Où les Stones effectuent leur première tournée aux États-Unis. Je fais la connaissance de Bobby Keys à la foire de San Antonio. Visite chez Chess Records, à Chicago. Je retrouve la future Mrs Ronnie Spector et passe une soirée à l’Apollo de Harlem. En Angleterre, la presse à scandale (et Andrew Oldham) peaufinent notre nouvelle image : chevelus, odieux et sales. Avec Mick, on écrit une chanson que les Stones peuvent jouer. On se rend à Los Angeles pour enregistrer avec Jack Nitzsche chez RCA. Je compose « Satisfaction » dans mon sommeil, et nous avons notre premier numéro un au hit-parade. Allen Klein devient notre manager. Linda Keith brise mon cœur. J’achète mon manoir, Redlands. Brian commence à disjoncter – et rencontre Anita Pallenberg.
Notre premier voyage aux États-Unis, pendant l’été 1964, a été une montée au paradis. Chacun de nous a abordé les States à sa façon. À New York, Charlie est allé au Metropole, où à l’époque ça swinguait encore, écouter Eddie Condon. Pour ma part, je me suis précipité chez Colony, le magasin de disques, où j’ai acheté tous les albums de Lenny Bruce sur lesquels j’ai pu mettre la main. Le côté vieux jeu, européen, de New York, m’étonnait beaucoup, très différent de ce que j’imaginais. Grooms, maîtres d’hôtel et tout le bastringue. Autant de froufrous inutiles comme des cheveux sur la soupe, à croire que quelqu’un avait édicté les règles en 1920 et que rien n’avait changé depuis. Mais en même temps c’était l’endroit le plus moderne, le plus palpitant au monde.
Et la radio ! Débarquant d’Angleterre, j’étais sur le cul. Écouter la radio en voiture, alors qu’une véritable explosion musicale est en marche, c’est mieux que monter au paradis. Tu tournes le bouton et il y a dix stations de country, dix stations black, et si tu es sur la route et que tu perds le signal, tu tournes à nouveau le bouton et, hop, une autre chanson géniale. La musique black était en effervescence. C’était de l’énergie pure. Motown était une usine, mais c’était pas des robots. Sur la route, on tétait du Motown, on guettait le dernier morceau des Four Tops ou des Temptations. Motown était notre aliment, en voiture ou en ville. De la radio mille miles durant, en se rendant d’un concert à l’autre, l’Amérique dans toute sa splendeur. On en avait rêvé, maintenant on le vivait.
L’humour de Lenny Bruce n’était peut-être pas la tasse de thé de tous les Américains, mais ça me permettait de comprendre les secrets de leur culture. C’était mon introduction à la satire américaine, Lenny était mon guide. Je connaissais son « humour dérangé1 » depuis un bon bout de temps. Ça ne m’a donc pas surpris qu’Ed Sullivan interdise à Mick de chanter « Let’s Spend the Night Together » (Passons la nuit ensemble) dans son show télé – c’est devenu « Let’s Spend Some Time Together » (Passons un moment ensemble). Tout était dans la nuance, mais ça voulait dire quoi ? Que les nuits n’existaient pas chez CBS ? Dément. Ça nous a bien fait marrer, c’était du Lenny Bruce pur jus : « “Nichon” est un gros mot. Attendez voir, c’est le mot ou la chose qui dérange ? »
Avec Andrew on s’est pointés au Brill Building, le nouveau Tin Pan Alley2 de la chanson américaine, pour tenter de rencontrer le grand Jerry Leiber, et il n’a pas voulu nous recevoir. Quelqu’un nous a reconnus et fait entrer. On a écouté un tas de chansons et on est ressortis avec dans la poche « Down Home Girl », un super thème funk de Leiber et Butler, que nous avons enregistré en novembre 1964. Une de nos grandes aventures a été de trouver les bureaux de Decca à New York : on a fini dans un motel à l’angle de la 26e Rue et de 10e Avenue en compagnie d’un Irlandais bourré nommé Walt McGuire, cheveux ras, tout droit sorti de la Navy. C’était le patron de la branche américaine. Et on a pigé : la grande compagnie de disques Decca à New York, c’était un entrepôt quelque part. Un sacré tour de passe-passe. « Oui, oui, nous avons de beaux bureaux à New York. » Ouais, tu parles, sur les docks, à côté du West Side Highway…
On adorait les groupes de filles, la soul de Harlem, le doo-wop : les Marvelettes, les Crystals, les Chiffons, les Chantels, on s’en mettait plein les oreilles et on en redemandait. Les Ronettes, bien sûr, le plus chaud de tous les groupes de filles. Mais aussi les Shirelles, qui chantaient « Will You Love Me Tomorrow ». Shirley Owens, leur chanteuse lead, avait une voix dingue, parfaitement équilibrée, naturelle, avec une fragilité et une simplicité étonnantes, comme si elle venait d’apprendre à chanter. Dans tout ce qu’on entendait, c’était évident, les Beatles avaient une influence, les Isley Brothers faisaient même « Please Mr Postman » et « Twist and Shout ». Si on avait essayé de jouer dans ce style au Richmond Station Hotel, on se serait fait jeter. Notre public voulait du Chicago blues hardcore, et à ça on était les meilleurs. Ils ne voulaient certainement pas entendre les Beatles. Au Richmond, c’était un devoir professionnel de ne pas s’égarer.
Notre tout premier show américain a eu lieu au Swing Auditorium de San Bernardino, en Californie. Bobby Goldsboro, celui-là même qui m’a montré le truc de Jimmy Reed à la guitare, devait jouer, et aussi les Chiffons. Mais avant on a eu droit à la présentation de Dean Martin lors de l’enregistrement d’un show télé, « Hollywood Palace ». Aux States, à l’époque, si t’avais des cheveux longs, t’étais une tapette – et un débile. Dans la rue, ça n’arrêtait pas : « Hé, les tarlouzes ! » Dean Martin nous a annoncés comme « ces merveilles aux cheveux longs qui débarquent d’Angleterre, les Rolling Stones… À cet instant, ils s’épouillent en coulisses ». Sarcasme lourdingue et grands roulements d’yeux. Et il a ajouté : « Ne me laissez pas seuls avec eux », accompagnant la parole d’un geste d’horreur dans notre direction. Et c’était Dino qui disait ça, Dean Martin, le rebelle du Rat Pack, celui qui faisait semblant d’être bourré pour emmerder le monde. Ça nous a vraiment sciés. En Angleterre, on se foutait de nous dans la rue – et le showbiz n’en pensait sans doute pas moins –, mais on ne nous assimilait pas à un numéro de cirque pour demeurés. Après notre chanson, Dino a enchaîné sur les King Sisters et leur numéro d’éléphants dressés. J’adore Dino. C’était un type vraiment marrant, même s’il a loupé la relève de la garde.
Ensuite on a sillonné le Texas, avec d’autres shows encore où on avait l’impression d’être des clowns. À la foire de San Antonio on a même joué devant un bassin d’otaries savantes. C’est là que j’ai fait la connaissance de Bobby Keys, saxophoniste de génie, mon meilleur pote (on est nés à quelques heures d’intervalle). Une grande âme du rock’n’roll, un vrai roc et aussi un maniaque invétéré. Il accompagnait George Jones3. Ils déboulaient sur scène dans un nuage de poussière, comme une bande de cow-boys. Mais quand George s’y mettait, on se disait : « Waouh, il y a un maestro sur scène. »
Il faut voir la tête de Bobby Keys quand on lui demande si c’est grand, le Texas. J’ai mis trente ans à le convaincre que son État résultait d’un braquage organisé par Sam Houston et Stephen Austin4. « Je t’interdis de dire ça ! Comment tu oses ? » Il devenait tout rouge. Alors je lui ai offert deux ou trois livres sur ce qui s’est réellement passé entre le Texas et le Mexique, et six mois plus tard il m’a dit : « Ton histoire n’est pas totalement dénuée de fondement. » Je te comprends, Bob. Moi-même, dans le temps, je croyais que Scotland Yard était blanc comme neige.
Je vais laisser Bobby raconter notre histoire, puisque c’est une histoire texane. C’est flatteur, mais pour une fois je laisse passer :
Bobby Keys : J’ai rencontré Keith Richards pour la première fois à San Antonio, au Texas, et j’étais plutôt mal prédisposé à son égard. Les Stones jouaient « Not Fade Away », un morceau écrit par Buddy Holly, un Texan de Lubbock, comme moi. Je m’étais dit : « Hé, c’est une chanson de Buddy, ça ! De quel droit ces tronches de cake avec leurs cannes maigrichonnes et leur accent bizarre se permettent de jouer ça, ici ? Je vais les fracasser ! » Je me moquais pas mal des Beatles, même si en cachette j’aimais bien ce qu’ils faisaient, mais pour moi ils avaient tué le saxophone, et sous mes yeux ! Ces mecs n’avaient pas de sax dans leurs groupes ! J’allais finir ma vie à jouer des conneries à la Tijuana Brass. Alors quand j’ai vu leur nom, je n’ai pas du tout pensé : « Génial, on va faire partie du même show. » À l’époque, j’accompagnais un certain Bobby Vee, qui avait eu un hit avec « Rubber Ball (I Keep Bouncing Back to You) ». La tête d’affiche, c’était nous. Jusqu’au moment où les Stones ont débarqué et nous ont piqué la place. On était au Texas, mec. C’était mon turf.
On logeait tous au même hôtel. Brian et Keith, peut-être Mick, jouaient sur le balcon. J’ai prêté l’oreille et je me suis dit : « Tiens, c’est du vrai rock’n’roll, ça, si vous voulez mon humble avis. Et je sais de quoi je parle, vu que le rock a été inventé au Texas. J’étais même là quand ça s’est passé. » Et ces mecs étaient vraiment, mais vraiment bons, et ils jouaient « Not Fade Away » mieux que Buddy lui-même. Je ne leur ai rien dit de tout ça, mais je voyais que je les avais jugés trop sévèrement. Donc, le lendemain, on a joué trois fois et après la troisième on s’est retrouvés dans les loges, ils discutaient entre eux de la partie américaine du show, comment les musiciens se changeaient avant de monter en scène. C’était vrai. On arborait tous des vestes noires en mohair, chemise blanche et cravate, ce qui était crétin parce qu’il faisait neuf cents degrés dehors, l’été à San Antonio, quoi. L’un d’eux a dit : « Pourquoi on ne se changerait pas aussi ? » Et les autres ont répondu : « Ouais, super idée. » Je pensais qu’ils allaient sortir des costards et des cravates, mais ils ont juste échangé leurs vêtements ! J’ai trouvé ça génial.
Il faut comprendre que l’image du rock US à l’époque – 1964 –, c’était chemise-cravate-veste noire en mohair. Il fallait être propre sur soi, très « bon gars du coin ». Et voilà que cette bande de resquilleurs anglais débarque en chantant du Buddy Holly ! Merde ! Je n’entendais pas très bien ce qu’ils faisaient sur scène, les amplis et les haut-parleurs n’étaient vraiment pas top, mais je sentais la musique, elle me faisait vibrer, et elle me faisait sourire et danser. Ils n’étaient pas en uniforme, ils ne faisaient pas des sets, ils brisaient toutes les putains de règles, mais ça marchait – et ça m’a totalement éclaté. Ça a dû m’inspirer, parce que le lendemain j’ai sorti mon costume en mohair, et quand j’ai mis mon pantalon, mon gros orteil a déchiré la toile de haut en bas. Je n’avais rien d’autre à mettre, alors j’ai enfilé ma chemise et ma cravate par-dessus une paire de bermudas et des bottes de cow-boy. Et je ne me suis pas fait virer. J’ai juste eu droit à : « Oh, putain… T’as pas froid aux yeux ! T’es malade ou quoi, mec ? » Pour moi, ça a changé un tas de choses. La scène musicale américaine, avec ses idoles pour adolescentes, ses gentils garçons bien proprets avec leurs chansonnettes bien ficelées, tout ça est passé par-dessus bord dans le sillage de ces gars ! Et la presse a donné un coup de main, avec leurs « Laisseriez-vous votre fille… », le fruit défendu, etc.
Quoi qu’il en soit, ils ont vu qui j’étais, j’ai vu qui ils étaient et on s’est croisés sans vraiment faire connaissance. Puis je suis tombé à nouveau sur eux à Los Angeles et j’ai découvert que Keith et moi on était nés le même jour, le 18 décembre 1943. Il m’a dit : « Bobby, tu sais ce que ça veut dire ? On est moitié homme, moitié cheval, on a le droit de chier dans la rue. » Ça, c’était une nouvelle !
L’âme et le cœur de ce groupe, c’est Keith et Charlie. C’est évident, il suffit de le voir pour le savoir, même si tu n’as pas la moindre fibre musicale. C’est la salle des machines. Je suis un autodidacte, je n’ai pas de formation musicale à proprement parler, je ne sais pas lire les notes. Mais je sens les choses, et quand j’ai entendu Keith jouer de la guitare, ça m’a tout de suite fait penser à l’énergie de Buddy et d’Elvis. Impossible de se tromper, c’était du sérieux. Même s’ils jouaient du Chuck Berry. Et je connais un paquet de guitaristes sortis de Lubbock qui ne sont pas vraiment des manchots. Orbison était de Vernon, à quelques heures de là, j’allais l’écouter, et Buddy jouait à la piste de patinage, et Scotty Moore et Elvis passaient régulièrement dans le coin, alors j’en ai entendu, des mecs qui jouaient. Et il y avait quelque chose chez Keith qui m’a aussitôt fait penser à Holly. Ils ont le même gabarit, Buddy était un gars tout maigre, il avait des dents pourries. Keith était un putain de désastre. Mais certains types ont un éclat dans le regard, et il avait l’air dangereux, je ne raconte pas d’histoires…
On a découvert quelque chose de tout con à propos de l’Amérique : c’était civilisé sur le bord, mais dès que tu t’éloignais de n’importe quelle grande ville américaine, New York, Chicago, L.A. ou Washington, t’entrais dans un autre monde. Dans le Nebraska et des coins de ce genre, les gars n’arrêtaient pas de nous balancer des « Salut, les filles ». On a fini par s’habituer, on les ignorait. Ils nous trouvaient menaçants parce que leurs femmes nous regardaient en se disant : « Tiens, intéressant. » Ça les changeait de leurs ploucs habituels, rougeauds et bourrés à la bière. Ils étaient super agressifs, mais au fond ils étaient plutôt sur la défensive. Nous, tout ce qu’on voulait, c’était des pancakes ou des œufs au bacon avec une tasse de café, pourtant il fallait s’attendre à se faire rabrouer. Nous ne faisions que jouer de la musique, mais on voyait bien que ça renvoyait à des questions sociales et à des enjeux importants. Ça reflétait un certain manque d’assurance. Les Américains, impétueux et arrogants ? Tu parles… C’était juste une façade. Surtout les hommes, ils ne comprenaient rien à ce qui se passait. Et ça bougeait vite. Ça ne m’étonne pas que certains mecs aient eu du mal à piger.
Les seuls qui étaient systématiquement hostiles, c’était les Blancs. Les brothers noirs, musiciens ou non, nous trouvaient curieux mais intéressants, au minimum. On pouvait parler. Avec les Blancs, c’était bien plus difficile. On avait toujours l’impression qu’on les menaçait. Et pourtant on demandait juste où se trouvaient les toilettes. « Pour garçons ou pour filles ? » Qu’est-ce que t’allais faire, sortir ta queue ?
En Angleterre on était numéro un, mais dans l’Amérique profonde, on n’était rien du tout. Leur style, c’était plutôt les Dave Clark Five ou les Swinging Blue Jeans. Parfois l’hostilité allait loin, on nous jetait des regards vraiment meurtriers. D’autres fois on avait juste l’impression qu’on allait se faire passer à tabac, sur-le-champ. On se tirait dare-dare dans notre camion conduit par notre road manager, Bob Borris, un type formidable. Il avait fait la route avec des nains, des singes savants, certains parmi les plus grands numéros de tous les temps. Il nous a présenté l’Amérique en avalant sept cent cinquante kilomètres par jour.
En 1964 et 1965, on raccrochait souvent notre wagon à des tournées qui étaient déjà en place. Pendant deux semaines, c’était Patti LaBelle et les Bluebelles, les Vibrations, plus un contortionniste, l’« incroyable homme élastique ». Puis on changeait de circuit. La première fois que j’ai vu quelqu’un chanter sur un enregistrement, c’était les Shangri-Las, sur « Remember ». Trois New-Yorkaises très bien foutues et tout ça, mais soudain tu te rends compte qu’il n’y a pas de groupe, et qu’elles chantent accompagnées par un groupe enregistré. On a aussi eu droit aux Green Men, de l’Ohio, je crois. Ils se peignaient en vert ! Ça changeait tout le temps, mais c’était tous des super musiciens, surtout dans le Midwest et le Southwest. Ces petits groupes jouaient tous les soirs dans des bars, ils ne perceraient jamais et d’ailleurs ils s’en foutaient, c’est ça qui était génial. Et il y avait des guitaristes formidables parmi eux. C’était une mine de talents. Des types qui jouaient bien mieux que moi. Parfois on était en haut de l’affiche, pas toujours, mais souvent. Avec Patti LaBelle et les Bluebelles, il y avait aussi la jeune Sarah Dash, toujours suivie par une femme habillée comme pour la messe du dimanche, qui ne la lâchait pas d’une semelle et t’assassinait du regard si tu la matais. On l’appelait « Inch » (Pouce). Elle était gentille et courte sur pattes. Vingt ans plus tard elle refera surface dans mon histoire.
Bien sûr, au début 1965, j’ai commencé à me défoncer – une habitude qui perdure –, ce qui stimulait ma perception des choses. À l’époque je ne faisais que fumer de l’herbe. Les types sur la route, les musiciens des groupes black avec qui on partageait l’affiche, étaient des mecs plus vieux que nous, trente sinon quarante ans. On ne dormait presque pas, on enchaînait les gigs et on débarquait avec nos mines de déterrés au milieu de tous ces Blacks sapés comme des dieux, gominés, rasés de près dans leurs costards avec gilet et gousset. Un jour que j’étais vraiment lessivé, j’ai vu ces mecs frais comme des gardons – alors que, merde, on avait exactement les mêmes horaires ! – et j’ai demandé à l’un d’entre eux, un des cuivres : « Putain, comment vous faites pour avoir toujours l’air en forme ? » Il a entrouvert son manteau, pris quelque chose dans la poche de son veston et m’a dit : « T’en prends un comme ça, et t’en fumes un comme ça. » Un des meilleurs conseils qu’on m’ait jamais donnés. Il m’a confié un petit cachet blanc, avec une petite croix dessus, et un joint. Et il m’a dit : « C’est comme ça qu’on fait : t’en avales un, t’en fumes un. »
« Mais surtout, sois discret. » C’est le conseil qu’il m’a donné avant de sortir. « Maintenant que tu sais, garde ça pour toi. » C’était comme si on m’avait admis au sein d’une société secrète. « Je peux en parler à mes potes ?
— Ouais, mais gardez ça pour vous. » En coulisses, c’est comme ça depuis l’aube des temps.
Le joint m’a bien plu. Ça m’a tellement plu que j’ai oublié de prendre les amphés. On dégottait du bon speed, à l’époque. Oh oui, du pur. Ça se trouvait là où il y avait des camionneurs, c’était de gros consommateurs. Tu te garais entre les camions et tu demandais Dave. Pour moi, un Jack Daniel’s avec de la glace et un petit sachet. Moi, ça sera un pied de cochon et une pinte de bière.
Au 2120 South Michigan Avenue, à Chicago, chez Chess Records, on a foulé la Terre promise. Andrew Oldham nous avait dégotté un créneau à la dernière minute, au moment où notre première tournée US semblait virer au désastre. Là, dans le meilleur des studios d’enregistrement, dans la pièce même où tout ce qu’on aimait écouter était fabriqué, contents d’être là et sans doute aussi parce que des types comme Buddy Guy, Chuck Berry et Willie Dixon n’arrêtaient pas d’aller et venir, on a enregistré quatorze morceaux en deux jours. L’un d’eux s’intitulait « It’s All Over Now », de Bobby Womack, qui a été notre premier numéro un. Certaines personnes, dont Marshall Chess, jurent que j’ai inventé l’histoire suivante, mais vous pouvez vérifier auprès de Bill Wyman, il confirmera. Quand on est arrivés chez Chess Records, il y avait un type en salopette noire qui repeignait le plafond. C’était Muddy Waters, il avait de la peinture sur la figure et était perché en haut d’une échelle. Marshall Chess a dit : « Ça n’est jamais arrivé, il n’a jamais fait le peintre chez nous. » Mais à l’époque, Marshall était un gamin, il travaillait au sous-sol. Et Bill Wyman m’a raconté que Muddy Waters s’était aussi chargé de prendre nos amplis dans la voiture, il s’en souvient comme si c’était hier. Je ne sais pas s’il faisait ça pour rendre service ou si ses disques ne marchaient pas, mais je connais toutes les combines de ces enfoirés de frères Chess : si tu veux être payé, t’as intérêt à travailler. Le plus bizarre, c’est que tous ces types qu’on rencontrait, nos héros, nos idoles, étaient très modestes et très encourageants. « Montre-moi ça encore une fois », et le type qui te dit ça, c’est Muddy Waters en personne. Bien sûr, on a fini par devenir vraiment potes. Au fil des années, j’ai créché souvent chez lui. Pendant ce premier voyage, je crois me souvenir que j’ai dormi chez Howlin’ Wolf, mais Muddy était là. Passer la soirée à Chicago, dans le South Side, en compagnie de ces deux géants. Et la vie de famille, avec des tas d’enfants et de parents qui n’arrêtent pas d’entrer et sortir. Willie Dixon aussi était là…
Un jour, Bobby Womack m’a dit : « La première fois qu’on vous a entendus, on a pensé que vous étiez noirs. “Mais d’où ils sortent, ces enfoirés ?” » Je n’en sais trop rien moi-même. Pourquoi Mick et moi on a réussi à trouver un tel son, dans notre ville pourrie ? C’est peut-être qu’à force de baigner dedans aussi intensément que nous, à longueur de journée, dans un immeuble londonien sordide, on finit par baigner dedans un peu comme à Chicago. Comme on n’écoutait rien d’autre, on a fini par avoir ce son. On ne sonnait pas comme des Anglais. Je pense qu’on était même les premiers surpris.
Chaque fois qu’on jouait – je précise que ça m’arrive encore –, je me retournais vers Charlie et disais : « C’est juste toi et moi, tout ce barouf ? » C’est un peu comme chevaucher un étalon sauvage. Et il va sans dire qu’on a la chance de travailler avec Charlie Watts. Il joue vraiment dans le style des batteurs noirs qui accompagnaient Sam and Dave, les groupes de la Motown ou d’autres batteurs soul. Il a exactement ce toucher. Très correct, la plupart du temps, avec les baguettes glissées entre les doigts – comme tant de batteurs jouent aujourd’hui. Mais quand on se lâchait, on s’envolait. C’est comme dans le surf, quand tu es en haut de la vague : tout est OK, tant que tu restes là-haut. Et parce que Charlie avait ce style particulier, je pouvais jouer comme lui. Dans un groupe, une chose fait avancer l’autre, il faut que ça fusionne. C’est fondamentalement du liquide.
Le plus bizarre de l’histoire, c’est qu’après avoir réalisé ce que nos petits cerveaux d’adolescents anglais puristes s’étaient mis en tête de faire, à savoir brancher les gens sur le blues, on a fini par rebrancher les Américains sur leur propre musique. À mes yeux, c’est notre plus grande contribution. On a chamboulé la tête et les oreilles de l’Amérique blanche. Sans vouloir dire pour autant qu’on était les seuls – sans les Beatles, personne n’aurait pu passer la porte. Et c’était vraiment pas des bluesmen.
La musique noire américaine avançait à un train d’enfer. Côté blanc, après la mort de Buddy Holly et Eddie Cochran et le départ d’Elvis à l’armée, on écoutait les Beach Boys et Bobby Vee. On se raccrochait au passé. Le passé, c’était six mois plus tôt, ça ne faisait pas long. Mais tout a changé. Les Beatles sont passés par là. Et puis les Fab Four eux-mêmes se sont retrouvés enfermés dans leur cage dorée. Et immanquablement il y a eu les Monkees et tous les autres ersatz de merde. Il y avait quand même un vide dans la musique américaine de l’époque.
Aux States en général, et à L.A. en particulier, il n’y en avait que pour les Beach Boys à la radio, et ça nous faisait bien marrer, ces histoires de voitures et de surf, assez mal jouées, avec un paquet de motifs à la Chuck Berry. Get around, round, round, I get around, je trouvais ça génial. C’est plus tard seulement, en écoutant « Pet Sounds » – bon, c’est un peu surproduit à mon goût –, que j’ai compris que Brian Wilson avait un truc. « In My Room », « Don’t Worry Baby ». Je préférais leurs faces B, c’est là qu’il glissait ces morceaux. Ça n’avait rien à voir avec ce qu’on faisait, alors je pouvais aborder ça à un autre niveau. Je me disais : « C’est des chansons très bien foutues. » Je m’adaptais facilement au langage de la pop. J’ai toujours écouté de tout, et en Amérique t’avais accès à tout – on écoutait même des hits locaux. On a fini par connaître le moindre label, les groupes du pays, c’est d’ailleurs comme ça qu’on a découvert « Time Is on My Side », à Los Angeles, chantée par Irma Thomas. C’était la face B d’un single de chez Imperial Records, un label qu’on aimait bien parce qu’il était indépendant, prospère et basé sur le Sunset Strip.
Depuis lors, j’ai eu l’occasion de demander à des musiciens blancs, Joe Walsh par exemple, le guitariste des Eagles, ce qu’ils écoutaient quand ils étaient jeunes, et c’était souvent des trucs provinciaux, un choix réduit, lié à la programmation d’une station FM locale, blanche en général. Bobby Keys prétend qu’il peut savoir d’où vient quelqu’un en l’interrogeant sur ses goûts musicaux. Joe Walsh a découvert les Stones quand il était au lycée et il m’a dit que ça avait été énorme pour lui parce qu’il n’avait jamais rien entendu de pareil – pour la simple et bonne raison qu’il n’y avait rien d’autre à écouter, à part de la doo-wop. Il ne savait pas qui était Muddy Waters. Le plus dingue, c’est qu’il aurait découvert le blues grâce à nous ! Il a aussi décidé sur-le-champ qu’il était fait pour une vie de troubadour – et aujourd’hui on ne peut plus mettre les pieds dans un diner sans entendre le fameux riff d’« Hotel California ».
Jim Dickinson, le gars du Sud qui joue du piano sur « Wild Horses », a découvert la musique noire en écoutant la seule – et puissante – radio noire, WDIA, quand il était gamin à Memphis. Plus tard, quand il s’est retrouvé en fac au Texas, il avait une culture musicale qui dépassait de loin celle de tout le monde. Mais il n’a jamais rencontré un seul musicien noir, alors qu’il habitait Memphis, sauf le jour où il a vu dans la rue le Memphis Jug Band avec Will Shade et Good Kid au washboard, alors qu’il avait neuf ans. Mais les barrières raciales étaient si imperméables qu’il ne pouvait tout simplement pas approcher ces musiciens. Par la suite, Furry Lewis – Jim a joué lors de ses funérailles – et Bukka White ainsi que d’autres encore ont refait surface via le revival du folk. Peut-être bien que les Stones ont incité les gens à tripoter un petit peu plus le bouton de leur poste FM.
Quand on a sorti « Little Red Rooster », un blues hardcore de Willie Dixon avec guitare slide et tout, c’était audacieux pour le moment, c’est-à-dire novembre 1964. Tout le monde a froncé les sourcils, aussi bien la compagnie de disques que notre management, et le reste du monde avec. Mais on avait l’impression d’être sur la crête de la vague et donc de pouvoir faire ce qu’on voulait. C’était presque une marque de défiance vis-à-vis de la pop. Avec notre arrogance habituelle, on en a fait une espèce de question de principe. I am the little red rooster, too lazy to crow for a day. Et tu vas faire grimper ça en haut des charts, enfoiré, une chanson à propos d’un poulet ? Mick et moi, on s’est levés et on a dit : « Tu parles, qu’on va le faire. C’est ce qu’on fait. » Et la digue cède, et voilà que Muddy et Howlin’ Wolf et tous les autres se remettent à bosser, à avoir des gigs. Ça a été une formidable avancée. Et notre chanson est devenue numéro un. Je suis persuadé que notre travail a permis à Berry Gordy, chez Motown, d’élargir son public et que ça a donné un coup de jeune au blues de Chicago également.
J’ai des carnets dans lesquels je note des ébauches et des idées de chansons. J’y ai trouvé ceci :
Dans un juke-joint… Alabama ? Géorgie ?
Enfin dans mon élément ! Un groupe dément se lamente sur une scène décorée à coups de peinture fluo, la piste de danse bouge comme un seul homme, tout comme la sueur et les spare ribs qui rôtissent dehors, derrière l’immeuble. La seule chose qui me distingue, c’est que je suis blanc.
Mais personne ne semble remarquer ce détail aberrant. On m’accepte. Une sensation de chaleur m’enveloppe. Je suis au ciel.
Dans la plupart des villes, disons Nashville côté blanc, à dix heures du soir il n’y avait plus une âme dans la rue. On travaillait avec des Blacks, The Vibrations, Don Bradley, si je me souviens bien. « Qu’est-ce que vous faites, après ? » Une invitation. Donc je monte dans un taxi et on traverse la voie de chemin de fer et ça ne fait que commencer. Il y a à manger, tout le monde swingue, tout le monde s’éclate, et le contraste avec les quartiers blancs est dingue, c’est resté gravé dans ma mémoire. Tu pouvais rester des heures, à manger, à boire, à fumer. Et les énormes mammas nous couvaient du regard comme des petits gars frêles et chétifs. Elles nous maternaient, et ça ne me posait aucun problème de me retrouver coincé entre une énorme paire de seins. « Tu veux un p’tit massage, mon garçon ?
— OK, mamma, tout ce que tu veux. » La liberté et la décontraction de tout ça. Tu te réveilles dans une maison pleine de gens adorables, t’arrives pas à le croire, tu te dis : « Merde, si seulement c’était comme ça à la maison. » Tu te réveilles et tu te demandes : « Où suis-je ? » Et tu es chez une grosse mamma, au pieu avec sa fille, mais elle t’apporte le petit déjeuner au lit.
La première fois que j’ai regardé un flingue dans les yeux, c’était dans les toilettes pour hommes du Civic Auditorium d’Omaha (je crois), dans le Nebraska. Un grand flic énervé le serrait dans son poing. On était en coulisses avec Brian, on vérifiait le son. À l’époque, on buvait du scotch avec du coca. On a ressenti l’appel de la nature et on y est allés, nos gobelets à la main. On était là, en train d’éclabousser gentiment la porcelaine, lorsque derrière nous la porte s’est ouverte et une voix a dit dans un sifflement : « OK, maintenant retournez-vous doucement.
— Va te faire voir, a répondu Brian.
— J’ai dit maintenant », a repris la voix sifflante. On a secoué les dernières gouttes et on s’est retournés. Un flic mastoc armé d’un flingue gigantesque nous regardait d’un air menaçant.
Un silence pesant s’est installé tandis qu’avec Brian on fixait le trou noir. « Ceci est un bâtiment public, les boissons alcoolisées y sont interdites ! Vous allez vider le contenu de vos gobelets dans les toilettes ! Faites-le maintenant ! » On avait envie d’éclater de rire, mais on a fait ce qu’il nous demandait. Après tout, il était maître de la situation. Brian a marmonné qu’il avait peut-être la main un peu lourde, ce qui a mis le vieux con hors de lui au point que le canon du pistolet a commencé à trembler. Alors on s’est excusés de ne pas être au fait de l’arrêté municipal, ce à quoi il a répondu en aboyant que nul n’était censé ignorer la loi. J’allais lui demander comment il savait qu’on buvait de l’alcool mais je me suis ravisé. On avait une autre bouteille dans notre loge.
Peu de temps après j’ai acheté mon premier Smith & Wesson, un .38 Special. C’était le Far West, et ça l’est toujours ! Je l’ai payé vingt-cinq dollars, sans compter les munitions, dans un bouge pour camionneurs. C’est ainsi qu’a débuté ma relation illégale avec cette firme vénérable. Certains types avec qui on voyageait étaient armés, des durs à cuire, ces gus. On ne peut pas nier cet aspect des choses : le sang qui coule sous la porte d’une loge, tu comprends qu’un mec est en train de se faire rectifier le portrait et tu préfères ne pas savoir. Le pire, c’était les descentes de flics. Fallait voir l’action en coulisses. Certains groupes disparaissaient tout simplement. Un certain nombre de ces mecs étaient recherchés par la justice, sans doute pour des délits mineurs, pension alimentaire impayée ou vol de voiture. On ne travaillait pas avec des saints. Ils jouaient bien, ils faisaient un gig et se fondaient parmi les troubadours. Ils connaissaient la rue comme personne. En coulisses, une brigade de flics qui débarque avec un mandat d’arrêt pour le guitariste d’un des groupes. Nom de Dieu, il fallait voir la panique ! Le pianiste d’Ike Turner qui dévale les escaliers…
À la fin de cette première tournée américaine, on s’est dit qu’on avait raté le coche. Avec nos cheveux longs, on était considérés comme un numéro de cirque. Et puis on a joué au Carnegie Hall, à New York, et on se serait crus en Angleterre, face à une horde d’adolescentes déchaînées. L’Amérique se réveillait enfin. On a compris que ça ne faisait que commencer.
Avec Mick, on n’allait pas quitter New York sans se rendre à l’Apollo. J’ai appelé Ronnie Bennett. On est partis à la plage avec toutes les Ronettes à bord d’une Cadillac rouge. Le téléphone sonne, c’est la réception : « Une dame vous attend.
— Allez, on y va. » Cette semaine-là, il y avait James Brown. Je vais laisser Ronnie décrire pour vous notre côté petits Anglais bien élevés – pas du tout ce que vous pensez.
Ronnie Spector : Quand Keith et Mick sont venus aux États-Unis la première fois, ils n’étaient pas encore connus, ils couchaient dans le séjour chez ma mère, à Spanish Harlem. Ils n’avaient pas un rond, ma mère leur servait des œufs au bacon au petit déjeuner et Keith disait toujours : « Merci beaucoup, madame Bennett. » Je les ai emmenés écouter James Brown à l’Apollo, et je pense que ça les a changés. Ils sont rentrés chez eux, et la fois suivante, c’était des superstars. Parce que je leur ai montré ce que je faisais, comment j’ai grandi, et comment j’allais à l’Apollo depuis que j’avais onze ans. Je les ai fait entrer en coulisses et ils ont rencontré toutes ces stars du rhythm’n’blues. Je me souviens de Mick, tremblant littéralement devant la loge de James Brown.
La première fois que je suis monté au paradis, c’est quand je me suis réveillé et que Ronnie Bennett (plus tard Mrs Spector !) dormait à mes côtés avec un sourire aux lèvres. On était des gamins. On ne fait jamais mieux par la suite, ça devient juste plus raffiné. Qu’est-ce que je peux vous dire ? On a fait chez ça ses parents, dans sa chambre. Plusieurs fois, mais ça c’était la première fois. Et je n’étais qu’un guitariste. Vous voyez ce que je veux dire ?
James Brown se produisait à l’Apollo pendant toute la semaine. James Brown à l’Apollo ? Je veux, ouais, comment refuser ? C’était un vrai numéro, ce mec. Hyper-strict. Et dire qu’on pensait être un groupe carré ! La discipline qu’il faisait régner m’a laissé baba. Sur scène, il claquait des doigts quand un des musiciens ratait son entrée ou faisait un pain, et tu voyais la tronche du mec s’allonger. Tout en chantant, James indiquait le montant de l’amende d’un geste de la main. Les mecs ne quittaient pas ses mains des yeux ! Ce soir-là, j’ai vu Maceo Parker, le sax qui était l’architecte du groupe, se prendre une amende de cinquante dollars (plus tard, on a joué ensemble dans les Winos). C’était un show dément. Mick étudiait tous les pas, il scrutait ce que faisait James bien plus que moi, ce soir-là – chanteur lead, danseur, c’est le maître à bord.
Ensuite, en coulisses, James a voulu nous en mettre plein la vue. Il s’était retiré dans sa loge avec son groupe, les Famous Flames, il a envoyé un des mecs lui chercher un hamburger pendant qu’un autre lui cirait les pompes, littéralement : ça l’éclatait d’humilier son propre groupe devant nous. Pour moi, les Famous Flames était le groupe dont James Brown était le chanteur. Mais Mick était fasciné par cette façon de dominer son entourage et ses musiciens.
On est rentrés au pays et nos vieux potes musiciens, déjà sidérés qu’on soit devenus les Rolling Stones, nous disaient à présent : « Vous êtes allés aux States, les mecs ! » On a soudain compris qu’on avait changé de catégorie parce qu’on était passés par l’Amérique. Les fans anglais étaient vraiment énervés. C’est arrivé aux Beatles aussi. On n’était plus à eux. Il y avait du ressentiment dans l’air, comme on a pu le constater à l’Empress Ballroom de Blackpool, quelques jours après notre retour. On est retournés devant la foule, une bande d’Écossais imprégnés d’alcool et assoiffés de sang. À l’époque, on appelait ça la « semaine écossaise ». Toutes les usines de Glasgow fermaient et la population de la ville se ruait vers le bord de mer, à Blackpool. On a commencé à jouer, c’était plein à craquer, il y avait beaucoup de monde, beaucoup de mecs endimanchés et très bourrés. Je suis en train de jouer et soudain un petit enfoiré de rouquin me crache dessus. Je m’éloigne, il me poursuit et remet ça, sauf que cette fois je me prends le glaviot en pleine figure. Je me retrouve à nouveau en face de lui et voilà qu’il recommence, mais, à cause de la scène, sa tête était juste à la hauteur de ma chaussure, alors j’ai pété un plomb et j’ai shooté dedans avec la grâce de Beckham tirant un penalty. Le mec n’a jamais dû remarcher normalement. Ensuite, ça a été l’émeute. Ils ont tout cassé, y compris le piano. On n’a pas récupéré un seul bout de matériel de plus de dix centimètres de long, avec les câbles qui pendaient. On s’est sortis de là in extremis, par la peau des fesses.
Peu de temps après notre retour, on a participé à « Juke Box Jury », une émission très populaire présentée par un pro nommé David Jacobs. Un jury de célébrités votait sur les disques qu’on lui faisait écouter : hit ou bide ? Pour nous, ça a été un de ces moments clés dont on n’a même pas compris qu’il était en train de se produire. Après, les médias en ont fait une sorte de déclaration de guerre générationnelle, la source de beaucoup de haine, de peur et de détestation. Le jour même, on avait enregistré notre passage à l’émission «Top of the Pops » pour la promo de notre dernier single, « It’s All Over Now », un titre de Bobby Womack. À présent, le play-back ne me gênait plus du tout : c’était comme ça qu’on faisait. Il y avait très peu de shows live. On devenait un peu cyniques sur la question du marché aux bestiaux. On avait fini par comprendre qu’on était dans un des business les plus pourris au monde, à part peut-être celui de truand. Dans ce business, si les gens se marraient, c’est qu’ils venaient d’entuber quelqu’un. On commençait à piger quel rôle nous était destiné et on n’y pouvait rien ; de toute façon c’était un rôle que personne n’avait joué avant nous et ça pouvait être marrant. Et on s’en tapait totalement. Dans son livre Rolling Stoned, Andrew Oldham raconte notre prestation sur « Juke Box Jury » :
Andrew Oldham : Sans la moindre incitation de ma part, ils se sont conduits comme des goujats et ont justifié une fois pour toutes, en vingt-cinq minutes à peine, l’épouvantable opinion que la nation avait d’eux. Ils poussaient des grognements, rigolaient entre eux, se moquaient de la musique qu’on leur faisait écouter et agressaient l’imperturbable Mr Jacobs. Ce n’était pas un coup de pub préparé. Brian et Bill ont fait quelques efforts pour rester polis, mais Mick, Keith et Charlie étaient déchaînés.
On n’était pas particulièrement drôles. On s’est contentés de démolir tous les disques qu’on nous a fait écouter. Pendant les morceaux, on disait : « Je suis incapable de donner un avis là-dessus. Sérieux, vous écoutez cette daube ? » David Jacobs a essayé de rattraper le coup. Il avait l’air très imbu de lui-même, mais en fait c’était un type vraiment sympa. Jusque-là, tout avait été facile. Suffisait d’inviter Helen Shapiro, Alma Cogan5, des gens comme il faut, très Variety Club, ou une autre de ces associations du showbiz dont tout le monde faisait partie. Et voilà que, boum, on débarque sans crier gare. Je suis sûr que David a dû penser : « Merci infiniment, la BBC, je mérite une augmentation pour avoir supporté cette bande. » On ne pouvait pas faire pire ? Attends de voir les Sex Pistols, mon pote…
À l’époque, le Variety Club était le premier cercle du showbiz. Ça avait l’air d’une maçonnerie ou d’une œuvre de bienfaisance, alors que c’était juste une petite clique qui œuvrait en coulisses. Bizarrement archaïque, la mafia du showbiz anglais… On s’est retrouvés dans cette arène et on y a mis le feu. Ils jouaient encore à leur petit jeu, les Billy Cotton et autres Alma Cogan. Ces célébrités – pas des plus talentueuses – avaient une influence démente. C’est elles qui décidaient si les portes s’ouvraient ou se fermaient, décrétaient qui pouvait jouer où et quand. Dieu merci, les Beatles les avaient déjà pas mal remises à leur place et, quand ces gens ont eu affaire à nous, ils n’ont pas compris ce qui leur arrivait.
La seule raison pour laquelle on a signé avec Decca, c’est parce que Dick Rowe avait raté les Beatles. EMI les avait récupérés et il ne pouvait pas se planter une deuxième fois. Decca était aux abois – c’était même étonnant que le gars ait réussi à garder son job. À l’époque, tout le monde pensait que le « divertissement populaire » n’était qu’une affaire de mode, comme tout le reste d’ailleurs, un passage chez le coiffeur et on rentrerait dans le rang. S’ils nous ont signés, c’est parce qu’ils n’avaient pas le choix, ils ne pouvaient pas se permettre de merder une deuxième fois. Autrement, ils ne nous auraient même pas pris avec des pincettes. Pur préjugé. Leur structure était très Variety Club, tout en clins d’œil et petits coups de coude allusifs. Ça avait sans doute fonctionné à une certaine époque, mais tout d’un coup, ils n’ont plus compris ce qui leur arrivait et, bang, bienvenue au XXe siècle, on est déjà en 1964.
À partir du moment où Andrew a surgi, tout est allé très vite. J’avais le sentiment qu’on ne contrôlait rien. On avait mis le doigt dans l’engrenage et il fallait faire avec. J’ai résisté un peu au départ, mais Andrew sait bien que ça n’a pas duré. On était sur la même longueur d’onde : comment se servir de la presse ? Un petit incident au cours d’une séance photo a mis en branle la machine, après qu’un des photographes a dit à Andrew : « Ils sont vraiment crades. » C’est à ce moment qu’Andrew a décidé qu’on leur donnerait ce qu’ils voulaient. Il a perçu subitement la beauté des contraires. Il avait déjà travaillé pour les Beatles avec Epstein, alors il avait de l’avance sur moi. Mais je me suis révélé un partenaire disponible, je dois avouer. Dès le départ, il s’est passé un truc entre nous. Par la suite on est devenus amis, mais à l’époque je pensais de lui ce qu’il pensait de nous : « Ces enfoirés font l’affaire. »
Ça a été facile de manipuler les médias, il a suffi de faire ce qui nous passait par la tête. On s’est fait virer d’un hôtel, on a pissé dans la rue, devant un garage. En fait, ce coup-là était involontaire : quand Bill a envie de pisser, il y en a pour une demi-heure. Nom de Zeus, comment ce petit bonhomme arrive-t-il à emmagasiner tout ce liquide ? À Bristol, en revanche, on est descendus au Grand Hotel dans la ferme intention de se faire virer. Andrew s’est chargé d’alerter la presse : « Si vous voulez voir les Stones se faire jeter du Grand Hotel, soyez sur place tel jour à telle heure » – tout ça parce qu’on n’avait pas une « tenue correcte ». Andrew menait ce petit monde par le bout du nez, ils rappliquaient pour le moindre truc, la langue pendante. Et, bien sûr, ça a donné lieu à des cocasseries dans le style « Laisseriez-vous votre fille épouser un de ces types ? ». Je ne sais pas si Andrew a planté cette idée dans l’esprit de quelqu’un ou si ça a été le résultat d’un déjeuner de travail bien arrosé.
On était infâmes. Mais les gens se laissaient faire. Ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. C’était un vrai blitzkrieg, une attaque en règle contre l’establishment de la com’. Tout d’un coup on a compris que ce monde existait, que ces gens avaient besoin de s’entendre dire ce qu’ils devaient faire.
Pendant qu’on exécutait notre numéro, Andrew se faisait conduire par Reg, son chauffeur pédé body-buildé, dans une Impala Chevrolet. Reg était un mauvais. À l’époque, le Musical Express nous snobait, c’était à peine si on arrivait à obtenir quatre lignes, mais ça comptait parce que les places étaient chères à la radio et encore plus à la télé. Un journaliste du Record Mirror, Richard Green, avait gâché cette occasion précieuse en déblatérant sur mon teint de peau. Il voyait des boutons là où, franchement, je n’en avais même pas. Andrew a pris l’affaire très au sérieux, c’était un peu la goutte d’eau. Il a déboulé avec Reg dans le bureau du gars. Pendant que Reg maintenait les mains du gars sous la fenêtre à guillotine grande ouverte, Andrew l’a entrepris comme suit (je cite encore Andrew) :
Andrew Oldham : Mon ami, ce matin j’ai reçu un appel de Mrs Richards, vraiment outrée, et blessée. Vous ne connaissez pas Mrs Richards, c’est la mère de Keith. Elle m’a dit : « Monsieur Oldham, pouvez-vous faire quelque chose pour que cet homme cesse de dire n’importe quoi sur l’acné de mon fils ? Je sais bien que vous ne pouvez pas les empêcher d’écrire ces sottises sur leur propreté, mais Keith est un garçon sensible, même s’il ne le montre pas. S’il vous plaît, monsieur Oldham, pouvez-vous faire quelque chose ? » Alors, mon cher, voici la situation. Si tu recommences à déblatérer sur Keith, n’importe quoi qui fasse du mal à sa maman, car je me sens une responsabilité envers la maman de Keith, je reviendrai te voir avec Reg, tes mains seront posées là où elles se trouvent en ce moment, à une différence près : mon ami Reg aura fermé la fenêtre sur tes sales paluches et tu ne pourras plus écrire avant longtemps, espèce d’étron malveillant, et tu ne pourras pas dicter tes textes non plus, parce que ta mâchoire aura été recousue après que Reg l’aura fracassée.
À la suite de quoi ils seraient repartis. Je ne savais même pas, avant de lire les mémoires d’Andrew, que celui-ci vivait encore chez sa maman à l’époque de ces dingueries. Il y avait peut-être un rapport, d’ailleurs. Il était plus intelligent et plus vif que les crétins qui dirigeaient les médias ou les compagnies de disques, qui ne comprenaient rien à ce qui se passait. Tu prenais rendez-vous pour boire le thé et tu repartais avec le coffre-fort. C’était un peu comme dans Orange mécanique. On se foutait de « changer la société », on n’avait pas de plan, mais on savait que les choses bougeaient et qu’on pouvait donner un coup de pied dans la fourmilière. Tout le monde était trop à l’aise dans ses pompes. Tout le monde était trop content de soi. Pour nous, la question était : « Comment on se lâche, cette fois ? »
Bien sûr, on s’est pris l’establishment dans la gueule. Mais c’était plus fort que nous. C’est comme quand on te dit quelque chose et que tu as la plus brillante des reparties toute prête. Tu sais qu’il vaudrait mieux la boucler, que ça va te foutre dans la merde. Mais la repartie est trop bonne, tu ne peux pas la garder pour toi. T’aurais l’impression d’être un lâche.
Oldham avait pour modèle Phil Spector, à la fois en tant que producteur et en tant que manager, mais à la différence de Spector, il n’avait pas le génie du studio d’enregistrement. Andrew ne se vexera pas si je dis qu’il n’a pas un grand sens musical. Il savait ce qu’il aimait et ce que les gens aimaient, mais si tu lui disais : « Mi 7 », l’accord de septième de dominante en mi, il ne savait pas de quoi tu voulais parler. Pour moi, le producteur, c’est le gars qui obtient que tout le monde se dise, une fois qu’on a fini de bosser : « C’est dans la boîte. » L’apport musical d’Andrew était minimal et le plus souvent concernait les chœurs. « Ça serait bien de faire “lalala” ici.
— OK, faisons ça. » Il n’interférait jamais dans notre travail, qu’il soit d’accord ou pas. Mais en tant que véritable producteur, censé connaître la musique et les techniques de studio, il ne valait pas un clou. Il avait un bon sens du marché, surtout après notre première tournée aux States. On y avait à peine posé les pieds qu’il savait déjà ce qu’on pouvait atteindre, et il nous laissait faire ce qu’on avait à faire. C’était ça, le génie d’Andrew en tant que producteur : il nous laissait faire nos disques. Et il avait une énergie et un enthousiasme inépuisables. Quand t’en es à la trentième prise et que tu commences à caler un peu, tu as besoin de ça : « Allez, une dernière, on la tient, on y est presque… »
Quand j’étais gosse, il ne me serait pas venu à l’esprit que je pourrais voir du pays. Mon père l’avait bien fait, mais c’était avec l’armée et il avait eu une jambe bousillée pendant le Débarquement. Bien sûr, il y avait des choses qui te donnaient des idées. Tu lisais des trucs sur les autres pays, tu voyais des images à la télé et dans le National Geographic, des nénettes noires avec les nichons à l’air et des cous démesurés. Mais tu ne pensais pas une seconde que ça pourrait t’arriver. Je n’aurais même jamais pensé à économiser de l’argent pour le faire.
Après les States, je me souviens de la Belgique : toute une aventure, ça aurait pu être le Tibet. Et l’Olympia, Paris. Et soudain tu te retrouves en Australie, t’as fait le tour du monde, et en plus tu es payé ! Mais je me souviens aussi de moments sinistres.
Prenons Dunedin, en Nouvelle-Zélande, par exemple, la ville presque la plus australe du monde. On se serait cru à Tombstone, dans le Far West. Il y avait même des poteaux pour attacher les chevaux. Je me souviens d’un dimanche, un dimanche sombre et humide à Dunedin en 1965. Je ne pensais pas qu’il existait au monde un endroit aussi déprimant. Le jour le plus long de ma vie, qui m’a paru durer une éternité. En général, on trouvait de quoi s’occuper, mais même Aberdeen a des allures de Las Vegas à côté de Dunedin. On ne déprimait jamais tous ensemble, le plus souvent l’un de nous craquait et les autres le réconfortaient. Mais à Dunedin tout le monde était au fond du trou. Pas de rédemption par le rire ici. Même l’alcool restait sans effet. C’était dimanche, on a entendu frapper aux portes : « Église dans dix minutes. » Un terrible dimanche gris comme ceux de mon enfance, un jour glauque à n’en pas finir, avec rien à l’horizon. Pour moi, l’ennui est une maladie, et je n’en souffre pas, mais ce jour-là j’ai chopé le virus. « Je vais faire le poirier, pour voir si j’arrive à recycler la dope. »
Heureusement, il y avait Roy Orbison ! Pour commencer, c’était à cause de lui, notre tête d’affiche, qu’on était là. Un phare brillant de tous ses feux dans l’obscurité australe. Un de ces Texans capables de survivre à tout, y compris à sa propre vie tragique. Ses gosses étaient morts dans un incendie, sa femme dans un accident de voiture, tout était allé de travers dans la vie de « Big O. », mais je n’ai jamais connu de gentleman plus doux, d’homme plus stoïque. Il avait un talent fou, qui le faisait paraître deux fois plus grand dès qu’il entrait sur scène. Une véritable métamorphose. Après avoir passé la journée au soleil, il était rouge comme un homard en short. On était assis là à jouer de nos grattes, ça papotait, ça fumait, ça buvait. « Bon, ben, c’est à moi dans cinq minutes. » On assiste à son numéro d’ouverture. Et déboule sur scène ce truc totalement transformé qui semble avoir doublé de taille, avec une présence et un ascendant déments. Attends, mec, il était en short il y a deux minutes, comment il a fait ? C’est la magie de la scène. En coulisses, il n’y a qu’une bande de clodos. Puis quelqu’un dit : « Mesdames et messieurs » ou : « J’ai l’honneur de vous présenter », et tu deviens un dieu.
Avec Mick on a passé des mois et des mois à composer avant de pondre quelque chose de présentable aux Stones. On a commis des chansons avec des titres horribles comme « We Were Falling in Love » et « So Much in Love », sans oublier « (Walkin’thru the) Sleepy City » (un plagiat de « He’s a Rebel »). Certaines ont connu un petit succès : Gene Pitney, par exemple, a chanté « That Girl Belongs to Yesterday », même s’il a amélioré les paroles et le titre, qui était à l’origine « My Only Girl ». J’ai écrit un joyau oublié intitulé « All I Want Is My Baby », que le chanteur de folk rock West Coast Bobby Jameson a ensuite enregistré. J’ai écrit « Surprise, Surprise », chanté par Lulu. On a mis fin à une succession ininterrompue de hits de Cliff Richard avec notre « Blue Turns to Grey » – l’une des rares fois où l’un de ses disques n’entrait « que » dans le « Top 30 ». Et lorsque les Searchers ont chanté « Take It or Leave It », ça les a plombés aussi. Nos compositions avaient donc une double fonction : rapporter de l’argent et handicaper la concurrence. Mais on a eu l’effet contraire sur Marianne Faithfull. Sa version de « As Tears Go By » a fait d’elle une star – Andrew Oldham en avait changé le titre en s’inspirant du thème du film Casablanca, « As Time Goes By ». On l’avait écrit sur une guitare à douze cordes et on avait pensé : « Quelle daube sentimentale ! » On l’a fait écouter à Andrew et il nous a dit : « C’est un hit. » On l’a vendu et ça nous a rapporté un paquet de fric. Avec Mick on se disait : « Tout ce pognon pour quelques vieilles ficelles ! »
Mais le job qu’on s’était fixé, c’était d’écrire des chansons pour les Stones. Ça nous a pris huit ou neuf mois pour sortir « The Last Time », et celle-là, on s’est dit qu’on pouvait la donner aux gars sans se faire jeter. Si j’avais fait écouter aux Rolling Stones « As Tears Go By », ils auraient répondu : « Dégage, et surtout ne reviens pas. » Avec Mick on essayait tout le temps de s’améliorer. On pondait des ballades à la chaîne, rien à voir avec notre musique. Donc il y a eu « The Last Time ». On s’est regardés et on s’est dit : « Faisons écouter ça aux gars. » On peut y entendre le premier riff de guitare typique des Stones – quant au solo, il est tiré de la version des Staple Singers, « This May Be the Last Time ».
On pouvait travailler dans cette voie, mais avec de bonnes paroles. Ce coup-ci, elles avaient un côté Stones, c’était sans doute le bon moment – ça parle de prendre la route après avoir largué une nana. You don’t try very hard to please me (Tu ne te foules pas vraiment pour me plaire). Pas votre sérénade habituelle pour l’inaccessible objet du désir. C’est là que ça a fait clic, avec cette chanson, parce que Mick et moi on avait suffisamment gagné en assurance pour en parler à Brian, Charlie et Bill, et surtout à Stu, arbitre des élégances. Avec l’une de nos autres chansons on se serait fait foutre dehors. Celle-ci était faite pour nous, et elle est devenue numéro un au Royaume-Uni.
Andrew avait opéré une transformation étonnante dans mon existence. Je n’avais jamais pensé écrire des chansons. Il m’a forcé à apprendre le métier et ça m’a permis de me dire : « Ouais, je touche ma bille. » Et cet autre monde s’est ouvert à moi, parce que je n’étais plus un simple interprète, ou un gars qui essaye de jouer comme machin. Je ne dépendais plus de la création de quelqu’un d’autre. Je m’exprimais par moi-même, j’écrivais ma propre musique. J’avais été frappé par la foudre.
On a enregistré « The Last Time » aux studios RCA d’Hollywood pendant une période magique qui a duré près de deux ans, par intermittences, de juin 1964 à août 1966. Le résultat a été l’album Aftermath, dont Mick et moi – les « Glimmer Twins » (les Jumeaux étincelants), comme on s’est autoproclamés par la suite – avions composé tous les titres. C’est pendant cette période qu’on a changé de braquet en termes de composition, d’enregistrement et de spectacle – et c’est à ce moment que Brian a commencé à dérailler.
On travaillait très dur, c’était intense. Quand on terminait un concert, on n’avait pas fini pour autant. On rentrait à l’hôtel et on se mettait à bosser sur les chansons, à les améliorer. Et quand on revenait de la tournée, on avait quatre jours pour mettre en place les morceaux, une semaine au plus. Il fallait trente ou quarante minutes pour enregistrer une piste. Ça se passait plutôt bien, parce qu’on était bien rodés, on tournait beaucoup. Et on avait dix, quinze chansons. Mais c’était du boulot non-stop, sous haute pression, ce qui était sans doute une bonne chose. Quand on a enregistré « The Last Time » en janvier 1965, on rentrait de tournée et tout le monde était sur les genoux. On était entrés en studio juste pour enregistrer le single. À la fin, les seuls Stones qui tenaient debout, c’était Mick et moi. Phil Spector était présent – Andrew l’avait invité pour avoir son avis – et aussi Jack Nitzsche. Il y avait là un homme de ménage, qui balayait silencieusement dans un coin de l’immense studio, pendant que le groupe rangeait ses instruments. Spector a pris la basse de Bill Wyman, Nitzsche s’est installé aux claviers, et la face B a été mise en boîte avec seulement la moitié des Stones et une formation exceptionnelle.
Quand on est arrivés à Los Angeles lors de ce deuxième voyage aux States, Sonny Bono nous attendait à l’aéroport avec une voiture, car il s’occupait de la promo pour Phil Spector. Un an plus tard, Sonny et Cher seraient le centre de toutes les attentions, présentés au monde par Ahmet Ertegun lors d’une soirée au Dorchester. Mais à ce moment, comme il savait qu’on cherchait un studio, il nous a suggéré de parler avec Jack Nitzsche, lequel a tout de suite mentionné les studios RCA. On n’a pas traîné pour s’y rendre, et on est entrés direct dans le monde des limousines stretch et des piscines après trois jours de tournée en Irlande – surréaliste, un vrai choc culturel. Jack était tout le temps fourré avec nous, ce qui lui permettait entre autres d’échapper à Phil Spector et à l’énorme travail que demandait la mise en place de son « mur de son ». C’était Jack le génie, pas Phil. Le génie de Phil avait été de mettre la main sur ce personnage excentrique pour lui sucer la moelle. Jack Nitzsche était un arrangeur taiseux et il se faisait à peine payer – pour des raisons que je ne comprends toujours pas, il faisait peut-être ça pour s’amuser –, arrangeur, musicien, rassembleur de talents, un homme d’une importance énorme pour nous à l’époque. Il assistait à nos sessions et faisait des suggestions. Quand l’envie le prenait, il jouait d’un instrument. On l’entend sur « Let’s Spend the Night Together » – il a joué ma partie de piano pendant que je prenais la basse. C’est juste un exemple de son apport. J’adorais ce mec.
Je sais que ça va paraître difficile à croire, mais même à la fin 1964 on n’avait toujours pas de thune. Notre premier album, The Rolling Stones, caracolait en haut des charts et s’était vendu à cent mille exemplaires, mieux que les Beatles eux-mêmes. Mais où était donc l’argent ? On en était à se dire que si on arrivait à ne pas perdre d’argent, ce serait cool. Mais on savait aussi qu’on avait à peine effleuré l’énorme marché qu’on avait ouvert. Le système voulait qu’on touche la recette des ventes anglaises un an après la sortie du disque, un an et demi pour les ventes à l’étranger. Les tournées américaines ne rapportaient pas d’argent. On créchait chez les uns et les autres. Oldham dormait sur le canapé de Spector. À la fin 1964, on a fait le T.A.M.I. Show – celui où on a joué après James Brown – pour payer nos billets de retour en Angleterre. On a gagné vingt-cinq mille dollars. Autant que Gerry and the Pacemakers, et Billy J. Kramer and the Dakotas. À peine croyable…
La première fois que j’ai vraiment vu de l’argent, c’est après le carton de « As Tears Go By ». Je m’en souviens très bien. Je n’arrêtais pas de regarder les billets ! Je les comptais, puis je recommençais à les regarder. Puis je les prenais et je les touchais. Je n’ai rien fait avec. J’ai rangé le fric dans ma cassette en pensant : « J’ai une énorme quantité d’argent ! Putain ! » Je n’avais pas envie de quelque chose en particulier, ni de flamber. Pour la première fois de ma vie, j’avais de l’argent… J’allais peut-être m’acheter une nouvelle chemise, ou un jeu de cordes pour ma gratte. Mais au fond de moi-même, je n’arrivais pas à y croire. Il y a la tête de la reine sur tous les billets, et c’est le bon gus qui a signé, et tu as plus de fric que t’en as jamais eu, plus que ce que ton père gagne en un an en se ruinant la santé. Je veux dire : c’était toute une histoire pour moi, ce que j’allais en faire. Parce qu’en même temps il y a un autre concert qui arrive, et il faut travailler. Mais je dois dire que la sensation d’avoir en main quelques centaines de billets tout neufs n’était pas pour me déplaire. Il m’a fallu du temps pour décider comment j’allais les dépenser. C’était la première fois que j’avais l’impression d’avoir pris de l’avance. Je n’avais fait qu’écrire une ou deux chansons, et voilà.
On a eu une grosse déconvenue quand Robert Stigwood nous a arnaqués sur une tournée. Si on s’était renseignés, on aurait su que c’était habituel chez lui. Le fric tardait à venir, et quand on a compris qu’il ne nous paierait jamais, on l’a traîné en justice. Mais avant ça, malheureusement pour lui, on s’est retrouvés un soir au club le Scotch of St James, d’où il sortait au moment où Andrew et moi on arrivait. On l’a coincé dans l’escalier et j’ai essayé de lui faire cracher ce qu’il nous devait. C’est pas évident de latter un mec dans un escalier en colimaçon, mais je lui ai quand même mis un coup de genou pour chaque millier de dollars qu’il nous devait – seize au total. Et, même là, il ne s’est pas excusé. Je n’ai sans doute pas frappé assez fort.
Quand j’ai eu un peu plus d’argent, je me suis occupé de maman. Doris et Bert s’étaient séparés un an après mon départ de la maison. Papa, c’est papa, mais j’ai acheté une maison à ma mère. J’étais toujours en contact avec Doris. Mais pour elle ça voulait dire que je ne pouvais plus être en contact avec Bert, parce qu’ils étaient séparés. Je n’avais pas envie de prendre parti. Et en plus je n’avais pas beaucoup de temps à leur consacrer, parce que j’avais une vie vraiment frénétique. Je devais être partout à la fois, j’avais d’autres choses à faire. Les histoires de mon père et de ma mère ne me préoccupaient pas au plus haut point.
Et puis « Satisfaction » est arrivé, le morceau qui nous a fait accéder à la gloire totale. J’étais entre deux filles à l’époque, dans mon appart de Carlton Hill, à St John’s Wood. D’où peut-être l’ambiance de la chanson. J’ai écrit « Satisfaction » dans mon sommeil. Je ne le savais pas moi-même, c’est mon petit enregistreur à cassette Philips qui me l’a dit. Je ne sais pas ce qui m’a pris de vérifier la cassette ce matin-là, elle était toute neuve, j’avais donc dû la glisser dedans la veille au soir, et elle était à la fin. J’ai rembobiné et j’ai écouté « Satisfaction ». Ce n’était qu’une ébauche. Il y avait la structure de la chanson et le son n’y était pas, bien sûr, parce que j’avais utilisé une guitare acoustique. Après, on m’entendait ronfler pendant quarante minutes. Mais la structure, c’est tout ce dont on a besoin. J’ai gardé cette cassette pendant un bon bout de temps, je regrette de ne plus l’avoir.
Mick a composé les paroles au bord d’une piscine à Clearwater, en Floride, et quatre jours plus tard on l’enregistrait – d’abord une version acoustique chez Chess, à Chicago, puis avec la pédale fuzz aux studios RCA à Hollywood. Je n’exagérais pas quand j’ai écrit sur une carte postale que j’ai envoyée de Clearwater à ma mère : « Salut, m’man. Je travaille comme un forcené, comme toujours. T’embrasse. Keith. »
Et tout ça à cause d’une petite pédale fuzz Gibson, une petite boîte qu’ils venaient de mettre sur le marché. Je n’ai utilisé une pédale qu’à deux reprises – l’autre fois, c’était pour « Some Girls », à la fin des années 1970 –, la pédale XR avait un joli écho hillbilly à la Sun Records. Les effets, ce n’est pas trop mon truc. Je m’intéresse davantage à la qualité du son. Est-ce que je veux que ce soit net, dur et tranchant, ou bien chaleureux et enveloppé ? Le choix est simple : Fender ou Gibson ?
En composant « Satisfaction », j’avais pensé à des cuivres, j’avais essayé d’en imiter le son pour pouvoir le rajouter ensuite sur la piste, quand on l’enregistrerait. J’avais le riff dans ma tête, dans le style de ce qu’Otis Redding a fait ensuite – je me disais : « Les cuivres vont faire comme ça. » Mais on n’avait pas de cuivres et je me suis donc contenté d’enregistrer le riff à la guitare en me disant qu’on rajouterait les cuivres plus tard. La pédale fuzz tombait à pic : ça donnait une forme à ce que les cuivres joueraient ensuite. Mais comme on n’avait jamais entendu un son pareil à l’époque, ça a frappé les esprits. Et un jour, on est sur la route quelque part dans le Minnesota, et voilà qu’on passe notre putain de morceau à la radio, qui est le « hit de la semaine », et on n’est même pas au courant qu’Andrew a sorti le disque ! D’abord, j’étais mortifié. Dans mon esprit, c’était juste une maquette. Et après dix jours de route, on est numéro un aux States ! Le tube de l’été 1965. OK, plus rien à dire. J’ai appris la leçon : le mieux est parfois l’ennemi du bien. Ce qui plaît n’est pas forcément ce qui vous plaît.
« Satisfaction » était une collaboration typique entre Mick et moi à l’époque. Pour résumer, en règle générale je trouvais la chanson, l’idée de base, et Mick se tapait le dur labeur de remplir les vides pour rendre la chose intéressante. J’ai trouvé : I can’t get no satisfaction… I can’t get no satisfaction… I tried and I tried and I tried, but I can’t get no satisfaction, et puis on s’y est mis ensemble et Mick est intervenu : Hey, when I’m riding in my car… Same cigarettes as me (Hé, quand je suis au volant… Même cigarettes que moi), et puis on a joué sur cette idée. À l’époque, on procédait comme ça. Hey you, get off my cloud, hey you (Hé, sors-toi de mon nuage, toi), c’est moi. « Paint It Black » : la mélodie, c’est moi, Mick s’est chargé des paroles. Souvent, je ne sais plus exactement lequel de nous deux a écrit ceci ou a fait cela. Mais les riffs, c’était surtout moi. Je suis le maître du riff. Le seul que j’ai loupé et que Mick a trouvé, c’est « Brown Sugar », et je dis chapeau. Là, il m’a bluffé. Je l’ai arrangé un petit peu, mais c’est bien lui, paroles et musique.
« Satisfaction » est un morceau spécial, pas évident à jouer sur scène. Pendant des années et des années, on n’y a pas touché d’ailleurs, ou très rarement, jusqu’à il y a une quinzaine d’années environ. Ça ne sonnait pas bien, c’était faiblard. On en a mis du temps à trouver la manière de jouer « Satisfaction » sur scène. On a commencé à l’apprécier après la reprise d’Otis Redding. Avec la version d’Aretha Franklin, produite par Jerry Wexler6, ça nous a permis d’entendre le morceau qu’on avait écrit pour commencer. On s’est mis à jouer le morceau parce que les meilleurs interprètes de la soul chantaient notre chanson.
En 1965, Oldham a rencontré Allen Klein, le manager beau parleur à la pipe et il nous a branchés sur lui. Je pense que c’est la meilleure chose qu’il ait faite. Andrew avait fait sienne l’idée de Klein selon laquelle aucun contrat ne valait le papier sur lequel il était rédigé, ce que la suite de nos relations avec Mr Klein lui-même nous a permis de vérifier douloureusement. À l’époque, je pensais qu’Eric Easton, l’associé d’Andrew et notre agent, en avait marre. En fait, il était malade. On a franchi le pas, et quoi qu’il ait pu arriver par la suite avec Allen Klein, c’était un génie pour faire tourner la pompe à cash. Et il a tout de suite remis les pendules à l’heure avec les compagnies de disques et les tourneurs qui se servaient grassement sans jouer le jeu.
Une des premières initiatives de Klein a été de renégocier le contrat avec Decca. Un jour, on débarque chez eux. Une petite mise en scène orchestrée par Klein, avec l’intrigue la plus cheap qui soit. On avait reçu notre feuille de route : « On a rendez-vous chez Decca aujourd’hui et on va se payer ces enfoirés. On va négocier un deal et on va ressortir avec le meilleur contrat au monde. Portez des lunettes noires et fermez-là, nous a dit Klein. Restez dans le fond de la pièce et fixez du regard ces vieux cons gâteux. Ne dites rien. C’est moi qui parle. »
On était juste là pour leur faire peur, en gros. Et ça a marché. Sir Edward Lewis, le président de Decca, était assis à son bureau – et il bavait ! Pas sur nous, évidemment, mais il bavait tout de même. Un de ses collaborateurs s’approchait de lui de temps à autre et lui essuyait la bouche avec un mouchoir. Il était au bout du rouleau, c’était clair. Nous, on se tenait debout avec nos lunettes noires. La vieille garde contre la jeune garde. Ils ont tout accepté et on est ressortis avec un meilleur deal que les Beatles. Et là, j’ai dit chapeau à Allen Klein. Ensuite, les cinq voyous sont retournés au Hilton avec leur manager pour faire péter le champagne. Quant à Sir Edward Lewis, il bavait peut-être, mais il n’était pas idiot. Il a gagné beaucoup d’argent avec ce deal lui aussi. C’était un très bon deal pour les deux parties, ce qui est la définition même d’un bon deal. On touche encore des sous sur ce contrat, on l’appelle le « filon Decca ».
Pour nous, Klein a joué le rôle du colonel Tom Parker avec Elvis – je m’occupe de tout, si vous avez besoin de quoi que ce soit, il suffit de me demander, vous l’aurez –, il était très patricien dans sa manière de nous gérer, et de gérer l’argent. Il ne faisait jamais d’histoires pour te donner du fric. Si tu voulais une Cadillac dorée, il te l’obtenait. Quand je lui ai demandé quatre-vingt mille livres pour acheter une maison sur les docks de Chelsea, près de chez Mick, pour qu’on puisse passer plus de temps ensemble à écrire des chansons, je les ai eues le lendemain. Le seul hic, c’est que tu n’étais pas au courant de la moitié de ce qu’il faisait. C’était une forme de management paternaliste qui ne marcherait plus à présent, mais à l’époque c’était courant. Quand on pense qu’aujourd’hui tu dois avoir une facture pour le moindre médiator de guitare, c’était un autre état d’esprit. C’était rock’n’roll.
Klein a fait un boulot magnifique. La tournée américaine suivante, qu’il a organisée, était d’un tout autre tonneau. Un avion privé, d’énormes panneaux publicitaires sur Sunset Boulevard. Du sérieux.
Quand tu sors un hit, si tu n’en as pas un autre tout de suite, tu commences à perdre de l’altitude. À l’époque, il fallait pondre à la chaîne. « Satisfaction » est un hit planétaire, on est là à se regarder avec Mick, à se dire : « Ça, c’est cool. » Puis, boum-boum-boum, on frappe à la porte : « Où est le suivant ? Vous avez quatre semaines ! » On était sur la route, deux shows par jour, et il fallait un nouveau single tous les deux mois, il fallait être prêt à dégainer. Et le son devait être nouveau. Un autre riff fuzz après « Satisfaction », ça nous aurait coulés. Nombreux sont les groupes qui ont échoué sur ce récif. « Get Off My Cloud » était une réponse au toujours plus des compagnies de disques – « Foutez-moi la paix ! » –, mais c’était aussi un nouvel angle d’attaque. Et ça a cartonné.
On est devenus une usine à thèmes. Une fois que tu commences à penser comme un auteur de chansons, une fois que tu prends le pli, tu le gardes pour toute la vie. Ça tourne tout seul dans ton inconscient, dans ta façon d’écouter. Les paroles de nos chansons ressemblaient de plus en plus à l’image qu’on se faisait de nous : cyniques, méchants, sceptiques, mal élevés. De ce point de vue, on était en avance sur notre temps. L’Amérique était en effervescence : les jeunes Américains étaient expédiés au Vietnam. C’est pour ça que tu entends « Satisfaction » dans Apocalypse Now. Parce que les gamins nous emportaient dans leurs bagages. Les paroles et l’atmosphère des chansons collaient à la désillusion des gamins, et pendant un moment on était presque les seuls fournisseurs, la bande-son de la révolte qui gronde, ceux qui avaient mis le doigt là où ça grattait. Je ne dirais pas qu’on était les premiers, mais l’atmosphère de révolte avait un feeling anglais, grâce à nos chansons, même si elles étaient marquées par l’influence américaine. La vieille tradition anglaise des fouteurs de merde.
Cette vague d’enregistrements et de compositions a culminé dans l’album Aftermath, et nombre de nos chansons de cette époque avaient ce qu’on pourrait appeler des paroles « anti-filles » – et aussi des titres « anti-filles » : « Stupid Girl », « Under My Thumb », « Out of Time », « That Girl Belongs to Yesterday » et « Yesterday’s Paper ». Qui s’intéresse à la fille d’hier ?… Personne.
On leur remontait les bretelles, mais peut-être certaines de ces chansons leur ont ouvert un peu le cœur, ou l’esprit, à l’idée « On est des femmes, on est fortes ». Je suis certain que les Beatles et les Stones en particulier ont affanchi les filles de ce côté « Je ne suis qu’une petite nana ». On n’a pas fait exprès, c’est juste devenu évident qu’on jouait pour elles. Lorsque vous vous trouvez face à dix mille filles qui vous jettent leur petite culotte à la figure, vous savez que vous avez déchaîné une force incontrôlable. Tout ce qu’on leur interdisait de faire depuis toujours, elles pouvaient le faire pendant un concert de rock.
Pour nous, ces chansons naissaient également d’un grand sentiment de frustration. Tu partais en tournée pour un mois, tu rentrais, et ta nana était partie avec un autre. La garce ! Ça marchait dans les deux sens. On comparait aussi les filles anglaises qui nous rendaient dingues et les filles qu’on rencontrait pendant les tournées, qui étaient beaucoup plus à la coule. Avec une Anglaise, ou bien tu la draguais, ou bien c’est elle qui te draguait, point barre. Avec les Noires, j’ai découvert que ce n’était jamais vraiment un souci. C’était juste bien, et s’il se passait des trucs par la suite, OK. Ça faisait partie de la vie. Elles étaient géniales, c’était des filles mais elles ressemblaient plus à des mecs que les filles anglaises. C’était OK si elles restaient après. Je me souviens une fois, à l’Ambassador Hotel, j’étais avec cette nana noire, Flo, que je voyais à l’époque. Elle s’occupait bien de moi. C’était pas de l’amour, mais du respect, ouais. Je me souviendrai toujours d’elle parce qu’on a éclaté de rire en écoutant les Supremes chanter : Flo, she doesn’t know, alors qu’on était au lit. Et ça nous faisait toujours rigoler. Tu prends un petit bout de cette expérience, et une semaine après tu es de nouveau sur la route.
Pendant cette période RCA, de la fin 1965 à l’été 1966, on savait qu’on testait les limites, même si c’était de manière plus soft. Avec « Paint It Black », par exemple, enregistré en mars 1966, notre sixième numéro un en Angleterre. Brian Jones, transformé en poly-instrumentiste après avoir « décidé de ne plus jouer de la guitare », jouait du sitar. C’était un style tout à fait différent de tout ce que j’avais fait jusque-là. C’était peut-être le Juif en moi qui parlait. Je lui trouvais un côté « Hava Naguila », presque gitan. Ça venait peut-être de mon grand-père. En tout cas, c’est un morceau très différent de tous les autres. J’avais voyagé, je n’étais plus un bluesman de l’école de Chicago stricto sensu, je devais élargir mes horizons, trouver d’autres mélodies et idées, même si on n’a jamais joué à Tel-Aviv ou en Roumanie. Mais j’avais commencé à faire attention à d’autres choses. La composition est une expérimentation constante. Je n’ai jamais fait ça de manière délibérée, en me disant : « Il faut que j’explore tel ou tel truc. » Le centre de toutes nos attentions devenait l’album – le LP était la forme dans laquelle devait s’inscrire la musique, au lieu du single. Pour faire un LP, il fallait deux ou trois hits et leurs faces B, puis du remplissage. Un single devait durer deux minutes et vingt-neuf secondes, sinon il ne passait pas à la radio. Je discutais de ça dernièrement avec Paul McCartney. On a tout chamboulé : chaque morceau était un single en puissance, il n’y avait pas de remplissage. Et s’il y en avait, c’était pour expérimenter. On utilisait le temps que nous avions en plus sur un album pour donner plus de force à notre position.
Sans les LP, ni les Beatles ni nous-mêmes n’aurions duré plus de deux ans et demi. Il fallait toujours condenser, réduire ce qu’on voulait dire pour plaire au distribueur. Autrement le morceau ne passait pas à la radio. « Visions of Johanna », de Dylan, a constitué une percée. Quant à « Goin’Home », sur Aftermath, il durait onze minutes. « Ce n’est pas un single. Est-ce qu’on peut étendre et élargir le produit ? C’est faisable ? » C’était ça, la principale expérimentation. On disait : « Vous ne couperez pas ce morceau : c’est comme ça, à prendre ou à laisser. » Je suis sûr que Dylan pensait pareil pour « Sad-Eyed Lady of the Lowlands » ou « Visions of Johanna ». Le disque était de plus en plus dense – mais qui allait écouter tout ça ? Ça dure plus de trois minutes. Pouvez-vous conserver votre public ? Et ça a marché. Les Beatles et nous-mêmes avons fait de l’album le but de l’enregistrement et précipité la mort du single. Ça ne s’est pas passé en un clin d’œil : il fallait toujours produire des singles. C’est venu sans qu’on s’en rende vraiment compte.
Quand tu joues tous les jours, parfois deux ou trois fois par jour, tu débordes d’idées. Une chose en amène une autre. Tu es peut-être en train de nager, ou de faire l’amour à ta nana, mais quelque part dans ta tête t’es en train de penser à une séquence d’accords ou à des paroles, ou autre chose encore. Peu importe le contexte. Tu es peut-être en train de te faire canarder et soudain tu t’exclames : « Bien sûr ! C’est ça, le pont ! » Et tu n’y peux rien, parce que tu ne te rends compte de rien. C’est totalement subconscient, ou inconscient. Le radar est allumé, que tu le veuilles ou non. Tu ne peux pas l’éteindre. Tu entends un fragment de conversation à l’autre bout de la pièce : I just can’t stand you anymore… Bingo, c’est une chanson. Tu absorbes tout. Et l’autre chose, quand tu commences à écrire, quand tu t’aperçois que tu es devenu un compositeur, c’est que pour trouver des munitions tu commences à observer, à prendre tes distances. Tu es tout le temps sur tes gardes. C’est une faculté qui s’aiguise au fil des ans : observer les gens, comment ils sont, ce qu’ils font. Et tu commences aussi à sentir une distance bizarre. Ce n’est pas normal de faire ça ; en fait, tu es un voyeur. Tu observes autour de toi, tout peut être le point de départ d’une chanson. Une phrase banale devient une idée. Et tu te dis : « J’arrive pas à croire que personne n’y ait jamais pensé. » Heureusement, il y a plus de phrases que de chansonniers, globalement.
Linda Keith m’a brisé le cœur, une première. C’était de ma faute. Je l’avais bien cherché, alors je l’ai trouvé. Le premier regard avait été incroyablement profond, je l’observais, avec tous ses trucs et ses mouvements, effrayé, de l’autre bout de la pièce, et je sentais la chaleur particulière du désir, et je me disais que nous ne jouions pas vraiment dans la même catégorie. Au début d’une histoire, j’étais souvent impressionné par les femmes avec qui je me retrouvais, parce qu’elles étaient la crème de la crème, et moi je sortais droit du caniveau. Je ne pouvais pas croire que ces femmes merveilleuses voulaient me rencontrer, encore moins coucher avec moi ! J’ai fait la connaissance de Linda lors d’une soirée organisée par Andrew Oldham pour un disque signé Jagger-Richards dont j’ai oublié le nom. Linda avait dix-sept ans, c’était une véritable beauté, des cheveux noirs, le look parfait des sixties, une bombe, très sûre d’elle en jean et T-shirt blanc. Elle était dans les magazines, elle travaillait comme modèle, David Bailey la photographiait. Ce n’est pas que ça l’intéressait vraiment, elle avait juste besoin de faire quelque chose, de sortir de chez elle.
J’étais sidéré quand elle m’a approché. J’ai déjà eu l’occasion de le dire : ce sont les filles qui me draguent. Elle m’a mis dans son pieu, pas l’inverse. Elle a fondu sur moi. Je suis tombé totalement, éperdument amoureux d’elle, elle a craqué pour moi. Et j’ai été encore plus étonné d’apprendre que j’étais son premier grand amour, le premier garçon pour qui elle avait le béguin. Jusque-là, elle avait été poursuivie par toutes sortes de types qui ne lui disaient rien. À ce jour, je ne comprends toujours pas comment ça s’est produit. Linda était la meilleure amie de Sheila Klein, qui était presque la femme d’Andrew Oldham. Ces splendides filles juives étaient une force culturelle puissante dans la bohème de West Hampstead qui est devenue mon turf – et aussi celui de Mick – pendant deux, trois ans. Le centre en était Broadhurst Gardens, où Decca avait son siège, et quelques endroits du coin où on se produisait. Le père de Linda était Alan Keith, qui depuis quarante-quatre ans présentait une émission intitulée « Your Hundred Best Tunes ». Linda avait eu une enfance très libre, sauvage. Elle aimait la musique, le jazz, le blues – c’était une puriste du blues, en fait, qui désapprouvait les Rolling Stones. Elle nous critiquait ferme, et je parie qu’elle n’a pas changé. Quand elle était très jeune, à l’époque où elle arpentait Londres pieds nus, elle fréquentait un club black qui s’appelait The Roaring Twenties.
Le groupe jouait tous les soirs, on était tout le temps sur la route, mais on a quand même réussi à vivre une histoire d’amour. On a d’abord habité sur Mapesbury Road, puis à Holly Hill avec Mick et sa girl-friend Chrissie Shrimpton, puis enfin tous les deux à Carlton Hill, dans mon appart de St John’s Wood. On ne s’est jamais occupés de la déco, nos affaires s’empilaient le long des murs, il y avait un matelas par terre, plein de guitares et un piano droit. Ça ne nous empêchait pas de vivre comme un couple marié. On se déplaçait en métro, jusqu’au jour où j’ai offert à Linda une Jaguar Mark 2 équipée d’un mange-disque sur lequel elle refusait d’écouter les Stones. On traînait à Chelsea, au Casserole, au Meridian, au Baghdad House. Notre restaurant préféré de Hampstead existe toujours – le Cellier du Midi – et la carte n’a probablement pas changé en quarante ans. De l’extérieur, en tout cas, tout semble identique.
Ça ne pouvait pas durer, en partie à cause de mes absences prolongées, mais surtout parce qu’on était sans repères – soudain on vivait une vie dont personne, et certainement personne de mon entourage, ne connaissait le mode d’emploi. On était jeunes et on improvisait au fur et à mesure. « Je pars trois mois aux States. Je t’aime, ma chérie. » Et entre-temps tout changerait, surtout nous. Par exemple parce que j’y retrouvais Ronnie Bennett et passais plus de temps avec elle sur la route qu’avec Linda. On se retrouvait, bien sûr, mais pendant la période dont je vous parle le groupe n’a pas pris plus de dix jours de congé en trois ans. Avec Linda on a réussi à s’échapper brièvement dans le sud de la France, mais Linda soutient aujourd’hui qu’elle avait fui Londres pour se cacher à Saint-Tropez, où elle faisait la serveuse, et que je l’avais retrouvée et installée dans un hôtel, où je lui avais fait couler un bain chaud. Linda avait aussi commencé à se défoncer beaucoup. Je désapprouvais. Je sais, ça peut paraître ironique, mais c’est la vérité : je désapprouvais.
Aujourd’hui Linda est l’heureuse épouse d’un producteur de disques réputé, John Porter. On se revoit de temps à autre, et elle se souvient de ma désapprobation. À l’époque, je me contentais de fumer de l’herbe, mais Linda avait passé la vitesse supérieure et on voyait que ça ne lui faisait pas du bien. En 1966, pendant notre cinquième tournée américaine, elle m’a accompagné à New York. On logeait à l’Americana Hotel, mais elle passait tout son temps avec son amie Roberta Goldstein. Quand je débarquais, elles planquaient le matos, les calmants, le Tuinal, auxquels je n’aurais même pas touché – vous pouvez croire ça ? –, et laissaient traîner des bouteilles de vin pour se justifier si elles titubaient un peu trop.
Et elle a rencontré Jimi Hendrix. Elle l’a vu jouer et a fait de sa carrière une croisade personnelle, essayant de lui obtenir un contrat avec Andrew Oldham. Elle m’a raconté que dans son enthousiasme, au cours d’une longue soirée passée avec Jimi, elle lui a offert une Fender Stratocaster qui se trouvait dans ma chambre d’hôtel. Et, toujours d’après ses dires, Linda aurait dégotté chez moi une démo d’un single, « Hey Joe », chanté par Tim Rose, et l’aurait fait écouter à Jimi, qui se trouvait chez Roberta Goldstein. Ça fait partie de l’histoire du rock : Jimi aurait découvert cette chanson grâce à moi.
On est repartis sur la route et, à notre retour, Londres s’était soudain transformé en ville hippie. On avait déjà vu la vague montante aux États-Unis, mais je ne m’attendais pas à trouver ça à la maison. En quelques semaines, la scène avait totalement changé. Linda prenait de l’acide et je m’étais fait larguer. Difficile pour quelqu’un de son âge d’attendre tranquillement pendant quatre mois avec tout ce qui se passait autour d’elle. J’aurais dû m’en douter. J’avais été présomptueux de penser qu’elle m’attendrait à la maison comme une petite vieille bien sage pendant que je faisais le tour du monde en m’éclatant, alors qu’elle avait dix-huit, dix-neuf ans. J’ai appris que Linda s’était maquée avec un poète, et j’ai disjoncté. J’ai roulé à travers Londres à sa recherche, de St John’s Wood à Chelsea, pleurant toutes les larmes de mon corps, hurlant : « Putain, dégage de là ! » aux conducteurs, grillant les feux rouges. J’ai failli avoir plusieurs accidents, ça je m’en souviens, et j’ai manqué de me faire renverser. J’avais du mal à le croire, je voulais en être sûr, je voulais voir ça de mes yeux. J’ai demandé à mes potes l’adresse du fils de pute, je me souviens même de son nom : Bill Chenail. Un poète, soi-disant. Ce petit enfoiré se la pétait avec un numéro à la Dylan. Il ne jouait même pas d’un instrument. Ersatz de branché, ouais. J’ai suivi Linda une ou deux fois, mais je me demandais : Qu’est-ce que je vais lui dire ? La scène finale de la pièce, celle où je faisais face à mon rival, n’était pas encore au point. Dans un fast-food ? Un restaurant ? J’ai même marché jusqu’à chez eux, à l’autre bout de Chelsea, presque Fulham, et je suis resté sur le trottoir. (C’est une histoire d’amour.) Et j’ai vu le théâtre de leurs ombres se dessiner sur le rideau : elle, à l’intérieur, avec lui. C’était fini. Je n’étais qu’un voleur dans la nuit.
C’est la première fois que j’ai senti la morsure de la lame. L’avantage, quand on écrit des chansons, c’est que même quand on se fait baiser, on peut vider son sac, se consoler en composant. Tout est connecté. Ça devient une expérience, une émotion, ou la fusion de différentes expériences. Pour dire les choses simplement, « Ruby Tuesday », c’est Linda.
Nous n’en avions pas fini pour autant. Après m’avoir quitté, Linda est allée de mal en pis. Elle était passée du Tuinal à de la dope beaucoup plus dure. Elle est repartie à New York, s’est remise à la colle avec Jimi Hendrix, et il lui a peut-être brisé le cœur comme elle a brisé le mien. Elle était très amoureuse, tous ses amis vous le diront. J’étais persuadé qu’elle avait besoin d’aide – elle s’approchait de la zone à haut risque, comme elle l’a reconnu elle-même par la suite, et j’étais impuissant parce que j’avais brûlé les ponts. J’ai parlé à ses parents et je leur ai donné tous les numéros de téléphone de tous les endroits où ils pourraient la trouver : « Votre fille ne va pas bien. Elle ne veut pas le reconnaître, mais il faut faire quelque chose. Moi, je ne peux pas. Je suis persona non grata. Et je suis sans doute en train d’enfoncer le dernier clou dans le cercueil de notre histoire, mais il faut que vous preniez les choses en main parce que demain je repars sur la route. » Le père de Linda l’a récupérée dans un night-club à New York et l’a ramenée en Angleterre, où un juge l’a placée sous tutelle après lui avoir confisqué son passeport. Pour elle, j’étais un traître, et on ne s’est plus vus ni parlé pendant de longues années. Par la suite, elle a replongé dans la mouise à cause de la dope, mais elle a survécu, s’est désintoxiquée et vit aujourd’hui à La Nouvelle-Orléans avec sa famille.
Lors d’une de mes rares journées de liberté entre deux tournées, j’ai trouvé le temps d’acheter Redlands, la maison qui m’appartient toujours près de la baie de Chichester, dans le Sussex, théâtre d’une célèbre descente de flics, deux fois ravagée par des incendies, et que je porte dans mon cœur comme au premier jour. On s’est vus et on s’est aimés. Une jolie maison de deux étages avec toit de chaume, ceinte d’un fossé. Je suis tombé dessus par mégarde, dans ma Bentley. Je faisais la tournée des maisons que j’avais repérées sur une brochure. Je me suis trompé de chemin et je me suis retrouvé dans la propriété. Un type est sorti, très sympa, et il m’a dit : « Vous cherchez quelqu’un ? » J’ai répondu : « Désolé, j’ai dû me tromper. » Il a dit : « C’est possible, vous cherchiez la route de Fishbourne ? » Et tout de suite : « Vous cherchez peut-être une maison à acheter ? » Il avait un côté très ex-commodore de la Navy. J’ai répondu oui. Et il a dit : « Je n’ai pas mis de panneau, mais la maison est à vendre.
— Combien ? » Parce que j’avais eu le coup de foudre. Je ne pouvais pas croire que quelqu’un pouvait vouloir vendre cette baraque. C’était trop beau, idéal. Il a dit : « Vingt mille. » Il était dans les treize heures et les banques fermaient à quinze. J’ai dit : « Vous serez là ce soir ? » Il a répondu : « Oui, bien sûr.
— Je viendrai avec les vingt mille, on fait affaire ? » Je suis retourné à Londres à toute blinde, j’étais à la banque pile avant l’heure, je me suis fait remettre le cash – vingt mille livres dans un sac en papier kraft – et le soir même j’étais de retour à Redlands. On a signé l’acte de vente devant la cheminée. Et il m’a remis les titres de propriété. Un peu comme au bon vieux temps : une poignée de main et l’argent posé sur un tonneau.
Fin 1966, on était à bout. On faisait du non-stop depuis presque quatre ans. Le pétage de plombs s’annonçait. On avait déjà frôlé la catastrophe avec le formidable mais fragile Andrew Oldham à Chicago, en 1965, pendant qu’on enregistrait chez Chess. Andrew aimait beaucoup le speed, mais ce soir-là il était bourré en plus, et très mal dans ses pompes parce qu’il avait des problèmes avec Sheila, sa régulière. On était dans ma chambre, à l’hôtel, et il a dégainé un flingue, qu’il a agité dans tous les sens. On n’avait vraiment pas besoin de ça. Je n’étais pas venu jusque-là pour finir sous les balles de cet enfoiré avec sa dégaine d’écolier à la con qui pointait son arme sur moi – expérience inquiétante, par ailleurs, la vue du petit trou noir. Avec Mick, on l’avait un peu secoué, puis mis au lit après l’avoir débarrassé de son calibre. Affaire classée sans suites. Je ne sais même plus ce qu’on a fait du flingue, un automatique. Il est sans doute parti par la fenêtre. Les choses commençaient à peine pour nous. Disons que rien n’est arrivé.
Brian, c’était une autre paire de manches. Ses illusions de grandeur, qui existaient chez lui avant même de devenir une star, avaient quelque chose de comique. Pour des raisons bizarres, il pensait que le groupe lui appartenait. On en a eu la preuve pour la première fois quand on a appris qu’il se faisait cinq livres de plus que nous par semaine sous prétexte qu’il avait réussi à convaincre Eric Easton qu’il était notre « chef ». Si une chose était claire dans le groupe, c’est qu’on partageait tout à parts égales, comme les pirates. Butin sur la table et des tas identiques. « Putain de merde, j’écris des chansons et tu touches cinq livres de plus que moi par semaine ! Mais pour qui tu te prends ! » Ça a commencé par des petits incidents de ce style, lesquels ont fini par aggraver les tensions à mesure que son comportement devenait de plus en plus délirant. Lors des premières négociations pour les Stones, Brian se rendait toujours seul aux rendez-vous, en tant que « chef ». On n’avait pas le droit de l’accompagner – c’est-à-dire qu’il nous l’interdisait. Je me souviens de Mick et moi en train de l’attendre au pub du coin.
Tout est allé très vite. Après nos premiers shows télé, Brian est devenu avide de notoriété, de gloire et d’attention. Mick, Charlie et moi, on essayait de garder la tête froide. Ça faisait partie des choses qu’il fallait endurer pour faire des disques. Mais Brian – qui était loin d’être un idiot – est tombé en plein dans le panneau. Il adorait l’adoration. Nous, on trouvait ça pas mal, mais il ne fallait pas tomber là-dedans. Je sentais les vibrations. Je savais qu’il se passait un truc important. Certains gars ne se remettent jamais de la première caresse. « Caressez-moi encore, et encore, et encore », et soudain : « Je suis une vedette. »
Je ne connais personne que la gloire ait altéré à ce point. Deux ou trois de nos disques avaient eu du succès et, patatras, il était Vénus et Jupiter à la fois. Énorme complexe d’infériorité qu’on n’avait pas remarqué jusque-là. Dès que les minettes ont commencé à hurler, il est devenu un autre, au moment même où on en avait le moins besoin, à l’instant précis où notre seul souci devait être de se serrer les coudes, de ne pas perdre les pédales. Je connais des gens à qui le succès est monté à la tête. Mais du jour au lendemain, aussi brutalement, aucun.
« Ça n’est pas la gloire, mec. C’est juste de la chance. » Ça lui a pris la tête et pendant les années qui ont suivi, ces dures années de boulot sur la route, au milieu des années 1960, on ne pouvait plus compter sur lui. Il se défonçait trop, il était à la masse. Il se prenait pour un intello, un philosophe mystique. Il était fasciné par les vedettes, mais seulement parce que c’était des vedettes, pas à cause de ce qu’elles avaient fait. Il était vraiment pénible, une sorte d’appendice en décomposition qu’on trimbalait avec nous. Quand vous passez trois cent cinquante jours par an sur la route avec un tel poids mort, ça finit par vous porter sur le système.
On faisait le Midwest, Brian avait eu une crise d’asthme et était à Chicago, à l’hôpital. Bon, quand un mec tombe malade, on assure à sa place, c’est normal. Vous imaginez nos têtes quand on l’a vu en photo, faisant le paon à Chicago, à la fête de machin, aux côtés de trucmuche avec un petit nœud à la con autour du cou ? On venait de faire trois, quatre gigs sans lui. Hé, mec, je fais double service, là. On est cinq, et toute l’organisation du groupe tourne autour des deux guitares. Et soudain il n’y en a plus qu’une ? J’ai été obligé de me débrouiller, de réinventer la manière dont on jouait toutes ces chansons. Parce qu’il fallait que je joue les parties de Brian. C’est comme ça que j’ai appris à jouer deux parties en même temps, à distiller l’essence de la partie manquante tout en jouant la mienne sans oublier quelques motifs en passant, mais c’était vraiment du boulot. Et il ne m’a jamais remercié, jamais, de l’avoir remplacé. Il s’en foutait. « Je ne me sentais pas bien », voilà ce à quoi j’avais droit. OK, mec, dans ce cas je peux toucher ton fric ? C’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir une dent contre lui.
Sur la route, les vacheries fusent vite, et ça peut rapidement virer au lourd. « Ta gueule, pauvre con. C’est mieux quand t’es pas là. » Il était incapable de la boucler, rabâchant à l’infini des histoires qui nous hérissaient le poil. « Quand j’ai joué avec bidule… » Il était totalement aveuglé par le star-system. « J’ai vu Bob Dylan hier. Il ne t’aime pas trop. » Il ne voyait pas du tout à quel point il était odieux. Et c’était parti : « Ta gueule, Brian. » Ou bien on se moquait de la manière dont il rentrait la tête dans son cou inexistant. Et on s’est mis à lui jouer des tours. Il avait une voiture, une Humber Super Snipe, mais comme c’était un mec assez petit, il avait besoin d’un coussin pour conduire. Avec Mick, on le lui piquait pour le faire chier. Des trucs cruels, dignes d’une bande d’écoliers. À l’arrière du car, on se lâchait, on faisait comme s’il n’était pas là : « Quelqu’un a vu Brian ? T’as vu comment il s’était sapé hier ? » C’était la pression du boulot, mais on se disait aussi qu’une « thérapie de choc » lui remettrait peut-être la tête à l’endroit. On n’avait pas le temps de dire : « Asseyons-nous tranquillement, essayons de régler cette histoire. » Avec Brian, c’était une relation d’amour-haine. Il pouvait être vraiment drôle. Avant, j’aimais bien traîner avec lui, à essayer de comprendre comment Jimmy Reed ou Muddy Waters faisaient ceci, ou T-Bone Walker faisait ça.
Ce que Brian n’a pas avalé, c’est que Mick et moi on écrive des chansons. Il a perdu son statut, puis il s’est désintéressé du groupe. L’idée de se pointer au studio pour apprendre à jouer une chanson que Mick et moi avions écrite lui cassait le moral. C’était comme une blessure béante. Pour lui, la seule solution était de se raccrocher à l’un de nous deux, ce qui créait des conflits triangulaires. Il nous en voulait, comme il en voulait à Andrew Oldham, persuadé qu’il existait un complot pour le virer. C’était totalement faux, mais il fallait bien que quelqu’un écrive les chansons. Si t’as envie, pas de problème, on s’y met tous les deux. Montre-moi un peu ce que tu as pondu. Mais quand on s’y mettait, lui et moi, ça ne faisait pas des étincelles. Ensuite, il a proclamé : « Je n’aime plus la guitare. Je veux jouer de la marimba. » On verra ça un autre jour, mon pote, pour l’instant on a une tournée à assurer.
Il n’était pas souvent là, mais quand il se pointait, c’était miraculeux. Quand il revenait à la vie, il était incroyable. Il pouvait ramasser n’importe quel instrument qui traînait par là et en tirer quelque chose. Le sitar sur « Paint It Black », la marimba sur « Under My Thumb ». Mais après le fils de pute disparaissait pendant cinq jours et il fallait finir le disque. On a programmé des séances : où est Brian ? Introuvable, et quand on mettait enfin la main sur lui, il était dans un état lamentable.
Les dernières années, il ne jouait presque plus de la guitare. Les deux guitares, c’était notre truc, tout tournait autour de ça. Quand l’un des deux guitaristes n’est pas là la moitié du temps, ou que ça ne l’intéresse plus, on commence à faire de l’overdubbing. Sur les disques de cette période, c’est moi qu’on entend jouer quatre choses différentes. C’était formateur pour ce qui est de la technique de studio, en plus j’ai appris à faire face à l’imprévu. Et simplement en faisant des réenregistrements, en parlant avec les ingénieurs du son, j’en ai appris beaucoup sur les micros, les amplis et l’art de modifier le son d’une guitare. Quand un seul guitariste joue toutes les parties, si on ne fait pas gaffe, ça sonne exactement comme ça. Ce qu’il faut, c’est que chacune ait un son différent. Sur des albums comme December’s Children ou Aftermath, je jouais des parties qui auraient été du ressort de Brian. Parfois, je jouais huit parties de guitare et je gardais peut-être une mesure d’une prise ici, une autre là au mixage. Et à la fin on a l’impression qu’il y a deux ou trois guitares, on ne sait plus très bien. Mais en fait il y en a huit, c’est juste qu’on en a gardé des bouts au mixage.
Après, Brian a rencontré Anita Pallenberg. Ça s’est passé en coulisses, en septembre 1965, lors d’un show à Munich. Elle nous a accompagnés à Berlin, où il y a eu une émeute spectaculaire, et puis peu à peu, au fil des mois, elle a commencé à sortir avec Brian. Elle travaillait beaucoup comme modèle et voyageait énormément, mais elle a fini par s’établir à Londres et elle a commencé une relation avec Brian assez rapidement entrecoupée d’épisodes d’une rare violence. Brian a laissé tomber sa Humber Snipe pour une Rolls – mais il avait toujours besoin d’un coussin.
L’acide a fait son apparition dans le tableau à peu près à la même époque. Brian a disparu à la fin 1965 en pleine tournée, avec les excuses de santé habituelles, et a refait surface à New York, tapant le bœuf avec Bob Dylan, traînant avec Lou Reed et le Velvet Underground, le tout imbibé d’acide. L’acide avait sur Brian un effet particulier. Pour nous, à l’époque, la dope n’était pas un truc important. On fumait de l’herbe et on prenait un peu de speed pour tenir le coup. L’acide donnait à Brian l’impression qu’il faisait partie d’une élite. Brian voulait toujours faire partie de quelque chose, mais ne savait jamais de quoi. Je ne me souviens de personne d’autre annonçant comme ça à tout le monde qu’il prenait de l’acide. Pour lui, c’était comme si on l’avait décoré de la Légion d’honneur. Après t’avais droit à un exposé : « Tu peux pas savoir, mec, j’ai fait un de ces trips. » Et l’habillement, la coupe de cheveux, terribles. Les petits travers qui deviennent si agaçants. C’est le truc typique de la dope : on pense qu’on est quelqu’un de spécial. C’est le club des grosses têtes. Tu croises des gens qui te demandent : « Et toi, t’es une grosse tête ? », et ça te donne un statut particulier. Les gens qui se défonçaient à quelque chose que tu n’avais pas encore goûté. Leur élitisme, c’était vraiment n’importe quoi. Ken Kesey7 porte une lourde responsabilité.
Je me souviens très bien de l’épisode qu’Andrew Oldham raconte dans ses mémoires, auquel il donne une résonance symbolique particulière, ce jour de mars 1966 au studio RCA, où Brian s’est effondré sur sa guitare, qui bourdonnait et interférait avec le son. Quelqu’un a débranché l’ampli et, dans le récit d’Andrew, c’est comme si on avait débranché Brian. Je me souviens du bruit énervant et je me souviens aussi qu’on n’était pas vraiment surpris, parce que depuis des jours Brian se cassait la figure un peu partout. Il abusait des tranquillisants, Seconal, Tuinal, Desbutal, toute la gamme. Tu crois que tu joues comme Segovia et que ça fait bling-bling-bling alors qu’en réalité ça fait doum-doum-doum. On ne peut pas travailler avec un groupe cassé. Si tu as des problèmes de moteur, il faut essayer de le réparer. À l’époque, dans le groupe, on ne pouvait pas dire : « Et merde, t’es viré. » En même temps, les choses ne pouvaient pas durer dans un tel état de tension et de rancœur. Et alors Anita a présenté à Brian l’autre bande, les Cammell et toute cette clique. On aura à en reparler, hélas.
1- Le célèbre humoriste (1925-1966) s’était notamment fait connaître hors de ses frontières par son disque The Sick Humor of Lenny Bruce (L’humour dérangé de Lenny Bruce).
2- Tin Pan Alley (la ruelle des casseroles en étain) est le nom donné, à New York, au « block » de la 28e rue Ouest compris entre la cinquième et la sixième avenue, où s’étaient regroupés les éditeurs de musique. Par extension, le terme en est venu à désigner la musique populaire américaine.
3- Célèbre chanteur de country music.
4- Sam Houston et Stephen Austin sont deux hommes politiques américains ayant joué un rôle déterminant dans le rattachement du Texas aux États-Unis.
5- Alma Cogan (1932-1966), chanteuse très populaire en Angleterre dans les années 1950 et 1960, deviendra l’égérie des Beatles. Helen Shapiro (née en 1946), chanteuse et actrice, allait chanter au jubilé d’argent de la reine en 1976.
6- L’un des ténors de la scène musicale américaine de l’après-guerre, le producteur Jerry Wexler (1917-2008) a produit ou fait produire les plus grands artistes, d’Otis Redding à Led Zeppelin. C’est lui qui aurait inventé le terme de « rhythm’n’blues ».
7- L’auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou (1962).

Michael Cooper/Raj Prem Collection