DIX

EN CHEMIN

L’aube pointait le bout du nez. Le feu était presque éteint, il n’en restait plus qu’un tas de braises fumantes. Félix déjeunait d’un peu de ce fromage rustique nain et d’une tranche de pain dur. Il le ramollissait dans la bouche avec une gorgée de bière afin de pouvoir le mâcher. Autour de lui, les nains et les Kislevites levaient le camp.

Ulrika lui adressa un sourire. Il tendit la main et attrapa la sienne. Il fut satisfait de voir qu’elle ne le rejetait pas, et Bjorni lui lança même un clin d’œil entendu par-dessus l’épaule de la demoiselle. Le nain renifla et lui fit un geste un peu trop explicite au goût de Félix, qui détourna le regard.

Malakai, qui avait fini par réparer son chariot, était occupé à ranger son équipement dans des caisses de bois. Il en avait sorti plusieurs choses, sans doute des armes, et les avait rangées sous le siège, juste à portée de main. Les poneys s’étaient remis de leurs émotions de la veille et attendaient docilement le moment du départ.

Les autres Tueurs avaient déjà bouclé leur paquetage et astiqué leurs armes, ils étaient prêts pour se battre à nouveau. Oleg et Standa examinaient leurs arcs. Seul Max Schreiber restait à ne rien faire. Il était pâle à faire peur et semblait vraiment épuisé. Il souriait vaguement, comme pour se moquer d’autant d’agitation. Il se décida enfin à se lever. Il semblait avoir changé, même si Félix n’aurait pas pu dire en quoi exactement.

— En route ! cria Gotrek. On est pas encore rendus chez c’te fichu dragon.

Malakai fit claquer les rênes et tout le monde se mit en marche. Au loin, s’élevaient de petits nuages.

Max était vraiment épuisé. Il avait grandement tapé dans ses ressources durant les combats de la veille contre les peaux-vertes.

Il avait très mal dormi, rongé par la jalousie lorsque Félix et Ulrika s’étaient couchés sous la même couverture, de l’autre côté du feu. Cela et les incessants ronflements des nains l’avaient empêché de fermer l’œil une bonne partie de la nuit. Ce n’est qu’après plusieurs heures passées à compter et recompter les étoiles qu’il était parvenu à trouver enfin le sommeil. Il avait l’impression de s’être à peine endormi que déjà Snorri lui donnait des coups de pied pour le réveiller. Il avait du mal à garder les yeux ouverts et la migraine menaçait, mais tout bien considéré, il ne sentait pas aussi mal qu’il l’aurait cru, et il se demandait un peu par quel miracle.

Il inspira à fond et se mit à l’écoute des vents de Magie. Ils ne soufflaient pas très fort en cette matinée, mais rien que de les sentir et une vigueur nouvelle se répandit dans tout son corps par chacune de ses veines. Il se sentait à la fois fatigué et curieusement exalté.

Le petit exercice magique de la veille lui avait cependant fait du bien. Il savait en effet que le seul moyen pour lui d’améliorer ses capacités était de pratiquer son art. Il ne pouvait pas définir exactement ce qu’il avait tiré de cette bataille, mais il savait qu’il en avait gagné quelque chose. Il était parvenu à maîtriser les flots de magie d’une manière un peu plus fluide que d’habitude et s’était enfoncé un peu plus loin dans les profondeurs de son âme que par le passé. Il sentait que ses pouvoirs en étaient ressortis renforcés.

Ces dernières semaines, il avait dû utiliser ses pouvoirs comme jamais auparavant ; au combat contre les skavens, contre le dragon et pas plus tard que la veille contre des orques. Et il avait dû le faire sous l’emprise du stress, une situation qu’il n’avait jamais vécue de toute son existence d’érudit. Cela semblait avoir de sérieux effets sur sa personne.

Il agrippa les vents de Magie et les tira à lui, percevant l’existence d’une force toute nouvelle pour lui. Ses sens semblaient bien plus affûtés, son emprise sur les flux bien plus forte. Sa perception de la magie était bien plus fine.

Jamais il n’avait eu conscience à ce point de l’existence et de la puissance des énergies contenues dans les runes de la hache de Gotrek, ni de celles, moins développées cependant, qui parcouraient la lame que Félix portait au côté. Il ressentait que chacune de ces armes avait été forgée dans un but bien précis et il parvenait même presque à les deviner. Par exemple, la hache de Gotrek permettait certainement de bannir le Chaos.

Et hier, alors que Félix sortait son épée, il s’était aperçu qu’elle possédait une forme de conscience. Félix était-il au courant de ça ? Probablement. Personne ne pouvait manier une telle arme aussi souvent et depuis aussi longtemps sans avoir saisi le phénomène. À moins bien sûr que l’arme elle-même n’ait cherché à dissimuler à son porteur sa puissance et sa destinée. Il faudrait qu’il en parle avec Félix un jour, lorsque l’occasion s’en présenterait.

Le jeune homme devait quand même être mis au parfum.

Grund se prosterna devant Ugrek l’Écorcheur ou, pour être plus précis, il se prosterna devant la tente de celui-ci. Cela lui faisait mal de se traîner de la sorte devant quelqu’un ou quelque chose, mais avec l’Écorcheur, il valait mieux être prudent. Il était très susceptible et ses coups de colère faisaient trembler de peur même les orques, tout autant que son habitude d’écorcher vives ses victimes et de leur dévorer les entrailles encore chaudes.

Les gardes personnels d’Ugrek poussèrent quelques rires désobligeants devant cette manifestation de servilité, mais Grund préféra faire semblant de ne pas les entendre. Lui-même les avait vus si souvent dans des situations humiliantes devant leur chef. D’ailleurs, les moqueries cessèrent net lorsque le battant de peau humaine s’ouvrit et qu’Ugrek sortit de sa tente, elle aussi en matériau de la même nature. Grund ne put réprimer un frisson. Le chaman Ixix était sur les talons du grand chef et cela n’augurait jamais rien de bon. Cette petite ordure était encore plus folle qu’Ugrek et prétendait que les dieux le visitaient dans ses songes. Bon, c’était peut-être vrai, car autrement, pourquoi quelqu’un comme l’Écorcheur s’abaisserait-il à écouter les jérémiades de ce misérable gobelin ?

— Tu veux kôa ? demanda Ugrek. Grund leva les yeux. Ugrek était sans doute l’orque le plus énorme de tout le monde entier, Grund en était certain, il devait faire au moins une tête de plus que la plupart des chefs de ces montagnes et il était bien plus fort. Il tenait d’une main son couperet magique, et de l’autre une énorme hache. Son armure avait dû lui être réalisée sur mesure par cet esclave forgeron humain qui était en permanence enchaîné à l’un des poteaux de sa tente. Deux énormes cornes surmontaient son casque. Son regard était d’un rouge de braise.

Grund expliqua rapidement ce qui s’était passé, puis à sa grande surprise, Ugrek se tourna vers son chaman et éclata d’un rire sonore. Le chaman couinait lui aussi en se tenant les côtes, et rigola tellement qu’il dut s’essuyer le nez dans un pan de sa tunique. Grund chercha ce qu’il avait pu dire pour provoquer cette hilarité et il ne trouva pas, mais préféra se mettre lui aussi à rire, juste pour rester du bon côté. Cela ne coûtait rien d’honorer un peu le grand chef. D’ailleurs, l’ensemble des gardes du corps se joignirent à la rigolade, même si aucun d’eux n’en comprenait la raison. L’hilarité générale fut coupée net par un geste de la main d’Ugrek. Il se tourna vers son chaman.

— C’était dans mon rêve, annonça Ixix. Les dieux avaient prévenu. Y vont d’abord tuer le dragon, et après tu les tueras. Ton couperet magique croisera la hache magique et tu ramasseras tout l’trésor du dragon.

— Et je serai le plus grand chef orque de tout le monde entier du monde ? interrogea Ugrek.

— Tu seras le plus grand chef du monde mondial ! glapit Ixix avec enthousiasme.

— Faites partir les messagers ! hurla Ugrek. Rassemblez-moi les tribus ! On va à la vallée du dragon ! On a des nabots à écrabouiller !

Tout le monde était sur le point de courir accomplir sa mission lorsque Ugrek les stoppa net d’un autre geste de la main. Il était comme ça.

— Et dites à tous vos gars de fiche la paix aux nabots jusqu’à ce qu’ils arrivent là-bas. Ils sont à moi. Je vais les tuer de mes mains et leur bouffer le cœur !

Ulrika n’était pas malheureuse, mais elle ne nageait pas non plus en pleine béatitude. Elle ne cessait de se poser des questions au sujet de sa relation avec Félix. Parfois, elle croyait qu’elle l’aimait, mais parfois aussi elle se disait que finalement, elle ne ressentait absolument rien pour lui. Surprenant de voir comment l’amour pouvait aller et venir de la sorte. Par exemple, la nuit dernière, lorsqu’ils étaient assis l’un près de l’autre et qu’ils se tenaient la main, elle avait eu le sentiment qu’un lien solide les unissait, presque quelque chose de magique. Par contre, comme ce matin même alors qu’ils marchaient sous ce ciel menaçant, le simple fait de le voir la rendait furieuse. C’était surtout toute cette dévotion à son égard qu’elle lisait dans ses yeux. Chaque fois, elle manquait de le gifler. C’était un peu comme si dans ces moments, il n’était plus le même homme que celui qui dormait à ses côtés, comme si un étranger tentait d’envahir sa vie.

Elle y réfléchit durant un long moment, puis corrigea son opinion. En fait, c’était plutôt elle-même qui se sentait comme une autre personne, quelque chose en elle changeait et elle ne comprenait pas quoi ni de quelle manière.

Elle jeta un bref coup d’œil vers les nuages menaçants et se dit qu’ils retranscrivaient sa propre tempête intérieure.

— Tirez vot’ capuchon, mam’selle, la prévint Gotrek qui marchait derrière elle. Ça va tomber…

Le prophète gris Thanquol avait devant lui les portes de Malefosse. Les pentes du gigantesque cratère montaient haut, les pierres craquelées étaient recouvertes d’un lichen à l’aspect maladif. Le linteau avait été sculpté pour représenter une énorme tête de rat dont la bouche hérissée de dents et grande ouverte était l’entrée même du repaire du clan Moulder. Les battants de fer noir étaient ses deux incisives et des têtes de skavens apparaissaient dans les orbites de ses yeux. Même d’où il était, Thanquol entendait les hurlements de bêtes et ressentait la présence d’une quantité phénoménale de malepierre. Le ciel au-dessus de sa tête frissonnait d’étranges couleurs, des fumées d’un rose chimique s’échappaient de cheminées ouvertes dans le fond du cratère et polluaient l’air alentour.

Dans son dos, le roulement des sabots des destriers se fit de plus en plus lointain, son escorte venait de le quitter. Un petit picotement le long du dos lui signifia que ce sortilège qui les avait entourés jusque-là s’éloignait avec eux. D’après ce qu’il avait compris, ce sort avait servi à plier le temps afin d’accélérer leur voyage, ce qui leur avait permis de couvrir la distance séparant la horde de Malefosse quatre fois plus vite que normalement. C’était du moins ce qu’il avait compris. Pour ce qu’il pouvait en juger, il ne semblait pas souffrir d’effets secondaires.

Il soupira une prière à l’attention du Rat Cornu, presque reconnaissant de l’avoir délivré. Les adorateurs de Tzeentch avaient tenu leur promesse et l’avaient accompagné sain et sauf jusqu’à cette enclave skaven. Il se demanda tout de même pourquoi. Les sbires de l’Architecte du Changement étaient réputés pour leur ruse, pas pour leur pitié. Mais ils devaient avoir été impressionnés par autant de persuasion de sa part. Ils pouvaient être les plus rusés du monde, ils n’avaient pas la malice du prophète gris. Une fois de plus, il avait vaincu ses ennemis grâce à la seule force de son intelligence.

Il était pourtant un peu mal à l’aise. C’était bien le dernier endroit où il aurait voulu qu’ils le conduisent, n’importe quelle autre forteresse aurait été préférable à Malefosse. Même un trou perdu. D’un autre côté, il n’arrivait pas les mains vides, devant la menace imminente du Chaos, les anciens du clan Moulder n’auraient d’autre choix que de faire cause commune avec lui.

Il envoya un coup de pied dans le postérieur de Lurk.

— Debout-debout ! Espèce de feignasse. Pas le temps de dormir !

Lurk lui jeta un regard de travers. Il avait la bave aux lèvres. Il avait dû cavaler tout le long du chemin pour rester à la hauteur des destriers alors que son maître avait fait le voyage confortablement assis. Mais il aurait été abattu s’il avait ralenti et il le savait très bien, alors il avait donné tout ce qu’il avait. Le sortilège invoqué par les sorciers du Chaos l’avait affecté lui aussi et malgré la vitesse surnaturelle des montures, il n’avait pas été distancé.

Thanquol avait conscience des petits yeux rouges de skavens qui l’observaient depuis le haut portail sculpté. Il savait très bien que des armes étaient braquées sur lui et que des renforts avaient été appelés pour faire face à toute situation.

Une voix haut perchée l’interpella.

— Qui vous êtes ? Que voulez-vous au clan Moulder ?

Thanquol se redressa de toute sa taille et leva bien haut le front afin de bien montrer ses cornes. Les gardes ne pourraient que reconnaître la marque d’un élu du Rat Cornu. Il leur laissa le temps de quelques battements de cœur pour bien se rendre compte, puis il répondit en donnant à sa voix des accents autoritaires.

— Le prophète gris Thanquol je suis, des nouvelles importantes j’apporte à vos maîtres.

— Etes-vous Thanquol ou le spectre de Thanquol ? interrogea une voix tremblotante. Le prophète gris Thanquol est mort. Tué par les nains et leurs alliés humains à la bataille du terrier des cavaliers.

Mais pourquoi faut-il toujours qu’il ait affaire à ce genre d’abruti, s’agaça Thanquol.

— D’un mort est-ce que j’ai l’air, stupide animal ? Ouvrez cette porte et à vos maîtres conduisez-moi ou un sortilège je vous jette qui vous grillera les os !

Une petite sphère lumineuse apparut autour de sa main pour bien leur signifier qu’il ne plaisantait pas. Bon, il imaginait que les pans de ce cratère devaient être protégés contre toute attaque magique par des sortilèges d’une rare puissance, mais il était possible que ces stupides sentinelles ne le sachent pas.

— Je dois consulter mes supérieurs. Attendez ! Attendez ! Le chef du poste de garde lui demandait-il de contenir son sort ou bien d’attendre à l’extérieur ? Thanquol ne savait pas, mais cela avait peu d’importance. Dès que quelqu’un de haut placé aurait connaissance de sa présence, on lui ouvrirait ces fichues portes en grand.

Il lui fallait maintenant réfléchir à ce qu’il allait leur dire. Il devait considérer ce qu’il aurait avantage à révéler au clan Moulder et ce qu’il devrait garder pour lui. Certaines révélations pouvaient attendre. Il avait pleinement confiance. Il était maître du jeu. Un skaven d’une intelligence supérieure comme lui n’aurait aucun problème à duper ces benêts du clan Moulder, pas plus qu’il n’en avait eu à berner ces stupides adorateurs de Tzeentch.

Il avait tout de même un petit doute. Même pour un skaven de sa trempe, il avait échappé un peu trop facilement aux griffes de cette horde du Chaos.

Félix était stupéfait de constater la rapidité avec laquelle les choses changeaient dans ces régions montagneuses. Le matin même, il faisait beau et le ciel était dégagé, aussi clair qu’un jour d’été dans les plaines de Kislev. Il faisait maintenant froid et gris, et il soufflait un vent glacé qui annonçait la neige, comme en plein hiver. Les nuages étaient bas et d’un gris profond. Il voyait même au loin se dessiner quelques éclairs et il entendait le roulement du tonnerre faisant écho dans les montagnes environnantes.

D’ailleurs, les montagnes elles-mêmes avaient changé. Quelques heures plus tôt, on aurait pu les croire accueillantes, presque bienveillantes, elles ressemblaient maintenant à des géants menaçants. Les pics les plus éloignés étaient dissimulés par d’autres nuages et Félix sentit son propre moral tomber en flèche. Ce changement de temps avait rappelé à son bon souvenir qu’ils étaient ni plus ni moins en route vers le repaire d’un énorme dragon et qu’ils s’en rapprochaient davantage à chaque pas.

Ulrika avait pris la tête de la colonne et faisait office d’éclaireur en compagnie de Standa et Oleg. C’était d’ailleurs une bonne idée car elle avait de loin la vue la plus perçante du groupe et pouvait repérer tout danger bien plus tôt que n’importe qui d’autre. C’était du moins ainsi qu’elle avait présenté les choses, Félix se disait plutôt qu’elle avait trouvé ce prétexte pour s’éloigner de lui. Elle était redevenue distante à son égard et avait ignoré toutes ses tentatives visant à engager la conversation. Décidément, il ne comprendrait jamais les femmes, ou en tout cas pas celle-ci.

Max Schreiber s’était approché pour marcher à ses côtés et Félix remarqua que le visage du magicien affichait un air étrange, à la fois excité et mesuré. Ses premières impressions de ce matin avaient été correctes, se dit-il, Max ressemblait plus que jamais à un sorcier, et de plus en plus. C’était peut-être parce que lui-même était conscient des pouvoirs du mage, mais il y avait quelque chose de plus. Un changement radical s’était opéré ces derniers temps, et plus les jours passaient, plus il adoptait une personnalité mystérieuse.

— Félix, je peux vous poser quelques questions au sujet de cette épée que vous portez ?

— Pourquoi ?

— Elle m’intéresse. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un artefact d’une puissance considérable et il me semble qu’elle est en train de se… réveiller en quelque sorte.

— Comment cela ?

— J’ai senti quelques changements en elle. Cette arme renferme une sorte de conscience et elle gagne en puissance.

Félix repensa à cet afflux d’énergie qu’il avait ressenti durant les combats de la veille, ainsi que la manière dont la lame l’avait protégé contre les flammes du dragon sur le toit de l’Esprit de Grungni. Il avait compris depuis longtemps que l’arme possédait des pouvoirs magiques, mais elle n’en avait fait la preuve indiscutable que tout récemment. Jusque-là, elle s’était contentée de rester affûtée et ses runes brillaient parfois dans certaines circonstances.

— Pensez-vous qu’elle pourrait être dangereuse d’une manière ou d’une autre ? demanda-t-il un peu nerveusement. Max fit la moue.

— Je n’en sais rien. Toutes les armes magiques appellent la prudence. Elles abritent une puissance qui affecte parfois celui qui les porte. Ces armes conscientes sont les plus dangereuses de toutes car elles peuvent corrompre vos pensées et votre âme.

Félix sentit se dresser ses cheveux aux paroles du magicien. Il était convaincu qu’il disait vrai. Il dut se retenir pour ne pas attraper l’épée et la balancer au loin.

— Êtes-vous en train de me dire qu’il se pourrait que cette arme exerce un certain contrôle sur moi ?

— C’est peu probable, à moins qu’elle ne soit vraiment très puissante et que vous soyez un esprit particulièrement faible, ce qui, soit dit en passant, ne me semble pas être le cas. Bon, elle pourrait très légèrement influencer vos pensées ou prendre un contrôle limité dans les moments de stress. Une arme comme celle-ci, à mon avis, ne peut pas vous dominer totalement, à moins que vous ne le vouliez vraiment. Enfin, je l’espère.

— Vous essayez de me faire peur, Max ?

— Pas du tout ! Pouvez-vous me dire comment vous êtes entré en possession de cette épée ?

Félix réfléchit quelques instants avant de répondre.

— Elle appartenait à un templier du nom d’Aldred, un membre de l’Ordre du Cœur Flamboyant. Je l’ai ramassée après sa mort.

C’est en prononçant ces mots que Félix se rendit compte que c’était à la fois vrai et faux. La lame n’avait été en possession d’Aldred que durant peu de temps, quelques secondes en fait après qu’il l’eut arrachée du trésor du troll sous Karak-aux-Huit-Pics. Le templier était en fait à la recherche de l’épée, elle ne lui avait jamais vraiment appartenu. Mais en même temps, c’était comme si elle avait été à lui, ou au moins à son ordre. Félix s’était souvent considéré comme le dépositaire temporaire de l’épée et il avait la ferme intention de la rapporter à son véritable propriétaire une fois le moment venu. Il fit part de tout ceci à Max. Le magicien posait sur lui un regard songeur.

— Il me semble que cette arme guide vos pensées depuis assez longtemps, même si cela s’est fait d’une manière subtile. Il est également possible que vous lui ayez résisté même sans en être conscient, presque instinctivement, ce qui est assez habituel en matière de magie.

— Mais pourquoi cette lame voudrait-elle m’influencer ?

— Elle est peut-être attachée à un vœu. Ou peut-être est-ce une de ces armes qui possède une destinée bien précise. Elle aurait alors été forgée afin de terrasser un ennemi bien précis. Vous n’avez jamais envisagé cela ?

— Vous connaissez déjà la réponse.

— Si vous observez la forme de la poignée, vous avez déjà un indice, à mon avis. Je serais prêt à parier qu’elle a commencé à changer après notre rencontre avec le dragon.

— Et vous gagneriez.

Félix raconta la manière dont la lame l’avait protégé contre le souffle du dragon, et la façon dont elle était intervenue dans la bataille contre les orques, juste au moment où il était en train de se dire qu’il ne survivrait pas pour affronter le monstre. Max écoutait avec attention, puis lorsque Félix eut terminé, il reprit.

— Je pense que votre épée a été forgée pour abattre les dragons.

— Pensez-vous qu’elle pourrait me donner la force de tuer Skjalandir ?

— Je ne sais pas. Elle pourrait le blesser bien plus gravement qu’une lame ordinaire, mais je ne garantirais pas qu’elle irait jusqu’à le tuer. Notre histoire est remplie de ces héros qui brandissaient des armes toutes plus puissantes les unes que les autres et qui finirent sous les crocs de ces bêtes. Même Sigmar n’a fait que blesser le grand wyrm Abraxas.

— Je vous remercie de me rassurer, Max, dit Félix. J’ai cru un instant que j’allais devenir le héros d’un conte fantastique.

— Voyons Félix ! À en juger par vos exploits à vous et Gotrek, vous l’êtes d’ores et déjà. Je suis un magicien, pas prophète ni voyant, mais je ne pense pas que ce soit uniquement par chance que votre épée, la hache de Gotrek, les inventions de Makaisson et moi-même ayons été réunis. Le destin est en marche. Si j’étais un peu plus pieux et croyant, je dirais même que c’est là l’œuvre des dieux.

Félix se mit à rire.

— J’ai plutôt l’impression que les dieux nous en veulent, à Gotrek et à moi.

— Vous êtes trop cynique, Herr Jaeger.

— Si vous aviez vu ce que j’ai vu, vous seriez cynique vous aussi, Herr Schreiber.

Max dévisagea Félix, comme s’il tentait de mesurer son sérieux. Puis il détourna le regard au loin.

— Gotrek avait raison, commenta-t-il finalement. Il va tomber des cordes.

La piste descendait vers le fond d’une vallée qui aurait tout aussi bien pu appartenir aux provinces orientales de l’Empire. Les pentes étaient recouvertes de forêts. Des murets de pierre brute transformaient les collines en une mosaïque d’une exubérance presque exagérée et saupoudrée de bosquets de fleurs sauvages. Le parfum des jonquilles et des roses parvenait aux narines de Félix. Il y avait quelques maisons ici et là, et au premier regard, un étranger de passage aurait pu facilement croire que cet endroit était habité.

Le second coup d’œil lui aurait démontré le contraire. Les murets faits de pierres posées les unes sur les autres, sans mortier, étaient éventrés en de nombreux endroits et noircis par des traces d’incendie. Les maisons n’étaient pas en meilleur état, leurs toits étaient à moitié effondrés et rares étaient les portes et les fenêtres encore en place. Les hautes herbes avaient envahi les potagers laissés à l’abandon, il n’y avait trace de bétail nulle part, juste un chien décharné qui les regarda passer d’un regard affamé avant de disparaître.

— Le boulot du dragon, annonça Ulli.

— Ou celui des pillards, répondit Gotrek en indiquant du doigt quelques ossements visibles entre les herbes sur le bord de la route. Félix alla voir et constata que le crâne était indiscutablement humain. Une lame rouillée gisait à côté du squelette dont la poitrine était encore enserrée dans une cuirasse de cuir de lambeaux. On aurait dit que celle-ci avait été mâchonnée, peut-être par le chien aperçu un peu plus tôt.

Il était encore penché sur les restes lorsqu’il sentit une goutte froide lui tomber dans le cou. Les sombres nuages s’étaient enfin décidés à libérer la pluie promise par Gotrek.

— Nous pourrions nous abriter dans cette ruine, proposa Max. Une partie du toit s’est envolée, mais nous pourrions bâcher l’ouverture.

— Et pourquoi qu’on s’mettrait pas tout bonnement directement sous la bâche à l’arrière du chariot ? demanda Steg qui avait visiblement une idée derrière la tête.

— Faudra m’passer su’l’corps… marmonna Malakai. Steg fit une moue qui laissait deviner qu’il n’était pas contre cette éventualité.

— J’espère que ces ruines ne sont pas hantées, gémit Ulli qui avait retrouvé sa pâleur d’avant la bataille et dont les genoux commençaient à s’entrechoquer de froid… À moins que ce ne fût de peur.

— Oh ! T’as pas peur des fantômes, au moins ? s’enquit Bjorni. Si ?

— J’ai peur de rien, protesta Ulli. Mais y’a que les fous qui oseraient troubler le repos des morts.

— Tu veux dire qu’on devrait envoyer Snorri ? se moqua Bjorni.

— Snorri dit qu’c’est pas bête, dit Snorri qui n’avait visiblement pas saisi l’ironie de la proposition. Snorri a pas peur des fantômes ! Et il se dirigea d’un pas ferme vers la masure à moitié écroulée.

— Mais y’a pas d’fantômes dans c’te patelin, et pis si y’en a, c’est ceux des colons humains. On a rien à craindre d’eux, ajouta Gotrek avant de suivre Snorri.

— Nous ferions bien de nous abriter, poursuivit Félix en interrogeant les Kislevites du regard pour voir s’ils étaient de son avis.

— Moi, j’reste dans eul’chariot, annonça Malakai Makaisson en posant un regard à la fois méfiant et défiant à Steg.

Celui-ci secoua la tête, puis se dirigea lui aussi vers l’abri précaire. Félix crut l’entendre pouffer de rire et il se demanda s’il ne faisait pas exprès de titiller le pauvre ingénieur, qui lui-même semblait chercher à ce qu’on le titille, d’ailleurs. Bon, si les Tueurs voulaient s’amuser à ce petit jeu entre eux, cela ne le regardait pas.

La pluie tambourinait sur le toit de la petite ferme. Elle était bâtie dans le style typique des demeures des paysans : une seule et unique pièce de grande taille qui abritait à la fois humains, chiens et bétail. L’eau formait une flaque sur le sol en terre sous chacune des ouvertures dans le toit. Quelques rats se dissimulaient dans les moindres recoins. Malgré l’humidité omniprésente, Snorri avait réussi à allumer un feu dans ce qui restait de la cheminée et cette odeur familière du bois flambé remplissait la maison. La fumée présente n’était d’ailleurs pas seulement due à la cheminée qui ne tirait plus très bien, mais aussi aux pipes des Tueurs. Tous, à l’exception d’Ulli, en avaient sorti une de leur paquetage et en tiraient des bouffées dans ce silence morose que les nains avaient pour habitude de considérer comme un compagnon tout à fait convenable.

Félix était plutôt heureux que les gobelins n’aient pas profité de l’orage pour les attaquer. Il se demandait aussi comment la poudre noire de Makaisson allait se comporter sous cette humidité ambiante. Pas très bien, conclut-il. Il pria que le temps soit au beau fixe le jour où il leur faudrait affronter le dragon. Cela fit dériver ses pensées jusqu’à son épée. Il la tira de son fourreau et se mit à en examiner la lame, avec une attention inégalée.

Indiscutablement, elle était de très belle facture. Depuis le pommeau en forme de dragon jusqu’aux runes gravées sur la lame, tout respirait le travail d’un artisan très qualifié. L’acier était parfaitement lisse, le tranchant aussi effilé que le rasoir d’un barbier, bien qu’il n’ait jamais passé dessus la moindre pierre à aiguiser. Les runes attrapèrent la lumière dansante du feu de bois. Elles semblaient juste là pour faire joli. Pas la moindre trace de magie ou de pouvoir, et Félix avait vraiment du mal à se dire que c’était en réalité tout à fait l’inverse. L’arme semblait tellement inerte que, s’il n’avait pas constaté lui-même sa nature magique, il aurait pu la prendre pour l’épée d’apparat d’un riche dignitaire impérial. Mais il se souvint du marteau de Barbe de Feu sur l’autel du temple de Grimnir. Ainsi posé, il n’avait l’air de rien, mais il en avait pourtant constaté le potentiel.

— Tu sembles bien pensif, lui souffla Ulrika. Félix leva les yeux vers elle. Elle était appuyée contre le chambranle de la porte.

— Et toi, si jolie.

— Toujours aussi flatteur, se moqua-t-elle, mais il n’y avait aucune méchanceté dans sa voix. Et à quoi pensais-tu ?

— À cette épée, aux circonstances dans lesquelles j’en ai hérité et au dragon.

Et sans vraiment s’en rendre compte, il se retrouva à lui raconter leur quête dans les souterrains de Karak-aux-Huit-Pics et comment Gotrek, Albrecht, les autres et lui avaient dû se frayer un chemin les armes à la main dans le dédale souterrain des montagnes, et comment ils étaient venus à bout du troll du Chaos. Il lui parla des esprits des rois nains qui leur étaient apparus et de ce trésor qu’ils avaient laissé derrière eux dans les tombes des souverains. Il en était à lui décrire la grandeur de l’ancienne cité naine lorsqu’il se rendit compte que tous les nains étaient eux aussi en train de l’écouter. Soudain embarrassé, il cessa de parler mais Snorri l’encouragea.

— Allez, jeune Félix, continue. Snorri aime bien les histoires comme celle-là. Elle était vraiment bien, tu sais.

Les autres Tueurs acquiescèrent en hochant la tête, alors Félix reprit son récit. Les affrontements contre les guerriers du Chaos dans les forêts de l’Empire, les rencontres avec ces cultistes déments en plein cœur des villes des hommes, les combats de rue contre les skavens au milieu de Nuln incendiée et le long voyage à travers les désolations du Chaos, à la recherche d’une forteresse naine perdue. La nuit était tombée lorsqu’il eut terminé et que le silence retomba dans la grande pièce. Il réalisa alors que la pluie avait cessé.

Il leva les yeux vers le trou dans le toit et au même moment, la fumée dans la pièce fut dispersée par la brise nocturne, celle-là même qui écarta les nuages pour laisser apercevoir les deux lunes. La plus grosse baignait les hautes herbes d’une lumière argentée. La plus petite, y ajoutait une lueur verdâtre. Félix était certain que cette dernière brillait encore plus vivement que d’habitude, plus fortement même que cette sinistre nuit de Geheimnisnacht au cours de laquelle Gotrek et lui avaient dû se battre contre tout un culte d’adorateurs de Slaanesh. Jusqu’aux plus profonds recoins de son âme, il comprenait que l’influence du Chaos grandissait en proportion avec la brillance de cette lune et que quel que soit le temps qui lui restait à vivre, elle brillerait de plus en plus fort, jusqu’à éclipser sa grande sœur. La peur s’empara alors de lui.

Les nains ne semblèrent pas s’en rendre compte. Ce fut Bjorni qui rompit finalement le silence.

— Par Grungni, Grimnir et Valaya, Félix Jaeger, t’as posé tes fichus yeux sur bien plus d’endroits sacrés pour la nation naine que la plupart de nous autres. Je sais pas si t’es béni ou maudit, mais les dieux te r’gardent. Pourquoi qu’y t’auraient laissé poser tes pattes sur le marteau de Barbe de Feu, autrement ?

Tous les autres nains approuvèrent d’un signe de tête, à l’exception de Gotrek, car Félix remarqua alors qu’il était sorti, probablement pendant qu’il racontait leurs aventures. Il l’entendait maintenant discuter avec Malakai Makaisson. Bjorni jeta un coup d’œil sur chacun des occupants de la pièce, puis cracha dans la cheminée. Il se frotta les mains.

— Bon, pisque cette nuit se prête aux histoires, j’m’en vais vous en raconter une. Certains d’entre vous ont dû entendre parler de c’te nuit où qu’j’ai rencontré deux d’moiselles elfes dans un bouge à Marienburg. Laissez-moi vous raconter la vérité vraie. Bon, pas toute la vérité. Alors, figurez-vous que…

Les grognements de protestation des autres nains le coupèrent dans son élan, mais il se reprit et poursuivit. Le regard de Félix croisa à ce moment celui d’Ulrika.

— On va prendre l’air ? lui proposa-t-il.

Elle fut d’accord.

L’odeur de la terre saturée de pluie les accueillit au-dehors. Félix jetait un coup d’œil inquiet autour d’eux. Ils s’étaient bien trop éloignés des ruines de la ferme et de son feu, et se promener ainsi seuls au beau milieu de ces montagnes n’était pas très prudent. Mais ils avaient eu tous deux besoin d’un peu d’intimité, afin de pouvoir exprimer ce qu’ils avaient à se dire, loin des nains. Pour sa part, Félix acceptait de prendre un peu de risque, juste pour se retrouver seul avec elle, même pour quelques minutes seulement.

Sa main était dans la sienne. Bon, tous deux ne sentaient pas vraiment le propre et ce moment n’avait pas tout le romantisme qu’il aurait pu espérer, mais au moins étaient-ils ensemble et il en était content. Il regarda son visage, admirant son profil. Indiscutablement, elle était très belle, tout autant qu’elle semblait soucieuse.

— Félix ? Qu’est-ce qui nous arrive ?

Il considéra cette question durant quelques secondes.
Il n’en avait pas plus la réponse aujourd’hui que quelques jours plus tôt, alors qu’ils étaient encore à Karak Kadrin. Il répondit finalement.

— Je vais suivre les Tueurs à la rencontre du dragon. Tu partiras de ton côté vers Kislev pour apporter le message de ton père à la Reine de Glace. Si je survis, je t’y rejoindrai ensuite.

— Et ensuite ?

— Alors nous irons vraisemblablement vers Praag où n’importe quel autre lieu choisi pour affronter les hordes du Chaos. Il leva les yeux vers la lune verte et ne put s’empêcher de frissonner. Et là, peut-être, nous mourrons.

— Je ne pense pas être prête à mourir, lui répondit-elle dans un souffle. Cela ressemblait à une révélation dans sa bouche, et c’était peut-être le cas. Elle était née et avait grandi dans les plaines septentrionales de Kislev, là où les enfants apprenaient dès leur plus jeune âge que devoir et mort étaient des valeurs indissociables.

— Personne ne l’est.

— Mon père me fait confiance. Je dois porter son message à notre souveraine. Et pourtant, il m’arrive parfois de penser à… abandonner ma mission et me sauver en courant, et me trouver un endroit où je pourrai rire, aimer et vivre. Et ça m’horrifie. Que penserait mon père ? Et les esprits de mes ancêtres ?

— Mais, qu’est-ce que tu voudrais, toi ?

— Si je me sauvais pour me cacher, tu viendrais avec moi ?

Félix la dévisagea. Il en oublia presque son serment envers Gotrek, ces histoires de destinée dont Max Schreiber lui avait bassiné les oreilles, ses propres rêves d’héroïsme et de gloire. Tout fut balayé en un quart de seconde.

— Oui. Tu veux partir maintenant ?

Elle garda le silence durant un certain temps et Félix lut sur son beau visage le combat qui se déroulait en elle. Une larme roula le long de sa joue et il faillit tendre la main pour l’essuyer. Mais quelque chose l’en empêcha. Il sentait qu’à ce moment même, leurs vies étaient à un tournant crucial et que leur destin pouvait basculer d’un seul mot. Il plongea son regard dans le sien et y lut l’incertitude. Il se dit à ce moment-là qu’elle devait vraiment être amoureuse de lui. Il faillit ouvrir la bouche pour parler mais elle se détourna de lui. Alors sa main n’alla pas essuyer la larme. Après plusieurs secondes d’un lourd silence, elle reprit la
parole.

— Je ne sais pas. Je ne te connais pas vraiment et je ne me connais pas moi-même non plus. Tu es fou, Félix Jaeger, et tu m’as rendue aussi folle que toi. J’irai affronter le dragon avec toi.

Puis, avant qu’il n’ait pu ajouter le moindre mot, elle partit en courant vers les restes de la ferme, aussi vite qu’elle le put, comme si tous les monstres du Chaos étaient sur ses talons. Félix essaya de comprendre ce qui venait de se passer et n’y parvint pas.

Lorsqu’il rejoignit le groupe autour du feu, il constata qu’un étranger était là lui aussi. L’homme était assez grand, le visage couturé de cicatrices et la poitrine protégée par une armure en cuir. Un large chapeau, en cuir lui aussi, lui dissimulait en partie le visage. Une longue épée reposait sur le sol à ses côtés et un bâton à l’extrémité duquel était noué un balluchon était planté dans la terre. Un luth y était également suspendu, l’étranger devait être une sorte de ménestrel ambulant.

Personne ne semblait lui prêter la moindre attention, mais l’étranger semblait s’en contreficher. Il semblait juste être satisfait d’avoir trouvé un bon feu auprès duquel se réchauffer, et un peu de compagnie, même silencieuse. L’étranger n’intéressait pas Félix non plus ; ce qu’il voulait, c’était discuter avec Ulrika, mais elle s’était déjà allongée de l’autre côté de la cheminée, entre ses deux gardes du corps et paraissait déterminée à faire comme s’il n’était pas là. Félix en fut un peu vexé. Sa fierté en prit un sérieux coup. Bon, se dit-il, si c’est ce qu’elle veut. Mais il lui fallait réfléchir de toute façon à ce qu’elle venait de lui annoncer.

— Et alors ? demanda-t-il un peu trop sèchement au nouveau venu. Vous êtes ? L’entrée en matière n’était pas des plus délicates et l’étranger leva vers lui un regard légèrement amusé.

— Johan Gatz est mon nom, mon ami. Et quel est le vôtre ?

— Félix Jaeger.

— Vous êtes avec ces Tueurs ?

— Oui.

— C’est assez fréquent de voir des humains voyager en compagnie de nains, dans ces montagnes, mais ça l’est moins de croiser trois Kislevites, un ressortissant impérial et une bande de Tueurs cheminer ensemble. Vous vous êtes regroupés pour voyager en toute sécurité ? Ou peut-être y a-t-il derrière tout ça une histoire que je pourrais mettre en chanson ?

— Tout dépend de votre genre musical, lui répondit Félix.

— Éclectique.

— J’vous ai déjà dit qu’on va s’faire un dragon ! lui lança Ulli. Johan Gatz grimaça et leva un sourcil circonspect. Et vous, vous accompagnez ces Tueurs dans leur quête ? Vos amis ici présents m’ont déjà raconté deux ou trois histoires vous concernant Gotrek et vous. Vous avez une vie plutôt bien remplie.

— Il faut croire. Félix ne comprenait pas vraiment pourquoi, mais il se sentait bousculé par les questions de l’inconnu, même si la curiosité faisait partie de la nature d’un ménestrel. Tous semblaient connaître autant d’histoires et de contes que de chansons. Sa présence ne semblait pas déranger les nains, mais il y avait quelque chose dans cet homme qui dérangeait Félix. Il essaya de se convaincre que cela n’était pas juste envers cet étranger, qu’il était simplement frustré par sa conversation avec Ulrika, mais non, l’homme ne lui inspirait vraiment pas confiance.

— Et vous vous promenez tout seul au beau milieu de ces montagnes ? lui demanda Félix. Je pensais que cette région était bien trop dangereuse pour qu’un homme seul ose s’y risquer.

— Un ménestrel va là où il veut. Même le brigand le plus sauvage ne s’en prendrait pas à un musicien sans le sou, alors qu’il peut obtenir une chanson pour rien.

— Je n’ai jamais entendu dire que les orques et les gobelins avaient l’oreille musicale.

— Je suis aussi assez bon à la course, argumenta Johan Gatz d’un sourire malin. Mais je dois avouer que je suis plutôt curieux de ce que je viens de trouver ici.

— Ah ! Oui ?

— Oui. La dernière fois que je suis passé par ici, c’était il y a quelques années. La Haute Route était bordée de villes et de villages où un homme pouvait honnêtement gagner sa croûte. La région n’était pas aussi déserte que maintenant, ni fréquentée par autant de hors-la-loi. À l’époque, il n’y avait aucun orque et les bandits de grand chemin étaient plutôt rares. Si j’avais su ce que ce coin est devenu, je n’y serais pas revenu. Je serais resté en Ostermark, malgré la concurrence.

— En effet, cela aurait été plus sage.

— Comme vous dites. La prudence est bonne conseillère, comme me disait toujours ma vieille mère.

— Mais… vous avez dit que même les pires bandits ne feraient aucun mal à un ménestrel… Vous en avez rencontré beaucoup ?

— Disons que j’ai croisé des individus qui auraient pu en être. Mais ils m’ont laissé tranquille.

— Avez-vous entendu parler d’Henrik Richter ? On dit qu’il est le roi des bandits de cette région.

Johan Gatz éclata de rire.

— Alors il est à la tête d’un bien piètre royaume, d’après ce que j’en vois. Je n’ai rencontré aucune armée de brigands, pas plus que je n’aie entendu le moindre mot sur ce roi des bandits. Mais ça ferait un beau sujet pour une chanson.

— Vous savez, je n’ai jamais croisé de ces bandits romantiques comme ceux que chantent les troubadours, lui dit Félix. Pas plus que ce célèbre justicier qui prend aux riches pour donner aux pauvres, ou qui tire son épée pour défendre la veuve et l’orphelin. Les seuls auxquels j’ai eu affaire voulaient faire tomber ma tête de mes épaules et me délester de ma bourse.

— Et vous avez rencontré beaucoup de bandits, Herr Jaeger ? lui demanda Gatz avec un regard bizarre.

— Quelques-uns.

— Alors vous devez être bien plus redoutable que vous ne semblez l’être, car vous êtes toujours en vie. Si vous voulez mon avis, vous n’avez pourtant pas l’air d’un mercenaire ni d’un homme d’épée, d’une manière générale.

— Je suis capable de me défendre, protesta Félix qui se sentait un peu insulté par les paroles de l’homme.

— Félix Jaeger, c’est un des hommes les plus grands que Snorri connaît ! lança Snorri depuis l’autre côté du foyer. Félix le regarda surpris. Il n’aurait jamais cru avoir fait telle impression sur le Tueur. Il n’était pas non plus conscient que celui-ci s’intéressait à cette conversation. Bon, ça veut pas dire grand-chose, se hâta d’ajouter Snorri, ce qui souleva un éclat de rire général parmi les nains.

Félix secoua la tête et reporta son attention sur le musicien.

— Nous allons tuer un dragon, lui dit-il. Cela vous ferait un beau sujet de chanson si vous nous accompagniez.

— J’aime trop la vie, lui répondit Gatz en rigolant. Mais si vous survivez, demandez à me voir et je vous composerai du sur-mesure. Ce sera probablement l’œuvre de ma vie.

Il marqua une pause, semblant réfléchir à ce qu’il allait dire.

— Mais… vous pensez vraiment avoir une chance de réussir ? Arriverez-vous seulement à le trouver ? Si ce que vous me dites au sujet des orques et des bandits est vrai, j’en doute plutôt.

— Nous avons déjà mis en déroute une pleine armée de peaux-vertes, lui raconta Félix, sachant très bien qu’il exagérait un peu, mais il était trop agacé par le ton moqueur du ménestrel. Johan Gatz leva une nouvelle fois un sourcil de surprise.

— Quoi ? Mais vous êtes à peine une douzaine !

— L’un de nous est magicien, les nains sont quand même des Tueurs et Malakai est un excellent armurier.

— Ah ! Alors vous transportez des armes naines ? Des canons multiples et des choses comme ça ?

Félix hocha la tête. L’étranger éclata alors d’un grand rire.

— Visiblement, vous n’avez pas pris cette chasse au dragon à la légère ! Pas comme ces fiers chevaliers, avec leur destrier, leur lance et une arme présumée magique !

— On a ça aussi, répondit Snorri. La hache de Gotrek, elle est magique. Il a fracassé un grand démon avec. Snorri l’a vu. Et l’épée d’Félix, elle est magique aussi. Si tu r’gardes bien, y’a des runes dessus.

Félix se demanda si Snorri n’avait pas écouté sa précédente discussion avec Max Schreiber. Ou peut-être pouvait-il réellement comprendre les runes. Mais de toute façon, il trouvait qu’il n’était pas très prudent de dévoiler ainsi leur attirail à un inconnu, surtout aussi curieux que celui-ci. Il avait lui-même le sentiment d’en avoir un peu trop dit. Il ne savait pas pourquoi, mais plus les minutes passaient et moins il avait confiance en ce Johan Getz, et c’était pas peu dire car il s’en était méfié dès le premier regard.

— Je vous ai visiblement sous-estimés, reprit l’homme. Votre expédition semble avoir été très bien préparée, j’ai presque pitié pour ces bandits qui se risqueraient à s’en prendre à vous.

— Il se fait tard, annonça Félix. Je vais dormir un peu.

— Cela semble très sage, en effet, se moqua à nouveau l’étranger. Les jours prochains vont être plutôt bien remplis.

Félix s’allongea comme il put près de la cheminée, jeta un dernier regard vers le ménestrel et ne fut pas surpris de le voir en train de l’observer. Il regarda alors vers Max Schreiber et remarqua l’air suspicieux avec lequel le sorcier considérait Gatz. Ainsi donc, il n’était pas le seul à avoir des doutes.

Félix se demanda si sa vie allait prendre fin cette nuit même, la gorge tranchée par un inconnu, mais il estima que c’était peu probable. Quiconque se risquerait à ce petit jeu en présence de tous ces Tueurs serait bien mal avisé.

Cette dernière considération ne le consolerait pas lui-même s’il était tué, se dit-il, puis il sombra dans un sommeil perturbé.

Johan Gatz maudissait en silence tous les dieux de la création. Lorsqu’il avait remarqué le chariot, il avait espéré qu’il s’agissait d’une petite caravane de marchands escortés par une poignée d’hommes d’armes ; il ne s’était pas attendu à tomber sur un gang de Tueurs et d’humains armés jusqu’aux dents. La présence du sorcier était particulièrement ennuyeuse. Impossible d’essayer de se glisser dehors pour donner le signal à Henrik et aux autres qui attendaient dans les collines. Le magicien ne le quittait pas des yeux et les nains semblaient bien trop se désintéresser de lui pour être honnêtes.

Il n’avait plus qu’à attendre. La chance n’était pas du côté de la bande d’Henrik ces derniers temps. En fait, les affaires marchaient plutôt mal depuis que le dragon était arrivé et que les orques avaient décidé d’arpenter les abords de la Haute Route. Autrefois, cette voie était empruntée par des convois plus ou moins bien fournis, au moins suffisamment pour faire vivre la petite troupe d’anciens mercenaires et de coupe-jarrets. Avec toutes ces nouvelles bouches à nourrir, l’avenir s’annonçait plutôt mal. Johan regrettait qu’il ait fallu accueillir tous ces réfugiés fuyant leurs villages détruits, mais ils n’avaient pas eu d’autre choix. Il leur fallait des bras en renfort s’ils voulaient défendre leur territoire contre les orques.

Mais il devait cependant remercier Sigmar, car la situation aurait pu être pire. Au moins, aucun de ces voyageurs n’avait percé à jour son déguisement de saltimbanque. Aucun, sauf peut-être ce Jaeger qui l’avait regardé d’un air bizarre. Ce poisson s’avérait bien plus difficile à attraper que prévu. Cela n’allait pas être aussi facile que d’endormir une sentinelle avec une boisson droguée, de l’égorger et de lancer aux autres le signal en agitant sa lanterne. Ces clients-là étaient sérieux et il était hors de question de tenter quoi que ce soit tant que ce satané sorcier le surveillait. De toute façon, on lui avait toujours dit que les nains étaient capables de sentir le poison, et il avait d’ailleurs eu l’occasion de le vérifier par lui-même.

Aussi sûrs d’eux-mêmes que pouvaient l’être ces gens, Henrik Richter et ses gars n’en feraient qu’une bouchée, même s’il faudrait pour cela mobiliser tout le monde. Et encore, juste la moitié suffirait tant étaient nombreux les hommes dissimulés dans les collines. Ce petit groupe avait l’air coriace, cela dit, et il leur en coûterait tout de même pas mal pour en venir à bout. Finalement, il était peut-être préférable de les laisser tranquilles.

Il sortirait donc de cette nuit bredouille, se dit-il. Ou peut-être pas. Il pourrait peut-être proposer aux Tueurs une alliance contre les orques, il savait que ces nabots haïssaient les peaux-vertes au moins autant qu’eux. Mais cela ne marcherait sans doute pas, il s’agissait de Tueurs en route pour affronter un dragon et il connaissait assez les nains pour savoir que se placer entre eux et un trésor n’aurait comme autre résultat que de se retrouver avec l’empreinte de leurs bottes sur la poitrine.

Il eut alors une idée. Cette expédition était plutôt bien équipée et, finalement, ces Tueurs pourraient bien arriver à tuer ce fichu dragon… Mais peut-être pas… Mais c’était tout de même possible, ou au moins pourraient-il le blesser suffisamment pour que les hommes et lui puissent ensuite l’achever. Dans ce cas…

Skjalandir, à en croire les rumeurs, possédait un trésor colossal. C’était d’ailleurs le cas de tous les dragons. La meilleure chose à faire serait alors de suivre ces gars-là de loin et de voir comment tourneraient les choses. S’ils arrivaient à leurs buts, ils sortiraient de cette bataille grandement affaiblis et il n’y aurait plus qu’à terminer le travail. S’ils échouaient, ce serait le dragon qui en sortirait diminué. Il en parlerait à Henrik dès le lendemain. Il connaissait assez son cousin pour savoir qu’il ne laisserait pas passer une telle occasion.

Johan sourit en pensant au trésor du dragon. Il devait être assez gros pour qu’en se le partageant, il lui en revienne assez pour se payer une taverne à Nuln et quitter cette profession bien trop risquée de bandit de grand chemin. Après tout, les choses n’étaient peut-être pas aussi mal engagées qu’il l’avait pensé… Et ses rêves l’emmenèrent planer
au-dessus d’une montagne de pièces d’or.

Le prophète gris promenait son regard à travers la grande antichambre de la Tour Moulder. Il était furieux, tout autant qu’il était inquiet. Depuis son arrivée à Malefosse, il n’avait fait qu’attendre. Des guerriers des clans portant la livrée distinctive des maîtres les avaient conduits Lurk et lui jusqu’à cette grande pièce et les avaient plantés là. Qu’est-ce que cela pouvait bien cacher ? C’était la première fois qu’il était autorisé à pénétrer au cœur de la citadelle des dignitaires du clan. Lors de ses visites précédentes, il avait chaque fois eu droit à ces cavernes que le clan réservait à ses tractations commerciales. Il ne savait pas trop s’il s’agissait dans le cas présent d’un traitement de faveur ou d’un mauvais signe. Se trouver en plein cœur de la citadelle le rendait extrêmement nerveux. Il leva une patte et toucha du bout des doigts les vents de Magie, juste pour se rassurer un peu. L’influence de la magie noire était importante en ces lieux, ce qui n’était pas vraiment surprenant car ils se trouvaient à proximité directe des désolations du Chaos et la poussière de malepierre était omniprésente dans l’air. Mais cela le rassura en effet.

Il se remit à inspecter la pièce, à la recherche de ces trous d’observation qui devaient sans doute exister. Aucun skaven digne de ce nom n’aurait laissé un étranger sans surveillance au beau milieu de sa forteresse, et le clan Moulder était probablement le plus suspicieux de toute la nation des hommes-rats.

Thanquol se dirigea vers la fenêtre et put apercevoir une partie de la cité. La vitre n’était pas vraiment faite de verre, mais d’une matière plus ou moins translucide qui lui rappelait la peau. Le clan Moulder avait en effet bâti toute sa fortune sur l’exploitation de ce qui était ni plus ni moins que la chair vivante.

Il avait sous les yeux une cité grouillante d’activité. Des hautes tours qui ressemblaient aux défenses d’une bête énorme dominaient le cratère et crachaient en leur sommet des fumées de couleurs diverses : vert pâle, rubis, bleu cobalt et bien d’autres teintes qui ne laissaient aucun doute sur leur haute toxicité. Ces panaches de fumée étaient en grande partie à l’origine du nuage permanent de pollution qui coiffait le cratère, et descendaient parfois jusqu’au sol de celui-ci en une brune épaisse. Des particules phosphorescentes flottaient également au milieu de ces nuages et Thanquol reconnut immédiatement de la poussière de malepierre. Il se sentait scandalisé par autant de gâchis, mais également impressionné par une telle démonstration de puissance et de vitalité de la part de ce clan. Il n’avait aucune idée de ce qui se tramait dans ces hautes tours, mais la cacophonie de cris et de hurlement bestiaux qui s’en échappait lui en donnait une assez bonne idée.

D’autres habitations s’élevaient aux pieds des tours, construites selon une architecture qui n’avait vraiment rien de skaven. Il s’agissait en fait pour la plupart de sortes d’énormes tentes en peau quelconque jetées sur des armatures faites d’un assemblage d’ossements divers. On aurait dit de titanesques scarabées figés sur place par une étrange magie. Il y avait aussi ces baraques qui abritaient, plus ou moins efficacement, les esclaves et la soldatesque du clan. Les rues pullulaient de skavens et Thanquol réalisa alors qu’il était fort possible que Malefosse constitue la seconde cité en termes de population, après Skarogne bien sûr.

Plusieurs mares étaient visibles, remplies d’un liquide saumâtre et pollué par les fragments de malepierre, débris de la météorite dont la chute avait creusé ce vaste cratère. Par-delà la cité, l’autre versant du cratère semblait tapissé par une multitude de petites lumières, autant de fenêtres semblables à celle derrière laquelle il se tenait. On racontait que les pentes n’étaient en fait qu’un vaste labyrinthe de tunnels et de cavernes artificielles faisant office de terriers ou de laboratoires à l’usage du clan. Thanquol vit alors une large porte s’ouvrir dans cet autre flanc du cratère et une créature massive en apparut. À cette distance, dans l’obscurité, il avait du mal à voir de quoi il s’agissait, mais cela ressemblait fort à un rat de la taille d’un mastodonte portant un howdah sur le dos.

Le ciel nocturne était traversé par des animaux volants que Thanquol prit tout d’abord pour des chauves-souris, mais il réalisa bien vite qu’elles étaient beaucoup trop grosses. Ce ne pouvait être qu’une espèce mutante, mais l’une d’elles s’approcha suffisamment d’un point de lumière et ce qu’il vit alors était un skaven dont les bras étaient reliés au corps par des membranes de peau qui lui servaient d’ailes. Un tel blasphème l’horrifia. Le Rat Cornu n’avait-il pas créé les skavens à son image ? Altérer de la sorte la silhouette de la plus noble créature du monde était indiscutablement le sacrilège suprême ! Thanquol avait toujours su que les membres du clan Moulder étaient des malades. Ce n’était que maintenant qu’il comprenait à quel point.

Cela dit, il y avait un peu de génie derrière cette folie, lui-même ne pouvait que l’admettre. Dans cet endroit si reculé et si éloigné du centre de la civilisation skaven, le clan Moulder avait donné vie à des choses dont Thanquol n’avait même jamais rêvé. Il se demanda si le conseil des Treize avait connaissance des recherches de ce clan. Très probablement, se dit-il, il s’agissait d’une information dont il pourrait profiter un jour ou l’autre.

Il retourna à son examen de la pièce dans laquelle il se trouvait. Là aussi, il existait des preuves flagrantes de la démence géniale des Moulder. Les fauteuils et la couche tendus de cuir semblaient être des créatures vivantes. Chaque fois que le regard de Thanquol revenait à un élément particulier de l’ameublement, celui-ci semblait avoir changé très légèrement de place. C’était à la fois stupéfiant et sinistre. Le prophète gris se dit que cette pièce avait été conçue pour mettre le visiteur mal à l’aise, en position de faiblesse vis-à-vis des maîtres des lieux. Il trouva alors ce qu’il cherchait. Au plafond, parmi les globes lumineux du lustre à malepierre, il perçut le reflet d’une paire d’yeux. Celui à qui ils appartenaient dut s’apercevoir qu’il avait été repéré car il se recula précipitamment et disparut hors de vue.

Comme si cela avait été le signal, les portes de la pièce s’ouvrirent comme les mâchoires d’une immense gueule et la silhouette obèse d’Izak Grottle apparut. Une table le suivait d’elle-même, preuve qu’il s’agissait bien de créatures vivantes, portant sur le plateau qui lui servait de dos des bols et des plats translucides et généreusement garnis de victuailles.

— Bienvenue, au nom du clan Moulder, prophète gris Thanquol, marmonna Grottle de sa voix basse et profonde. Quelle joie de te revoir.

Thanquol doutait de la sincérité de son ancien rival, celui-là même qui avait eu l’affront de le trahir tant de fois lorsqu’il était sous ses ordres durant les opérations à Nuln. Il avait un vieux compte à régler avec lui et Thanquol avait juré devant qui de droit qu’il aurait un jour sa revanche sur Grottle. Il savait très bien que l’intéressé en pensait tout autant à son égard et qu’à la première occasion, il le poignarderait dans le dos. Il lui faudrait faire preuve de la plus grande prudence.

Grottle s’installa comme il le put dans l’un des fauteuils, dont le cuir s’adapta tant bien que mal au postérieur de son occupant, s’étendant même vers l’avant pour soutenir les jambes bouffies de graisse, et dans son dos en un dossier confortable. Les pieds du fauteuil fléchirent légèrement sous le poids et Thanquol aurait juré l’avoir même entendu gémir de protestation. Après quelques secondes, le dossier se mit à onduler comme pour masser son occupant. Grottle se pencha en avant pour se servir un petit rat rôti dans un plat parmi ceux que lui présentait la table qui était venue se placer devant lui.

— Ainsi donc, prophète gris Thanquol, tu es venu faire ton rapport sur l’attaque contre le terrier des hommes-cavaliers, comme tu l’avais promis à mes maîtres. Tu nous apportes la confirmation de la capture du vaisseau des airs des nains et tu viens partager les secrets de sa fabrication avec nous. Tu viens enfin nous donner des nouvelles des troupes Moulder que nous avions mises à ta disposition pour accomplir ta quête.

Grottle engloutit le rat d’une bouchée puis sourit d’un air avenant. Il savait très bien que Thanquol n’était pas porteur de nouvelles aussi plaisantes et pour sa part, le prophète gris voyait très bien que Grottle s’amusait de la situation.

— Pas exactement, répondit Thanquol alors que sa queue balayait nerveusement le sol. Grottle se servit un second rat rôti.

— Pas exactement, dit-il comme pour lui-même, presque en gloussant. Pas exactement. Ce ne sont donc pas de bonnes nouvelles que tu nous apportes, prophète gris Thanquol. Pas bonnes du tout. Le clan Moulder a mis à ta disposition plusieurs centaines de ses meilleurs guerriers et beaucoup de ses bêtes les plus redoutables, avec en retour la promesse de partager avec nous les fruits de ton succès. Au moins, tu devrais pouvoir nous rendre nos guerriers et nos bêtes.

Grottle lui demandait une chose impossible et il le savait très bien. Ce gros porc le tenait en son pouvoir et il était en train de jouer avec lui. Thanquol se demanda s’il oserait s’en prendre physiquement à lui. Il était après tout l’un des élus du Rat Cornu et un émissaire officiel du conseil des Treize. Non, sûrement, il n’oserait pas… Quoique, en y réfléchissant bien, il en était parfaitement capable.

Actuellement, à part le clan Moulder et Lurk, personne d’autre que lui n’avait connaissance de cette opération. Il avait fait preuve de la discrétion la plus totale, espérant récupérer pour lui-même le vaisseau volant et rentrer à son bord triomphant pour se présenter devant le conseil. Si quelque chose lui arrivait maintenant, ce serait comme s’il s’était évanoui dans la nature. Quelle injustice ! Il était venu de lui-même pour avertir le clan Moulder de la menace de la horde du Chaos en approche et ces abrutis étaient sur le point de l’assassiner pour une prétendue dette qu’il aurait contractée à leur égard ? Il jeta sur Grottle un regard de travers et jura que cette fois-ci, ce gros tas de graisse paierait cher son insolence. Il était toujours capable de vaporiser ses ennemis et de laisser le vent éparpiller leurs poussières aux quatre coins du monde. Grottle avait pénétré dans cette pièce à ses risques et périls. Comme si ce dernier avait senti le changement d’attitude chez le prophète gris, il le regarda droit dans les yeux et grogna. Le bruit produit était assez effrayant et Thanquol se rappela que pour un skaven de sa carrure, Grottle était capable d’une vivacité certaine, sans compter qu’il était d’une force physique colossale. Il laissa donc sa colère s’éteindre, mais se tint prêt à invoquer ses terribles pouvoirs à tout moment, au cas où.

— Comment, pas revenues sont les troupes ? demanda-t-il en feignant la surprise.

— Très peu, lui concéda Grottle en plantant l’une de ses griffes dans un autre aliment et en le portant à ses crocs. Ce qu’ils ont dit de la bataille était assez confus. Des histoires d’un sorcier et d’un véritable massacre. D’après eux, leur hiérarchie était incompétente, prophète gris Thanquol. Totalement et parfaitement in-com-pé-tente.

— Le commandement des choses militaires j’avais laissé aux chefs Moulder, répondit Thanquol sans attendre, ce qui, en un sens, était la vérité. Mais en un sens seulement. Toujours était-il que ce n’était pas sa faute à lui si les chefs du clan Moulder étaient incapables de mettre en exécution ses plans si géniaux. Hein ? Pas la prétention je n’aurais de juger leur compétence.

Grottle secoua la tête, comme un maître face à un élève qui ne comprenait décidément rien à la leçon.

— Tu étais le commandant en chef, il me semble, prophète gris Thanquol. Tu étais responsable du succès de cette mission. Tu avais donné toutes sortes d’assurances aux seigneurs du clan Moulder. Ils sont… déçus. Très déçus.

Thanquol était outragé. Il en montra les crocs de rage. Un observateur attentif aurait pu remarquer le léger halo lumineux qui entourait sa main, signe qu’il était sur le point d’invoquer son sort destructeur le plus puissant.

— Avant que tu ne tentes quoi que ce soit d’inconsidéré, prophète gris Thanquol, l’interrompit Grottle, considère ceci. Après la débâcle de Nuln, je n’ai pas retrouvé le rang qui était le mien. On pourrait dire que je suis en quelque sorte en disgrâce. Tu pourrais également comprendre que mes maîtres ne me considèrent pas comme… indispensable, et c’est la raison pour laquelle ils m’ont dépêché pour converser avec toi. Considère également le fait que tu es en plein cœur de la plus grande citadelle du clan Moulder, au beau milieu de milliers de guerriers des clans. Et je ne parle pas des innombrables bêtes de guerre de toutes sortes. Quiconque serait assez fou pour s’en prendre à un membre du clan n’aurait pas la possibilité de faire plus d’un pas en dehors de cette pièce. Mais je suis convaincu que tu es trop sage pour tenter quelque chose de la sorte, n’est-ce pas ? Bien trop sage.

Thanquol avait la mâchoire crispée de frustration. L’avertissement de Grottle était sans ambiguïté. Cela signifiait également que personne n’en aurait rien à faire s’il prenait Grottle comme otage afin de tenter de négocier son départ des lieux. C’était tellement évident qu’il n’y avait qu’à peine pensé. Grottle reprit la parole. Sa voix semblait calme, presque bienveillante.

— Pour te dire la vérité, j’ai été surpris de te voir revenir. Jamais je ne m’y serais attendu après… l’affaire délicate du vaisseau. Pourquoi es-tu là ?

— Des nouvelles importantes j’apporte, et un avertissement pour les maîtres du clan Moulder.

— Tiens ? Et à quel sujet ? lui demanda Grottle d’un ton totalement désintéressé. Il se passa une griffe entre les dents pour déloger un morceau de nourriture. Une griffe très pointue, remarqua Thanquol.

— Une horde du Chaos. Beaucoup et très puissants. Vers le sud elle avance. Les serviteurs des Quatre Puissances sont sortis des désolations et sont de retour, comme des générations avant.

— Ce sont de graves nouvelles. Si elles sont vraies.

— Vraies elles sont ! Je jure par le conseil des Treize. La horde de mes yeux j’ai vu et senti leurs odeurs par mes narines. Lurk et moi lui avons échappé au risque de nos propres vies.

Thanquol préféra ne pas préciser que les adorateurs de Tzeentch l’avaient laissé partir et qu’ils l’avaient même accompagné jusqu’ici. Il ne fallait pas que Grottle puisse penser qu’il était un espion ou un traître à la cause skaven. Nombreux devaient être ses congénères épris de jalousie à son égard, qui attendaient la moindre occasion pour lui nuire et qui étaient prêts à tout interpréter de travers. Le nom de Thanquol faisait l’objet d’une indiscutable admiration parmi la nation skaven, mais cela ne suffirait pas. Il savait très bien qu’il avait des ennemis et que ceux-ci n’hésiteraient pas. Il pria en silence que Lurk pense la même chose.

— Alors ce sont de terribles nouvelles. Et que proposes-tu de faire ?

— Préparez vos armées et prêts tenez-vous à défendre Malefosse contre une invasion des forces du Chaos. Cela pourrait arriver.

— Et… si cela n’arrive pas ?

— Alors vos armées préparez quand même. La horde répandra la terreur sur son passage. La guerre à venir fournira à la cause skaven de nombreuses occasions d’avancer.

C’est en disant ces mots que Thanquol se rendit compte de leur portée. La horde du Chaos allait s’en prendre aux royaumes humains. Quelle qu’en soit l’issue, la lutte affaiblirait très probablement le camp des vainqueurs. Tout ce que les skavens avaient à faire, c’était d’attendre et saisir toutes les opportunités qui se présenteraient à eux. Le conseil des Treize il faut avertir sans attendre.

Grottle grogna et se leva de son fauteuil.

— Tu as peut-être raison, prophète gris Thanquol. Je vais porter tes paroles à mes maîtres. Ils décideront.

Thanquol n’en croyait pas ses oreilles. Il avait tout bonnement délivré à ce gros lard une information de la plus haute importance et cet imbécile n’avait pas l’air de comprendre l’urgence de la situation. Il était à deux griffes de le pulvériser d’énervement. Mais il se retint car sa mission n’était-elle pas d’avertir lui-même le conseil ? Il fallait mobiliser les armées. Il fallait mettre une stratégie sur pied. Et nul autre que lui était plus qualifié pour conduire des opérations militaires d’une telle envergure. Il en avait presque oublié le vaisseau des airs. La guerre qui s’annonçait lui fournirait d’innombrables occasions de se couvrir de gloire et de se faire bien voir aux yeux des Treize. Le Rat Cornu l’avait béni une fois de plus. Une fois de plus, il se trouvait au bon endroit, au bon moment.

Grottle sembla hésiter une fois arrivé à la porte de la pièce.

— Au fait, prophète gris Thanquol, jusqu’à ce que cette affaire soit réglée, tu es l’invité de mon clan. Nous veillerons à ta sécurité et pourvoirons à tous tes besoins. Tu es, après tout, un personnage d’importance. Je suis sûr que tu comprends.

Bien sûr que Thanquol comprenait ce que ce balourd voulait dire ! Il n’y avait plus aucun doute cette fois-ci, il était bel et bien prisonnier du clan Moulder.