5

 

Keller et son karma

 

À White Plains, il resta assis dans la cuisine avec Dot pendant vingt minutes. La télé était allumée sur une des chaînes de téléachat.

— Je regarde ça tout le temps, dit-elle. Je n’achète jamais rien. Est-ce que j’ai besoin de zircon ?

— Pourquoi vous regardez, alors ?

— C’est ce que je me demande, Keller. Je n’ai pas encore trouvé la réponse, mais je crois savoir ce qui me plaît là-dedans. C’est le rythme.

— Le rythme ?

— Ça ne s’arrête jamais. Ils n’interrompent jamais l’émission pour passer de la publicité.

— Toute l’émission en est !

— C’est pas pareil.

Une sonnerie retentit. Elle décrocha l’interphone, écouta ce qu’on lui disait, puis adressa un signe de tête à Keller d’un air entendu.

Il monta au premier étage et resta avec le vieux pendant dix à quinze minutes. En repartant, il s’arrêta dans la cuisine pour se servir un verre d’eau. Debout devant l’évier, il prit son temps pour le boire. Dot regardait la télé en secouant la tête.

— Il n’y a que des bijoux, dit-elle. Qui donc achète tous ces bijoux ? À quoi ça sert ?

— Je ne sais pas, dit Keller. Je peux vous poser une question ?

— Posez toujours.

— Il va bien ?

— Pourquoi ça ?

— Je me demandais.

— Vous avez entendu des rumeurs ?

— Non, non, pas du tout. Mais il me paraît fatigué.

— Tout le monde est fatigué, dit-elle. La vie, c’est beaucoup de travail et ça fatigue les gens. Mais il va bien.

 

Il prit le train jusqu’à Grand Central et un taxi jusque chez lui. Nelson l’accueillit à la porte avec sa laisse dans la gueule. Keller éclata de rire et attacha la laisse au collier du chien. Il avait plusieurs coups de téléphone à passer, un voyage à organiser, mais ça pouvait attendre. Pour l’instant, il emmenait son chien se promener.

Il prit la direction du fleuve. Nelson aimait bien cet endroit, mais, c’est vrai, Nelson semblait aimer tous les endroits. En tout cas, il possédait un enthousiasme sans bornes pour les grandes promenades. Il ne tombait jamais en panne sèche. On pouvait s’épuiser à le promener ; dix minutes plus tard, il était prêt à repartir.

Évidemment, il ne fallait pas oublier qu’il avait deux fois plus de jambes qu’un être humain. Ça faisait certainement une différence, se disait Keller.

— Je vais être obligé de partir en voyage, dit-il à Nelson. Pas très longtemps, je crois, mais le problème, c’est qu’on ne sait jamais. Des fois, je prends l’avion le matin et je suis rentré le soir même ; d’autres fois, ça dure une semaine. Mais ne t’inquiète pas. Dès que nous serons rentrés à la maison, j’appellerai Andria.

Nelson dressa les oreilles en entendant prononcer le nom de la jeune femme. Keller avait déjà vu des tableaux qui classaient les différentes races en fonction de leur intelligence, mais ça remontait à loin et il n’aurait su dire où se situaient les chiens de troupeau australiens. Certainement dans le haut du classement. Nelson comprenait tout.

— Elle doit venir demain pour te promener, de toute façon, ajouta-t-il. Je pourrais lui mettre un mot près de ta laisse, mais pourquoi prendre des risques ? Dès qu’on sera rentrés, je la bipe.

Les conditions d’hébergement d’Andria étant toujours aussi précaires que sa situation professionnelle, le seul numéro qu’il avait pour la joindre était celui du biper qu’elle gardait toujours sur elle durant ses promenades. Il l’appela dès qu’il fut rentré et lui indiqua son numéro. La jeune femme le rappela un quart d’heure plus tard.

— Bonjour, dit-elle. Comment va mon chien de troupeau australien préféré ?

— Très bien. Mais il va avoir besoin de compagnie. Je suis obligé de m’absenter demain matin.

— Pour combien de temps ? Vous le savez ?

— Difficile à dire. Ça peut prendre un jour, ou bien une semaine. Ça vous pose un problème ?

Elle s’empressa de répondre que ça n’en posait aucun.

— À vrai dire, ça tombe à pic, avoua-t-elle. Je suis hébergée chez des amis et ça ne se passe pas très bien. Je leur ai annoncé que je partirais demain matin et je me demandais où j’allais pouvoir aller. C’est incroyable comme nos actes semblent guidés par le sort, hein ?

— Oui, c’est incroyable.

— Mais, évidemment, il ne faudrait pas que ça vous embête. J’ai déjà logé chez vous, mais vous préférez peut-être que ça ne se reproduise pas.

— Non, non, c’est très bien, dit-il. Nelson est moins seul, pourquoi ça m’embêterait ? Vous êtes une personne très ordonnée, vous ne dérangez rien.

— Je suis bien dressée ! Comme Nelson, dit-elle en riant. (Puis elle redevint sérieuse.) Je vous suis très reconnaissante, monsieur Keller. Les amis chez qui je loge ne s’entendent pas très bien et je me retrouve coincée au milieu. Elle est devenue d’une jalousie maladive, et lui se dit qu’il pourrait bien lui donner des raisons de l’être. Hier soir, j’ai failli faire mourir d’épuisement un teckel à poils longs à force de le promener parce que je redoutais de me retrouver devant eux. Je serai ravie de pouvoir foutre le camp demain matin.

— Pourquoi attendre demain ? dit-il de manière impulsive. Venez donc dès ce soir.

— Mais vous ne partez que demain.

— Et alors ? J’ai un rendez-vous ce soir, et demain je m’en vais à la première heure. On ne se gênera pas. Et comme ça, vous partirez plus vite de chez vos amis.

— Ce serait chouette.

 

Après avoir raccroché, Keller se rendit dans la cuisine pour se préparer un café. Pourquoi lui avait-il fait cette proposition ? Ça ne lui ressemblait pas. Que lui importait si Andria était obligée de supporter un soir de plus les regards haineux de l’épouse et les mains baladeuses du mari ?

Il était allé jusqu’à improviser pour l’inciter à accepter son offre ; il s’était inventé un rendez-vous ce soir et un départ aux aurores. Or, il n’avait pas encore réservé son billet et n’avait aucun projet pour ce soir.

Il était temps de réserver sa place. Il était temps de trouver un plan pour ce soir.

Un simple coup de téléphone lui suffit à réserver son billet d’avion ; pour le rendez-vous de la soirée, ce fut presque aussi facile. Keller s’habillait pour sortir quand Andria arriva vêtue d’une salopette à rayures et portant un sac à dos vert sapin. Nelson lui fit la fête. Elle se débarrassa rapidement de son sac à dos pour s’agenouiller et lui rendre la pareille.

— Vous dormirez certainement quand je rentrerai et je partirai sans doute avant que vous soyez réveillée, dit Keller, alors je vous dis au revoir dès maintenant. Pour Nelson, vous savez ce qu’il faut faire et vous savez où tout est rangé.

— Je vous suis vraiment reconnaissante.

Keller prit un taxi pour se rendre au restaurant où il devait retrouver une certaine Yvonne, avec laquelle il était déjà sorti deux ou trois fois depuis qu’il avait fait sa connaissance dans un cours du soir baptisé « Déchiffrons les mystères de la cuisine balte ». Le vrai mystère, avaient-ils décrété d’un commun accord, c’était qu’on pût avoir le courage d’appeler ça de la cuisine. Depuis, il l’avait emmenée dîner dans différents restaurants, mais jamais baltes. Ce soir, il avait choisi un italien. Ils y passèrent une bonne partie du repas à se dire combien ils étaient heureux de manger dans un restaurant italien plutôt que… disons letton.

Après, ils allèrent au cinéma, et après encore ils prirent un taxi jusque chez elle, soit à dix-huit rues de chez lui, vers le nord. Au moment de glisser la clé dans la serrure, Yvonne se tourna vers lui. Ils avaient déjà atteint le stade du baiser pour se dire au revoir, Keller vit qu’elle était prête à se laisser embrasser, mais sentit qu’elle n’en avait pas vraiment envie, pas plus que lui d’ailleurs. Ils avaient tous les deux mangé de l’ail, ce n’était donc pas la peur de gêner ou de l’être. Il ne savait pas ce que c’était, mais décida de s’en tenir là.

— Eh bien… Bonne nuit, Yvonne, dit-il.

L’espace d’un instant, elle sembla surprise par cette absence de baiser, mais elle se ressaisit rapidement.

— Bonne nuit, dit-elle en prenant la main qu’il lui tendait pour la serrer amicalement dans la sienne. Bonne nuit, John.

Bonne nuit et adieu, pensa-t-il en redescendant la Deuxième Avenue vers le centre. Il ne la rappellerait pas et elle n’attendrait pas son appel. Leur seul point commun était leur dégoût de la cuisine du Nord de l’Europe, c’était un peu mince pour bâtir une relation. La chimie n’opérait pas. Certes, Yvonne était une femme attirante, mais le courant ne passait pas entre eux ; il n’y avait pas d’étincelle.

De fait, ce n’était pas rare.

À mi-chemin de chez lui, il s’arrêta dans un bar de la Première Avenue. Comme il avait déjà bu un peu de vin et tenait à avoir l’esprit clair le lendemain matin, il ne resta pas longtemps. Il but seulement une bière en écoutant le juke-box et en se regardant dans la grande glace derrière le bar.

Tu n es qu’un pauvre type solitaire, lui dit son reflet.

Quand on commence à avoir ce genre de pensées, il est temps de rentrer, mais il ne voulait pas le faire avant qu’Andria soit couchée, et comment savoir quels étaient ses horaires ? Il resta encore un peu dans ce bar avec sa bière et fit un autre arrêt en chemin pour boire un café.

Quand il rentra enfin, l’appartement était plongé dans l’obscurité. Andria s’était couchée sur le canapé ; elle dormait ou faisait semblant. Roulé en boule à ses pieds, Nelson se leva, s’ébroua et se dirigea vers son maître en trottinant sans bruit. Keller entra dans sa chambre, suivi de Nelson. Quand il referma la porte, le chien émit un bruit inhabituel, une sorte de grognement venu du fond de la gorge. Keller ignorait ce que signifiait ce bruit, mais il devait y avoir un rapport avec le fait que la porte était fermée alors qu’Andria se trouvait de l’autre côté.

Keller se mit au lit. Nelson demeura planté devant la porte, comme s’il attendait qu’elle s’ouvre.

— Allez, viens, dit Keller.

Nelson se tourna vers lui.

— Ici, Nelson.

Nelson sauta sur le lit, tourna trois fois sur lui-même, conformément au rite, et se coucha à sa place habituelle. Il était contrarié, mais il s’endormit rapidement. Keller l’imita peu de temps après.

 

Quand il se réveilla, le chien n’était plus là. Andria avait disparu, elle aussi, avec la laisse. Il se rasa, s’habilla et s’en alla avant leur retour. Il prit un taxi jusqu’à l’aéroport La Guardia, où il arriva largement avant le décollage de son avion à destination de Saint-Louis.

Il loua une Ford Tempo chez Hertz et laissa la jeune femme lui dire comment se rendre à l’hôtel Sheraton.

— Vous tournez à droite juste après le centre commercial, lui expliqua-t-elle obligeamment.

Il prit la sortie du centre commercial et repéra une place de parking disponible. Il nota l’emplacement afin de pouvoir retrouver sa voiture. Un jour, quelque deux ans plus tôt, il s’était garé dans le parking d’un centre commercial de la banlieue de Détroit sans faire attention ni à l’emplacement ni au décor. À sa connaissance, la voiture y était toujours.

Il traversa le centre commercial et chercha une boutique où on vendait des couteaux de chasse. Il y en avait forcément une, il y avait tout dans cet endroit, y compris plusieurs bijouteries pour attirer les nanas qui n’avaient pas eu leur dose de zircon à la télé, mais il passa d’abord devant un magasin Hoffritz, où son attention fut attirée par les couteaux de cuisine. Il choisit un couteau à désosser avec une lame de dix centimètres de long.

Il aurait pu apporter son propre couteau, mais cela l’aurait obligé à le faire enregistrer avant de prendre l’avion, formalité qu’il évitait chaque fois qu’il le pouvait. C’était si facile de s’équiper sur place. Le plus difficile fut de convaincre le vendeur qu’il ne désirait pas acheter toute la série et d’ignorer ses boniments comme quoi ce couteau n’aurait pas besoin d’être aiguisé avant des années. Il ne l’utiliserait qu’une seule fois, nom de Dieu !

 

Il retrouva sa Ford, le Sheraton et une place de parking, et laissa son sac de voyage dans le coffre. Il aurait préféré que le couteau soit vendu avec un étui, mais c’était rarement le cas pour les couteaux de cuisine, aussi avait-il dû improviser et prendre une enveloppe cartonnée dans un relais Fédéral Express à l’entrée du centre commercial. Il entra dans le hall de l’hôtel avec son enveloppe sous le bras, le couteau glissé bien au chaud à l’intérieur.

Et cela lui donna une idée.

Il sortit le morceau de papier glissé dans son portefeuille : St. Louis, Sheraton, Ch. 314.

« Ce type est un dirigeant syndicaliste, lui avait dit l’homme de White Plains. Certaines personnes craignent qu’il raconte ce qu’il sait. »

Dernièrement, « certaines personnes » travaillant pour un projet gouvernemental de lutte contre la drogue dans le Bronx avaient craint que leur comptable ne dise ce qu’elle savait, elle aussi, et avaient donné cent cinquante dollars à deux adolescents pour qu’ils la tuent. Les deux gars l’avaient attendue à la sortie de son bureau, suivie dans la rue et, après une promenade de quelques centaines de mètres, le gamin de seize ans lui avait tiré une balle dans la tête. Moins de vingt-quatre heures plus tard, les deux adolescents étaient derrière les barreaux et, deux jours plus tard, le petit génie qui les avait engagés les y avait rejoints.

On avait toujours ce qu’on méritait, pensait Keller.

Il se dirigea vers le téléphone intérieur et composa le 314. La sonnerie retentit suffisamment longtemps pour le convaincre qu’il n’y avait personne dans la chambre. Jusqu’au moment où un type décrocha :

— Oui ?

— FedEx, dit Keller.

— Hein ?

— Fédéral Express. J’ai un paquet pour vous.

— Y a erreur.

— Chambre 314, c’est bien ça ? Je monte.

L’homme protesta, expliquant qu’il n’attendait aucun paquet, mais Keller lui raccrocha au nez et prit l’ascenseur pour monter au troisième étage. Le couloir était désert. Il trouva la chambre 314 et frappa à la porte, sèchement.

— FedEx ! cria-t-il. J’ai un paquet !

Il entendit des bruits étouffés à travers la porte. Puis ce fut le silence. Il s’apprêtait à frapper de nouveau quand l’homme lui demanda :

— C’est quoi, cette histoire ?

— J’ai un paquet pour vous. Fédéral Express.

— Ce n’est pas possible, dit l’homme. Vous vous trompez de chambre.

— Chambre 314. C’est écrit. Sur le paquet et sur la porte.

— C’est une erreur. Personne sait que je suis ici. (Que tu crois, songea Keller.) C’est adressé à qui ?

À qui, en effet ? Bonne question.

— J’arrive pas à lire.

— Ça vient d’où ?

— J’arrive pas à lire non plus. Tout est griffonné, le nom de l’expéditeur et celui du destinataire, mais c’est marqué chambre 314, hôtel Sheraton. C’est forcément vous, non ?

— Ridicule, dit l’homme. Ce n’est pas pour moi, un point c’est tout.

— Voilà ce qu’on va faire, proposa Keller. Vous signez le reçu, vous jetez un œil à l’intérieur du paquet et si c’est vraiment pas pour vous, vous le déposez à la réception ou vous nous appelez pour qu’on revienne le chercher.

— Laissez-le devant la porte.

— Ça, c’est pas possible, dit Keller. J’ai besoin de votre signature.

— Alors, remportez-le. J’en veux pas.

— Vous refusez le paquet ?

— Bravo, dit l’homme. Vous comprenez vite, dites donc. Oui, c’est ça, je le refuse.

— Pas de problème, dit Keller. Mais j’ai quand même besoin de votre signature. Vous signez à côté de la croix, dans la case « Refusé ».

— Nom de Dieu ! s’écria l’homme. C’est le seul moyen que j’ai de me débarrasser de vous ?

Il ôta la chaîne de sûreté, tourna la poignée et entrouvrit la porte.

— Je vais vous montrer où vous devez signer, dit Keller en agitant l’enveloppe.

La porte s’ouvrit un peu plus pour laisser apparaître un grand type chauve, costaud et entièrement nu, à l’exception d’une serviette en éponge qu’il s’était nouée autour de la taille. Au moment où il prenait l’enveloppe, Keller s’engouffra dans la chambre le couteau à désosser à la main et lui planta la lame dans le ventre, sous les côtes, en remontant vers le cœur.

L’homme tomba à la renverse et resta étendu sur la moquette au pied du grand lit défait. La chambre était en désordre, Keller le remarqua. Une bouteille de scotch ouverte traînait sur la commode, deux verres à moitié pleins étaient posés sur les tables de chevet. Il y avait des vêtements éparpillés dans tous les coins, ceux de l’homme et ceux d’une femme.

Une femme ?

Le regard de Keller se posa sur la porte fermée de la salle de bains. Nom de Dieu ! C’était le moment de foutre le camp. Récupérer le couteau, l’enveloppe FedEx et…

La porte de la salle de bains s’ouvrit.

— Harry ? dit la femme. Qu’est-ce que…

Et elle vit Keller. Elle le regarda en face, dans les yeux.

D’une seconde à l’autre, elle allait hurler.

— C’est le cœur, dit-il. Venez vite, il faut m’aider.

Elle ne comprenait pas, mais Harry était là, allongé par terre et il y avait cet homme séduisant en costume qui avançait vers elle en parlant de respiration artificielle et d’ambulance sur un ton rassurant et d’une voix calme et douce. Elle ne comprenait pas, mais au moins elle ne hurla pas et, en quelques secondes, Keller se retrouva devant elle.

Elle ne faisait pas partie du contrat, mais elle était là. Elle ne pouvait pas rester à sa place dans la salle de bains, cette conne ! Non, il avait fallu qu’elle ouvre la porte et qu’elle sorte. Elle avait vu son visage, et voilà.

 

Le couteau à désosser, lavé à grande eau pour en ôter les traces de sang, essuyé pour y effacer les empreintes, disparut dans un égout à environ deux kilomètres de l’hôtel. L’enveloppe FedEx, déchirée en deux, puis encore en deux, finit, elle, dans une poubelle à l’aéroport. La Tempo retourna chez Hertz et Keller prit un vol American Airlines pour se rendre à Chicago. Il paya son billet en liquide. Il déjeuna tardivement, et longuement, dans un restaurant étonnamment bon de l’aéroport O’Hare, puis acheta un billet pour un vol United qui le déposerait à La Guardia bien après les embouteillages de l’heure de pointe. Il tua le temps dans un bar doté d’une grande baie vitrée à travers laquelle on pouvait voir les avions décoller et atterrir. Ce qu’il fit pendant quelque temps, en sirotant une bière blonde australienne, avant de reporter son attention sur la télévision où Oprah Winfrey était en grande conversation avec six nains. Le volume était trop bas pour qu’on entende ce qu’ils se disaient et c’était sans doute aussi bien. De temps à autre, la caméra balayait l’auditoire qui semblait composé d’un nombre disproportionné de personnes de petite taille. Keller était fasciné. Il s’interdit de faire la moindre plaisanterie sur Blanche-Neige.

Était-ce un erreur de rentrer à New York dans la même journée ? se demandait-il. Qu’allait en penser Andria ?

Bah, il lui avait dit que ce serait peut-être vite réglé. D’ailleurs, peu importe ce qu’elle pensait.

 

Il but une deuxième bière australienne et continua à regarder les avions décoller. Dans le sien, il but un café et mangea deux petits sachets de cacahouètes. Arrivé à La Guardia, il s’arrêta au premier téléphone qu’il trouva et appela White Plains.

— Vous n’avez pas traîné, lui dit Dot.

— Du gâteau.

Il prit un taxi, demanda au chauffeur d’emprunter le pont de la 59e Rue et lui indiqua comment le trouver. Une fois devant sa porte, il sonna plusieurs fois avant d’ouvrir avec sa clé. Nelson et Andria étaient sortis. Peut-être étaient-ils restés dehors toute la journée. Peut-être était-il allé à Saint-Louis pour tuer deux personnes pendant que la fille et le chien faisaient une interminable promenade.

Il se confectionna un sandwich et alluma la télé. Il sauta d’une chaîne à l’autre et, fasciné, finit par s’arrêter sur une des chaînes locales de téléachat qui proposait des articles de sport de collection. Des balles, des battes, des casques, des casquettes, des maillots, tous signés par des sportifs et accompagnés d’un certificat d’authenticité qu’on pouvait encadrer. Du zircon pour les mecs, se dit-il.

Il se faisait cette réflexion lorsque Nelson pénétra en trombe dans l’appartement, suivi d’Andria.

— En entendant la télé, dit-elle, j’ai d’abord cru que j’avais oublié de l’éteindre, mais comme je ne l’avais pas allumée, ça ne pouvait pas être ça. Alors, je me suis dit qu’on vous cambriolait, mais pourquoi un cambrioleur allumerait-il la télé ? Généralement, ils la volent, ils ne la regardent pas.

— J’aurais dû téléphoner de l’aéroport, dit-il. Je n’y ai pas pensé.

— Que s’est-il passé ? Votre vol a été annulé ?

— Non, non, je suis parti. Mais l’affaire a été réglée en deux temps trois mouvements.

— Super. Nelson et moi, on a passé une journée formidable, comme d’habitude. Quel bonheur de le promener !

— Il est bien dressé.

— Y a pas que ça. C’est aussi un enthousiaste.

— Je comprends ce que vous voulez dire.

— Tout semble le rendre tellement heureux qu’on se sent bien avec lui. En plus, il s’intéresse vraiment à tout. Je l’ai emmené avec moi quand je suis allée arroser les plantes et nourrir les poissons dans l’appartement de Park Avenue. Les occupants sont en Sardaigne. Vous y êtes déjà allé ?

— Non.

— Moi non plus, mais j’aimerais bien, un jour. Pas vous ?

— Je n’y ai jamais pensé.

— Si vous aviez vu Nelson devant l’aquarium ! Il regardait nager les poissons avec des yeux écarquillés. Si vous voulez un aquarium, je vous aiderai à l’installer. Mais je vous conseille de vous en tenir aux poissons d’eau douce. Les aquariums d’eau salée, c’est la plaie à entretenir.

— Je m’en souviendrai.

Elle se pencha pour caresser le chien, puis se redressa.

— Je peux vous demander un truc ? reprit-elle. Ça vous ennuie que je reste ici ce soir ?

— Bien sûr que non. C’était plus ou moins ce que j’avais prévu.

— Je ne savais pas trop et il est un peu tard pour trouver une solution de dépannage. Mais je me disais que vous voudriez peut-être rester seul en revenant de voyage et…

— Je ne suis pas parti longtemps.

— Ça ne vous gêne pas ? Vraiment ?

— Absolument pas.

Ils regardèrent la télé en buvant du chocolat chaud qu’elle avait préparé. Une fois l’émission terminée, il emmena Nelson faire une promenade nocturne.

— Tu as vraiment envie d’un aquarium ? lui demanda-t-il. Remarque, puisque j’ai une télévision, tu as bien le droit d’avoir un aquarium, je suppose. Mais est-ce que tu le regarderas encore au bout d’une semaine ? Tu ne vas pas t’en lasser ?

Non, se dit-il, c’était même ce qu’il y avait de bien avec les chiens. Ils ne se lassaient pas comme les gens.

Au bout de deux ou trois rues, Keller se surprit à raconter à Nelson ce qui s’était passé à Saint-Louis.

— Ils ne m’avaient pas parlé d’une femme. Son nom ne figurait pas sur la fiche d’hôtel. Ce ne devait pas être son épouse ; officiellement, elle n’avait rien à faire là. C’est pour ça qu’il l’a envoyée dans la salle de bains avant d’ouvrir, c’est pour ça qu’il ne voulait pas ouvrir au départ. Si elle était restée dans la salle de bains une minute de plus…

Mais… et si elle était sortie une minute plus tard ? Elle aurait hurlé à tue-tête, avant que Keller ait le temps de quitter l’hôtel, et aurait ainsi pu donner un certain nombre de renseignements à la police. La manière dont le tueur était entré dans la chambre, par exemple.

Pour finir, se dit-il, c’était donc aussi bien que ça se soit passé comme ça. Malgré tout, cette histoire lui restait en travers de la gorge. On ne lui avait pas parlé d’une femme.

 

Il n’y avait qu’une salle de bains. Andria l’utilisa en premier. Il entendit couler l’eau de la douche, puis plus rien, jusqu’à ce que la jeune femme ressorte vêtue d’une sorte de chemise de nuit informe en flanelle rose qui la couvrait du cou jusqu’aux chevilles. Elle s’était peint, il le constata, chaque ongle d’orteil d’une couleur différente.

Il prit une douche à son tour et enfila un peignoir. Andria s’était assise sur le canapé et lisait un magazine. Ils se souhaitèrent bonne nuit et Keller appela Nelson en faisant claquer sa langue. Le chien le suivit dans la chambre. Quand il referma la porte, l’animal émit le même grognement sourd que la veille.

Keller ôta son peignoir, se coucha, tapota le lit à côté de lui pour appeler Nelson. Mais celui-ci resta planté devant la porte et refit le même bruit de gorge, avec un peu plus d’insistance cette fois.

— Tu veux sortir ?

Nelson remua la queue, ce que Keller prit pour une réponse affirmative. Il se leva pour aller ouvrir la porte et le chien se faufila dans la pièce voisine. Keller referma la porte et se recoucha en se demandant s’il n’était pas jaloux. Peut-être n’était-il pas seulement jaloux de la fille parce que Nelson préférait rester avec elle plutôt qu’avec lui, se dit-il tout à coup. Peut-être était-il aussi jaloux du chien qui, lui, pouvait coucher avec Andria.

Les petits doigts de pied roses, peints de couleurs différentes…

Il essayait encore de faire le tri dans ses pensées lorsque la porte de la chambre s’ouvrit pour laisser entrer le chien.

— Il veut rester avec vous, je crois, dit Andria.

Elle referma la porte avant que Keller ait trouvé à lui répondre.

Mais Nelson avait-il vraiment envie de rester avec lui ? Apparemment, le chien ne savait pas ce qu’il voulait. Il sauta sur le lit, tourna une fois sur lui-même, deux fois, puis il ressauta par terre pour retourner devant la porte. Et se remettre à grogner, de manière plaintive cette fois.

Keller se releva pour aller lui ouvrir. Nelson s’avança dans l’encadrement de la porte, mais n’alla pas plus loin. Keller passa la tête à l’extérieur, lui aussi.

— Je crois qu’il ne supporte pas la porte fermée, dit-il. Je propose qu’on la laisse ouverte.

— D’accord.

Keller laissa la porte entrouverte et retourna se coucher. Nelson en profita pour retourner dans le salon. Quelques minutes plus tard, il était de retour dans la chambre. Pourquoi diable ce chien se comportait-il comme un futur papa dans la salle d’attente d’une maternité ? se demanda Keller. À quoi riment toutes ces allées et venues ?

Il ferma les yeux. Le sommeil lui semblait aussi éloigné que la Sardaigne. Pourquoi Andria rêvait-elle d’aller là-bas ? À cause des sardines ? Dans ce cas, elle pourrait faire une escale en Corse pour acheter un corset, et pousser jusqu’à la Sardaigne pour les sardines. Ou Malte pour les faucons et la Crète pour les crétins, et…

Il commençait à sombrer quand le chien revint dans la chambre pour la énième fois.

— Nelson, qu’est-ce qui te prend, nom de Dieu ?

Il se pencha pour caresser l’animal derrière l’oreille.

— Tu es un brave chien. Oui, oui, un brave chien, mais tu es cinglé.

On frappa à la porte.

Keller se redressa dans son lit. C’était Andria, évidemment, et la porte était ouverte ; elle avait frappé pour attirer son attention.

— Nelson n’arrive pas à décider avec qui il veut rester, dit-elle. Je ferais peut-être mieux de prendre mes affaires et de m’en aller.

— Non.

Il ne voulait pas qu’elle s’en aille.

— Non, ne partez pas.

— Dans ce cas, je devrais peut-être rester, dit-elle.

 

Elle entra. Elle avait allumé la lampe dans le living-room avant de venir frapper à la porte de la chambre, mais l’éclairage à contre-jour ne dévoilait rien de son corps. La chemise de nuit en flanelle était opaque. D’un seul geste, Andria la fit passer par-dessus sa tête et Keller découvrit alors tous les secrets de son corps.

— J’ai l’impression de commettre une grosse erreur, poursuivit-elle, mais je m’en fiche. Ça m’est égal. Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Je comprends très bien, dit Keller.

 

Plus tard, il dit :

— Tu vas sans doute croire que j’ai tout manigancé avec le chien. J’aimerais pouvoir m’attribuer ce mérite, mais je te jure que l’idée venait uniquement de lui. On aurait dit le singe dans le problème de logique où il est incapable de décider entre les deux balles de foin. D’ailleurs, je me demande où il est passé.

Andria ne répondit pas. En l’observant, Keller s’aperçut qu’elle pleurait. Bon Dieu, avait-il dit quelque chose qui lui avait fait de la peine ?

— Andria ? Ça ne va pas ?

Elle se redressa dans le lit et croisa ses bras sur sa poitrine.

— J’ai peur, c’est tout.

— Peur ? Mais de quoi ?

— De toi.

— De moi ?

— Promets-moi que tu ne me feras pas de mal. Tu veux bien ?

— Pourquoi te ferais-je du mal ?

— Je ne sais pas.

— Pourquoi dis-tu une chose pareille, alors ?

— Oh, mon Dieu…

Elle se mordilla le poing. Ses ongles n’étaient pas vernis, elle ne s’était peint que les orteils. Intéressant, ça.

— Quand j’ai une relation avec quelqu’un, j’ai besoin d’être totalement honnête.

— Ah ?

— Évidemment, c’est pas vraiment une relation, on a juste couché ensemble une fois, mais j’ai eu l’impression qu’on était très proches, tu ne crois pas ?

Keller se demandait où elle voulait en venir.

— Alors, je suis obligée d’être honnête. En fait… je sais ce que tu fais.

— Tu sais ce que je fais ?

— Quand tu pars en voyage.

C’était ridicule. Comment pouvait-elle savoir ?

— Je t’écoute, dit-il.

— J’ai peur de le dire.

Bon Dieu, peut-être qu’elle savait.

— Vas-y, dit-il. Tu n’as aucune raison d’avoir peur.

— Tu…

— Vas-y.

— Tu es un tueur.

Zut alors.

— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?

— Je ne le crois pas. Je le sais d’une certaine façon. Mais je ne sais pas comment je le sais. Je crois que je l’ai su dès que je t’ai rencontré. Sans doute à cause de l’énergie qui émane de toi. C’est impalpable, mais ça se sent.

— Ah…

— Je sens des choses chez les gens, moi. Je t’en prie, ne me fais pas de mal.

— Je ne te ferai jamais de mal, Andria.

— Je sais que tu es sincère en disant ça. J’espère que ce sera toujours vrai.

Keller réfléchit.

— Si tu penses ça de moi, ou si tu le sais, comme tu dis, et si tu as peur que je… te fasse du mal…

— Pourquoi suis-je entrée dans ta chambre ?

— Oui. Pourquoi ?

Elle le regarda droit dans les yeux.

— C’était plus fort que moi.

Keller éprouva une curieuse sensation dans la poitrine, comme si l’anneau d’acier qui enserrait son cœur venait de se fissurer et de tomber. Il prit la jeune femme dans ses bras et l’obligea à s’allonger.

Par terre, au pied du lit, Nelson dormait comme un ange.

 

Le lendemain matin, ils promenèrent Nelson tous les deux. Keller acheta le journal et une bouteille de lait. De retour à l’appartement, il fit le café pendant qu’elle mettait la table pour le petit déjeuner.

— Écoute, dit-il. Je ne suis pas très doué pour ça, mais il faut que je te dise certaines choses. La première, c’est que tu n’as rien à craindre de moi. Mon métier, c’est une chose ; ma vie privée, c’en est une autre. Je n’ai aucune raison de te faire du mal, et même si j’en avais une, je ne le ferais pas.

— Je sais.

— Ah bon ?

— J’avais peur hier soir. Je n’ai plus peur maintenant.

— Oh. Deuxième chose : je sais que tu n’as pas d’endroit où loger en ce moment et, en ce qui me concerne, tu peux rester ici aussi longtemps que tu veux. En vérité, j’aimerais bien que tu restes. Tu peux dormir sur le canapé si tu préfères, à supposer que Nelson soit d’accord. Mais j’en doute.

Alors qu’elle réfléchissait à sa réponse, le téléphone sonna. Keller fit la grimace et décrocha.

C’était Dot.

— Jeune homme, dit-elle en prenant une voix chevrotante de vieille dame. Je crois que vous devriez rendre visite à votre chère vieille tante Dorothy.

— J’en reviens, lui fit-il remarquer. C’était rapide et facile, mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas besoin de souffler entre deux contrats.

— Keller, dit-elle en reprenant sa vraie voix. Prenez le prochain train. C’est urgent.

— Urgent ?

— On a un problème.

— C’est-à-dire ?

— Vous vous souvenez d’avoir dit que c’était du gâteau ?

— Eh bien ?

— Le gâteau est retombé, dit Dot. Pigé ?

 

Il n’y avait personne pour l’accueillir à la gare de White Plains, il prit un taxi jusqu’à la grande maison victorienne de Taunton Place. Dot l’attendait dans la véranda.

— Faites-moi votre rapport, dit-elle.

— À vous ?

— Je le lui transmettrai. C’est ce qu’il veut.

Il haussa les épaules et lui fit son rapport. Il raconta où il était allé, ce qu’il avait fait. Quelques phrases suffirent. Quand il eut terminé, il marqua un temps d’arrêt, puis il ajouta :

— La femme ne devait pas se trouver là.

— L’homme non plus.

— Comment ça ?

— Vous vous êtes trompé de bonhomme, dit-elle. Attendez-moi ici, Keller. Il faut que je transmette votre rapport à Son Éminence. Si vous voulez du café, il y en a du frais dans la cuisine. Enfin… relativement frais.

Il resta dans la véranda. Il s’assit sur une vieille balancelle et se laissa bercer d’avant en arrière, mais cela lui parut vite trop frivole compte tenu des circonstances. Il alla s’asseoir sur une chaise, mais il ne tenait pas en place. Il était debout quand Dot revint.

— Chambre 314, avez-vous dit.

— C’est la chambre où je suis allé. C’est la chambre que j’ai appelée du hall, et c’était bien le numéro qui se trouvait sur la porte. Chambre 314, hôtel Sheraton.

— Ce n’était pas la bonne chambre.

— J’avais noté le numéro. Il me l’a donné et je l’ai noté.

— Vous n’auriez pas gardé le papier, par hasard ?

— Bien sûr que si ! dit-il. Je garde tout. Il est sur ma table basse, à côté du couteau, du portefeuille et de la montre de la victime. Non, évidemment, que je n’ai pas gardé ce papier !

— Non, évidemment, mais ç’aurait été sympa de votre part de faire une exception pour une fois. La… personne visée occupait la chambre 502.

Keller plissa le front.

— Mais… ça n’a rien à voir. Que s’est-il passé ? Le type a changé de chambre ? Si on m’avait donné un nom ou une photo…

— Oui, je sais. Et non, il n’a pas changé de chambre.

— Dot, je peux pas croire que j’aurais noté un mauvais numéro.

— Moi non plus, Keller.

— Si je m’étais trompé d’un chiffre ou si j’avais interverti l’ordre, d’accord, je pourrais presque y croire, mais confondre 502 et 314…

— Vous savez à quoi correspond le chiffre 314, Keller ? (Il ne le savait pas.) C’est l’indicatif de Saint-Louis.

— L’indicatif ? Comme pour un numéro de téléphone ?

— Voilà.

— Je ne comprends pas.

Dot laissa échapper un soupir.

— Il a beaucoup de soucis ces derniers temps. Il est sous pression. Alors, si ça reste entre nous… (Comme s’il avait pu en parler à quiconque !), il a dû se tromper de papier et vous donner l’indicatif de la ville au lieu du numéro de chambre.

— Je me disais bien qu’il avait l’air fatigué. Je vous en ai même fait la réflexion.

— Et je vous ai répondu que la vie fatiguait les gens, si je me souviens bien. Nous avions raison tous les deux. Quoi qu’il en soit, vous filez à Tulsa.

— Tulsa ?

— C’est là-bas que vit la cible. Apparemment, l’individu en question a annulé tous ses autres rendez-vous et rentre chez lui cet après-midi. J’ignore s’il s’agit d’une coïncidence ou si le meurtre commis deux étages au-dessous de sa chambre lui a fichu la trouille. Le client ne voulait pas que ça se passe à Tulsa, mais il n’a plus le choix désormais.

— Je viens de faire le travail, dit Keller, et il faut que je recommence ? Quand la femme est sortie de la salle de bains, c’est devenu deux pour le prix d’un et, maintenant, c’est trois ?

— Pas exactement. Il est obligé de sauver la face, Keller. On dira que vous vous êtes emmêlé les pinceaux, mais que vous allez réparer votre erreur. Et quand toute cette histoire sera oubliée, vous aurez un petit cadeau dans vos chaussures à Noël.

— À Noël ?

— Façon de parler. Vous toucherez un bonus et vous ne serez pas obligé d’attendre Noël.

— Le client va payer un supplément ?

— Je vous ai dit que vous auriez un bonus. Je n’ai pas dit que ce serait le client qui paierait. À Tulsa, vous serez accueilli à l’aéroport par quelqu’un qui vous fera visiter les lieux et vous désignera la cible. Vous êtes déjà allé à Tulsa ?

— Je ne crois pas.

— Vous allez adorer. Vous aurez envie de vous y installer, vous verrez.

Il n’avait même pas envie d’y aller. Arrivé au milieu de l’escalier de la véranda, il se retourna et remonta. Il demanda :

— Le type et la femme de la chambre 314, qui était-ce ?

— Qui sait ? Ce n’était pas Gunnar Ruthven, c’est tout ce que je peux vous dire.

— C’est le type que je vais voir à Tulsa ?

— Espérons. En ce qui concerne le couple de la 314, je ne connais pas leurs noms. Lui, c’était un industriel du coin, il possédait une usine de nettoyage à sec ou un truc comme ça. Sur elle, je ne sais rien. Ils étaient mariés, mais pas ensemble. D’après ce que j’ai compris, vous avez interrompu une représentation en matinée.

— Oui, apparemment.

— Baisser de rideau, dit Dot. Drôle de monde, hein ?

— Il s’appelait Harry.

— Vous voyez ! Je vous l’ai bien dit que ce n’était pas Gunnar Ruthven. Mais quelle importance, Keller ? Vous n’allez pas leur envoyer une gerbe de fleurs, n’est-ce pas ?

 

— Je serai absent un peu plus longtemps cette fois, dit-il à Andria. Je dois… aller quelque part pour… régler un problème.

— Je m’occuperai de Nelson. Et nous serons là tous les deux quand tu rentreras.

Son avion décollait de Newark. Il prépara son sac et appela un taxi pour se rendre à l’aéroport.

— Ça ne te gêne pas ? demanda-t-il.

— Ton métier ? Ça me gênerait si c’était moi qui le faisais, mais comme j’en serais incapable, la question ne se pose pas. Est-ce que ça me gêne que tu le fasses ? Non, je ne crois pas. Après tout, c’est ton métier.

— Tu ne trouves pas que c’est mal ?

Elle réfléchit.

— Je ne crois pas que ce soit mal à tes yeux. Je crois que c’est ton karma.

— Mon destin ou un truc dans ce genre, tu veux dire ?

— Oui, en quelque sorte. C’est ce que tu dois faire pour apprendre la leçon que tu es censé apprendre au cours de ta vie actuelle. Nous ne vivons pas qu’une fois, tu sais. Nous avons plusieurs vies.

— Tu crois ?

— Je ne le crois pas, je le sais.

— Ah.

Le karma, se dit-il.

— Et les gens que je vais voir ? C’est leur karma aussi ?

— Tu trouves que ça ne tient pas debout ?

— Je ne sais pas. Il faut que j’y réfléchisse.

 

Il eut largement le temps de le faire. Il resta cinq jours à Tulsa avant d’avoir l’occasion de boucler l’affaire Gunnar Ruthven. Un jeune type au regard triste, prénommé Joël, l’accueillit à l’aéroport et lui offrit une visite guidée qui incluait le domicile de Ruthven en banlieue et ses bureaux dans le centre. Ruthven vivait dans une maison imitation Tudor, située sur 2 000 mètres carrés de terrain, et avait ses bureaux dans l’immeuble de la Great Southwestern Bank, à quelques pas du tribunal. Joël conduisit ensuite Keller à l’All-American Inn, un motel parmi une vingtaine d’autres regroupés au bord de la route, à moins de deux kilomètres de l’aéroport.

— Si le motel s’est appelé comme ça, lui expliqua Joël, c’est pour qu’on sache qu’il n’était pas tenu par des Indiens. Pas des Indiens de chez nous, non, des Indiens d’Inde, je veux dire, des Hindous. Ces gens-là possèdent la plupart des motels. C’est pour ça que les proprios de celui-ci l’ont baptisé All-American ; ils avaient même installé un immense panneau pour annoncer que ce motel appartenait et était tenu uniquement par des 100 % Américains.

— Quelqu’un les a obligés à enlever le panneau ?

Joël secoua la tête.

— Il y a un an environ, ils ont vendu le motel et les nouveaux proprios ont enlevé le panneau.

— Ils n’aimaient pas les sous-entendus ?

— C’est le moins qu’on puisse dire. C’est des Hindous, figurez-vous. Mais attention, c’est un endroit bien, et vous n’êtes pas obligé de passer par la réception. Votre chambre est déjà réservée et payée pour une semaine. J’ai pensé que vous préféreriez ça. Tenez, voici la clé et les clés de la voiture. C’est la Toyota qui est garée là-bas, la troisième en partant du bout. Les papiers sont dans la boîte à gants, avec un petit .22 automatique. Si vous préférez un plus gros calibre, il suffît de demander.

Keller lui assura que ce serait parfait.

— Allez donc vous installer, reprit Joël, et mangez un morceau si vous avez faim. Le Sizzler est de l’autre côté de la rue, à gauche ; ce n’est pas mal. Je viendrai vous chercher dans deux heures et je vous montrerai le gars que vous êtes venu voir.

Joël revint le chercher à l’heure dite et ils se rendirent dans le centre. Ils se garèrent dans un parking avec des horodateurs. Ils s’installèrent dans le hall de l’immeuble qui abritait les bureaux de Ruthven. Au bout d’une vingtaine de minutes d’attente, Joël dit :

— Voilà, il sort de l’ascenseur. Costume écossais, lunettes d’écaille, avec la mallette en aluminium. Ça fait très ère spatiale, mais, personnellement, je préférerais une serviette en cuir.

Keller prit le temps d’observer sa cible. Ruthven était grand et mince, avec un nez aquilin et un menton saillant.

— Vous êtes bien sûr que c’est lui ? dit-il.

— Oui, évidemment. Pourquoi ?

— Je voulais juste être sûr.

Joël le raccompagna au motel et lui remit un plan de Tulsa sur lequel étaient signalés différents endroits : l’All-American Inn, la maison de Ruthven, son bureau et un restaurant dans le southside « absolument formidable » d’après lui. Il lui donna aussi un morceau de papier avec un numéro de téléphone.

— Tout ce que vous voulez, dit-il. Si vous voulez une fille, si vous voulez faire une partie de cartes, si vous voulez assister à un combat de coqs, vous appelez ce numéro et je m’en charge. Vous avez déjà vu un combat de coqs ?

— Non, jamais.

— Ça vous dirait ?

Keller réfléchit.

— Non, je ne crois pas.

— Si vous changez d’avis, prévenez-moi. Ou si vous voulez autre chose.

Joël sembla hésiter.

— Faut que je vous dise : j’ai énormément de respect pour vous, avoua-t-il en détournant le regard. Je ne crois pas que je pourrais faire ce que vous faites. Je n’ai pas assez de cran.

Keller retourna dans sa chambre et s’allongea sur le lit. Du cran, se dit-il. Qu’est-ce que le cran venait faire là-dedans ?

Il songea à Ruthven. Il le revit sortant de l’ascenseur, grand et mince, et comprit pourquoi il avait été troublé par son apparence. Il ne ressemblait pas du tout à ce qu’il avait imaginé. Il ne ressemblait pas du tout à Harry de la chambre 314.

 

Ruthven savait-il qu’il était visé ? En le suivant au volant de sa Toyota, Keller décida que oui. Il sentait sa méfiance. La meilleure chose à faire était de le laisser se calmer. Après quelques jours de paix et de tranquillité, Ruthven retrouverait son comportement habituel. Il se dirait que Harry et sa maîtresse avaient été tués par un mari jaloux. Il baisserait sa garde et sortirait le nez à la fenêtre : alors Keller pourrait effectuer son travail et rentrer chez lui.

Le pistolet semblait convenir. L’après-midi du troisième jour, Keller alla faire un tour à la campagne, introduisit un chargeur plein dans l’arme et le vida sur un panneau « Passage de troupeau ». Aucune des balles n’atteignit la cible, mais ce n’était certainement pas la faute de l’arme. Il était à quinze mètres, nom de Dieu, et le panneau ne mesurait pas plus de vingt centimètres. Keller n’était pas particulièrement bon tireur, mais il avait organisé sa vie de façon à palier ce défaut. Quand on marche derrière un gars et qu’on lui colle le canon d’une arme sur la nuque, il suffit de presser la détente. Pas besoin d’être un tireur d’élite. Il suffit d’avoir…

Quoi ?

Du karma ?

Du cran ?

Il rechargea et, cette fois, il s’appliqua pour de bon et deux balles atteignirent le panneau. Incroyable ce qu’on pouvait faire quand on se concentrait.

 

Le plus difficile était de trouver un moyen de passer le temps. Il alla au cinéma, se promena dans un centre commercial et regarda beaucoup la télévision. Il avait le numéro de Joël, mais il ne l’appela pas. Il n’avait pas envie d’une compagnie féminine, il n’avait pas non plus envie de jouer aux cartes ou d’assister à un combat de coqs.

Il résista à l’envie impérieuse d’appeler New York.

Sur une des chaînes de téléachat, une femme avait dit à une autre et avec quelle conviction :

— Nous savons bien, vous et moi, qu’une femme n’a jamais trop de paires de boucles d’oreille.

Keller ne parvenait pas à se sortir cette réplique de la tête. Était-ce vrai, littéralement ? Supposons qu’une femme en ait mille paires, ou dix mille ? Supposons qu’elle en ait un million ? Ne serait-ce pas un peu trop ?

La femme de la chambre 314 ne portait pas de boucles d’oreille, mais il y en avait une paire sur la table de chevet. Combien en avait-elle d’autres chez elle ?

 

Finalement, un matin il se leva à l’aube, prit sa douche et se rasa. Il fît son sac et effaça toutes les empreintes dans la chambre. Il suivait la même routine chaque fois qu’il quittait sa chambre

— afin de ne pas être obligé d’y revenir -, mais ce matin-là, il sentit que le moment était venu d’en finir. Il se rendit au domicile de Ruthven et se gara au coin de la rue. Il traversa l’allée et le jardin d’une maison située dans une rue perpendiculaire, escalada une petite clôture et força une fenêtre avec une pince-monseigneur pour s’introduire dans le garage de Ruthven. La voiture qui se trouvait à l’intérieur n’était pas fermée. Il s’installa sur le siège arrière et attendit patiemment.

Au bout d’un moment, la porte du garage s’ouvrit. Keller se recroquevilla sur le plancher pour ne pas être vu. Ruthven ouvrit la portière et s’assit au volant.

Keller se redressa lentement. Ruthven s’énervait avec la clé, il avait du mal à mettre le contact. Mais était-ce véritablement Ruthven ?

Bon Dieu, ressaisis-toi. Qui cela pouvait-il être, à part lui ?

Keller lui enfonça le canon du pistolet dans l’oreille et vida le chargeur.

— Elles sont magnifiques ! s’écria Andria. Mais ce n’était pas la peine de me rapporter un cadeau.

— Je sais.

— Mais je suis contente quand même. Je les adore.

— Je ne savais pas quoi t’offrir, dit-il. Je ne sais pas ce que tu as déjà. Mais je me suis dit qu’une femme n’a jamais trop de boucles d’oreille.

— Ça, c’est bien vrai, dit-elle. Et rares sont les hommes qui le savent.

Keller essaya de ne pas sourire bêtement.

— Pendant ton absence, reprit-elle, j’ai repensé à ce que tu m’as dit. Que tu aimerais bien que je reste ici ? J’ai besoin de savoir si tu le penses toujours, ou si c’était simplement… un truc qu’on dit sur l’instant.

— J’aimerais que tu restes, dit-il.

— Moi aussi, j’aimerais bien. J’aime bien sentir ton énergie autour de moi. J’aime ton chien, j’aime ton appartement et j’aime ta présence.

— Tu m’as manqué, dit-il.

— Toi aussi, tu m’as manqué. Mais j’ai bien aimé être ici pendant ton absence, vivre dans ton environnement, promener ton chien. J’ai un aveu à te faire, d’ailleurs. J’ai dormi dans ton lit.

— Évidemment ! Où voulais-tu dormir ?

— Sur le canapé.

Keller lui jeta un regard noir. Elle rougit.

— Moi, dit-il, j’ai beaucoup pensé à tes orteils.

— Mes orteils ?

— De toutes les couleurs.

— Ah. Je n’arrivais pas à me décider pour une couleur et, soudain, je me suis souvenue que Dieu, dans la même situation, avait créé l’arc-en-ciel.

— Les orteils arc-en-ciel. J’ai bien envie de les prendre un par un dans ma bouche, ces petits arcs-en-ciel roses. Qu’en penses-tu ?

— Oh…

 

Plus tard, il dit :

— Suppose que quelqu’un soit assassiné par erreur.

— Comment est-ce possible ?

— Admettons qu’on confonde un indicatif de téléphone avec un numéro de chambre. Une erreur humaine, une erreur d’ordinateur, n’importe quoi. Ça arrive.

— Non, jamais.

— Jamais ?

— Les gens font des erreurs, dit-elle, mais une erreur, ça n’existe pas.

— Comment ça ?

— Tu pourrais faire une erreur. Imagine que tu t’entraînes avec un haltère et que l’haltère tombe par la fenêtre. Dans ce cas, tu ferais une erreur.

— En effet.

— Quelqu’un qui cherche une adresse dans la rue d’à côté pourrait descendre de son taxi devant chez toi, par erreur, et voilà qu’il reçoit l’haltère sur la tête. Cette personne a commis une erreur elle aussi.

— Sa dernière.

— Oui, et pour toujours. Vous avez commis une erreur tous les deux, mais si tu regardes les choses dans leur ensemble, il n’y a pas eu d’erreur. La personne a reçu un haltère sur la tête et en est morte.

— Pas d’erreur ?

— Non, ça devait arriver.

— Mais si ça ne devait pas arriver…

— Dans ce cas, ça ne serait pas arrivé.

— Si c’est arrivé, c’est que ça devait arriver ?

— Exactement.

— Le karma ?

— Le karma.

— Petits orteils roses, dit-il, je suis content que vous soyez là.