujours en mesure de s’orienter même au fin fond des bois. Lorsqu’ils tombèrent, dans un éboulis, sur un nid de serpents encore à demi léthargiques de leur long sommeil hivernal, Koni expliqua que la forme des têtes indiquait s’il s’agissait de vipères ou pas. Tharin lui apprit à relever les empreintes et les traces des divers hôtes de la forêt.

Celles de renards, de cerfs ou de lapins pour la plupart. Un jour toutefois qu’on

suivait une sente à gibier, le capitaine s’accroupit tout à coup auprès d’une flaque de terre meuble.

« Vois ça ? » lâcha-t-il en désignant une marque plus large que sa main.

Ça ressemblait plus ou moins à celle d’un mâtin, mais en plus rond. « Un couguar, ça. À cause de ça que tu restes à jouer dans la cour, mon gars. Une grande femelle qui aurait des petits à nourrir te considérerait comme une véritable aubaine. »

La mine effarée du petit le fit pouffer, et il lui ébouriffa la tignasse.

« Risques pas vraiment d’en voir un le jour et, l’été venu, ils remontent vers les sommets. Mais autant faire gaffe à ne jamais te trouver tout seul par ici la nuit. »

S’il retenait de bon cœur toutes ces leçons, Tobin n’en faisait pas moins des observations personnelles : cette crevasse hospitalière sous cet arbre abattu, ce cirque abrité de rochers, ce trou d’ombre au bas du surplomb..., autant de cachettes idéales pour la poupée si compromettante. Si bien qu’il en vint à se demander pour la première fois quel effet ça lui ferait de se balader dans ces parages sans mentor et d’en explorer par lui-même les petits secrets.

De temps en temps. Père se joignait bien à leurs parties de chasse, mais il se montrait trop taciturne pour que Tobin se sente à l’aise en sa compagnie.

L’essentiel de ses journées, il le passait claquemuré dans sa chambre, exactement comme l’avait fait Mère, avant.

La porte de son père, Tobin s’en approchait plus qu’à son tour pour y coller l’oreille, tant lui faisait mal le désir que les choses soient de nouveau comme elles avaient été. Avant.

Nari l’y surprit, un après-midi, et s’agenouilla pour l’enlacer. « Ne t’inquiète pas, chuchota-t-elle en lui caressant la joue. Les hommes ont besoin de solitude pour épuiser leurs pleurs. Un peu de patience, et il sera remis, »

Mais les fleurs sauvages eurent beau émailler le gazon neuf de la prairie, le duc Rhius demeura comme une ombre dans la maison.

Vers la fin de Lithion, les routes furent assez sèches pour que l’on se rende en ville avec la carriole. Le jour du marché, Cuistote et Nari décidèrent que Tobin les escorterait à Bierfût, Ce serait une gâterie pour lui, se disaient-elles, que de monter Gosi à côté de la voiture. Or, il secoua la tête pour faire entendre à sa nourrice qu’il n’avait pas envie d’y aller, mais elle répliqua par un claquement de langue et jura Ses grands dieux qu’il serait ravi de sa chevauchée.

Dans les prés environnant la ville, il y avait quelques agneaux et chevreaux nouvellement nés. Quant aux avoines et aux orges en herbe, elles faisaient penser à des couvertures de laine mollement jetées sur la campagne. Des crocus sauvages fleurissaient à foison sur les bas-côtés de la route, et on fit halte afin d’en cueillir d’énormes bouquets pour le sanctuaire.

Tobin ne trouva plus aucun charme à Bierfût. Il ignora les autres gosses et ne s’autorisa pas l’ombre d’un coup d’œil à quelque poupée que Ce soit. Il ajouta ses propres fleurs aux monceaux odorants qui cernaient déjà le pilier de Dalna, puis il attendit stoïquement que les adultes en aient terminé avec leurs petites affaires.

À leur arrivée au château, le soir, ils trouvèrent Rhius et les autres affairés dans la cour à charger leurs montures en vue du départ. Tobin se laissa glisser à bas de Gosi et courut vers son père.

Rhius l’empoigna par les épaules. « On a besoin de moi à la cour. Je reviendrai le plus tôt possible. - Et moi aussi, mon petit prince », promit Tharin. Il avait l’air plus affligé que Père de s’en aller.

Et moi, j’ai besoin de vous ici ! eut envie de hurler Tobin. Mais les mots refusèrent encore de sortir, et il fut obligé de se détourner pour qu’ils ne voient pas ses larmes. Ils étaient partis, quand la nuit tomba, partis, le laissant plus seul que jamais.

11

Iya et Arkoniel passèrent les derniers mois de l’hiver à trois pas des portes d’Ilear, grâce à l’hospitalité d’une magicienne du nom de Virishan.

Celle-ci n’avait rien d’une visionnaire et ne se sentait appelée qu’à rechercher parmi les pauvres les enfants dieu-touchés pour leur procurer un abri. Des quinze élèves qu’elle hébergeait, beaucoup se trouvaient passablement infirmes ou en piteux état du fait des ignares auxquels ils avaient dû le jour. La plupart ne vaudraient jamais tripette comme magiciens, mais ce que l’on n’avait pas massacré en eux d’humbles pouvoirs se voyait chérir et cajoler dès le jour où la patiente Virishan les prenait sous son aile. Iya et Arkoniel la secondaient le plus possible en retour de son hospitalité et, lorsqu’ils se remirent en chemin, Iya lui laissa l’un de ses petits cailloux.

Le temps étant devenu plus clément, ils se dirigèrent vers Sylara, où devait s’effectuer leur passage en direction du sud. Comme ils y parvenaient, juste avant le coucher du soleil, ils trouvèrent contre toute attente la route encombrée par une foule qui dévalait vers le petit port.

« Que se passe-t-il ? s’enquit Arkoniel auprès d’un paysan. Il y a une foire ? » L’homme lorgna d’un drôle d’air leurs amulettes d’argent. « Non, y a un feu de joie que c’est votre espèce qu’en fait les fagots.

— Les Busards sont ici ? » demanda Iya.

Il cracha par-dessus son épaule.

« Oui-da, Maîtresse, et ils ont amené une bande de traîtres qu’osaient parler contre les décisions du roi. Faudrait mieux, ‘jourd’hui, pas trop vous montrer dans le patelin, vous deux... »

Iya tourna bride vers le bas-côté de la route, et Arkoniel suivit le mouvement.

« Nous devrions peut-être écouter son conseil marmonna-t-il en jetant vers la cohue des coups d’œil nerveux. Nous sommes ici des étrangers, sans personne pour se porter garant de nous. »

Il avait évidemment raison, mais Iya secoua la tête.

« C’est à l’illuminateur que nous devons de tomber sur cette occasion. Je veux me rendre compte de ce qu’ils font tant que nous sommes encore inconnus d’eux. Et voilà une chose dont mieux vaut aussi nous assurer. Ôte ton amulette. »

Délaissant la route, elle le précéda vers une colline voisine que couvrait un boqueteau de chênes et où, une fois placés sous la protection d’un cercle de pierres et de signes, ils se défirent de leurs amulettes et de tout ce qui les désignait comme magiciens. Iya ne conserva par-devers elle que le sac de cuir.

Après quoi, quitte à espérer que leur tenue de voyage on ne peut plus simple n’éveillerait aucun soupçon, ils repartirent pour Sylara.

Même sans amulette risquant de le dénoncer, Arkoniel se sentait si peu tranquille en pénétrant dans la ville qu’il ne put empêcher ses yeux de fureter de tous côtés. Étaient-ils capables, ces fameux Busards, de flairer un magicien grâce aux seuls effluves de ses pouvoirs ? À en croire certaines rumeurs entendues çà et là, les magiciens vêtus de blanc détenaient des pouvoirs absolument hors normes. Eh bien, si tel était le cas, alors ils avaient choisi un drôle d’endroit pour en faire l’exhibition, car Sylara n’était rien d’autre qu’une bourgade escarpée, crasseuse, éparpillée devant des quais.

Le bord de mer était déjà bondé de curieux. Il en montait des sifflets et des quolibets que réverbérait l’eau jusqu’en haut de la rue bourbeuse qui menait au port.

La foule étant trop dense pour s’y frayer passage, Iya donna la pièce à un tavernier pour jouir de la vue offerte sur la grève par une mansarde sordide.

Entre deux appontements de pierre avait été lancée sur l’eau une vaste plate-forme que bordaient, du côté de la terre, deux rangées de soldats en tabard gris sombre sur lequel se profilait en rouge, à hauteur du sein, le vol d’un faucon. Arkoniel dénombra quarante hommes en tout.

Derrière eux se dressait un long gibet. Un petit groupe de magiciens se tenait auprès de deux cadres de bois qui n’étaient pas sans évoquer, mais à l’envers et en plus grand, des sommiers de lit.

« Robes blanches, maugréa Iya, l’œil attaché sur les magiciens. - Façon Nyrin. Il était accoutré comme ça, la nuit de la naissance de Tobin. »

À la poutre horizontale du gibet étaient déjà pendues six victimes. Quatre hommes d’abord, inertes au bout de leur corde, l’un d’entre eux portant encore ses robes de prêtre d’Illior. Puis une femme et un adolescent, si menus tous deux que leur poids n’avait pas suffi à leur rompre le col ; pieds et mains liés, ils se débattaient, se tordaient farouchement.

Est-ce pour vivre ou pour mourir qu’ils luttent ? se demanda Arkoniel, horrifié. Ils lui rappelaient de manière incongrue ce papillon qu’il avait un jour regardé émerger de sa chrysalide hivernale qui, suspendu à une branche par un fil de soie, se trémoussait et tressautait dans son cocon brunâtre et translucide. Oui, ces deux-là le lui rappelaient étrangement, sauf que toute la peine qu’ils se donnaient là n’allait pas finalement aboutir à un déploiement d’ailes multicolores...

Des soldats finirent quand même par se décider à les empoigner par les jambes et à tirer dessus pour leur briser l’échine. De la foule s’élevèrent bien quelques bravos, mais la plupart des spectateurs s’étaient brusquement tus.

Pris de nausées, Arkoniel s’était agrippé au chambranle. Et le pire restait à venir, pourtant.

Les magiciens n’avaient entre-temps pas du tout bougé d’auprès des cadres de bois. Mais dès que le dernier des suppliciés se fut immobilisé, ils se déployèrent en une seule ligne sur la plate-forme, et cela révéla la présence de deux hommes nus et agenouillés qu’ils avaient jusqu’alors dissimulés au centre de leur groupe. L’un était un vieillard à cheveux blancs, l’autre un jeune homme brun. Tous deux portaient au col et aux poignets de gros anneaux de fer.

En louchant vers ces Busards de magiciens, Arkoniel ne put retenir un hoquet de consternation. S’il lui était impossible de distinguer d’aussi loin les traits de chacun, du moins venait-il de reconnaître à sa barbe rouge et fourchue celui qui se tenait le plus près des cadres.

« Mais c’est Nyrin en personne !

— En effet. Je ne me doutais pas qu’ils étaient si nombreux, mais il fallait peut-être s’y attendre... Ces prisonniers sont des magiciens. Tu vois ces anneaux de fer ? Magie d’une puissance énorme, ça. Brouillant totalement l’esprit. »

Des soldats relevèrent les prisonniers puis les ligotèrent écartelés sur les cadres à l’aide de câbles d’argent. De ce fait apparurent alors les motifs compliqués des sortilèges qui leur tapissaient le torse. Arkoniel n’eut pas le temps de la questionner sur leur signification qu’Iya lui saisissait la main en poussant un gémissement.

Une fois leurs proies immobilisées, les magiciens vinrent les flanquer sur deux lignes et commencèrent leurs incantations. Mais si le vieillard attacha d’un air stoïque ses regards au ciel, la panique s’empara de son compagnon qui se mit à hurler et à implorer la foule et Illior de le sauver.

« Ne pourrions-nous pas... ? » Arkoniel chancela, traversé par une douleur aveuglante derrière les yeux. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Vous sentez ?

— Un cran d’arrêt, murmura-t-elle en se plaquant une main sur le front.

Et un avertissement destiné à ceux d’entre nous qui se trouveraient dans l’assistance. »

Plus un son ne montait de la foule, et les litanies se firent de plus en plus bruyantes aux oreilles d’Arkoniel. Noyés dans une espèce de brouillard, les mots lui demeuraient toujours inintelligibles, mais les élancements de sa cervelle s’aggravaient et gagnaient si bien sa poitrine et ses bras qu’il finit par avoir l’impression qu’on lui écrasait le cœur entre deux pierres.

Il s’affaissa lentement sur ses genoux devant la fenêtre mais sans parvenir à se détourner.

Les deux prisonniers se mirent d’abord à trembler violemment, puis ils poussèrent des cris stridents quand jaillirent de leur propre chair des flammes blanches qui finirent par les submerger. Il n’y avait pas de fumée.

Le feu blanc brûlait avec une telle intensité qu’en un rien de temps ne resta plus rien d’autre à pendouiller sur les cadres que des mains et des pieds noircis et ratatinés maintenus par leurs liens d’argent. Iya marmonnait âprement la prière des morts depuis un bon moment quand Arkoniel réussit à se joindre à elle.

Lorsque tout fut terminé, elle s’affala sur l’étroite couchette et trama d’une main tremblante un charme de silence autour d’eux. Absolument incapable de remuer, lui demeura là où il était, sous la fenêtre. Et ils furent longtemps sans parler ni l’un ni l’autre.

Finalement, c’est elle qui souffla: « Nous n’aurions rien pu faire. Rien. À

présent, je vois quel est leur pouvoir. Ils se sont mis en bande pour grouper leurs forces. Tandis que nous sommes, nous, si éparpillés...

— Et en plus ils ont l’aval du roi ! » Il lança un crachat. « Le digne fils de sa folle mère, après tout.

— Pire. Elle était malade, lui est assez intelligent pour retourner sans la moindre pitié des magiciens contre leur propre espèce. »

La peur les tint reclus dans leur minuscule mansarde jusqu’à la tombée de la nuit, moment où le taulier les flanqua carrément dehors au profit d’une putain et de sa pratique.

Les tavernes servaient toujours, et il y avait encore pas mal de monde dans la rue, mais personne ne s’aventurait du côté de la plate-forme. On y avait laissé des torches afin de l’éclairer. Ce qui permettait de bien voir la brise du soir balancer les pendus du gibet. Les cadres, eux, avaient toutefois disparu.

« On va y faire un tour, au cas où il s’y trouverait quelque chose à apprendre ?

— Non. » Iya l’entraîna précipitamment. « Trop dangereux. Risque d’être surveillé. »

Ils s’échappèrent de la ville en se faufilant par les venelles les plus noires puis retournèrent au boqueteau récupérer leur petit barda. Mais lorsque Arkoniel prétendit reprendre les amulettes, Iya fit un signe de dénégation.

Ils les abandonnèrent donc sur place et chevauchèrent sans échanger un mot jusqu’à ce que la ville soit loin derrière.

« Et il a suffi de huit magiciens pour faire ça, huit, Arkoniel, pas plus !

explosa-t-elle à la fin, la voix vibrante de fureur. Et sans que nous puissions rien faire contre eux ! Je commence à y voir plus clair maintenant. La Troisième Orëska dont j’ai eu la révélation par le truchement de l’Oracle..., eh bien, c’était une grande confédération de magiciens logée dans un magnifique palais à elle au cœur d’une immense cité. S’il a suffi de huit pour perpétrer le forfait dont nous venons d’être les témoins, de quels bienfaits seraient alors susceptibles cent ! Et qui aurait les moyens de nous tenir tête ?

— Comme pendant la Grande Guerre, c’est cela ? » fit-il.

Elle secoua la tête.

« À cette époque-là, l’union ne dura que le temps de la guerre, et encore parce que l’on se trouvait confronté au plus horrible des conflits et des bouleversements. Imagine un peu ce que nous permettraient de réaliser la paix et le loisir ! Imagine... Imagine ce que nous avons toi et moi recueilli de savoir au cours de nos voyages, combiné avec celui d’une centaine d’autres magiciens. Puis songe encore aux pauvres petits pensionnaires de Virishan.

Imagine-les sauvés plus tôt puis élevés dans un tel palais, sous l’égide non pas d’un seul maître mais de dizaines, et disposant en outre de bibliothèques où puiser la science à pleines mains !

Alors que ces mêmes pouvoirs, on en joue actuellement pour nous diviser... » Le regard d’Iya se perdit au loin. Son visage était indéchiffrable à la clarté des astres.

« Famine. Maladie. Pillards. Et maintenant ça. Il m’arrive, Arkoniel, de voir Skala sous les espèces d’un taureau sacrificiel à la marée-Sakor.

Seulement, au lieu d’être égorgé par un coup d’épée propre et net, c’est à coups redoublés de petits canifs qu’on le frappe et qu’on l’épuise afin de le mettre à genoux. » Elle se tourna vers lui pour ajouter d’un ton amer : « Et sur l’autre bord, juste en face, il y a Plenimar qui flaire le sang comme un loup !

On jurerait presque que Nyrin a eu la même vision mais inversée, murmura Arkoniel. Pourquoi diable l’illuminateur ferait-il une chose pareille ?

— Tu as vu le prêtre accroché au gibet, mon garçon. Sincèrement, tu crois que c’est Illior qui conduit Nyrin ? »

12

Le printemps devint l’été, la prairie ne fut plus, au bas du château, qu’une mer de marguerites et d’osier fleuri. Tobin mourait d’envie de sortir à cheval, mais comme il n’y avait personne d’autre que Mynir pour l’escorter et que Mynir était souffrant, force lui était de se contenter des promenades à pied avec Nari.

Il était désormais trop vieux pour se satisfaire de jouer dans les cuisines sous l’œil vigilant des femmes, mais Nari ne consentait à le laisser aller s’entraîner dans la cour des casernements que si quelque domestique se trouvait disponible pour l’accompagner. Or, Cuistote était la seule personne de la maisonnée qui s’y connaisse plus ou moins au tir ou à l’escrime, mais elle était trop grosse et trop âgée pour qu’il en attende plus que des conseils.

Il avait toujours l’encre et les parchemins que Mère lui avait offerts, mais leur vue remuait trop de sombres souvenirs. Du coup, il se mit à passer de plus en plus de temps claquemuré dans la chambre du second étage, sans autre compagnie que la poupée et le démon. Il lui arrivait aussi quelquefois d’utiliser le petit couteau pointu donné par Koni pour tailler des morceaux de pin tendre ou de cèdre qu’il piquait dans la pile du petit bois. Le bois embaumait sous ses doigts et semblait receler pour l’outil tout plein de formes à découvrir. Tant qu’il se trouvait occupé à deviner comment lui dérober une patte, une oreille ou une nageoire, il oubliait un peu l’excès de sa solitude.

Mais il restait souvent oisif, la poupée calée dans son giron comme l’y calait sa maman, à se demander quoi en faire. Elle n’avait aucune espèce d’utilité, contrairement à un arc ou à une épée. Son absence de figure était attristante. Il avait beau se rappeler de quel ton sa maman devisait avec elle, il n’était même pas capable d’en faire autant, puisqu’il n’avait toujours pas recouvré sa voix. Assis là, à pétrir le rembourrage des membres en quête des échardes et des mystérieux grumeaux qui s’y dissimulaient, il ne parvenait toujours pas à se rappeler pourquoi sa maman lui avait donné ce joujou bizarre et contrefait. Mais cela ne l’empêchait pas de s’y cramponner comme à la preuve bien tangible qu’elle l’avait quand même aimé un peu, finalement.

Quelqu’un avait remplacé la porte d’accès à la tour par une toute neuve et drôlement costaud, ce dont Tobin était bien aise, sans savoir au juste pourquoi. Chaque fois qu’il montait au second étage, il ne manquait jamais d’aller s’assurer qu’elle demeurait solidement verrouillée.

Il se tenait devant, un jour, quand il eut le sentiment on ne peut plus farfelu, soudain, que Mère se trouvait juste derrière et le dévisageait à travers le bois. Un frisson de crainte et de nostalgie le secoua, rien que d’y songer, mais cette lubie ne fit que se renforcer de jour en jour, et il finit par se persuader qu’il l’entendait bel et bien descendre et monter l’escalier de la tour, qu’il entendait froufrouter ses jupes sur la pierre et ses mains tâtonner sur les panneaux du vantail à la recherche du loquet. Il s’évertuait de son mieux à se la figurer gentille et heureuse, mais son impression la plus fréquente était qu’elle écumait de rage.

Cette vision noire s’enracina peu à peu dans son imagination et s’y développa, vénéneuse comme de la belladone. Une nuit, il rêva que Mère glissait la main par-dessous la porte pour le saisir et l’attirait de son côté comme une feuille de parchemin. Le démon était là, lui aussi, et, à eux deux, ils le hissaient de vive force dans l’escalier jusqu’à la fenêtre béant du côté des montagnes afin de le...

Il se réveilla pantelant dans les bras de Nari mais, prisonnier de son mutisme, fut incapable de lui expliquer pourquoi. En tout cas, il sut dès lors une bonne chose, c’est qu’il ne voulait plus jamais remettre les pieds là-

haut.

Le lendemain après-midi, il y grimpa furtivement quand même une dernière fois, le cœur battant une folle chamade, et il n’eut garde, pour le coup, de s’aventurer du côté de la fatale porte. Il ne fit d’ailleurs qu’attraper la poupée puis redescendit à toutes jambes, sûr qu’il était d’entendre le fantôme de Mère griffer le seuil, là-bas derrière, et se faufiler pour courir lui mettre la main dessus.

Plus jamais, se jura-t-il tout en contrôlant qu’il avait bien verrouillé la porte, au bas de l’escalier. Et il n’eut rien de plus pressé, une fois dans la chambre aux joujoux, que d’aller se recroqueviller dans le coin formé par l’armoire et le mur, la poupée collée contre sa poitrine.

Il eut beau consacrer les quelques jours suivants à lui chercher une nouvelle cachette, il n’en trouva pas une seule qui lui semble suffisamment sûre. Toute sûre en fait que lui semblât chacune d’elles successivement, n’importe, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter quand même.

Finalement, il se résolut à faire partager son secret à Nari. Elle l’aimait plus que quiconque maintenant, et peut-être bien qu’étant une femme elle ne le jugerait pas si sévèrement que ça...

Il décida donc qu’il lui montrerait la poupée quand elle monterait le chercher pour le souper. Il attendit d’entendre ses pas dans le corridor pour extraire la poupée de dessous l’armoire de la chambre aux joujoux, sa toute dernière cachette, et se posta face à la porte grande ouverte.

Pendant un instant, il crut avoir aperçu quelqu’un debout dans l’embrasure, et puis voilà que fut violemment claquée la porte, et que le démon entra en transe.

Les tapisseries s’envolèrent des murs et lui sautèrent au visage comme des créatures vivantes. La poussière le suffoqua lorsque, perdant l’équilibre, il se retrouva à genoux, complètement pris dans leurs plis épais qui interceptaient la lumière. Il lâcha la poupée et réussissait tout juste à - sortir de là-dessous quand il vit la corniche de l’armoire basculer puis se fracasser dans un beau vacarme à deux doigts de lui. Le coffre se renversa, éparpillant de tous côtés jouets et flacons d’encre. Le couvercle d’un des plus grands se brisa, et une flaque noire et gluante alla s’élargissant sur les dalles de pierre.

Comme les cheveux de Maman sur la glace...

L’idée surgit et disparut comme une libellule effleurant les flots de la rivière.

Et puis le démon s’en prit à la cité.

Il arracha de leur emplacement des maisons de bois et les jeta en l’air.

Des bonshommes et des bêtes volèrent contre le mur. Des petits bateaux valsèrent en tous sens, comme balayés par un ouragan.

« Non ! Arrête ! » se mit à glapir Tobin en se démenant pour se dépêtrer des tapisseries afin de courir protéger son jouet bien-aimé. Tout un troupeau de moutons en terre cuite lui frôla le crâne avant d’aller s’écraser en mille morceaux sur le mur. « Arrête ! C’est à moi ! »

Son champ de vision lui fit l’effet de se rétrécir jusqu’à ne plus former qu’un long tunnel sombre au bout duquel se trouvait le plus précieux de ses trésors qu’on s’acharnait à démolir. Il se mit à cogner de toutes ses forces en fustigeant l’air à deux poings pour chasser l’esprit haineux. Il entendit quelque chose tomber quelque part pesamment, tout près, et, fou de colère au point de ne plus rien voir, redoubla d’agressivité jusqu’à ce que sa main rencontre quelque chose de résistant. Un cri d’effroi lui perça les tympans.

Et puis de solides mains l’empoignèrent et, malgré ses ruades, le plaquèrent au sol.

« Tobin ! Tobin ! C’est fini, oui ? »

Il avala une goulée d’air pour reprendre haleine et se découvrit maintenu par Nari. Des larmes sillonnaient ses bonnes grosses joues, et elle avait le nez en sang.

Une gouttelette écarlate au bec d’une grouse... Du même écarlate que sur la rivière gelée...

Sa vision sombra dans un noir total. Dans sa poitrine s’épanouit une douleur pareille à une fleur de feu, et des sanglots entrecoupés lui déchiquetèrent les poumons.

Les oiseaux de Mère se blessaient eux-mêmes aux murs de la tour, dans son dos, pendant qu’il regardait, en bas...

Non, n’y pense pas...

... son corps disloqué sur la berge...

Cheveux noirs sur la glace et sang écarlate.

L’atroce douleur disparut, le laissant vide, indifférent.

« Oh, Tobin ! Comment est-ce que tu as pu ? pleurnicha Nari, sans le libérer pour autant. Toutes tes jolies choses...

Pourquoi ?

— Ce n’est pas moi, chuchota-t-il, trop las pour bouger.

— Oh, mon pauvre amour...

— Mais, miséricorde ! tu as parlé... » Elle l’enserra dans ses bras. « Oh, mon amour, enfin tu as retrouvé ta voix ! »

Elle l’emporta dans la chambre voisine et le fourra au lit, mais à peine s’il s’en avisa. Il gisait aussi flasque que la poupée, submergé par les souvenirs.

Il se rappelait pourquoi il était allé dans la tour.

Il se rappelait pourquoi sa maman était morte.

Pourquoi il avait la poupée.

Elle ne la lui avait pas donnée.

Un nouvel accès de douleur, vif et acéré, lui transperça la poitrine, et il se demanda si c’était de ça qu’il était question dans les histoires que Nari lui contait, le soir, pour l’endormir et où les gens avaient le cœur brisé.

Elle s’allongea près de lui et l’étreignit bien fort à travers les couvertures, tout en lui caressant les cheveux comme elle le faisait toujours. Il s’en trouva tout engourdi.

« Pourquoi ? parvint-il à bredouiller enfin. Pourquoi elle me détestait, Maman ? »

Mais si Nari sut jamais quoi répondre à cette question, il n’eut pas le temps de l’entendre, il dormait déjà.

La conscience d’avoir laissé la poupée par terre quelque part dans la chambre aux joujoux le fit se réveiller en sursaut durant la nuit.

Il se glissa hors du lit et courut en chemise de nuit réparer cette inadvertance, mais il constata dès le seuil que l’on avait déjà tout remis en ordre. Les tapisseries ornaient de nouveau les murs. L’armoire et le coffre se trouvaient de nouveau à leur place. La flaque d’encre avait disparu, ainsi que tous les jouets éparpillés. Sa cité en ruine occupait le milieu du dallage, et il se dit qu’il devrait se dépêcher de la réparer avant le retour de Père pour qu’il ne voie pas ça.

Mais la poupée demeura introuvable. Quittant les lieux, il visita toute la maison, pièce après pièce, casernements et écuries inclus.

Il n’y avait personne dans la maison. Aussi éprouvait-il une peur bleue, jamais on ne l’avait laissé si seul. Pire encore, le seul endroit qu’il lui restait à voir, c’était la tour, là-haut. Campé dans la cour, il leva les yeux vers les fenêtres aux volets clos qui dominaient le faîte des toits.

« Je ne peux pas, dit-il à haute voix. Je ne veux pas y monter. »

Or, comme afin de lui répondre, la porte de la cour s’ouvrit toute grande en faisant couiner ses gonds, et il entr’aperçut une silhouette sombre et menue qui s’éclipsa et franchit le pont-levis.

Il s’élança à sa poursuite, mais sitôt qu’il eut passé la poterne il se retrouva suivre en pleine forêt un sentier qui longeait le cours de la rivière.

Loin devant, à demi caché par les branches, il surprit de nouveau un mouvement, et il comprit que c’était le démon.

Celui-ci se laissa talonner de la sorte jusqu’à une clairière où il s’évapora.

Entre-temps, la lune s’était levée, ce qui permit à Tobin de voir deux biches brouter sur le gazon d’argent tout couvert de rosée. Son approche leur fit bien dresser les oreilles, mais sans qu’elles prennent la fuite. Il s’approcha d’elles et caressa leur doux mufle brun. Elles inclinèrent la tête sous sa main puis replongèrent dans les fourrés noirs. Dans la terre béait juste à l’endroit où elles étaient en train de brouter l’instant d’avant, un trou semblable à l’entrée d’un terrier de renard et qui se révéla suffisamment grand pour qu’il y pénètre en rampant. Ce qu’il fit.

À force de se tortiller, il arriva dans une pièce basse qui rappelait énormément la chambre de Mère dans la tour. Les fenêtres en étaient ouvertes, mais condamnées par un conglomérat d’humus et de racines. Il y faisait clair néanmoins, grâce au bel et bon feu qui flambait dans l’âtre, en plein milieu. À côté se trouvait une table chargée de pains d’épice et de coupes de lait, puis, près d’elle, un fauteuil. Bien que celui-ci lui tournât le dos, il vit tout de même que quelqu’un l’occupait, quelqu’un qui avait de longs cheveux noirs.

« Maman ? » questionna-t-il, pris entre la terreur et la joie. La femme entreprit de se retourner...

Et Tobin se réveilla.

Il resta immobile un moment, à refouler ses larmes tout en prêtant l’oreille au léger ronflement de Nari couchée près de lui. Son rêve avait été tellement réel, et tellement violent son désir de revoir Mère. Il désirait si fort la voir gentille et souriante. Il désirait si fort s’asseoir avec elle à la petite table du coin du feu pour déguster les pains d’épice ensemble, il désirait si fort faire cette fois ce qu’ils n’avaient jamais fait tous les deux pour aucun de ses anniversaires...

Il s’enfouit plus profond sous les couvertures, et il se demandait s’il lui serait possible de se laisser à nouveau sombrer dans ce rêve-là quand subitement lui revint un détail de celui-ci qui le réveilla pour de bon. La poupée, il l’avait vraiment laissée par terre dans la chambre aux joujoux.

Se glissant hors du lit, il prit sur son support la lampe de chevet puis fila dans la chambre voisine, non sans se demander si ç’allait maintenant se passer tout du long comme dans son rêve.

Mais non, à côté, tout se trouvait encore sens dessus dessous, chaque chose là où elle était tombée. Tout en s’efforçant de ne pas regarder les ruines de la ville, il hala de côté les pesantes tapisseries afin de remettre la main sur la poupée. C’était par là qu’il avait dû la lâcher...

Elle n’y était pas. Accroupi misérablement les bras autour des genoux, il s’en représenta la découverte indignée par quelqu’un Nari, voire Mynir, peut-être, qui, non sans branler véhémentement du chef, avait fini par l’emporter. Est-ce qu’on allait en avertir Père ? Est-ce qu’on allait la lui rendre ?

Quelque chose lui cogna tout à coup le crâne et le fit basculer sur le flanc, mais il sut étouffer son cri de détresse.

La poupée se trouvait à ses côtés, par terre. Là où, l’instant d’avant, il était sûr et certain qu’il n’y avait rien. Sans que le démon soit visible, Tobin en sentait la présence, là-bas, dans l’angle opposé, ainsi que le regard fixe.

Lentement, précautionneusement, il récupéra la poupée puis chuchota:

« Je te remercie. »

13

N’osant courir le risque de la perdre à nouveau, Tobin remporta la poupée dans sa chambre et, non sans l’avoir bien renfermée dans son sac à farine, l’ensevelit dans le coffre à vêtements désaffecté sous des couches de parchemins et de vieux jouets qu’il recouvrit encore avec son pas-le-meilleur-mais-pas loin manteau.

Cela fait, il se sentit un peu plus tranquille, mais le rêve de l’escapade en forêt revint le harceler à trois reprises au cours de la semaine, et ce d’une façon d’autant plus captivante qu’il s’achevait toujours avant que n’ait lieu le contact avec la femme du fauteuil. Et chaque fois le rêve fut point par point identique au premier - à ce détail près que Tobin rapportait désormais la poupée à Mère, bien tranquille qu’elle la lui garderait en sécurité dans sa chambre souterraine.

Il s’écoula une nouvelle semaine, et le rêve revint, tellement vrai aux yeux de l’esprit que Tobin ne douta plus finalement devoir aller se rendre compte par lui-même s’il existait véritablement de tels lieux. Cela impliquait qu’il désobéisse à tout le monde en partant sans personne en exploration, mais le rêve était trop puissant pour se laisser récuser.

Il guetta son heure et la pensa sonnée un jour de lessive à la mi-Gorathin.

Chacun allait être occupé toute la journée dans la cour des cuisines. Le matin, il se rendit utile en puisant des seaux d’eau dans la rivière afin d’emplir la lessiveuse et en allant chercher au bûcher des fagots de petit bois pour allumer le feu. Vers l’orient, le ciel, si limpide à l’aube, s’assombrissait de manière inquiétante au-dessus des frondaisons, et l’on n’avait plus qu’une hâte, achever la besogne avant l’arrivée de la pluie.

Il déjeuna avec les autres, à midi, puis demanda la permission de se retirer.

Nari l’attira contre son cœur et lui planta un bécot sur le sommet du crâne. Elle n’arrêtait pas de l’embrasser depuis quelque temps. « Que vas-tu faire de ta personne, mon chou ? Reste un peu nous tenir compagnie...

— Je veux travailler à ma ville. » Il lui nicha son museau au creux de l’épaule pour l’empêcher de s’apercevoir qu’il mentait. « Est-ce que tu... tu crois que Père va se mettre en colère quand il verra ça ?

— Bien sûr que non. Ça me paraît inimaginable, à moi, qu’il se mette jamais en colère contre un aussi bon garçon que toi. Pas ton avis à toi, Cuistote ? »

La vieille hocha la tête par-dessus son fromage et son pain.

« Oh que si. Tu es sa lune et son soleil, petiot. »

La pelle à cendres du foyer se décrocha de son clou dans un beau tintamarre, mais sans que personne fit mine d’avoir entendu.

Se libérant des bras de Nari, Tobin courut à l’étage et se tint aux aguets près de sa fenêtre jusqu’au moment où il fut certain que chacun s’affairait de nouveau dans la cour. Alors, planquant la poupée sous son manteau le plus long, il redescendit en tapinois et se glissa dehors par la grande poterne. Il s’attendait presque à se retrouver aussitôt transporté par magie au cœur de la forêt, comme dans son rêve, mais il aboutit tout bêtement en dehors des murs. En entendant la porte se refermer toute seule derrière lui, il demeura d’abord médusé, tant le frappait soudain l’énormité de ce qu’il allait faire.

Qu’arriverait-il, si Nari s’apercevait de son départ ? Ou bien s’il tombait sur un couguar, un loup ?

Une brise se levait, qui lui caressa le visage avec un parfum de pluie tandis qu’empruntant le passage entre l’enceinte et la rivière il se dirigeait furtivement vers la forêt. Des rouges-gorges chantaient l’orage, quelque part, tout près, et des tourterelles s’entr’appelaient d’un ton désolé dans les frondaisons.

La porte de la cour des cuisines étant restée ouverte, il aperçut au passage Cuistote et Nari qui touillaient en riant la lessive, armées de spatules en bois. Ça faisait un drôle d’effet, d’être planté là, dehors, à lorgner dedans.

Il poursuivit sa route le long du mur, dépassa le pied de la tour et garda les yeux baissés quand il lui fallut contourner les rochers sur lesquels Mère avait péri.

Il atteignit enfin le couvert des bois, et c’est seulement alors qu’il se rendit compte qu’il n’avait pas la plus petite idée de l’endroit où aller ; dans ses rêves, il avait eu le démon pour guide. Ses rêves comportaient toutefois une rivière, or une rivière, il y en avait une, aussi décida-t-il de la suivre et de ne s’inquiéter de rien. Il fit juste halte pour contrôler la position du soleil par-dessus son épaule, ainsi que Tharin lui avait appris à le faire. Ce n’était pas si facile, aujourd’hui.

Le soleil n’était guère plus qu’un vague halo lumineux derrière les nuages.

La rivière est une piste tout aussi bonne, songea t-il. Et je n’aurai rien d’autre à faire qu’à la longer pour retourner à la maison.

Il n’était jamais allé par là, auparavant. La berge était abrupte, et les arbres y poussaient jusqu’au bord de l’eau. Pour la suivre, il se vit contraint d’escalader des rochers, de s’entortiller dans des taillis touffus de saules et d’aulnes. Dans des creux boueux, il repéra des empreintes de bêtes sauvages et les examina fébrilement, de peur qu’elles ne soient de couguars en maraude. Quitte à conclure chaque fois que non, il n’en déplora pas moins de n’avoir pas pensé à emporter son arc.

Pendant qu’il peinait de la sorte, le ciel s’assombrissait de plus en plus, et le vent se mit à tourmenter la cime des arbres autant que leurs branches basses. Il n’entendait plus ni rouges-gorges ni tourterelles, seulement des croassements de corbeaux. Trimbaler la poupée finissait par lui ankyloser le bras. Il repensa à toutes les cachettes qu’il avait repérées pour elle au cours de ses randonnées à cheval, mais les anfractuosités qu’il découvrit se révélèrent toutes trop humides. Puis même s’il lui en trouvait une bien sèche, aurait il l’audace de sortir pour venir très souvent la voir ? Il n’en était pas absolument certain ... Et dans la foulée de cette réflexion surgit brusquement la conscience nette qu’il n’avait pas la moindre envie de se retrouver séparé d’elle si peu que ce soit.

Mieux valait continuer à chercher la chambre secrète, se dit-il.

La marche était à présent beaucoup plus facile. Des aiguilles odorantes et couleur de rouille faisaient sous le pied un tapis moelleux qui rendait les pas presque silencieux. Il prit une allure allègre, persuadé que son chemin le mènerait à la clairière aux biches. Or celui-ci devint de moins en moins visible et finit par disparaître tout à fait parmi les troncs roides et pressés d’une pinède. Il fit un demi-tour sur place et s’aperçut que le trajet qu’il avait suivi pour aboutir là n’était plus visible. Le tapis d’aiguilles n’avait conservé aucune empreinte de son passage. Il ne percevait même plus le bruit de la rivière, plus rien d’autre que le crépitement des premières gouttes de pluie sur les feuilles. De quelque côté qu’il se tourne, tout semblait pareil. Le lambeau de ciel qu’il discernait à travers les plus grosses branches était d’un gris uniforme et sans un soupçon de soleil.

Le vent était entièrement tombé, le temps était devenu lourd. Des mouches à gros yeux verts se mêlèrent à des nuées d’infimes moucherons pour lui bourdonner tout autour, le piquer derrière les oreilles et dans le cou. C’en était terminé de la grande aventure. Il était en nage, effaré, perdu.

Il eut beau se jeter frénétiquement tour à tour dans toutes les directions, ce fut en pure perte. Aussi finit il par abandonner et par se laisser tomber sur une grosse pierre en se demandant si Nari s’était déjà aperçue de sa disparition.

Il régnait un silence inouï, par ici. Il entendit le trille exaspéré d’un écureuil rouge et la fuite furtive au fond des fourrés voisins de quelques bestioles. De petites fourmis noires s’activaient dans les aiguilles, autour de ses pieds, charriant qui son œuf qui son brin de feuille. Accablé de fatigue, il se pencha pour les observer. L’une d’elles portait entre ses mandibules une patte luisante de scarabée. Un long serpent noir et aussi gros que son poignet sortit de sous un arbre creux tout proche et lui sinua près du pied sans lui concéder la moindre attention. La pluie tombait doucement sur les bois, et il remarqua que les gouttes produisaient des sons différents selon qu’elles frappaient des feuilles mortes ou bien de la végétation, des rochers ou bien les aiguilles de pin qui jonchaient le sol. Il se demanda avec angoisse quel bruit faisaient sur un pareil tapis des pattes de couguar - si leurs pattes y faisaient aucun bruit...

« Je m’étais bien dit tu viens peut-être aujourd’hui. »

Tobin manqua tomber de sa pierre en virevoltant. Un petit bout de femme à cheveux noirs se trouvait assise à trois pas de lui sur une souche moussue, les mains jointes dans son giron. Elle était très sale et portait en guise de robe des haillons bruns décorés de dents de bêtes. Ses mains et ses pieds nus étaient tout tachés, et elle avait plein de débris de feuilles et de brindilles dans sa longue chevelure bouclée. Elle arborait un grand sourire, mais il n’y avait dans ses prunelles noires aucune espèce de raillerie.

Il planqua vivement la poupée dans son dos, honteux de s’être laissé surprendre avec elle, même par une étrangère. Il ne se sentait pas très faraud non plus, à cause du long coutelas qu’il lui voyait à la ceinture dans un fourreau. Elle ne ressemblait pas du tout aux tenanciers de Père, et puis elle parlait de façon bizarre.

Son sourire s’élargit encore, il lui manquait des tas de dents. « Regarde quoi je m’ai, keesa. » Elle écarta ses doigts, et il vit qu’elle avait sur ses genoux un petit lapin. Elle lui caressa les oreilles dans les deux sens. « Toi venir voir ? »

Il hésita, mais la curiosité l’emportant sur la prudence, il se leva et vint lentement se camper devant elle.

« Toi caresser lui, reprit-elle en joignant le geste à la parole pour lui montrer. Lui bien aimer. »

Il caressa le dos du lapin. La fourrure en était douce et chaude sous les doigts et, comme les biches du rêve, il ne se montrait pas le moins du monde effarouché.

« Lui bien aimer toi. »

Non, pensa Tobin, cette femme-là ne parlait décidément comme aucun des gens qu’il avait pu rencontrer à Bierfût. Et il se trouvait assez près maintenant pour affirmer qu’elle ne sentait pas très bon non plus, mais le fait est que pour une raison ou une autre il n’avait plus peur du tout.

Maintenant la poupée soigneusement cachée sous son manteau, il s’agenouilla pour faire au lapin quelques câlins de plus. « Il est doux. Les chiens ne me permettent pas de les cajoler. »

Elle fit claquer sa langue contre ses chicots. « Chiens pas bien comprenants. » Il n’eut pas le temps de lui demander ce qu’elle entendait par là qu’elle ajouta : « J’attendant toi longtemps, keesa.

— Mon nom n’est pas Keesa, c’est prince Tobin. Je ne vous connais pas, si ? — Mais je connaissant toi, keesa nommé Tobin. Connaissant ta pauvre maman, aussi. Toi t’avoir une chose qui était à elle. »

Ainsi, elle avait vu la poupée. En rougissant, Tobin tira lentement celle-ci de dessous son manteau. La femme s’en saisit tout en lui donnant à tenir le lapin.

« Je Lhel. Toi pas avoir peur moi. » Elle installa la poupée sur ses genoux et la lissa de ses doigts tachés. « Je connais toi depuis né. Veillé pour toi. »

Lhel ? il avait déjà entendu ce nom quelque part.

« Comment ça se fait que vous ne venez jamais au château ?

— Je venir. » Elle lui cligna de l’œil. « Pas être vue.

— Comment ça se fait que vous ne parlez pas comme il faut ? »

Lhel lui planta un index espiègle sur le nez.

« Peut-être toi enseigner ? Moi enseigner aussi. Je attendre tout ce temps dans les arbres pour enseigner toi. Tout ce temps solitude, mais je attendre.

Toi prêt apprendre certaines choses ?

— Non. J’étais à la recherche de... de...

— Maman ? »

Il hocha la tête.

« Je l’ai vue en rêve. Dans une chambre souterraine. »

Elle secoua la tête tristement.

« Pas elle. Être moi. Cette maman pas être besoin maintenant. »

Le chagrin submergea Tobin.

« Je veux rentrer à la maison ! »

Elle lui tapota la joue. « Pas si loin. Mais toi pas venir juste être perdu, hein ? » Elle tapota la poupée. « Ça te donner des ennuis.

— Eh bien...

— Je sais. Toi venir, keesa. »

Elle se leva là-dessus et s’en fut à travers bois avec la poupée. N’ayant guère le choix, Tobin la suivit.

La lessive ne prenait pas tant de temps que ça quand Rhius et les hommes étaient absents. Puis, comme la pluie menaçait, Cuistote et Nari dépêchèrent en un tournemain le linge et les vêtements pendant que Mynir tendait des cordes dans la grande salle pour le séchage. Ils finirent à temps pour s’atteler aux préparatifs d’un bon souper. « Je vais me charger du pain, annonça Nari tout en lorgnant d’un air satisfait les rangées de linge qui s’égouttaient. Laissez-moi seulement monter voir si Tobin a envie d’aider. »

La vérité vraie, c’est que, depuis le saccage de la chambre aux joujoux, une inquiétude la tenaillait dès qu’elle le livrait à lui-même aussi longuement. Ça pouvait bien être l’esprit, le coupable de ce gâchis-là à la seule idée de Tobin soulevant lui-même cette énorme armoire pour la renverser, Nari sentait son foie se liquéfier -, mais c’était quand même l’enfant qu’elle avait surpris en train de lancer à la ronde jouets et tapisseries déchirées, lui qui s’était rué sur elle et qui lui avait mis le nez en sang avant qu’elle ne parvienne à le maîtriser. Il devenait dès lors plus difficile de dire au juste quand incriminer l’esprit et quand quelque accès du petit. En se repliant sur lui-même et en agissant constamment comme s’il avait à garder un secret formidable, Tobin avait eu un comportement tellement bizarre depuis la mort de sa mère... !

Tout en grimpant les escaliers, Nari poussa un gros soupir. Jamais Ariani ne s’était montrée d’un grand secours en tant que mère, exception faite à la rigueur de ses tout derniers mois de paix. Quant à Rhius ... Elle secoua la tête. Elle n’était jamais parvenue à le déchiffrer, celui-là, pas même surtout pas ! - depuis son veuvage. Si Tobin était un tantinet bizarre ..., eh bien, à qui la faute, hein ?

Elle le trouva agenouillé près de la ville miniature, à s’échiner sur un vaisseau brisé, ses cheveux noirs lui cascadant tout autour du visage comme une jungle inextricable.

« Ça te dirait d’aider à la boulange, mon chou ? » demanda-t-elle. Il secoua la tête sans interrompre ses essais pour remettre le mât minuscule en place.

« Veux de l’aide pour faire ça ? »

Il secoua de nouveau la tête et se détourna pour attraper quelque chose à ses côtés. « À votre aise, alors, master Silence. » Et la nourrice, après l’avoir enveloppé dans un dernier regard attendri, repartit pour les cuisines en ruminant déjà de quelle sorte de pain régaler tout son monde ce soir.

Si bien qu’elle n’entendit pas le bruit que faisait là-bas derrière, le petit vaisseau en tombant par terre tout seul dans la pièce vide.

Tout en s’enfonçant de plus en plus dans la forêt sur les talons de Lhel, Tobin serrait sur son cœur le petit lapin. S’il était incapable, lui, de discerner le moindre sentier, elle avançait, elle, d’un pas aussi vif que s’il y en avait un d’évident au sein des taillis. Le sous-bois devenant de plus en plus sombre et les arbres plus gros que n’en avait jamais vu Tobin, ils marchèrent bientôt parmi des chênes et des pins-ciguë colossaux. De grandes flaques de calcéolaires jaunes, de vert-l’hiver et de trillium violacé fétide faisaient au sol comme une couverture à motifs pleins de fantaisie.

Tout en la suivant, Tobin examinait Lhel. Elle n’était pas beaucoup plus grande que lui. Ses cheveux étaient aussi noirs que ceux de sa maman, mais drus, bouclés et entremêlés de grosses mèches d’argent.

Ça faisait un temps fou qu’on marchait. Il n’avait aucune envie de s’enfoncer si avant dans la forêt, du moins avec elle, mais elle avait la poupée, et elle ne se retournait même pas pour voir s’il suivait. Tout en papillotant pour refouler de nouvelles larmes, il se jura de ne plus jamais s’aventurer dehors tout seul.

Enfin, Lhel s’arrêta près du chêne le plus gigantesque qu’eût jamais contemplé Tobin. Il vous surplombait d’aussi haut que la tour, et son tronc était presque aussi massif qu’elle. Des crânes de bêtes le décoraient, des andouillers, des peaux épinglées à sécher. Des petits poissons se trouvaient enfilés sur des cordes, à côté, puis il y avait des paniers tressés d’osier et de jonc. Deux pas plus loin jaillissait une source dont les eaux limpides alimentaient un bassin rond puis cascadaient en un mince filet le long de la colline. Après qu’ils se furent désaltérés en buvant dans leurs mains, Lhel ramena Tobin vers le chêne.

« Ma maison », dit-elle, et elle s’évapora dans le tronc.

La stupeur fit hoqueter Tobin. Avait-elle été dévorée par l’arbre ? Puis il la vit sur le côté, qui le guignait en lui faisant signe de venir.

Il s’approcha davantage et découvrit que béait dans le chêne une crevasse assez grande pour qu’il s’y faufile sans avoir à se baisser. À l’intérieur s’ouvrait un vide presque aussi spacieux que sa propre chambre et au sol bien sec en terre battue. De l’ombre émergèrent peu à peu sous ses yeux des parois argentées de bois lisse, et une seconde crevasse, quelques pieds au-dessus de l’entrée, laissait filtrer assez de lumière pour qu’il distingue des fourrures empilées sur une paillasse et un foyer creux près duquel trônait une petite marmite en fer. Cette dernière ressemblant à s’y méprendre à celles dont se servait Cuistote.

« C’est vous qui avez fait cet endroit ? » demanda t-il, omettant de nouveau ses craintes au profit de sa curiosité.

Il le trouvait encore plus à son gré que n’importe quelle chambre souterraine.

« Non. Vieilles grand-mères arbres ouvrir cœurs, et ça faire bon endroit dedans. » Elle s’embrassa la paume puis l’appliqua contre le bois comme pour remercier le chêne.

Après avoir invité Tobin à s’asseoir sur la paillasse, elle alluma une petite flambée. Il déposa le lapin, et celui-ci, planté près de lui, entreprit de se lustrer les moustaches avec ses pattes. Lhel alla fouiner dans le noir, du côté de la porte, et en rapporta une corbeille de fraises sauvages et un pain en forme de tresse.

« On dirait tout à fait celui que nous a fait Cuistote, l’autre jour, observa Tobin.

— Elle bonne faire ça, répliqua Lhel en plaçant le tout devant lui. Te dire je vais ta maison.

— Vous avez volé le pain ?.

— Je gagner le, à attendre toi.

— Comment ça se fait, que je ne vous y ai jamais vue, alors ? insista-t-il.

Comment ça se fait, que je n’ai jamais entendu parler de vous, alors que nous habitons si près ? »

Elle s’enfourna une poignée de fraises dans le bec et haussa les épaules.

« Je veux les gens pas voir moi, les gens pas voir moi. Maintenant, nous arranger cette hekka, oui ? »

Sans lui laisser le temps d’élever la moindre objection, elle dégaina son couteau et trancha le luisant cordon noir qui ceignait le col de la poupée.

Sitôt coupé, le cordon se défit en un mince écheveau de cheveux noirs.

« À Maman. »

Lhel en taquina la joue de Tobin puis les jeta au feu.

Toujours à l’aide de son couteau, elle décousit quelques points dans le dos de la poupée, la secoua au-dessus des flammes pour en faire tomber des espèces de miettes brunâtres qu’elle remplaça par des brins d’herbes tirés d’un panier. Tobin reconnut là-dedans des tiges aiguës de romarin et de rue.

Après avoir extrait de la pochette accrochée à sa ceinture une aiguille d’argent et du fil, elle tendit la main vers lui.

« Besoin petit peu rouge à toi, keesa, tenir charme. Faire ça toi hekka.

— Elle est déjà à moi », protesta-t-il avec un mouvement de recul.

Lhel secoua la tête.

« Non. »

Ne sachant que faire à la place, il la laissa lui piquer le doigt puis exprimer une goutte de son sang dans le corps même de la poupée. Après quoi, elle recousit celle-ci, la planta toute droite sur son genou et se tordit le nez en une grimace comique.

« Besoin figure, mais toi bon faire ça. Moi dernière chose, maintenant.

Petite chose. »

En fredonnant tout bas, elle lui coupa une mèche, l’enduisit de cire comme une corde d’arc, puis la torsada de manière à en faire un nouveau collier pour la poupée. Pendant qu’elle s’activait à l’arrimer au col de celle-ci par un nœud fabuleux qui semblait une simple mise bout à bout, Tobin ne lâcha pas ses doigts des yeux.

« Vous êtes une magicienne ? »

Elle émit un reniflement puis lui tendit la poupée terminée.

« Quoi toi croire être ça ?

— Rien que...

— rien qu’une poupée ? répondit-il, mais soupçonnant déjà que non. Elle est magique, maintenant ?

— Toujours être magique, dit-elle. Hekkamari, appeler ça mon peuple.

Mis esprit dedans. Tu sais celui.

— Le démon ? » Il abaissa un regard fixe sur la poupée. Elle lui adressa un sourire attristé. « Démon, keesa ? Non. Esprit. Fantôme. Ça être ton frère.

— Je n’ai pas de frère !

— Si fait, keesa. Naître avec toi mais mourir. Je apprendre ta maman faire ça pour pauvre mari de lui. Lui attendre, aussi. Long long temps. Toi dire... » Elle s’arrêta comme pour réfléchir, le menton pris dans ses deux paumes. « Toi dire : "Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os."

— Et ça fera quoi ?

— Attacher lui à toi. Toi voir ensuite. Lui besoin toi. Toi besoin lui.

— Je ne veux pas le voir ! » cria Tobin, en repensant à tous les monstres qu’il avait suscités par ses tentatives pour conférer une forme à la présence qui n’avait cessé de lui assombrir la vie.

Lhel tendit sa main rugueuse pour lui cueillir la joue.

« Toi peur assez longtemps. Maintenant, être brave comme guerrier. Toi plein de choses venant de toi, toi pas connaître. Toujours toi être brave, tout le temps. »

Toujours être brave, comme un guerrier, songea t-il. Comme il se sentait tout sauf brave, il ferma les yeux et murmura :

« Sang, mon sang. Chair, ma chair...

Os, mes os, lui souffla tout bas Lhel.

... Os, mes os. »

Il sentit le démon pénétrer dans le chêne et venir tellement près de lui qu’il lui suffirait d’oser tendre la main pour le toucher. La main fraîche de Lhel se posa sur la sienne.

« Vois, keesa. »

Il rouvrit les yeux et en eut le souffle coupé. À moins d’un pas de lui était accroupi un petit garçon qui lui ressemblait étonnamment. Hormis que ce petit garçon-là était tout nu, d’une saleté repoussante, et qu’il avait la figure encadrée d’une tignasse noire hirsute aux mèches crasseuses et ternes.

C’est lui que j’avais vu ce jour-là - le jour où Maman... Il repoussa cette pensée. Il ne pensait pas à ce jour-là. Jamais.

L’autre petit garçon le dévisageait cependant avec des yeux si noirs qu’on n’y voyait pas la pupille.

« Il me ressemble, chuchota Tobin.

Lui toi. Toi lui. Semblables.

— Jumeaux, vous voulez dire ? »

Il avait vu des jumeaux à Bierfût.

« Jumeaux, oui. »

Le démon dénuda ses dents à l’intention de Lhel en un sifflement muet puis fila s’accroupir de l’autre côté du feu. Le lapin rejoignit d’un bond la poupée dans le giron de Tobin et y poursuivit sa toilette.

« Il ne vous aime pas beaucoup, dit Tobin.

— Déteste, convint-elle. Ta maman avoir lui. Maintenant, toi avoir lui.

Bien t’occuper hekkamari, ou lui se sentir perdu. Lui besoin toi, aider toi des fois. »

Décontenancé par le regard que le démon tenait attaché sans ciller sur lui, Tobin alla se blottir plus près de Lhel.

« Il est mort de quoi ? »

Elle haussa les épaules.

« Keesa mourir, des fois. »

Le fantôme se ramassa, prêt à lui sauter dessus. Elle l’ignora.

« Mais... mais comment ça se fait qu’il n’est pas allé chez Bilairy ?

demanda Tobin. Nari dit qu’on se présente à la porte de Bilairy quand on meurt et qu’ensuite il vous amène à Astellus et qu’alors Astellus vous conduit au pays des morts. »

Elle haussa de nouveau les épaules.

Tobin se tortilla, fort peu satisfait de cette réponse.

« Enfin, c’est quoi, son nom ?

Pas possible, nom sur morts.

Il me faut bien l’appeler quelque chose !

Appeler lui Frère. Ça lui est.

— Frère ? » Le fantôme ne faisant que le dévorer des yeux, Tobin frissonna de nouveau. C’était pire maintenant que lorsqu’il était quelque chose qu’on ne pouvait pas voir du tout. « Je ne veux pas qu’il me regarde tout le temps. Et il me fait du mal, aussi. Il m’a détruit ma ville !

Lui ça maintenant fini, si toi garder hekkamari. Toi dire lui: "Va-t’en !", et en s’aller lui. Toi rappeler lui pareil, avec mots je apprendre toi. Toi dire, et moi savoir que toi savoir.

Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os. »

L’esprit petit garçon vacilla puis fit mine de vouloir se rapprocher de Tobin qui recula précipitamment, faisant choir le lapin.

Lhel le prit dans ses bras et se mit à rire. « Lui pas faire toi mal. Dis-lui partir.

— Va-t’en, Frère ! »

L’esprit disparut.

« Je peux le faire partir pour toujours ? »

Lhel lui saisit la main, brusquement grave.

« Non ! Toi besoin lui, je te dis. » Elle secoua la tête d’un air affligé.

« Penses un peu comme seul lui être ? Maman manquer lui comme manquer toi. Elle faire cette hekka , soigner lui.

Et elle mourir, plus soin. Toi soigner maintenant. »

Cette idée-là n’enchantait pas spécialement Tobin. « Qu’est-ce que je fais ? Je dois lui donner à manger ? Je peux lui passer de quoi s’habiller ?

Esprits manger avec l’œil. Besoin être avec les gens. Comme toi le voir, comme ça gardé par ta maman. Tout ce qu’elle pouvoir, cœur autant malade. Toi faire venir lui des fois, laisser lui regarder autour avec toi, qu’être pas tant seul, pas avoir tant faim. Toi faire ça, keesa ? »

Il se voyait assez mal convoquer un fantôme exprès, mais il comprenait trop bien de quoi parlait Lhel lorsqu’elle disait que Frère se sentait seul et perdu.

Non sans un gros soupir, il chuchota de nouveau la formule:

« Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os. »

Frère reparut à ses côtés, l’air toujours aussi famélique. « Bon ! dit Lhel.

Toi et l’esprit... »

Elle entrelaça ses deux index.

Tobin détailla la morne figure si pareille à la sienne et pourtant pas vraiment.

« Il sera mon ami ?

Non, juste faire comme faire là. Être beaucoup beaucoup pire avant ta maman faire hekkamari. » Elle refit avec ses deux doigts le geste précédent.

« Vous parents.

Et Nari et Père ? Il leur sera possible de le voir quand je l’appellerai ?

Non... Moins d’avoir l’œil. Ou lui vouloir.

— Mais vous pouvez, vous. »

Elle se tapota le front.

« Je avoir l’œil. Toi aussi, hein ? Toi voir un peu lui, non ? » Il hocha la tête. « Eux connaître lui, sans voir. Père. Nari. Vieux homme à la porte. Eux connaître. »

Tobin se sentit comme si quelqu’un l’avait pressé jusqu’à ce qu’il ne contienne plus du tout d’air.

« Ils savent qui est le démon ? Que j’ai un frère ? Pourquoi est-ce qu’ils ne me l’ont pas dit ?

Eux pas être prêts. Jusqu’à là, toi bien garder ton secret. » Elle lui tapota la poitrine à l’endroit du cœur. « Eux pas savoir hekkamari. Juste ta maman et je. Tu garder bien ça. Que pour toi. Pas montrer quelqu’un - personne !

Mais comment faire ? » Tout ça le ramenait à son casse-tête initial. « Je n’arrête pas de chercher des cachettes pour elle, mais... »

Lhel se leva et se dirigea vers la porte. « Ton, keesa. Toi porter. Rentrer maison, maintenant. »

Frère se mit en mouvement comme eux quand ils repartirent, les précédant tantôt et tantôt les suivant. Il marchait, selon toute apparence, encore que d’une façon pas tout à fait normale, sauf que Tobin aurait été fort en peine de préciser en quoi.

Au bout d’un temps étonnamment court, le toit de la tour de guet se détacha par-dessus les frondaisons. « Mais vous n’habitez pas du tout si loin que ça de nous ! s’exclama-t-il. Je pourrai revenir vous voir ?

— Dans quelque temps, keesa. » Elle s’arrêta sous un bouleau pleureur.

« Ton père, pas beaucoup aimer toi connaître moi. Et toi avoir bientôt nouvelles leçons. » Elle tendit la main pour lui cueillir une nouvelle fois la joue puis avec son pouce lui traça un motif au front. « Toi être grand guerrier, keesa. Je voir. Toi souvenir alors moi aider, oui ?

— Oui, promit-il. Et je vais prendre soin de Frère. »

Lhel lui tapota la joue sans tout à fait sourire, et ses lèvres eurent l’air de rester immobiles quand elle déclara : « Tu accompliras tout ce qui doit être accompli. »

Elle tourna les talons pour s’en aller et disparut si vite que Tobin n’aurait même pas pu dire quelle direction elle avait prise. Quant à Frère, il était toujours là, plus effrayant que jamais avec ses regards affamés. À présent qu’il n’avait plus Lhel, Tobin sentit ses vieilles terreurs affluer en force.

« Va-t’en, toi ! commanda-t-il précipitamment, Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os ! »

À son grand soulagement, l’esprit obéit, qui, telle une flamme de bougie soufflée, s’évanouit en un clin d’œil. Quitte à le talonner de façon parfaitement sensible tandis qu’il se dépêchait de rentrer.

En se guidant d’après la tour de guet, il retrouva le bord de la rivière et se hâta de le longer jusqu’à l’arrière de l’enceinte. Les cuisines comme la cour résonnaient des bruits familiers du soir quand il passa la poterne en douce, mais il n’y avait personne dans la grande salle. Il l’enfila comme une flèche et parvint jusqu’à sa chambre sans croiser quiconque.

La maison embaumait du haut en bas la cuisson du pain. Après avoir à nouveau dissimulé la poupée dans le coffre et fourré sous l’armoire ses souliers crottés, il se lava les mains et la figure, puis descendit pour le souper.

À se retrouver là, à la maison, en sécurité, il ne tarda guère à oublier qu’il avait eu si peur. Il avait été absent pendant des heures, il avait eu une aventure, et sans que personne se soit aperçu de rien. Même s’il avait eu grand-peur, même si Frère n’allait pas être son ami, ni même beaucoup moins terrible, il se sentait plus vieux, plus près du grand guerrier qui endosserait un jour ou l’autre l’armure de Père.

Nari et Mynir étaient en train de disposer des cuillères sur la table de la cuisine, et Cuistote surveillait une marmite de quelque chose qui répandait un de ces fumets... !

« Ah te voilà, toi ! s’exclama Nari quand il entra. J’allais justement monter te chercher. On t’a si peu entendu, cet après-midi, qu’à peine si je t’aurais cru là ! »

Il rafla un petit pain tout chaud parmi la pile mise à refroidir sur le buffet, mordit dedans et puis sourit par devers lui.

En voilà que Lhel allait bien aimer.

14

Le lendemain le vit assis près de la ville miniature, la poupée sur ses genoux, pendant que Nari s’était rendue en ville avec Mynir. Et Cuistote ne risquait pas de monter jusque-là pour s’inquiéter de lui.

Le puissant arôme d’herbes fraîches lui taquinait les narines, tandis qu’il scrutait la tête sans visage en se demandant une fois de plus ce que Mère pouvait bien y trouver quand elle la regardait. Et Frère, elle le voyait ? Il recourba l’un de ses doigts pour l’enfiler sous le cordon de cheveux qui ceignait le col de la poupée et, tout en tiraillant vaguement dessus, songea : mes cheveux, mon sang.

Et la responsabilité lui incombait, d’après ce que disait Lhel, une responsabilité qu’il n’avait pourtant aucune envie de porter si peu que ce soit. Ç’avait déjà été bien assez dur, d’appeler Frère, quand elle était là pour l’encourager... ! Alors le faire maintenant ? ici ? le cœur lui battait plus vite, rien que d’y penser.

À la place, il aima mieux retirer du coffre une plume et de l’encre, puis emporta la poupée près de la fenêtre, où la lumière était meilleure. Après avoir trempé la plume, il voulut dessiner un œil rond sur le tissu dépourvu de visage. Mais l’encre traversa si bien la mousseline qu’il se retrouva devant un gros pâté noir tout plein de pattes d’araignée. Non sans soupirs, une chiquenaude lui permit de faire tomber quelques gouttes d’encre du bec de la plume, et il renouvela sa tentative avec un point moins saturé. Cela marcha mieux, et il entoura la tache de manière à en adoucir les bords et à la transformer en un vaste iris noir qu’il renferma ensuite dans deux traits incurvés tenant lieu de paupières. Une fois tracé comme de juste un second œil, il se trouva que les prunelles d’encre qu’il scrutait ne différaient pas tellement de celles de Frère. Après s’être contenté d’esquisser les sombres sourcils et le nez, il s’attaqua à la bouche, et la fit résolument souriante ; ce qui n’allait pas du tout, parce que le regard n’en resta pas moins hostile, mais il était désormais impossible de le changer. Bref, tout ça ne faisait peut-être pas un visage bien joli ni très cohérent, mais c’était quand même nettement mieux que le pas-de-visage-du-tout qu’il avait toujours connu.

La poupée avait aussi l’air, ainsi, d’être un peu plus à lui, mais le courage d’appeler Frère n’en fut nullement plus vif. Il la transporta dans l’angle le plus éloigné de la porte et s’y assit le dos contre le mur. Qu’arriverait-il si Frère l’agressait de nouveau ? S’il se mettait à démolir de nouveau la ville ?

Ou s’il volait pour blesser quelqu’un ?

Ce fut finalement ce que Lhel avait dit de la faim de Frère qui contraignit Tobin à prononcer les sommations. Après s’être le plus possible rencogné là où il était, il plissa les yeux jusqu’à les avoir à demi fermés puis souffla :

« Sang, mon sang. Chair, ma chair. Os, mes os. »

Au chêne, la veille, c’est à ses pieds même que le démon s’était accroupi comme une bête sauvage, mais il ne le découvrit, cette fois, qu’à force de le chercher tout autour.

Il se dressait près de la porte, et l’air aussi vivant que vous et moi, comme s’il venait juste d’entrer. Il était toujours aussi maigre et sale, mais il portait la même tunique propre et unie que Tobin. Il ne semblait pas non plus si hostile, aujourd’hui. Il se tenait là, c’est tout, à le dévisager d’une façon totalement inexpressive et comme s’il attendait quelque chose.

Tobin se releva lentement, sans le lâcher un instant des yeux.

« ça... ça te dirait de venir par ici ? »

Frère ne traversa pas la pièce. Il se trouva simplement là, tout à coup, près de lui, à le dévisager plus que jamais de ces prunelles noires qui ne cillaient pas. Lhel avait dit de le nourrir en lui procurant l’occasion de regarder des choses. Tobin lui tendit la poupée.

« Vois ? Je lui ai dessiné un visage. »

Frère ne manifestant pas plus d’intérêt que de compréhension, Tobin détailla son étrange figure en catimini. Hormis que lui manquait au menton la cicatrice en forme de croissant, Frère lui ressemblait trait pour trait, sans cependant lui ressembler du tout.

« Tu as faim ? » questionna-t-il.

Frère ne dit rien.

« Viens, alors. Je vais te montrer des choses. Et puis tu pourras t’en aller. »

Tobin se sentit un peu bête de faire faire le tour de la pièce à un fantôme silencieux et de lui faire admirer ses biens de prédilection. Il lui exhiba tour à tour ses sculptures et ses modelages, ainsi que les trésors envoyés par Père. Frère risquait-il d’en être jaloux ? se demanda-t-il. Il saisit une bosse de bouclier plenimarien et la lui tendit.

« Ça te ferait plaisir, de l’avoir à toi ? »

Frère la reçut d’une main qui semblait palpable, mais lorsque leurs doigts respectifs parurent se toucher, Tobin ne sentit que le froid d’une espèce de vent coulis.

Tobin s’accroupit près de la ville, et, sans lâcher la bosse, Frère l’imita.

« Je suis en train de réparer toutes les choses que tu m’as cassées l’autre jour », annonça-t-il, non sans laisser percer quelque ressentiment dans ses intonations. Il attrapa un bateau pour lui faire bien voir le mât recollé.

« Nari croit que c’est moi qui l’avais cassé. »

Frère continua à se taire.

« Enfin, c’est normal, je suppose. Tu avais peur que je montre la poupée à Nari, n’est-ce pas ? »

Tu dois la garder.

Tobin en laissa tomber le bateau de stupéfaction. La voix de Frère était à peine audible, inexpressive, et ses lèvres ne bougeaient pas, mais il était incontestable qu’il avait parlé.

« Tu sais parler ! »

Frère le dévisagea. Tu dois la garder.

« Je le ferai, promis. Mais tu as parlé ! Tu peux dire autre chose ? »

Regard fixe. Passablement déconcerté, Tobin se demanda un bon moment ce qu’on pouvait dire à un spectre. Or, tout à coup, il sut exactement ce qu’il avait envie de demander.

« Maman, tu la vois, dans la tour ? »

Frère hocha la tête.

« Tu lui rends visite ? »

Nouveau hochement.

« Est-ce que... est-ce qu’elle me veut du mal ? »

Des fois.

Un nœud de crainte et de chagrin obstrua la poitrine de Tobin.

S’étreignant dans ses propres bras, il sonda la face du fantôme. S’y lisait-il véritablement une ombre de satisfaction ?

« Mais pour quelle raison ? » Soit qu’il ne pouvait pas ou ne voulait pas le lui dire, Frère demeura muet. « Et puis va-t’en ! Je ne veux plus de toi ici ! »

s’emporta Tobin.

Frère disparut, et la bosse de cuivre dégringola sur les dalles avec un boucan d’enfer. Tobin la lorgna un instant puis la fit voler à travers la pièce.

Il s’écoula plusieurs jours avant que Tobin ne parvienne à rassembler assez de courage pour rappeler Frère mais, lorsqu’il finit par s’y résoudre, ce fut pour se rendre compte qu’il ne le redoutait plus autant.

Comme il était fort curieux de savoir si Nari se montrerait capable de voir celui-ci, il s’en fit escorter dans la chambre où elle s’affairait à changer les draps, mais elle eut beau l’avoir juste sous le nez, Frère lui demeura invisible.

Et il le resta pour tout le monde aussi lorsque, le soir même, Tobin l’emmena aux cuisines un moment, dans l’espoir que la vue de victuailles lui ferait perdre un peu de ses airs tellement affamés.

Une fois seul dans sa chambre, il le convoqua de nouveau, juste après le souper, pour voir s’il y avait une amélioration quelconque à cet égard, mais non, Frère semblait plus famélique que jamais.

« Tu n’as rien mangé, avec tes yeux ? » demanda t-il à Frère qui se tenait immobile au pied du lit.

Frère inclina légèrement la tête comme pour y réfléchir. Je mange tout avec mes yeux.

Sous son regard fixe, Tobin frissonna.

« Est-ce que tu me détestes, Frère ? »

Long délai, puis : Non.

« Mais alors, pourquoi est-ce que tu es si méchant ? »

Cette question-là laissa Frère pantois. Mais en avait-il seulement compris la signification ?

« Ça te fait plaisir, que je t’appelle ? »

Même absence apparente de compréhension.

« Tu seras gentil avec moi, si je te fais prendre l’air tous les jours ? Tu feras ce que je te dirai ? »

Les paupières de Frère papillotèrent lentement. On aurait dit une chouette en plein soleil. Cela devrait suffire en attendant. « Il ne faut plus que tu casses des choses ou que tu fasses mal à qui que ce soit. C’est très vilain, ça. Père ne te permettrait jamais de te comporter comme ça si tu étais en vie. »

Père ...

Cela fut chuchoté d’une façon si froide et sifflante que Tobin en eut les bras tout cloqués par la chair de poule. Après avoir congédié Frère, il tira les couvertures autour de sa tête en forme de capuche et n’arrêta de fixer les vacillations de la lampe de chevet qu’une fois Nari montée se coucher. Et il ne convoqua plus Frère que de jour, dorénavant.

15

En compagnie d’Arkoniel, Iya passa l’été dans les provinces les plus méridionales. Et elle finit par y découvrir, dans un infime hameau de pêcheurs au nord d’Erind, la résidence d’une très vieille magicienne appelée Ranaï qui toute jeunette s’était battue durant la Grande Guerre aux côtés de son maître et y avait reçu une blessure abominable. Quoique prévenu du spectacle qui l’attendait, le jeune homme ne put se défendre d’un mouvement de recul intérieur quand, répondant aux coups frappés à sa porte, celle-ci lui apparut pour la première fois.

Ce n’était guère qu’un brin de femme minuscule et plié en deux. Tout en la rendant infirme de la jambe gauche, le démon d’un nécromancien lui avait labouré le côté gauche du visage avec des griffes de feu, et la chair faisait sur les os des risées de cire blafardes qui demeuraient inertes lorsqu’elle souriait ou qu’elle parlait.

Peut-être était-ce à cause de cela, supposa-t-il, qu’elle était venue s’enterrer dans ce trou perdu. Il n’en avait pas moins le poil des bras tout hérissé par la puissance qui émanait d’elle.

« Salut à vous, maîtresse Ranaï, dit Iya en s’inclinant avec déférence.

Vous souvenez-vous de moi ? » La vieille la lorgna un moment avant de se décider à sourire.

« Hé, mais tu es la petiote d’Agazhar, si je ne m’abuse ? À part que tu n’es plus du tout petiote...

Entre donc, ma chère. Et tu as un disciple à toi, maintenant, à ce que je vois. Entre et sois le bienvenu au coin de mon feu, jeune homme. »

Tandis qu’allant et venant cahin-caha de la table à l’âtre elle leur servait de la soupe et du pain, la pluie se mit à crépiter gaiement sur le toit de chaume. Du fromage et une gourde de bon vin achetés au village constituèrent leur contribution personnelle au souper. Par l’unique fenêtre de la masure pénétraient avec la brise nocturne un parfum d’églantines et l’odeur de la mer.

Il ne fut question durant le repas que de bagatelles mais, une fois la table desservie, Ranaï darda son œil valide sur sa visiteuse et lança :

« Ce n’est pas pour rien que tu es venue par ici, m’est avis. »

Arkoniel se cala, verre en main. La conversation qui s’annonçait là, c’est par cœur qu’il la connaissait.

« Vous arrive-t-il jamais, Ranaï, de vous demander ce que nous autres, magiciens, serions en mesure d’accomplir si nous groupions nos intelligences ? » s’enquit Iya.

Et voici la deux cent treizième fois qu’elle le fait, songea Arkoniel. Il en tenait un compte scrupuleux.

« Ce dont sont susceptibles des magiciens, pour le bien comme pour le mal, ton maître et moi l’avons vu de nos propres yeux, répondit Ranaï. N’as-tu parcouru tout ce long chemin que dans ce but ? Que pour me poser cette question-là ? »

Iya se mit à sourire.

« Rares sont ceux avec qui je puis m’épargner les ambages dans ce domaine, mais je ne vais pas en prendre avec vous. Quelle est votre position vis-à-vis du roi ? »

La partie intacte du visage de Ranaï prit un air bien connu de surprise et d’espoir. Sur un simple geste de sa main, la fenêtre se referma d’elle-même.

« Tu as rêvé d’elle !

— De qui ? » rétorqua Iya d’un ton placide qui n’empêcha pas Arkoniel de la sentir violemment émue.

Leurs pas les avaient menés auprès d’une recrue de plus...

« La reine Navrée, je l’appelle, souffla Ranaï. Les rêves ont débuté voilà quelque vingt ans, mais voici qu’Illior les dispense à présent plus souvent, surtout par les nuits d’entre-cycle lunaire. Des fois elle est jeune et des fois elle est vieille. Des fois victorieuse et des fois un cadavre. Jamais je ne vois nettement sa figure, mais toujours émane de sa personne une impression de chagrin profond. Elle existe réellement ? »

Iya ne répliqua pas. Elle se gardait aussi invariablement de répondre à ce genre de questions que d’exhiber le bol qu’elle trimbalait dans sa vieille sacoche de cuir.

« J’ai bénéficié d’une vision, à Afra. Arkoniel m’en sera témoin. Elle m’a permis de voir la destruction d’Ero, puis une cité nouvelle et une nouvelle ère de magiciens. Mais c’est une reine qui doit régir cette cité nouvelle.

Jamais Erius n’admettra que cela se produise, vous le savez. Des Quatre, c’est de Sakor qu’il est le sectateur, alors que c’est Illior qui protégea Skala durant la Grande Guerre, et Illior qui l’a protégée depuis. Et que c’est également la main d’Illior qui s’étend sur les magiciens. Avons-nous si bien servi l’Illuminateur en restant, nous, les bras croisés, comme des fainéants, durant toutes ces années où se foulait aux pieds et se bafouait la grande prophétie révélée à Thelâtimos ? »

Ranaï entreprit de tracer des sortes de figures dans un rond de vin qui maculait la table.

« Voilà une question que je me suis posée moi-même. Comparé à sa mère, Erius n’a toutefois pas été un souverain si calamiteux, il ne vivra pas éternellement. Même moi, je pourrais lui survivre. Quant à ces horreurs concernant les héritières présomptives..., elles ne sont hélas pas sans précédent. Pelis, le propre fils de Ghërilain, n’usurpa-t-il pas le trône à sa sœur ? et...

— Et la contrée se trouva frappée d’un fléau dont il fut victime avec des milliers d’autres dans l’année », estima devoir lui remémorer Arkoniel.

Elle n’eut qu’à hausser un sourcil pour qu’il ait un bref aperçu de la grande bonne femme qu’elle avait été.

« Ne me la fais pas sur l’histoire, jeune homme. J’étais là. Les dieux eurent tôt fait d’abattre Pelis. Mais voilà aujourd’hui plus de deux décennies que gouverne Erius. Peut-être est-il fondé à invoquer une mauvaise interprétation de l’Oracle. Et tu sais aussi bien que moi que sa mère avait beau descendre de Thelâtimos, elle était mal bâtie pour régner.

— Peut-être avait-elle été envoyée pour nous éprouver », riposta-t-il, non sans s’efforcer de conserver le ton déférent qu’exigeait la différence d’âge.

Mais cela faisait dix ans et des milliers de lieues qu’il ruminait ce sujet-là.

« Le roi Pelis n’eut à subir que l’épouvante d’un seul fléau. Depuis qu’il s’est arrogé le trône, Erius en a essuyé, lui, des douzaines, encore, j’en conviens, que de moindre ampleur. Mais s’il s’agissait là d’avertissements ? S’ils indiquaient que la patience de l’Illuminateur finit par être à bout ? Ce qu’Iya a vu à Afra...

— As-tu entendu parler des Busards, jeune homme ? jappa Ranaï. Le sais-tu, que le magicien du roi s’est prescrit pour office la traque de sa propre espèce ?

— Oui, Ranaï, intervint Iya. Nous les avons vus à l’œuvre.

— Les avez-vous vus mettre à mort quelqu’un que vous connaissiez ?

Non ? Eh bien, moi si. J’ai dû assister, impuissante, au supplice d’un ami très cher, un magicien qui, après avoir successivement servi quatre reines, fut brûlé sur un cadre d’if, rien que pour avoir parlé tout haut d’un rêve fort semblable au mien - tout comme au tien, je gage. Brûlé vif pour s’être permis d’évoquer un rêve ! Figurez-vous, si vous pouvez, de quels pouvoirs doivent disposer les Busards pour se montrer capables d’assassinats aussi cruels. Surtout qu’ils ne persécutent pas que nous, mais quiconque ose se prononcer contre la succession des mâles. Les Illiorains tout spécialement.

Quant à sa propre sœur, s’il est vrai, par les Quatre, qu’Erius l’ait tuée lui-même... »

Arkoniel en lâcha sa coupe, et la table fut tout éclaboussée de vin.

« Ariani est morte ? »

Les courriers de Nari n’avaient cessé de leur parvenir aux adresses convenues et à intervalles réguliers.

Comment pouvait-elle avoir négligé de les informer d’une telle nouvelle ?

« L’an passé, si ma mémoire est bonne, disait Ranaï. Vous la connaissiez ?

— Oui, répondit Iya avec un calme si invraisemblable qu’Arkoniel en demeura pantois.

— Dans ce cas, je suis désolée de vous avoir appris si brutalement sa disparition, s’excusa la vieille.

— Et c’est le roi qui l’a tuée ? » s’arracha de la gorge Arkoniel, tant le suffoquait l’émotion.

Elle haussa les épaules.

« Ça, je n’en suis pas certaine, mais les relations sont unanimes, il se trouvait là lorsqu’elle a péri. Ainsi, vous voyez, elle était la dernière, et le prince Korin héritera du trône. Peut-être est-ce lui qui nous engendrera notre reine Navrée.

— Peut-être bien », murmura Iya, et Arkoniel sut qu’elle ne dirait plus à leur hôtesse un traître mot de sa vision.

Un silence embarrassé s’abattit sur la pièce. Non sans refouler tant bien que mal ses larmes, Arkoniel évitait le regard vigilant d’Iya.

« J’ai loyalement servi Illior et Skala », reprit finalement Ranaï d’un ton accablé qui trahissait l’âge. Ses doigts effleurèrent son visage en ruine. « Un rien de paix, voilà le seul vœu que j’aie jamais fait... »

Iya hocha la tête. « Pardon de vous importuner. Si les Busards se présentent ici, que leur direz-vous ? » La vieille magicienne eut la bonne grâce de paraître honteuse.

« Je n’ai rien à leur dire. Je vous en donne ma parole.

— Merci. » La main d’Iya vint se poser sur la main ravagée de Ranaï. « La vie est longue, mon amie, et faite non pas de pierre mais d’eau et de fumée.

Prions que des jours meilleurs président à nos prochaines retrouvailles. »

Un horrible soupçon s’enracina dans le cœur d’Arkoniel lorsque, au sortir de chez la magicienne, il emprunta sur les talons d’Iya le chemin bourbeux qui s’enfuyait loin du hameau. Il ne se sentait pas encore capable d’en parler ; il ne savait trop s’il aurait la force d’en supporter la confirmation.

Ils établirent leur camp sous un sapin colossal, non loin de la mer. Après qu’Iya eut chantonné un charme destiné à éloigner l’humidité, lui-même en fit agir un qu’il avait récemment peaufiné pour qu’à leurs pieds vienne flotter de façon stable une sphère de feu noir.

« Ah, que c’est agréable l » Iya retira ses bottes crottées pour se réchauffer les orteils. « De la belle ouvrage. »

Ils demeurèrent assez longtemps à écouter sans bouger la rumeur de la pluie mêlée au battement régulier des vagues sur les récifs. Arkoniel brûlait d’aborder le sujet d’Ariani, il brûlait d’entendre de la propre bouche d’Iya qu’il était ridicule avec ses noirs soupçons, mais les mots nécessaires avaient l’air de se dérober, le chagrin lui obstruait la gorge comme un caillou.

« J’étais au courant, convint-elle enfin, lui réduisant le cœur en cendres.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis que c’est arrivé. Nari me l’avait fait savoir.

— Et vous ne me l’avez pas dit ? »

Incapable de la regarder, il scrutait le ciel à travers les branches du sapin.

Il n’avait cessé durant toutes ces années d’être hanté par le souvenir de la nuit terrible qui les avait vus conjurés pour fabriquer cet enfant bizarre et pour trahir cette femme adorable. Ils n’étaient pas revenus à EIO depuis -

Iya l’interdisait encore -, mais lui s’était toujours imaginé qu’un jour ils y retourneraient, n’importe comment, mettre les choses à nouveau d’aplomb...

Il sentit une main lui presser l’épaule.

« Pourquoi ne me l’avoir pas dit ?

— Parce qu’il n’y avait rien à faire. Que l’enfant n’a pas encore atteint l’âge requis. Erius n’a pas tué sa sœur, du moins pas directement. Ariani s’est précipitée par la fenêtre d’une tour. Il semblerait qu’elle ait aussi voulu entraîner le petit dans la mort. Nous n’avons absolument rien à faire là-bas.

— C’est ce que vous n’arrêtez pas de répéter ! » Il essuya rageusement les larmes qui gonflaient ses yeux. « Je ne doute pas que nous agissions conformément à la volonté d’Illior. Jamais je n’en ai douté. Mais êtes-vous tout à fait sûre que nous sommes censés l’accomplir comme ça ? Près de dix ans se sont écoulés, Iya, et pas une seule fois nous ne sommes retournés nous assurer qu’elle allait bien, qu’elle s’en tirait, malgré le guêpier où l’avait laissée Lhel, ou la seconder, le cas échéant. Et maintenant que l’enfant ne l’a plus, vous persistez à prétendre que nous attendent des tâches plus importantes ? »

Trop bouleversé pour rester là comme une souche, il délaissa l’abri du sapin pour gagner la grève à grandes enjambées. C’était marée haute, et le miroir lisse des flots, qu’altérait seulement le crépitement capricieux de la pluie, reflétait comme un fil lumineux la lueur d’un fanal, au large. Arkoniel se vit en pensée nager jusqu’au navire et prier qu’on l’engage comme marin.

À force de charger, décharger, manœuvrer les écoutes, il finirait bien par avoir les mains en sang et la cervelle à jamais délivrée de ces histoires de magie, d’esprits ou de femmes tombant dans le vide...

Ô illior ! pria-t-il en silence, la face levée vers la gravitation de la lune au-delà des nuages, tout en arpentant le bord de la mer, comment se peut-il que telle soit votre volonté, si j’en ai le cœur qui se brise ? Comment se peut-il que j’aime et suive pour maître un être capable de regarder sans sourciller des horreurs pareilles et d’établir un tel silence entre nous ?

Au fond de son cœur, il n’ignorait nullement qu’il chérissait toujours Iya, qu’il lui faisait encore confiance, et pourtant il y avait un défaut d’équilibre fondamental entre les moyens et la fin qu’il semblait être seul à ressentir.

Mais comment cela se pouvait-il, alors qu’il n’était rien d’autre que son disciple, un magicien de rien du tout ?

Il s’immobilisa puis, se laissant choir à genoux, se prit la figure à deux mains. Il y a quelque chose qui cloche. Il y a quelque chose qui nous manque, sinon à elle, en tout cas à moi.

Depuis Afra.

Il avait parfois l’impression que son existence avait connu un tout nouveau départ, en ce fatal jour d’été. Le front calé sur ses genoux, il s’imagina l’éclat du soleil, l’âcreté de la poussière, le contact lisse et brûlant de la stèle exposée à la canicule. Il revécut les fraîches ténèbres de l’antre où se tenait l’Oracle et où il s’était agenouillé pour recevoir l’étrange réponse qui n’avait rien eu d’une réponse et revit sa vision de lui-même tenant dans ses bras un garçonnet à cheveux sombres...

À ce souvenir, une paix bizarre s’empara de lui.

L’enfant. Lequel des deux ?

Du coup, ce qui l’empoigna, ce fut la fureur glacée de l’esprit du nouveau-né assassiné, et il en eut les mains toutes roidies, la carcasse tout endolorie.

Pendant un instant, il crut se trouver à nouveau planté sous le châtaignier, l’œil attaché sur le pauvre petit corps qu’engloutissait peu à peu la terre.

La magie de la sorcière n’avait pas suffi pour retenir au fond du trou l’esprit furibond.

La vision cérébrale se fit de plus en plus vive en changeant de forme et de contours. Un enfant tâchait de s’arracher de la fosse, à ses pieds, malgré l’effroyable emprise des racines et de la terre battue. Arkoniel lui saisit les mains et, tout en tirant dessus, plongea ses regards dans des prunelles qui n’étaient pas noires mais d’un bleu très sombre. Cependant les racines refusèrent de lâcher leur proie, dont elles emprisonnaient toujours les bras et les jambes. L’une d’entre elles, qui lui avait perforé le dos, sortait de sa poitrine à l’endroit où le ruban de peau cousu par Lhel avec des points plus fins que des cils camouflait la plaie. L’arbre s’abreuvait du sang du petit. Et celui-ci se flétrissait visiblement sous les yeux d’Arkoniel.

Le froid monstrueux persistait à le tenailler si fort qu’il tremblait de tous ses membres et titubait comme un vieillard quand il finit par se résoudre à retourner, pas après pas, vers le sapin.

Les magiciens ont beau bénéficier d’une vue assez bonne dans le noir, ce que perçut Iya lorsqu’il s’approcha en trébuchant l’incita à battre le briquet.

Il avait le teint terreux sous sa maigre barbe, l’œil hagard et bordé de rouge.

« À Afra ! hoqueta-t-il en s’affaissant à genoux près d’elle. Ma vision.

Celle que je n’ai pas su... Tobin est ma voie. C’est pour ça que ... Oh, Iya, il faut que je parte ! Il nous faut partir !

— Que bafouilles-tu là ? Qu’y a-t-il, Arkoniel ? » Elle lui prit la figure entre ses deux mains, colla son front contre le sien. Il tremblait comme un homme atteint des pestes de printemps, mais sans la moindre apparence de fièvre. Il avait la peau glacée. Elle tâtonna prudemment du côté de son esprit et, sur-le-champ, se vit accorder une vision : campé sur une haute falaise qui dominait des flots outremer, Arkoniel scrutait l’occident. Juste en avant de lui se tenaient, beaucoup trop près du bord, les jumeaux d’Ariani, désormais grands et sveltes. Des rayons d’or les enveloppaient avec le jeune magicien dans un même nimbe lumineux.

« Vous voyez ? » Il se recula, lui prit les mains, puis l’entretint de la vision macabre qui l’avait auparavant visité sur la grève. « il me faut aller rejoindre l’enfant. Je dois coûte que coûte voir Tobin.

— Très bien. Pardonne-moi de ne pas te l’avoir dit. Ma propre vision... »

Elle tendit ses mains vides, paumes en l’air. « Ce que j’ai devant moi est tellement limpide et néanmoins tellement obscur... Du moment que le petit vit, j’ai d’autres tâches qu’il me faut remplir. l’ai omis, sans doute, de me rappeler quel laps de temps s’était écoulé depuis la mort d’Ariani, omis de me rappeler que le temps passe infiniment plus vite pour toi que pour moi.

Mais tu dois me croire quand je t’affirme que je n’ai nullement oublié l’enfant. C’est pour sa sécurité que nous avons gardé nos distances toutes ces années, et veiller à ne pas attirer l’attention d’Erius sur la demeure de Tobin me semble encore plus vital aujourd’hui, où il se défie de tous les magiciens qui ne sont ses sbires. »

Elle s’interrompit, subitement frappée par une réflexion nouvelle. À deux reprises elle avait entrevu posée sur Arkoniel la main de l’Illuminateur, mais alors que celui-ci apparaissait dans ses visions à elle, jamais elle n’apparaissait dans ses visions à lui. Elle fut attristée du constat, non sans une pointe d’effroi.

« Enfin bref..., apparemment il te faut y aller », conclut-elle.

Il lui baisa les mains.

« Soyez remerciée, Iya. Je ne resterai pas longtemps absent, je vous le promets. Je veux simplement m’assurer que l’enfant se porte bien et m’efforcer de déchiffrer le message qu’Illior s’évertue à me délivrer. S’il m’est possible de trouver un bateau demain, je serai de retour dans une semaine. Où devrai-je vous rejoindre ?

— Rien ne nécessite une telle hâte. Conformément à nos projets, je vais poursuivre vers Ylani. C’est là que tu m’enverras des nouvelles après avoir rencontré l’enfant... » Et voilà que ça la reprenait, ce serrement de cœur.

« Puis nous verrons bien. »

16

Arkoniel se retourna pour jeter un dernier regard par-dessus son épaule au bout de quelques pas, le lendemain. Debout près du sapin, Iya semblait minuscule et banale. Elle agita la main, il agita la sienne et puis fit résolument face au village en tâchant d’ignorer ce qui l’étranglait, tout à coup. Ça faisait un drôle d’effet, de marcher seul, après tant d’années.

Ses affaires de magicien, il les avait soigneusement camouflées dans le couchage qu’il trimbalait en travers de l’épaule. Avec un peu de chance, quiconque poserait les yeux sur sa personne ne verrait en lui rien d’autre qu’un voyageur en bottes crottées sous les bords cassés d’un chapeau poudreux. Il n’en comptait pas moins éviter de son mieux les prêtres et ses collègues magiciens, selon les conseils d’Iya, ainsi que demeurer constamment vigilant pour être sûr de repérer quiconque arborerait le faucon tenant lieu de blason aux Busards du roi.

Il découvrit un pêcheur qui consentit à lui faire remonter la côte jusqu’à Ylani et, là, prit passage à bord d’un plus gros bateau en partance pour Volchi, au nord. Après y avoir débarqué, deux jours plus tard, il fit l’acquisition d’un robuste hongre alezan et se mit en selle à destination de Bierfût et des tâches inconnues que lui réservait par là l’Illuminateur.

Les lettres de Rhius et de Nari lui avaient appris que le duc avait, au cours du printemps suivant la naissance de Tobin, transporté les pénates de sa famille de la capitale à un vieux château fort ; Ero s’était en effet déjà complu à répandre un peu partout des tas d’histoires à propos du

« démon ». Celui-ci, jasait-on, lançait des choses à la tête des visiteurs, les frappait, faisait s’évaporer joyaux et couvre-chefs. Quant aux racontars selon lesquels la belle Ariani, vêtue de sa robe sanglante et inséparable de son étrange poupée, hantait les corridors en quête de son enfant..., cela aussi défrayait les conversations.

Selon toute apparence, le roi n’avait pas été fâché de laisser s’éloigner Rhius. Contrairement au « démon », qui s’était débrouillé, lui, pour suivre le déménagement.

Rien qu’à tenter d’imaginer cet aspect des choses, Arkoniel sentait des sueurs froides lui dégouliner le long du dos. Les esprits inquiets étaient tellement faits pour susciter la honte et l’horreur que les négociations avec eux se déléguaient d’ordinaire aux prêtres et aux Drysiens. Sachant que tôt ou tard ils se verraient forcés d’affronter le fantôme qu’ils avaient contribué à créer, Iya et lui s’étaient de leur mieux initiés à ces matières auprès de telles gens. Mais jamais il ne s’était attendu à devoir le rencontrer seul...

Il atteignit Bierfût le troisième jour de Shemin. C’était une petite ville-marché plaisante et prospère nichée dans les préalpes des Skaliennes. À

quelques milles au-delà vers l’ouest se profilait sur l’azur sans nuages de l’après-midi une chaîne de pics déchiquetés. Il faisait plus frais par ici qu’auparavant sur la côte, et rien dans l’aspect des champs ne trahissait qu’ils aient souffert de la sécheresse.

Il fit halte sur la place auprès de la carriole d’une bonne femme qui vendait des fromages frais pour se renseigner sur la route à suivre.

« Le duc Rhius ? Tu le trouveras au vieux fort du col, là-haut, répondit-elle. Ça fait pas loin d’un mois qu’il est de retour, mais j’ai entendu dire qu’il ne doit plus y rester bien longtemps. Mais tu le verras au temple que voilà, demain, à recevoir les pétitions, si c’est pour ça que tu as besoin de lui.

— Non, c’est sa demeure que je cherche.

— Alors, t’as qu’à suivre tout le temps la grande route à travers les bois.

Mais si tu fais du colportage, tant vaut que je t’épargne le déplacement. Vont te regarder d’un sale œil, moins qu’ils te connaissent. Z’ont pas commerce avec les étrangers, là-haut.

— Je ne suis pas un étranger », l’avisa-t-il avant de lui acheter quelques-uns de ses fromages puis de s’éloigner, le sourire aux lèvres, tant l’enchantait l’idée d’avoir été pris pour un chemineau.

Sa chevauchée lui fit dépasser des champs d’orge dorés et des prairies pullulant de moutons tondus et de cochons gras par-delà lesquels s’ouvraient de sombres forêts. La route préconisée par la bonne femme se révélait beaucoup moins fréquentée de ce côté-là de la ville. La folle avoine croissait dru dans l’intervalle entre les ornières creusées par les roues des charrois, et il releva sur le sol plus d’empreintes de porcs et de daims que de chevaux. Les ombres s’allongeant désormais à toute vitesse, il força sa monture en nage à piquer un galop, tout penaud de n’avoir pas songé à s’enquérir de la distance qui le séparait du castel.

Il émergea finalement à l’air libre auprès d’une rivière qui coulait au bas d’une prairie pentue. Tout en haut se dressait la masse grise d’un manoir adossé à une seule tour de guet carrée.

Précipitée par la fenêtre d’une tour...

Arkoniel frissonna. Comme il tournait la tête de son cheval vers la montée, il aperçut un petit paysan accroupi dans les herbes folles, au bord de la route, à moins de vingt pas de lui.

La tunique en loques du gamin laissait à nu ses bras et ses jambes maigres. Il avait la peau toute sillonnée de boue et plein de feuilles et de bardanes dans ses cheveux noirs.

Arkoniel était sur le point de le héler quand il se rappela qu’il n’y avait qu’un seul enfant dans la résidence du duc... et que cet enfant avait les cheveux noirs. Scandalisé par la tenue du prince, il fit avancer sa monture au pas pour le saluer.

Le dos tourné à la route, Tobin scrutait passionnément quelque chose dans les longues herbes qui peuplaient la berge. L’approche d’Arkoniel ne lui fit pas lever les yeux. Déjà le magicien s’apprêtait à mettre pied à terre quand il se ravisa. Quelque chose dans l’immobilité du petit l’avertissait d’avoir à garder ses distances.

« Sais-tu qui je suis ? demanda-t-il finalement.

— Vous êtes Arkoniel, répliqua le gosse sans cesser de fixer la chose invisible qui le fascinait à l’évidence depuis un bon moment.

— Ton père ne sera pas content de te savoir si loin de la maison tout seul.

Où se trouve ta nourrice ? » Le gosse ignora la question. « Elle va mordre, d’après vous ?

— Quoi va mordre ? »

La main de Tobin fusa dans la verdure et en extirpa une musaraigne attrapée par l’une de ses pattes arrière. Il la regarda se débattre une minute puis lui brisa l’échine, aussi nettement que l’aurait fait un braconnier. Le minuscule museau pointu de la bestiole s’emperla d’une goutte de sang.

« Ma maman est morte. »

Sur ces mots, il se tourna enfin vers le magicien dont le regard se noyait dans des prunelles aussi noires et vertigineuses que la nuit.

Et la voix lui mourut dans la gorge quand il comprit avec quoi il avait noué conversation.

« Je connais le goût de tes larmes », dit le démon.

Puis, sans lui laisser le moindre loisir de se protéger par un quelconque signe cabalistique, il se leva d’un bond et balança la musaraigne morte aux naseaux du cheval. En se cabrant, affolé, le hongre expédia baller son cavalier dans l’herbe haute, mais l’atterrissage y fut malencontreux, toute la masse d’Arkoniel porta sur sa main gauche, et il sentit au-dessus du poignet une douleur fulgurante qui, jointe à la violence de la chute, lui coupa si bien la respiration qu’il demeura boulé par terre, à refouler vaille que vaille et la peur et les haut-le-cœur.

Le démon. Jamais il n’avait eu vent d’aucun qui s’affiche avec tant d’impudence ou qui parle. Il redressa tant bien que mal la tête, quoiqu’il s’attendît à le découvrir accroupi près de lui, le dévisageant avec ces yeux noirs et morts qu’il avait... Au lieu de quoi il distingua son hongre qui, dans la prairie de l’autre rive, ruait comme un fou.

Il se mit lentement sur son séant, tout en soutenant son bras blessé. Sa main gauche pendouillait selon un sale angle, et elle était toute froide au toucher. Une nouvelle houle de nausées incendia son gosier, et il se laissa retomber sur le dos dans l’herbe. Le soleil tapait dur sur sa joue offerte, et des insectes lui exploraient les oreilles. L’œil attaché sur la verdure du seigle et des foins qui dansait sur le ciel, il s’efforça de se figurer faisant à pied le restant du chemin jusqu’au fort, tout là-haut, là-haut...

N’y parvenant pas, il revint au démon. Dont il n’enregistrait véritablement les propos qu’à présent.

Ma maman est morte.

Je connais le goût de tes larmes.

Le tonitruant esprit frappeur escompté ne se trouvait nullement au rendez-vous. Après avoir mûri comme un enfant vivant, celui-ci s’était élevé jusqu’à une sorte de conscience. Jamais Arkoniel n’avait entendu parler d’une chose pareille.

« Ah, Lhel, Lhel, maudite nécromancienne, qu’as tu fait là ? » gronda-t-il. Qu’avons-nous fait là ?

Il avait dû s’assoupir quelque temps, car, lorsqu’il rouvrit les yeux, une tête et des épaules d’homme lui bouchaient la vue du soleil.

« Je ne suis pas un colporteur, marmonna-t-il.

— Arkoniel ? » Des mains vigoureuses se glissèrent par-dessous ses épaules et te le replantèrent sur ses pieds. « Que fabriques-tu là, tout seul ? »

Cette voix, il la reconnut, comme il reconnut le visage raviné, barbu qui l’accompagnait, malgré la bonne dizaine d’années écoulées.

« Tharin ? Les Quatre m’en soient témoins, je suis bien heureux de vous retrouver ! »

Il se mit à tanguer, et le capitaine lui passa un bras autour de la taille pour le maintenir debout.

Non sans papilloter pas mal, il s’efforça d’examiner la figure beaucoup trop proche. Barbe et cheveux, la blondeur de Tharin s’était faite plus terne avec l’âge, et les rides s’étaient creusées autour de la bouche et des yeux, mais ses manières aisées, son calme étaient toujours les mêmes, et Arkoniel lui en sut gré. « Est-ce que Rhius est là ? Je dois...

— Il est là, oui, mais tu as du pot de nous tomber dessus. Nous partons demain pour Ero. Pourquoi n’avoir pas prévenu ? »

Les jambes d’Arkoniel flageolèrent, et il tituba. Tharin le remit à nouveau d’aplomb en le soulevant. « Enfin, n’importe. On va d’abord te grimper là-

haut. » Il le soutint jusqu’auprès d’un grand cheval gris, le jucha en selle.

« Qu’est-ce qui s’est passé ? Je t’ai vu planté là, d’abord, à fixer la rivière, et puis voilà ton canasson qui te flanque en l’air. Comme s’il était devenu dingue, tout à coup. Même que, depuis, Sefus se donne un tintouin du diable à essayer de te le rattraper. »

Il y avait en effet dans la prairie, là-bas, un type qui s’échinait à calmer la bête échappée, mais celle-ci bronchait et lui décochait des coups de pied dès qu’il tendait une main vers sa bride. Arkoniel secoua la tête, d’autant moins disposé à parler pour l’instant de ce qu’il avait vu que Tharin n’avait manifestement pas même aperçu le démon.

« Un fichu tocard !

— Tout l’air. Bon..., comment préfères-tu monter là-haut ? Douloureux et lent, ou douloureux et rapide ? »