10
— À la retraite ? Vous, Keller ? (Dot le regarda en fronçant les sourcils et secoua la tête.) J’ai du mal à y croire.
— J’y pense, dit-il.
— Vous êtes un gars de la ville, Keller. Qu’avez-vous l’intention de faire ? Vous allez foutre le camp à Roseburg dans l’Idaho ? Vous acheter un jolie petite cabane en argile et clayonnages ?
— En quoi ?
— Peu importe.
— Roseburg était une petite ville charmante. Mais vous avez raison, je suis new-yorkais. Je resterais ici.
— Mais vous seriez à la retraite.
Il acquiesça d’un hochement de tête.
— J’ai fait mes comptes. Je peux me le permettre. J’ai mis un peu d’argent de côté au fil des ans et mon loyer n’est pas exorbitant. De plus, je n’ai jamais cherché à vivre sur un grand pied, Dot.
— Vous avez quand même fait des dépenses. Toutes ces boucles d’oreilles que vous avez achetées pour cette fille.
— Andria.
— Je n’ai pas oublié son nom, Keller. Mais je ne voulais pas le prononcer car je craignais de réveiller un souvenir douloureux.
Il secoua la tête.
— Elle est entrée dans ma vie, elle a promené mon chien et elle est repartie.
— En emmenant votre chien avec elle.
— Lui-même était entré dans ma vie plus ou moins de son plein gré. Il était logique qu’il en sorte un jour. Pendant quelque temps, ils m’ont manqué tous les deux. Aujourd’hui, je n’y pense plus, on peut donc dire que j’ai survécu.
— Oui, on dirait.
— Et je n’ai jamais dépensé des fortunes pour ces boucles d’oreilles. D’ailleurs, que viennent faire les boucles d’oreilles là-dedans ?
— Aucune idée. Encore un peu de thé, Keller ?
Il hocha la tête et Dot remplit leurs deux tasses. Ils se trouvaient dans un restaurant chinois de White Plains, à environ un kilomètre de la grande et vieille maison de Taunton Place où Dot vivait avec le vieux. Keller lui avait proposé de la retrouver pour déjeuner et elle avait suggéré cet endroit. Le repas était quasiment conforme à ce qu’ils attendaient. La nourriture avait un aspect chinois, effectivement, mais un goût de banlieue.
— Il est sur la pente descendante, dit-il. Il a des bons jours et des mauvais.
— Les bons jours sont devenus rares, dit-elle.
— Je sais. Nous en avons déjà parlé : tôt ou tard nous savons qu’il faudra faire quelque chose. J’ai bien réfléchi et il me semble que le mieux, c’est de prendre ma retraite.
— Vous jetez l’éponge. Vous reprenez vos billes. Vous quittez la table.
— Oui, en quelque sorte.
— Et… ?
— Et quoi ?
— Vous êtes encore jeune, Keller. Qu’allez-vous faire de votre vie ?
— La même chose que maintenant. A part que je ne m’absenterai plus huit ou dix fois par an pour aller faire un travail. Exception faite de ces interruptions, on pourrait dire que je suis à la retraite depuis des années. Je vais au cinéma, je lis, je m’entraîne à la salle de sport, je fais de grandes promenades, je vais au théâtre. Parfois, je vais boire une bière. Occasionnellement, je rencontre une femme…
— Qui, occasionnellement, va promener votre chien occasionnel.
Il lui jeta un regard noir.
— Bref, dit-il, je continuerai à faire ce que j’ai toujours fait, à part que je n’accepterai plus de contrats.
— Parce que vous serez à la retraite.
— Voilà. Où est le problème ?
Elle prit le temps de réfléchir.
— Ça pourrait presque marcher, dit-elle.
— Presque ? Pourquoi ?
— Toutes ces activités dont vous parlez, ce ne sont pas des occupations.
— Ah ?
— Non. Ce sont des choses qui vous occupent en attendant que le téléphone sonne. Ce sont des choses que vous faites entre deux contrats. Mais s’il n’y avait pas ces contrats, si vous deviez vous habituer à l’idée que le téléphone ne sonne plus, votre vie tout entière se résumerait à ces autres activités. Et ce n’est pas suffisant, Keller. Vous deviendriez dingue.
— Vous croyez vraiment ?
— Absolument.
— Je crois comprendre ce que vous voulez dire, admit-il. Ces missions interrompent mes activités et, généralement, je suis agacé quand le téléphone sonne. Mais s’il ne sonnait plus jamais…
— Exactement.
— Et alors ? ! s’exclama-t-il. Un tas de gens prennent leur retraite et parmi eux des personnes qui adoraient leur métier et travaillaient soixante heures par semaine. Qu’ont-ils de plus que moi ?
Elle lui répondit sans aucune hésitation :
— Un hobby.
— Un hobby ?
— Une chose qui les absorbe complètement. Ça peut être n’importe quoi. La plongée sous-marine, la pêche à la mouche et la fabrication d’objets en macramé.
— C’est pas mon cas.
— Au fait, c’est quoi exactement le macramé, vous le savez ? C’est pas la même chose que le papier mâché, si ?
— Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question, Dot.
— Ou est-ce ces horreurs qu’on fabrique en faisant des nœuds ? Vous avez raison, ce n’est pas à vous qu’il faut poser la question car le macramé, même si je ne sais pas trop ce que c’est, ce n’est sûrement pas votre hobby. Sinon, vous pourriez en fabriquer une cabane, en plus de l’argile et des clayonnages.
— Revoilà les clayonnages, dit-il, et je ne sais toujours pas ce que c’est. Au diable ces trucs-là ! Si j’avais un hobby…
— N’importe lequel, du moment que vous pouvez vous y plonger. Construire des avions modèle réduit, jouer au circuit électrique, élever des abeilles…
— C’est le propriétaire qui serait content.
— N’importe quoi, je vous dis. Collectionner des trucs : des pièces, des boutons, des premières éditions. Il y a même des gens qui collectionnent les différents types de fil barbelé, vous vous rendez compte ? Vous saviez qu’il existait différents types de fil barbelé ?
— J’avais une collection de timbres quand j’étais gosse, se rappela-t-il. Je me demande ce qu’elle est devenue.
— Je faisais collection quand j’étais enfant, expliqua-t-il au marchand de timbres. Je me demande ce qu’est devenue ma collection.
— Autant vous demander où sont passées toutes ces années. Vous avez autant de chances de les retrouver que votre jeunesse.
— Oui, vous avez raison. Malgré tout, je ne peux pas m’empêcher de me demander ce qu’elle vaudrait aujourd’hui, après tout ce temps.
— Ça, je peux vous le dire.
— C’est vrai ?
Le marchand hocha la tête.
— Elle ne vaudrait quasiment rien. Disons, cinq ou dix dollars, album compris.
Keller observa son interlocuteur. Il avait dans les soixante-dix ans, une épaisse crinière de cheveux blancs et des yeux bleus comme un ciel sans nuages. Il portait une chemise blanche dont il avait roulé les manches. Quelques stylos partageaient sa poche de poitrine avec des accessoires philatéliques qui ramenèrent Keller des dizaines d’années en arrière : des pinces, une loupe et un odontomètre.
— Comment je le sais ? dit le vieil homme. Eh bien, disons que j’en ai vu des collections de jeunesse. Elles sont presque toutes semblables. Vous n’étiez pas un gosse de riche, par hasard ?
— Loin de là.
— On ne vous donnait pas chaque mois mille dollars d’argent de poche, dont vous dépensiez la moitié pour acheter des timbres ? J’en ai connu quelques-uns comme ça. Des sales morveux gâtés, mais ils avaient de jolies collections. D’où vous venaient vos timbres ?
— Un ami de ma mère m’apportait tous les timbres étrangers qu’il recevait à son travail.
En disant cela, Keller se souvint de cet homme, il revit son image tout à coup, pour la première fois sans doute depuis vingt-cinq ans.
— J’en achetais aussi et j’échangeais mes doubles avec d’autres gamins.
— Combien aviez-vous acheté votre timbre le plus cher ?
— Aucune idée.
— Un dollar ?
— Pour un seul timbre ? Non, sans doute moins.
— Sans doute beaucoup moins. La plupart des timbres que vous achetiez ne coûtaient certainement que quelques cents. Ils ne valaient pas plus à l’époque, et ils ne valent pas davantage aujourd’hui.
— Même après tout ce temps ? Dois-je en conclure que les timbres ne sont pas un très bon investissement ?
— Pas ceux qu’on achète pour quelques sous. Voyez-vous, peu importe l’ancienneté d’un timbre. Un timbre banal reste un timbre banal et un timbre sans valeur reste sans valeur. Les timbres rares, en revanche, restent rares et les timbres qui ont de la valeur en prennent encore plus. Un timbre qui valait un dollar il y a vingt ou trente ans vaut peut-être deux ou trois fois plus aujourd’hui. Un timbre qui valait cinq dollars peut atteindre les vingt ou trente dollars, voire cinquante. Et un timbre qui valait déjà mille dollars à l’époque peut se vendre dix mille ou vingt mille dollars aujourd’hui, si ce n’est plus.
— Très intéressant, dit Keller.
— Vraiment ? Je suis un vieux schnock qui adore parler et j’ai peur de vous ennuyer avec tout ça.
— Pas du tout, dit Keller en plantant ses coudes sur le comptoir. Ça m’intéresse énormément.
— Si vous voulez commencer une collection, reprit Wallens, il existe un tas de manières de s’y prendre. Il existe autant de manières de collectionner les timbres qu’il existe de collectionneurs.
Douglas Wallens était le nom du marchand. Sa boutique de timbres était une des dernières en rez-de-chaussée. Elle se trouvait dans un immeuble étroit de deux étages dans la 28e Rue, un peu à l’est de la Cinquième Avenue. Wallens se rappelait l’époque, lui raconta-t-il, où on trouvait des boutiques de timbres à chaque coin de rue dans le centre de Manhattan. Dans Nassau Street, un peu plus bas, il n’y avait que ça.
— Si je suis encore ici, c’est uniquement parce que l’immeuble m’appartient, dit-il. Sinon, je n’aurais pas les moyens de rester. Attention, je me débrouille, n’allez pas croire le contraire, mais aujourd’hui, tout se passe par correspondance. Pour ce qui est des clients, comme vous pouvez le voir, il n’y en a quasiment plus.
Malgré tout, la philatélie restait un merveilleux passe-temps, le roi des hobbies et le hobby des rois. Des enfants continuaient à collectionner des timbres dans leurs albums de débutant, même s’ils étaient de moins en moins nombreux à l’ère de l’ordinateur. Des adultes, jeunes et vieux, aisés ou modestes, continuaient à consacrer une part importante de leurs loisirs et de leurs revenus discrétionnaires à cette activité.
Et il existait d’innombrables manières de collectionner les timbres.
— Par thème, c’est ce qui est le plus répandu, poursuivit Wallens. Les timbres avec des animaux, les timbres avec des oiseaux, les timbres avec des fleurs. Ou bien les insectes ; il existe un tas de séries sur les papillons, par exemple. Au lieu de courir avec un filet, vous collectionnez les papillons sur des timbres.
Il fouilla dans une boîte de sachets transparents et en sortit quelques échantillons.
— Ce sont de très jolis timbres. Vous avez aussi les trains, les voitures, les tableaux… Vous pouvez commencer votre petite galerie et la conserver dans un album. Il existe des timbres avec des pièces de monnaie et même des timbres avec des timbres ! Regardez. Des timbres modernes qui représentent des timbres célèbres du XIXe siècle. Joli, non ?
— On choisit simplement une catégorie ?
— Oui, un thème comme on dit généralement. Il y a des listes qui recensent tous les thèmes existants, et des clubs auxquels vous pouvez adhérer. Vous pouvez aussi concevoir votre propre album et même inventer une nouvelle catégorie en collectionnant des timbres liés à votre activité professionnelle, par exemple.
Des timbres d’assassins, se dit Keller. Des timbres de meurtriers.
— Les chiens, dit-il.
— Ah, voilà un thème très couru, dit Wallens. Les chiens. Avec toutes les races différentes, comme vous vous en doutez… Tenez, vingt-quatre timbres de chiens différents pour huit dollars, plus les taxes. Mais il ne faut pas acheter ça.
— Ah bon ?
— C’est un cadeau de Noël pour un gamin. Un collectionneur sérieux ne s’intéresse pas à ça. Certains de ces timbres sont les rogatons de séries complètes et, tôt ou tard, vous serez obligé d’acheter toute la série. La plupart de ces pochettes ne contiennent que des cochonneries, d’un point de vue philatélique. De nos jours, tous les pays émettent des timbres ridicules et impriment des tonnes de papier peint coloré pour les vendre aux collectionneurs. Vous avez certains pays où on n’envoie même pas cent lettres par mois mais qui émettent une centaine de timbres différents par an. Les timbres sont imprimés et vendus ici aux États-Unis, sans avoir jamais vu la lumière du jour à Dubaï, Saint-Vincent ou en Guinée équatoriale ou je ne sais quel pays foireux qui a autorisé cette émission en échange d’une partie des bénéfices…
Quand Keller ressortit de la boutique, il avait la tête qui tournait. Wallens avait parlé quasiment sans s’arrêter pendant deux heures entières et Keller était resté suspendu à ses lèvres. Il était impossible de se rappeler tout, mais le plus étrange était qu’il aurait aimé tout retenir. C’était intéressant.
Non, c’était plus que ça. C’était captivant.
Il n’avait pas dépensé un penny, mais il était rentré chez lui les bras chargés de documentation : trois numéros récents d’un hebdomadaire philatélique, deux anciens numéros d’un mensuel et deux catalogues de ventes aux enchères organisées dernièrement.
De retour chez lui, il se fit du café, s’en versa une tasse et s’assit avec un des hebdomadaires. L’article de une était consacré à la meilleure façon de présenter les nouveaux timbres autocollants. Dans la rubrique « On nous écrit », plusieurs collectionneurs déversaient leur haine envers les postiers qui détruisaient les timbres de collection en les oblitérant d’un trait de stylo au lieu d’utiliser un tampon.
En buvant une gorgée de café, Keller s’aperçut que celui-ci était froid. Il consulta sa montre et comprit pourquoi. Il avait lu sans s’arrêter pendant trois heures.
— C’est drôle, dit-il à Dot. Je ne me rappelle pas avoir jamais consacré autant de temps à mes timbres quand j’étais gamin. J’ai plutôt l’impression d’avoir passé mon temps dehors et, surtout, je n’avais pas une grande capacité de concentration, comme tous les enfants.
— Du genre tête de linote.
— Mais j’ai quand même dû y consacrer plus de temps que je croyais, et plus d’attention. Je n’arrête pas de voir des timbres que je reconnais. Je regarde la photo d’un timbre en noir et blanc et je sais immédiatement de quelle couleur il est en réalité. Je m’en souviens.
— Un bon point pour vous, Keller.
— C’est fou ce que j’ai appris grâce aux timbres, vous savez. Je peux vous citer tous les présidents des États-Unis, dans l’ordre.
— Quel ordre ?
— Il y avait toute une série de timbres là-dessus. George Washington, notre premier président, figurait sur un timbre à un cent. Vert. John Adams était sur un timbre rose à deux cents et Thomas Jefferson était sur le timbre violet, celui à trois cents, et ainsi de suite.
— Qui était le dix-neuvième ?
— Rutheford B. Hayes, répondit-il sans la moindre hésitation. Et je crois que le timbre était ocre, mais je ne pourrais pas en jurer.
— On ne vous le demandera pas, dit-elle. Vous m’épatez, Keller. On dirait bien que vous vous êtes trouvé un hobby. Vous êtes devenu un… comment on appelle ça, un philatéliste.
— On dirait, oui.
— C’est merveilleux. Combien de timbres avez-vous dans votre collection ?
— Aucun.
— Comment ça ?
— Il faut les acheter, dit-il, et avant ça, il faut savoir exactement ce qu’on veut acheter. Je ne me suis pas encore décidé.
— Ah, d’accord. Mais peu importe, j’ai quand même l’impression que vous êtes bien parti.
— J’envisage de collectionner un thème, dit-il à Wallens.
— Vous avez parlé des chiens, si je me souviens bien.
— Oui, j’ai pensé aux chiens parce que j’ai toujours aimé les chiens. J’en avais un qui s’appelait Soldat, à peu près à l’époque où je faisais collection de timbres. J’ai aussi pensé à d’autres thèmes. Mais en même temps, faire une collection par thème, ça me semble un peu… comment dire ?
Wallens le laissa trouver le mot.
— Frivole, dit-il, heureux de sa trouvaille et se demandant même s’il avait déjà eu l’occasion de l’utiliser avant.
Non seulement on apprenait les noms de tous les présidents dans l’ordre, mais, en plus, on augmentait son vocabulaire.
— J’ai connu des collectionneurs par thèmes qui étaient des philatélistes sérieux et consciencieux, lui fit remarquer Wallens. Et même raffinés. Malgré cela, je dois avouer que je suis d’accord avec vous. Quand on collectionne par thèmes, on ne collectionne pas des timbres. On collectionne plutôt ce qu’ils représentent.
— Exactement, dit Keller.
— Ce qui n’a rien de honteux, mais ce n’est pas ce qui vous intéresse.
— Non.
— Vous préférez sûrement collectionner un pays ou un groupe de pays. Il y en a un qui vous attire en particulier ?
— Je suis ouvert à toutes les suggestions.
— Voyons voir… L’Europe de l’Ouest, c’est toujours bien. La France et ses colonies, l’Allemagne et les États allemands. Le Bénélux, c’est-à-dire la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg.
— Oui, je sais.
— L’Empire britannique, c’est bien aussi. Du moins, ça l’était à l’époque où ça existait. Maintenant, toutes les anciennes colonies sont indépendantes et certaines sont parmi les plus coupables dès qu’il s’agit d’émettre des tonnes de timbres sans intérêt. Remarquez, notre propre pays ne montre pas l’exemple. Rendez-vous compte, on émet des timbres en hommage à des chanteurs de rock morts !
— En lisant les magazines, dit Keller, j’ai eu envie de tout collectionner, mais la plupart des timbres récents…
— Du vulgaire papier peint.
— Des timbres avec des personnages de Walt Disney !
— Ah, taisez-vous ! s’écria Wallens en levant les yeux au ciel. (Il pianota sur le comptoir.) Vous savez, ajouta-t-il, je crois avoir deviné votre personnalité, et je sais ce que je ferais à votre place.
— Je vous écoute.
— Je collectionnerais le monde entier ! s’exclama Wallens en se laissant emporter par son sujet. Mais avec des limites.
— Des limites ?
— On a émis plus de timbres dans le monde entier au cours de ces trois dernières années que durant les cent premières. Collectionnez donc les timbres des cent premières années. Les timbres du monde entier de 1840 à 1940. Les classiques. Ce sont de vrais timbres, tous sans exception. Ils ne sont pas forcément beaux dans le sens tape-à-l’œil, ils sont gravés et non pas imprimés de manière photomécanique, et la plupart sont monochromes. Mais ce sont des vrais timbres, pas des papiers peints.
— Les cent premières années…
— En fait, reprit Wallens, j’aurais envie d’y ajouter une petite douzaine d’années. De 1840 à 1952, comme ça vous incluez les timbres émis sous George VI et vous vous arrêtez juste avant Élisabeth, époque à laquelle l’Empire britannique a cessé de représenter quoi que ce soit. De cette façon, vous incluez aussi tous les timbres émis pendant et après la guerre, qui sont très intéressants sur un plan philatélique et amusants à collectionner. Cent ans, c’est un joli chiffre rond, mais franchement, 1952 c’est une meilleure date butoir.
Un déclic se produisit en Keller.
— C’est très excitant, dit-il.
Wallens lui suggéra de commencer par acheter une collection. De cette façon, il économiserait de l’argent et pourrait démarrer rapidement. Dans l’arrière-boutique, deux étagères entières étaient consacrées à des collections généralistes ou spécialisées. Wallens lui montra une collection en trois volumes, des timbres du monde entier, de 1840 à 1849. Ce n’étaient pas de véritables pièces rares, lui expliqua-t-il en feuilletant les albums, mais il y avait un tas de bons timbres et tous dans un état satisfaisant. D’après le catalogue, la collection tout entière valait un peu moins de cinquante mille dollars, et Wallens la lui vendait cinq mille quatre cent cinquante dollars.
— Mais je veux bien arrondir, dit-il. Cinq mille dollars tout rond. C’est une très bonne affaire, mais d’un autre côté, c’est un sacré investissement pour quelqu’un qui n’a jamais déboursé plus de dix ou vingt-cinq cents pour un timbre, ou trente-deux cents quand il veut envoyer une lettre. Je suppose que vous préférez réfléchir.
— C’est exactement ce que je cherche, dit Keller.
— C’est une belle collection, à un très bon prix, mais je ne vous ferai pas croire qu’elle est unique. On trouve un tas de collections semblables sur le marché et vous seriez bien avisé d’aller voir chez d’autres marchands
A quoi bon ?
— Je la prends, dit Keller.
Assis à son bureau, Keller saisit un timbre à l’aide de sa pince, y fixa un petit support en papier cristal au dos et installa le timbre dans son nouvel album. Sur les conseils insistants de Wallens, il avait acheté plusieurs albums afin d’y réinstaller systématiquement tous les timbres de la collection qu’il avait achetée. Les nouveaux albums étaient de bien meilleure qualité, mais cette opération avait un autre but.
« De cette façon, lui avait-il dit, vous ferez connaissance avec vos timbres et vous vous les approprierez. Autrement, vous ne ferez qu’ajouter de nouveaux timbres à la collection de quelqu’un d’autre. »
Wallens avait raison, évidemment. Cela prenait du temps et absorbait totalement, mais on apprenait à connaître ses timbres. Parfois, le collectionneur précédent avait rangé un timbre à la mauvaise place et Keller éprouvait une intense satisfaction à corriger son erreur. Dès qu’il avait fini de transférer un pays dans le nouvel album, il dressait une liste pour savoir d’un seul coup d’œil quels timbres il possédait déjà et lesquels il cherchait.
Il attaquait maintenant la Belgique et était arrivé à Léopold II. Ces timbres étaient munis de petits coupons sur lesquels il était écrit, en français et en flamand, les deux langues de la Belgique, que la lettre ne devait pas être distribuée un dimanche. (Quand on souhaitait qu’elle le soit, on ôtait le coupon avant de lécher le timbre pour le coller sur l’enveloppe.)
Deux des timbres de la collection n’ayant plus le coupon du dimanche, ce qui les rendait moins intéressants, Keller décida de les remplacer dès que l’occasion se présenterait. Il songeait à dresser sa liste en conséquence lorsque le téléphone sonna.
— Keller, dit Dot, je parie que vous êtes en train de jouer avec vos timbres.
— Ce n’est pas un jeu, c’est un travail.
— Je vous demande pardon. Mais puisqu’on parle de travail, venez donc me rendre visite.
Maintenant ?
— Vous n’êtes philatéliste qu’à temps partiel, lui fit-elle remarquer. Vous n’avez pas encore pris votre retraite. Le devoir vous appelle.
Il prit l’avion jusqu’à La Nouvelle-Orléans, puis un taxi qui le conduisit à son hôtel situé à la périphérie du Vieux-Carré. Après avoir défait ses bagages, il s’assit sur le lit avec un plan de la ville et une photographie. Celle-ci montrait un homme d’un certain âge avec une épaisse crinière de cheveux ondulés, un teint hâlé et un sourire à trente-deux dents. Il portait un panama à large bord et tenait un cigare à la main. Il s’appelait Richard Wickwire et avait tué au moins une épouse, sans doute deux.
Six ans auparavant, Wickwire avait épousé Pam Shileen, la fille d’un homme d’affaires local qui avait fait fortune, merci pour lui, dans le soufre et le gaz naturel. Au bout de plusieurs années d’un mariage orageux, Pam Wickwire s’était noyée dans sa piscine. Après une courte période de deuil, Richard Wickwire avait prouvé qu’il demeurait très attaché à la famille Shileen en épousant la sœur cadette de Pam, Rachel.
Ce second mariage avait lui aussi posé problème, semble-t-il. Comme le raconta une amie par la suite, Rachel craignait pour sa vie et lui avait avoué que Wickwire avait menacé de la tuer. Elle avait intérêt à se ressaisir et à marcher droit, lui avait-il dit, sinon, il la noierait comme il avait noyé son emmerdeuse de sœur.
Mais ça ne s’était pas produit. Il l’avait poignardée à la place, en lui plantant le couteau à découper du service à barbecue familial dans le cœur. C’était du moins la thèse du procureur et les preuves étaient accablantes, mais les douze jurés n’avaient pas été unanimement convaincus. Le premier procès s’était terminé sur un renvoi ; lors du second, le jury avait voté l’acquittement.
Aussitôt, Jim Paul Shileen avait bu quelques verres et chargé un six-coups avant de se lancer à la recherche de son gendre. Il l’avait trouvé, l’avait traité d’ordure et avait vidé son arme sur lui, l’atteignant une fois à l’épaule et une autre à la hanche
— mais atteignant aussi une amie de Wickwire à la fesse gauche. Les trois dernières balles s’étaient perdues dans le décor.
Shileen s’était ensuite livré à la police. Inculpé d’agression et de tentative de meurtre, il avait été acquitté de toutes ces charges et sévèrement sermonné par le juge. « Autrement dit, ceci pour reprendre les paroles de Dot, “vous n’avez rien fait. Alors, ne recommencez pas”. Bref, il n’est pas question qu’il recommence et c’est là que vous intervenez, Keller. »
Totalement remis de ses blessures, Wickwire vivait dans la demeure de Garden District qu’il avait partagée avec Pam et Rachel Shileen. Il s’était remarié, prenant pour troisième épouse non pas la jeune femme que Shileen avait blessée, mais une adorable jeunesse qui, quelle coïncidence, avait été jurée lors de son deuxième procès. Elle lui avait rendu visite à l’hôpital après qu’on lui avait tiré dessus et de fil en aiguille…
« Le geste de Shileen lui a servi de leçon, avait dit Dot. Wickwire a engagé deux gardes du corps à demeure. On pourrait croire que ce sont ses cartes American Express.
— Vous voulez dire qu’il ne sort jamais sans eux ?
— Apparemment. Le client pensait qu’un engin explosif pourrait régler le problème et, en ce qui le concerne, les gardes du corps et la nouvelle épouse peuvent faire partie du lot. Mais je me suis dit que vous ne seriez peut-être pas très chaud pour cette solution.
— Non, effectivement.
— C’est trop moderne, trop bruyant et trop voyant. Vous ferez comme vous l’entendez, Keller, évidemment. Vous avez quinze jours. Le client préfère être absent quand ça se produira, et c’est d’ailleurs la durée de son voyage. Je me suis dit que si c’était vraiment faisable, vous pouviez y arriver en quinze jours. »
C’était généralement le cas. Et qu’en pensait le vieux là-haut ?
« À moins qu’il soit télépathe, lui avait-elle répondu, il n’a pas d’avis sur la question. C’est moi qui ai reçu l’appel et j’ai pris les commandes.
— Il était dans un mauvais jour, j’imagine.
— En fait, c’était plutôt un bon jour, mais j’ai quand même intercepté l’appel et je me suis dit : “Pourquoi lui donner l’occasion de tout foutre en l’air ?” Vous croyez que j’ai eu tort ?
— Absolument pas. Ça ne me pose aucun problème. Mon seul problème, c’est Wickwire.
— Vous avez quinze jours pour le résoudre. À moins qu’il ne tue l’épouse numéro trois avant. »
Keller étudia le plan de la ville et la photo. La maison de Wickwire semblait suffisamment proche de l’hôtel pour qu’il puisse s’y rendre à pied et il pensait être capable de trouver son chemin. Il faisait beau ; ça lui ferait du bien de sortir un peu et de se dégourdir les jambes.
Arrivé devant chez Wickwire, il s’arrêta sur le trottoir d’en face pour observer la maison. Il essayait de passer inaperçu, mais une femme occupée à tailler ses rosiers remarqua son intérêt et lui dit :
— C’est là qu’il habite. Le tueur d’épouses.
— Ah.
— C’est juste une question de temps avant qu’il réussisse le triplé, dit la femme en poignardant l’air avec son sécateur. Sa nouvelle épouse me fait penser à un papillon qui s’approche d’une flamme, vous croyez pas ? Une fille aussi bête, on veut pas qu’il lui arrive malheur, mais on n’a pas envie non plus qu’elle fasse des enfants.
Keller répondit qu’elle avait raison.
— Et le beau-père, là-dedans ? reprit la femme. Pas le père de l’idiote, non, M. Shileen. Voilà un monsieur bien ; malheureusement, il s’est laissé emporter et c’est pour ça qu’il a tiré à côté.
— Peut-être fera-t-il mieux la prochaine fois, dit Keller sans réfléchir.
— D’après ce que j’ai entendu dire, il a compris qu’il y a des choses qu’on peut pas faire soi-même. Il est parti engager un professionnel et l’a fait venir de Chicago pour régler le problème à la manière de la mafia.
Et merde, se dit Keller.
Il avait pris plaisir à marcher jusqu’à la maison de Wickwire, mais trop c’était trop. Il regagna son hôtel en prenant le tramway de Saint-Charles Avenue et, le lendemain matin, il retourna au Garden District à bord d’une Pontiac de location. Il passa la majeure partie des trois jours suivants – la plus terrible d’après lui – à suivre la Lincoln de Wickwire. Un des gardes du corps conduisait et l’autre était assis à ses côtés pendant que Wickwire voyageait seul à l’arrière.
En venant de Chicago, il y avait un moyen évident de régler le problème – à la manière de la mafia, il suffisait de s’arrêter à la hauteur de la Lincoln, de baisser sa vitre et de balancer une rafale de pistolet automatique à l’arrière de la Lincoln. Il était peu probable que la voiture de Wickwire soit blindée et munie de vitres à l’épreuve des balles. On pouvait même arroser les deux crétins assis à l’avant pour le même prix. Pan ! Prenez ça ! Maintenant, vous savez comment on règle les problèmes chez nous dans la ville des caïds.
Mais ce n’était pas son style, se dit Keller. Sans doute serait-il possible de trouver quelqu’un dans cette ville qui lui fournirait les outils nécessaires pour accomplir cette tâche, mais ce n’était pas sa façon de procéder. Après tout, il venait de New York. Sa nature le poussait à plus de discrétion et de délicatesse.
En outre, aussi solide que fût l’alibi du client, les flics comprendraient qu’il s’agissait d’un contrat. Autrement dit, le meurtre ne devait pas ressembler à un boulot de professionnel – cela dans l’intérêt même de Jim Paul Shileen.
Keller se promena dans le Vieux-Carré. Il passa devant des bars qui proposaient de l’authentique jazz new orleans et des restaurants qui se vantaient de servir de l’authentique cuisine de La Nouvelle-Orléans. S’ils insistaient autant sur le côté authentique, c’était suspect. Quand le rabatteur d’une boîte de strip-tease commença son baratin, Keller l’interrompit d’un geste ; il n’avait pas envie d’entendre parler de filles authentiques aux seins authentiques.
Et soudain, il se retrouva, sans le vouloir, devant la vitrine d’un antiquaire, à regarder des boucles d’oreilles. Il pivota sur ses talons, chercha à s’orienter et reprit la direction de son hôtel.
De retour dans sa chambre, assis devant la télé, il se surprit à zapper d’une chaîne à l’autre, comme s’il essayait d’épuiser la télécommande. Finalement, il éteignit la télé, prit un magazine, le feuilleta, puis le reposa.
En fait, il n’avait aucune envie d’être là. Il aurait voulu rentrer chez lui pour pouvoir s’occuper de ses timbres.
Pour ce faire, il devait trouver le bon moyen d’approcher Richard Wickwire, accomplir son travail et rentrer chez lui. Foutre le camp de La Nouvelle-Orléans pour retourner en Belgique.
Voyons voir. Wickwire sortait souvent de chez lui, toujours accompagné de ses deux gardes du corps. Mais sa nouvelle épouse restait généralement à la maison. Keller pouvait envisager de lui rendre une petite visite en l’absence de Wickwire.
Une fois dans la place, il pouvait enfermer l’épouse dans une penderie, attendre tranquillement le retour du mari et le liquider
— avec les gardes du corps – avant qu’ils comprennent ce qui leur arrivait. Mais c’était la méthode brutale, aussi typique de Chicago que la pizza double épaisseur. Il devait exister un moyen plus subtil… Et, brusquement, l’idée lui vint.
Entrer dans la maison. Organiser un accident pour liquider l’épouse numéro 3. L’assommer et la noyer dans la piscine, par exemple. Ou bien, lui briser le cou et l’abandonner au pied de l’escalier, comme si elle avait dévalé les marches la tête la première. Il y avait d’innombrables manières de la tuer, et ça ne devait pas être bien sorcier. Apparemment, cette femme avait l’instinct de conservation d’un lemming.
Ensuite, on laissait Wickwire s’expliquer avec la justice.
L’aspect poétique de cette solution séduisait beaucoup Keller. Après avoir assassiné deux épouses en toute impunité, Wickwire aurait droit à une petite injection spéciale, un remède de cheval concocté par l’État de Louisiane, pour un meurtre qu’il n’avait pas commis. Excellent.
Keller alla s’acheter quelque chose à manger et, quand il regagna sa chambre, il avait abandonné cette idée. Ce plan présentait quelques problèmes, dont le principal était bien son caractère hasardeux. Si le procureur n’avait pas réussi à le faire condamner les deux premières fois alors que tout le monde, à l’exception du jury, était convaincu de sa culpabilité, comment être certain qu’il serait condamné cette fois ? La chance serait peut-être toujours de son côté. C’était risqué.
En outre, le client avait payé pour faire tuer Wickwire, pas pour le piéger. Le client se faisait vieux ; il n’avait pas toute la vie devant lui. Si Wickwire était finalement condamné et même s’il était condamné à la peine de mort par injection, il avait les moyens de faire durer les procédures d’appel pendant plusieurs années. La vengeance était certes un plat qui se mangeait froid, mais il ne fallait quand même pas attendre qu’il moisisse. Où est la satisfaction lorsque votre victime vous survit ?
Il faut trouver autre chose, se dit-il. « Laisse ton inconscient s’en charger. » Il prit l’hebdomadaire philatélique qu’il avait apporté (le dernier numéro, car il était abonné maintenant) et le feuilleta jusqu’à ce qu’un article sur les timbres pré-oblitérés attire son attention. Il le lut en entier, puis attaqua un autre article. Soudain, il se redressa dans son fauteuil et posa le magazine.
Il avait trouvé.
Il tourna et retourna l’idée dans sa tête, mais ne lui trouva aucun défaut. Certes, il aurait besoin d’un matériel particulier, mais ce n’était pas impossible à trouver. Il se l’était déjà procuré dans une petite ville du cœur de l’Amérique et, si on trouvait ça à Muscatine, État de l’Ohio, on devait pouvait en trouver aussi quelques centaines de kilomètres plus loin en amont du fleuve.
Il consulta l’annuaire des pages jaunes et repéra une source d’approvisionnement potentielle non loin de l’hôtel. Il téléphona. Ils avaient ce qu’il cherchait. Il raccrocha et parcourut la liste des motels avant de se consacrer à une autre liste.
Grassouillet et le dos voûté, le marchand avait une cinquantaine d’années. Il portait une chemise en velours côtelé bleu ciel, avec un col boutonné qu’il n’avait pas pris la peine de boutonner. Ses bretelles s’ornaient de motifs de pièces de monnaie romaines, mais sa boutique était entièrement consacrée aux timbres. D’ailleurs, une pancarte apposée sur la vitre l’affirmait : « NOUS NE VENDONS PAS ET N’ACHETONS PAS DE PIÈCES. »
— J’ai rien contre les pièces, déclara l’homme qui s’appelait Hildebrand. Mais je ne vends pas non plus de chewing-gums. La seule différence, c’est que je ne suis pas obligé de mettre une pancarte pour dissuader les mâcheurs de chewing-gum. Je n’y connais rien aux pièces, je ne les comprends pas, je ne les sens pas. Pourquoi aurais-je la prétention d’en faire commerce, hein ?
Les yeux de Keller se posèrent, malgré lui, sur ses bretelles. Hildebrand remarqua son regard et leva les yeux au ciel.
— Les femmes, dit-il.
Cette phrase semblait appeler une réplique, mais Keller ne savait pas quoi dire.
— Ma femme voulait m’acheter des bretelles, lui expliqua Hildebrand. Elle se disait que des bretelles avec des timbres, ce serait formidable, vu que je les collectionne depuis toujours et que j’en vends depuis presque aussi longtemps. Elle m’avait déjà acheté une cravate avec des timbres, il y a longtemps. Rien que des timbres américains classiques : le Black Jack, le Jenny bicolore inversé, le Trans-Mississippi à un dollar. Ce sont de jolis timbres et ça fait une jolie cravate ; je la porte chaque fois que je dois en mettre une, ce qui n’arrive pas souvent.
— Je vois.
— Malheureusement, elle n’a pas trouvé de bretelles avec des timbres, ajouta Hildebrand, alors, elle m’a acheté celles-ci, avec des pièces, parce que, pour elle, ça revient au même ! Vous vous rendez compte ?
— Ouh là, dit Keller.
— Après toutes ces années, elle croit encore que les timbres et les pièces, c’est la même chose. Mais que voulez-vous y faire, hein ? Vous voyez ce que je veux dire ?
— Parfaitement.
— D’un autre côté, où serait-on sans elles, hein ? Je parle des femmes. Remarquez, c’est valable aussi pour les pièces parce que…
Il s’interrompit.
— Je m’égare. Que puis-je pour vous ?
— Je suis en ville pour affaires, dit Keller, et comme j’ai un peu de temps libre, j’ai eu envie de voir quelques timbres.
— Dans ce cas, vous avez frappé à la bonne porte. Que collectionnez-vous, si vous permettez cette indiscrétion ?
— Les timbres du monde entier. Avant 1952.
— Ah, les meilleurs, dit Hildebrand avec dans la voix une note de respect et d’admiration. Les classiques. Je peux vous en montrer un tas. Vous souhaitez voir des pays en particulier ?
— Pourquoi pas l’Autriche ? Il se trouve que j’ai emporté ma liste avec moi.
— L’Autriche, répéta Hildebrand. Tenez, vous avez un siège là-bas, installez-vous. J’ai un joli stock, neufs et usagés. Y compris des semi-postaux des débuts qui sont de plus en plus durs à trouver. Vous cherchez des timbres jamais montés, évidemment.
— Évidemment, dit Keller. Je les monte tous moi-même.
— Voilà ce que j’aime entendre. Installez-vous, mettez-vous à l’aise. J’ai des pinces, si vous voulez, à moins que vous ayez apporté les vôtres ?
— Je n’ai pas pensé à les mettre dans ma valise.
— Certains collectionneurs en gardent toujours une paire dans leur mallette, dit Hildebrand, comme ça, ils les ont toujours sur eux. Tenez, voici un album sur l’Autriche, et une boîte de pochettes, Autriche également. Amusez-vous bien et, si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez à l’aide.
— Monsieur Wickwire ? Je m’appelle Sue Ellen. Sue Ellen Bâtes ?
— Et… ?
— Vous ne vous souvenez pas de moi, j’imagine. Au restaurant ? Je vous ai apporté vos cocktails et vous m’avez souri ?
— Ça me dit quelque chose.
— Je vous ai dit que j’avais toujours su que vous étiez innocent et, quand je suis revenue à votre table, vous m’avez glissé un morceau de papier ? Avec votre nom et votre numéro de téléphone ?
— J’ai fait ça ? C’était quand, Sue Ellen ?
— Oh, il y a longtemps. Il m’a fallu tout ce temps-là pour trouver le courage de vous appeler. Et puis, je me suis absentée un petit moment. Je viens de rentrer. Je loge dans un motel le temps de trouver un logement.
— Ah bon ?
— Mais vous ne vous souvenez même pas de moi. Zut. Je savais bien que j’aurais dû appeler plus tôt !
— Qui vous dit que je ne me souviens pas de vous ? Rafraîchissez-moi la mémoire. Décrivez-vous.
— Eh bien… je suis blonde.
— Ah, je m’en doutais.
— Je suis mince, mais j’ai quand même ce qu’on appelle des formes.
— Je commence à me souvenir de vous.
— J’ai vingt-quatre ans. Je mesure un mètre soixante-dix et j’ai les yeux bleus.
— Tatouages ou piercings ?
— Oh, non, je trouve ça vulgaire. Et maman me tuerait.
— Hmm. Vous m’avez l’air à croquer.
— Oh, monsieur Wickwire !
— C’est une façon de parler. Vous savez ce qui serait bien ? Si on pouvait se rencontrer, ce serait la meilleure façon de me rafraîchir la mémoire.
— Vous voulez qu’on se retrouve dans un restaurant, par exemple ?
— C’est un peu trop fréquenté comme endroit, ma petite Sue Ellen. Dans ma position…
— Oh, je comprends.
— Vous logez dans un motel, disiez-vous ? Où ça ?
— Allô, ici Sue Ellen Bâtes.
— Pardon ?
— Je m’appelle Sue Ellen Bâtes ? Je suis blonde et j’ai les yeux bleus ?
— Pour l’amour du ciel ! s’exclama Dot. Quand serez-vous enfin adulte, Keller ?
— Je me le demande.
— Vous utilisez encore un de ces appareils qui déforment la voix ? Soyez gentil, débranchez-le. On dirait une jeune fille ! Et une pauvre idiote par-dessus le marché.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille, voyons !
— Toutes vos phrases ressemblent à des questions. C’est charmant, je le reconnais. Vous me faites penser à ces adolescentes idiotes qui ne se rappellent plus où elles ont garé la voiture de maman dans le parking du centre commercial.
— En tout cas, je lui plais, dit Keller.
— A qui ?… Ah, j’ai compris.
— Nous avons rendez-vous après-demain. Chez moi.
— Pas avant ?
— Il a du mal à se libérer.
— Il aura encore plus de mal après. Au moins êtes-vous dans une ville où on ne s’ennuie pas. Vous pourrez facilement vous distraire.
— Vous avez parfaitement raison.
— L’Australie, dit le marchand.
Il appartenait à une génération antérieure à Hildebrand et sa boutique était située au premier étage d’un immeuble de bureaux dans Rampart Street.
— J’ai une jolie série des premiers Kangourous, si vous voulez les voir… Et pourquoi pas les États australiens pendant qu’on est dans cette partie du monde ? Le Queensland, Victoria, la Tasmanie, la Nouvelle-Galles du Sud…
— Je n’ai pas apporté mes listes.
— Une autre fois, alors. Tenez, voici des pinces et un odontomètre si vous voulez vérifier les crans. Si vous avez besoin d’autre chose, dites-le-moi…
— Comptez sur moi, dit-il.
Le motel se trouvait à Métairie. Avant sa conversation avec Richard Wickwire, Keller y avait téléphoné et testé le transformateur de voix en réservant une chambre au nom de Sue Ellen Bâtes. Il s’y était ensuite rendu en voiture, avait payé une semaine d’avance en liquide et pris la clé. Il était entré dans la chambre, avait rangé quelques vêtements de femme dans la penderie et les placards et défait le lit.
Il n’y retourna qu’une heure avant le rendez-vous de Sue Ellen avec Wickwire. Il laissa sa Pontiac une rue plus loin, dans le parking d’un centre commercial, entra dans la chambre, referma le verrou derrière lui et déboucha une bouteille de bourbon. Il en versa une bonne dose dans les deux gobelets de la chambre, apposa une marque de rouge à lèvres sur l’un d’eux et les déposa sur la table de chevet. Il renversa un peu de bourbon sur le tapis et sur le fauteuil, puis il laissa la bouteille ouverte sur la commode.
Après quoi, il ôta le verrou et laissa la porte légèrement entrouverte. Il alluma la télé, choisit un « talk-show » et baissa le volume. C’était maintenant la partie la plus difficile : l’attente. Il aurait dû apporter son magazine philatélique. Il l’avait déjà lu entièrement, mais il l’aurait relu. Il y avait toujours des petites choses qui vous échappaient la première fois.
Wickwire devait arriver à 14 heures. À 13 h 50, le téléphone posé sur la table de chevet sonna. Keller le regarda en fronçant les sourcils, puis décrocha.
— Allô ?
— Sue Ellen ?
— Monsieur Wickwire ?
— Je risque d’avoir cinq ou dix minutes de retard, mon chou. Je voulais te prévenir.
— Je vous attends, dit Keller. Venez vite.
Il raccrocha et débrancha le transformateur de voix. Qu’aurait-il fait s’il n’avait pas eu la bonne idée de l’installer en arrivant ? Bah, il ne servait à rien de se tracasser sans raison.
À 14 h 10, Wickwire n’était toujours pas là. À 14 h 15, on frappa à la porte.
— Sue Ellen ?
Keller ne répondit pas.
— Tu es là, Sue Ellen ?
Wickwire poussa la porte entrouverte. Keller attendait juste derrière ; il le laissa entrer dans la chambre. Peut-être y avait-il quelqu’un dehors qui observait la scène.
— Sue Ellen ? Tu te caches, petite peste ?
Keller passa son bras autour du cou du colosse, l’étrangla en serrant de toutes ses forces et referma la porte avec le pied. Wickwire commença par se débattre pour essayer de se libérer, puis il s’affaissa dans les bras de Keller et bascula vers l’avant.
Keller le laissa tomber, recula, lui décocha trois coups de pied au visage, s’agenouilla près de lui et lui brisa la nuque. Il le déshabilla – en ne lui laissant que ses chaussettes et son caleçon -, le hissa sur le lit et versa presque tout le bourbon restant dans sa bouche ouverte. Il fit basculer une chaise, lança un oreiller à l’autre bout de la pièce, ouvrit tous les tiroirs de la commode. Il récupéra le transformateur de voix, ainsi que les vêtements de femme dans la penderie et eut la présence d’esprit de subtiliser le portefeuille et la pince à billets de Wickwire dans les poches de son pantalon.
Il tira le verrou de la porte et mit la chaîne de sécurité. Le judas offrait une vision réduite, mais Keller aperçut malgré tout une voiture qui ressemblait à la Lincoln Town Car de Wickwire garée à l’extrémité de son champ de vision. Il y avait de fortes chances pour que les gardes du corps soient à l’intérieur, en train d’écouter une musique horrible à la radio pendant que leur patron culbutait une petite nana.
Ou l’inverse, se dit Keller.
Il essuya toutes les surfaces sur lesquelles il avait pu laisser des empreintes, puis il se faufila par la fenêtre de la salle de bains et se dirigea vers le centre commercial où il avait laissé sa voiture.
De retour à son hôtel, il fit ses bagages et consulta les horaires d’avion. Il ne voyait aucune raison de s’attarder. Le boulot était fait, et bien fait même, s’il pouvait se permettre cette remarque.
Tout le monde croirait à une partie de blaireau qui avait mal tourné. La femme qui se faisait appeler Sue Ellen avait attiré Wickwire au motel et là le complice de la femme avait essayé de soutirer de l’argent au pigeon. Une bagarre avait éclaté ; Wickwire avait été blessé au visage et à la tête, avant d’avoir la nuque brisée, de manière accidentelle ou délibérée.
Les deux escrocs avaient eu la présence d’esprit d’organiser une mise en scène. Ils avaient fait avaler du bourbon à leur victime, même si l’autopsie révélerait l’absence d’alcool dans l’organisme. Toutefois, ils ne s’étaient pas donné la peine de tout ranger avant de s’enfuir, bien qu’ils aient pris le temps de dépouiller la victime.
Il y avait assurément quelques incohérences et des lacunes dans ce scénario, mais Keller doutait qu’elles empêchent quiconque de dormir. Tout compte fait, cette mort ressemblait à la conclusion logique de la vie menée par Richard Wickwire, et la police de La Nouvelle-Orléans, tout comme la population dans son ensemble, auraient tendance à penser qu’une telle chose ne pouvait arriver à un gars bien. Ce qui, à y réfléchir, rejoignait le point de vue de Keller.
Il avait jeté les vêtements de Sue Ellen dans un container à ordures et le transformateur de voix dans un autre. Conformément à la longue tradition des pickpockets et voleurs de sacs à l’arraché, il avait déposé le portefeuille de Wickwire (moins l’argent liquide et les cartes de crédit) dans une boîte à lettres. Les cartes, une fois découpées en petits morceaux non identifiables, finirent dans une bouche d’égout. La pince à billets en argent, aux initiales de Wickwire, était identifiable ; Keller la rapporterait à New York pour s’en débarrasser ; celui qui la trouverait la garderait, ou bien alors il la mettrait au clou, la ferait fondre ou l’offrirait à une personne qui possédait les mêmes initiales.
Mais cette pince contenait un tas de billets qui appartenaient maintenant à Keller. Il les compta, les ajouta à ceux trouvés dans le portefeuille de Wickwire et fut étonné par le total qui atteignait presque les quinze cents dollars.
Il pensa à Hildebrand, l’homme aux bretelles, et songea aux timbres autrichiens qu’il lui avait achetés. Il aurait bien aimé en acheter quelques autres, surtout un exemplaire en parfait état du premier timbre autrichien, le un kreuzer orange. Imprimé des deux côtés, ce timbre était une erreur et figurait dans le catalogue au prix de mille quatre cent cinquante dollars. Hildebrand le vendait mille dollars et était prêt à en accepter neuf cents, mais Keller estimait que c’était quand même beaucoup d’argent pour un timbre qui n’aurait même pas sa place dans son album. De plus, il pouvait trouver un exemplaire défectueux pour dix fois moins cher.
Malgré tout, il ne parvenait pas à chasser ce timbre de son esprit. Et avec cette rentrée d’argent inattendue…
Et puis, ce n’était pas comme s’il était pressé de rentrer à New York.
Un mois plus tard environ, le téléphone sonna chez Keller. Assis à son bureau, il s’occupait de sa collection de timbres. Il n’avait toujours pas fini la tâche qui consistait à réinstaller tous les timbres dans ses nouveaux albums, mais il progressait : il avait récemment fini la Suède et s’attaquait maintenant à la Suisse.
Il décrocha. Dot lui dit :
— Vous travaillez beaucoup trop, Keller. Je pense que vous devriez prendre des vacances.
— Des vacances ?
— Vous avez bien compris. Remuez-vous un peu et quittez New York pendant une semaine.
— Une semaine ?
— Non, une semaine, ce n’est pas suffisant pour décompresser, avec tout ce surmenage. Prenez plutôt dix jours.
— Où voulez-vous que j’aille ?
— Hé, c’est vous qui partez en vacances, Keller ! Je me fiche de l’endroit où vous allez.
— Je pensais que vous auriez peut-être une suggestion.
— Choisissez n’importe quel endroit agréable. Du moment qu’il y a un hôtel correct où vous pourrez prendre une chambre sous votre vrai nom…
— Je vois.
— Réservez un billet d’avion.
— Sous mon vrai nom.
— Pourquoi pas ? Utilisez votre carte de crédit, ça vous fera une trace pour les impôts.
Après avoir raccroché, Keller resta assis à réfléchir. Des vacances, nom de Dieu ! Celles qui veulent dire voyager, il n’en prenait jamais. Sa vie à New York, telles étaient ses vacances et, quand il voyageait, c’était toujours pour le travail.
Il croyait comprendre ce qui se tramait, mais ne voulait pas approfondir la question. En attendant, il devait choisir une destination et foutre le camp. Mais où ?
Il prit le dernier numéro de sa revue philatélique et le feuilleta. Finalement, il décrocha le téléphone pour appeler les compagnies aériennes.
Keller s’était rendu plusieurs fois à Kansas City au fil des ans. Ses missions s’étaient toujours déroulées sans anicroches et il avait conservé de bons souvenirs de cette ville. Ils étaient dingues des fontaines, il s’en souvenait. Chaque fois qu’on se retournait, on découvrait une fontaine. Si une ville devait posséder un thème, on pouvait trouver bien pire que les fontaines, se disait-il. C’était plus agréable à regarder que des réacteurs nucléaires, par exemple.
Keller n’était pas habitué à voyager sous son vrai nom et à utiliser ses propres cartes de crédit. C’était assez plaisant tout compte fait, mais il se sentait vulnérable, mis à nu. En prenant une chambre dans un hôtel rénové du centre-ville, il écrivit non seulement son nom dans le registre, mais aussi son adresse. On n’avait jamais vu ça.
Évidemment, quand il serait à la retraite, ce serait toujours comme ça. Évidemment. À supposer qu’il voyage.
Il défit sa valise, prit une douche, mit une cravate et une veste et se rendit dans une suite du deuxième étage de l’hôtel pour aller chercher le catalogue de la vente aux enchères.
Il y avait là une demi-douzaine d’hommes. Deux d’entre eux faisaient partie de la maison qui organisait la vente, les autres étant des enchérisseurs potentiels venus là pour examiner par avance les lots qui les intéressaient. Assis à des tables de jeu, ils sortaient avec des pinces des timbres des enveloppes en papier cristal, les observaient avec des loupes de poche, en inspectaient les dents et prenaient des notes dans les marges de leurs catalogues.
Keller emporta le catalogue dans sa chambre. Il avait apporté ses listes, toute une liasse de feuilles, et se mit au travail. Le lendemain, il était encore possible d’examiner les lots, et il retourna examiner certaines pièces qu’il avait repérées dans le catalogue. Il possédait sa propre pince pour prendre les timbres, sa propre loupe de poche pour les inspecter.
Il engagea la conversation avec un type un peu plus âgé que lui, un certain McEwell qui était venu exprès de Saint-Louis en voiture pour assister à cette vente. Comme il s’intéressait uniquement à l’Allemagne et aux colonies allemandes, il était peu probable que les deux hommes se retrouvent en compétition lors des enchères. Aussi purent-ils faire connaissance en toute décontraction. Au cours d’un dîner dans un restaurant, ils parlèrent timbres jusqu’à une heure avancée et Keller en retira quelques conseils précieux concernant la stratégie à adopter durant les ventes aux enchères. Reconnaissant, il voulut payer l’addition, mais McEwell insista pour partager.
— La vente dure trois jours, lui dit-il, et vous collectionnez le monde entier. Vous allez être tenté de tous les côtés Gardez donc votre argent pour acheter des timbres.
La vente durait effectivement trois jours et Keller n’en loupa aucun. Le premier étant entièrement consacré aux timbres américains, il n’eut aucune occasion d’enchérir, mais le spectacle le fascina. Tous les lots faisaient l’objet d’offre par correspondance, et la majorité d’entre eux provoquaient aussi des luttes acharnées dans la salle. La vente se déroulant à un rythme incroyablement soutenu, Keller se réjouit de pouvoir jouer les spectateurs ; cela lui donna l’occasion de se familiariser avec l’ambiance.
Les deux jours suivants, il entra dans l’arène.
Il avait apporté une grosse somme d’argent liquide – plus qu’il n’avait l’intention d’en dépenser –, mais il dut avoir recours à sa carte Visa pour en retirer davantage. Une fois la vente terminée, assis dans sa chambre hôtel avec ses achats étalés sur le bureau devant lui, il était satisfait de tout ce qu’il avait acheté
— les prix étaient intéressants -, mais un peu embêté d’avoir dépensé autant d’argent.
Le dernier soir, il dîna de nouveau avec McEwell, à qui il confia ce qu’il ressentait.
— Je comprends, dit McEwell. Je suis passé par là, moi aussi. Je me souviens encore de la fois où j’ai déboursé plus de mille dollars pour un seul timbre.
— Ça marque.
— Comme vous dites. J’ai dit au vendeur : « C’est une sacrée somme. » Et il m’a répondu : « C’est vrai, mais vous n’achèterez ce timbre qu’une fois… »
— Je n’avais pas vu les choses sous cet angle, dit Keller.
Il resta à l’hôtel plusieurs jours après la vente et, tous les matins au petit déjeuner, il lut le New York Times. Le jeudi, il trouva l’article qu’il attendait plus ou moins. Il le lut plusieurs fois et aurait aimé prendre le téléphone, mais il préféra s’abstenir.
Il resta encore à Kansas City ce jour-là, et le lendemain aussi. Il alla passer une ou deux heures dans un musée où il ne prêta guère attention à ce qu’il voyait. Il rendit visite à quelques marchands de timbres, dont un qu’il avait croisé à la vente, et dépensa encore quelques dollars, mais il n’avait plus le cœur à ça.
Le jour suivant, il fit sa valise et reprit l’avion pour rentrer à New York. Dès le lendemain matin, il prit le premier train pour White Plains.
Dans la cuisine, Dot lui servit un verre de thé glacé et coupa le son de la télévision. Combien de fois s’était-il assis dans cette pièce, à cette place ? Mais aujourd’hui, il y avait une grosse différence. Aujourd’hui, il n’y avait plus qu’eux deux dans la grande maison.
— J’ai du mal à croire qu’il n’est plus là, lança-t-il.
— À qui le dites-vous, lui répondit-elle. Je passe mon temps à me dire que je devrais lui monter son petit déjeuner sur un plateau ou le journal. Et puis, je me souviens que je ne le ferai plus jamais. Il a disparu.
— Toutes ces années…
— Pour vous et pour moi, Keller.
— Le journal parlait de mort naturelle, mais sans entrer dans les détails.
— C’est vrai.
— Mais j’imagine que ça n’a pas été si naturel que ça. Sinon, vous ne m’auriez pas expédié à Kansas City.
— C’est là que vous êtes allé ? À Kansas City ?
Il acquiesça d’un signe de tête.
— C’est une ville charmante.
— Mais vous ne voudriez pas y vivre.
— Je suis new-yorkais, moi. Vous vous souvenez ?
— Très bien.
— Alors, cette mort naturelle ? insista-t-il.
— Que pourrait-il y avoir de plus naturel ? On vit trop longtemps, on a le cerveau qui commence à ramollir, on divague, plus personne ne peut compter sur vous, quelle est la chose la plus naturelle à faire ?
— C’était si grave que ça ?
— Keller. Il y a trois semaines, un journaliste est venu sonner à la porte. Un gamin qui avait à peine du poil au menton ; c’était son premier boulot pour le journal local. Franchement, je croyais qu’il venait pour me vendre un abonnement à quelque chose ! Mais non, il venait pour interviewer le vieux !
— On aurait pu penser que le rédacteur en chef enverrait quelqu’un de plus expérimenté.
— L’idée ne venait pas du rédacteur en chef, ni même de ce pauvre gamin, dit-elle. Ça nous laisse qui, à votre avis ?
— Vous voulez dire…
— Il avait décidé que le moment était venu d’écrire ses mémoires. De raconter tout ce qui n’avait jamais été dit, de sortir tous les cadavres des placards. Et ce n’est pas une image, Keller.
— Bon sang !
— Il avait vu la signature de ce gamin en bas d’un article sur un match de basket universitaire et avait décrété que c’était la personne la mieux qualifiée pour recueillir ses aveux.
— Nom de Dieu !
— Est-il besoin d’en dire plus ? J’en étais déjà venue à intercepter tous les appels téléphoniques en provenance de l’extérieur. Il fallait maintenant que je m’inquiète des coups de téléphone qu’il passait. Croyez-moi, Keller, jamais je n’ai dû prendre une décision aussi difficile, de toute ma vie.
— Je m’en doute.
— Mais est-ce que j’avais le choix ? Il fallait le faire.
— Apparemment.
Il prit son verre de thé et le reposa sans y toucher.
— À qui avez-vous demandé, Dot ?
— À votre avis, Keller ? Vous connaissez l’histoire de la petite poule rouge ?
— Non.
— Je ne vous la raconterai pas, mais comme elle ne trouvait personne pour l’aider, elle a agi toute seule.
— Vous…
— Oui.
— Dot, bon sang, mais je l’aurais fait !
— Je ne voulais même pas que vous soyez dans les parages. Je voulais que vous ayez un alibi en béton au cas où quelqu’un serait au courant de vos liens et décide de secouer la boîte pour voir ce qui en tombait.
— Je comprends. Mais compte tenu des circonstances…
— Non. Et je dois avouer que ça n’a pas été trop dur. Si la décision était difficile, l’acte en lui-même était facile. Un somnifère dans son chocolat pour l’endormir et un oreiller sur le visage pour l’empêcher de se réveiller.
— Ce genre de choses apparaît à l’autopsie.
— Seulement si on en fait une, dit-elle. À son âge… Son médecin traitant est venu l’examiner et a signé le certificat de décès, cela suffit. Je l’ai fait incinérer. Conformément à ses dernières volontés.
— Ah bon ?
— Que voulez-vous que j’en sache ? J’ai dit qu’il voulait être incinéré et ils m’ont rendu ses cendres dans une boîte en fer. Si un guignol veut faire une autopsie maintenant, je lui ai mâché le travail. Je ne sais pas quoi faire de ces cendres, mais je trouverai bien une solution. Rien ne presse.
— Effectivement.
— Jamais je n’aurais pensé devoir faire une chose pareille, ni en être capable. Mais on ne peut jamais savoir, pas vrai ?
— Non.
— Je n’arrête pas d’y penser, mais ça finira par passer, j’imagine. Tout passe.
— Vous vous en remettrez.
— Je sais. Je tiens le coup, autant que possible. Maintenant, je dois trouver un moyen d’occuper le temps qu’il me reste à vivre.
— J’allais vous poser la question.
Elle grimaça.
— Je vais sans doute prendre ma retraite. Je peux me le permettre. J’ai mis de l’argent de côté et il m’a laissé la maison. Je peux la vendre.
— Un bon prix, certainement.
— Assurément. Sans parler de l’argent liquide ; il ne me l’a pas véritablement légué, mais comme je suis la seule à connaître son existence…
— Vous en êtes propriétaire.
— Exact. C’est suffisant pour vivre. Je pourrai même me permettre de voyager. Partir en croisière, les pieds en éventail, admirer le monde du pont d’un bateau.
— Vous n’avez pas l’air très enthousiaste.
— Sans doute parce que je ne le suis pas. À vrai dire, je préférerais continuer.
— Rester ici, vous voulez dire ?
— Pourquoi pas ? Et continuer le métier. Vous savez, c’est moi qui gérais presque tout ces derniers temps.
— Je sais.
— Mais puisque vous avez décidé d’arrêter, ça voudrait dire trouver d’autres personnes avec qui travailler, et celles que je connais, je ne les aime pas trop. Alors, je ne sais pas.
— Vous ne pouvez pas travailler avec des gens en qui vous n’avez pas une confiance absolue.
— Je sais. Je ferais mieux de raccrocher, je crois. Je n’ai qu’à suivre le conseil que je vous ai donné.
— Vous trouver un hobby.
— Voilà. Ça vous a réussi, je crois ? Vous êtes un philatéliste à part entière maintenant. J’ai du mal à y croire.
— Moi aussi. C’est pourtant vrai.
— Je parie que vous avez même déniché un marchand de timbres à Kansas City. Pour passer le temps.
— En fait, j’ai choisi Kansas City pour cette raison, lui avoua-t-il.
Et il lui parla de la vente aux enchères.
— C’est stupéfiant, dit-il. Vous êtes assis à côté d’un bouseux avec un pantalon qui tire-bouchonne et un t-shirt sale, et vous le voyez lever le doigt plusieurs fois et dépenser cinquante ou cent mille dollars pour des éditions « premier jour ».
— Je ne sais pas ce que c’est. Non, ne m’expliquez pas. J’ai l’impression que les timbres ne seront jamais mon hobby, mais je me réjouis que ce soit devenu le vôtre. On peut donc dire que vous avez pris votre retraite, c’est ça ? Vous êtes prêt à profiter pleinement du troisième âge.
— En fait…
— Quoi ?
— Pas vraiment.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— La philatélie est un hobby très coûteux. Enfin, pas nécessairement. On peut acheter des milliers de timbres à deux ou trois cents pièce, mais si on se passionne réellement…
— Ça coûte cher.
— Oui. J’ai peur d’avoir pioché dans mon fonds de retraite depuis un mois. J’ai dépensé beaucoup plus que prévu.
— Sans blague.
— Le plus grave, c’est que j’aime ça, dit-il. Et j’apprends de plus en plus au fur et à mesure. J’ai envie de continuer à dépenser de l’argent pour acheter des timbres de valeur.
Elle l’observa d’un air songeur.
— On dirait que vous n’êtes pas prêt à prendre votre retraite, finalement.
— Je n’en ai pas les moyens, dit-il. Plus maintenant. De plus, je n’en ai pas vraiment envie. À vrai dire, je voudrais travailler le plus possible, j’ai besoin de cet argent.
— Pour acheter des timbres.
— Je sais que ça paraît idiot, mais…
— Non, pas du tout. Ça ressemble à un vœu exaucé. On a toujours bien travaillé ensemble, pas vrai, Keller ?
— Toujours.
— Je sais que certains types auxquels je pensais auraient du mal à supporter l’idée de travailler avec une femme, mais je crois que ce n’est pas un problème entre nous deux.
— Absolument pas.
— Eh bien, bénie soit la philatélie, c’est tout ce que je peux dire ! Voulez-vous un autre verre de thé glacé ? Vous me parlerez de vos éditions « premier jour », si ça vous rend heureux.
— Ce n’est pas la peine. Je suis très heureux comme ça.