3

 

La thérapie de Keller

 

— J’ai fait un rêve, dit Keller. D’ailleurs, je l’ai noté, comme vous me l’aviez suggéré.

— Très bien.

Avant de s’allonger sur le divan, Keller avait ôté sa veste et l’avait suspendue sur le dossier d’une chaise. Il se leva pour aller chercher son carnet dans sa poche de poitrine, puis il se rassit sur le divan et trouva la page sur laquelle il avait noté son rêve. Il relut rapidement ses notes, referma le carnet et resta assis là sans rien dire ni trop savoir que faire.

— C’est comme vous préférez, lui dit Breen. Assis ou allongé… Du moment que vous êtes à l’aise.

— Ça n’a pas d’importance ?

— Non, pas pour moi.

Comment était-il le plus à l’aise ? La position assise lui paraissait plus naturelle pour discuter, mais la position allongée avait pour elle le poids de la tradition. Désireux de faire les choses bien, Keller décida finalement de se conformer à la tradition. Il s’allongea sur le divan, les pieds surélevés.

— Je vis dans une très grande maison, raconta-t-il, presque un château. Avec des couloirs sans fin et des dizaines de pièces.

— C’est votre maison ?

— Non. Je ne fais qu’y vivre. En fait, je suis une sorte de domestique au service des propriétaires. Ils appartiennent plus ou moins à une famille royale.

— Et vous êtes domestique.

— Oui, sauf que je n’ai presque rien à faire et qu’ils me traitent sur un pied d’égalité. Je joue au tennis avec les membres de la famille. Il y a un court juste derrière la maison.

— C’est ça, votre travail ? Jouer au tennis avec ces gens ?

— Non, c’est un exemple de la façon dont ils me traitent en égal. Et je mange à leur table, au lieu de manger en bas avec les domestiques. Mon travail, c’est les souris.

— Les souris ?

— La maison en est infestée. Je dîne avec toute la famille, mon assiette déborde de bonnes choses, puis un serveur en habit s’approche de moi avec un plat sous cloche. Je soulève la cloche et, dessous, je découvre un message sur lequel est écrit simplement : « Souris ».

— Juste ce mot ?

— Oui, juste ce mot. Je me lève de table, le domestique m’entraîne dans un long couloir et je me retrouve dans une pièce inachevée du grenier. Il y a de minuscules souris dans tous les coins, au moins vingt ou trente, et je suis obligé de les tuer.

— De quelle façon ?

— En les écrasant avec mon pied. C’est la méthode la plus rapide et la plus humaine, mais ça me dérange et je n’ai pas envie de le faire. Pourtant, plus vite j’aurai fini, plus vite je pourrai retourner manger, et je meurs de faim.

— Donc, vous tuez les souris ?

— Oui, dit-il. L’une d’elles manque de s’échapper, mais je l’écrase sous ma semelle juste avant qu’elle franchisse la porte. Ensuite, je retourne dans la salle à manger. Tout le monde est en train de manger, de boire et de rire, mais mon assiette a été débarrassée. Cela fait un tas d’histoires et pour finir on me rapporte mon assiette des cuisines, mais le contenu a changé. On me sert des…

— Eh bien ?

— Des souris. On les a dépecées et fait cuire, mais c’est une platée de souris.

— Et vous les mangez ?

— C’est à ce moment-là que je me suis réveillé. C’était pas trop tôt, croyez-moi.

— Ah, dit Breen.

C’était un homme grand avec de longs membres et l’air emprunté ; il portait un pantalon en toile, une chemise vert foncé et une veste en velours marron. Keller avait l’impression d’être en face d’un ancien bosseur au lycée, mais d’un bosseur qui aurait réussi à avoir l’air distingué, dans un genre excentrique.

Breen répéta « Ah », croisa ses mains sur son ventre et lui demanda ce que signifiait ce rêve d’après lui.

— C’est vous le psy, dit Keller.

— Vous pensez que ce rêve signifie que c’est moi le psy ?

— Non. Je pense que vous êtes le mieux placé pour m’expliquer le sens de ce rêve. Ça veut peut-être simplement dire que je ne devrais pas manger de la glace avant de me coucher.

— Dites-moi ce que ce rêve peut vouloir dire, à votre avis.

— Peut-être que je me prends pour un chat.

— Ou un dératisateur ?

Keller garda le silence.

— Analysons ce rêve au niveau le plus superficiel, reprit Breen. Vous êtes employé par une grosse société pour remédier aux situations délicates, mais vous avez utilisé un terme précis.

— Généralement, on nous appelle des « expéditeurs », dit Keller, mais ça revient au même en définitive.

— La plupart du temps, vous n’avez rien à faire. Vous disposez d’énormément de temps libre, vous menez la belle vie. Vous jouez au tennis, vous mangez à la table des riches et des puissants. Mais on découvre des souris et, aussitôt, il apparaît que vous êtes un domestique chargé d’une mission.

— Je comprends, dit Keller.

— Alors, continuez. Expliquez-moi.

— C’est évident, non ? Un problème survient, on fait appel à moi et je dois laisser tomber ce que je suis en train de faire pour le régler. Je dois agir rapidement, de manière arbitraire, et cela peut vouloir dire renvoyer des gens ou fermer des départements entiers. Je suis obligé de le faire, mais c’est comme d’écraser des souris. Quand je reviens à table pour retrouver mon assiette… mon salaire, je suppose ?

— Votre rémunération, oui, c’est ça.

— On me donne une assiette de souris. (Keller fit la grimace.) Autrement dit ? Ma rémunération provient de la destruction des gens que je dois sacrifier. Je me nourris à leurs dépens. C’est donc un rêve de culpabilité ?

— Qu’en pensez-vous ?

— J’en pense qu’il s’agit de culpabilité. Je tire profit du malheur des autres, du chagrin que je leur inflige. C’est bien ça, n’est-ce pas ?

— En apparence, oui. Si on creuse plus profondément, on découvrira peut-être d’autres liens. Comme le fait d’avoir choisi ce travail ou certains aspects de votre enfance.

Breen entrelaça ses doigts et se renversa dans son fauteuil.

— Chaque chose forme un tout, vous savez. Rien n’existe indépendamment du reste, rien n’est accidentel. Pas même votre nom.

— Mon nom ?

— Peter Stone. Réfléchissez-y d’ici notre prochaine séance.

— Vous voulez que je réfléchisse à mon nom ?

— Demandez-vous s’il est adapté à votre personnalité. Et… (Il jeta un coup d’œil à sa montre, par automatisme) ah, je crains que notre heure soit écoulée.

 

Le cabinet de Jerrold Breen se trouvait à Central Park West, à la hauteur de la 94e Rue. Keller redescendit jusqu’à Columbus Avenue à pied, puis il prit le bus pour parcourir cinq blocs, traversa la rue et héla un taxi. Il demanda au chauffeur de traverser Central Park et, quand il descendit du taxi dans la 50e Rue, il était quasiment sûr de ne pas avoir été suivi. Il acheta un café à emporter dans un delicatessen et le but dehors, sur le trottoir, en gardant l’œil ouvert. Après quoi, il regagna l’immeuble où il habitait, dans la Première Avenue, entre la 48e et la 49e Rue. C’était un gratte-ciel d’avant-guerre, avec un hall art déco et un ascenseur avec liftier.

— Ah, monsieur Keller ! s’écria celui-ci. Belle journée, n’est-ce pas ?

— Très belle.

Keller occupait un appartement de deux pièces au huitième étage. De sa fenêtre, il apercevait le bâtiment des Nations unies, l’East River et le quartier de Queens. Le premier dimanche de novembre, il voyait le flot des coureurs de marathon qui traversait le Queensboro Bridge, juste quelques kilomètres après la mi-parcours.

C’était là un spectacle qu’il essayait de ne jamais louper. Il restait assis devant sa fenêtre des heures durant tandis que des milliers de coureurs traversaient son champ de vision – d’abord les coureurs de classe internationale, puis les acharnés de milieu de peloton et, pour finir, les plus lents, dont certains marchaient ou clopinaient. Tous partaient de Staten Island et finissaient dans Central Park, mais Keller ne voyait qu’une centaine de mètres de leur calvaire, lorsqu’ils traversaient le pont pour entrer dans Manhattan. Au bout d’un moment, ce spectacle finissait toujours par l’émouvoir aux larmes, sans qu’il sache pourquoi.

Fallait-il en parler à Breen ?

C’était une femme qui l’avait conduit sur le divan du psychanalyste, une prof d’aérobic prénommée Donna. Keller avait fait sa connaissance à la salle de sport. Ils s’étaient revus en dehors et avaient couché ensemble une ou deux fois, juste assez pour découvrir que, sexuellement, ça ne collait pas. Keller avait continué de se rendre à la salle de sport deux ou trois fois par semaine pour soulever de manière répétitive de lourds objets en fonte et, quand il croisait Donna, ils bavardaient amicalement.

Un jour, alors qu’il revenait d’un déplacement quelque part, il avait dû radoter en vantant les mérites de la ville où il était allé.

— Keller, lui avait-elle fait remarquer, s’il est un New-Yorkais-né, c’est bien toi. Tu le sais, non ?

— Oui, je crois.

— Mais tu n’arrêtes pas de fantasmer, de rêver à on ne sait quelle vie idéale dans un bled perdu du Montana. Partout où tu vas, tu t’inventes une nouvelle vie qui colle avec l’endroit où tu te trouves.

— C’est grave ?

— Qui a dit que c’était grave ? Mais je parie que tu aurais de quoi t’amuser avec un psychiatre.

— Tu crois que j’ai besoin d’aller en voir un ?

— Je crois que tu pourrais en retirer un tas de choses bénéfiques. Regarde. Tu viens t’entraîner ici, non ? Tu te tapes le Stair Master et tu utilises les machines de musculation.

— Plutôt les haltères.

— Peu importe. Tu ne fais pas ça parce que tu es une épave.

— Non, je le fais pour rester en forme.

— Et parce que ça t’aide à te sentir bien.

— Et alors ?

— J’ai l’impression que tu t’es enfermé en toi-même et que tu cherches à sortir. Tu voyages à travers tout le pays et tu demandes à des agents immobiliers de te montrer des maisons que tu n’achèteras jamais.

— Je ne l’ai fait que deux ou trois fois. Et d’ailleurs, où est le mal ? Ça fait passer le temps.

— Sauf que tu fais tout ça sans savoir pourquoi, lui avait-elle rétorqué. Sais-tu ce qu’est une thérapie ? C’est une aventure, un voyage d’exploration. C’est un peu comme d’aller à la salle de sport. C’est… Laisse tomber. Tout ce que je te raconte ne sert à rien si tu n’es pas intéressé.

— Peut-être que je le suis.

Bien évidemment, Donna suivait elle-même une thérapie. Mais son psy était une femme. Keller et Donna étaient tombés d’accord pour dire qu’il se sentirait plus à l’aise s’il travaillait avec un homme. L’ex-mari de Donna appréciait beaucoup son psy, un médecin du West Side nommé Breen. Donna ne l’avait jamais rencontré personnellement, et elle n’était pas en très bons termes avec son ex-mari, mais…

— Ne t’en fais pas, lui avait dit Keller. Je l’appellerai moi-même.

Ce qu’il avait fait, en se recommandant de l’ex-mari de Donna.

— Mais je doute qu’il connaisse mon nom, lui avait-il dit. Nous avons bavardé au cours d’une soirée, il y a quelque temps de ça, et je ne l’ai pas revu. Mais il m’a dit quelque chose qui m’a beaucoup frappé et ça m’a donné envie d’explorer ce domaine.

— L’intuition est un maître très puissant, avait déclaré Breen.

Keller avait alors pris rendez-vous avec lui en lui donnant le nom de Peter Stone. Lors de la première séance, il avait longuement évoqué son travail pour un grand conglomérat, dont il n’avait pas révélé la raison sociale.

— Ils sont un peu vieux jeu dès qu’il est question de psychothérapie, avait-il expliqué à Breen. Je ne vous donnerai donc ni adresse, ni numéro de téléphone et je paierai chaque séance en liquide.

— Votre vie est donc pleine de secrets, lui avait-il fait remarquer.

— Je le crains, en effet. C’est mon métier qui veut ça.

— Ici, vous pouvez parler en toute liberté, en toute franchise. Le but est de mettre au jour ces secrets que vous vous cachez à vous-même. Ici, vous êtes protégé comme au confessionnal, mais ma tâche n’est pas de vous accorder l’absolution. Au bout du compte, vous devrez vous absoudre vous-même.

— Bien.

— Cela étant, vous devez garder certains secrets. Je respecte ce choix. Je n’ai pas besoin de votre adresse, ni de votre numéro de téléphone, sauf si je suis contraint d’annuler un rendez-vous. Je vous suggère donc de téléphoner une heure ou deux avant chaque séance, mais vous pouvez aussi prendre le risque de vous déplacer pour rien. Si de votre côté vous devez annuler un rendez-vous, prenez soin de me prévenir au moins vingt-quatre heures à l’avance. Faute de quoi, je serai obligé de vous faire payer la séance manquée.

— C’est normal.

Depuis, Keller allait voir le Dr Breen deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, à 14 heures. Difficile de dire ce qu’il en résultait. Parfois, il se détendait complètement sur le divan et parlait librement, et en toute honnêteté, de son enfance. À d’autres moments, ces cinquante minutes de séance tenaient du numéro d’équilibriste ; il se sentait entraîné dans deux directions opposées, tiraillé entre l’envie de tout dire et l’obligation de garder le secret.

Nul ne savait qu’il suivait une thérapie. Un jour, il avait croisé Donna qui lui avait demandé s’il avait finalement appelé le psy ; il avait haussé les épaules d’un air penaud et répondu que non.

— J’y ai réfléchi, lui avait-il dit, mais quelqu’un m’a parlé d’une masseuse qui fait un mélange de massages suédois et de shiatsu et, je te l’avoue, je crois que ça me fait plus de bien qu’un type qui fourrage à l’intérieur de mon crâne.

— Oh, Keller ! lui avait-elle répondu non sans tendresse. Ne change pas, surtout pas.

C’est un lundi qu’il raconta son rêve avec les souris. Le mercredi matin, son téléphone sonna. C’était Dot.

— Il veut vous voir, dit-elle.

— J’arrive.

Il mit une cravate et une veste et prit un taxi pour se rendre à la gare de Grand Central et monta dans un train à destination de White Plains. Là, il prit un autre taxi et demanda au chauffeur de le conduire à Washington Boulevard et de le déposer au coin de Norwalk Street. Après que le taxi l’eut déposé, il remonta Norwalk Street à pied jusqu’à Taunton Place et tourna à gauche. La deuxième maison sur la droite était une grande et vieille demeure victorienne avec une véranda entièrement vitrée. Il sonna à la porte et Dot vint lui ouvrir.

— Dans le bureau du haut, lui dit-elle. Il vous attend.

Il monta et redescendit quarante minutes plus tard. Ce fut un jeune gars prénommé Louis qui le ramena à la gare. En chemin, ils discutèrent d’un récent combat de boxe qu’ils avaient tous les deux vu sur ESPN.

— Ce que j’aimerais, dit Louis, c’est qu’ils inventent une sorte de bouton sur la télécommande qui couperait les voix des commentateurs, mais pas les cris de la foule, ni les bruits des coups. On n’aurait plus ce bla-bla-bla permanent dans les oreilles.

Keller se demanda si c’était possible.

— Je vois pas pourquoi on pourrait pas, dit Louis. Ils font un tas de trucs maintenant. Si on peut envoyer un gars sur la Lune, on doit bien pouvoir fermer son clapet à Al Bernstein.

Keller reprit le train pour New York et rentra chez lui à pied. Il passa quelques coups de fil et prépara ses affaires. À 15 h 30, il ressortit, parcourut un demi-pâté de maisons et héla un taxi pour se rendre à l’aéroport JFK, où il récupéra sa carte d’embarquement pour le vol American Airlines de 18 h 10 à destination de Tucson.

Dans le hall des départs, il se souvint de son rendez-vous avec Breen. Il appela pour annuler la séance de jeudi. Breen l’informa que, comme il le prévenait moins de vingt-quatre heures à l’avance, il se voyait dans l’obligation de lui faire payer la séance manquée, à moins qu’il puisse glisser un autre patient à sa place.

— Ne vous en faites pas pour ça, lui dit Keller. J’espère être revenu pour mon rendez-vous de lundi, mais il n’est jamais facile de savoir combien de temps ça va prendre. Si je ne peux pas rentrer à temps, je devrais pouvoir vous prévenir plus de vingt-quatre heures à l’avance.

Il changea d’avion à Dallas et arriva à Tucson un peu avant minuit. Il n’avait pas de bagage, à part le sac qu’il avait gardé avec lui, mais il se rendit quand même dans la zone de livraison des bagages. Un type maigre comme un clou et coiffé d’un chapeau de paille à large bord s’y tenait avec une pancarte sur laquelle était écrit à la main, NOSCAASI. Keller observa l’homme pendant quelques minutes et constata que personne d’autre ne l’observait. Alors, il s’approcha de lui et lui dit :

— Ça m’a tracassé pendant tout le voyage jusqu’à Dallas. Finalement, je crois que c’est Isaacson écrit à l’envers.

— Gagné ! s’exclama le type. C’est exactement ça.

Il paraissait très impressionné, comme si Keller avait réussi à déchiffrer le code naval secret des Japonais.

— Vous n’avez pas fait enregistrer de bagages, je suppose ? Je m’en doutais. Je me suis garé là-bas.

Dans la voiture, l’homme lui montra trois photos du même type : costaud, peau mate, cheveux noirs brillants et visage de cochon vorace. Épaisse moustache et sourcils broussailleux. Pores du nez dilatés.

— Rollie Vasquez, dit-il. Ce salopard n’a aucune chance de gagner un concours de beauté, pas vrai ?

— J’en doute.

— Allons-y. Je vais vous montrer où il habite, où il bouffe et où il bosse. Toute la vie de Rollie Vasquez.

Deux heures plus tard, le type le déposa au Ramada Inn ; il lui donna une clé de chambre et une clé de voiture.

— Votre chambre est réservée, dit-il. La bagnole est garée au pied de l’escalier le plus proche de votre chambre. C’est une Mitsubishi Éclipse, une bonne petite voiture. Elle est bleu métallisé, paraît-il, mais c’est marqué gris sur les papiers. La carte grise est dans la boîte à gants.

— Il devait y avoir autre chose.

— Oui, c’est aussi dans la boîte à gants. Elle est fermée à clé, évidemment, mais comme c’est la même clé pour le contact et la boîte à gants… et pour les portières et le coffre aussi. Et si vous la mettez à l’envers, ça marche quand même, y a pas de haut ni de bas. Ils sont fortiches, ces Japonais.

— Que vont-ils inventer la prochaine fois ?

— Ça peut paraître insignifiant, dit l’homme, mais tout le temps qu’on perd à vérifier que c’est la bonne clé, et après à vérifier qu’elle est dans le bon sens !

— Ça finit par compter.

— Voilà. Bon, le plein est fait. Elle consomme de l’essence ordinaire, mais vous avez de quoi faire plus de six cents bornes.

— Et l’état des pneus ? Non, laissez tomber. Je plaisante.

— Elle est bien bonne. « L’état des pneus. » Ouais, j’aime bien.

 

La voiture était à l’endroit prévu ; la boîte à gants contenait les papiers du véhicule et un pistolet semi-automatique Horstmann Sun Dog calibre .22, chargé, avec un chargeur supplémentaire posé à côté. Keller rangea le pistolet et le chargeur dans son fourre-tout, verrouilla les portières de la voiture et gagna sa chambre sans passer par la réception.

Après avoir pris une douche, il s’assit dans le fauteuil et posa ses pieds sur la table basse. Tout était organisé, ça facilitait les choses, mais parfois il préférait se charger de tout, quand il avait juste un nom et une adresse, sans personne sous la main pour lui ouvrir les portes. C’était plus facile, d’accord, mais comment être sûr qu’on ne laissait pas de traces ? Comment savoir d’où venait l’arme et ce que le gringalet avec sa pancarte NOSCAASI pourrait raconter si les flics l’arrêtaient et le bousculaient un peu ?

Raison de plus pour agir vite. Il regarda un vieux film sur le câble, assez longtemps pour s’endormir, et il dormit jusqu’à ce qu’il se réveille naturellement. Quand il monta en voiture, il avait son sac avec lui. Il avait l’intention de revenir au motel, mais, dans le cas contraire, il ne laisserait rien derrière, pas même une empreinte.

Il s’arrêta dans un Denny’s pour le petit déjeuner. Vers 13 heures, il déjeuna dans un restaurant mexicain de Figueroa. En fin d’après-midi, il grimpa dans les collines au nord de la ville. Il y était encore quand le soleil se coucha. Après, il rentra au Ramada Inn.

C’était jeudi. Le vendredi matin, le téléphone sonna pendant qu’il se rasait. Il le laissa sonner. Le téléphone sonna de nouveau juste au moment où il s’apprêtait à sortir. Il ne répondit pas davantage. Au lieu de ça, il fit le tour de la chambre en essuyant toutes les surfaces avec une serviette de toilette. Cela étant fait, il sortit et monta en voiture.

À 14 heures, il suivit Rolando Vasquez dans les toilettes pour hommes de la salle de bowling de Saguara Lanes et lui tira trois balles dans la tête. Le pistolet de petit calibre ne fit pas beaucoup de bruit, même dans l’espace confiné des toilettes carrelées. Un peu plus tôt, Keller avait confectionné un silencieux de fortune en enveloppant le canon de l’arme d’un matériau isolant de l’ère spatiale qui étouffait le bruit de la détonation, sans pour autant augmenter le poids ou l’encombrement de l’arme. Si on pouvait inventer ça, on devait être capable de fermer son clapet à Al Bernstein.

Il abandonna Vasquez dans un WC., appuyé contre la paroi. Il abandonna le pistolet dans un égout d’évacuation à environ un kilomètre de là. Et il abandonna la voiture dans le parc de stationnement longue durée de l’aéroport.

Dans l’avion qui le ramenait à New York, il se demanda pourquoi ils avaient fait appel à lui. Ils lui avaient fourni la voiture, l’arme et l’intermédiaire. Pourquoi n’avaient-ils pas fait le boulot eux-mêmes ? Avaient-ils vraiment besoin de le faire venir de New York pour écraser la souris avec son pied ?

 

— Vous m’avez demandé de réfléchir à mon nom, dit-il à Breen. À sa signification. Mais je ne vois pas comment il pourrait avoir une signification quelconque. Ce n’est pas comme si je l’avais choisi.

— Laissez-moi vous expliquer quelque chose, lui répondit Breen. Il existe un principe métaphysique selon lequel nous choisissons tout ce qui concerne notre vie, y compris les parents qui nous donnent vie, et tout ce qui nous arrive dans l’existence est la manifestation de cette volonté. Par conséquent, il n’y a pas de hasard, pas de coïncidences.

— Je ne suis pas sûr d’y croire.

— Rien ne vous y oblige. Considérez cela comme un simple postulat pour le moment. Donc, en supposant que vous ayez choisi le nom de Peter Stone, qu’indiquerait ce choix selon vous ?

Allongé de tout son long sur le divan, Keller n’aimait pas du tout cette conversation.

— Eh bien, mais… en argot un « peter » est un pénis, dit-il à contrecœur. Un « pénis de pierre », ce serait donc une érection, non ?

— Vous croyez ?

— Et je suppose qu’un type qui décide de s’appeler Peter Stone a forcément quelque chose à prouver. Il n’est pas tranquille pour sa virilité. C’est ce que vous voulez m’entendre dire ?

— Je veux vous entendre dire tout ce que vous voulez, répondit Breen. Avez-vous des inquiétudes pour votre virilité ?

— Je n’ai jamais eu ce sentiment, dit Keller. Évidemment, il est difficile de dire si j’étais inquiet ou pas avant ma naissance, à l’époque où je choisissais mes parents et le nom qu’ils devraient me donner. À cet âge, j’avais sans doute du mal à avoir une érection, alors, forcément, je devais m’inquiéter.

— Et maintenant ?

— Je n’ai pas de problème à ce niveau-là, si c’est ce que vous voulez savoir. Certes, ce n’est plus comme quand j’étais adolescent et que je pouvais remettre ça trois ou quatre fois dans la nuit, mais quelle personne sensée aurait envie de ça ? Généralement, j’assure.

— Vous assurez ?

— Exact.

— Vous faites votre boulot.

— C’est mal ?

— À votre avis ?

— Arrêtez ça, dit Keller. Ne répondez pas aux questions par d’autres questions. Si je vous demande une chose et que vous ne voulez pas répondre, ne dites rien. Mais ne me renvoyez pas la question. C’est horripilant.

Breen lui dit :

— Vous assurez, vous faites votre boulot. Mais qu’éprouvez-vous, monsieur Peter Stone ?

— Ce que j’éprouve ?

— Il ne fait aucun doute que « peter » est une expression familière pour désigner le pénis, mais ce mot possède un sens antérieur. Vous souvenez-vous des paroles du Christ s’adressant au premier Pierre ? « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon église. » Parce que Peter signifie pierre. Notre Seigneur faisait un jeu de mots. Autrement dit, votre prénom et votre nom veulent dire la même chose. La pierre. Dure, résistante, inflexible. Insensible.

— Stop.

— Dans votre rêve, quand vous tuez les souris, que ressentez-vous ?

— Rien. Je veux simplement faire mon travail.

— Ressentez-vous leur souffrance ? Êtes-vous fier de ce que vous faites ? Éprouvez-vous la satisfaction du travail bien fait ? Éprouvez-vous un frisson, une sorte de plaisir sexuel, en les tuant ?

— Non, rien, dit Keller. Je ne ressens rien. On peut s’arrêter un petit moment ?

— Que ressentez-vous à l’instant même ?

— J’ai un peu envie de vomir, c’est tout.

— Vous voulez aller aux toilettes ? Vous désirez un verre d’eau ?

— Non, ça va aller. Je me sens mieux quand je suis assis. Ça va passer. C’est déjà passé.

 

Assis devant sa fenêtre, Keller ne regardait pas les marathoniens, mais les voitures qui défilaient sur le Queensboro Bridge, et repensait à cette histoire de noms. Ce qui était particulièrement agaçant là-dedans, c’était qu’il n’avait pas besoin d’un métaphysicien patenté pour saisir toutes les implications du nom Peter Stone. Il l’avait choisi, de toute évidence, mais pas de la manière dont une entité choisit ses parents avant de leur graver des noms dans la tête. Non, il avait choisi ce nom lui-même, quand il avait appelé Jerrold Breen pour prendre son premier rendez-vous. « Votre nom ? » lui avait demandé Breen. « Stone, avait-il répondu. Peter Stone. »

Keller n’était pas idiot. Froid, inflexible, insensible, mais pas stupide. Si on voulait jouer au petit jeu des patronymes, il n’y avait pas besoin de se limiter au pseudonyme qu’il avait choisi.

Il y avait déjà de quoi s’amuser avec le nom qu’il portait depuis sa naissance.

Car son véritable nom était John Paul Keller, mais tout le monde l’appelait Keller, et rares étaient les personnes qui connaissaient ses premier et deuxième prénoms. Le bail de son appartement et la plupart des cartes qui se trouvaient dans son portefeuille étaient au nom de J. P. Keller. « Juste Plain » Keller{3}, voilà comment les gens l’appelaient, hommes et femmes. (« Dans le bureau, là-haut, Keller. Il vous attend. » « Oh, Keller, ne change pas, surtout pas. » « Je ne sais pas comment te dire ça, Keller, mais je ne trouve pas mon compte dans cette relation. »)

Keller. En allemand, ça signifiait « cave » ou « taverne ». Mais ça, on s’en foutait. Il n’y avait pas besoin de savoir ce que ça signifiait dans une langue étrangère. Il suffisait de changer une voyelle et Keller donnait Killer.

C’était clair, non ?

 

Allongé sur le divan, les yeux fermés, il dit :

— La thérapie fonctionne, j’ai l’impression.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— J’ai rencontré une fille, hier soir. Je lui ai offert quelques verres et je l’ai ramenée chez moi. On s’est mis au lit et je n’ai rien pu faire.

— Vous n’avez rien pu faire ?

— Si vous voulez jouer sur les mots, disons que j’aurais pu faire certaines choses. J’aurais pu écrire une lettre ou commander une pizza par téléphone. J’aurais pu chanter Melancholy Baby. Mais je n’ai pas pu faire ce que nous attendions l’un et l’autre, c’est-à-dire faire l’amour avec elle.

— Vous étiez impuissant.

— Vous êtes très perspicace. Rien ne vous échappe.

— Vous me reprochez votre impuissance, dit Breen.

— Ah bon ? Non, je ne crois pas. Je ne suis même pas sûr de me la reprocher à moi-même. À vrai dire, cette expérience m’a plus amusé que démoralisé. La fille n’avait pas l’air contrarié, elle non plus. Peut-être était-elle soulagée de voir que je ne l’étais pas. Mais pour éviter que ce genre de choses se reproduise, j’ai décidé de changer mon nom en Dick Hardin{4}.

— Comment s’appelait votre père ?

— Mon père ? En voilà une question. D’où la sortez-vous ?

Breen garda le silence.

Keller aussi, pendant plusieurs minutes. Finalement, les yeux fermés, il dit :

— Je n’ai jamais connu mon père. C’était un soldat. Il a été tué au combat avant ma naissance. Ou bien alors, on l’a expédié à l’étranger avant ma naissance et il a été tué quand je n’avais que quelques mois. Ou alors, il est rentré en permission quand j’étais tout petit et m’a pris sur ses genoux pour me dire qu’il était fier de moi.

— Vous avez ce souvenir ?

— Je n’en ai aucun, dit Keller. Le seul souvenir que j’ai, c’est celui de ma mère me parlant de lui et toute la confusion vient de là car elle m’a raconté un tas de choses différentes à différents moments. Soit il a été tué avant ma naissance ou peu de temps après, soit il est mort sans m’avoir connu, soit il m’a vu une seule fois et m’a fait asseoir sur ses genoux. C’était une brave femme, mais elle restait vague dans un tas de domaines. Elle était formelle sur un seul point : mon père était soldat. Et il est mort à la guerre.

— Et il s’appelait…

Keller, songea-t-il.

— Comme moi, dit-il. Mais laissons tomber cette histoire de nom, ce que je vais vous raconter est plus important. Écoutez bien. Ma mère avait une photo de lui, un portrait de ce beau et jeune soldat en uniforme, coiffé d’un béret, le genre de truc qui s’aplatit quand on l’enlève. La photo était posée sur la commode dans un cadre doré quand j’étais petit, et ma mère m’expliquait que cet homme était mon père.

« Mais un jour, la photo a disparu. “Elle n’est plus là”, m’a-t-elle dit. Elle refusait d’en parler. J’étais déjà plus âgé à l’époque, je devais avoir sept ou huit ans.

« Un ou deux ans après, j’ai eu un chien. Je l’ai baptisé Soldat, en souvenir de mon père. Bien des années plus tard, deux choses m’ont frappé. Un, Soldat est un drôle de nom pour un chien. Deux, qui aurait l’idée de donner le nom de son père à un chien ? Mais, sur le moment, ça ne m’avait pas paru insolite.

— Qu’est devenu ce chien ?

— Il est devenu impuissant. Pas de remarque, je vous en prie. Ce que j’ai à vous dire est beaucoup plus important que ce chien. Quand j’avais quatorze ou quinze ans, je travaillais l’après-midi, après l’école, pour aider un bonhomme qui faisait des petits boulots dans le quartier. On débarrassait les caves et les greniers, on déblayait les rebuts, etc. Un jour, la mercerie a fermé, la propriétaire était sans doute morte, et on devait déblayer le sous-sol avant l’arrivée du nouveau locataire. C’était rempli de boîtes contenant des saloperies, et il fallait tout trier parce que ce bonhomme gagnait sa vie en revendant une partie de ce qu’il débarrassait. Mais on ne pouvait pas non plus perdre trop de temps à inspecter toutes ces cochonneries.

« Toujours est-il que qu’est-ce que je trouve en fouillant dans une boîte ? Une photo encadrée de mon père. Celle-là même qui était posée sur la commode de ma mère, avec son uniforme et son béret militaires. La photo qui avait disparu, voilà, et dans le même cadre. Qu’est-ce qu’elle foutait là ?

Breen ne disait pas un mot.

— Je me souviens encore de ma réaction ; j’étais estomaqué, comme si je me retrouvais dans la Quatrième Dimension. J’ai replongé la main dans la boîte et la première chose que j’en ai sortie, c’était la même photo dans le même cadre !

« La boîte était remplie de photos encadrées. La moitié d’entre elles représentaient ce soldat ; les autres une jeune femme blonde au visage frais, avec une coupe à la Jeanne d’Arc et un grand sourire. En fait, c’était une boîte de cadres. C’était comme ça qu’ils présentaient les cadres bon marché, avec une photo à l’intérieur. Autant que je sache, ça existe encore. J’ai compris ce qu’avait fait ma mère : elle avait acheté un cadre dans un bazar et elle m’avait fait croire que ce soldat sur la photo était mon père. Et quand j’ai grandi, elle s’en est débarrassée.

« J’ai rapporté une de ces photos encadrées à la maison. Je n’ai rien dit à ma mère, je ne la lui ai pas montrée, mais je l’ai gardée pendant quelque temps. J’ai découvert qu’elle datait de la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit, ça ne pouvait pas être mon père parce qu’il aurait porté un uniforme différent.

« À ce moment-là, j’ai compris, enfin je crois, que l’histoire que m’avait racontée ma mère n’était qu’une histoire, justement. Je crois qu’elle ignorait qui était mon père. Je crois qu’elle était saoule et qu’elle a suivi un homme, un inconnu, ou peut-être même plusieurs. Quelle importance ? Elle a changé de ville, elle a raconté aux gens qu’elle était mariée, que son mari était dans l’armée ou qu’il était mort.

— Que ressentez-vous ?

— Ce que je ressens ? (Keller secoua la tête.) Si je me coinçais la main dans une porte, vous me demanderiez ce que je ressens.

— Et vous ne sauriez pas quoi répondre, dit Breen. J’ai une question à vous poser : qui était votre père ?

— Je viens de vous dire…

— Quelqu’un vous a forcément engendré. Que vous l’ayez connu ou pas, que votre mère l’ait connu ou pas, il y a forcément un homme qui a planté la graine de l’être que vous êtes devenu. À moins que vous pensiez être le nouveau Christ.

— Non, dit Keller. C’est un délire qu’on m’a épargné.

— Alors, dites-moi qui était l’homme qui vous a créé. Sans vous fier à ce qu’on vous a raconté, ni à ce que vous avez pu deviner. Je ne pose pas la question à la partie de votre être qui réfléchit et raisonne. Je m’adresse à la partie de vous-même qui sait, tout simplement. Qui était votre père ? Qu’était votre père ?

— C’était un soldat, dit Keller.

 

Il remontait la Deuxième Avenue vers le nord lorsqu’il se surprit à s’arrêter devant une animalerie pour observer deux petits chiens en train de chahuter dans la vitrine.

Il entra. Un mur entier du magasin était occupé par des cages empilées renfermant des chiots et des chatons. Il sentit son cœur se serrer en regardant à l’intérieur des cages. Des vagues de tristesse l’ébranlèrent.

Il détourna le regard pour s’intéresser aux autres animaux : des oiseaux dans des cages, des gerbilles et des serpents dans des aquariums sans eau, des poissons tropicaux dans des bocaux.

Rien de tout cela ne lui posait de problème. C’étaient les chiots qu’il n’avait pas le courage de regarder.

Il ressortit de la boutique. Le lendemain, il se rendit dans un refuge pour animaux et passa devant les chiens en attente d’adoption. Cette fois, la tristesse le submergea ; il la sentit physiquement, comme un poids qui lui comprimait la poitrine. Cela devait se voir sur son visage, car la jeune femme responsable du refuge lui demanda s’il se sentait mal.

— Juste quelques vertiges, dit-il.

Dans son bureau, elle lui expliqua qu’ils pouvaient certainement le satisfaire s’il était à la recherche d’une race précise. Ils noteraient son nom dans leurs dossiers et dès qu’un chien de cette race se présenterait…

— Je crois que je ne peux pas avoir d’animal, dit-il. Je voyage énormément. Je ne pourrais pas assumer cette responsabilité.

La jeune femme ne répondant pas, les paroles de Keller résonnèrent dans le silence.

— Mais je souhaite faire un don, reprit-il. Je veux soutenir votre travail.

Il sortit de son portefeuille plusieurs billets qu’il tendit à la jeune femme, sans même les compter.

— Anonyme, ce don, précisa-t-il. Je ne veux pas de reçu. Je regrette de ne pas pouvoir adopter un chien. Merci. Merci infiniment.

La jeune femme disait quelque chose, mais il ne l’écouta pas et s’empressa de sortir.

 

— « Je veux soutenir votre travail. » Voilà ce que je lui ai dit et je me suis enfui comme un voleur parce que je ne voulais pas entendre ses remerciements. Ni ses questions.

— Qu’aurait-elle pu vous demander ?

— Je ne sais pas.

Keller roula sur le divan, face au mur, tournant ainsi le dos à Breen.

— « Je veux soutenir votre travail. » Je ne sais même pas en quoi il consiste ! Ils trouvent des foyers pour les animaux et que font-ils des autres ? Ils les « endorment », comme on dit ?

— Peut-être.

— Qu’est-ce que je veux soutenir, exactement ? Le placement des animaux ou leur élimination ?

— C’est à vous de me le dire.

— Je vous en dis déjà trop.

— Ou pas assez.

Keller ne répondit pas.

— Pourquoi étiez-vous triste en voyant les chiens dans leurs cages ?

— Je sentais leur tristesse.

— On ne ressent que sa propre tristesse. Pourquoi êtes-vous triste de voir un chien en cage ? Êtes-vous en cage, vous aussi ?

— Non.

— Votre chien, Soldat. Parlez-moi de lui.

— Oui, bon, dit Keller. Ça, je pourrais.

 

Une séance ou deux plus tard, Breen dit :

— Vous n’avez jamais été marié.

— Non.

— Moi, je l’ai été.

— Ah ?

— Pendant huit ans. C’était ma secrétaire, elle prenait mes rendez-vous, elle faisait entrer les patients dans la salle d’attente. Maintenant, je n’ai plus de réceptionniste. J’ai un répondeur téléphonique à la place. Je l’interroge entre mes séances et je réponds aux messages. Si j’avais eu un répondeur dès le début, je me serais évité pas mal de souffrances.

— Ce n’était pas un mariage heureux ?

Breen sembla ne pas entendre la question.

— Je voulais des enfants. Ma femme s’est fait avorter trois fois en huit ans, sans jamais me le dire. Rien, pas un mot. Puis un jour, elle m’a jeté la vérité au visage. J’étais allé chez le médecin et j’avais fait des tests : tout indiquait que j’étais fertile et que mes spermatozoïdes étaient assez nombreux et vivaces. Alors, je voulais qu’elle aille consulter un médecin, elle aussi. Elle m’a lancé : « Imbécile, j’ai déjà tué trois de tes bébés ! Fiche-moi la paix ! » Je lui ai dit que je voulais divorcer. Elle m’a répondu que ça me coûterait cher.

— Et… ?

— Et nous avons été mariés huit ans. Nous sommes divorcés depuis neuf ans. Chaque mois, je lui fais un chèque pour sa pension alimentaire et je le lui envoie par la poste. Si ça ne tenait qu’à moi, je préférerais le brûler, cet argent.

Breen s’interrompit. Au bout d’un moment, Keller demanda :

— Pourquoi me racontez-vous tout ça ?

— Pour rien.

— C’est censé provoquer des résonances dans mon psychisme ? Je suis censé établir un rapprochement et me taper sur le front en m’exclamant : « Évidemment ! Comment ai-je pu être aussi aveugle ? »

— C’est à moi que vous vous confiez, dit Breen. Il est normal que je me confie à vous.

 

Deux jours plus tard, Dot appela. Keller prit le train jusqu’à White Plains et Louis vint le chercher à la gare pour le conduire à la maison de Taunton Place. Plus tard, Louis le ramena à la gare, et Keller rentra à New York. Il téléphona à Breen, en choisissant le moment où il était sûr de tomber sur le répondeur. « Peter Stone à l’appareil, dit-il. Je pars à San Diego pour affaires. Je ne pourrai pas venir à la prochaine séance, ni sans doute à la suivante. J’essaierai de vous prévenir à temps. »

Y avait-il autre chose à dire ? Non, il ne voyait rien à ajouter. Il raccrocha, fit ses bagages et prit le train pour Philadelphie.

Personne ne vint le chercher à la gare. L’homme de White Plains lui avait montré une photo et lui avait donné un bout de papier sur lequel figuraient un nom et une adresse. La personne en question tenait un sex-shop à quelques rues d’Independance Hall. Il y avait une taverne juste en face, un parfait point d’observation, mais Keller n’eut qu’à jeter un coup d’œil à l’intérieur pour comprendre qu’il ne pourrait pas attendre là sans attirer l’attention, à moins de se débarrasser de sa veste et de sa cravate et de se rouler dans le caniveau pendant vingt minutes.

Il trouva un snack-bar au coin de la rue. En s’asseyant au fond, il pouvait garder un œil sur la vitrine opaque du sex-shop. Après avoir bu un café, il ressortit et traversa la rue pour entrer dans la boutique. Deux hommes se tenaient derrière le comptoir. Le premier était un jeune type brun au regard triste, Indien ou Pakistanais. L’autre était un joufflu aux yeux légèrement exorbités ; c’était lui qui figurait sur la photo qu’on lui avait montrée à White Plains.

Keller passa devant un mur entier de cassettes vidéo et feuilleta quelques magazines disposés sur les présentoirs. Il était là depuis environ un quart d’heure quand le gamin annonça qu’il allait dîner. L’autre lui répondit :

— C’est déjà l’heure ? Bon, d’accord, mais n’oublie pas de revenir à 7 heures, pour une fois.

Keller consulta sa montre. Il était 6 heures. Tous les autres clients étaient enfermés dans des cabines au fond de la boutique. Mais le gamin l’avait vu et à quoi bon se presser ?

Keller prit deux magazines au hasard et paya. Le type aux bajoues les mit dans un sac, qu’il scella avec un morceau de ruban adhésif. Keller fourra ses achats dans son sac et partit en quête d’une chambre d’hôtel.

Le lendemain, il alla au musée, puis au cinéma et arriva au sex-shop à 18 h 10. Le jeune employé s’était absenté – sans doute était-il parti manger un curry quelque part. Le type aux bajoues était derrière son comptoir et il y avait trois clients dans la boutique ; deux d’entre eux regardaient les cassettes, tandis que le troisième feuilletait les magazines.

Keller les imita en priant le ciel qu’ils se décident à lever le camp. Soudain, alors qu’il se tenait devant les rayonnages de cassettes, ceux-ci se transformèrent en une rangée de cages remplies de chiots. Ce fut très bref et il n’aurait su dire s’il s’agissait d’une véritable hallucination ou simplement d’une sorte de flash-back mental. En tout cas, il n’aima pas.

Un des clients finit par s’en aller, mais les deux derniers s’attardaient, puis quelqu’un d’autre entra. Dans une demi-heure, le jeune Indien allait revenir, peut-être même avant s’il ne prenait pas toute son heure.

Keller s’approcha du comptoir en essayant de paraître un peu plus nerveux qu’il l’était réellement. Jetant des regards inquiets autour de lui et baissant la voix, il demanda :

— Je peux vous parler en privé ?

— À quel sujet ?

Les yeux baissés, la tête rentrée dans les épaules, Keller répondit :

— Un truc spécial.

— Si c’est une histoire de jeunes enfants, répondit l’homme, sans vouloir vous offenser, j’ai rien à vous dire. Je veux rien savoir et je saurais même pas vers qui vous diriger.

— Non, il ne s’agit pas de ça.

Ils pénétrèrent dans une pièce au fond de la boutique. Le type aux bajoues referma la porte et, au moment où il se retournait, Keller le frappa avec le tranchant de la main, juste à la jonction du coup et de l’épaule. Les jambes de l’homme se dérobèrent sous lui et en une fraction de seconde Keller lui passa un fil de fer autour du cou. Une minute plus tard, il était sorti du sex-shop et, dans l’heure qui suivit, il se retrouva dans le Metroliner{5} qui l’emportait vers le nord.

En arrivant chez lui, il s’aperçut qu’il avait toujours les magazines dans son sac. C’était une négligence, il aurait dû s’en débarrasser la veille, mais il les avait oubliés tout simplement et n’avait même pas ouvert le sac.

D’ailleurs, il ne voyait aucune raison de l’ouvrir. Il l’emporta au bout du couloir et le jeta directement dans l’incinérateur. De retour dans son appartement, il se servit un scotch avec beaucoup d’eau et regarda un documentaire sur Discovery Channel. La disparition de la forêt amazonienne – une raison de plus de se faire du souci.

 

— Œdipe, déclara Jerrold Breen dont les mains formaient un triangle devant sa poitrine. Vous connaissez l’histoire, je suppose. Sans le vouloir, il a tué son père et épousé sa mère.

— Deux pièges que j’ai réussi à éviter jusqu’à présent.

— En êtes-vous vraiment sûr ? Quand vous partez quelque p l'entends bien. art pour accomplir votre tâche d’« expéditeur », quand vous « réglez les problèmes », que faites-vous exactement ? Vous renvoyez des gens, vous congédiez des services entiers, vous fermez des usines, vous transformez des vies humaines. Est-ce une bonne description ?

— Oui, je crois.

— Il y a là une violence implicite. Renvoyer un homme, mettre fin à sa carrière, c’est le tuer, symboliquement. En outre, c’est un inconnu, et je suis sûr que certains de ces hommes, parmi les plus haut placés, sont souvent plus âgés que vous. Je me trompe ?

— Où voulez-vous en venir ?

— Quand vous exercez votre activité, c’est comme si vous recherchiez et tuiez votre père inconnu.

— Ça serait pas un peu tiré par les cheveux ? demanda Keller.

— Vos relations avec les femmes, poursuivit Breen, ont elles aussi une forte composante œdipienne ? Votre mère était une femme floue et inadaptée, en partie étrangère à sa propre vie, incapable d’établir des liens avec autrui. De même, vos relations avec les femmes sont-elles floues et instables. Vos problèmes d’impuissance…

— Une seule fois !

—… sont la conséquence naturelle de cette confusion. Votre mère est morte maintenant, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Votre père est introuvable et certainement décédé lui aussi. Ce qu’il vous faut, Peter, c’est un acte conçu précisément pour inverser tout ce schéma, à un niveau symbolique.

— Je ne vous suis pas.

— L’idée est subtile, concéda Breen.

Il croisa les jambes, appuya son coude sur son genou et dressa le pouce pour y faire reposer son menton anguleux. Keller se dit, et ce n’était pas la première fois, que Breen avait dû être une cigogne dans une vie antérieure.

— S’il y avait dans votre vie une figure masculine, reprit Breen, de préférence un peu plus âgée que vous, quelqu’un qui tiendrait un rôle légèrement paternel vis-à-vis de vous, quelqu’un vers qui vous pourriez vous tourner pour demander des conseils…

Keller pensa à l’homme de White Plains.

— Au lieu de tuer cet homme, symboliquement, est-il besoin de le préciser – je me place toujours sur un plan symbolique -, au lieu de tuer cet homme, donc, comme vous l’avez fait avec d’autres figures paternelles par le passé, il me semble que vous pourriez faire quelque chose pour nourrir cet homme.

Cuisiner un repas pour l’homme de White Plains ? Lui acheter un hamburger ? Lui préparer une salade ?

— Vous pourriez peut-être trouver un moyen d’utiliser vos talents particuliers dans l’intérêt de cet homme, et non à son détriment.

Breen sortit un mouchoir de sa poche de poitrine pour s’éponger le front et enchaîna :

— Peut-être y a-t-il une femme dans sa vie – votre mère, symboliquement –, et peut-être cette femme est-elle source d’une grande souffrance pour lui. Alors, au lieu de faire l’amour à cette femme et de tuer votre père, comme Œdipe, vous pourriez peut-être inverser le cours naturel des choses en… montrant de l’amour à cet homme et en… tuant cette femme ?

— Tiens, dit Keller.

— Symboliquement, bien entendu.

— J’entends bien.

 

Une semaine plus tard, Breen lui tendit une photo.

— On appelle ça un Test d’Aperception Thématique, expliqua-t-il. Vous regardez la photo et vous inventez une histoire qui s’y rattache.

— Quel genre d’histoire ?

— N’importe lequel. C’est un exercice d’imagination. Vous regardez le cliché et vous imaginez quel type de femme elle représente, ce qu’elle fait.

La photo, en couleurs, montrait une brune assez élégante et très bien habillée. Elle tenait un chien en laisse. L’animal était de taille moyenne, trapu, avec le regard éveillé. Son poil était ce que les spécialistes appellent bleu et le reste de l’humanité gris.

— Ce sont une femme et un chien, dit Keller.

— Excellent.

Keller reprit son souffle.

— C’est un chien qui parle, dit-il, mais il refuse de parler devant d’autres personnes. La femme s’est ridiculisée un jour en essayant de lui faire exécuter son numéro. Maintenant, elle sait à quoi s’en tenir. Quand ils sont seuls tous les deux, il n’arrête pas de jacasser et ce salopard a une opinion sur tout. Il est capable de pérorer sur tout et sur rien, de la véritable cause de la guerre de Trente Ans à la meilleure recette de lasagnes.

— C’est donc un sacré chien, fit remarquer Breen.

— Oui, et il sait que la femme ne veut pas que d’autres sachent qu’il parle car elle a peur qu’on le lui prenne. Sur cette photo, ils sont dans un parc. Central Park, on dirait.

— Ou alors Washington Park.

— C’est possible, dit Keller. La femme est folle de ce chien. Le chien, lui, ne sait pas quoi penser de cette femme.

— Et vous, que pensez-vous d’elle ?

— Elle est séduisante.

— En apparence, dit Breen. Derrière la façade, c’est une autre histoire, croyez-moi. À votre avis, où vit-elle ?

Keller réfléchit un instant.

— À Cleveland.

— À Cleveland ? Pourquoi diable à Cleveland ?

— Il faut bien habiter quelque part.

— Si c’était moi qui passais ce test, dit Breen, j’imaginerais qu’elle vit au bas de la Cinquième Avenue, à Washington Square. Je la ferais habiter au numéro 1 de la Cinquième Avenue, peut-être parce que je connais bien cet immeuble. En fait, j’y ai même vécu.

— Ah bon ?

— Dans un grand appartement tout en haut. Et une fois par mois, ajouta-t-il, je fais un très gros chèque que j’envoie à cette adresse, qui était la mienne dans le temps. Il est normal que j’aie cet immeuble présent à l’esprit, surtout quand je regarde cette photo. (Ses yeux croisèrent ceux de Keller.) Vous avez une question à me poser, on dirait ? Allez-y, je vous écoute.

— De quelle race est ce chien ?

— Le chien ?

— Simple curiosité.

— En fait, dit Breen, c’est un chien de troupeau australien. On dirait un bâtard, non ? Et, croyez-moi, il ne parle pas. Mais concentrez-vous plutôt sur la photo.

— D’accord.

— Vous faites d’excellents progrès dans votre thérapie. Je veux vous féliciter pour le travail que vous faites. Et je sais que vous agirez comme il convient.

 

Quelques jours plus tard, Keller était assis sur un banc à Washington Square. Il plia son journal, se leva et se porta à la rencontre d’une femme brune portant un blazer et un béret.

— Excusez-moi, lui dit-il, mais n’est-ce pas un chien de troupeau australien ?

— En effet.

— Très bel animal, dit-il. On n’en voit pas beaucoup.

— Généralement, les gens pensent que c’est un bâtard. C’est une race pour initiés. Vous en possédez un, vous aussi ?

— J’en avais un, mais mon ex a obtenu le droit de garde.

— C’est triste.

— Surtout pour le chien. Il s’appelait Soldat. Il s’appelle toujours Soldat, d’ailleurs, à moins qu’elle lui ait donné un nouveau nom.

— Celui-ci s’appelle Nelson. C’est son nom ordinaire. Évidemment, le vrai nom qui figure sur son certificat est interminable.

— Vous le présentez dans des concours.

— Pas besoin de le présenter, dit la femme. Il connaît tout le monde.

 

— La semaine dernière, je suis allé faire un tour au Village, dit Keller, et il s’est passé un truc incroyable. J’ai rencontré une femme dans le parc.

— C’est incroyable ?

— Pour moi, c’est inhabituel. Généralement, je rencontre des femmes dans des bars ou des soirées, ou bien c’est quelqu’un qui nous présente. Mais là, nous nous sommes rencontrés et nous avons parlé, et je l’ai rencontrée de nouveau, par hasard, le lendemain matin. Je lui ai offert un capuccino.

— Vous l’avez rencontrée par hasard deux jours de suite ?

— Oui.

— Au Village.

— C’est là que je vis.

Breen fronça les sourcils.

— Vous ne devriez peut-être pas vous afficher avec elle.

— Pourquoi donc ?

— Vous ne trouvez pas ça dangereux ?

— Pour l’instant, dit Keller, ça ne m’a coûté qu’un cappuccino.

— Je croyais que nous nous étions mis d’accord.

— D’accord ?

— Vous ne vivez pas au Village, dit Breen. Je sais où vous habitez. Ne prenez pas cet air surpris. La première fois que vous êtes sorti d’ici, je vous ai regardé par la fenêtre. On aurait dit que vous preniez garde à ne pas être suivi. Alors, j’ai décidé d’être patient et quand vous avez relâché votre surveillance, je vous ai suivi. Ce n’était pas très difficile, finalement.

— Pourquoi m’avez-vous suivi ?

— Pour savoir qui vous étiez. Vous vous appelez Keller, vous habitez au 856 Première Avenue. Je savais déjà ce que vous étiez. N’importe qui aurait pu le deviner, rien qu’en écoutant vos rêves. Sans parler du paiement en liquide et de tous ces déplacements impromptus. Je ne sais toujours pas qui vous emploie, les gros bonnets de la pègre ou le gouvernement, mais qu’est-ce que ça change ? Avez-vous couché avec ma femme ?

— Votre ex-femme.

— Répondez à ma question.

— Oui.

— Bon Dieu ! Et avez-vous réussi à… « assurer » ?

— Oui.

— Pourquoi ce sourire ?

— Je me disais que j’avais bien assuré.

Breen resta muet un long moment, les yeux fixés sur un point invisible au-dessus de l’épaule droite de Keller. Finalement, il dit :

— Voilà qui est extrêmement décevant. J’espérais que vous auriez la force de transcender le mythe d’Œdipe, et pas seulement de le reconstituer. Vous avez pris du bon temps, hein ? Vous vous êtes conduit comme un sale petit garnement ! Ah, quelle victoire sur votre père symbolique ! Vous avez couché avec sa femme ! Et vous allez la mettre enceinte pour qu’elle puisse vous donner ce qu’elle lui a refusé de manière si cruelle. C’est ça que vous vous dites, n’est-ce pas ?

— L’idée ne m’a même pas effleuré.

— Ça viendra, tôt ou tard. (Breen se pencha en avant, l’inquiétude se lisait sur son visage.) Ça me fait de la peine de vous voir saboter ainsi votre processus thérapeutique. Vous étiez sur la bonne voie.

 

De la fenêtre de la chambre, on apercevait Washington Park. Il y avait un tas de chiens, mais pas un seul qui aurait gardé des troupeaux australiens.

— Sacrée vue, dit Keller. Sacré appartement.

— Je l’ai bien mérité, crois-moi, lui répondit-elle. Tu t’habilles ? Où vas-tu ?

— J’ai envie de bouger. Ça t’ennuie si j’emmène Nelson se promener ?

— Tu le gâtes trop ! s’écria-t-elle. Tu nous gâtes trop tous les deux !

 

Le mercredi matin suivant, un taxi conduisit Keller à l’aéroport La Guardia, où il prit un avion pour Saint-Louis. Il but un café avec un associé de l’homme de White Plains et reprit un avion le soir même pour rentrer à New York. Là, il prit un autre taxi qui le déposa directement devant l’immeuble situé au bas de la Cinquième Avenue.

— Peter Stone, dit-il au portier. Je crois que Mm’Breen m’attend.

Le portier le regarda d’un air hébété.

— Mme Breen, répéta Keller. Appartement 17-J.

— Bon Dieu…

— Que se passe-t-il ?

— Vous n’êtes visiblement pas au courant. J’aurais préféré que ce soit quelqu’un d’autre qui vous le dise.

 

— Vous l’avez tuée, dit-il.

— C’est ridicule ! s’exclama Breen. Elle s’est suicidée. Elle s’est jetée par la fenêtre. Si vous voulez mon avis de professionnel, elle souffrait de dépression.

— Si vous voulez mon avis de professionnel, dit Keller, on l’a aidée.

— À votre place, je garderais cette idée pour moi. Si la police décidait de chercher un meurtrier, ils pourraient s’intéresser de près à M. Stone/Keller, le tueur de pierre. Et je serais peut-être obligé de leur expliquer que le processus habituel du transfert a mal tourné, que vous avez développé une fixation sur moi et ma vie privée et que je n’ai pas réussi à vous convaincre de renoncer à votre projet insensé d’inverser le complexe d’Œdipe. Ils pourraient bien vous demander pourquoi vous utilisez des noms d’emprunt et de quelle façon vous gagnez votre vie et aussi… Vous ne trouvez pas préférable de ne pas réveiller le chien qui dort ?

Comme un fait exprès, le chien sortit de derrière le bureau au même moment. Apercevant Keller, il se mit à agiter la queue.

— Assis ! ordonna Breen. Vous voyez ? Il est bien dressé. Faites donc comme lui, asseyez-vous.

— Je préfère rester debout. Vous l’avez tuée et vous êtes reparti avec le chien.

Breen poussa un soupir.

— La police a trouvé le chien dans l’appartement, en train de gémir devant la fenêtre ouverte. Après être allé reconnaître le corps à la morgue et leur avoir parlé de ses précédentes tentatives de suicide, j’ai proposé de prendre le chien avec moi. Il n’y avait personne pour s’occuper de lui.

— Je l’aurais pris, moi, dit Keller.

— Ce ne sera pas nécessaire. Personne ne vous demandera plus de promener mon chien, de faire l’amour avec ma femme ou de coucher dans mon appartement. On n’a plus besoin de vos services.

Breen sembla choqué par la brutalité de ses propres paroles. Son visage s’adoucit.

— Vous allez pouvoir reporter toute votre attention sur la cure, ce qui est beaucoup plus important. D’ailleurs, ajouta-t-il en désignant le divan, pourquoi ne pas vous allonger dès maintenant ?

— Bonne idée. Mais pourriez-vous d’abord enfermer le chien dans une autre pièce ?

— Vous avez peur qu’il nous interrompe ? C’est juste une petite plaisanterie. Il peut attendre dans l’antichambre. Allez, Nelson, laisse-nous. Gentil chien… Oh, non. Comment osez-vous entrer dans ce cabinet avec une arme ? Vous allez me poser ça immédiatement.

— Non, je ne crois pas.

— Pourquoi voulez-vous me tuer, nom de Dieu ? Je ne suis pas votre père. Je suis votre psychiatre. Ça n’a aucun sens de me tuer. Vous n’avez rien à y gagner, tout à y perdre. C’est un acte totalement irrationnel. Pire encore, c’est un geste d’auto-destruction névrotique.

— Je ne crois pas être encore guéri.

— C’est de l’humour noir ? Mais vous avez parfaitement raison : vous êtes loin d’être guéri, mon ami. En fait, je dirais même que vous êtes au bord d’une crise psychothérapeutique. Comment ferez-vous pour la surmonter si vous me tirez dessus ?

Keller gagna la fenêtre et l’ouvrit en grand.

— Je ne vais pas vous abattre.

— Je n’ai jamais eu la moindre tendance suicidaire, dit Breen en se plaquant contre les rayonnages de sa bibliothèque. Jamais.

— Vous étiez effondré par la mort de votre ex-femme.

— C’est dément, totalement dément. Qui croira une chose pareille ?

— On verra bien, répondit Keller. Et pour la crise thérapeutique, on verra bien aussi. Je trouverai une solution.

 

La responsable du refuge pour animaux lui dit :

— Vous parlez d’une coïncidence ! L’autre jour, vous venez vous inscrire pour adopter un chien de troupeau australien. C’est une race peu répandue chez nous.

— On n’en voit pas souvent, en effet.

— Et devinez qui nous est arrivé ce matin ? Un adorable chien de troupeau australien. Franchement, j’en suis restée comme deux ronds de flan. Il est beau, non ?

— Magnifique.

— Il n’arrête pas de gémir depuis qu’il est arrivé. Il est très triste. Son maître est mort et il n’y avait personne pour le récupérer. Ça alors ! Regardez comme il vient droit vers vous ! J’ai l’impression que vous lui plaisez.

— On pourrait dire que nous sommes faits l’un pour l’autre.

— C’est à croire. Il s’appelle Nelson, mais, évidemment, vous pouvez lui donner un autre nom.

— Nelson, dit Keller.

Le chien dressa les oreilles. Keller se pencha pour lui gratter la tête.

— Je ne serai pas obligé de changer de nom, je crois. Qui était Nelson, au fait ? Une sorte de héros anglais, il me semble ? Un général célèbre ou quelque chose comme ça ?

— Un amiral, je crois. Il commandait la flotte britannique, si mes souvenirs sont bons. Souvenez-vous, la bataille de Trafalgar Square ?

— Oui, ça me dit vaguement quelque chose. Un marin à la place d’un soldat. C’est presque pareil, non ? Je suppose qu’il y a quelque chose à payer pour l’adoption et des papiers à remplir.

Une fois les formalités effectuées, la femme lui dit :

— Je n’en reviens toujours pas. Quelle coïncidence…

— J’ai connu quelqu’un qui affirmait que les coïncidences et le hasard n’existaient pas, lui renvoya-t-il.

— Je me demande bien comment il aurait expliqué ça.

— Je serais curieux de l’entendre, moi aussi, dit Keller. Allons-y, Nelson. Bon chien, là, bon chien.