Lynn Flewelling

Les Jumeaux

Le Royaume de Tobin

*

Titre original : The Bone Doll’s Twin (première partie). Publié par Bantam Traduit de l’américain par Jean Sola.

ISBN 2-7441-7910-8

Pour les bouts de chou perchés en haut de l’escalier magique, il y a une éternité

L’ANNÉE SKALIENNE

I. SOLSTICE D’HIVER - Nuit du Deuil et Fête de Sakor ; observance de la nuit la plus longue et célébration du rallongement des jours ultérieurs.

1. Sarisin : mise bas.

2. Dostin :

entretien des haies et des fossés. Semailles des fèves et des pois destinés à nourrir le bétail.

3. Klesin : semailles de l’avoine, du froment, de l’orge (destinée au maltage), du seigle. Début de la saison de pêche. Reprise de la navigation en pleine mer.

II. ÉQUINOXE DE PRINTEMPS - Fête des Fleurs à Mycena. Préparatifs en vue des plantations, célébration de la fertilité.

4. Lithion: fabrication du beurre et du fromage (de préférence au lait de brebis). Semailles du chanvre et du lin.

5. Nythin : labourage des terres en jachère.

6. Gorathin : désherbage du maïs. Toilettage et tonte des moutons.

III. SOLSTICE D’ÉTÉ

7. Shemin : au début du mois, fauchage des foins ; à la fin, puis le mois suivant, pleine période des moissons.

8. Lenthin : moissons.

9. Rhythin : engrangement des récoltes. Labourage des champs et semailles du blé d’hiver ou du seigle.

IV. PLEINS GRENIERS - Fin des récoltes, temps des gratitudes.

10. Erasin: on expédie les cochons dans les bois se gorger de glands et de faines.

11. Kemmin : nouveaux labourages en vue du printemps. Abattage des bœufs et autres bêtes de boucherie, préparation des viandes. Fin de la saison de pêche. Les tempêtes rendent dangereuse la navigation hauturière.

12. Cinrin : Travaux d’intérieurs

PREMIÈRE PARTIE

Fragment de document découvert

dans la tour est de la maison d’Orëska

Un vieillard, voilà ce qui me regarde, maintenant, dans mon miroir. Je ne suis, même ici, à Rhiminee, parmi les autres magiciens, qu’un dernier vestige de temps oubliés.

Mon nouvel apprenti, le petit Nysander, ne saurait se faire la moindre idée de ce à quoi pouvait ressembler un magicien indépendant de la Deuxième Orëska. À sa naissance, il y avait déjà deux siècles que cette belle cité se dressait au-dessus de son havre profond. Alors qu’elle sera toujours et à jamais pour moi « la nouvelle capitale ».

Au temps de ma jeunesse, un étron de putain de l’espèce de Nysander serait resté en friche. Avec un peu de chance, il aurait fini ses jours dans la peau d’un devin ou conjure-pluie de village. Le plus probable est qu’il aurait tué quelqu’un par mégarde et péri lapidé pour sorcellerie. L’Illuminateur seul sait combien se perdirent ainsi d’enfants dieu-touchés, avant l’avènement de la Troisième Orëska.

Avant que ne fût édifiée cette cité-ci, avant que son fondateur ne nous fit don de cette grande maison d’apprentissage, nous autres, magiciens de la Deuxième Orëska, nous frayions nous-mêmes nos propres voies, et nous vivions selon nos propres lois.

Eh bien, ce sont les services rendus à la Couronne qui nous ont valu d’avoir à présent cette maison, avec ses bibliothèques, ses archives et son histoire. Il n’y a plus que moi de survivant pour savoir le prix exorbitant qu’elle a coûté.

Deux siècles. Trois ou quatre vies, pour la plupart des gens ; une simple saison, pour ceux d’entre nous que l’Illuminateur a gratifiés du don. « Nous autres, magiciens, sommes à part, Arkoniel », m’apprit mon propre professeur, Iya, quand je n’étais guère plus vieux que ne l’est Nysander. « Nous sommes des pierres dressées en pleine rivière, à contempler le flot de la vie qui s’écoule en tourbillonnant. »

Cette nuit, debout sur le seuil de Nysander que je regardais dormir, je me suis figuré que le spectre d’Iya se tenait à mes côtés, et cela m’a, pendant un moment, fait l’effet de me scruter moi-même plus jeune ; un fils de noble, franc, timide, et qui s’était révélé posséder du talent pour charmer les bêtes. Durant un séjour qu’elle fit au manoir de mon père, Iya s’avisa de mes dons magiques et les dévoila à ma famille. Je pleurai, le jour où elle m’emmena de la maison.

Comme il serait aisé de qualifier ces pleurs de prophétiques ainsi que se délecteraient de le faire les dramaturges d’aujourd’hui ! Mais je n’ai jamais tout à fait cru dans la fatalité, malgré tous les oracles et toutes les prophéties qui façonnèrent mon existence. Toujours se trouve là dedans, quelque part, un choix. J’ai par trop vu de quelle manière les gens fabriquaient leur propre avenir par la balance quotidienne entre petites bontés et méchancetés.

J’avais choisi de partir avec Iya. Plus tard, j’ai choisi d’ajouter foi aux visions que l’Oracle nous accorda, à elle et à moi.

Par mon propre choix, je contribuai à ranimer la puissance de cet énergique et bon pays-ci, de sorte que je puis légitimement me flatter d’avoir aidé les belles tours blanches de Rhiminee à se découper comme elles le font contre l’azur de l’Occident.

Mais pendant les rares nuits où je dors profondément, de quoi rêvé-je ?

Du cri d’un nouveau-né. Coupé court.

On pourrait croire, après tant d’années, qu’accepter serait plus facile ; cet unique acte indispensable de cruauté pouvait modifier le cours de l’histoire comme un tremblement de terre modifie le cours d’une rivière. Seulement, cet acte et ce cri gisent au cœur de tout le bien qui survint après, tel un grain de sable au cœur des chatoiements nacrés d’une perle.

Je suis seul à porter la mémoire de ce bref vagissement d’enfant, voilà tant d’années. Je suis seul à savoir l’immondice au cœur de cette perle-ci.

1

Iya retira le chapeau de paille qui la protégeait en voyage pour s’en éventer, tandis que son cheval s’échinait à grimper le chemin rocailleux d’Afra. Le soleil au zénith flamboyait dans un bleu sans nuages. On n’en était qu’à la première semaine de Gorathin, soit beaucoup trop tôt pour qu’il se montrât si chaud. Tout semblait indiquer que la sécheresse allait durer une saison de plus.

Néanmoins, de la neige scintillait encore là-haut, sur les cimes. De temps à autre, le vent y ébouriffait un plumet blanc qui, se détachant sur le ciel bleu cru, suscitait une illusion cruelle de fraîcheur, alors qu’ici dessous la passe étroite suffoquait, sans la moindre brise pour la rafraîchir. En n’importe quel autre lieu, Iya n’aurait pas manqué d’évoquer un soupçon de vent, mais aucune magie n’avait licence de s’exercer à moins d’une journée de chevauchée d’Afra.

Devant elle, Arkoniel roulait sur sa selle, telle une cigogne hirsute et dégingandée. La sueur trempait tout le long du dos la tunique en lin du jeune magicien que maculait l’équivalent gris d’une semaine de poussière accumulée par les chemins. Jamais il ne se plaignait ; l’unique concession qu’il eût faite à la canicule était d’avoir sacrifié les bribes éparses de barbe noire qu’il cultivait depuis le dernier Erasin, date de ses vingt et un ans.

Pauvre garçon, songea affectueusement Iya ; la peau tout juste rasée, se montrait déjà sévèrement rôtie par le soleil.

Du fait que l’Oracle d’Afra, leur destination, se trouvait en plein cœur des montagnes épineuses de Skala, s’y rendre était une épreuve exténuante en toute saison. Ce long pèlerinage, Iya l’avait accompli déjà par deux fois, mais jamais en été.

Les parois de la passe étranglaient à présent le chemin, et des siècles de quémandeurs avaient écorché la roche noire en y traçant leurs patronymes et leurs suppliques à Illior l’Illuminateur. Certains s’étant contentés d’y graver le fin croissant de lune du dieu, celui-ci bordait la route comme autant d’innombrables sourires en biais. Arkoniel y était allé du sien, dans la matinée, pour commémorer sa première visite.

Le cheval d’Iya trébucha, et ce qui motivait le voyage rebondit durement contre sa cuisse. À l’intérieur du sac de cuir usé qu’elle avait suspendu à l’arçon de sa selle se trouvait, minutieusement emmitouflé de linges et de magie, un vilain bol tout de traviole en terre brûlée. Il n’avait rien de remarquable, hormis que pour peu qu’on le laissât à découvert en irradiait une effroyable aura de malignité. Certes, Iya ne s’était pas fait faute, et cent fois pour une, au fil des ans, de se figurer qu’elle le jetait du haut d’une falaise ou dans les flots d’une rivière, mais elle en aurait été aussi incapable, à la vérité, que de se trancher un bras. Elle était le Gardien ; ce que contenait le sac, elle en avait la charge depuis plus d’un siècle.

À moins que l’Oracle ne me dise le contraire. Après s’être noué sur le sommet du crâne ses maigres cheveux grisonnants, elle éventa de nouveau sa nuque en nage.

Arkoniel se retourna sur sa selle pour s’inquiéter d’elle. La sueur emperlait ses boucles noires et rebelles, sous les bords flapis de son couvre-chef.

« Vous avez le visage tout rouge. Nous ferions mieux de nous arrêter de nouveau pour nous reposer.

— Non, nous sommes presque arrivés.

— Dans ce cas, reprenez au moins un peu d’eau.

Et remettez donc votre chapeau !

— Tu me donnes le sentiment que je suis vieille. Je n’ai que deux cent trente ans, sais-tu ? - Deux cent trente-deux », rectifia-t-il avec une grimace pince-sans-rire. C’était un de leurs vieux jeux.

Elle prit un air revêche.

« Attends seulement d’avoir atteint ton troisième âge, mon gars. Tenir le compte, ça devient plus dur. »

À dire vrai, c’est chevaucher dur qui la fatiguait désormais plus que dans ses primes centaines, mais elle n’était pas près d’en convenir, toujours. Elle s’offrit une bonne lampée de sa gourde et fit jouer ses épaules. « Tu as été bien silencieux, aujourd’hui. Tu tiens ta question, à la fin ?

— Je crois que oui. J’espère que l’Oracle la trouvera digne d’attention. »

Tant de sérieux fit sourire Iya. À ce qu’en savait Arkoniel, ce voyage n’était qu’une leçon de plus. Elle ne lui avait pas touché mot de ce en quoi consistait sa véritable quête à elle.

Le sac de cuir heurta de nouveau sa cuisse à la manière d’un gosse obsédant. Pardonnez-moi, Agazhar, songea-t-elle, trop assurée que son propre maître, le premier Gardien, disparu depuis des lustres, aurait désapprouvé.

Traître entre tous était le dernier tronçon du chemin. Sur leur droite, la paroi rocheuse faisait place à un à-pic vertigineux pendant que, de-ci de-là, leur genou gauche frôlait la falaise.

Arkoniel venait de disparaître derrière un virage aigu quand il lança :

« La Serrure d’Illior, je la vois, ça y est, telle que vous me l’aviez décrite ! »

Après avoir à son tour contourné le saillant, Iya découvrit soudain, telle une apparition rutilante et bariolée, l’arche peinte qui enjambait la route.

Des dragons stylisés en chamarraient de bleu, de rouge et d’or l’ouverture, juste assez large pour ne laisser passer qu’un seul cavalier. Afra se trouvait à moins d’un mille au-delà.

La sueur qui lui piquait les yeux faisait papilloter Iya. Il neigeait, la première fois où Agazhar l’avait conduite ici.

Iya était venue aux arts magiques beaucoup plus tard qu’il n’était ordinaire. Elle avait grandi dans une métairie plantée sur la frontière des possessions continentales de Skala. Le bourg le plus proche étant Mycena, sur l’autre rive de la Keela, c’est avec ce marché que commerçaient les siens.

À l’instar de nombre de frontaliers, son père avait épousé une Mycenoise, et ses offrandes, il les faisait plus volontiers au Créateur, Dalna, qu’à Sakor ou Illior.Ainsi advint-il qu’Iya, sitôt que se manifestèrent les premiers symptômes de ses dons magiques, fut expédiée par-delà la rivière étudier avec un vieux prêtre dalnien qui s’efforça de faire d’elle une guérisseuse Drysienne. Mais si elle s’attira des éloges pour ses talents d’herboriste, à peine le vieil ignare eut-il en revanche découvert qu’elle n’avait qu’à y penser pour allumer le feu que, lui attachant au poignet une breloque de sorcière, il la réexpédia chez elle de manière infamante.

Juste équipée du sceau d’infamie qu’il fallait pour n’être pas précisément reçue à bras ouverts dans son village et pour désespérer de jamais trouver un mari.

Aussi était-elle une vieille fille de vingt-quatre ans déjà lorsque Agazhar la croisa d’aventure sur la place du marché, où elle se tenait à débattre du prix de ses chèvres avec un négociant.

« C’est ta breloque qui m’a d’abord attiré l’œil », lui confia-t-il par la suite. Pour sa part, elle n’avait guère pris garde à lui que pour se dire que ce devait encore être là l’un de ces vieux soldats qui rentraient chez eux, vannés de guerroyer. Il était en effet aussi hâve et miteux que n’importe lequel de ces derniers, et en plus la manche gauche de sa tunique pendait vide.

Mais force fut à Iya de le regarder plus attentivement lorsqu’il se dirigea vers elle et, lui pressant la main, se fit reconnaître par un doux sourire.

Après quelques mots de conversation, elle liquida ses chèvres et, dans les pas du vieux magicien, prit la route du sud sans un seul regard en arrière. Et l’unique trace qu’on eût trouvée d’elle, si quiconque s’en était soucié, c’était, dans les folles herbes, près de la porte du marché, sa breloque de sorcière.

Ses feux n’avaient pas excité les risées d’Agazhar, loin de là, car ce qu’ils signifiaient avant toute chose, lui avait-il expliqué, c’est qu’elle faisait partie des dieu-touchés d’Illior. Puis les pouvoirs inconnus qu’elle possédait, il lui apprit à les maîtriser pour accéder à la puissante magie des magiciens d’Orëska.

En sa qualité de magicien indépendant, Agazhar ne devait rien à personne. Plutôt que de s’accorder les aises d’un seul et unique patron, il vagabondait à sa guise, aussi bienvenu dans les nobles demeures que dans les plus humbles. De conserve avec lui, Iya sillonna les Trois Terres comme les contrées au-delà, et elle fit voile à l’ouest jusqu’à Aurënen, où les gens même du commun détenaient la magie et vivaient aussi longtemps que des magiciens. Elle y apprit que les Aurënfaïes étaient les premiers orëskiens, c’était leur sang, mêlé à celui de sa propre race, qui avait donné la magie aux élus de Plenimar et de Skala.

Ce don se payait son prix, puisqu’aux magiciens humains était interdit d’engendrer des enfants comme d’en porter. Mais Iya considérait avoir été amplement dédommagée de ce sacrifice tout à la fois par la pratique de la magie et, plus tard, par la compagnie de disciples aussi aimables et doués qu’Arkoniel.

Par Agazhar, elle en avait encore bien plus appris sur la Grande Guerre que par aucune des ballades ou des légendes paternelles, car lui s’était trouvé du nombre des magiciens qui s’étaient battus pour Skala sous la bannière de la reine Ghërilain.

« Jamais il n’y eut de guerre semblable à cette guerre-là, disait-il, les yeux fixés sur leur feu de camp, la nuit, comme s’il Y voyait ses compagnons morts. Et prie Sakor qu’elle n’ait plus jamais lieu. Car ce fut une époque atrocement brillante que celle où, épaule contre épaule avec les guerriers, les magiciens livrèrent bataille aux nécromanciens noirs de Plenimar. »

Les récits qu’Agazhar lui faisait de ces jours lointains peuplaient les nuits d’Iya de cauchemars. N’était ce pas un démon de nécromancien - un dyrmagnos, comme il l’appelait -, qui lui avait arraché le bras gauche ?

Et pourtant, tout épouvantables que fussent ces récits, Iya s’y cramponnait encore, parce qu’eux seuls recelaient l’unique aperçu qu’Agazhar lui eût jamais livré sur les origines du bol.

C’était lui qui le portait, alors, et pas une seconde il ne s’en était dessaisi, durant toutes les années où elle l’avait connu. « Dépouilles de guerre », avait-il dit avec un rire sombre, la première fois qu’il avait ouvert son sac pour le lui montrer.

Là s’arrêtait la confidence, à ce détail près que, précisait-il, le bol était indestructible, et que son existence ne pouvait être révélée à personne d’autre qu’au Gardien suivant. Elle ne s’était vu que plus rigoureusement initier au réseau de charmes complexe qui le protégeait, et elle n’avait cessé de le tisser, détisser qu’une fois à même de renouveler l’opération en un clin d’œil.

« Après moi, c’est toi qui seras le Gardien, lui rappelait Agazhar quand elle se montrait impatientée par le secret. Alors, tu comprendras. Assure-toi de bien choisir ton successeur.

Mais comment saurai-je sur qui jeter mon dévolu ? »

Avec un sourire, il avait pris sa main comme le jour de leur rencontre, sur le marché. « Aie foi en l’Illuminateur. Tu sauras. »

Et elle avait su.

Au début, elle ne pouvait s’empêcher de le presser de questions pour en apprendre davantage sur le fameux bol - où il l’avait trouvé, qui l’avait façonné et pourquoi, mais Agazhar était demeuré inflexible:

« Pas avant que ne soit arrivé le jour où tu devras en assumer pleinement la charge. Tu sauras alors de moi tout ce qu’il en faut savoir. »

Hélas, ce jour-là les avait pris tous deux à l’improviste. Elle venait à peine d’avoir ses premiers cent ans quand Agazhar, par une belle journée de printemps, s’était effondré, raide mort, dans les rues d’Ero. L’instant d’avant l’entendait disserter sur la beauté de la nouvelle formule de transformation qu’il venait tout juste de créer, l’instant d’après le voyait s’affaisser, une main crispée contre sa poitrine, avec un air de vague stupeur dans ses prunelles fixes et mortes.

À peine entrée dans son deuxième âge, Iya se retrouvait ainsi brusquement le Gardien sans savoir ni ce qu’elle gardait ni dans quel but.

Elle tint le serment fait à son maître et attendit qu’Illior lui révèle son propre successeur. L’attente avait duré le temps de deux vies humaines, tandis que survenaient puis s’évaporaient des disciples prometteurs auxquels elle ne soufflait mot du sac et de ses secrets.

Toutefois, conformément à la promesse d’Agazhar, elle avait reconnu Arkoniel dès la seconde où elle l’avait aperçu jouant dans le verger de son père, quinze ans plus tôt. Il était déjà capable de prolonger la rotation d’une pomme en l’air et d’éteindre une chandelle rien qu’en y pensant.

Aussi patienta-t-elle à peine jusqu’à ce qu’on le lui eût confié pour lui dévoiler, si jeune qu’il fût, le peu qu’elle savait du bol. Puis, dès qu’il fut suffisamment fort, elle lui enseigna comment tisser les préservations. Ce qui ne l’empêcha pas pour autant de réserver tout le fardeau pour ses propres épaules, ainsi qu’Agazhar l’en avait instruite.

Avec les années, elle en était cependant venue à considérer le bol comme un peu plus qu’un tracas sacré, quand, voilà un mois, tout avait changé radicalement, le maudit objet s’étant arrogé ses rêves. Et c’était cet abominable écheveau de cauchemars, des cauchemars d’une crudité jusqu’alors inconnue d’elle, et où lui apparaissait invariablement le bol, brandi au-dessus d’un champ de bataille par une monstrueuse figure noire qu’elle était incapable de nommer, qui l’avait finalement conduite ici.

« Iya ? Iya, vous vous sentez bien ? » demanda Arkoniel.

Elle secoua la songerie qui l’avait submergée pour le rassurer d’un sourire. « Ah, nous y voici tout de même, à ce que je vois. »

Profondément resserrée dans une faille rocheuse, Afra méritait à peine, par ses dimensions, l’appellation de village, et son existence ne se justifiait que par le service de l’Oracle et des pèlerins venus consulter celui-ci.

L’hostellerie des voyageurs et les cellules des prêtres excavaient, tels des nids d’hirondelle, les deux parois de la falaise de part et d’autre d’une modeste place pavée. Le cadre des embrasures de portes et de fenêtres, très en retrait, s’ornait de guipures sculptées et de pilastres à l’ancienne. La place se trouvait déserte, actuellement, mais du fond ténébreux de certaines fenêtres s’agitaient des mains à leur intention.

Au milieu de la place se dressait une stèle de jaspe rouge aussi grande qu’Arkoniel et au bas de laquelle bouillonnait une source dont l’eau se déversait dans un bassin de pierre et, de là, courait emplir un abreuvoir.

« Lumière divine ! » Après avoir mis pied à terre et rendu la bride à son cheval pour lui permettre de se désaltérer, le jeune homme s’approcha de la stèle pour l’examiner. Flattant de sa paume l’inscription gravée en quatre langues, il se mit à lire à haute voix le message qui, voilà trois siècles, avait modifié le cours de l’histoire skalienne : « Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir. » il secoua la tête, émerveillé. « C’est bien le monument original, n’est-ce pas ? »

Iya acquiesça d’un hochement navré. « Élevé là par son donateur, la reine Ghërilain en personne, juste après la guerre, en action de grâces. Ce qui lui valut alors le surnom de reine de l’Oracle. »

Aux jours les plus sombres de la guerre, alors que Plenimar semblait assurée de dévorer les terres de Skala et de Mycena, le roi de Skala, Thelâtimos, avait délaissé les champs de bataille pour venir en ces lieux consulter l’Oracle. En retournant au combat, il se fit escorter de sa fille Ghërilain, âgée de seize ans pour lors, et, ainsi que l’Oracle le lui avait ordonné, la sacra reine et lui transmit, sous les yeux des troupes épuisées, sa couronne ainsi que son épée.

À en croire Agazhar, la décision du roi n’avait guère suscité d’enthousiasme, au sein des généraux. En tant que guerrier, la jeune fille ne s’en était pas moins révélée dieu-touchée dès le début, et il lui avait suffi d’une année pour conduire ses alliés à la victoire et pour tuer en combat singulier le Suzerain de Plenimar, au cours de la bataille d’Isil. Elle s’était tout autant illustrée comme souveraine en temps de paix durant ses plus de cinquante ans de règne. Agazhar s’était trouvé à ses funérailles. « Il y avait des stèles analogues dans tout Skala, n’est-ce pas ? s’enquit Arkoniel.

— En effet. À tous les principaux carrefours du pays. Tu vagissais encore quand le roi Erius les fit toutes abattre. » Elle démonta puis toucha la pierre avec vénération. Chaude elle était sous la paume, et aussi lisse que le jour où elle avait quitté l’atelier du tailleur. « Erius lui-même n’a pas osé s’en prendre à celle-ci.

— Pourquoi donc ?

— Lorsqu’il expédia l’ordre de la supprimer, les prêtres lui opposèrent un refus formel. Trancher dans le vif aurait fatalement conduit à investir Afra même, et c’est le sol le plus inviolable de Skala tout entière.

Erius céda donc ici de bonne grâce, et il se contenta de faire jeter toutes les autres à la mer. L’inscription figurait aussi, dans la salle du trône du Palais Vieux, sur une plaque d’or. Que sera-t-elle devenue ? Je me le demande... »

Le jeune mage avait des soucis plus urgents. Une main en visière, il scrutait la falaise.

« Où se trouve le sanctuaire de l’Oracle ?

— Plus haut dans la vallée. Bois tout ton soûl maintenant. C’est à pied qu’il nous faut effectuer le restant du trajet. »

Laissant leurs montures à l’hostellerie, ils empruntèrent un sentier battu et rebattu qui s’enfonçait plus avant dans la faille. La pente de plus en plus raide rendit au fur et à mesure la montée plus malaisée. Il n’y avait pas là pour vous ombrager le moindre arbre, et pas la moindre humidité pour fixer la poussière blanche qui flottait dans l’air suffocant de midi. Le chemin ne tarda guère à se réduire à une vague piste qui grimpait en sinuant parmi les rochers, et que le polissage de la pierre par des siècles de pieds fervents avait rendu des plus traîtres.

Ils rencontrèrent au cours de leur ascension deux groupes de pèlerins qui eux redescendaient. Le premier se composait d’une bande de jeunes soldats qui s’esclaffaient et jasaient bravement, tandis qu’en arrière traînait un de leurs compagnons dans les yeux duquel se lisait ouvertement la terreur de la mort. Au centre du second se trouvait une marchande âgée qui pleurait silencieusement, soutenue dans sa marche par les hommes les moins cacochymes de son entourage.

Ce n’est pas sans nervosité qu’Arkoniel les considéra tour à tour. Pour sa part, Iya préféra attendre que tous les compagnons de la marchande aient disparu derrière un tournant pour s’asseoir sur une pierre et se reposer.

Tout juste assez large en cet endroit pour deux personnes de front, le passage emmagasinait la chaleur avec autant d’efficacité qu’un four. Elle sirota une gorgée à la gourde qu’Arkoniel avait remplie à la fontaine, et l’eau s’en révéla suffisamment glacée encore pour lui faire mal aux yeux.

« On est encore loin ? demanda-t-il.

— Plus beaucoup. »

Le bain froid qu’elle se promettait de prendre à l’hostellerie lui donna le courage de se lever pour se remettre en route.

« Vous avez connu la mère du roi, n’est-ce pas ? reprit Arkoniel qui la talonnait. Elle était aussi méchante qu’on le prétend ? »

La stèle avait dû l’y faire penser.

« Pas au début. Agnalain la Juste, on l’appelait. Mais elle avait un côté sombre que l’âge empira. D’aucuns l’imputaient au sang de son père.

D’autres à tout le mal que lui donnèrent ses grossesses. De son premier consort, elle avait eu deux fils. Puis elle sembla frappée de stérilité pendant des années et se prit d’un goût de plus en plus prononcé pour les jeunes consorts et pour les exécutions publiques. Le propre père d’Erius connut le supplice du billot pour trahison. Dès lors, plus personne ne fut en sécurité.

Les Quatre m’en soient témoins, je sens toujours la puanteur qu’exhalaient les cages à corbeaux qui bordaient les routes tout autour d’Ero ! Nous espérions tous que son état s’améliorerait quand elle finit par avoir une fille, mais non, cela ne servit qu’à la rendre encore plus mauvaise. »

En ces jours de noirceur, il avait été relativement facile au fils aîné d’Agnalain, le prince Erius – un guerrier chevronné déjà, et la coqueluche du peuple -, de soutenir qu’on avait déformé les paroles de l’Oracle, que la prophétie se référait exclusivement à la véritable fille du roi Thelâtimos, sans impliquer le moins du monde un mode de succession d’ordre matriarcal. À n’en point douter, le valeureux prince Erius était mieux fait pour le trône que l’unique héritière directe, sa demi-sœur Ariani, qui venait juste de fêter son troisième anniversaire.

Point n’importait que Skala eût joui sous ses reines d’une prospérité sans exemple, point n’importait que le seul homme à s’être jusqu’alors emparé du trône, le propre fils de Ghërilain, Pelis, eût vu son bref règne assombri par les deux fléaux de la peste et de la sécheresse ; et point n’importait qu’il eût suffi que sa sœur le remplace pour qu’Illior protège à nouveau le pays comme l’avait promis l’Oracle.

Jusqu’à présent.

À la disparition pour le moins subite d’Agnalain, il se chuchota que le prince Erius et son frère, Aron, n’y étaient pas forcément étrangers. La rumeur murmura toutefois la chose avec moins de réprobation que de soulagement ; nul n’était sans savoir qu’Erius avait de fait sinon en titre intégralement assumé le gouvernement durant les ultimes et tragiques années du naufrage maternel. Les grondements renouvelés en provenance de Plenimar se faisaient trop forts pour que les nobles s’aventurent dans une guerre civile en faveur d’une reine enfant. Ainsi la couronne échut-elle à Erius sans compétition. La même année vit Plenimar assaillir les ports méridionaux, mais comme le nouveau roi rejeta les envahisseurs à la mer et incendia leurs noirs vaisseaux, l’événement parut devoir mettre en veilleuse la prophétie.

Et pourtant, il s’était accumulé plus de maux et d’intempéries au cours des dix-neuf années écoulées depuis que n’en contenait toute la mémoire des plus vieux magiciens eux-mêmes. La sécheresse actuelle en était à sa troisième année dans certaines régions du pays, et elle avait anéanti des villages entiers, déjà décimés par le feu du ciel et par des vagues de pestilence déferlées du nord par toutes les voies de commerce. C’est d’une épidémie de ce genre qu’avaient péri peu d’années plus tôt les parents d’Arkoniel. En l’espace de quelques mois y avait succombé un quart de la population d’Ero, y inclus le prince Aron, l’épouse d’Erius, ses deux filles et deux de ses fils, n’étant épargné que le cadet de ces derniers, Korin. Et les paroles de l’Oracle se chuchotaient à nouveau depuis lors dans certains quartiers.

Le coup d’État d’Erius, Iya ne manquait pas de motifs personnels pour le déplorer. Son patron, le puissant duc Rhius d’Atyion, n’avait-il pas fini par épouser la propre demi-sœur du roi, la princesse Ariani ? Et le couple n’attendait-il pas son premier enfant pour l’automne ?

Les magiciens se trouvaient tous deux hors d’haleine et en nage lorsqu’ils atteignirent le cul-de-sac au fond duquel était enserré le sanctuaire.

« Voilà qui ne répond pas exactement à mon attente », maugréa Arkoniel en lorgnant ce qui présentait l’aspect d’un large puits de pierre.

Iya émit un gloussement. « N’en juge pas trop vite. »

À l’ombre d’un appentis de bois, près de la margelle, étaient assis deux robustes gaillards de prêtres à robe rouge poussiéreuse et masque d’argent.

Iya gagna leur abri et se laissa pesamment tomber sur une banquette de pierre. « Il me faut du loisir pour mettre de l’ordre dans mes pensées, dit-elle à Arkoniel. Passe le premier. »

Munis d’un fort rouleau de corde, les prêtres, approchant du puits, convièrent d’un geste le jeune magicien à les rejoindre. Pendant qu’ils la lui arrimaient à la taille, il gratifia sa compagne d’un sourire plutôt crispé.

Quant à eux, toujours aussi taciturnes, ils entreprirent ensuite de l’introduire dans l’enceinte de pierre et de le guider jusqu’à l’entrée de la chambre aux oracles. Laquelle entrée n’était rien d’autre, au niveau du sol, qu’un trou de quelque quatre pieds de diamètre.

Si l’acte de foi et de reddition qui consistait à s’y précipiter avait toujours quelque chose d’impressionnant, d’autant plus affolante en était la première épreuve. Mais Arkoniel se montra aussi résolu qu’à son ordinaire. Sitôt assis sur le rebord, les pieds dans le vide, il agrippa la corde et, d’un hochement, invita les prêtres à le faire descendre. Après qu’il eut disparu, ceux-ci la laissèrent peu à peu filer jusqu’au moment où elle se détendit.

Toujours réfugiée sous l’appentis, Iya s’efforçait d’apaiser les galopades de son cœur. Elle avait évité de son mieux durant des journées entières de s’appesantir trop directement sur l’action qu’elle allait accomplir. À présent qu’elle se trouvait là, voilà qu’elle se repentait brusquement de sa décision.

Fermant les yeux, elle essaya de sonder sa peur, mais sans parvenir à lui découvrir le moindre fondement.

Oui, elle était en train, bel et bien, de désobéir à son maître et d’enfreindre ses injonctions, mais ce n’était pas ça. Voici plutôt que la poignait, sur le seuil même de l’Oracle, une prémonition. Quelque chose était sur le point de surgir, quelque chose de noir et de menaçant. Elle se mit à prier silencieusement. Quoi qu’Illior lui révèle en ce jour, puisse-t-elle avoir l’énergie d’y faire face, puisqu’il lui était de toute manière impossible de se dérober.

La brève traction qu’exerçait Arkoniel sur la corde pour qu’on le remonte intervint beaucoup plus tôt qu’elle ne l’avait prévu. Hissé par les prêtres, il se dépêcha d’enjamber la margelle et vint s’écrouler aux pieds d’Iya. Il avait l’air passablement abasourdi.

« Je viens de faire la plus étrange ..., commença-t-il, mais elle leva la main pour repousser la confidence, ajoutant:

Nous aurons bien assez le temps plus tard... » Si elle n’y allait pas tout de suite, en effet, jamais elle ne le ferait.

À son tour, elle se laissa harnacher par les prêtres et, les pieds pendants au rebord du trou, le souffle presque arrêté, saisit la corde d’une main, le sac en cuir de l’autre avant de leur indiquer qu’elle était prête par un hochement.

La descente oscillante dans les ténèbres et la fraîcheur lui procura les crispations d’entrailles familières. Bien qu’elle n’eût jamais été capable d’en évaluer les dimensions réelles, la chambre souterraine devait être immense, à en juger d’après l’imperceptible vent coulis qui vous effleurait le visage et d’après le silence qui y régnait. Sur la partie du sol, en bas, que frappaient les rayons du soleil, la roche présentait l’aspect lisse et les ondulations légères d’un ancien lit de rivière.

Peu d’instants après, ses pieds rencontrèrent un appui solide, et, s’affranchissant de la corde, elle sortit du cercle que formait la lumière du jour. Le temps que ses yeux s’adaptent aux ténèbres, et elle discerna, plutôt proche, une faible lueur et se dirigea de ce côté-là. À aucune de ses visites, elle n’avait vu celle-ci apparaître dans une même direction. Et néanmoins, lorsqu’elle aborda finalement l’Oracle, tout était exactement tel qu’en ses souvenirs.

Juché sur un trépied d’argent, un globe de cristal diffusait un large cercle lumineux. L’Oracle trônait auprès, sur un tabouret bas d’ivoire sculpté en forme de dragon accroupi.

Si jeune... ! songea Iya, frappée d’une tristesse inexplicable. Les deux Oracles précédents étaient de vieilles femmes à la peau blanchie jusqu’à l’exsangue par des décennies dans le noir. Celle d’aujourd’hui n’avait pas plus de quatorze ans, mais elle était déjà d’une pâleur extrême. Vêtue d’une simple chemise de lin qui ne lui couvrait ni les bras ni les pieds, elle était là, paumes aux genoux. Elle avait un visage quelconque et rond, l’œil vide. Les sibylles d’Afra ne sortaient pas plus indemnes que les magiciens du toucher d’Illior.

Iya s’agenouilla aux pieds de l’Oracle. Portant à bout de bras un grand plateau d’argent, un prêtre masqué pénétra dans le cercle de lumière, et le silence de la grotte engloutit le soupir de la visiteuse tandis qu’elle extirpait le bol de ses enveloppes et le déposait sur le plateau.

Après le lui avoir présenté, le prêtre plaça celui-ci sur les genoux de l’Oracle dont le visage, loin de rien trahir, demeura vacant.

Est-ce qu’elle perçoit la malignité de l’objet ? se demanda Iya. Le pouvoir qui en émanait désormais sans voile lui donnait, à elle, mal au crâne.

Finissant quand même par remuer, la fillette abaissa les yeux vers le bol.

Aussi brillant qu’un clair de lune sur la neige se forma tout autour de sa tête et de ses épaules un halo de lumière argentée. Un frisson de terreur parcourut Iya. Illior venait de s’emparer de son instrument.

« Je vois des démons se repaître de morts. Je vois le dieu - dont – on –

ne – prononce – pas – le - nom », déclara tout doucement l’Oracle.

En s’entendant confirmer ses pires craintes, Iya sentit son cœur se pétrifier dans sa poitrine. Il s’agissait donc bien de Seriamaïus, du noir dieu de la nécromancie adoré par les Plenimariens qui, durant la Grande Guerre, n’avaient manqué que de fort peu de détruire Skala. « l’ai fait le rêve que voici, j’ai rêvé d’une guerre et de désastres infiniment pires qu’aucun de ceux qu’a jamais subis Skala.

— Tu vois trop loin, magicienne. »À deux mains, l’Oracle éleva le bol, et il résulta de quelque jeu de lumière pervers que ses yeux sombrèrent au fond de deux grands trous noirs. Et, sans qu’Iya l’eût entendu se retirer, le prêtre n’était plus visible nulle part.

L’Oracle fit lentement tourner le bol entre ses mains. « Le noir fait le blanc. L’immonde fait le pur. Le mal crée la grandeur. De Plenimar vient le salut présent tout autant que le péril futur. Voici une graine qui doit être arrosée de sang. Mais tu vois trop loin. »

L’Oracle inclina le bol vers l’avant, et il en déborda du sang d’un rouge éclatant, beaucoup trop de sang pour un récipient de taille si modeste, et, non content d’éclabousser le sol, tout ce sang forma sur la roche une mare ronde aux pieds de l’Oracle. y plongeant ses regards, Iya distingua le reflet d’un visage de femme encadré par la visière d’un heaume de guerre sanglant. L’en frappèrent surtout les prunelles d’un bleu intense et, pardessus le menton pointu, le dessin ferme de la bouche. Rébarbative une seconde, l’expression se faisait navrée celle d’après, et si familiers étaient les traits que la magicienne en avait mal au cœur, tout incapable qu’elle se trouva sur le moment de savoir qui ces yeux lui rappelaient. Des flammes se réverbéraient sur le heaume, et quelque part au loin se percevait un fracas de bataille.

Progressivement l’apparition s’estompa, remplacée par celle d’un palais d’une blancheur éblouissante qui se dressait en haut d’une formidable falaise ; un dôme étincelant le surmontait, et de chacun de ses quatre angles jaillissait une fine tour.

« La Troisième Orëska, murmura l’Oracle. C’est là que tu pourras déposer ton fardeau. »

Terriblement impressionnée, Iya se pencha. Le palais avait des centaines de fenêtres, et à chacune de ces fenêtres se tenait un magicien qui dirigeait ses regards vers elle. Et, dans la plus haute fenêtre de la tour la plus proche s’encadrait Arkoniel, vêtu d’une robe bleue et portant le bol entre ses mains.

À ses côtés se trouvait un garçonnet blond tout bouclé.

En dépit de l’énorme distance qui la séparait d’Arkoniel, elle pouvait à présent le voir de la manière la plus distincte. Il était un vieillard, et sa figure ravinée confessait une lassitude inexprimable. En dépit de quoi sa seule vue gonflait de joie le cœur d’Iya.

« Questionne, souffla l’Oracle.

— Qu’est le bol ? interpella-t-elle Arkoniel.

— Il ne nous est pas réservé de le savoir, mais lui le saura », répondit Arkoniel en remettant le bol au petit garçon. Celui-ci posa sur Iya un regard de vieil homme et sourit.

« Tout est inextricablement tissé, Gardien, reprit l’Oracle, alors que cette vision-là se résolvait en quelque chose de plus sombre. Voici la contribution qui vous est offerte, à toi-même et à ton espèce. Une avec la reine authentique. Une avec Skala. Vous serez soumis à l’épreuve du feu. »

Iya discerna le symbole de son art - le fin croissant de lune d’Illior - se détachant sur un cercle ardent et, juste au-dessous, le nombre 222, tracé en caractères de flammes si blancs, si fulgurants qu’elle en avait les yeux blessés.

Devant elle s’étendit ensuite Ero, la capitale, embrasée du port à la citadelle et dominée par une lune ballonnée. Une armée l’avait investie, sur laquelle flottait la bannière de Plenimar, une armée trop nombreuse pour se dénombrer. Iya sentit le souffle de l’incendie sur sa figure lorsqu’à la tête de ses troupes Erius sortit affronter l’assiégeant, sans seulement s’apercevoir que la carcasse de son destrier se décharnait à chaque foulée, lambeau par lambeau, et que dans son sillage s’écroulaient ses soldats, morts. Telle une meute de loups, les gens de Plenimar l’assaillirent de toutes parts, et il se perdit de vue. À nouveau, la vision se modifia de manière vertigineuse, et du néant surgit, gisant dans un champ stérile et tordue, ternie, la couronne de Skala.

« Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir », murmura l’Oracle.

« Ariani ? » demanda Iya, quitte à se dire au moment même où elle posait la question que le visage qui s’était encadré dans la visière du heaume n’était nullement celui de la princesse.

L’Oracle se mit à geindre et à se balancer. Élevant le bol, elle en déversa l’inépuisable écoulement sur sa propre tête à la manière d’une libation, se faisant de la sorte un masque sanglant. Puis, tombant à genoux, elle empoigna la main d’Iya, et un tourbillon les emporta toutes deux, frappant la magicienne de cécité.

Des vents déchaînés la cernèrent en hurlant, qui finirent par lui vriller le sommet du crâne pour y pénétrer puis plongèrent droit au cœur de on être, tel un foret de charpentier naval. Des images fusaient de partout comme une tornade de feuilles mortes : l’écusson frappé de l’étrange nombre et la femme au heaume, sous toutes sortes de formes et d’aspects - vieille, jeune, en haillons, couronnée, nue et pendue à un gibet, parée de guirlandes et parcourant à cheval de larges rues inconnues... Elle, Iya la voyait nettement, maintenant, elle en distinguait très bien les traits, les yeux bleus, la chevelure noire et les membres déliés, similaires à ceux d’Ariani - mais ce n’était pas la princesse.

La voix de l’Oracle émergea du maelström. « La voici, ta reine, magicienne, la voici, la véritable fille de Thelâtimos. Elle tournera sa face en direction de l’ouest. »

Se sentant tout à coup les bras alourdis d’un paquet, Iya baissa les yeux sur le nouveau-né mort que venait de lui donner l’Oracle.

« D’autres voient, mais seulement au travers, eux, de ténèbres enfumées, poursuivit l’Oracle. C’est par la volonté d’Illior que le bol est parvenu entre tes mains. De ta lignée, Gardien, il est le fardeau long, et entre tous amer.

Mais de cette génération-ci va sortir l’enfant sur qui se fonde l’à-venir et qui est ton legs. Deux enfants, une reine marquée par le sang de passage. »

En voyant le nouveau-né mort lever vers elle de noires prunelles fixes, Iya sentit une douleur fulgurante lui déchirer la poitrine. Elle sut de qui il était l’enfant.

Sa vision dissipée, elle se retrouva agenouillée devant l’Oracle, son sac non ouvert dans les bras. Il n’y avait pas de nouveau-né mort, pas de sang sur le sol. L’Oracle trônait toujours sur son tabouret, chemise et cheveux nullement souillés.

« Deux enfants, une reine », souffla l’Oracle en dardant sur Iya les prunelles blanches étincelantes d’Illior. Toute tremblante sous ce regard, Iya tâcha de se raccrocher à tout ce qu’elle avait vu et entendu. « Les autres qui rêvent de cette enfant, Votre Révérence...

— c’est du bien qu’ils lui veulent, ou du mal ? Vont-ils m’aider à son élévation ? »

Mais le dieu s’était retiré, et ce n’était pas de la fillette effondrée sur le tabouret que pouvait s’espérer la moindre réponse.

L’éclat du soleil l’aveugla lorsqu’elle ressortit de la caverne, la chaleur lui coupa la respiration, ses jambes n’avaient plus la force de la soutenir, et Arkoniel n’eut que le temps de la saisir à bras-le-corps quand elle s’écroula contre la clôture de pierre. « Iya ! Que s’est-il passé ? Qu’y a-t-il ?

— Un...

— Un moment, s’il te plaît », coassa-t-elle en étreignant le sac contre son cœur.

Une graine arrosée de sang.

Arkoniel n’eut aucune peine à la soulever pour la transporter à l’ombre. Il lui approcha la gourde des lèvres, et elle but, pesamment appuyée sur lui. Il lui fallut un bon bout de temps pour se sentir en état de redescendre à l’hostellerie. Encore Arkoniel avait-il passé un bras autour de sa taille pour la soutenir, ce qu’elle souffrit sans protestation. Et ils se trouvaient en vue de la stèle lorsqu’elle finit par s’évanouir.

Quand elle rouvrit les yeux, elle gisait étendue sur un matelas moelleux, dans une chambre d’hôte sombre et fraîche.

Les rayons de soleil qui filtraient par une fente du volet poussiéreux projetaient des ombres en travers du mur sculpté, près du lit. À son chevet campait Arkoniel, manifestement inquiet.

« Que s’est-il passé avec l’Oracle ? » demanda-t-il.

Illior a parlé, et ma question a obtenu réponse, songea-t-elle avec amertume. Que n’ai-je écouté Agazhar… !

Elle lui prit la main. « Plus tard, quand je me sentirai assez vigoureuse.

Parle-moi de ta propre vision. Ta requête a-t-elle été satisfaite ? »

C’était là le laisser bien évidemment sur sa faim, mais à quoi rimait de la harceler ? « Je n’en suis pas sûr, dit-il. Je désirais savoir quel genre de magicien j’allais devenir et quelles seraient mes voies. L’Oracle m’a bien montré une vision en l’air, mais je n’en ai saisi en tout et pour tout qu’une image de moi tenant un petit garçon dans les bras.

— Avait-il les cheveux blonds ? s’enquit-elle, pensant à l’enfant discerné dans la magnifique tour blanche.

— Non, noirs. En toute honnêteté, je suis dépité d’avoir fait toute cette route rien que pour cela. Probablement que je n’avais pas très bien formulé ma demande...

— Il faut patienter, parfois, pour que se révèle le sens. » Iya détourna sa vue de ce jeune visage sérieux, trop navrée que l’illuminateur ne l’eût pas gratinée pour sa part d’un pareil répit. Le soleil embrasait toujours la place, sous la fenêtre, mais la magicienne ne voyait plus que ce qui désormais l’attendait : la route du retour à Ero, et, tout au bout, les ténèbres.

2

En cette dix-neuvième nuit d’Erasin, une lune des moissons rouge faisait de la capitale endormie une fantastique mosaïque d’ombre et de lumière.

Ero la Biscornue, la surnommait-on. Bâties sur une hauteur tout accidentée qui surplombait les îles de la mer Intérieure, ses rues filaient au hasard des pentes, comme une dentelle mal crochetée, depuis les murs du cercle Palatin jusqu’aux bas quartiers, aux quais et aux chantiers navals. Opulence et misère y vivaient fanon contre joue, et chacune des maisons qui donnaient sur le port possédait au moins une fenêtre ouvrant à l’est, vers Plenimar, tel un œil au guet.

Les prêtres affirment que la Mort entre par la porte occidentale, songea lamentablement Arkoniel alors que son cheval, derrière ceux de la sorcière et d’Iya, franchissait la poterne ouest. La nuit prochaine allait voir culminer le cauchemar qui avait débuté voilà près de cinq mois à Afra.

Les deux femmes chevauchaient silencieusement, visage enfoui sous leur vaste capuche. Le cœur soulevé par la seule pensée de la besogne qui les attendait, Arkoniel conjurait Iya de parler, de se raviser, de tourner bride, mais elle ne pipait mot, et il ne pouvait pas seulement voir ses yeux pour y lire quoi que ce soit. Alors que cela faisait plus de la moitié de son existence qu’il l’avait pour maître, pour mentor et pour seconde mère, elle était devenue, depuis Afra, une maison toute en portes closes.

Lhel aussi était désormais frappée de mutisme. Il y avait des générations que son engeance était malvenue ici. Comme se reployait sur eux la puanteur de la ville, elle plissa le nez. « Toi géant bourg ? Ha ! Trop beaucoup.

— Pas si fort ! » Arkoniel jeta un regard nerveux à la ronde. Ici, les magiciens errants étaient moins bienvenus que jamais par le passé. Et il leur en cuirait à tous les trois si l’on découvrait que leur groupe comprenait une sorcière des monts.

« Sent comme tok », marmonna Lhel.

Iya rejeta sa capuche en arrière avec un petit sourire qui surprit Arkoniel.

« Elle dit que ça sent la merde, et le fait est que ça le sent. »

Lhel est bien placée pour parler, songea Arkoniel. Depuis le jour de leur rencontre, il s’était épuisé en subterfuges pour s’épargner la fétidité de cette sorcière des monts.

Après leur étrange visite à Afra, ils s’étaient d’abord rendus à Ero et y avaient été les hôtes du duc et de son adorable et fragile princesse. Dans la journée, on montait à cheval, on jouait. La nuit voyait, elle, les conciliabules secrets du duc et d’Iya.

Après cette étape, elle et son disciple consacrèrent le restant de ce maussade été caniculaire à sillonner les vallées de montagne les plus perdues de la province septentrionale en quête d’une sorcière susceptible de les seconder, car aucun magicien d’Orëska n’était à même de pratiquer les sortilèges qu’exigeait la tâche imposée par Illior. Le temps d’en découvrir une, et les feuilles des trembles étaient déjà festonnées d’or.

Repoussés des basses terres fertiles par les premières incursions de colons Skaliens, les gens des monts, petits et basanés, se cantonnaient à leurs vallées hautes et ne se montraient pas accueillants pour les voyageurs.

À chaque village, c’étaient des aboiements d’alerte furibonds qui saluaient du plus loin l’approche d’Arkoniel et d’Iya, des cris de mères appelant leurs gosses ; et s’y présentaient-ils que seuls s’apercevaient des hommes en armes çà et là. Lesquels ne proféraient aucune menace mais se gardaient aussi d’offrir la moindre hospitalité.

La réception de Lhel, lorsqu’ils étaient d’aventure tombés sur sa cahute isolée, les avait en revanche laissés pantois. Car, non contente de les recevoir convenablement, de leur servir de l’eau, du cidre et du fromage, elle avait déclaré s’attendre à leur visite.

Iya parlait la langue de leur hôtesse, qui avait quant à elle appris quelque part des bribes de skalien. À ce qu’Arkoniel put saisir de la conversation, la sorcière n’était pas plus surprise par leur requête que par leur aspect, sa déesse lunaire l’en ayant, disait-elle, avertie par un rêve prémonitoire.

Toujours est-il qu’elle le rendait terriblement pataud, lui. Par la magie qui irradiait de tout son être à l’instar de la chaleur musquée que dégageait son corps, mais ce n’était pas tout. Elle était en plus dans la fleur de l’âge.

Ses noirs cheveux bouclés lui cascadaient en une masse hirsute jusqu’à la ceinture, et sa robe flottante en laine ne parvenait pas à camoufler la courbe des hanches et des seins qui d’une allure nonchalante allaient et venaient sous le nez d’Arkoniel dans l’étroite cabane afin de servir le repas ou de préparer le couchage. Il n’eut que faire d’interprète pour comprendre qu’elle interrogeait Iya sur la possibilité de dormir avec lui cette nuit, et qu’au terme du conciliabule elle estimait tout à la fois offensante et cocasse la chasteté des magiciens d’Orëska afin de consacrer intégralement leur vitalité à l’exercice de la magie.

Aussi craignait-il qu’elle n’en tire prétexte pour changer d’avis, mais quand Iya et lui se réveillèrent, le lendemain matin, Lhel se trouvait devant la porte à les attendre, et son baluchon de voyage était déjà jeté en travers de la selle de son petit canasson poilu.

Non moins scabreux pour le jeune homme avait été chaque instant de l’interminable retour à Ero. Lhel se délectait à lui faire des agaceries, elle s’assurait d’être vue de lui lorsqu’elle retroussait ses jupes pour se laver, et elle ne ratait pas une occasion de lui rentrer dedans, le soir, quand, rôdant aux abords du camp, elle glanait les dernières herbes de l’année avec ses doigts sales et noueux. Vœux ou pas, comment ne pas s’apercevoir de ces manigances, alors que celles-ci le mettaient mal à l’aise et remuaient quelque chose en lui ?

Une fois terminée, cette nuit, leur affaire d’Ero, plus jamais il ne reverrait Lhel, et cela, vraiment, serait une bénédiction !

Comme on traversait une place, Lhel brandit l’index vers la lune rouge en son plein puis clappa du bec. « Lune réclamer bébé, toute graisse et sang. Se dépêcher, nous. Pas shaïmari. »

Elle pointa deux doigts vers ses narines, en un geste des plus gracieux, pour simuler l’inspiration. Arkoniel frissonna.

En voyant Iya se plaquer une main sur les yeux, il faillit se reprendre une seconde à espérer. Après tout, peut-être allait-elle céder... Mais non, elle expédiait tout simplement un charme voyeur au Palatin, là-haut.

Au bout d’un moment, elle secoua la tête. « Non. Nous avons le temps. »

Un petit vent froid et salé tirailla leurs manteaux lorsque, atteignant le côté de la citadelle qui faisait face à la mer, ils s’approchèrent de la porte Palatine. Arkoniel inhala profondément pour essayer de repousser son oppression croissante. Escortée de porte-lampions, une bande de fêtards les dépassa, et, à la faveur des lumières, Arkoniel jeta un regard furtif sur Iya.

La figure pâle et carrée de la magicienne ne trahissait rien.

Telle est la volonté d’Illior, se répéta-t-il en silence. Il était impossible de s’y soustraire.

Depuis la disparition de la descendance féminine personnelle du roi, ses plus proches parentes -les femmes et filles de sang royal - s’étaient mises à mourir à un rythme alarmant. Si l’on n’osait guère en parler haut et fort dans la ville, force était néanmoins de constater que dans trop de cas ce n’étaient ni la peste ni la faim qui expédiaient les malheureuses à la porte de Bilairy.

Une cousine du roi prit mal au sortir d’un banquet en ville et ne se réveilla point le lendemain matin. Une autre trouva le moyen de tomber par la fenêtre de sa tour. Ses deux ravissantes nièces, filles de son propre frère, se noyèrent au cours d’une promenade en barque par un temps radieux. On découvrit morts dans leur berceau des nouveau-nés, tous de sexe féminin, survenus à des parents plus lointains. Leurs nourrices parlèrent tout bas d’esprits nocturnes. Et comme le nombre des prétendantes potentielles au trône ne cessait de s’amenuiser, le peuple d’Ero finit par tourner des regards inquiets vers la toute jeune et charmante demi-sœur du roi et vers l’enfant qu’elle portait encore en son sein.

L’époux de cette dernière, le duc Rhius, avait quinze ans de plus qu’elle et des châteaux, des terres en quantité. La plus vaste de ses propriétés se trouvait à Atyion, à une demi-journée de cheval au nord d’Ero. Il y avait des gens pour prétendre que le mariage s’était fait par amour entre le Trésor royal et les apanages ducaux, mais tout autre était l’opinion d’Iya.

Quand Rhius n’était pas de service à la cour, le couple demeurait au magnifique château d’Atyion. Mais la grossesse d’Ariani les avait amenés à venir résider chez elle, à Ero, près du Palais Vieux.

Iya subodorait là le bon plaisir du roi plutôt qu’une idée d’Ariani, et celle-ci le lui avait d’ailleurs confirmé durant son séjour, l’été précédent.

« Puissent Illior et Daina nous accorder un fils », avait-elle chuchoté, les mains pressées sur son ventre arrondi, lors d’un tête-à-tête dans la cour-jardin de la maison.

Enfant, elle avait adoré ce frère aîné si beau qui s’était toujours plutôt comporté comme un père. Maintenant, elle ne le comprenait que trop bien, sa vie tenait à un caprice. En ces temps incertains, toute fille issue du sang de Ghërilain représentait une menace pour la nouvelle ligne - mâle - de succession, même si le parti d’Illior était obligé de se battre pour rétablir l’autorité sacrée d’Afra.

À chaque nouvel accès de peste ou de famine se renforçaient les murmures dubitatifs.

Dans un coin sombre de la rue menant à la porte Palatine, Iya se drapa avec Lhel d’invisibilité, et Arkoniel aborda les gardes comme s’il était seul.

Il y avait encore, à cette heure-là, des tas de gens dehors, mais le sergent d’armes n’en repéra pas moins l’amulette d’argent qu’il portait au col et l’interpella:

« Quelle affaire t’amène si tard ici, magicien ?

— Je suis attendu. Je viens voir mon patron, le duc Rhius.— Ton nom ?

— Arkoniel de Rhemair. »

Après qu’un scribe eut inscrit cela sur une tablette de cire, Arkoniel entra comme en flânant dans le dédale de maisons et de jardins qui ceinturait cette partie du Palatin. À droite se dressait l’énorme masse du Palais Neuf, entrepris par la reine Agnalain, et qu’était en train d’achever son fils. Sur la gauche se détachait la silhouette fantaisiste du Palais Vieux.

Si puissante était la magie d’Iya qu’Arkoniel lui-même aurait été fort en peine de dire si ses deux compagnes se trouvaient encore avec lui, mais il n’osa se retourner ni leur souffler mot.

La belle demeure d’Ariani était entourée de ses propres cours et enceinte, Arkoniel y pénétra par la porte de devant, qu’il barra dès qu’il sentit Iya lui toucher le bras. Nerveusement, il jeta un coup d’œil alentour, s’attendant plus ou moins à surprendre la Garde royale aux aguets parmi les bosquets dénudés et dans l’ombre de chaque statue, à y voir en tout cas les têtes familières des gardes personnels du duc, mais il n’y avait là personne, pas même une sentinelle ou un portier. Le silence régnait dans le jardin, le parfum capiteux de quelque ultime floraison d’automne épaississait l’air.

Les deux femmes réapparurent auprès de lui et, ensemble, ils traversèrent la cour vers l’arceau de l’entrée. Mais ils n’avaient pas fait trois pas qu’une chouette à cornes fondit des nues et s’abattit à moins de dix pieds d’eux sur un jeune rat. Tout en préservant son équilibre à grands coups d’ailes, elle expédia le rongeur sans s’émouvoir de ses couinements puis darda sur les trois intrus les sesterces d’or de ses yeux. L’espèce avait beau n’être pas des plus rares à Ero, la vue de l’oiseau fit frémir Arkoniel : les chouettes étaient les messagers d’Illior, « Heureux présage », murmura Iya tandis que, délaissant le rat mort, se renvolait l’oiseau.

À peine eut-elle frappé que parut l’intendant du duc, Mynir. Un vieux bonhomme fluet, voûté, solennel qui faisait toujours penser Arkoniel à une sauterelle. Et qui serait des rares à aider son maître à porter son fardeau, les années venant.

« Loué soit le Créateur ! souffla-t-il en saisissant la main d’Iya. Le duc est à demi fou de... » La vue de Lhel lui coupa le sifflet.

Ses pensées, Arkoniel les devinait sans mal : une sorcière, impure et trafiquant des morts, une de ces nécromanciennes qui vous évoquaient les spectres et les démons !

Iya toucha l’épaule du vieillard. « Sois en paix, Mynir, ton maître est au courant. Où se trouve-t-il ?

— En haut. Maîtresse. Je vais vous le chercher. »

Elle le retint. « Un instant. Et le capitaine Tharin ? » Chef des gardes privés, ce noble serviteur s’éloignait rarement de Rhius. Sans qu’Illior se fût prononcé sur son cas, elle et le duc étaient d’emblée tombés d’accord sur la nécessité de le tenir à l’écart, cette nuit.

« Expédié avec ses hommes à Atyion pour les fermages. » Mynir les introduisit dans la salle d’audience. On y voyait à peine. « On a expédié toutes les femmes coucher au Palais, pour éviter qu’elles ne dérangent la princesse durant son travail. Il n’y a dans la maison que votre Nari et moi, Maîtresse, cette nuit. Je monte chercher le duc. » Il disparut à toutes jambes dans l’escalier.

Un feu brûlait dans l’immense cheminée, tout au fond de la pièce, mais aucune lampe n’était allumée. Pivotant lentement, Arkoniel essaya de discerner les formes familières des meubles et des tentures. La demeure toujours si gaie, si pleine de musique et si animée lui faisait là l’effet d’un tombeau.

« Vous voilà donc, Iya ? » lança une voix grave. Rhius s’avança vers eux à longues foulées. Âgé de près de quarante ans, c’était un beau guerrier puissamment bâti, bras et mains noueux d’avoir toute leur vie manié les rênes et l’épée. Mais il avait une mine cireuse, aujourd’hui, sous sa barbe noire, et sa tunique courte était aussi trempée de sueur qu’au terme d’une galopade ou d’une bataille. Et, tout soldat qu’il était, il puait la peur.

Il appesantit son regard sur Lhel puis parut flancher. « Vous en avez trouvé une. » Iya tendit son manteau à Mynir. « Bien sûr, messire. »

Un cri déchirant retentit au-dessus d’eux. Le poing de Rhius se convulsa contre son cœur. « On n’a eu que faire d’herbes pour déclencher les douleurs de l’enfantement. Elle a perdu les eaux dans la matinée. Et elle est dans cet état depuis le coucher du soleil. Elle continue de réclamer ses propres femmes et... »

Lhel marmonna quelque chose à l’intention d’Iya, qui traduisit à celle de Rhius : « Elle demande s’il s’est produit le moindre écoulement de sang.

— Non. À en croire votre bonne femme, tout va bien, mais... »

Le nouveau cri qu’Ariani poussait, là-haut, souleva l’estomac d’Arkoniel.

La malheureuse était loin de se douter de ce qui se trouvait désormais chez elle. Si elle avait solennellement donné sa parole aux époux de protéger toute fille qui leur naîtrait, Iya s’était gardée de révéler à la future mère les moyens que lui avait donnés l’Illuminateur pour tenir ses engagements. Seul Rhius était au courant. L’ambition l’avait fait consentir à tout.

« Venez, il est temps. » Elle s’apprêtait à monter l’escalier quand le duc lui saisit le bras. « Vous êtes sûre que c’est la seule voie ? Vous ne pourriez pas vous contenter d’en soustraire un ? »

Elle le dévisagea froidement. Elle se trouvait deux marches plus haut que lui, et, durant un instant, l’éclairage lui donna l’aspect d’une statue de pierre. « L’Illuminateur veut une reine. Vous voulez, vous, que votre enfant règne. Tel est le prix. La faveur d’Illior nous est acquise en cela. »

Rhius la lâcha et soupira d’un air accablé : « Eh bien, allons, et finissons-en. » Les deux femmes le précédèrent, et Arkoniel lui emboîta le pas d’assez près pour l’entendre ronchonner : « Des enfants, il y en aura d’autres. »

L’atmosphère était étouffante, dans la chambre de la princesse. Les autres s’approchèrent du lit, mais Arkoniel s’immobilisa juste après le seuil, suffoqué par les lourds relents qu’exhalaient les couches.

Cette partie de la maison, jamais encore il n’y était venu. En d’autres circonstances, il aurait trouvé la pièce jolie. Des tentures vives, brodées de scènes aquatiques pleines de fantaisie, tapissaient les murs et le lit sculpté, des dauphins de marbre ornaient le manteau de la cheminée. Sur un fauteuil, près de la fenêtre aux volets fermés, reposait une corbeille à ouvrage familière, de son couvercle à demi soulevé dépassaient une tête et un bras de tissu... - une poupée, inachevée, du genre de celles qui avaient si bien rendu célèbre Ariani par leur délicatesse d’exécution qu’il en fallait une coûte que coûte à toutes les grandes dames d’Ero, voire à certains lords.

Mais, cette nuit, la vue de celle-ci nouait les tripes d’Arkoniel.

Les rideaux à demi tirés lui permettaient d’apercevoir le ventre ballonné de la parturiente et l’une de ses mains, chargée de bagues rutilantes et durement crispée. Une servante grassouillette aux doux traits s’inclinait sur elle pour lui bassiner le visage en l’encourageant tout bas. Nommée Nari, c’était une veuve de la parenté d’Iya qu’on avait choisie pour nourrir l’enfant. Il avait d’abord été entendu qu’elle viendrait avec le sien propre, et que celui-ci serait le compagnon de son frère de lait, mais c’était compter sans les plans des dieux. Une pneumonie avait emporté son petit quelques semaines auparavant mais, en dépit de tout son chagrin, Nari s’était loyalement pressé les seins pour empêcher le lait de se tarir. Le corsage de sa robe flottante en était maculé.

Lhel se mit à l’œuvre et, tout en donnant tranquillement des ordres, disposa au pied du lit tout ce dont elle avait besoin : bottes d’herbes, mince canif d’argent, aiguilles en os, ainsi qu’un écheveau de fil de soie d’une finesse invraisemblable.

Ariani eut un soubresaut suivi d’un nouveau cri, et Arkoniel entrevit ses yeux, des yeux que, derrière le jais luisant de mèches enchevêtrées, les drogues rendaient à présent vitreux.

Elle n’était guère plus âgée que lui, et il avait beau ne pas souvent se permettre d’y penser, il n’avait en secret cessé de lui vouer une fervente admiration depuis qu’il vivait dans son orbite, grâce au mariage de Rhius.

Elle était la plus belle de toutes les femmes qu’il eût jamais vues, et elle l’avait toujours traité de la manière la plus gracieuse. Et voilà comment se récompensait sa bonté. Le chaud de la honte le submergea.

Iya ne se retourna que trop tôt pour l’inviter du geste à la rejoindre auprès du lit. « Viens, Arkoniel, nous avons besoin de toi, maintenant. »

Nari et lui devaient maintenir les pieds pendant que la sorcière tâtonnerait entre les cuisses. Ariani gémit et tenta faiblement de se dérober.

Cramoisi jusqu’aux yeux, Arkoniel garda la tête détournée jusqu’à ce que Lhel en eût terminé de son examen, puis il battit en retraite précipitamment.

Lhel se lava les mains dans une bassine puis se pencha pour tapoter la joue d’Ariani. « Être bon, keesa.

— Il y en a... Il y en a bien deux, n’est-ce pas, sage-femme ? » hoqueta tout bas la princesse.

Arkoniel décocha un regard inquiet à Iya, mais elle haussa simplement les épaules. « Les femmes n’ont que faire des accoucheuses pour savoir combien d’enfants elles ont dans le ventre. »

Après avoir fait infuser toute une platée de certaines des herbes de la sorcière, Nari aida la patiente à l’ingurgiter. Peu d’instants suffirent pour qu’Ariani commence à respirer moins vite et à se calmer. Alors, Lhel se percha sur le lit et, sans cesser de chantonner tout bas des choses apaisantes, se mit à lui masser le ventre.

« Le premier enfant doit être retourné pour faire en bonne position son entrée dans le monde et permettre au second de suivre », traduisit Iya pour le duc qui se tenait à la tête du lit, pétrifié d’angoisse.

Tout en massant toujours, Lhel s’arrangea finalement pour se retrouver à genoux entre les genoux d’Ariani. Peu après, elle émit une exclamation de triomphe. Du coin de l’œil, Arkoniel la vit soulever d’une seule main un petit crâne tout poisseux, tandis que de l’autre elle en maintenait les narines et la bouche fermées jusqu’à ce que l’enfant soit entièrement né.

« Fille keesa », annonça-t-elle en lui délivrant le visage.

Arkoniel lâcha un soupir de soulagement quand la petite aspira goulûment sa première lampée d’air, le shaïmari, le « souffle d’âme » dont la sorcière était si fort préoccupée.

Elle trancha le cordon avec son canif d’argent puis brandit l’enfant bien haut pour que tous le voient. Parfaitement formé, tout souillé qu’il était encore, et le crâne englué d’une toison noire.

« Béni soit l’Illuminateur ! s’écria Rhius en s’inclinant pour baiser au front sa femme assoupie. Une fille pour premier-né, exactement comme l’avait promis l’Oracle !

Et regardez..., dit Nari, qui se pencha pour toucher une minuscule tache de vin sur l’avant-bras gauche de la petite. Elle porte une marque de faveur, en plus, on jurerait un bouton de rose. »

Iya fit à Arkoniel un demi-sourire triomphant. « Notre future reine, mon garçon. »

Il en eut la gorge nouée, tandis que des pleurs de joie lui brouillaient la vue, mais le seul fait de savoir qu’on n’en avait pas terminé, loin de là, lui gâcha cet instant de grâce.

Pendant que Nari baignait la petite fille, Lhel entreprit de faire naître le jumeau. La tête d’Ariani reposait, inerte, sur l’oreiller. Rhius, la bouche réduite à un sombre trait, se réfugia près de la cheminée.

Des larmes d’une autre espèce piquèrent les yeux d’Arkoniel. Pardonnez-nous, ma gente dame, pria-t-il, incapable de se détourner.

En dépit des efforts de Lhel, le second enfant se présentait dans le mauvais sens, un pied en avant. Sans cesser de ronchonner dans sa propre langue, elle s’employa à délivrer l’autre jambe, et le corps finit par s’évacuer tout entier d’une seule glissade.

« Garçon keesa », dit-elle à voix basse, main prête à se plaquer sitôt qu’apparaîtrait la face, afin de prévenir ce premier souffle on ne peut plus crucial, puisque lui seul permettait aux âmes de se fixer dans une chair.

Or soudain retentit dans la rue, dehors, une cavalcade effrénée, suivie de la clameur: « Ouvrez, au nom du roi ! », qui médusa Lhel autant que le reste de l’assistance, et ce fut en cette seconde d’inadvertance que, sa tête émergeant enfin du sein maternel, l’enfant pompa haut et clair la goulée fatale.

« Lumière divine ! » s’étrangla Iya, tout en fondant sur la sorcière. Mais celle-ci secoua la tête et se courba sur les contorsions du petit. Incapable d’assister à ce qui devait forcément s’ensuivre, Arkoniel se recula précipitamment, les yeux si violemment fermés qu’il avait les paupières tout éclaboussées de fusées lumineuses, mais il lui fut aussi impossible en revanche de ne pas entendre le cri puissant, strident poussé par l’enfant que d’ignorer sa brusque interruption. Sans parler du silence, après, qui l’emplit de vertiges et de haut-le-cœur.

Ce qui suivit fit l’effet de prendre un temps infini, alors qu’on n’eut à la vérité que quelques minutes à y consacrer. Lhel reprit à Nari le bébé vivant et le déposa sur le lit côte à côte avec son jumeau mort. Tout en psalmodiant sur eux deux, elle dessinait des figures en l’air, et l’enfant en vie s’immobilisa. En la voyant saisir aiguille et canif, Arkoniel fut une fois de plus forcé de se détourner. Il percevait derrière lui les pleurs étouffés du duc.

Puis Iya fut à ses côtés, qui le poussa dans le corridor froid. « Descends faire patienter le roi. Retiens-le aussi longuement que tu le pourras ! Je vous enverrai Nari quand il n’y aura plus aucun risque.

— Le faire patienter..., comment ? »

La porte lui claqua au nez, la clef tourna dans la serrure.

« Eh bien, soit. » Arkoniel s’épongea la figure d’un revers de manche et se passa les mains dans les cheveux pour les relever. En haut de l’escalier, il fit une pause et, levant les yeux vers la lune invisible, il adressa une prière muette à Illior. Aidez ma langue balbutiante, Illuminateur, ou bien brouillez le jugement du roi. Plutôt les deux, si ce n’est trop vous demander.

Il aurait donné cher, maintenant, pour que le capitaine Tharin soit là. Ce grand diable paisible de chevalier avait l’art et la manière de mettre à son aise n’importe qui. Avec à son compte toute une existence passée à chasser, à se battre et à louvoyer parmi les intrigues de cour, il était autrement mieux qualifié qu’un jeune bleu de magicien pour amuser un homme tel qu’Erius.

Dans la grande salle, Mynir avait allumé les lampes en bronze suspendues entre les piliers de pierre peinte et mis au feu bûches de cèdre et douces résines afin d’obtenir une capiteuse flambée. Campée près du feu se détachait à contre-jour la haute silhouette intimidante du roi. Arkoniel lui fit une profonde révérence. Ainsi que celui de Rhius, l’aspect d’Erius avait été façonné par une vie consacrée tout entière à la guerre, mais son visage, toujours beau, débordait d’une aménité juvénile qui ne s’était jamais démentie, en dépit de l’enfance pourtant passée à la cour de la reine mère.

C’était assez récemment, au fil des années qui venaient de voir toute sa parenté féminine engloutie par la nécropole royale, que certains en étaient venus à considérer ces dehors aimables comme le masque d’un cœur plein de noirceur et qui avait peut-être, après tout, retenu les leçons maternelles.

Ainsi qu’Arkoniel l’avait soupçonné, le roi n’était pas venu seul. Son magicien de cour, lord Nyrin, était là, aussi près de lui que son ombre. Un vilain bonhomme plus ou moins dans son deuxième âge et que ses dons, quels qu’ils fussent, avaient fait grimper vite et haut. Après avoir eu, des années durant, aussi peu d’emploi que sa mère pour les magiciens, Erius avait totalement changé d’attitude depuis la mort de son épouse et de ses enfants. De là datait la faveur de Nyrin, de là son ascension constante au firmament des courtisans. Quant à cette grosse barbe rouge et fourchue, voilà peu de temps qu’il s’était mis à l’arborer, tout comme à parader avec ces somptueuses robes blanches brodées d’argent.

Il marqua d’un maigre hochement qu’il reconnaissait Arkoniel, qui, eu égard à la différence d’âge, s’inclina respectueusement.

Erius s’était également fait escorter d’un prêtre de Sakor, ainsi que d’une douzaine de ses propres gardes, avec leurs insignes d’or et leurs éperons de cérémonie. Arkoniel discerna sous les tuniques rouges un scintillement de maille, et la vue de grands coutelas pendus aux ceinturons acheva de lui barbouiller l’estomac. Curieuse idée, tout de même, que d’introduire compagnie pareille et en telles circonstances dans une demeure royale, non ?

Il se contraignit à sourire d’un air déférent, quand il se demandait avec amertume qui avait bien pu alerter le roi. L’une des femmes de la maisonnée, peut-être ? En dépit de l’heure, la visite n’avait à l’évidence rien eu d’impromptu. La barbe grisonnante d’Erius et ses boucles noires étaient parfaitement peignées. Ses robes de velours étaient aussi fraîches que s’il gagnait en cet instant même la salle d’audience. Il portait au côté l’épée de Ghërilain, symbole du pouvoir skalien.

« Mon roi », Arkoniel s’inclina de nouveau, « votre honorée sœur se trouve encore dans les douleurs. Le duc Rhius me prie de vous transmettre ses respects et de vous tenir compagnie jusqu’à ce qu’il soit en mesure de vous accueillir en personne. »

Erius dressa un sourcil surpris. « Arkoniel..., que diantre faites-vous ici ?

Aux dernières nouvelles, ni vous ni votre maîtresse ne pratiquiez l’art des sages-femmes, que je sache.

— Non, mon roi. Il se trouve que j’étais ici comme hôte. cette nuit, et que j’essaie de me rendre utile. » Il prit brusquement conscience du fait que l’autre magicien ne le lâchait pas des yeux. Des yeux bruns et brillants qui, légèrement protubérants, donnaient à Nyrin un air de stupeur perpétuelle qu’Arkoniel jugeait déconcertant. Aussi se voila-t-il soigneusement l’esprit, tout en priant d’être assez fort pour en interdire l’accès sans que l’adversaire s’en doute.

« Le travail de votre honorée sœur n’est pas des plus faciles, je le crains, mais sa délivrance ne tardera pas », reprit-il en se repentant aussitôt de sa gaffe. Comme Erius avait assisté à la naissance de tous ses enfants, si la fantaisie lui prenait de monter, rien ne pourrait l’empêcher de le faire, hormis la magie, mais, en présence de Nyrin, courir le risque de s’en servir était formellement exclu.

Peut-être Illior avait-il été touché par les prières d’Arkoniel, au fond, car le roi haussa les épaules d’un air affable et s’assit à une table de jeu près du feu. « Si vous me montriez votre force aux galets ? suggéra-t-il en lui désignant le siège opposé. Cela prend ordinairement, les couches, et surtout les premières, plus de temps que prévu. Tant vaut que nous le passions de façon plaisante. »

Tout en espérant que son soulagement ne se voie pas trop, Arkoniel dépêcha Mynir chercher du vin et des friandises puis s’apprêta à perdre de son mieux.

Nyrin prit place à leurs côtés, sous couleur de suivre la partie, mais sans que son regard cesse de peser sur son jeune collègue. Dans quel but ? Que voulait-il ? Se doutait-il de quelque chose ? La sueur perlait sous les bras d’Arkoniel et lui dégoulinait dans le dos. Et il faillit laisser tomber ses galets quand tout à coup l’autre lui demanda : « Vous faites des rêves, jeune homme ?

— Non, messire, répondit-il. Ou bien, si j’en fais, je ne me rappelle rien d’eux quand je me réveille. »

Ce qui était assez véridique ; des rêves, au sens banal, il en faisait rarement, quant aux rêves prémonitoires, il s’y était révélé jusque-là totalement inapte. Alors qu’il s’attendait à devoir subir tout un interrogatoire, l’autre se cala simplement dans son fauteuil et se mit à lisser, d’un air accablé d’ennui, les pointes de sa barbe. On était au beau milieu de la troisième partie de cases-aux-oies quand se présenta Nari.

« Le duc Rhius présente ses respects à Votre Majesté, dit-elle avec une profonde révérence. Il demande s’il vous agréerait que l’on apporte en bas votre neveu pour vous le montrer.

— Sornettes ! s’exclama le roi tout en repoussant les pions. Dis à ton maître que son frère se fait un bonheur d’aller le rejoindre. »

Arkoniel eut derechef le sentiment désagréable que ces paroles étaient lourdes de sous-entendus.

Sentiment qui se renforça lorsqu’il vit que Nyrin et le prêtre les accompagnaient à l’étage. Comme il leur emboîtait le pas, son regard croisa celui de Nari, qui hocha vivement la tête ; Iya et Lhel devaient donc avoir déjà pris le large et se trouver en sécurité. Il ne perçut, en pénétrant dans la chambre d’Ariani, aucune trace, orëskienne ou autre, de magie.

Debout de l’autre côté du lit, le duc Rhius tenait la main de son épouse.

Par bonheur, la princesse dormait encore, assurément sous l’effet des drogues. Avec ses cheveux noirs mollement coiffés en arrière et une touche de couleur fiévreuse sur chaque pommette, elle ressemblait à l’une de ses poupées.

Rhius préleva sur le lit le nouveau-né tout emmailloté puis vint le présenter au roi. Il s’était suffisamment remis pour jouer son rôle avec toute la dignité requise.

« Votre neveu, mon seigneur et maître, dit-il en déposant l’enfant dans les bras d’Erius. Avec votre permission, il sera nommé Tobin Erius Akandor, en l’honneur de votre lignée paternelle.

— Un fils, Rhius ! » Erius dénoua les langes d’une main douce et experte.

Arkoniel retint son souffle et vida son esprit pendant que Nyrin et le prêtre étendaient les mains par-dessus l’enfant assoupi. Aucun des deux ne parut noter rien de louche ; la magie de Lhel avait recouvert toute trace de l’abomination qu’elle avait opérée sur le petit corps. Puis qui donc irait s’aviser de chercher des sortilèges de sorcière des monts dans la chambre de la propre sœur du roi ?

« Un beau garçon, Rhius, digne d’un tel nom », déclara Erius. La tache de naissance attira son œil. « Et voyez-moi cette marque de faveur qu’il a. Et sur le bras gauche, en plus. Nyrin, vous savez lire ces choses-là, vous. Que signifie celle-ci ?

— Sagesse, Votre Majesté, dit le magicien. Un trait des plus fastes dans le caractère du futur compagnon de votre propre fils.

— En effet, reconnut le roi. Oui, vous avez ma permission, frère, ainsi que ma bénédiction. Et j’ai amené un prêtre pour faire une offrande en faveur de notre petit guerrier.

— Soyez-en remercié, frère », dit Rhius.

Le prêtre s’approcha de l’âtre et, tout en jetant dans le feu des résines et de petites figurines en cire, se mit à débiter ses prières d’un ton monocorde.

« Par la Flamme, il fera d’ici peu d’années un fameux compagnon de jeux pour mon Korin, poursuivit le roi. Imaginez-les juste un peu tous les deux, tenez, chassant ensemble et s’initiant ensemble à l’épée, quand votre Tobin en viendra à rejoindre les Compagnons. Exactement comme vous et moi, hein ? Mais, au fait, il y avait un jumeau, je crois ? »

Oui, songea Arkoniel, c’étaient des gens méticuleux, tout compte fait, que les mouchards du roi.

Nari se baissa pour ramasser, derrière le lit, un second ballot, minuscule, et, sans cesser de tourner systématiquement le dos à la princesse, vint l’apporter au roi. « Une malheureuse petite fille, Sire. Qui n’a jamais pris son souffle. »

Erius et ses compères examinèrent l’enfant mort avec la même minutie que précédemment, secouant ses membres tout flasques, vérifiant son sexe et lui palpant la poitrine et le col en quête de signes de vie. Du coin de l’œil, Arkoniel surprit le roi qui décochait un regard interrogateur et furtif à son magicien.

Ils savent quelque chose. Ils sont à la recherche de quelque chose, songea-t-il avec un vertige. La question sur les rêves prenait tout à coup une résonance sinistre. Nyrin avait-il eu des visions, personnellement ? Des visions de cet enfant-là ? Si tel était le cas, toujours est-il que de nouveau la magie de Lhel se montra efficace, car la réponse au roi fut un imperceptible signe de tête négatif. Ce qu’ils cherchaient, quoi que ce fût, ils ne l’avaient pas trouvé ici. Arkoniel se détourna bien vite, de peur que son regard ne risque de trahir une expression quelconque de soulagement.

Après avoir rendu le corps à Nari, le roi empoigna Rhius par les épaules.

« C’est une rude épreuve de perdre un enfant. Sakor sait que je pleure encore ceux qui sont morts et leur chère mère. Ce vous sera d’un piètre réconfort, pour sûr, mais il vaut mieux que ça lui arrive avant que vous ne vous y soyez attachés tous les deux.

— Certainement », répondit le duc à mi-voix.

Erius lui tapota fraternellement l’épaule une dernière fois puis s’approcha du lit pour baiser sa sœur tendrement, au front.

À cette vue, Arkoniel se souvint des soudards en bas, dans la salle, et le sang vint lui marteler la cervelle. Cet usurpateur, cet assassin de fillettes et de femmes pouvait bien aimer suffisamment sa petite sœur pour ne pas attenter à sa vie, mais cette tolérance là ne s’étendrait pas jusqu’à celle de ses enfants, l’Illuminateur l’avait révélé. Pendant que se retiraient le roi et ses conseillers, le jeune homme garda son regard attaché au plancher, non sans imaginer quel tout autre drame se serait joué si les visiteurs avaient trouvé là une petite fille en vie.

Aussitôt la porte refermée sur eux, ses genoux se changèrent en gélatine, et il s’effondra sur le premier siège venu.

Toutefois, l’épreuve n’était pas encore terminée. En rouvrant les yeux, Ariani aperçut l’enfant mort que tenait Nari et, se hissant sur les oreillers, tendit les bras pour le recevoir. « Louée soit la Lumière ! Le second cri, je savais l’avoir entendu, mais j’ai fait un rêve si épouvantable... »

Le duc et la nourrice échangèrent un regard qui fit vaciller son sourire.

« Qu’y a-t-il ? Donnez-moi mon enfant !

— Il était mort-né, mon amour, dit Rhius. Laisse-le en paix. Regarde plutôt notre fils..., vois comme il est beau ...

— Non, maintint Ariani, je l’ai entendu crier ! »

Rhius lui présenta le petit Tobin, mais elle ignora celui-ci, les yeux fixés plus que jamais sur l’enfant que tenait la nourrice. « Donne-le-moi, femme !

C’est un ordre ! »

Il fut impossible de la dissuader. Ignorant les doux vagissements du bébé vivant, elle prit le mort dans ses bras, et sa figure devint plus livide encore.

Arkoniel le comprit à l’instant, la magie de Lhel ne réussirait pas à tromper la mère comme elle avait trompé les visiteurs. Modelant son esprit de manière à voir par ses yeux à elle, il discerna les bandes de peau que la sorcière avait prélevées juste au-dessus du cœur de chaque enfant puis exactement transférées sur chaque plaie jumelle et cousues avec des points d’une finesse arachnéenne, échange de chair qui avait scellé la métamorphose. La petite fille garderait ainsi des dehors de mâle aussi longtemps qu’Iya l’estimerait nécessaire, tandis que le frère mort avait endossé son apparence à elle afin d’abuser le roi.

« Qu’avez-vous fait ? hoqueta la princesse en dévisageant son époux.

— Plus tard, mon amour, quand vous vous serez reposée... Rendez donc cela à Nari, et prenez votre fils. Voyez comme il est fort ! Et il a vos yeux bleus...

— Un fils, ça ? Ce n’est pas un fils ! » le coupa t-elle avec un regard venimeux. Aucun raisonnement n’y fit. Et lorsque Rhius essaya de lui reprendre le petit mort, elle sauta du lit se réfugier dans l’angle opposé de la chambre, étreignant sa proie contre sa chemise souillée.

« C’en est trop, pour le coup ! » grommela Arkoniel, qui s’en fut tout droit s’agenouiller devant la princesse éperdue.

Elle eut l’air étonnée de le voir. « Arkoniel ? Regardez, j’ai un fils. N’est-il pas mignon ? »

Il s’efforça de sourire. « Oui, Votre Altesse, il... Il est parfait. » Il lui toucha doucement le front pour lui obscurcir l’esprit et la faire à nouveau dormir d’un profond sommeil. « Pardonnez-moi. » Il allait porter la main sur le cadavre quand la peur le glaça.

Les yeux du petit mort étaient ouverts. Un instant bleus comme ceux d’un chaton, leurs iris noircirent au vu d’Arkoniel et se firent fixement accusateurs. Quant au corps, il s’en dégageait un froid indiscutable qui menaçait peu à peu d’envelopper le magicien.

Tel était le coût de ce premier souffle. L’esprit de l’enfant assassiné s’était suffisamment incorporé pour tenir ferme et devenir un fantôme ou pire.

« Par les Quatre, que se passe-t-il ? s’étrangla Rhius en se penchant sur le jeune homme.

— Il n’y a rien à craindre », s’empressa de répondre celui-ci, bien qu’il se sentit à la vérité terrifié jusqu’au fond du cœur par cette minuscule créature contre nature.

Nari se mit à genoux près de lui et souffla: « La sorcière a dit de l’emporter vite. Elle a expliqué que tu devais l’enfouir au pied d’un gros arbre. Il y a un très grand châtaignier dans la cour de derrière, près de la cuisine d’été. Ses racines retiendront le démon dans le trou. Hâte-toi donc !

Plus il restera ici, plus il deviendra fort ! »

Arkoniel n’eut pas trop de tout son courage pour se résoudre à toucher le petit cadavre. Le prélevant dans les bras d’Ariani, il lui rabattit un pan des langes sur la figure et se rua hors de la pièce. Nari avait raison, les vagues de froid glacial qui déferlaient du corps sans vie forcissaient sans cesse et, tandis qu’il se précipitait dans l’escalier puis dans le passage extérieur qui menait à l’arrière de la maison, lui endolorissaient les articulations.

Tel un œil accusateur, la lune le regarda déposer son fardeau maudit sous le gigantesque châtaignier tout en marmonnant : Pardonnez-moi, pour la centième fois. Il escomptait d’ailleurs si peu de pardon pour la besogne de cette nuit qu’il n’arrêta pas de pleurer pendant qu’il tramait le charme. Et ses larmes inondèrent le petit ballot, lorsqu’il se pencha pour s’assurer que l’étreinte glacée de la terre se reployait bien dessus parmi les racines noueuses.

Porté par l’air froid de la nuit lui parvint pour lors, presque inaudible, un vagissement de nouveau-né, et il frissonna, fort en peine de dire s’il émanait de l’enfant mort ou bien du vivant.

3

En dépit de tous leurs pouvoirs, ces magiciens d’Orëska sont décidément stupides, songea Lhel pendant qu’Iya lui faisait dévaler un escalier dérobé pour quitter précipitamment la maison maudite. Et d’une arrogance... !

Elle cracha par trois fois vers la gauche dans l’espoir de rompre le mauvais sort qui n’avait cessé de les lier l’une à l’autre toutes ces semaines.

Un vrai corbeau de calamité, cette magicienne. Mais elle-même, aussi, comment ne s’en était-elle pas avisée plus tôt ?

À peine avait-elle eu le loisir d’achever de coudre le dernier point sur l’enfant vivant que déjà la vieille magicienne la pressait de déguerpir.

« Mais je n’en ai pas fini ! L’esprit...

— Le roi est en bas ! » avait sifflé Iya. Comme s’il y avait là de quoi vous impressionner si fort... « Qu’il vous trouve ici, et nous serons tous des esprits. Je vous forcerai à filer, s’il le faut. »

Quel choix lui restait-il, dans ce cas ? Elle s’était donc laissé entraîner, non sans penser : Que cela soit porté sur votre compte, alors.

Mais plus on s’éloignait de cette fatale maison, plus elle en avait le cœur lourd. Traiter les morts d’une manière aussi brutale, c’était faire un dangereux affront à la Mère - ainsi qu’à son art personnel. Non, décidément, cette magicienne n’avait pas d’honneur, pour abandonner comme ça l’esprit d’un enfant. Il n’aurait pas été impossible de se faire écouter d’Arkoniel, mais Arkoniel n’avait jamais voix au chapitre, cela faisait belle lurette que Lhel s’en était aperçue. Leur dieu avait parlé à Iya, et Iya n’écoutait que lui.

Lhel cracha de nouveau. Rien que pour faire bonne mesure.

La visite des deux magiciens, elle l’avait rêvée un bon mois avant qu’ils ne se présentent dans son village : un homme à peine adulte et une vieille femme charriant un sac alourdi d’un fardeau bizarre. Et chacune des séances divinatoires auxquelles elle s’était livrée en les attendant avait indiqué que la volonté de la Mère était de la voir exaucer toutes leurs requêtes. Et, lorsqu’ils avaient fini par arriver, ils s’étaient prétendus envoyés vers elle par leur dieu lunaire à la suite d’une vision. Ce qu’elle avait trouvé de bon augure.

Quitte à être tout de même abasourdie par la nature de leurs demandes.

La magie d’Orëska devait être une magie bien pâle et nourrie seulement de lait pour que deux êtres détenteurs d’âmes aussi puissantes ne possèdent pas l’art d’opérer une simple liaison de peau. Eût-elle dès ce moment saisi la véritable profondeur de leur ignorance, elle aurait pu tenter de leur faire partager davantage de son savoir avant que ne soit venue l’heure de s’en servir.

Mais elle n’avait compris que lorsqu’il était trop tard, après que sa main défaillante avait laissé le petit garçon prendre son premier souffle. Et Iya s’était refusée à attendre le temps de l’indispensable sacrifice de purification. Il n’y avait de temps pour rien, sauf pour achever la liaison puis fuir, fuir en laissant tout seul et perdu le nouvel esprit en fureur.

La porte de la ville venait de se matérialiser sous leurs yeux, là-bas devant, quand Lhel regimba de nouveau: « Un esprit pareil, vous ne pouvez pas le lier à la terre ! répéta-t-elle, tout en se débattant pour libérer son poignet de l’étreinte d’Iya. Il atteindra la taille d’un démon avant que vous vous en rendiez compte, et que ferez-vous alors, vous qui n’étiez déjà pas capable de le lier là où il était avant ?

— J’en fais mon affaire.

— Vous êtes folle. »

Iya se retourna pour l’affronter, presque nez à nez. « Je suis en train de vous sauver la vie, femme, et de sauver celles de la petite et de sa famille !

Que le magicien du roi subodore ne serait-ce que ça de votre présence, et c’est nous tous qu’on exécute, à commencer par la nouveau-née. Or il n’y a qu’elle qui compte à présent, pas vous ni moi ni quiconque d’autre dans tout ce satané pays. Telle est la volonté d’Illior, »

Une fois de plus, Lhel perçut la puissance énorme dont la magicienne était parcourue. Différente pouvait être Iya, différente d’elle et détentrice d’une magie dont la sorcière ignorait tout, mais elle bénéficiait indiscutablement du toucher divin et n’était pas rien qu’un adversaire. Et voilà pourquoi Lhel s’était laissé emmener, abandonnant l’enfant comme son jumeau peau-lié dans cette cité puante. Restait à espérer qu’Arkoniel ait découvert un arbre assez robuste pour immobiliser l’esprit.

Après avoir acheté des chevaux, elles voyagèrent de conserve deux jours durant. Lhel parlait peu, mais elle priait silencieusement la Mère de la guider. Une fois atteints les confins des hautes terres, elle consentit à se laisser confier par la magicienne aux bons soins d’une troupe de caravaniers qui gagnaient les montagnes à l’ouest. Au moment de la séparation, Iya se mit même en tête de faire la paix.

« Vous avez fait du bon travail, mon amie », dit-elle. Il y avait comme une tristesse dans ses yeux noisette quand elle lui prit les mains. « Restez bien à l’abri dans vos montagnes, et tout ira bien. Nous ne devons pas nous revoir. Jamais. »

Lhel préféra ignorer la menace à peine voilée. Du fond d’une bourse attachée à sa ceinture elle retira une petite amulette d’argent ciselée en forme d’une pleine lune flanquée de deux fins croissants. « Pour quand le petit reprendra l’aspect d’une femme. »

Iya la reçut dans sa paume. « Le Bouclier de la Mère. Tenez-le caché.

C’est uniquement pour les femmes. En tant que garçon, elle devra porter ceci. » Elle remit à Iya une courte baguette de noisetier dont chaque extrémité se trouvait encapuchonnée de cuivre bruni.

Iya secoua la tête. « C’est trop dangereux. Vos usages, d’autres magiciens que moi les ont étudiés.

— Alors, gardez-les-lui ! insista Lhel d’un ton suppliant. Il va lui falloir beaucoup de magie pour survivre. »

Iya referma sa main sur les deux talismans, baguette de bois tout autant qu’amulette d’argent. « Je les lui garderai, je vous le promets. Adieu. »

Lhel passa trois jours avec la caravane et, de jour en jour, plus pesant se fit sur son cœur le poids noir et froid de l’esprit du nouveau-né mort. De nuit en nuit se firent aussi plus forts les cris qu’elle entendait en rêve.

« Pourquoi m’avoir envoyée fabriquer une créature pareille ? demandait-elle à la brillante Mère dans ses prières. Que me faut-il faire pour mettre le monde à nouveau d’aplomb ? »

La Mère finit par répondre et, la troisième nuit, Lhel dansa pour ses guides la danse du sommeil songeux, qui leur déroba juste assez de jugeote pour qu’ils ne conservent aucun souvenir ni de sa personne ni des affaires à eux qu’elle emportait.

Et puis, à la faveur d’un blanc copeau de lune décroissante, elle jeta son barda de voyage en travers du garrot de son cheval et rebroussa chemin vers la cité puante.

4

Durant les jours scabreux qui suivirent les couches, seuls Rhius et Nari assistèrent Ariani. Un message expédia même le capitaine Tharin visiter les domaines du duc à Cima, ce à seule fin de le tenir au loin quelque temps encore.

Un silence affreux s’était abattu sur la maisonnée ; au faîte des toits flottaient des bannières noires qui proclamaient le deuil de la prétendue mort-née. Après y avoir déposé une cuvette d’eau fraîche, Rhius brûla sur l’autel domestique les herbes consacrées à Astellus et qui, tout en aplanissant la route aquatique de la naissance et de la mort, protègent les nouvelles mères des fièvres de l’enfantement.

À force de camper à son chevet, Nari ne pouvait s’y méprendre, ce n’était pas de ces fièvres-là que souffrait Ariani, mais d’une insondable dépression.

Étant bien assez vieille pour se rappeler les derniers jours de la reine mère Agnalain, elle priait que la fille n’eût pas hérité de son infernale démence.

Jour après jour, nuit après nuit, Ariani persistait à se démener sur les oreillers, ne s’éveillant que pour crier : « L’enfant, Nari ! Tu n’entends pas qu’il pleure ? Il a si froid !

— Tobin va bien, Votre Altesse, lui disait Nari chaque fois. Il est dans son berceau, près de vous, voyez... Voyez donc ce qu’il est dodu ! »

Mais Ariani n’accordait pas un seul coup d’œil à l’enfant vivant. « Non, je l’entends pleurer, s’obstinait-elle, en jetant de tous côtés des regards éperdus. Pourquoi l’as-tu enfermé dehors ? Fais-le rentrer tout de suite !

— Il n’y a pas d’enfant dehors, Votre Altesse. Vous venez de rêver, c’est tout, une fois de plus. »

En quoi Nari disait la stricte vérité, car elle n’avait rien entendu, pour sa part, mais il se trouvait que, dans la domesticité, certains juraient que des cris de nouveau-né leur étaient parvenus de par là, dehors, dans le noir. Et la rumeur ne tarda pas à se répandre dans la maison qu’à sa naissance le second enfant, le mort-né, avait les yeux ouverts, nul n’ignorait que les démons venaient au monde comme ça. Nombre de serviteurs s’étaient déjà fait renvoyer pour ces commérages à Atyion et vu intimer de les garder pour eux. Seuls Mynir et Nari savaient ce que cachait en fait la mort du jumeau puîné.

La loyauté de Mynir envers le duc garantissait qu’il se tairait. Nari, elle, devait allégeance à Iya. Cela faisait trois générations que la magicienne était la bienfaitrice de sa famille, et il ne fallut rien de moins que ce lien, durant ces premiers jours de cauchemar, pour empêcher cent fois la nourrice de déguerpir se réfugier dans son village d’origine. Elle s’était engagée à servir, après tout, sans qu’Iya lui parle si peu que ce soit de démons...

Finalement, pourtant, l’intérêt de l’enfant la décida à rester. Son lait ne demanda qu’à couler d’abondance aussitôt qu’elle eut offert le sein, et avec lui rejaillit toute la tendresse qu’elle avait crue morte à jamais en elle après la mort de son mari et de son propre petit. Surtout que, Créateur savait... !

ni la princesse ni son époux n’en avaient à perdre, de la tendresse, pour ce pauvre chou de brunet.

Pour parler de Tobin, tout le monde devait désormais dire « il » et

« lui ». Au demeurant, grâce à l’étrange sortilège qu’avaient ouvragé le canif et les aiguilles de la sorcière, Tobin était, selon toute apparence, un beau gars de bébé bien sain. Il dormait comme un loir, tétait goulûment, semblait heureux de la moindre attention prêtée à sa personne, prêt qui ne risquait pas de ruiner ses propres parents, pourtant...

« Ils y viendront, mon petit chou d’amour à moi, lui ronronnait Nari pendant qu’il s’assoupissait comblé dans ses bras. Comment qu’ils ne le feraient pas, quand tu es si mignon ? »

Pendant que Tobin prospérait, sa mère sombrait de plus en plus vite dans les ténèbres de l’esprit. Une fois révolue la période fébrile, elle persista quand même à garder le lit. Elle refusait toujours de toucher son enfant vivant, et elle ne voulait pas même jeter les yeux sur son époux, pas plus d’ailleurs que sur son frère, lorsqu’il venait lui faire une visite.

Le duc Rhius était au bord du désespoir. Il passait auprès d’elle des heures entières à endurer son silence. Il lui amena la fine fleur des drysiens du temple de Dalna, mais les guérisseurs ne trouvèrent en elle aucun mal physique à soigner.

Le douzième jour après la naissance, elle commença toutefois à présenter quelques symptômes d’amélioration. Durant l’après-midi, Nari la découvrit pelotonnée auprès du feu dans un fauteuil et en train de coudre une poupée.

Tout autour, le sol était jonché de mousseline effilochée, de flocons de bourre de laine, de bribes de fil et de soies à broder.

La nouvelle poupée - un garçon dépourvu de bouche - se trouva terminée vers la tombée du jour. Une autre suivit, tout à fait pareille, le lendemain, puis une autre, et une autre. La princesse ne se souciait pas de les habiller, elle les mettait successivement de côté, sitôt le dernier point noué, puis en entreprenait une nouvelle sur-le-champ. Si bien qu’au bout d’une semaine, il y en eut une demi-douzaine alignées sur le manteau de la cheminée.

« Elles sont bien jolies, mon amour, mais pourquoi ne pas leur terminer le visage ? lui demanda le duc Rhius, un soir où il était fidèlement, comme chaque soir, installé à son chevet.

— Pour qu’elles ne crient pas, siffla-t-elle, tandis que son aiguille volait coudre un bras sur un corps boudiné de laine. Les cris, ça finit par me rendre folle ! »

Nari se détourna pour ne pas embarrasser le duc en le voyant pleurer.

C’était la première fois depuis la naissance que sa femme lui adressait la parole.

Cela eut néanmoins l’air de rendre courage à Rhius. Il n’attendit même pas le matin pour mander au capitaine Tharin de revenir, et il se mit à parler de fêter la présentation de l’enfant.

Ariani ne disait mot à personne des rêves qui la suppliciaient. À qui l’aurait-elle pu ? On avait éloigné Lachi, sa propre nourrice et femme de confiance, pour la remplacer par cette Nari, cette étrangère qui ne la quittait pas d’une semelle et qu’elle exécrait d’autant plus que, d’après ce qu’avait dit Rhius, c’était une vague parente d’Iya. Trahie, ils l’avaient tous trahie, tous tant qu’ils étaient, le duc son époux comme le roi son frère, et les magiciens comme cette femme. Lorsqu’elle repensait à cette épouvantable nuit, la seule chose qui lui revenait en mémoire, c’étaient leurs visages en rond penchés sur elle, impitoyablement. Oh, qu’elle les méprisait !

La douleur et l’épuisement l’avaient d’abord écrasée comme un entassement d’édredons trop lourds, faisant dériver son esprit dans un brouillard gris. La lumière du jour autant que le noir avaient l’air de se jouer d’elle ; jamais elle ne savait ce qui l’attendait quand elle ouvrait les yeux, jamais si elle était éveillée ou si elle rêvait.

Sa première pensée fut que l’abominable sage-femme amenée par Iya était revenue. Mais elle ne fut pas longue à comprendre que ce devait être un rêve ou une vision éveillée qui, chaque nuit, plantait à son chevet la petite créature sombre. Car elle la voyait toujours apparaître comme nimbée d’un halo mouvant, elle l’entendait lui marmonner des phrases silencieuses et lui signifier par gestes, de ses mains souillées, qu’elle devait boire ou manger. Cela dura des jours et des jours, cette pantomime muette, si bien qu’elle finit par s’accoutumer à la présence de la créature. Même, elle en vint à saisir peu à peu, finalement, certaines des choses que l’autre lui chuchotait, des mots qui faisaient couler dans ses veines la glace et le feu.

Ce fut sur ces entrefaites qu’elle se remit à coudre et qu’elle se contraignit à ingurgiter les bouillons et le pain que lui servait Nari. Elle aurait besoin de forces pour accomplir la tâche que la sorcière lui avait assignée.

La présentation de l’enfant eut lieu quinze jours après la naissance.

Ariani refusa de descendre, et Nari trouva que c’était tout aussi bien ainsi.

La princesse avait beau recouvrer ses forces, elle demeurait encore par trop étrange pour se montrer en société. Elle ne voulait pas s’habiller, ne desserrait guère les dents. Naguère si luisants, ses cheveux noirs étaient, faute de soins, ternes et hirsutes, et ses yeux bleus fixes et bizarres comme s’ils voyaient quelque chose d’invisible aux autres. Elle dormait, elle mangeait, et elle cousait poupée sur poupée sans bouche. Le duc Rhius fit en sorte qu’avec l’annonce de ses couches difficiles se répande sur le Palatin le bruit qu’elle se montrait inconsolable d’avoir perdu sa petite fille.

Son absence ne gâcha pas trop la cérémonie. La grande salle se retrouva si bien bondée, ce soir-là, par tout ce que la noblesse d’Ero pouvait comprendre de plus éminent qu’elle ne fut plus, sous le scintillement des lampes, que pierreries étincelantes et brocarts chatoyants. Cela n’empêcha pas Nari, qui se tenait avec les serviteurs près du buffet des vins, d’apercevoir des gens qui chuchotaient sous main, d’en surprendre une poignée d’autres qui, tout en évoquant la démence d’Agnalain, s’étonnaient tout de même que la fille ait pu, comme ça, si vite et sans le moindre signe précurseur, prendre le chemin de la mère.

La chaleur qu’il faisait n’était pas de saison, et les fenêtres ouvertes laissaient pénétrer le doux clapotis de la pluie d’automne. Au garde-à-vous des deux côtés de l’escalier, les hommes de la garde personnelle du duc resplendissaient dans leurs habits vert et bleu neufs. Campé à la gauche des marches dans son élégante tunique relevée de gemmes, ce grand flandrin blond de sieur Tharin se montrait aussi épanoui que si l’enfant était de lui, Il lui avait déjà suffi de découvrir Tobin dans les bras de son père pour s’illuminer, l’autre jour, et Nari, qui s’était au premier contact senti beaucoup de sympathie pour lui, ne l’en avait aimé que mieux.

À la droite de l’escalier, à la place d’honneur, se tenait le roi, massif, son propre fils juché sur une épaule. Le prince Korin, un marmot de trois ans vif et rondouillard, avait les boucles noires de son père et ses pétillants yeux bruns. Excité comme une puce, il n’arrêtait pas de bouger, et il se démancha le cou pour lorgner son petit cousin quand Rhius fit son apparition là-haut, sur le palier. En sa robe brodée, le front ceint du bandeau, ce dernier avait de quoi vous éblouir. À peine si se discernait, dans l’entrebâillement de toutes les soieries qui l’empaquetaient, le crâne noiraud de Tobin.

« Salut et bienvenue à vous, Sire, ainsi qu’à vous tous, mes amis ! lança le duc avant de descendre s’agenouiller devant Erius et de lui tendre à bout de bras l’enfant. Daignez, mon roi, me permettre de vous présenter mon fils et héritier, le prince Tobin Erius Akandor. »

Après avoir déposé Korin à ses côtés, Erius enleva Tobin dans ses bras pour le montrer aux prêtres et aux nobles de l’assistance. « Voici reconnu votre fils et héritier, mon frère, en présence d’Ero. Puisse l’énoncé de son nom retentir avec honneur au sein de la lignée royale de Skala. »

Et c’en fut fait, même si les belles parlotes, les toasts et les beuveries devaient encore se poursuivre une bonne moitié de la nuit. Au grand dam de Nari qui ne tenait pas en place. Il était plus que temps de nourrir Tobin, et ses seins la faisaient souffrir. Le sourire lui revint quand elle entendit les pleurnicheries familières entrecoupées de hoquets. Puisqu’il piaillait après son souper, le petit ne tarderait pas à se voir accorder la permission de se retirer, et elle-même à retrouver le calme de sa chambre, dans les combles de la maison.

Or, juste au même instant, l’une des filles de service émit un piaulement d’effroi et pointa l’index vers le buffet des vins. « Le hanap ... ! Les Quatre me sont témoins qu’il vient de se renverser tout seul ! »

Et, de fait, le hanap d’argent réservé aux toasts de Rhius gisait sur le flanc. Son contenu avait éclaboussé tout le bois sombre et poli du meuble jusqu’aux parages du gâteau de miel.

« J’avais justement les yeux fixés dessus ! poursuivit la fille, dont la voix commençait à grimper dangereusement, et il n’y avait pas âme qui vive à côté !

— Je vois bien ! » souffla Nari, qui, tout en la foudroyant du regard et en la pinçant pour la faire taire, lui raflait son tablier pour éponger la flaque de vin. Ce qui macula le tissu d’un rouge aussi vif que celui du sang.

À son tour, Mynir le lui arracha pour se le fourrer sous le bras de manière à cacher la tache. « Par la Lumière ! Empêchez-moi les autres de voir ça !

leur dit-il tout bas, c’était du vin blanc ! »

Examinant furtivement ses mains, Nari les aperçut rougies, elles aussi, par le contact du vin. Or, les gouttelettes encore en suspens sur le bord du hanap avaient une robe d’or pâle.

On n’eut que le temps d’expédier la fille affolée chercher un hanap bien propre avant que les nobles ne viennent porter leurs toasts. Tobin gigotant de plus en plus belle, Nari le maintint pendant que le duc brandissait le récipient, déversait un soupçon de vin sur lui puis un tout petit peu sur le gâteau de miel, selon le rite de l’offrande traditionnelle aux Quatre. « À

Sakor, pour faire de mon fils un guerrier grand et juste au cœur plein de feu.

À Illior, pour la sagesse et les rêves véridiques. À Dalna, pour une descendance nombreuse et une longue vie. À Astellus, pour des voyages sans encombre et une mort prompte. »

Nari et l’intendant ne purent s’empêcher d’échanger un coup d’œil soulagé quand la croûte gluante du gâteau eut absorbé le vin sans en demeurer tachée.

Enfin, sitôt terminée cette brève cérémonie, Nari se hâta de remporter Tobin à l’étage. Il se tortillait, grognait, lui fourgonnait à l’aveuglette le corsage.

« Oui, mon chou, tu es un chou », lui murmura-t-elle, la tête ailleurs, encore sous le choc de ce dont elle venait d’être le témoin. Les bâtonnets magiques laissés par Iya, fallait-il, se demandait-elle, en utiliser un pour la faire revenir d’urgence ? Mais la magicienne s’était exprimée sans ambages à cet égard ; il ne fallait recourir à eux que dans les circonstances les plus dramatiques. Avec un gros soupir, Nari resserra son étreinte angoissée sur Tobin. À quoi cela mènerait-il, de pareils présages ?

Elle dépassait la porte d’Ariani, dans le corridor du premier étage, quand sa vue tomba sur une menue marque rouge, tout en bas du mur, juste au-dessus des joncs qui tapissaient le sol. Elle se baissa, pour mieux se rendre compte, et dut se plaquer la main sur la bouche.

C’était l’empreinte ensanglantée, doigts écartés en étoile de mer, d’une main de nouveau-né. Encore humide, le sang n’avait rien perdu de son éclat.

« Créateur nous garde, ça se trouve dans la maison ! »

En bas explosèrent des bravos, des applaudissements. Erius appela de vibrantes bénédictions sur la santé de Tobin. D’une main tremblante, Nari frotta l’empreinte enfantine avec le pan de sa jupe jusqu’à ce que ne se voie plus là qu’une vague traînée rosâtre qu’elle recouvrit ensuite en repoussant la jonchée contre la paroi. Après quoi, elle se glissa dans la chambre de la princesse, d’avance effarée par ce qu’elle risquait d’y trouver.

Installée près du feu, Ariani cousait, cousait, cousait, cousait plus follement que jamais. Pour la première fois depuis la naissance, elle avait remis ses bagues et troqué sa chemise de nuit contre une robe flottante. Le bas de la robe était mouillé, moucheté de boue. Les cheveux trempés de la jeune femme pendaient lamentablement sur son visage. La fenêtre était comme toujours sévèrement fermée, mais sur sa personne flottait, Nari la sentait très bien, l’odeur de la nuit, plus celle, un soupçon, de quelque chose d’autre. Le nez froncé, Nari s’efforça de situer ce relent fade, répugnant.

« Votre Altesse est allée dehors ? » Ariani sourit à son ouvrage. « Un tout petit peu, nourrice. Cela ne vous fait pas plaisir ?

— Si fait, madame, hormis que si vous aviez attendu, je vous aurais accompagnée. Vous êtes un peu faible encore pour sortir toute seule. Que dirait le duc ? »

Ariani continua de coudre et continua de sourire sur son ouvrage.

« Est-ce que Votre Altesse n’aurait par hasard rien remarqué de...

d’inhabituel, dehors ? » hasarda finalement Nari.

Ariani préleva un bouchon de laine dans le sac placé à ses côtés et en bourra le bras de mousseline qu’elle venait de coudre. « Rien du tout. Mais assez jacassé, allez donc plutôt me chercher à manger, je suis affamée ! »

Cette vivacité subite n’était pas de nature à leurrer Nari. Pendant qu’elle se retirait, elle entendit la malade se fredonner tout bas un air qu’elle finit par identifier comme celui d’une berceuse.

Elle se trouvait à mi-chemin des cuisines quand elle lâcha un reniflement soulagé : ah, quand même, le fameux relent, elle venait de le resituer. Il lui faudrait, demain, penser à dire aux domestiques d’amener l’un des chiens de chasse dans le couloir d’en haut pour qu’il y déniche cette souris morte qui devait pourrir dans un coin.

5

Arkoniel quitta Ero sans savoir quand il reverrait la princesse ou son fils.

Il rejoignit Iya dans une auberge de Sylara d’où ils partirent entamer tous deux la longue suite de leur mission.

En dépit des appréhensions poignantes qui le tenaillaient, elle avait décidé que le plus sûr pour tout le monde était qu’eux-mêmes se tiennent à l’écart du petit. Et elle en démordit d’autant moins quand il lui eut fait part de sa conversation bizarre avec le magicien du roi. Le duc et Nari pouvaient d’ailleurs maintenir le contact en leur adressant des messages dans plusieurs auberges où descendait Iya durant ses déplacements. Pour les cas d’urgence, elle avait remis à Nari quelques petits trucs - des brindilles peintes qui libéreraient un charme chercheur pur et simple dès qu’on les briserait. Si loin qu’Iya pût demeurer, leur magie lui restait perceptible, et elle accourrait au plus tôt.

« Mais si nous nous trouvons trop loin pour arriver à temps ? s’était tourmenté Arkoniel, que chagrinait on ne peut plus la situation. Puis comment les abandonner dans ces conditions ? Tout est allé de travers à la fin, Iya. Vous ne l’avez pas vu, vous, le démon, dans les yeux de l’enfant mort ! Que se passera-t-il si l’arbre ne parvient pas à le retenir ? »

Mais elle ne se laissa pas ébranler pour si peu. « ils sont d’autant plus en sécurité que nous sommes davantage au diable. »

Et c’est ainsi que débuta leur longue quête vagabonde. Laquelle consistait à dénicher quiconque recelait une étincelle de magie, à sonder les loyautés, à écouter les peurs et à donner en partage - aux rares êtres retenus

- un aperçu de la vision d’Iya : une nouvelle confédération d’Orëskiens. La magicienne était patiente et, sourcilleuse dans ses choix, démêlait aussi bien les goinfres et les fols que les par trop féaux du roi. Même avec ceux qu’elle estimait fiables, elle n’avait garde de révéler son véritable but, quitte à leur remettre un modeste truc - un caillou ramassé sur la route - avec la promesse qu’elle reviendrait les voir.

Tout au long des quelques années qui s’ensuivirent, ils ne manquèrent pas d’être obsédés par les paroles de Nyrin, car selon toute apparence ils n’étaient pas les seuls à propager la notion d’unité. Et telles de leurs rencontres en route leur confirmèrent que le magicien du roi était en train de concentrer à la cour une troupe de ses adeptes. Quelle réponse avaient-ils bien pu faire à l’oblique question de Nyrin, eux ? se demandait souvent Arkoniel, et en quoi pouvaient bien consister leurs rêves ?

La sécheresse qui avait présidé à la naissance de Tobin ne s’acheva que pour reprendre de plus belle l’année suivante. Plus nos magiciens s’enfonçaient dans le sud, plus ils voyaient de greniers vides et de bétail efflanqué. Mille maux arpentaient le pays dans le sillage de la faim, qui traquaient les faibles et fondaient sur eux comme les loups sur les moutons.

Le pire de tous était une fièvre importée par les négociants. Son premier symptôme était une sueur de sang, suivie dans bien des cas par un gonflement noir de l’aine et des aisselles. Présenter les deux ne laissait que fort peu de chances d’en réchapper. Une nuit suffisait à la rouge-et-noir, ainsi qu’on l’appela finalement, pour frapper des villages entiers sans qu’il y reste assez de vivants pour brûler les morts.

Sur la côte orientale s’abattit une calamité d’un genre différent : des raids Plenimariens. Des villes y furent livrées aux pillages et aux flammes, les vieilles femmes massacrées, les plus jeunes emmenées comme esclaves, ainsi que les enfants, par les bateaux noirs. Quant aux survivants des combats, souvent les guettait une fin plus cruelle encore.

À leur entrée dans un village qui venait tout juste d’être attaqué, Arkoniel et Iya découvrirent ainsi une demi-douzaine de jeunes gens cloués par les mains au mur d’une étable et qu’on avait tous étripés. L’un d’entre eux était encore en vie, qui d’un souffle à l’autre demandait tantôt à boire et tantôt à mourir. Iya ne se fit pas faute de l’exaucer pleinement.

En route, elle continuait à faire l’éducation d’Arkoniel, qui l’enchantait par le constant épanouissement de ses dons. De tous les élèves qu’elle avait jamais pu avoir, il était le plus fin, le plus curieux aussi, car toujours s’esquissaient devant lui des perspectives nouvelles, toujours l’appâtait la maîtrise de nouveaux charmes. Iya pratiquait ce qu’elle nommait par plaisanterie la magie « portable », c’est-à-dire axée plus volontiers sur les baguettes et les incantations que sur les composantes et les instruments lourds. Arkoniel y déployait des talents naturels qui lui permettaient de créer déjà, chose exceptionnelle de la part d’un sujet si jeune, des sorts de son propre cru. La sollicitude que lui inspirait le couple ducal l’incitait à expérimenter inlassablement des charmes chercheurs susceptibles d’élargir le champ de leurs propres pouvoirs. En vain d’ailleurs, mais l’insuccès ne l’y faisait pas renoncer, pas plus que les leçons d’Iya répétant que la magie d’Orëska elle-même avait ses limites.

Chez les magiciens plus riches, plus sédentaires, et notamment chez ceux qui bénéficiaient de nobles patrons, Iya le voyait attarder ses pas, plein de convoitise, dans les ateliers, tout yeux pour leurs équipements étranges et pour les instruments d’alchimie qu’il y découvrait. Leur séjour s’y prolongeait-il suffisamment, toujours il se débrouillait pour apprendre de ses hôtes quelque nouveauté, et cette soif inextinguible de compléter l’enseignement qu’elle lui dispensait ravissait Iya.

Ainsi, plus satisfaite que jamais de leurs vagabondages, elle en venait presque à oublier parfois la responsabilité qui pesait sur eux.

Presque.

À vivre sans cesse par les chemins, ils avaient les oreilles battues de nouvelles, mais la plupart de celles-ci ne leur faisaient ni chaud ni froid. Au premier vent qui leur parvint des Busards du Roi, « contes à dormir debout », rétorqua Iya. Elle eut le dédain moins facile, toutefois, quand un prêtre d’Illior rencontré par hasard jura les avoir vus de ses propres yeux.

« Ils ont la sanction du roi, dit-il en tripotant nerveusement l’amulette qu’il portait sur sa poitrine et qui ressemblait à s’y méprendre aux leurs. Ils forment une garde spéciale, composée tout à la fois de soldats et de magiciens, et ils ont pour tâche de traquer les traîtres au trône. Ero les a déjà vus brûler un magicien et jeter en prison des prêtres illiorains.

Des prêtres et des magiciens ? ricana Arkoniel. Jamais aucun magicien de Skala ne fut exécuté, aucun du moins depuis les purges nécromanciennes de la Grande Guerre ! Puis des magiciens qui traqueraient leur propre espèce ..., allons donc ! »

En revanche, Iya était ébranlée. « N’oublie pas à qui nous avons affaire, l’avisa-t-elle une fois seule avec lui dans leur chambre et les verrous dûment tirés. Le fils d’Agnalain la Folle a déjà liquidé sa propre parentèle afin d’assurer le trône à sa seule lignée. Il tient peut-être de sa mère encore plus que nous ne l’avions craint.

Et le chef des Busards, repartit Arkoniel, resongeant au regard dardé sur lui la nuit de la naissance de Tobin, c’est Nyrin. »

Le magicien aurait donc recruté dès cette époque des partisans ? Mais, dans ce cas, que cherchait-il en eux dont il l’avait trouvé dépourvu, lui ?

DEUXIÈME PARTIE

Extrait du journal intime de la reine Tamir II récemment

découvert dans les archives du palais (Passage non daté,

note de l’archiviste)

C’est peu de temps après ma naissance que mon père nous emmena dans ce château fort isolé en pleine montagne. Il eut beau pour ce faire invoquer les soins que nécessitait la santé de ma mère, je suis persuadée que toute Ero la savait déjà frappée de démence comme l’avait été sa propre mère auparavant. Quand il m’arrive de repenser à elle si peu que ce soit, je me la rappelle comme une espèce d’apparition, avec des mains tremblantes et des yeux d’étrangère (les miens ont la même couleur).

Ce château-là, mes ancêtres paternels l’avaient édifié à l’époque où les gens des monts venaient encore par les cols fondre sur les basses terres. Il avait des murailles de pierre massives et des ouvertures étroites fermées de volets vermoulus rouge et blanc. Je me rappelle m’être amusée faire sauter les écailles de leur peinture tout en guettant par la fenêtre de ma chambre le retour de Père.

Sur l’arrière du château jaillissait, près de la rivière, une haute tour de guet carrée. Je croyais que le démon s’y tenait tapi et ne cessait de me guigner, pour peu que les hommes ou Nari m’emmènent jouer dehors, dans les cours ou dans la prairie que dominaient les casernements. Mais on me gardait dedans la plupart du temps. À

peine eus-je appris à marcher que je connaissais chacune des pièces poussiéreuses et sombres des étages inférieurs. Cette antiquité de baraque croulante résuma tout ce que je savais du monde, durant mes premiers sept ans. Je n’y avais pour toute compagnie, quand Père et ses hommes se trouvaient au loin, ce qui n’arrivait que trop fréquemment, que ma nourrice et une poignée de serviteurs. Et le démon, bien entendu. Il me fallut encore bien des années pour commencer à me douter que les maisonnées ne ressemblaient pas toutes à la mienne - qu’il était assez peu banal de se faire souffleter, pincer par des mains invisibles, ou de voir se déplacer tout seuls les meubles d’une pièce. Dans l’un de mes tout premiers souvenirs, je me trouve assise dans le giron de Nari qui m’apprend à ployer mes doigts minuscules en un signe censé garantir ma propre sauvegarde.

6

S’agenouillant sur le plancher de sa chambre aux joujoux, Tobin fit nonchalamment contourner au petit bateau le havre peint de la ville miniature. C’était la caraque au mât de travers, celle qu’avait abîmée le démon.

Tobin n’était pas vraiment en train de jouer, du reste. Il était en train d’attendre, les yeux attachés sur la porte fermée de la chambre de Père, de l’autre côté du couloir. Quand ils étaient entrés pour causer, eux deux, Nari l’avait fermée, la porte, et, du coup, pas un traître mot n’arrivait à lui.

Sur un gros soupir qui produisit comme un nuage de vapeur blanche, Tobin se baissa pour redresser la voile du pauvre bateau. Il faisait froid, aujourd’hui. La brise du petit matin qui pénétrait par la fenêtre ouverte sentait le givre. Tobin arrondit la bouche et, soufflant vivement à plusieurs reprises, fabriqua des nuages éphémères au-dessus de la citadelle.

La ville miniature, un cadeau de Père pour sa dernière fête, était celui de ses trésors qu’il chérissait le plus. Presque aussi haute que lui-même, elle occupait une moitié de cette chambre désaffectée contiguë de la sienne. Et puis ce n’était pas rien qu’un joujou non plus. C’était un modèle réduit de la capitale elle-même, et fait par Père tout exprès pour lui.

« Comme tu es trop jeune pour aller à Ero, voici Ero venue à toi ! avait-il dit en le lui donnant. Comme il se peut que tu aies à y vivre un jour, ou même à la défendre, il faut absolument que tu la connaisses. »

Ils avaient depuis lors passé bien des heures heureuses à en détailler ensemble les rues et les postes. Réalisées avec des pavés de bois, les maisons s’agglutinaient pour escalader les versants abrupts de la citadelle, et de la peinture verte signalait par-ci par-là les jardins publics et les prés communaux. Sur l’immense place du marché, le temple des Quatre était entouré d’échoppes faites de planchettes et de chiffons multicolores. Toutes sortes de bêtes en terre cuite peuplaient les petits enclos. D’un bleu pimpant, la rade en saillie sur l’un des côtés de la ville, au-delà du rempart ponctué de portes, foisonnait de jolis navires qui pouvaient s’animer à l’aide d’une perche.

Le plateau couronnant la colline était lui-même ceint d’un mur qu’on appelait le cercle Palatin, malgré sa rondeur pour le moins approximative. À

l’intérieur se pressaient pêle-mêle des maisons, des palais, des temples que distinguaient chacun telle histoire et tel nom. Il y avait là davantage de jardins, ainsi qu’un étang vivier, figuré par un miroir d’argent, et un terrain d’exercice pour les Compagnons royaux. Ce dernier surtout fascinait Tobin, car les fameux Compagnons qui s’y entraînaient aux arts de la guerre et qui logeaient au Palais Vieux avec son cousin le prince Korin étaient tous des petits garçon s. Père et Tharin en avaient fait partie, eux aussi, quand ils étaient jeunes, avec l’actuel roi Erius. Il avait suffi à Tobin d’entendre parler de ça pour avoir envie d’y aller tout de suite, mais voilà, il s’était entendu répondre, comme toujours, qu’il devrait attendre d’être plus vieux.

Le Palais Vieux, c’était le plus gros des édifices du Palatin. Il avait un toit qui se retirait, et puis plein de pièces dedans. On y voyait une salle du trône avec un trône, bien sûr, tout petit, en bois, et une toute petite plaque en vrai or, à côté, dans un petit cadre de bois.

Tobin préleva celle-ci et loucha sur la belle formule qui s’y trouvait gravée. Il n’était pas capable de la lire mais la connaissait par cœur. « Tant qu’une fille issue de la lignée de Thelâtimos la gouverne et défend, Skala ne court aucun risque de jamais se voir asservir. » Et il connaissait également par cœur la légende du roi Thelâtimos et de l’Oracle. C’était l’une des histoires préférées de Père.

La ville était sillonnée par des dizaines de minuscules bâtonnets humains. C’était à eux qu’allait indiscutablement sa prédilection. Il en exportait en catimini des familles entières à destination de son lit pour avoir à qui parler, le soir, sous les couvertures, en attendant que Nari vienne se coucher. Il remit la plaque à sa place avant d’aligner une douzaine de bâtonnets sur le champ de manœuvres et s’imagina être l’un des Compagnons. Ouvrant la boîte plate et doublée de velours rapportée par Père d’un autre voyage, il en sortit les personnages dignes d’assister, une fois alignés sur le toit du palais, aux exercices des Compagnons. Ces personnages-là, dits Ceux-qui-sont-venus-avant, étaient beaucoup plus luxueux que les bâtonnets, puisque tous sauf un étaient en argent. On leur avait peint des visages et des vêtements, et chacun d’eux portait au côté la même petite épée, l’Épée de la reine Ghërilain. Père lui avait appris leurs noms et leurs histoires aussi. L’homme d’argent, c’était le roi Thelâtimos, et sa voisine, dans la boîte, c’était sa fille, Ghërilain la Fondatrice faite reine de Skala à cause des paroles en or de l’Oracle. Après Ghërilain venait la reine Tamir, empoisonnée par son frère qui voulait être roi, puis une Agnalain et une nouvelle Ghërilain, puis six autres dont il mélangeait encore l’ordre et les noms, et puis Grand-Maman Agnalain Deux. La première et la dernière reine étaient ses favorites. Ghërilain Première avait la plus belle couronne, Grand-Maman Agnalain avait les plus jolies peintures sur son manteau.

La dernière figurine de la boîte était un homme en bois sculpté. Il avait une barbe noire comme le papa de Tobin, et il portait une couronne et deux noms : Ton-oncle-Erius et Le-roi-actuel.

Tobin le fit tourner entre ses mains. Celui-là, le démon adorait le casser.

Que le petit bonhomme en bois repose à sa place dans la boîte ou se tienne debout sur le toit du palais n’y changeait rien, voilà qu’il risquait tout à coup de se fendre du haut en bas ou bien sa tête de voler. Toujours est-il qu’à force de réparations Ton-oncle-Erius était difforme.

Non sans pousser un nouveau soupir, Tobin les replaça tous dans leur boîte, soigneusement. Aujourd’hui, même la ville était incapable de retenir son attention. Il se retourna pour fixer la porte : alors, elle allait s’ouvrir ?

Ça faisait une éternité que Nari était là-dedans ! N’y tenant plus d’impatience, il finit par se faufiler dans le corridor afin d’écouter.

Il avait beau n’avancer qu’avec la dernière circonspection, la vétusté des joncs qui couvraient le sol les rendait craquants sous ses babouches. Deux coups d’œil lui suffirent pour examiner les abords immédiats. À gauche, l’escalier menant en bas dans la grande salle. On entendait par là rire le vieux Mynir et le capitaine Tharin. À droite, la porte après celle de Père était close, bien close, et il espérait qu’elle reste ainsi ; sa maman avait encore une de ses crises.

Satisfait pour l’heure de se trouver seul, il colla l’oreille contre le vantail de bois sculpté et écouta.

« Quel mal peut-il en arriver, messire ? » Ça, c’était Nari. Il en gloussa de ravissement. Ça faisait des semaines qu’il la bassinait pour qu’elle bataille en sa faveur.

Père grommela quelque chose, et puis ce fut à nouveau la voix de Nad, douce et enjôleuse comme elle se faisait, des fois. « Je sais bien ce qu’elle a dit, messire, mais si je puis me permettre, il en est bizarre, à la fin, tenu à l’écart comme ça. Je ne puis pas croire qu’elle veuille ça ! »

Qui ça est bizarre ? se demanda-t-il. Et qui ça pouvait bien être, cette mystérieuse « elle » qui risquait de faire des histoires s’il allait à la ville avec Père ? C’était son anniversaire, après tout. Sept ans aujourd’hui, c’était assez vieux, sans doute, pour faire enfin ce voyage, non ? Puis Bierfût n’était pas si loin que ça. Quand ils pique-niquaient, lui et Nari, là-haut, sur la terrasse, il suffisait de regarder à l’est, par-dessus la vallée, pour voir se presser tous ces toits derrière la forêt. Même qu’on apercevait la fumée des feux dans les cheminées, les jours où il faisait froid. Ça semblait peu de chose, demander ça comme cadeau, d’y aller, juste, et il n’avait envie de rien d’autre...

Les voix allaient toujours, mais trop bas maintenant pour qu’il distingue un traître mot.

S’il vous plaît ! bredouilla-t-il, muet, tout en adressant aux Quatre un signe de chance.

Le frôlement de doigts glacés contre sa joue le fit se retourner en sursaut, et il fut consterné de découvrir sa mère plantée juste derrière lui. Elle avait presque l’air d’un fantôme, elle aussi, d’un fantôme qu’il pouvait voir. Elle était maigre, elle était pâle, elle avait des mains tremblantes qui palpitaient comme des oiseaux moribonds quand elle n’était pas en train de coudre les jolies poupées de chiffon, ou bien quand elle n’étreignait pas la vieille et laide dont elle ne se séparait jamais. Cette horreur était fourrée sous son bras, là, tiens, et elle avait l’air, quoique sans visage, de le dévisager, lui.

Que sa mère ait renoncé à sa réclusion le suffoquait autant que sa présence à ses côtés. Il suffisait que Père se trouve à la maison pour qu’elle l’évite en se renfermant chez elle. Et Tobin pensait toujours que c’était tant mieux.

Il avait désormais comme une seconde nature qui le poussait à jeter un coup d’œil furtif aux yeux de sa maman. Il avait appris dès son plus jeune âge à jauger les humeurs de son entourage, et les humeurs de celle-ci en particulier. D’ordinaire, elle se contentait de le regarder comme on regarde un étranger, froidement, de façon distante. Le démon s’avisait-il de lancer des choses à la tête de Tobin ou de le pincer, elle ne faisait rien d’autre que détourner ses regards et serrer dans ses bras cette horreur de vieille poupée.

Tobin, lui, elle ne l’embrassait à peu près jamais. Mais, les jours où elle allait très mal, elle lui parlait comme s’il était encore un bébé, ou comme s’il était une petite fille. Ces jours-là, Père la faisait enfermer dans sa chambre, et Nari lui préparait les infusions spéciales.

Or, elle avait l’œil clair, là, constata-t-il. Et c’est presque en souriant qu’elle lui tendit la main. « Viens, mon petit chéri. »

Jamais elle ne lui avait parlé de cette manière, avant. Il jeta un coup d’œil nerveux vers la porte de Père, mais elle se baissa, lui saisit la main, la serrant juste un tout petit peu trop, et l’entraîna vers la porte verrouillée qui, tout au bout du corridor, permettait d’accéder à l’étage supérieur.

« Il ne m’est pas permis de monter », objecta-t-il d’une voix à peine plus forte qu’un couinement. À en croire Nari, les planchers étaient vermoulus, là-haut, puis ça pullulait de rats et d’araignées « grosses comme ton poing ».

« Avec moi, si, tu peux », répliqua-t-elle en tirant de ses jupes une grande clef qui, de fait, ouvrit la porte interdite.

Un escalier les mena dans un corridor tout à fait semblable, avec ses portes de part et d’autre, à celui d’en dessous, sauf qu’il sentait le moisi, qu’il était plein de poussière, et que des volets aveuglaient les fenêtres, étroites et haut perchées.

Une porte ouverte permit à Tobin d’entr’apercevoir au passage un lit défoncé, des tentures en loques mais aucun rat. Au bout du corridor, Mère poussa une porte plus basse au-delà de laquelle grimpait un escalier très raide et très exigu qu’éclairaient vaguement des archères de loin en loin. À

peine y voyait-on suffisamment pour discerner les marches élimées, mais Tobin savait où l’on se trouvait.

Dans la tour de guet.

Il s’appuya d’une main contre le mur pour assurer son équilibre mais la retira vivement quand ses doigts tombèrent sur quelque chose de rugueux qui formait des plaques et qui s’écaillait. La peur le taraudait, maintenant, et il n’avait plus qu’une envie, redévaler vers la partie claire, saine et sûre de la maison. Seulement, Mère le tenait toujours.

Comme ils continuaient leur escalade, quelque chose fouetta tout à coup les ténèbres, au-dessus -le démon, sans doute, ou quelque horreur encore pire. Tobin essaya bien de se dégager, mais Mère le serrait solidement, et elle lui sourit par-dessus l’épaule tout en l’emmenant vers une porte étroite, tout en haut.

« Ce sont mes oiseaux, simplement. Ils ont ici leurs nids, comme moi le mien, mais eux, un coup d’aile leur permet d’entrer comme de sortir à leur guise. »

Elle ouvrit cette porte étroite, et le soleil inonda tout, faisant papilloter Tobin qui franchit en trébuchant le seuil.

Il s’était toujours figuré que la tour était vide et abandonnée, sauf, à la rigueur, du démon, et voici qu’il se trouvait devant un ravissant petit salon plus joliment meublé qu’aucune des pièces d’en bas. Il jeta un regard circulaire émerveillé. Jamais il n’aurait imaginé Mère en possession d’un paradis secret.

Des tapisseries aux couleurs passées masquaient les fenêtres sur trois côtés, mais le mur de l’ouest était nu, et par les volets massifs grands ouverts se voyaient au loin, éclatants de soleil, les pics tout couverts de neige, et l’on entendait galoper la rivière invisible, en bas.

« Viens t’asseoir, Tobin, fit-elle en gagnant une table près de la fenêtre.

Tu me tiendras bien compagnie un moment le jour de ton anniversaire... »

Une petite étincelle d’espoir fusa dans le cœur de Tobin, et il se risqua plus avant dans la pièce. Son anniversaire, c’était la première fois qu’elle s’en souvenait.

L’ambiance était ici douillette et confortable. Une longue table encombrée des matériaux nécessaires à la fabrication de poupées était adossée au mur opposé. Sur une autre trônaient, calées contre le mur, deux rangées de poupées achevées, brunes et sans bouche, comme toujours, mais parées de tuniques de velours et de soie plus élégantes qu’aucune de celles que possédait Tobin.

Peut-être qu’elle m’a amené ici pour m’offrir une de ses poupées pour mon anniversaire, songea-t-il. Elles étaient, même sans bouche, tout à fait mignonnes. Il se tourna, plein d’espoir, vers Mère. Pendant une seconde, il faillit presque voir le sourire qu’elle aurait en lui disant de prendre en cadeau spécial, juste d’elle à lui, celle qui lui plaisait le plus. Mais sa maman se contenta de rester debout près de la fenêtre et, tout en ne cessant pas de brosser fébrilement le devant de sa robe avec sa main libre, de fixer la table déserte en face d’elle. « Je devrais avoir des gâteaux, n’est-ce pas ? Des gâteaux au miel et du vin...

— On nous en sert toujours dans la grande salle, lui rappela-t-il, tout en attardant un nouveau regard mélancolique sur les poupées. Vous étiez là, l’année dernière, vous vous souvenez ? Jusqu’à ce que le démon jette le gâteau par terre et... »

La voix lui manqua pour continuer, d’autres souvenirs de cette journée venaient d’affluer: les sanglots de Mère, lorsque le démon s’était manifesté, puis ses hurlements, Père et Nari contraints de l’emmener, tandis que lui-même allait se réfugier dans la cuisine pour y manger son gâteau en miettes, en compagnie de Cuistote et Tharin.

« Le démon ? » Une larme roula sur la joue pâle de Mère, qui étreignit plus fort encore sa poupée.

« Comment peuvent-ils l’appeler ainsi ? »

Glissant un œil vers la porte ouverte, Tobin évalua ses chances d’évasion.

Oui, que Mère se mette à hurler, brusquement, et il n’aurait qu’à dégringoler l’escalier pour se retrouver avec des êtres qui l’aimaient, qui ne faisaient jamais que ce qu’il attendait d’eux. Mais Nari ne serait-elle pas fâchée d’apprendre qu’il était monté ?

Finalement, Mère ne hurla pas. Mère se laissa simplement tomber dans un fauteuil et se mit à pleurer, cette horreur de poupée serrée contre son cœur.

Il entreprit, mine de rien, de se rapprocher de la porte, mais sa maman avait un air si affreusement désolé qu’au lieu de se ruer dehors il finit par aller la rejoindre et par poser la tête sur son épaule comme il le faisait avec Nari quand elle était triste et qu’elle avait le mal du pays.

Ariani l’enlaça d’un bras puis l’attira contre elle et caressa ses boucles noires échevelées. Comme d’habitude, elle serrait trop fort, elle caressait trop violemment, mais il restait, par gratitude de se voir manifester si peu que ce soit d’affection. Pour une fois, le démon lui ficha la paix.

« Mes pauvres petits bébés, chuchota-t-elle en le berçant. Que nous faut-il faire ? » Elle fouilla dans son corsage et en retira une minuscule pochette.

« Tends la main. »

Il obéit, et elle lui fit tomber dans la paume deux menus objets : un charme de lune en argent et un brin de bois couvert aux deux extrémités par un embout de ce métal rouge qu’il avait souvent vu au revers des boucliers.

Elle cueillit l’un puis l’autre et les lui plaqua tous deux sur le front comme s’il en devait résulter quelque chose. Comme rien ne se produisait, elle poussa un soupir et les rempocha.

Sans cesser de le serrer contre elle, elle se leva, l’entraîna vers la fenêtre et, le soulevant de terre avec une surprenante vigueur, le planta sur le large entablement de pierre. Un coup d’œil suffit à Tobin pour apercevoir, entre ses babouches, en bas, la course écumante de la rivière sur les rochers, et, apeuré de nouveau, il se cramponna d’une main au chambranle de la fenêtre, de l’autre à la frêle épaule de Mère.

« Lhel ! vociféra-t-elle aux montagnes. Que nous faut-il faire ? Pourquoi ne viens-tu pas ? Tu avais promis de venir ! »

Tout en poussant imperceptiblement Tobin, elle agrippa le dos de sa tunique, au risque de lui faire perdre l’équilibre.

« Maman, je n’ai pas envie de tomber ! » souffla t-il en se cramponnant à elle de plus belle.

Il tourna la tête, et son regard plongea dans des yeux redevenus durs et glacés. Un moment, elle eut l’air de ne pas savoir qui il était ni ce qu’ils étaient en train de fabriquer là, tous les deux, à cette fenêtre si haut perchée par rapport au sol. Tobin se cogna salement le coude et poussa un glapissement.

« Pauvre bébé ! Maman navrée ! » hoqueta Mère, mais ce qu’elle se mit à bercer dans ses bras tout en s’affaissant à terre, ce fut cette horreur de poupée, pas lui.

« Maman ? » Il se coula près d’elle, elle l’ignora.

Le cœur brisé, l’esprit perdu, il se précipita dans l’escalier, n’ayant qu’un seul et unique désir, ne plus entendre Mère sangloter. Et il se trouvait presque au bas de la tour quand quelque chose le poussa si rudement dans le dos qu’il dévala cul par-dessus tête les dernières marches en s’y esquintant paumes et tibias.

Sombre silhouette flottant juste au bord de son champ de vision, le démon ne le lâchait pas. Sans arriver à se rappeler depuis quand au juste il avait commencé à le voir, Tobin savait du moins que ce n’avait pas toujours été le cas. L’autre lui fonça dessus, lui tira une mèche folle.

Tobin riposta sur un ton farouche: « Je te hais ! Je te hais je te hais je te hais ! »

Te hais ! répétèrent en écho les ombres d’au-dessus.

Tobin redescendit en boitillant vers la chambre aux joujoux, mais même là le jour lui parut terni. De l’excitation délectable de tout à l’heure ne subsistait strictement plus rien, et il avait mal aux jambes et aux mains. Son seul désir était d’aller se fourrer sous ses couvertures et d’y retrouver les petits bouts de bois qui lui tenaient lieu de famille courante et d’amis. Il tournait les talons pour filer quand Père parut.

« Enfin, te voilà ! » s’écria Rhius en le soulevant dans ses bras puissants pour lui donner un gros baiser. Il avait la barbe piquante, et le jour eut subitement l’air un petit peu moins gris. « J’ai remué ciel et terre pour te trouver ! Où étais-tu passé ? Et comment t’es-tu débrouillé pour te cochonner comme ça ? »

En songeant à sa désastreuse visite, la honte étouffa Tobin. « J’étais juste en train de jouer », dit-il, les yeux résolument baissés sur la lourde broche d’argent agrafée à l’épaule de Père.

D’un index calleux, celui-ci lui releva le menton pour examiner va savoir quelle marque sur sa joue. Il pensait au démon, bien sûr ; ça leur faisait au moins un sujet sur lequel s’entendre, eux deux, sans avoir besoin de discours.

« Bon, puis peu importe, hein ? fit-il en emportant Tobin dans la chambre voisine, où Nari s’affairait à étaler un costume neuf sur le lit. Nari prétend que tu es assez vieux pour m’accompagner à Bierfût et t’y choisir un cadeau d’anniversaire. Qu’en dis-tu, toi ?

— Je peux y aller ? » glapit Tobin, ses idées noires toutes balayées pour l’instant.

« Ça non, pas dans cet état ! » s’insurgea la nourrice qui déjà remplissait la cuvette posée sur la toilette. « Comment t’es-tu débrouillé pour être si crasseux de si bon matin ? »

Père lui fit un clin d’œil avant de se diriger vers la porte. « Rejoins-moi dans la cour de devant lorsque tu seras présentable. »

En se récurant consciencieusement les pattes et le museau, Tobin acheva de tout oublier, tibias éraflés, coude gourd, puis il s’immobilisa de son mieux pendant que Nari tâchait de le coiffer en démêlant ce qu’elle nommait ses nids de rats.

Lorsqu’il se vit enfin revêtu d’une belle tunique neuve de laine vert tendre et de culottes propres, il vola vers la cour où, comme promis, l’attendait Père, entouré de toute la maisonnée.

« Béni soyez-vous en ce jour, petit prince ! » l’ovationna-t-on, parmi les rires et les accolades.

Et il en fut d’abord tellement étourdi qu’il ne remarqua même pas Tharin qui, légèrement à l’écart, tenait par la bride un hongre bai jamais vu avant.

Or, ce cheval, de quelques empans plus petit que le palefroi noir de Père, et dont on avait étrillé la crinière et la robe d’hiver bourrue jusqu’à ce qu’elles étincellent comme des miroirs, était équipé d’une selle d’enfant.

« Béni sois-tu, mon fils, lui dit Rhius en le soulevant de terre pour l’y jucher. Quand on est assez vieux pour se rendre en ville, il faut avoir une monture à soi. Voilà qui est fait. À toi maintenant d’en prendre soin et de lui donner un nom. »

Avec un sourire épanoui, Tobin tira sur les rênes et fit faire au bai un petit tour de cour. « Je vais l’appeler Marron. Parce qu’il a l’air d’un marron, c’est juste la même couleur.

— Alors, tu pourrais aussi bien l’appeler Gosi, dit Père, l’œil pétillant de malice.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il est tout sauf n’importe quel cheval. Il vient rien de moins que de la lointaine Aurënen, exactement comme mon propre noir. Il n’existe pas de meilleurs coursiers. La noblesse de Skala ne monte plus que des aurënfaïes. »

Aurënfaïes. Tobin sentit comme un déclic dans sa mémoire. Des négociants aurënfaïes s’étaient présentés devant la poterne un soir de tempête... Des gens à l’aspect bizarre, fantastique, avec le crâne enturbanné de longues écharpes rouges et les joues toutes tatouées. Ce soir-là, Nari l’avait expédié se coucher trop tôt, mais il s’était caché en haut de l’escalier pour ne rien perdre du spectacle et avait vu les étrangers faire de la musique avec des instruments étranges et exécuter de pittoresques tours de magie.

Mais le démon les avait mis en fuite, excitant l’affreuse hilarité de Mère tapie, elle, avec son horreur de poupée, dans l’ombre de l’ancienne tribune aux ménestrels. Et c’était en cette occasion que Tobin s’était rendu compte que sa maman, peut-être bien qu’il la détestait...

Il repoussa ces pensées noires, une fois de plus ; il s’était écoulé une éternité, depuis cette histoire, près de deux ans. Ça ne signifiait que magie, Aurënen, et des gens étranges élevant des chevaux au gré des nobles de Skala. Rien de plus.

Il s’inclina pour flatter l’encolure du hongre. « Merci, Père ! Je vais l’appeler Gosi. Je pourrai y aller, un jour, à Aurënen ?

— Aurënen, tout le monde devrait y aller. C’est un bel endroit.

— Prends-moi toujours ça, tiens, comme offrandes d’anniversaire au temple. » Nari lui remit tout un tas de petits paquets noués dans un linge immaculé, et il les déposa d’un air rengorgé dans ses fontes de selle neuves.

« Moi aussi, j’ai un cadeau pour toi, Tobin. » Tharin tira de sa ceinture une longue chose enveloppée de tissu et la lui tendit.

C’était, découvrit-il, une épée de bois presque aussi grande que son bras.

La lame en était massive et sans pointe, mais la poignée d’un joli travail, et la garde en bronze, en bronze vrai de vrai. « Elle est magnifique ! Merci ! »

Tharin cligna de l’œil. « On verra bien si tu continues à me remercier quand nous aurons commencé à l’utiliser. Tu vas m’avoir pour maître d’armes. Il nous en faudra pas mal d’autres avant d’être au bout de nos peines, je crois, mais c’est la première, toujours. »

C’était là un présent aussi essentiel que le cheval, même si la lame n’était que factice. Il essaya de la brandir bien haut, mais elle se révéla plus lourde que prévu.

Père se mit à glousser. « N’aie crainte, mon garçon, Tharin ne tardera pas à te mettre à l’épreuve. De toute manière, il vaut mieux remettre ton arme à Mynir pour l’instant. Nous n’avons pas la moindre envie de te laisser dès ta première sortie t’embarquer dans aucun duel. »

Non sans rechigner, Tobin se soumit, mais sa rancœur s’évapora comme par enchantement lorsqu’il franchit la poterne puis le pont derrière Père et Tharin. Loin d’avoir à s’arrêter au bout du tablier pour leur faire des adieux en gesticulant, il traversait la prairie avec eux, pour la première fois de son existence, et cela lui donnait l’impression d’être un guerrier, déjà, un guerrier partant à la découverte du vaste monde.

Juste avant de pénétrer dans les bois, cependant, il sentit comme un froid soudain lui courir entre les omoplates, à la façon d’une fourmi qui serait tombée dans Son col. Il se retourna pour jeter un coup d’œil furtif, et comme il lui sembla bien voir bouger les volets méridionaux de la tour de guet, il se dépêcha de regarder droit devant.

Des feuilles semblables à des écus d’or tapissaient le chemin forestier.

D’autres s’agitaient, là-haut, pareilles à des mains orange ou rouges, et celles des chênes étaient aussi brunes et brillantes que du cuir ciré.

Tobin se faisait un plaisir de mettre à sa guise Gosi au pas ou au trot par le simple jeu des rênes et des genoux.

« Ton fils monte déjà comme un soldat, Rhius », observa Tharin, et l’orgueil enfla le cœur de Tobin. « C’est à cheval que vous affrontez les Plenimariens, Père ? demanda-t-il.

— Pour les combats sur terre, oui, mais je monte alors un destrier noir gigantesque qui s’appelle Feu de Sakor et qui porte des sabots de fer que les forgerons lui affûtent avant chaque bataille.

— Pourquoi je ne l’ai jamais vu ? s’étonna Tobin.

— Il est à Atyion. Ce type de cheval n’est bon que pour la bataille. Il est aussi puissant que rapide, et il ne redoute ni le sang ni le feu, mais l’effet qu’il te ferait plutôt, c’est que tu chevauches une caisse à roues carrées. Mon vieux Majyer que voici et ton Gosi, tiens, voilà de vrais chevaux de selle.

— Pourquoi je ne peux jamais aller à Atyion ? » reprit Tobin, qui posai t la question pour la centième fois.

La réponse variait pas mal. Aujourd’hui, Père se contenta de sourire en disant : « Ça viendra. Un jour ou l’autre. »

Tobin soupira. Maintenant qu’il était assez vieux pour monter son propre cheval, peut-être que « un jour ou l’autre », ça serait bientôt ?

Le voyage pour se rendre en ville fut beaucoup plus court que ne se l’était figuré Tobin. Le soleil avait progressé de moins de deux heures dans le ciel quand on dépassa les premières chaumières plantées sur le bas-côté.

Le sous-bois - composé de chênes et de trembles surtout -, se faisant moins dense, on apercevait au travers des branches des bandes de porcs reniflant la glandée. Au bout d’un mille environ, la forêt laissa place à des prairies où paissaient des troupeaux de chèvres et de moutons, sous l’œil vigilant de bergers pas plus vieux que Tobin. Ils agitèrent la main pour le saluer, et lui fit de même, timidement.

Sur la route, on croisa bientôt de plus en plus de gens. Certains menaient des carrioles attelées de chèvres ou de bœufs, d’autres charriaient de lourdes hottes sur leur dos. Un trio de gamines en jupons courts crasseux lorgna Tobin et, tout en le suivant des yeux, se mit à chuchoter des choses en catimini.

« Rentrez chez vos mères ! » gronda Tharin d’une voix que Tobin ne lui connaissait pas. Les gamines bondirent comme des lapins surpris et filèrent au-delà du fossé, mais leur sillage n’était que rires.

Descendue des collines surgit la rivière qui baignait Bierfût, et la route dut décrire un coude avant d’en longer la berge. Des champs découpés en larges bandes encerclaient la ville. Certains étaient labourés en prévision du printemps, d’autres hérissés de chaumes d’automne jaunes et bruns.

Père pointa l’index sur un groupe qui, dans un champ d’orge, s’affairait autour des dernières gerbes de la moisson. « Nous avons eu de la chance, ici. Il y a des quantités d’endroits où la peste a fait tellement de victimes qu’on a dû laisser les terres à l’abandon, faute de bras. Et ceux que le mal ne tue pas crèvent de faim. »

Tobin savait ce que c’était que la peste. Il avait entendu les hommes en parler, dans la cour des casernes, quand ils se croyaient à l’abri des oreilles indiscrètes. Elle vous faisait saigner la peau, puis il vous poussait des grosseurs noires sous les bras. Heureusement qu’elle n’était pas venue rôder par ici, se dit-il.

Lorsqu’on fut sur le point d’aborder l’enceinte en bois de la ville, il avait les yeux comme des soucoupes. Les gens se faisaient plus nombreux que jamais, et il les saluait tous d’un geste, émerveillé d’en voir tant à la fois. Et si beaucoup d’entre eux, non contents de témoigner leur respect à Père le saluaient lui-même en retour, quelques-uns le dévisagèrent aussi crûment que l’avaient fait les trois gamines.

À deux pas en deçà des portes de la ville, au bord de la rivière, se dressait un moulin. Auprès se trouvait un grand chêne dans lequel des nuées de mioches, filles et garçons, se balançaient au-dessus de l’eau, cramponnés à de longues cordes attachées aux branches.

« On va les pendre ? » s’étrangla Tobin comme on les dépassait. Il avait entendu parler de ce genre de châtiment mais ne se l’était pas représenté tout à fait comme ça. Puis ces mioches avaient l’air de se régaler...

Père se mit à rire. « Non ... ! Ils s’amusent à la balançoire.

— Je pourrais, moi ? »

Les deux hommes échangèrent un drôle de regard qu’il fut incapable de déchiffrer. « Ça te plairait ? » demanda Tharin. Tobin jeta un regard en arrière vers les mioches qui grimpaient de branche en branche comme autant d’écureuils. « Peut-être bien. »

Devant la poterne, une pique s’avança, mit la main sur son cœur et s’inclina bien bas : « Le bonjour à vous, duc Rhius.

— Bonjour à toi, Lika.

— Dites donc, ce jeune et beau gaillard, ça serait-y pas votre fils, des fois ?

— En effet. Venu en visite, finalement. »

Tobin se redressa un brin sur sa selle.

« Bienvenue à vous, petit prince, reprit Lika en lui faisant sa révérence.

Venu voir les plaisirs de la ville ? C’est jour de marché, et y a tout plein de choses à regarder.

— C’est mon anniversaire..., fit Tobin tout intimidé.

— Béni soyez-vous, alors, par les Quatre ! »

Pour n’être guère qu’un gros bourg, Bierfût n’en fit pas moins figure de grande ville aux yeux de Tobin. Des maisons basses à toit de chaume bordaient les rues crottées, et partout pullulaient bêtes et gosses. Des porcs pourchassaient des chiens, des chiens pourchassaient des chats ou des poulets, et des marmots se pourchassaient les uns les autres ou donnaient la chasse à tout ce qui bougeait. Tobin en était tout ébahi, jamais il n’avait vu pareille réunion d’enfants. Ceux qui remarquaient sa présence s’arrêtant net pour bader devant lui ou le montrer du doigt, il commença à se sentir de nouveau mal à l’aise. Une fillette qui baladait un pantin de bois coincé sous son bras le regarda d’un air si ahuri qu’il finit par froncer des sourcils fâchés jusqu’à ce qu’elle se détourne.

La place étant trop bondée pour qu’y circulent des cavaliers, les montures furent confiées à un palefrenier, et l’on poursuivit à pied. De peur de se perdre à jamais dans la foule s’il se retrouvait séparé de lui, Tobin se cramponna à la main de Père.

« Tiens-toi bien droit, lui murmura celui-ci. Ce n’est pas tous les jours que le marché de Bierfût reçoit la visite d’un prince. »

Ils gagnèrent d’abord la chapelle des Quatre, qui occupait le milieu de la place. Celle du château n’était jamais qu’une niche de pierre contenant des effigies peintes, dans la grande salle. Celle d’ici ressemblait plutôt à la cuisine d’été de Cuistote. Quatre poteaux, chacun peint d’une couleur distincte : blanc pour Illior, rouge pour Sakor, bleu pour Astellus et jaune pour Dalna, supportaient un toit de chaume. Au pied de chacun brûlait un petit brasero d’offrande. À l’intérieur trônait sur un tabouret une vieille prêtresse entourée de couffins et de pots. Elle reçut les offrandes de Tobin et, tout en jetant des pincées de sel, d’herbes et d’encens sur les divers braseros, marmotta les patenôtres appropriées.

« Vous plairait-il de formuler une prière particulière, mon prince ? »

s’enquit-elle, une fois sa tâche accomplie. Tobin regarda Père, qui se mit à sourire et puis donna à la prêtresse un sester d’argent. « Auquel des Quatre adressez-vous votre requête ? » reprit-elle en posant la main sur la tête de Tobin. « À Sakor. Pour que je puisse être un grand guerrier, comme mon papa. - Parole de preux ! Eh bien, soit, il nous faut donc faire l’offrande guerrière, afin de charmer le dieu. »

S’armant d’un couteau d’acier, la prêtresse coupa l’une des mèches de Tobin, la pétrit avec un morceau de cire, ainsi que du sel et quelques gouttes d’eau, sans compter des poudres qui conférèrent au tout un rouge éclatant.

« À vous, maintenant, fit-elle en lui déposant au creux de la main la cire amollie. Donnez-lui la forme d’un cheval. »

Tout en la travaillant, modelant, Tobin trouva plaisant le contact moelleux de la cire. La pensée de Gosi vint l’inspirer pendant qu’il façonnait l’animal, que quelques coups d’ongle dotèrent à la fin d’un semblant de crinière et de queue.

« Houlà ! s’écria la prêtresse en tournant la statuette entre ses doigts.

Voilà de la fine ouvrage pour un aussi jeune gaillard ! Et j’ai vu des adultes faire beaucoup moins bien. Sakor va être ravi. » Du bout de l’ongle, elle traça deux ou trois signes dans la cire avant de rendre à Tobin le cheval. « À

vous maintenant de formuler votre prière, et ensuite offrez-le au dieu. »

Il se pencha sur le brasero qui se trouvait au pied du poteau de Sakor pour en inhaler la fumée piquante. « Faites que je sois un grand guerrier pour la défense de Skala », chuchota-t-il, et il jeta sur les charbons la figurine qui se mit à fondre en produisant d’âcres flammèches vertes.

Au sortir de la chapelle, la cohue du marché les submergea de nouveau.

Mais si Tobin se gardait toujours de lâcher la main de Père, la curiosité ne tarda pas à supplanter l’effroi.

Il reconnut par-ci par-là des têtes familières, celles de gens qui venaient dans la cour des cuisines proposer leurs produits à Cuistote. En l’apercevant, le rémouleur Balus, lui, se toucha le front en guise de salutation.

Des fermiers vendaient à l’arrière de leurs charrettes des fruits, des légumes. Il y avait là des monceaux de navets, d’oignons, de raves et de citrouilles, puis des paniers débordant de pommes qui vous mettaient l’eau à la bouche. Dans une carriole à l’odeur aigre se pressaient des formes cirées de fromage et des seaux de beurre et de lait. Sa voisine était pleine de jambons. Un rétameur qui vendait des pichets neufs et réparait les vieux faisait dans son coin, près du puits public, un boucan du diable. Des camelots qui portaient sur l’épaule des paniers suspendus au bout d’une perche criaient qui : « Lait d’amande ! », et qui : « Os à moelle, un régal ! », qui : « Chandelles et pierres à feu ! », ou : « Perles de corail, et ça porte bonheur ! », ou : « Aiguilles et fil ! »

Ça doit être tout à fait pareil, Ero ! songea Tobin, époustouflé.

« De quoi aurais-tu envie, comme cadeau ? » lui demanda Père en haussant la voix pour se faire entendre en dépit du chahut.

« Je ne sais pas », répondit-il. Il n’avait eu qu’une envie, en réalité, venir ici, et non seulement il était exaucé mais il s’était vu offrir un cheval et une épée par-dessus le marché.

« Eh bien, voyons voir en faisant un tour. »

Pendant que Tharin courait à ses propres affaires, Père tombait constamment sur des gens qui avaient à lui dire un mot. Tobin subit d’abord patiemment les nouvelles et les doléances d’une flopée de métayers, et il ne prêtait qu’une oreille des plus distraites à un éleveur de brebis qui jacassait de pis coincés quand il repéra, pas bien loin de là, des mioches agglutinés autour d’une table. Plus hardi, maintenant, il planta là Père et se faufila dans la presse pour aller voir en quoi consistait l’attraction.

C’était l’étal d’une bonne femme qui fabriquait des jouets. S’y exposaient des toupies, des totons et des bilboquets, des sacs de billes en terre cuite rouge, et quelques planches à savon bariolées. Mais ce qui captiva le regard de Tobin, ce furent les poupées.

À en croire Cuistote et Nari, les plus jolies poupées de Skala, c’était Mère qui les faisait, et celles qu’il avait à présent sous les yeux n’y contredisaient en rien. Certaines, composées de lattes de bois, ressemblaient au pantin de la fillette vue tout à l’heure. D’autres étaient en tissu rembourré, comme celles de Mère, mais leur tournure n’était pas si bien ni leurs atours si élégants. Restait néanmoins que chacun de leurs visages brodés avait une bouche - et une bouche tout sourires - qui leur donnait un air amical et très rassurant. Tobin en attrapa une et la pelota. Le rembourrage grossier crissait plaisamment sous les doigts. Il se mit à sourire, se voyant déjà glisser ce drôle de petit copain sous ses couvertures avec la famille en bois.

Peut-être que Nari lui ferait une garde-robe spéciale et...

Levant tout à coup les yeux, il s’aperçut que tout le monde, les mioches et la marchande aussi, le dévisageait. L’un des garçons les plus vieux ricana.

Et voilà que Père se trouva de nouveau près de lui, voilà que, tout pâle, il lui arracha la poupée des mains, l’œil dur et flambant de colère. Tobin se ratatina contre la table, jamais il n’avait vu Père lui faire cette mine-là, c’était le genre de mine que lui faisait Mère dans ses pires jours...

Déjà cette mine avait disparu, remplacée par un sourire tellement crispé que c’en était encore plus pénible.

« Qu’est-ce que c’est que ces âneries ! s’exclama Père en rejetant la poupée sur le tas, voilà ce qu’il nous faut ! »

Et il attrapa quelque chose qu’il fourra dans les mains de Tobin - c’était un sac de billes.

« Le capitaine Tharin va vous régler ça, ma bonne.

Assez lambiné, Tobin, il nous reste encore mille choses à voir. »

Et de l’entraîner par un bras qu’il serrait trop fort.

Dans son dos, Tobin entendit les mioches éclater méchamment de rire et une voix d’homme marmonner : « Te l’avais bien dit, moi, qu’il était demeuré, ce môme ! »

Tobin ne leva plus la tête, après ça, pour cacher les larmes de honte qui lui brûlaient les yeux. Ça, c’était pire, infiniment pire que la scène avec Mère, ce matin. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu rendre Père tellement furieux et les villageois tellement méchants, mais ce qu’il savait avec cette certitude claire et soudaine qu’ont les enfants, c’est que c’était sa faute à lui.

Ils retournèrent tout droit réclamer leurs montures au palefrenier. La ville, terminé pour lui. Au moment de se mettre en selle, il se rendit compte qu’il tenait toujours les billes. Il n’en voulait pas, mais comme il redoutait d’aggraver la colère de Père en les jetant, il les enfourna dans le col de sa tunique. Elles dégringolèrent jusqu’à la ceinture qui lui serrait la taille et qui les y coinça, gênantes et lourdes contre son flanc.

« Allons, rentrons à la maison », dit Père qui se mit en route sans attendre seulement Tharin.

Un silence affreux les sépara, l’un derrière l’autre, durant le trajet du retour. Tobin avait la gorge aussi douloureuse que si l’étranglait une invisible main. Il avait dès longtemps appris à pleurer sans bruit. On se trouvait déjà à mi-chemin quand Père se retourna et s’en aperçut.

« Ah, Tobin ! » Il tira sur les rênes afin de lui laisser le temps de se porter à sa hauteur. Il n’avait plus du tout l’air fâché, il parut juste triste et las quand il désigna d’un geste flou la direction de la ville, derrière, et dit : « Les poupées... Rien que des bêtises et des saletés. Les garçons ne jouent pas avec ces trucs-là, surtout les garçons qui veulent devenir de braves guerriers. Tu comprends ? »

La poupée ! Une nouvelle vague de honte déferla sur lui. C’était donc à cause de ça que Père avait été tellement furieux ? Il sentit son cœur chavirer lorsqu’il comprit encore une autre chose, c’est que ça expliquait aussi pourquoi Mère ne lui en avait pas donné une, ce matin. C’était honteux à lui d’en avoir envie.

Il était trop outré contre lui-même pour s’étonner de ce que personne, pas même Nari, n’avait eu l’idée de lui en parler.

Père lui tapota l’épaule. « Rentrons chez nous tâter de ton gâteau.

Demain, Tharin commencera à t’entraîner. »

Hélas, quand ils furent arrivés, Tobin se sentit trop barbouillé pour avaler si peu que ce soit de gâteau de miel ou de vin. Après avoir touché son front, Nari le décréta souffrant et le mit au lit.

Il attendit qu’elle soit partie pour tâtonner sous son oreiller en quête des quatre petits bonshommes en bois dissimulés là. Ce qui avait été jusque-là un bonheur secret lui mettait désormais le feu aux joues. C’étaient des poupées, ça aussi. Après les avoir regroupés, il se glissa dans la pièce voisine et alla les planter sur l’un des marchés de la ville miniature. C’était là leur place. Puisque Père les avait fabriqués puis mis là, eh bien, c’est que là, ça ne devait pas poser de problème, jouer avec eux.

De retour dans sa chambre, il planqua l’odieux sac de billes au fin fond de sa garde-robe. Puis il se faufila dans le froid des draps et, dans une seconde prière à Sakor, demanda à être un meilleur garçon pour faire la fierté de Père.

Or, même après avoir encore un peu pleuré, il eut du mal à s’endormir.

Son lit lui faisait l’effet d’un désert, à présent. Alors, il finit par prendre l’épée de bois que lui avait donnée Tharin, et c’est contre elle qu’il se pelotonna.

7

Les mauvais souvenirs de ce jour d’anniversaire-là, Tobin ne les oublia pas, simplement, il préféra ne pas plus y toucher qu’à cet importun de sac de billes sur lequel s’accumulait la poussière, tout au fond du placard. Ses autres cadeaux suffirent à l’occuper joyeusement pendant toute l’année suivante.

Il se fit initier par Tharin au maniement de l’épée et de l’arc dans la cour des casernes, il montait Gosi chaque jour. Il n’appesantissait plus de regard mélancolique sur la route de Bierfût. Les quelques négociants qu’il croisait sur le chemin des cols le saluaient avec déférence, ici, personne ne s’avisait de le montrer du doigt ou de chuchoter discrètement.

Le plaisir éprouvé à modeler le cheval de cire dans la chapelle lui demeurait si présent à l’esprit qu’il finit par demander de ces bouts de chandelle que Cuistote gardait dans son fourre-tout, et l’entablement de la fenêtre de sa chambre fut bientôt peuplé de tout petits quadrupèdes et volatiles jaunes. Si Père et Nari vantaient beaucoup ceux-ci, c’est Tharin qui eut l’idée de lui procurer des pains de cire toute neuve et propre qui lui permettent de façonner des figurines plus importantes. Et Tobin en fut si content qu’il débuta par un cheval fait spécialement à l’intention du capitaine.

Le jour de son huitième anniversaire, on alla faire un nouveau tour en ville, mais il eut grand soin, cette fois, de se comporter avec toute la dignité d’un jeune guerrier. À la chapelle, il façonna de beaux chevaux de cire, et personne ne ricana lorsqu’il se choisit ensuite comme cadeau un beau coutelas de chasse.

Peu après, Père décida qu’il était temps de lui apprendre son b.a.-ba.

Les premières leçons ravirent Tobin, mais surtout parce qu’il adorait se trouver dans la chambre de Père. Elle sentait le cuir, et puis il y avait, suspendus aux murs, des cartes et des poignards fascinants.

« Aucun noble de Skala ne devrait accepter d’être à la merci de scribes », expliqua Père en déposant sur une petite table près de la fenêtre un flacon d’encre et des parchemins. Puis il tailla une plume d’oie qu’il lui fit admirer.

« Ceci est une arme, mon fils, et d’aucuns savent s’en servir avec autant d’adresse que d’une dague ou d’une épée. »

Tobin ne voyait pas trop bien ce que Père entendait par là, mais il n’avait, comme toujours, qu’un seul et unique désir, lui faire plaisir. Il y réussit assez mal, néanmoins. Malgré tous ses efforts, il n’arrivait tout bonnement pas à comprendre la correspondance qu’il y avait, paraît-il, entre les pattes de mouche noires que Père faisait courir sur la page blanche et tels ou tels sons. Pire encore, ses doigts, pourtant si habiles à modeler la cire ou la glaise du bord de la rivière, se révélaient incapables de maîtriser cette maudite écorcheuse de plume folâtre. Elle faisait des pâtés. Elle vagabondait. Elle se plantait dans le parchemin et crachait de l’encre dans tous les sens. Elle lui faisait tracer des lignes aussi onduleuses que des couleuvres, faire des boucles démesurées, achever des lettres entières devant derrière ou tête en bas. Et si Père était patient, lui pas du tout. Se démener jour après jour pour n’aboutir qu’à des griffures et des barbouillages, c’était trop insupportable, et les séances s’achevaient toutes dans les larmes.

« Peut-être vaut-il mieux remettre à plus tard... », concéda finalement Père.

Et Tobin, cette nuit-là, rêva qu’il brûlait toutes les plumes de la maison, juste en prévision du cas où Père changerait d’avis.

Par bonheur, l’apprentissage de l’épée ne lui réserva pas ce genre de mécompte s. Tharin avait respecté sa parole et, chaque fois qu’il se trouvait au château, se chargeait de son entraînement dans la cour des casernes ou dans la grande salle. Épées et boucliers de bois lui servirent à enseigner les rudiments des coups portés comme ceux du blocage, de l’offensive et de la défensive. En dépensant des trésors d’ardeur sous sa férule, Tobin tenait l’engagement pris au fond de son cœur vis-à-vis des dieux et de Père, celui de devenir un grand guerrier.

Il n’y avait aucune peine, car il adorait les armes et leur exercice. Tout petit déjà, il était souvent allé avec Nari admirer les hommes s’affronter.

Maintenant, c’est eux qui se massaient pour le regarder, eux qui se penchaient aux fenêtres des baraquements ou qui sortaient s’asseoir, le long de la façade, sur des caisses et des billots de bois. Ils donnaient leur avis, blaguaient avec lui, se faisaient un plaisir de lui montrer leurs petits trucs et combines à eux. Si bien qu’il ne tarda pas à avoir autant de maîtres qu’il en voulait. Tharin lui faisait parfois affronter les gauchers Maniès ou Aladar, pour qu’il sache à quel point c’était différent d’avoir pour adversaire quelqu’un qui tenait son arme du même côté que la vôtre. Il n’était évidemment pas question qu’aucun d’eux se batte avec lui pour de vrai, petit comme il était, mais ils détaillaient les figures, au cours de ces duels fictifs, et lui montraient ce qu’ils savaient. En sa qualité de plus jeune et plus petit des gardes, Koni le fléchier était le plus proche de lui par la taille. Et il s’intéressait à lui tout spécialement à cause de leur goût commun pour fabriquer des choses. Tobin fit exprès pour lui des animaux de cire et, en retour, Koni lui apprit à empenner des flèches et à tailler des sifflets de bois.

Quand Tobin en avait terminé avec l’exercice de la journée, les autres tiraient à l’arc en sa compagnie, ou bien ils lui contaient mille anecdotes sur leurs batailles contre les Plenimariens. Son père était le prodigieux héros de toutes ces histoires, toujours en première ligne et toujours le plus brave des combattants. Tharin y faisait grande figure aussi, toujours aux côtés de Rhius d’ailleurs.

« Tu as toujours été avec Père ? » demanda-t-il à celui-ci par une journée d’hiver, tandis qu’ils se reposaient entre deux assauts. Il avait neigé, la nuit d’avant. La barbe de Tharin était toute blanche autour de la bouche, son haleine l’avait givrée.

Il hocha la tête. « Toute ma vie. Mon père était l’un des vassaux de ton grand-père. J’étais son troisième fils, et je suis né à Atyion la même année que ton père à toi. Nous avons été élevés ensemble, comme des frères, quasiment.

— Tu es quasiment mon oncle, alors ? » dit Tobin, à qui l’idée plaisait beaucoup.

Tharin lui ébouriffa les cheveux. « Autant que pour de bon, mon prince.

Une fois que je fus assez vieux, on fit de moi son écuyer, puis c’est lui qui me fit chevalier, plus tard, et qui me donna mes terres de Fauconport. Sur le champ de bataille, jamais nous ne nous sommes lâchés d’une semelle. »

Tobin soupesa longuement tous ces détails avant de demander :

« Pourquoi n’ai-je pas d’écuyer, moi ?

— Oh, mais tu es encore trop jeune pour ça ! Tu en auras sûrement un quand tu seras un peu plus vieux.

— Mais pas un avec qui j’aurai grandi, signala-t-il d’un ton morose. Il n’est pas né de garçon, ici. Ici, des enfants, il n’y en a aucun autre que moi.

Pourquoi ne pouvons-nous pas aller vivre à Atyion, comme vous le faisiez, Père et toi ? Pourquoi est-ce que les enfants du village me montrent du doigt et me dévisagent ? »

Il s’attendait plus ou moins à ce que Tharin lui donne le change et parle d’autre chose, comme ne manquaient jamais de le faire Père et Nari, mais pas du tout, lui secoua simplement la tête et soupira: « A cause du démon, je suppose, et à cause de ta maman qui est si malheureuse. Ton père a le sentiment que c’est mieux ainsi, mais moi, moi je ne sais pas... »

Il avait l’air si triste en disant ça que Tobin fut à deux doigts de lui raconter ce qui s’était passé le fameux jour dans la tour. Il n’en avait jamais soufflé mot à personne.

Mais il n’en eut pas le loisir, Nari vint le chercher. Il se promit bien d’en parler quand même à Tharin le lendemain, pendant leur balade à cheval, mais le vieux Lethis et Koni les accompagnèrent, et il eut l’impression qu’il ne fallait mêler personne d’autre à sa confidence. Et puis il se passa un jour ou deux, et il oublia de le faire, mais sa confiance en Tharin demeura totale.

Cinrin allait sur sa fin quand il y eut un peu de neige, à peine assez pour poudrer la prairie, mais le temps devint d’un froid mordant. Tharin occupa les hommes à rapporter de la forêt du bois de chauffage, et tout ce monde-là couchait dans la grande salle, où brûlait du feu nuit et jour. Même dedans, Tobin portait deux tuniques sous son manteau. Pendant la journée, Cuistote entretenait un brasero dans la chambre aux joujoux pour qu’il puisse quand même s’y amuser, mais ça ne l’empêchait pas de voir son haleine fumer au contact de l’air.

La rivière gela suffisamment fort pour qu’on marche dessus, et il se trouva, parmi les plus jeunes, des serviteurs et des soldats pour y patiner, mais Nari ne permit à Tobin que de les regarder du bord.

Il jouait tout seul à l’étage, un beau matin, quand il entendit galoper un cheval sur la route glacée. Bientôt parut un cavalier solitaire à cape rouge flottante et qui remonta la prairie puis emprunta le pont. En se penchant à la fenêtre, Tobin vit Père sortir à la rencontre de l’homme et le faire entrer.

Il ne reconnut que trop bien l’insigne rouge et or ; c’était un messager du roi, et son irruption signifiait d’habitude une seule chose ...

L’intrus ne s’attarda guère, d’ailleurs, et il eut tôt fait de reprendre la route. Aussitôt que Tobin l’eut entendu marteler le pont, il se précipita en bas.

Assis sur un banc près de la cheminée, Père étudiait un long rouleau qu’alourdissaient les sceaux royaux et des rubans. Tobin prit place à côté de lui et se mit à guigner la chose, fort penaud pour le coup de ne pas savoir lire. Non qu’il en eût besoin pourtant, car la teneur du message, il la connaissait déjà.

« Il vous faut de nouveau partir, Père, n’est-ce pas ?

— Oui, et très bientôt, je crains. Plenimar met à profit la sécheresse de cet hiver pour lancer des raids contre la côte Mycenoise. Mycena a appelé Erius au secours.

— Mais vous ne pourrez pas appareiller, à cette époque de l’année ! Il y a trop de tempêtes, non ?

— En effet, il faudra nous y rendre à cheval », répondit Père d’un air absent.

Il avait déjà son regard vide et lointain, il pensait déjà en termes de fournitures, d’hommes et de chevaux, Tobin le savait. Comme il savait qu’il ne serait plus question de rien d’autre, au coin du feu, le soir, entre Tharin et lui, jusqu’à leur départ.

« Pourquoi est-ce que Plenimar fait toujours la guerre ? » demanda-t-il, tout en colère contre ces étrangers qui n’arrêtaient pas de causer des troubles et de lui enlever son père. La Fête de Sakor aurait lieu dans quelques semaines à peine, et le duc Rhius était sûr et certain de partir avant.

Il leva les yeux vers lui. « Tu te rappelles, sur la carte que je t’ai montrée, de quelle façon les Trois Terres sont disposées tout autour de la mer Intérieure ?

— Oui.

— Eh bien, elles n’en formaient jadis qu’une seule, gouvernée par des prêtres-rois appelés hiérophantes. Ils avaient pour capitale Benshâl, à Plenimar. Voilà fort longtemps, le dernier des hiérophantes divisa ces terres en trois pays distincts, mais cela n’a jamais été du goût des Plenimariens, et ils ont toujours revendiqué pour eux l’ensemble du territoire.

— Quand est-ce que je pourrai aller à la guerre avec vous ? demanda Tobin. Tharin dit que je sais très bien mes leçons !

— C’est ce qui m’est revenu aux oreilles. » Père le serra très fort, en souriant de ce sourire qui signifiait non. « Je vais te dire quoi, moi. Dès que tu seras assez grand pour porter mon second haubert, il te sera permis de m’accompagner. Viens, qu’on voie s’il te va. »

Sa pesante cotte de mailles se trouvait accrochée sur un portant, dans sa chambre. Elle était infiniment trop vaste, bien entendu, et, non contente de se répandre comme une flaque autour des pieds de Tobin, elle le figeait désespérément sur place. Quant à la coiffe, elle lui descendait en dessous des yeux. En riant, Père l’équipa du casque d’acier. Tobin eut alors l’impression de porter l’une des marmites à soupe de Cuistote. Et le bas du nasal lui pendouillait sous le menton. Il n’en eut pas moins le cœur tout battant, à s’imaginer quel grand et vigoureux gaillard il ferait, le jour où il arriverait à remplir correctement tout ça.

« Eh bien..., je vois que tu risques d’en avoir besoin dans plus très très longtemps », gloussa Père. Et là-dessus, il traîna le portant de l’autre côté du couloir, dans la chambre de Tobin, et il passa le reste de l’après-midi à lui montrer comment on huilait la maille afin de la trouver toujours prête à servir.

Quelques jours plus tard, Tobin se cramponnait encore à l’espoir que son père et les autres pourraient rester jusqu’à la Fête de Sakor quand survinrent avec leurs propres troupes les hommes liges du duc, lord Nyanis et lord Solari. La prairie s’emplit alors de tentes et de soldats, mais une semaine ne s’était pas écoulée que tout ce beau monde partit pour Atyion, abandonnant au petit prince et à ses serviteurs le soin des célébrations.

Tobin s’en morfondit deux ou trois jours, mais Nari l’arracha à son humeur sombre à force de cajoleries et en l’associant à la décoration de la maison. Il aida à suspendre au-dessus de chaque porte des guirlandes de sapin, et à accrocher aux piliers de la grande salle des boucliers peints en noir et or. En l’honneur de Sakor.Il peupla la tablette aux offrandes de la chapelle domestique avec toute une harde de chevaux de cire. Seulement, le lendemain matin, il les trouva tous éparpillés dans la jonchée. Sur l’autel les avaient équitablement supplantés tout autant de morceaux de racines tordus.

C’était là l’un des méchants tours préférés du démon, et l’un de ceux que Tobin détestait le plus. Détestait d’autant plus, en fait, que Père s’en montrait singulièrement bouleversé. La seule vue de ce genre de forfaits le faisait blêmir. Et puis il lui fallait absolument purifier l’autel en y brûlant des herbes odoriférantes et en disant plein de prières. Si par hasard Tobin était le premier à découvrir les racines, il se dépêchait de les jeter puis d’essuyer la tablette d’un revers de manche. Comme ça, Père n’en savait rien et n’était pas triste.

Là, Tobin se renfrogna pour lui tout seul avant de courir flanquer toutes ces saletés au feu et d’aller fabriquer de nouveaux chevaux.

À l’occasion de la Nuit du Deuil, Cuistote éteignit tous les feux, hormis celui d’un garde-braises, afin de symboliser la mort de Vieux Sakor, et tout le monde fit des parties de croc-en-jambe-à-L’aveugle, dans la cour des casernes, au clair de la lune.

Tobin était en train de se cacher derrière un char à foin quand d’aventure il leva les yeux vers la tour. Au travers des volets se discernait une vague lueur des lumières interdites. Cela faisait des jours et des jours qu’il n’avait pas vu Mère, et il était loin de s’en plaindre. Un frisson lui frôla néanmoins l’échine tout du long quand il se la figura, là-haut, qui l’épiait.

Tout à coup, quelque chose de lourd le jeta par terre, et une douleur fulgura dans sa joue droite et s’épanouit, juste en dessous de l’œil.

L’agresseur invisible s’évapora aussi vite qu’il était survenu, et Tobin, sanglotant de douleur et d’effroi, se tira comme il put de derrière le char à foin.

« Qu’y a-t-il, mon chou ? » s’écria Nari en le recueillant dans ses bras.

Trop secoué pour répondre, il nicha sa joue pantelante au creux de l’épaule aimante et se laissa emporter dans la grande salle.

« Qu’on me fasse de la lumière ! ordonna-t-elle.

— Pas la Nuit du Deuil..., objecta la femme de chambre, Sarilla, qui tournicotait auprès d’elle.

— Apporte alors les braises de réserve et fais-les moi flamber assez haut, que j’y voie. Le petit est blessé ! »

Tobin se pelotonna contre elle, les yeux bien clos. De la douleur initiale ne subsistait plus guère qu’un mal diffus, mais il demeurait sous le choc de l’attaque

et tremblait toujours. Il entendit Sarilla revenir puis grincer le couvercle du brasero.

« Là, mon chou, là..., montre voir à Nari, un peu... »

Il releva la tête et se la laissa tourner vers le rougeoiement des charbons.

Autour d’eux, Mynir et les autres formaient un cercle attentif et navré.

« Lumière divine, il a été mordu ! s’exclama le vieil intendant. Va nous chercher une cuvette et un linge propre, ma fille, va ! »

Sarilla avait déjà filé. Tobin se tâta furtivement la joue et la trouva toute gluante. Armée du linge que lui présentait Sarilla, Nari lui essuya la figure et les doigts. Le linge reparut tout rougi de sang. « C’est l’un des chiens qui t’aurait fait ça, Tobin ? s’inquiéta Mynir. Un qui dormait, peut-être, sous la charrette ? »

Les chiens ne pouvaient en effet souffrir le petit. Ils détalaient en grondant dès qu’ils le voyaient. Il n’en restait plus au château que quelques-uns, d’ailleurs, des vieux, et Nari leur interdisait l’entrée de la maison.

« ça n’est pas une morsure de chien, murmura Sarilla. Regardez, on voit bien que...

— C’était le démon ! »se mit à pleurer Tobin. Avec un pareil clair de lune, il n’aurait eu aucune peine à distinguer un véritable corps à ses côtés, derrière le char à foin. « C’est lui qui m’a jeté par terre et puis qui m’a mordu !

— Ça ne fait rien, dit Nari d’un ton apaisant, tout en retournant le linge du côté propre pour essuyer ses larmes. Ne t’en fais pas, toi. Nous en parlerons demain. Au lit, maintenant, Nari tiendra à distance ce vieux démon-là. »

Pendant qu’elle l’emmenait en haut, il entendit très bien que les autres, en bas, continuaient à se murmurer des choses.

« C’est vrai, quoi, ce qu’on dit ! finit par hennir Sarilla. Qui c’est qu’y a d’autre que ce diable attaque comme ça, hein ? Maudit, qu’il est né !

— Assez, ma fille ! riposta Mynir en un sifflement. Il y a dehors une route froide et solitaire pour ceux qui ne sont pas capables de tenir leur langue ! »

Le petit prince frissonna. Ainsi, même ici, les gens chuchotaient...

Il dormit comme une masse, Nari contre lui, se retrouva seul au réveil mais parfaitement bordé, et on devait être au milieu de la matinée, à en juger d’après le rayon de soleil fissurant les volets.

Le dépit balaya d’un coup toutes les terreurs de la nuit précédente. À

l’aube de Jour-Sakor, c’était toujours lui et Mynir qui réveillaient la maisonnée pour ouvrir l’an neuf en martelant le bouclier-gong près de la chapelle. C’est sans lui, cette année, que l’intendant avait dû le faire, et sans qu’il l’ait même entendu !

Il courut nu-pieds sur le sol glacé inspecter sa joue dans le petit miroir de bronze placé au-dessus de la cuvette. Oui, ça s’y trouvait bien: une double rangée d’empreintes de dents rouges et arrondies comme un contour d’œil.

Il se mordit l’avant-bras juste assez fort pour que ça y laisse une trace et constata que les deux marques étaient tout à fait semblables. Il jeta un nouveau regard au miroir et, plongeant dans le bleu de ses propres yeux, se demanda quel genre de corps invisible pouvait bien avoir le démon. Ce qu’il avait parfois entrevu du coin de l’œil n’avait été jusque-là qu’une vague nuée sombre. Or voici qu’il en venait à se l’imaginer comme un de ces gobelins dont parlaient les contes de Nari, le soir - de ceux qui, disait-elle, ressemblaient à des petits garçons tout rôtis de partout. Un gobelin qui avait les mêmes dents que lui. Était-ce ça qui n’avait jamais cessé de rôder sur l’extrême bord de son univers ?

Il jeta nerveusement un coup d’œil autour de la chambre et fit à trois grandes reprises le signe de sauvegarde avant de se sentir assez brave pour s’habiller.

Il était assis sur le bord du lit pour nouer les lacets de cuir sur ses jambes de pantalons quand il entendit le loquet de la porte se soulever. Il dressa un œil, s’attendant à voir entrer Nari.

Au lieu de quoi c’est Mère qui s’encadra dans le chambranle avec sa poupée. « J’ai entendu Mynir et Cuistote parler de ce qui s’est passé la nuit dernière, dit-elle tout doucement. Tu as dormi tard, en ce Jour-Sakor. »

C’était la première fois depuis plus d’un an qu’ils se retrouvaient rien qu’eux deux. Depuis le fameux jour de la tour.

Il fut incapable de bouger. Il resta juste à l’observer, doigts entamés par le lacet de cuir, à la regarder s’avancer, tendre la main pour lui toucher la joue.

Elle avait aujourd’hui les cheveux peignés et nattés. Et sa robe était toute propre, et toute sa personne exhalait un imperceptible parfum de fleurs. Et c’est d’une main fraîche et délicate qu’elle lui repoussa les mèches du visage pour examiner le bourrelet de chair qui cernait la morsure. Et il n’y avait pas d’ombres sur sa figure, aujourd’hui, pas d’ombres visibles. Et elle avait simplement l’air triste. Elle déposa la poupée sur le lit avant de prendre à deux mains la tête de Tobin comme pour la bercer, puis elle le baisa au front.

« Je suis tellement désolée », murmura-t-elle.

Ensuite, elle lui releva sa manche gauche et baisa la marque de sagesse sur son avant-bras. « Nous vivons dans un rêve de mauvaise étoile, toi et moi. Je dois m’occuper mieux de toi. Qu’avons-nous de plus que nous deux, l’un et l’autre ?

— Sarilla dit que je suis maudit », ronchonna Tobin, que ravageait tant de tendresse.

Les yeux de Mère se rétrécirent dangereusement, mais sans que ses mains perdent leur délicatesse. « Sarilla est une paysanne ignare. N’écoute jamais des propos pareils. »

Elle ramassa sa poupée, puis saisit la main de Tobin et dit en souriant :

« Venez, mes amours, allons voir un peu ce que nous a concocté Cuistote comme petit déjeuner. »

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