Chapitre Treize

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Où j’enregistre les Wingless Angels en Jamaïque. On installe un studio chez moi dans le Connecticut, et je me casse quelques côtes dans ma bibliothèque. Une recette pour les saucisses-purée. Un safari avec gueule de bois en Afrique. Jagger est fait chevalier, on recommence à travailler et à composer ensemble. Paul McCartney apparaît sur la plage. Je tombe d’une branche et je me cogne la tête. On m’opère au cerveau en Nouvelle-Zélande. Pirates des Caraïbes, les cendres de mon père et la dernière critique de Doris.

Vingt ans et des poussières après avoir commencé à jouer avec des musiciens rastas, je me suis rendu en Jamaïque avec Patti pour la fête de Thanksgiving en 1995. J’avais invité Rob Fraboni et sa femme à nous rejoindre. Rob avait rencontré ma bande de Jamaïcains en 1973, quand j’avais fait leur connaissance. Dès le premier jour, les vacances sont tombées à l’eau quand on a découvert que tous les membres du groupe encore en vie étaient dans l’île et disponibles, une circonstance exceptionnelle. Il y avait eu plein de dégâts parmi eux, plein d’aléas et d’ennuis, et là c’était une occasion de les enregistrer comme il ne s’en présenterait sans doute plus. Après avoir réuni du matériel d’enregistrement grâce à l’aide du ministre de la Culture jamaïcain, Fraboni a proposé de se mettre au boulot. Un véritable don du ciel !

Je dis ça parce que Rob Fraboni est tout bonnement un génie dès qu’il s’agit d’enregistrer dans des situations inhabituelles. Son expérience et son savoir-faire en la matière sont à couper le souffle. Il avait été producteur sur la bande-son de The Last Waltz, le film que Scorsese avait consacré au fameux concert du même nom en 1978, et c’est lui qui a remixé tout le matériel de Bob Marley. C’est l’un des meilleurs ingénieurs du son qui soient. Il habite tout près de chez moi dans le Connecticut et nous avons souvent enregistré dans le studio que j’ai aménagé là-bas, j’aurai l’occasion d’y revenir. Il peut parfois être casse-couilles, comme tous les génies, mais son talent est immense.

C’est en 1995 que j’ai baptisé la bande de rastas les « Wingless Angels » (Anges sans ailes) à partir d’un petit dessin que j’avais fait et qui s’est retrouvé sur la pochette du disque : une sorte de rasta volant. Il traînait sur ma table quand quelqu’un m’a demandé un jour : « C’est quoi, ça ? » Et du tac au tac, sans y réfléchir, j’ai répondu : « C’est un ange sans ailes. » Au groupe initial s’est jointe Maureen Fremantle, une voix impressionnante et une rareté dans la tradition rasta, où les chanteuses sont pratiquement absentes. Je la laisse vous raconter notre rencontre :

Maureen Fremantle : Un soir, Keith et Locksie étaient au bar Mango Tree de Steer Town. Je passais par là et Locksie a dit : « Entre donc, sister, prends un verre avec nous. » Il y avait ce type. Keith m’a serrée dans ses bras et a dit : « Voilà une sœur qui ressemble à une vraie sœur. » On a commencé à boire, moi du rhum au lait, et puis… je ne sais pas, c’est le pouvoir de Jah ! Je me suis mise à chanter, comme ça. À chanter, oui. Et Keith a dit : « Cette dame doit venir près de moi. » Et à partir de là, ça n’a plus arrêté. J’ai chanté, chanté. Je chantais l’amour, la paix, la joie, le bonheur, et tout ça s’est uni en un seul chant. C’était quelque chose de peu courant.

Fraboni avait installé un micro dans le jardin. Au début de l’enregistrement, on entend les grillons et les grenouilles, la mer au-delà de la terrasse. C’est une maison qui n’a pas de fenêtres, ce bar, seulement des persiennes en bois, et on distingue le bruit des gens qui jouent aux dominos. Ça donne une sensation très forte, et tout est dans la sensation. Quand on a ramené les bandes aux États-Unis, on s’est demandé comment conserver cette base essentielle, le cœur du projet. C’est alors que j’ai rencontré Blondie Chaplin, qui s’est joint aux sessions avec George Recile, le batteur de Bob Dylan. George est de La Nouvelle-Orléans, c’est un melting-pot racial à lui tout seul, un peu d’italien, un peu de black, un peu de créole, un peu de tout, quoi. Il a des yeux bleus saisissants. Grâce à eux, il pouvait tout se permettre, même de traverser la proverbiale voie de chemin de fer.

Comme je voulais donner aux Angels une dimension plus globale, des mecs de tous les horizons se sont pointés aux séances d’overdub à la maison. Le fantastique violoneux Frankie Gavin, qui avait fondé le groupe de folk irlandais De Dannan, a contribué avec son talent et son magnifique sens de l’humour irish, et peu à peu l’ambiance du disque s’est installée. Ce n’était évidemment pas quelque chose avec un grand potentiel commercial, mais c’était nécessaire et je reste très fier du résultat. À tel point qu’un autre est en préparation à l’heure où j’écris ces lignes.

 

Juste après Exile on Main Street, la technologie a fait de tels bonds en avant que même les ingénieurs du son les plus balèzes n’ont pas compris ce qui leur arrivait. « Comment se fait-il que j’aie eu une super sonorité de batterie au Regent Sound Studio, avec ses boîtes à œufs et un seul micro, et maintenant, avec quinze micros dans tous les coins, le son de la batterie me fait penser à quelqu’un en train de chier sur de la tôle ondulée ? » Tout le monde s’est laissé emballer par la technologie, et tout le monde commence lentement à en revenir. En musique classique, on réenregistre tout ce qui a été numérisé dans les années 1980 et 1990, parce que le résultat n’était simplement pas à la hauteur. J’ai toujours eu l’impression qu’au fond de moi-même je rejetais la technologie, qu’elle ne m’aidait pas du tout, bien au contraire. C’est à cause de ça qu’il fallait tant de temps pour faire aboutir un projet. Fraboni connaît bien le problème, l’idée que si tu ne braques pas quinze micros sur une batterie, c’est que tu ne connais pas ton boulot… Ouais, mais alors on étouffe la basse, et en fin de compte chacun se retrouve enfermé dans son petit box, on joue dans une salle immense et on n’en profite pas du tout. Cette idée qu’il faut séparer les instruments lors de la prise de son est l’antithèse complète du rock’n’roll. Le rock’n’roll, c’est une bande de types qui produisent du son dans un lieu clos, un son qu’il suffit de capturer. Et c’est ce son qu’ils font ensemble qui compte, pas les sons individuels. Tous ces mythes stupides à props de la stéréo, de la hi-tech et du dolby, tout ça va totalement à l’encontre de ce qu’est la musique.

Personne n’avait les couilles de démonter le système technologique, mais moi, j’ai commencé à y réfléchir : qu’est-ce qui m’avait amené à consacrer ma vie à la musique ? Des types qui avaient enregistré dans une pièce, avec trois micros. Ils n’avaient pas cherché à capter le moindre petit bout de batterie ou de basse. Ce qu’ils avaient enregistré, c’était l’espace dans lequel ils jouaient. On ne peut pas obtenir cette ambiance indéfinissable en découpant les choses en tranches. Où est le micro spécial qui chopera l’enthousiasme, l’état d’esprit, l’âme, ou comme vous voudrez l’appeler ? Les disques des années 1980 auraient pu être bien meilleurs si on s’était davantage préoccupé de ça, au lieu de laisser la technologie nous mener par le bout du nez.

Au sous-sol de ma maison du Connecticut, Rob Fraboni a conçu la pièce dite « L », ainsi nommée parce qu’elle avait la forme de la lettre en question. En 2000 et 2001, j’ai eu douze mois de liberté, ce qui m’a permis d’aider Fraboni à monter le studio. On a installé un micro face au mur, au lieu de le braquer sur un instrument ou un ampli. Au lieu de disséquer les choses selon chaque partie instrumentale, on a voulu capter ce que le plafond et les murs renvoyaient. Nul besoin d’un studio, en fait, mais seulement d’un lieu clos. Tout tient à l’endroit où tu poses le micro. On a acheté un super magnéto huit pistes de la marque Stephens, l’une des machines les plus sensibles et fantastiques au monde, un bidule qui ressemble au monolithe de 2001, l’odyssée de l’espace de Kubrick.

Le seul morceau sorti de L à ce jour est « You Win Again », qui apparaît sur l’album Timeless, un hommage à Hank Williams qui a obtenu un grammy. Lou Pallo, qui a été le second guitariste de Les Paul pendant des années, sinon des siècles, joue dessus. Surnommé « l’homme au million d’accords », Lou est un instrumentiste fabuleux. Il habite le New Jersey. « C’est quoi, ton adresse, Lou ?

— Moneymaker Road1, mais elle est pas à la hauteur de son nom. » George Recile tenait la batterie. On avait la base d’un groupe, et tous ceux qui passaient dans le coin étaient les bienvenus pour jouer avec nous. C’est ce qu’a fait Hubert Simlin, le guitariste de Howlin’ Wolf, avec qui Fraboni a produit par la suite un très bon disque, About Them Shoes. Comme je l’ai déjà dit, le 11 septembre 2001 nous a interrompus en plein enregistrement avec mon grand amour de jeunesse, Ronnie Spector. La chanson s’appelait « Love Affair » (Histoire d’amour)…

Quand tu ne travailles qu’avec les Stones, tu cours le risque de t’enfermer dans une bulle. Ça peut même t’arriver avec les Winos. Je pense qu’il est très important de sortir de ces limites. J’ai trouvé très stimulant de travailler avec Norah Jones, Jack White, Toots Hibbert – lui et moi, on a fait deux ou trois versions de « Pressure Drop » ensemble. Si tu ne joues pas avec des gens qui n’appartiennent pas à ton cercle habituel, tu peux te retrouver piégé dans ta cage et là, posé sur ton perchoir, tu deviens une cible facile.

Tom Waits a été l’un des premiers avec qui j’aie entrepris ces collaborations enrichissantes, au milieu des années 1980. C’est seulement par la suite que je me suis rendu compte qu’il n’avait jamais composé jusque-là avec personne d’autre que sa femme, Kathleen. C’est un type totalement adorable, et l’un des auteurs les plus originaux que je connaisse. Je m’étais toujours dit que ça serait vraiment intéressant de bosser avec lui. Commençons par quelques propos flatteurs de Tom Waits à propos de votre humble serviteur. Très belle critique !

Tom Waits : On travaillait sur Rain Dogs. À l’époque, j’habitais New York. On m’a demandé si j’avais envie de jouer avec quelqu’un en particulier sur ce disque, et j’ai dit : « Pourquoi pas Keith Richards ? » Je blaguais. C’était comme si j’avais répondu Count Basie ou Duke Ellington, quoi ! J’étais chez Island Records et Chris Blackwell, le fondateur du label, croisait souvent Keith en Jamaïque. Donc, quelqu’un a décroché le téléphone et moi : « Non, non ! », mais c’était trop tard. On a bientôt reçu un message : « Ne tournons plus autour du pot. Allons-y. » Il a débarqué chez RCA, dans un studio immense avec une hauteur sous plafond dingue. Alan Rogan, qui s’occupait de toutes ses guitares, avait dû en amener au moins cent cinquante !

Tout le monde aime la musique, mais ce que tu veux vraiment, c’est que la musique t’aime. Et c’est ça que j’ai ressenti chez Keith. Ça demande un vrai respect vis-à-vis de tout le processus. Ce n’est pas toi qui composes la chanson, c’est elle qui te compose. Tu es sa flûte, ou sa trompette, tu es ses cordes… C’était vraiment évident, avec Keith. Il est comme une poêle à frire fondue dans une seule pièce de métal : il supporte les très hautes températures sans se fissurer, seule la couleur change.

On a toujours des idées préconçues sur les autres musiciens, formées à partir de leurs disques, mais dans l’idéal on espère toujours que la rencontre directe dépassera tes attentes. Avec Keith, ça s’est passé exactement comme ça. Au début, on s’est un peu tournés autour comme des hyènes, en regardant par terre, en ricanant, et puis on s’est lancés, on a rempli la piscine d’eau. Il a un instinct impeccable, comme un animal sauvage. Sur ce disque, il est intervenu sur trois morceaux : « Union Square », « Blind Love », où on chante ensemble, et « Big Black Mariah », où il tient merveilleusement la guitare rythmique. Ça a vraiment tiré l’album vers le haut. Est-ce que ça se vendrait bien ou pas, je m’en tapais complètement. Pour moi, c’était déjà vendu !

Quelques années plus tard, on s’est revus en Californie. On se retrouvait tous les jours au Brown Sound, une petite salle de répétition à l’ancienne, très funk, pas de fenêtres, moquettée du sol au plafond, avec une odeur de diesel ou de je ne sais quoi… On s’est mis à composer. Pour arriver à sortir un vague début de couplet qui te trotte par la tête mais dont tu n’es pas sûr, il faut que tu te sentes à l’aise, qu’il y ait une certaine confiance. Je me rappelle qu’un jour, en me rendant au studio en voiture, j’ai enregistré le sermon dominical d’un prédicateur baptiste qui passait juste à ce moment à la radio. Le titre du sermon était « Les outils du menuisier ». Une allégorie où un menuisier sort tous ses outils de sa boîte et ils se mettent à discuter entre eux, etc. Ça nous a fait marrer pendant longtemps, cet enregistrement. Ensuite, Keith m’a passé une cassette de « Jesus Loves Me » interprété par Aaron Neville, enregistré a cappella lors d’une répétition. Il aimait les diamants bruts, les raretés, la musique zoulou, la musique pygmée, tout ce qui est impénétrable, inconnu, impossible à placer dans une catégorie… On a composé plein de morceaux. Il y en avait un qui s’appelait « Motel Girl », un autre « Good Dogwood ». Et on a aussi écrit « That Feel » à cette époque, que j’ai mis sur le disque Bone Machine.

De tout ce que Keith a fait, un de mes trucs préférés est Wingless Angels. Cet album m’a totalement scié. Parce que tu commences par entendre des grillons, et soudain tu t’aperçois que tu es dehors, en plein air. Son apport à l’art de l’enregistrement sonore, sur ce disque, ça lui ressemble vraiment beaucoup. C’est peut-être davantage Keith que ce que j’ai vu de lui quand on a bossé ensemble. Par plein d’aspects, Keith est une sorte de prolo, un soutier, un marin. J’ai lu quelque part un truc sur la musique qui me semble s’appliquer parfaitement à lui. Dans l’ancien temps, le son de la guitare pouvait soigner la goutte, l’épilepsie, la sciatique, la migraine… Je crois qu’on souffre aujourd’hui d’un manque d’émerveillement. Keith, pour sa part, a l’air de s’émerveiller continuellement. Il lui arrive de s’arrêter net, de tenir sa guitare devant ses yeux et de la contempler un moment, comme ça. Bluffé. Déconcerté. Comme devant tout ce que notre univers a de grandiose, la femme, la religion, le ciel… Tu t’émerveilles, tu te poses plein de questions, et tu n’arrêtes plus jamais de le faire.

En 1980, Bobby Keys, Patti et moi, on a rendu visite aux survivants du groupe de Buddy Holly, The Crickets. L’occasion devait être spéciale, parce qu’on a loué un Learjet. On s’est pointés chez Jerry Allison, dit « Jivin’Ivan », leur batteur, l’homme qui a vraiment épousé Peggy Sue2 (même si ça n’a pas duré très longtemps), dans son ranch de Dickson, à côté de Nashville, Tennessee. Il y avait aussi leur bassiste, Joe B. Mauldin. Pendant le voyage, j’ai également rencontré Don Everly, et rien que de jouer avec lui, de tailler une bavette… hé, c’était les gens que j’écoutais à la radio vingt ans plus tôt ! J’avais toujours été fasciné par leur travail et c’était un honneur pour moi d’être reçu chez eux.

Il y a aussi eu une expédition mémorable pour aller enregistrer « Say It’s Not You », une chanson que Gram Parsons m’avait fait aimer, en duo avec George Jones dans le cadre des « Bradley Barn Sessions ». C’était super de bosser avec George, surtout quand il avait sa permanente bien en place. Incroyable chanteur. On a attribué à Frank Sinatra l’affirmation suivante : « George Jones est le deuxième meilleur chanteur de ce pays. » Et c’était qui le premier, Frank ? On l’a attendu et attendu, au moins deux heures je crois, et je suis passé derrière le bar pour préparer quelques verres, oubliant complètement que George avait lâché la gnôle, et sans avoir la moindre idée de la cause de son retard. Bon, ça m’est arrivé plein de fois, à moi aussi, ce n’est pas la fin du monde. Quand il a fini par se pointer, sa banane était absolument en place. Un truc fascinant. On ne pouvait pas s’arrêter de la regarder. Par vent de force quatre, pas un cheveu n’aurait bougé. J’ai appris par la suite qu’il avait lambiné parce qu’il était un brin nerveux à l’idée de chanter avec moi : il s’était renseigné à mon sujet et il n’était plus trop sûr de vouloir me rencontrer.

En musique country, je me sens proche de Willie Nelson et aussi de Merle Haggard. J’ai fait trois ou quatre programmes télé avec eux. Willie est fantastique. Il avait à ses côtés un type qui roulait constamment des joints sur un frisbee retourné. La fumette et Willie, c’est génial. Ce mec, il commence en se levant. Moi, le matin, j’attends au moins dix minutes. Et les chansons qu’il écrit ! C’est l’un des meilleurs. C’est un Texan. On s’entend bien, lui et moi. Je sais qu’il est très concerné par les problèmes de l’agriculture et des petits fermiers en Amérique. Presque tout ce que j’ai fait avec lui tournait autour de cette cause. Les grosses compagnies sont en train de tout rafler, il se bat contre ça, et il fait ça super bien. Il a un cœur en or. Il est calme, déterminé et entièrement dévoué à ses idées. J’ai compris avec le temps que j’avais grandi en écoutant ses chansons, parce qu’il composait bien avant de se produire : « Crazy », « Funny How Time Slips Away »… Je suis toujours un peu intimidé quand des mecs comme ça, devant lesquels je suis déjà à genoux, me demandent : « Hé, tu veux jouer avec moi ? » Genre « C’est une blague ? ».

En voici un bon exemple : les fantastiques sessions de 1996 chez Levon Helm, à Woodstock, pour l’album All the King’s Men, avec Scotty Moore, le guitariste d’Elvis, et D.J. Fontana, batteur du King au temps des premiers disques chez Sun Records. C’était du sérieux. Les Rolling Stones, c’est une chose, mais tenir ta partie à côté de mecs qui t’ont épaté depuis toujours, c’en est une autre. Ces mecs ne sont pas forcément indulgents avec d’autres musiciens. Ils s’attendent au meilleur et ils ne transigent pas là-dessus. Tu ne peux pas te pointer pour jouer à moitié. Les formations qui accompagnent George Jones ou Jerry Lee Lewis, c’est le top du top. Faut assurer. Et j’adore ça. Je ne joue pas souvent de la country, mais pour moi, c’est l’autre face de tout le truc : le blues et la country, ce sont les deux ingrédients essentiels du rock’n’roll, c’est clair.

Une autre grande artiste, une fille comme je les aime – et que j’ai même épousée lors d’un « mariage » rock’n’roll –, c’est Etta James. Elle chante depuis les années 1950, au temps où elle faisait du doo-wop, et depuis son talent s’est étendu à tous les genres. C’est une de ces voix qu’il suffit d’entendre à la radio pour courir acheter un de ses disques. Complètement vendeuse. On s’est rencontrés le 14 juin 1978, quand elle a partagé l’affiche du Capitol Theatre de Passaic, dans le New Jersey, avec les Stones. Etta a été une junkie, et donc une certaine complicité s’est établie entre nous presque aussitôt. Je pense qu’à l’époque elle était clean, mais ça n’a pas d’importance : il suffit d’échanger un regard pour savoir par où on est passé. Une fille d’une force incroyable, Etta, avec une voix capable de t’emporter en enfer ou au paradis. On a bavardé un moment dans une loge et, comme tous les ex-junkies, on a parlé de la dope, de pourquoi on était tombés dedans, etc. L’examen de conscience habituel. Et ça a culminé avec un mariage en coulisses, ce qui, selon les us et coutumes du show-business, est presque un vrai mariage, mais pas vraiment non plus. On se jure fidélité et tout ça, juste avant d’entrer en scène. Elle m’a donné une bague, je lui en ai donné une, et c’est à ce moment que j’ai décidé que son vrai nom était Etta Richards. Elle comprendra ce que je veux dire.

 

Quand Theodora et Alexandra sont nées, on habitait sur la 4e Rue à New York, Patti et moi, et on s’est fait la remarque que ce n’était pas l’endroit idéal pour élever des enfants. Résultat : on est partis s’installer dans le Connecticut où on a fait construire une maison sur un terrain que j’avais acheté. Géologiquement parlant, ça ressemble pas mal à ce qu’on trouve à Central Park : de grandes plaques de granit et d’argile, des rochers affleurant au milieu d’une végétation luxuriante. Pour les fondations, on a dû faire sauter des tonnes de pierre, d’où le nom que j’ai donné à la baraque, « Camelot Costalot » (Château chérot). On ne s’y est installés qu’en 1991. La maison s’élève au bord d’une réserve naturelle qui est un ancien terrain sacré indien, un site où les Iroquois enterraient leurs morts et chassaient peinards. Ici la forêt garde une sérénité orginelle qui doit bien convenir aux esprits des ancêtres. J’ai une clé du portail qui ouvre sur la forêt depuis mon jardin et on s’y promène souvent.

Il y a un lac très profond dans ces bois, avec une cascade à un bout. Un jour, j’y suis allé avec George Recile au temps où on travaillait ensemble, vers 2001. On n’est pas censé pêcher, dans ce lac, donc on était comme Tom Sawyer et Huckleberry Finn tous les deux, en train d’essayer d’attraper discrètement des poissons incroyables, très gros et délicieux, qu’on appelle des « oscars ». George, qui est un pêcheur expérimenté, a dit que c’est une espèce qu’on rencontre ultra-rarement au nord de l’État de Géorgie. Alors, moi : « Ajoutons un deuxième hameçon à la ligne ! » Soudain, ça a tiré fort et… une gigantesque tortue serpentine, de la taille d’un bœuf, toute verte et visqueuse, a émergé avec mon poiscaille dans la gueule ! C’était comme se retrouver nez à nez avec un dinosaure. La tronche horrifiée qu’on a tirée, tous les deux… Dommage que je n’aie pas eu d’appareil photo sur moi ! Et la bestiole était prête à attaquer – son cou peut s’allonger de plus d’un mètre –, elle était énorme et elle devait avoir dans les trois cents ans ! En un clin d’œil, on est redevenus des hommes des cavernes, George et moi. La vache, ce monstre ne rigolait pas ! J’ai lâché ma canne, j’ai attrapé une méga-pierre et je lui ai tapé dessus. « Merde, c’est toi ou moi, ma vieille ! » Ce sont des bêtes très agressives, qui peuvent t’arracher un pied d’un seul coup de mâchoire. Elle a replongé, retournant d’où elle était venue. Les créatures démesurées et sans âge qui guettent comme ça dans les profondeurs, ça a vraiment de quoi te glacer le sang. Cette tortue était dans ce lac depuis si longtemps que la dernière fois où elle avait fait surface, elle avait dû voir des Iroquois !

À part la pêche en braconneur, dont cette rencontre m’a dégoûté à tout jamais, je mène dans le Connecticut une vie de digne gentleman-farmer. J’écoute du Mozart et je lis des tonnes de livres. Je dévore les bouquins. Je lis de tout, et quand je n’aime pas, je laisse tomber et j’en prends un autre. Mes romans préférés : la série des Flashman de George MacDonald Fraser et les livres d’aventures maritimes de Patrick O’Brian. Je suis tombé amoureux d’O’Brian dès que j’ai lu mon tout premier, Maître à bord, moins pour son évocation de la période des Napoléon et Nelson que pour son art de décrire les rapports entre êtres humains. Le contexte historique n’est qu’un décor et le fait de placer ses personnages isolés en pleine mer leur donne plus de relief, évidemment. Ça parle d’amitié, de camaraderie, avec des personnages attachants que je continue à adorer : Jack Aubrey et Stephen Maturin, les deux héros, me font toujours un peu penser à Mick et moi. C’est vrai que je suis passionné par l’histoire, en particulier celle de la marine britannique à cette époque. En ce temps-là, l’armée de terre ne comptait pas pour grand-chose. Non, c’était la Navy et les types qui se faisaient enrôler contre leur gré, dans le cadre de la politique dite d’impressment. Pour que la machine fonctionne, il fallait fondre tous ces mecs récalcitrants en une équipe soudée, un équipage solide, et ça, ça me rappelle les Rolling Stones. J’ai toujours un bouquin d’histoire sous le coude, l’époque de Nelson et la deuxième guerre mondiale faisant partie de mes thèmes préférés, mais je peux aussi me pencher sur la Rome antique ou le passé colonial de la Grande-Bretagne. J’ai une belle bibliothèque remplie d’ouvrages de ce genre, avec des étagères en bois sombre qui montent jusqu’au plafond. C’est dans cette pièce où j’aime m’isoler qu’il m’est arrivé un sale coup.

Quand je dis que j’étais en train de chercher un livre d’anatomie de Léonard de Vinci, personne ne veut me croire. C’est un gros volume et ceux-là sont rangés sur les étagères les plus hautes, donc je suis monté sur une échelle pour l’atteindre. Plein de livres très lourds tout en haut, et les étagères sont maintenues par de petits taquets. Au moment où j’atteignais celle qui m’intéressait, l’un de ces damnés taquets a lâché et une avalanche de livres m’est tombée sur la tronche. Bang ! J’ai atterri sur une table la tête la première et j’ai perdu connaissance. Je suis resté dans le cirage pendant je ne sais combien de temps, peut-être une demi-heure, et au réveil mon crâne me faisait sacrément mal. Entouré d’énormes volumes. L’ironie de la situation m’aurait fait rigoler si je n’avais pas autant souffert : « Ah, tu voulais te documenter sur l’anatomie, eh ben, t’es servi ! » Je me suis traîné dans les escaliers en soufflant comme un phoque. Je me suis dit que j’allais me coucher auprès de ma nana et qu’on verrait bien le lendemain. Mais le lendemain matin, c’était pire. Patti : « Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

— Oh, rien, je me suis cassé la figure… Ça va aller. » Sauf que j’arrivais à peine à respirer. Il m’a fallu trois jours pour me décider à dire à Patti : « OK, ma chérie, il faut que je montre ça à un toubib. » Et, paf, j’avais un poumon perforé ! Notre tournée européenne, qui devait démarrer à Berlin en mai 1998, a été retardée d’un mois. Ça a été une des rares fois où les Stones n’ont pas pris la route à temps à cause de moi.

Un an après, rebelote… bang, l’autre poumon ! On venait d’arriver à St Thomas, dans les îles Vierges, et je m’étais enduit d’huile solaire. À un moment, j’ai joyeusement grimpé sur un pot en terre cuite pour regarder par-dessus un mur et l’huile m’a fait glisser en traître. Crack ! Patti avait du Percodan, donc je me suis bourré de calmants. C’est seulement après un mois, en me rendant à une visite médicale avant une tournée, que j’ai découvert que j’avais trois côtes fracturées et un trou dans le deuxième poumon. Lors de ces visites, ils t’examinent sous toutes les coutures, te font cavaler sur un tapis de course, toutes ces conneries, et ils te passent à la radio : « Oh, à propos, vous vous êtes cassé trois côtes et vous avez eu une perforation du poumon droit, mais tout est guéri maintenant, donc aucune importance… »

 

Quand je suis à la maison, je me fais la cuisine : des saucisses avec de la purée, le plus souvent. Vous trouverez la recette un peu plus loin. La purée peut varier un peu, mais pas beaucoup. Parfois, c’est un autre classique de la bouffe anglaise. J’ai des habitudes alimentaires assez bizarres, à des heures impossibles et en solitaire ; ça me vient des horaires des repas sur la route, lesquels n’ont rien à voir avec ceux du commun des mortels. Je mange quand j’en ai envie, ce qui est pratiquement exclu dans notre culture. On ne bouffe pas avant de monter sur scène, et quand c’est fini il faut au moins une heure ou deux avant que l’adrénaline retombe, ce qui te fait dîner vers trois heures du mat.

Il faut se nourrir quand on a faim. Depuis la petite enfance, on est programmé pour faire trois repas par jour, une conception de l’alimentation qui découle directement de la révolution industrielle, du rythme de la vie prolétaire. Avant, ça n’avait jamais été comme ça. On grignotait quelque chose toutes les heures, à peu près, mais quand ils se sont mis en tête de tout contrôler, c’est devenu : « OK, déjeuner à midi ! » C’est tout le principe de l’école : on n’y va pas pour apprendre l’histoire-géo ou les maths mais pour être prêt à bosser à l’usine. La sirène sonne, à la graille ! Et dans les bureaux, ou même si tu es un futur Premier ministre, c’est pareil. Pourtant c’est très mauvais pour la santé, de s’empiffrer comme ça d’un seul coup : il vaut mieux une bouchée par-ci, une autre par-là, un petit casse-graine à toute heure. Le corps humain assimile ça bien mieux que si tu avales un tas de bouffe en quarante minutes.

Moi qui ai cuisiné des saucisses toute ma vie, je n’ai appris que très récemment, grâce à une dame à la télé, que la poêle doit être froide. Pas préchauffée. Le choc thermique fait bondir les saucisses dans la poêle, c’est pour ça que les Anglais les appellent des bangers – elles font « bang ». Donc il faut commencer à feu doux, dans une poêle froide, se servir un verre et attendre. De cette manière, elles ne se racornissent pas, elles dorent sans se vider. C’est une question de patience. La cuisine est un apprentissage de la patience. Quand j’ai préparé Goat’s Head Soup, ma fameuse soupe de tête de chèvre, j’y suis allé tout doucement aussi.

Voici donc ma recette des saucisses-purée :

1. Pour commencer, trouvez un boucher qui ait des saucisses fraîches.

2. Faites frire des oignons avec du bacon, salez et poivrez.

3. Mettez les patates à bouillir avec un trait de vinaigre dans l’eau, de l’oignon haché et du sel à convenance. Rajoutez des petits pois, et aussi des carottes coupées, si ça vous dit.

4. Passons maintenant aux choses sérieuses : vous avez le choix entre griller vos saucisses, les frire ou les saisir au four. Si vous optez pour la friture, rajoutez-les aux oignons et au bacon, à petit feu, ou mettez-les dans une poêle non chauffée, comme dit la dame de la télé, mélangez les oignons et le bacon après un moment et laissez-les cuire peinards, en les tournant toutes les cinq minutes.

5. Écrasez les patates et tout ce que vous y avez ajouté.

6. À ce stade, les saucisses ont perdu – autant que possible ! – leur graisse.

7. Récupérez le gras et faites-en une sauce, si désiré.

8. Sauce HP3 obligatoire, en quantité à définir par chacun.

 

Mon grand-père Gus préparait les meilleurs egg and chips (œufs au plat-frites) au monde. J’essaye encore d’arriver à sa hauteur, et aussi de parfaire ma shepherd’s pie4, la tourte du berger, un art en perpétuelle progression parce que personne ne détient le réel secret de ce plat, personne n’en a jamais préparé une qui soit la vraie shepherd’s pie. Il n’y en a pas deux pareilles. La mienne a évolué au cours des années. La base, c’est de dégotter de la viande hachée extra, d’ajouter des pois cassés, des carottes, etc., mais Big Joe Seabrook, mon garde du corps tant regretté, paix à son âme, m’avait appris une subtilité qui ajoute un je-ne-sais-quoi à ce plat fabuleux : avant d’étaler la purée au-dessus du ragoût, ajoutez-y des oignons hachés, parce que ceux qui ont accompagné la cuisson de la viande ont réduit entre-temps. C’est juste un tuyau que je vous donne, les amis.

Tony King a bossé avec les Stones depuis nos premiers disques dans les années 1960, et avec Mick, et de temps en temps comme attaché de presse. Je vais le laisser vous raconter la dernière occasion où quelqu’un a bouffé ma tourte du berger sans ma permission.

Tony King : À Toronto pendant la tournée « Steel Wheels », une tourte avait été livrée en coulisses et les gars de la sécurité s’étaient permis d’y goûter. Keith est arrivé et il s’est rendu compte que quelqu’un avait entamé la croûte avant lui. Il a exigé le nom de tous ceux qui en avaient mangé et donc voilà Jo Wood, la femme de Ronnie, qui se met à courir partout en demandant : « Toi, tu as mangé de la tourte ? » Et tout le monde prend l’air innocent en faisant non de la tête, sauf les gens de la sécurité, évidemment, qui en avaient bouffé plein et ne pouvaient pas le nier. Moi aussi, j’ai répondu non, alors que j’en avais pris un bout. Keith a alors déclaré : « Je ne monterai pas sur scène tant qu’on ne m’en aura pas apporté une autre. » Résultat, il a fallu en commander une d’urgence et j’ai dû annoncer la nouvelle à Mick : « Le show va prendre du retard parce que Keith refuse d’entrer en scène tant qu’il n’aura pas eu sa tourte. » Et Mick dit : « Tu te fous de moi ? » Il y a eu un moment hilarant en coulisses où quelqu’un a hurlé dans son talkie-walkie : « La tourte est arrivée, elle est dans le bâtiment ! » Soudain, on l’a vue traverser le salon, portée à toute blinde par un livreur jusqu’à la loge de Keith, avec une bouteille de sauce HP, naturellement. Et lui, il se contente de ficher un couteau dedans et monte sur scène sans en avoir mangé une miette ! Il voulait seulement être celui qui couperait la croûte ! Depuis ce jour-là, il se fait toujours livrer sa tourte personnelle, directement dans sa loge, pour ne pas avoir à se faire du souci…

Ma loi sur la route est maintenant bien connue : personne ne touche à la shepherd’s pie avant moi. Touche pas ma croûte, mon pote ! C’est écrit dans le contrat. Si tu entres dans la loge de Keith Richards, si tu vois une tourte du berger mijoter doucement sur le chauffe-plat et qu’elle est intacte, il n’y a qu’un seul être au monde qui ait le droit d’ouvrir la croûte : moi. Ces enfoirés de rapaces, si on les laissait faire, ils se jetteraient dessus et la boulotteraient jusqu’à la dernière miette !

Bon, je mentionne surtout ces conneries pour qu’on rigole un peu, hein ? Parce qu’il est très, très rare que je mange quoi que ce soit avant de monter sur scène. C’est le pire truc qu’on puisse faire, en tout cas pour moi : de la bouffe même pas digérée dans l’estomac quand on doit grimper sur les planches, balancer « Start Me Up » et assurer deux heures derrière… Je veux la tourte dans ma loge juste au cas où j’aurais besoin d’un peu de carburant, par exemple si je m’aperçois brusquement que je n’ai rien mangé de la journée. Mon métabolisme est comme ça : il faut simplement que j’aie assez de carburant dans le système.

 

Quand ma fille Angela a épousé Dominic, son fiancé de Dartford, en 1998, la noce a eu lieu à Redlands, une grande fête très réussie. Dominic était venu à Toronto me demander mon autorisation de père et je l’ai laissé sur des charbons ardents pendant quinze jours. Le pauvre. Je savais ce qu’il avait en tête mais lui ne savait pas que je savais, et pendant deux semaines il n’a pas réussi à me poser la question : ou bien je trouvais une diversion, ou bien le courage lui manquait au dernier moment. Et juste après, je devais repartir en tournée. Chaque matin, alors qu’il était resté debout jusqu’à l’aube, Angela lui demandait : « Tu lui as parlé ? » Et il répondait non. Et puis, l’une des dernières nuits, juste quand ça allait être trop tard, je lui ai dit : « Mais bordel, bien sûr que tu peux l’épouser ! », et pour commémorer cet instant je lui ai jeté un bracelet à tête de mort sur les genoux.

À Redlands, on a installé des tentes de garden-party dans le parc et les paddocks. L’effet était tellement chouette qu’après je les ai gardées pendant une semaine. Les invités formaient un mélange d’une variété incroyable : les amis d’Angie à Dartford, les gens de la tournée, l’équipe des Stones, la famille de Doris, des gens que nous n’avions pas revus depuis des années… Une formation de percussionnistes des Caraïbes a ouvert les festivités, puis Bobby Keys, qu’Angela connaît depuis toute petite, a joué « Angie » pendant qu’elle avançait vers l’autel. Lisa et Blondie ont chanté, Chuck Leavell était au piano. Bernard Fowler a lu la bénédiction ; il était un peu surpris qu’on ne lui demande pas de chanter, mais Angie avait dit qu’elle aimait sa voix quand il lisait. Blondie a interprété « The Nearness of You ». Ensuite, on s’est tous levés, Ronnie, Bernard, Lisa, Blondie, moi, et on s’est mis à jouer et à chanter.

C’est ensuite que s’est produit l’incident des oignons verts, ces jeunes oignons que j’avais l’intention de parsemer sur la purée de patates accompagnant les saucisses que je m’étais préparées. Sauf que quelqu’un les a chourés sous mon nez ! De nombreux témoins ont assisté à ce qui s’est passé après la découverte du larcin, dont Kate Moss à qui je le laisse le soin de raconter la chasse à l’homme qui s’est ensuivie :

Kate Moss : Dans une existence par ailleurs très désordonnée, les rares plats que Keith aime sont des sortes de repères très importants pour lui. Et comme ça peut lui prendre à n’importe quelle heure, il se prépare très souvent à manger lui-même. C’est ce qu’il faisait la nuit du mariage d’Angela, vers trois heures du matin. Tout le monde s’amusait, c’était une très belle soirée, on était tous dehors à boire et à danser, c’était un grand mariage et la fête continuait. À un moment, on est allées à la cuisine, Patti et moi, et Keith était en train de se préparer ses célèbres saucisses-purée. Les saucisses rissolaient, les pommes de terre bouillaient, moi je bavardais avec Patti, debout près de la cocotte-minute, quand Keith s’est tourné vers nous d’un coup et a dit : « Où sont passés mes oignons verts ? » On l’a regardé sans trop bien comprendre et il a continué : « Je les avais il y a encore une minute, ils étaient là, où ils sont passés ? » On s’est dit : « Sauve qui peut, il a des hallucinations », mais il a tellement insisté et il était tellement furieux qu’on s’est mises à chercher dans les poubelles, et il répétait : « Ils étaient  ! » On a regardé partout, même sous les tables… « Je suis sûr qu’ils étaient là ! » Il était vraiment furax, alors on a risqué : « Peut-être que tu les a posés ailleurs, peut-être que tu ne les as pas mis là ?

— Non, bordel, je vous dis qu’ils étaient là ! » Tout le monde a pensé qu’il avait pété un boulon. À ce moment, un copain de Marlon est entré : « Quel est le problème, Keith ? » Et Keith, presque fou de rage, en train de fouiller dans les ordures, qui hurle : « Je cherche mes putains d’oignons verts ! » Là, j’ai levé les yeux et tout s’est ralenti, comme quand on voit un accident arriver et qu’on pense : « Noooon, pas ça, surtout pas ça ! » Le garçon s’était passé un oignon vert au-dessus de chaque oreille. Pourquoi il avait fait ça, franchement ? Pour attirer l’attention sur lui, évidemment, mais ça n’a pas eu l’effet escompté. Keith s’est redressé, il a vu les oignons et il a explosé. À Redlands, il y avait deux sabres accrochés au-dessus de la cheminée. Il les a attrapés et il a pourchassé le gamin dehors, dans la nuit. « Mon Dieu, il va le tuer ! » Patti était réellement inquiète. Alors, on a tous couru après lui : « Keith, Keith ! » Finalement, il est revenu bredouille, et enragé. L’autre a passé des heures caché dans les fourrés. Quand il est revenu à la fête bien plus tard, il avait mis un masque de ski pour que Keith ne puisse pas le reconnaître.

Étant donné ma vocation, il peut sembler étrange que j’aie eu des chiens depuis 1964. Avant la naissance de Marlon, il y avait eu Syphilis, un grand chien-loup. Ensuite, ça a été Ratbag, un clebs que j’ai rapporté illégalement d’Amérique. Je l’avais mis dans ma poche et il a fermé sa gueule pendant qu’on passait la douane. Je l’ai donné à ma mère, avec qui il a vécu des années et des années. Je peux être absent pendant des mois, mais les moments que j’ai passés avec un chiot nous unissent à jamais, lui et moi. Maintenant, j’ai de vraies meutes dans chacune de mes maisons, des chiens qui ignorent l’existence des autres de l’autre côté du vaste océan, même si j’ai l’impression qu’ils captent leur odeur sur mes vêtements. Dans les moments difficiles, je peux toujours compter sur la race canine. Quand nous sommes seuls, mes chiens et moi, je leur parle sans arrêt. Ils savent écouter. Je serais probablement capable de donner ma vie pour n’importe lequel d’entre eux.

Dans le Connecticut, nous avons un vieux labrador sable, Pumpkin, qui nage dans la mer avec moi quand on est aux îles Turks et Caicos, ainsi que deux jeunes bouledogues femelles. Alexandra, qui a choisi la première, l’a appelée Etta en honneur d’Etta James. Patti est tombée amoureuse d’elle, alors on a acheté sa sœur, qui était restée seule dans leur cage au magasin d’animaux, et on l’a baptisée Sugar, à cause de « Sugar on the Floor », une des très grandes chansons d’Etta. Il y aussi le célèbre Raz – célèbre parmi l’équipe technique des Stones –, abréviation de « Rasputin », un petit bâtard au charme et au charisme extraordinaires. Il a eu une bien sombre histoire, mais il est russe, après tout… Apparemment, il faisait partie des trois ou quatre cents chiens abandonnés qui se nourrissaient dans les poubelles du stade Dynamo de Moscou quand on était en tournée là-bas, en 1998. La Russie venait de connaître une grave récession et les gens se débarrassaient de leurs animaux domestiques. Une vraie vie de chien ! Pendant que nos machinistes montaient la scène, Raz s’est débrouillé pour se faire remarquer, ils l’ont recueilli et il est très vite devenu une sorte de mascotte. De l’équipe technique, il est astucieusement passé à notre cuisine de tournée, et de là aux services de l’habillage et du maquillage. Il n’était pas très beau à voir, après ses bagarres quotidiennes afin de rester en vie – je sais bien ce que c’est –, et pourtant il a été capable d’émouvoir les cœurs les plus endurcis.

Quand on est arrivés pour la balance, je me suis laissé entraîner dans un coin par Chrissy Kingston, une fille qui travaillait aux costumes. Elle s’est mise à s’extasier sur ce fantastique bâtard devant moi. Les techniciens l’avaient vu prendre des raclées terribles et pourtant revenir. Épatés par son cran et sa détermination, ils l’avaient adopté. « Il faut que tu le voies », a insisté Chrissy. Moi, je préparais notre tout premier concert en Russie, les chiens ne figuraient certainement pas sur ma liste de priorités, mais je connaissais Chrissy. L’intensité dans sa voix, ses yeux remplis de larmes m’ont fait comprendre que c’était sérieux. On était tous des pros, on bossait dur pour cette tournée, et Chrissy n’est pas du genre à te faire des coups tordus. Et puis Theo et Alex étaient là, elles aussi, et l’imparable « Oh papa, s’il te plaît, viens le voir, papa ! » a fini par attendrir qui vous savez. Je subodorais un coup monté, mais je ne pouvais pas me défendre. « OK, amène-le-moi. » Quelques secondes plus tard, Chrissy était de retour avec un terrier noir incroyablement pelé. Un nuages de puces flottait autour de lui. Il s’est assis en face de moi et m’a regardé fixement. Je lui ai rendu son regard, il n’a pas flanché. J’ai dit : « Laisse-le-moi. On va voir ce qu’on peut faire. » Après deux minutes à peine, une délégation de l’équipe technique est arrivée dans ma chambre. Cette bande de mastards barbus et tatoués avaient les larmes aux yeux et voulaient me remercier. « C’est un clebs super cool, Keith. Merci, mec, il nous a tous conquis… » Je n’avais pas idée de ce que j’allais faire de lui, mais au moins le spectacle pouvait commencer. Comme s’il sentait qu’il avait gagné, le chien m’a léché les doigts. J’étais conquis, moi aussi. Patti m’a contemplé avec un mélange d’amour et de désespoir. J’ai haussé les épaules. Il a fallu mobiliser toute une escouade pour lui obtenir des vaccins, des papiers officiels, des visas et tout le reste, mais finalement c’est un clebs heureux comme tout qui a débarqué de l’avion aux États-Unis. Depuis, il est le tsar du Connecticut et cohabite avec Pumpkin, Toster le chat et les bouledogues.

J’ai aussi eu un mainate, une fois, mais ça ne s’est pas bien passé : dès que je mettais de la musique, ce putain d’oiseau commençait à me gueuler dessus. C’était comme de vivre avec une vieille tante acariâtre. Jamais de reconnaissance ni rien. C’est le seul animal dont je me suis séparé. Peut-être qu’il était trop pété, parce qu’il y avait tout le temps plein de gens qui fumaient de l’herbe. Pour moi, c’était comme d’être enfermé avec Mick dans une cage, tout le temps à faire marcher son clapet… Les bêtes en cage, ça n’a jamais été mon truc. Par exemple, j’ai jeté à la poubelle le perroquet de Ronnie, pensant que c’était un jouet détraqué. Ce machin était perché dans une cage à l’autre bout de la maison de Ronnie, ne réagissait à rien, ne bougeait pas et ne se manifestait que par des cris perçants, à intervalles réguliers, comme un réveil d’enfant qui marche quand ça lui prend. Je m’en suis débarrassé, et quand je me suis rendu compte de mon erreur, c’était trop tard. La réaction de Ronnie a été : « Merci mon Dieu ! » Il détestait ce piaf. À mon avis, il n’aime pas vraiment les animaux, même s’il en a plein chez lui. Il prétend être amateur de chevaux, il en a quatre ou cinq dans son haras en Irlande, mais quand tu lui dis : « Et si on faisait un tour à cheval, Ron ? », il refuse de s’en approcher ! Disons qu’il les aime de loin, surtout lorsque le canasson sur lequel il a parié franchit la ligne d’arrivée en premier.

Dans ce cas, pourquoi vit-il au milieu de toute cette merde, de ce crottin et de ces jeunes juments à trois pattes ? Il soutient que c’est son côté gitan. Tsigane. Une fois, en Argentine, on est partis en balade, Bobby Keys et moi, et on a obligé Ronnie à nous accompagner. C’était de bons canassons. Quand tu n’as pas monté depuis un moment, t’as mal au cul, c’est indéniable. Donc on est partis dans la pampa et Ronnie s’accrochait au sien comme à une putain de bouée de sauvetage. « Mais tu as des chevaux chez toi, Ron ! Je croyais que tu aimais ça… » On était morts de rire, Bobby et moi : « Tiens, v’là Géronimo ! Allez, magne-toi ! »

 

Theo et Alex ont grandi dans le Connecticut, menant une vie aussi normale que possible, suivant leur scolarité au lycée du coin. Patti a plein de parents dans les environs. Il y a sa nièce, Melena, qui est mariée à Joe Sorena. On a fait plusieurs fois du vin dans leur garage, avec la scène finale où tout le monde entre pieds nus dans la cuve et foule le raisin comme des damnés en répétant : « Ça va être du premier cru, ça ! » C’est vraiment cool. Je l’ai fait en France à une ou deux occasions et, je ne sais pas, c’est spécial de sentir le raisin gicler entre ses orteils. Il nous est même arrivé de prendre des vacances « normales ». Pour preuve, le mobile-home Winnebago entièrement équipé avec pas mal de bornes à son actif qui est garé près de mon court de tennis où personne ne joue. Les Hansen sont très portés sur les réunions de famille et aussi sur le camping, avec une nette tendance pour des destinations aussi aberrantes que l’Oklahoma. Je ne les ai suivis que deux ou trois fois : bon, tu sors de New York et tu roules, tu roules, et tu te retrouves… dans l’Oklahoma. Heureusement que j’étais là lors d’une de ces virées, autrement ils auraient tous fini noyés et sans feu pour se réchauffer. On a été pris dans une crue démente qui a bien failli nous emporter, enfin tous les trucs habituels qui accompagnent une partie de camping… Ma contribution n’a jamais été reconnue parce que la pluie m’a totalement trempé ! Et ma formation de boy-scout a été très utile : « Coupe-moi cette branche ! Enfonce ces piquets de tente par là ! » Je fais des feux de camp fantastiques. Je ne suis pas un incendiaire, juste un peu pyromane sur les bords.

Une note dans mon carnet en 2006 :

« Je suis marié avec une très, très belle femme. Élégante, gracieuse et avec les pieds sur terre comme personne. Futée, dotée d’un remarquable esprit pratique, attentionnée et très chaude à l’horizontale. Je suppose que la chance y est pour beaucoup. Je dois dire que sa logique et sa lucidité m’épatent, parce qu’elle arrive à donner du sens à mon mode de vie plutôt décousu. Parfois, ça heurte un peu mes instincts de nomade. Le recours à la logique me prend à rebrousse-poil, mais j’apprécie ! Et je lui tire la plus élégante des révérences dont je sois capable. »

Lors d’un week-end mémorable de safari en Afrique du Sud avec les enfants, j’ai failli me faire bouffer une main par un crocodile, ce qui aurait conduit à ma retraite anticipée. Nous avions deux ou trois jours de liberté, en plein milieu de la tournée « Voodoo Lounge », et on a proposé à Bernard Fowler et Lisa Fischer de venir avec nous. Dans cette réserve, tous les employés étaient d’anciens gardiens de prison blancs. Évidemment, la vaste majorité de leurs prisonniers avaient été des Noirs. Ça s’est bien vu à la tête du barman lorsque Bernard et Lisa ont commandé chacun un double Glenfiddich. Pas vraiment accueillant, le bonhomme. Mandela avait été libéré cinq ans plus tôt. Lisa et Bernard voulaient voir comment l’Afrique du Sud évoluait, un plan « retour aux racines », et ils sont repartis sérieusement dégoûtés. Tout ce à quoi ils ont eu droit, c’est des regards venimeux et de l’hostilité. La vieille mentalité de l’apartheid semblait bien ancrée.

Un matin, j’avais dormi à peine une heure après avoir fait la bombe toute la nuit et je n’étais donc pas du tout d’humeur à grimper sur le plateau d’un tout-terrain de safari, comme on m’y a contraint. Je dirais même que j’étais plutôt de mauvais poil et je n’ai pas poussé des « Oh, mon Dieu, que c’est beau l’Afrique ! », d’autant que je n’en apercevais que des ronces et de la terre desséchée. Soudain, on s’arrête sur une petite piste, sans motif apparent. Il y a là quelques rochers, l’entrée d’une grotte et soudain en surgit l’image même de Mme Dieu ! Un phacochère ! La bestiole a la tête recouverte de boue et se plante juste devant moi en soufflant de la vapeur par les naseaux. Il ne manquait plus que ça… Ces défenses et ces petits yeux rouges qui me dévisagent… La créature la plus moche que j’aie jamais vue, surtout aussi tôt dans la journée. Tu parles d’une première rencontre avec la nature africaine ! Mme Dieu, celle que tu ne veux surtout pas croiser ! Euh, faites excuse, ça ne serait pas plutôt possible de voir votre mari ? Et si je revenais demain ? Le genre à t’attendre avec le rouleau à pâtisserie quand tu rentres à la maison… J’ai commencé à lui voir des bigoudis et un vieux peignoir, vous voyez ce que je veux dire ? Débordante d’énergie et de fiel. Un spectacle sans doute grandiose, mais pas avec une heure à peine de sommeil dans les jambes et une méga-gueule de bois…

Ensuite, on recommence à cahoter sur la piste, et maintenant un mec vraiment sympa, un Black prénommé Richard, se tient sur la plateforme de la Land Rover et nous montre des trucs du doigt. Soudain, il dit : « Hé, visez un peu ça ! » On s’arrête devant un gros tas noirâtre. Richard crève le haut du tas et il en sort une colombe qui s’envole à tire-d’aile ! C’était une grosse bouse d’éléphant avec à l’intérieur un de ces oiseaux blancs qui suivent les pachydermes en mangeant les graines qu’ils n’ont pas digérées. L’huile spéciale qui recouvre leurs plumes les protège de la merde et ils peuvent rester pendant des heures sous une montagne de caca. Ils se taillent une voie de sortie en bectant, en fait. Et celle qui était sortie était blanche comme neige, aussi immaculée que la colombe de la paix.

Ensuite, dans un tournant, on tombe sur un éléphant, un gros balèze, de l’autre côté de la piste. Il est en train d’éplucher deux arbres qui font bien dix mètres de haut, il les tient tous les deux avec sa trompe. On s’arrête, il nous lance un regard dans le style « Vous voyez bien que je suis occupé, non ? » et il continue à massacrer les arbres. Là, une de mes filles s’exclame : « Oh, papa, celui-là a cinq pattes ! » Et moi : « Six, en comptant la trompe. » Sa bite, trois mètres et quelque de long, traîne par terre. Grande leçon d’humilité pour moi. Je veux dire : ça, c’est être vraiment bien monté ! D’ailleurs, au retour, Richard nous a montré des traces dans la poussière, l’empreinte d’immenses pattes d’éléphant avec une ligne au milieu, la marque de son braquemart.

On a vu quelques guépards, aussi. Comment tu sais qu’il y en a dans les parages ? Facile : il y a une antilope déchiquetée accrochée à un arbre ! C’est un guépard qui l’a hissée là-haut pour revenir la bouffer tranquillement. Ensuite, les buffles d’eau. Trois mille ou plus dans un marécage. Ces machins sont hallucinants : l’un d’eux décide de chier et avant que sa merde ait atteint le sol un autre arrive par-derrière et la bouffe ! Ils boivent leur pisse également. Et puis, le clou du spectacle, sans parler des mouches : brusquement, une femelle met bas juste sous nos yeux et les mâles se précipitent pour bouffer le placenta ! On avait eu notre dose, alors on s’est barrés, terminé le safari, mais ce crétin de chauffeur a décidé de faire un dernier arrêt, cette fois devant une mare. Il prend un bâton et dit : « Hé, visez un peu ça ! » Et il enfonce le bâton dans la vase. Moi, je suis assis à l’arrière de la Land, avec une main qui pend par-dessus bord. Brusquement, je sens un souffle d’air chaud sur mes doigts et j’entends un claquement sec : un croco vient de me rater d’à peine deux centimètres ! J’ai failli tuer le type. L’haleine d’un crocodile : on n’a pas vraiment envie de sentir ça de près.

On a même vu quelques hippopotames, que j’ai trouvés extra, mais combien de bêtes du bon Dieu peut-on voir en une journée sans avoir fermé l’œil de la nuit ? Je ne peux pas dire que j’aie été enchanté par l’expérience. Mon plaisir est purement rétrospectif. Mais la manière dont les Blancs traitaient Bernard et Lisa m’a mis hors de moi. Ça m’a gâché toute la balade.

 

J’aurais peut-être dû comprendre que Mick était parti pour recevoir des décorations quand il a salué le nouveau millénaire en inaugurant un centre Mick Jagger dans son ancien lycée de Dartford. Pour ma part, j’avais entendu des rumeurs, infondées en fait, selon lesquelles un bâtiment Keith Richards avait ouvert sans ma permission dans mon propre ex-bahut, et j’avais décidé de sauter dans un hélicoptère pour bomber : « J’AI ÉTÉ VIRÉ ! » sur le toit. Peu de temps après avoir coupé le ruban, Mick m’a téléphoné : « J’ai un truc à te dire, Tony Blair insiste pour que j’accepte d’être adoubé chevalier. » J’ai répondu : « Tu peux toujours dire non, mon pote. » Et je n’ai rien dit d’autre. C’était absurde, cette histoire. Toute sa crédibilité serait à l’eau. J’ai appelé Charlie : « C’est quoi, ces conneries ?

— Tu sais bien qu’il en rêve.

— Non, je n’étais pas au courant ! » L’idée ne me serait même pas venue à l’esprit. Je le connaissais donc si mal ? Le Mick avec qui j’avais passé ma jeunesse, c’était un mec qui aurait dit : « Toutes vos petites médailles, vous pouvez vous les carrer où je pense. Merci beaucoup, mais non merci. C’est tout simplement dégradant. Ça s’appelle le “système des honneurs” mais on n’en a pas besoin, nous autres, on a été plus que suffisamment honorés. Par le public. » Quoi, tu vas accepter un titre conféré par le même système qui a essayé de te mettre en taule sans la moindre raison ? T’es capable de leur pardonner ça… L’arrivisme de Mick était devenu de plus en plus évident avec le temps, mais je n’aurais jamais cru qu’il se laisserait tenter par cette merde. C’était peut-être une nouvelle crise de SCL, le redoutable syndrome ?

Il y a eu un cafouillage dans les dates5 et, en fin de compte, Mick n’a pas eu droit à la reine mais seulement à Charles, le prince héritier, pour lui taper avec une épée sur les deux épaules, ce qui pour moi ne fait de lui qu’un demi-sir. Mais je reconnais que, contrairement à d’autres adoubés de fraîche date, il ne fait pas tout un fromage pour qu’on lui donne du « Sir Mick ». Ça ne nous empêche pas de nous gondoler dans son dos. Quant à moi, je ne serai pas Lord Richards mais carrément roi, Sa Majesté Richard IV, prononcé « Richard I-Vé », pour « intraveineuse ».

 

En dépit de quoi, ou peut-être grâce aux effets relaxants de l’adoubement sur Mick, l’année 2004 a été la meilleure qu’on ait eue ensemble depuis Dieu sait quand. Il est devenu bien plus souple. Allez savoir pourquoi, il avait peut-être simplement pris de la bouteille et fini par comprendre qu’on est ce qu’on est. Je crois que ce qui est arrivé à Charlie y est pour beaucoup. En 2004, j’ai passé un moment chez Mick en France pour commencer à travailler sur un nouveau disque, le premier en huit ans, qui allait devenir A Bigger Bang. Un jour ou deux après mon arrivée, on était assis tous les deux avec des guitares acoustiques, en train de chercher des idées, et soudain Mick a dit : « Tu sais, vieux, Charlie a un cancer… » Il y a eu un long silence. Le coup a été très dur pour moi. En fait, la question était : « Doit-on tout mettre en stand-by et attendre de voir comment les choses évoluent ? » J’ai réfléchi une minute et j’ai dit : « Non, on y va. Pour l’instant, on compose, on n’a pas besoin de Charlie dans l’immédiat. Et il serait lui-même fumasse si on arrêtait juste parce qu’il a un problème en ce moment. Ce ne serait pas bon pour lui et en plus, merde, on a des chansons à écrire ! On va en composer quelques-unes et on lui enverra les bandes, pour qu’il voie où on en est. » Et c’est ce qu’on a fait.

Le château français de Mick, à quelques kilomètres de la Loire, est très agréable, bordé par des vignobles magnifiques, il dispose de caves conçues pour conserver le vin à température constante, sept degrés toute l’année. Un vrai château de capitaine Haddock, sorti d’une BD de Tintin. Le courant passait bien entre nous et on avait de bonnes idées. On était moins à cran. Quand on se contente de bosser au lieu d’essayer de s’expliquer sur ceci ou cela, c’est très différent. Ce que je veux dire, c’est que, bon, tu travailles avec un mec depuis quarante ans et des poussières, ça ne peut pas être tous les jours vent arrière et grand soleil, non ? Il y a forcément des grains et des conneries. C’est comme un mariage.

 

Quand je veux prendre un peu le large vis-à-vis de la Jamaïque, ma retraite favorite est devenue la petite île de Parrot Cay, dans l’archipel des Turks et Caicos, au nord de la République dominicaine. Ce n’est pas forcément mieux que la Jamaïque, mais celle-ci avait perdu des points dans ma famille à cause de plusieurs incidents, dont certains assez effrayants. À Parrot Cay, en revanche, notre quiétude n’était jamais troublée, et surtout pas par les perroquets, quoi que le nom puisse laisser penser. Il n’y a jamais eu un seul de ces volatiles dans les parages et c’est certainement les promoteurs du temps jadis, jamais trop prudents, qui ont jugé préférable de changer le nom d’origine, Pirate Cay, en Parrot Cay, le récif des pirates en récif des perroquets. J’y passe de longues périodes, pendant lesquelles mes enfants et petits-enfants me rendent visite. J’écoute les radios américaines que j’arrive à capter, chacune avec son propre style : par exemple, je ferai vingt-quatre heures de rock des fifties avant de me brancher sur une formidable station de bluegrass puis, selon l’humeur, ce sera du hip-hop, ou du rock rétro, ou du rock alternatif… Ma limite, c’est l’arena rock, qui ressemble trop à ce que je fais moi-même.

Un extrait de mon carnet de bord :

« Après environ un mois ici, j’ai remarqué un cycle naturel étonnant : pendant une semaine, il y a des escadrons de libellules qui seraient à leur place au Salon aéronautique de Farnborough, puis elles disparaissent soudain et, quelques jours plus tard, des nuées de petits papillons orange se mettent à polliniser les fleurs. On dirait qu’il y a une certaine logique. Je vis au milieu de plein d’espèces différentes : deux chiens, un chat, Roy (Martin) et Kyoko, la maîtresse de cœur japonaise de Roy, à moins que ce soit l’inverse : Kyoko et Roy, son diamant de l’East End… Et puis il y a la ravissante (mais intouchable) Ika, notre gouvernante balinaise ! Bénie soit-elle ! Et Mr Timothy, un Noir adorable qui s’occupe du jardin et qui me vend les paniers en feuilles de palmier que sa femme fabrique. Et il ne faut pas que j’oublie les geckos, innombrables et de toutes les tailles, ainsi qu’un rat ou deux, probablement. Toaster, le chat, gagne sa vie en bouffant de grosses phalènes ! Et puis il y a les barmen javanais et balinais (mauvais garçons), et les marins locaux ajoutent la couleur locale… Mais mañana, je rentre dans le Nord, le frigo. Il faut que je fasse une nouvelle fois mes valises. Souhaitez-moi bonne chance. »

Ces lignes ont été écrites en janvier 2006, pendant la pause de Noël de la tournée « A Bigger Bang ». Je devais reprendre la route : d’abord le Super Bowl en février et ensuite, quinze jours plus tard, l’un des plus grands concerts de rock jamais organisés, à Rio, devant plus d’un million de personnes. Intense, comme début d’année. Un an plus tôt exactement, un jour que je marchais entre la plage et les rochers à Parrot Cay, sur qui je tombe ? Paul McCartney en personne, qui devait jouer pour le Super Bowl 2005 ! Vraiment pas l’endroit où on risquait de se rencontrer après toutes ces années, mais sans doute le meilleur, parce qu’on a eu tout le temps de parler, peut-être pour la première fois depuis l’époque lointaine où les Beatles écrivaient déjà des chansons alors qu’on n’avait même pas commencé. Il a surgi d’un coup et m’a dit que c’était Bruce Willis, mon voisin, qui lui avait expliqué où j’habitais : « J’ai décidé de venir, j’espère que c’est OK, désolé de ne pas t’avoir prévenu… » Comme je ne décroche plus le téléphone depuis longtemps, ça n’aurait rien changé. J’ai eu l’impression que Paul avait besoin d’un moment de détente. C’est une très grande plage, et évidemment ce sont des choses qu’on ne perçoit qu’avec le recul, mais ça ne tournait pas rond, c’était perceptible. Sa rupture avec Heather Mills, qui l’accompagnait lors de ce voyage, était pour bientôt.

Il s’est mis à venir chaque jour, quand son fils dormait. On n’avait jamais été proches. John était un pote, George et Ringo aussi, mais Paul et moi, on n’avait jamais passé beaucoup de temps ensemble. Cette rencontre a été un plaisir partagé, je crois. Un rapport s’est établi tout de suite, on a parlé du passé et de l’art de composer des chansons. On a évoqué des choses très simples, par exemple la différence entre les Beatles et les Stones : eux étaient un groupe surtout vocal, car chacun était capable de tenir la voix lead, tandis que nous étions plutôt une formation de musiciens, avec un seul gars sur le devant de la scène. Paul m’a expliqué que comme il était gaucher, John et lui se plaçaient l’un en face de l’autre et jouaient en se regardant comme dans une glace. On a essayé de faire pareil, et on a même commencé à écrire un morceau, une chanson McCartney-Richards dont les paroles sont restées punaisées au mur des semaines durant. Je l’ai mis au défi de jouer « Please Please Me » au Super Bowl, mais il m’a dit que ses musiciens n’auraient pas le temps de s’y préparer. Je me rappelais son style à la Roy Orbison quand il la chantait, vraiment tordant, et on l’a entonnée ensemble. Il y a eu toute une discussion sur les niches pour chien gonflables, qui sont conçues pour ressembler à leurs locataires, blanches à taches noires pour les dalmatiens et ainsi de suite. On a fini par aborder un projet qui nous tenait à cœur : des étrons de célébrités séchés au soleil, lavés à l’eau de pluie, passés au vernis et décorés par un peintre célèbre. On demanderait aux stars d’y contribuer en donnant leur merde  : Elton accepterait tout de suite, c’est un chic type, George Michael serait emballé par l’idée, et Madonna, elle dirait quoi ? Bref, on s’est bien marrés. On a eu du bon temps.

 

Retour à 2006. Quinze jours après le Super Bowl, les Stones débarquaient à Copacabana pour un concert gratuit sponsorisé par les autorités brésiliennes. Pour nous permettre de nous rendre de l’hôtel à la scène sur la plage, ils ont construit un pont qui enjambait l’avenue du front de mer. Quand j’ai regardé la vidéo du show, je me suis rendu compte que j’étais concentré comme pas possible, pendant cette soirée. Je tirais presque la gueule ! Il fallait que le son soit impeccable, mec, et rien d’autre ne m’intéressait. Je m’étais un peu converti en bonne d’enfants, je veillais à ce que tout se passe correctement. Et c’était normal : on jouait devant un million de personnes, dont la moitié massées dans la baie d’à côté, donc je me demandais si le son porterait jusque là-bas ou s’il se perdrait en route. On ne pouvait voir qu’un quart de l’assistance. Il y avait des écrans installés à trois bornes de la scène. S’il n’y avait eu deux ou trois shows qu’on a donnés par la suite au Japon, ç’aurait pu être l’apothéose d’une longue carrière consacrée à faire sonner ma gratte, ma sortie triomphale. Parce que c’est peu après ça que je suis tombé de ma branche.

On était partis aux Fidji en famille pour souffler quelques jours sur une île privée. Un jour, on a décidé de pique-niquer sur la plage. Pendant que Josephine et Patti préparaient le déjeuner, Ronnie et moi sommes allés nager. Ensuite, comme il y avait un hamac, il s’est dépêché de s’allonger dedans. On se séchait au soleil. Et là, j’ai remarqué l’arbre. Pas un cocotier, contrairement à ce qu’on a raconté : un arbre bas et tout couché par le vent, un tronc qui devenait une branche horizontale. À l’écorce tout usée, j’ai compris que plein de gens s’étaient déjà assis dessus. Et la branche était à, quoi, deux mètres du sol ? Alors je me pose dessus, j’attends le déjeuner en séchant. J’entends : « C’est prêt ! » Il y a une autre branche devant moi et je me dis que je vais l’attraper et me laisser tomber tranquillement sur le sol. Sauf que j’oublie que mes mains sont encore mouillées, pleines de sable et d’autres trucs, donc elles glissent sur le bois et je tombe par terre sur les genoux et ma tête part en arrière et percute le tronc. Fort. Mais ça a été tout sur le moment, et je ne me suis pas inquiété : « Ça va, chéri ?

— Ouais, ouais, ça va.

— Ouf, ne recommence pas, en tout cas… »

Deux jours plus tard, je me sentais toujours bien et on a fait une sortie en bateau. Au début, la mer était d’huile mais au large on a commencé à rencontrer de ces grandes vagues qui sillonnent le Pacifique. Josephine, qui était à l’avant, a crié : « Regardez ça ! » Je suis allé vers elle et un gros rouleau nous a soulevés et je suis tombé en arrière, pile sur un siège, et là quelque chose s’est produit. Un mal de tête fulgurant. « Il faut qu’on rentre », j’ai dit, mais je pensais toujours que ce n’était rien de grave. Mais le mal de tête ne cessait d’empirer. Je n’en ai presque jamais ; quand ça m’arrive, une aspirine suffit. Je ne suis pas du genre migraineux. J’ai toujours plaint ceux qui en souffrent, Charlie, par exemple. Je n’arrive pas à imaginer ce qu’ils ressentent, mais la douleur ce jour-là devait y ressembler.

J’ai découvert bien après que ce deuxième choc avait été un coup de bol dément. En tapant contre le tronc, je m’étais fêlé le crâne et ça aurait pu durer des mois avant qu’on s’en aperçoive, ou que j’en meure. Une lente hémorragie dans la boîte crânienne. Le second coup a révélé ce qui était arrivé avant. Cette nuit-là, j’ai pris deux aspirines qui n’ont fait qu’aggraver les choses, puisque l’aspirine fluidifie le sang – c’est fou tout ce qu’on apprend quand on est en train de se tuer… Il semble que j’aie eu deux attaques, dans mon sommeil. Je ne m’en souviens pas. J’ai cru que j’avais une mauvaise toux qui m’étouffait et je me suis réveillé en entendant Patti dire : « Tu te sens bien, chéri ?

— Oui, ça va. » Et là, encore une attaque et j’ai vu Patti se précipiter dans la chambre : « Oh mon Dieu ! », et passer des coups de fil. À ce stade, elle paniquait mais n’avait pas perdu les pédales, elle fonctionnait encore. Heureusement, la même chose était arrivée au propriétaire de l’île, il a tout de suite reconnu les symptômes et, en moins de temps qu’il n’en faut pour dire ouf, je me suis retrouvé dans un avion pour Fidji, la capitale de l’archipel. Là, on m’a ausculté et on a décrété que je devais être transféré en Nouvelle-Zélande. Le trajet Fidji-Auckland a été le pire vol de ma vie. On m’a attaché à une civière, pratiquement dans une camisole de force, et on m’a embarqué. Impossible de faire un mouvement pendant quatre heures d’affilée. Je me fous de ma tête, je veux pouvoir bouger ! J’ai commencé à gueuler : « Vous allez me donner quelque chose ?

— On aurait pu avant de partir, maintenant c’est trop tard.

— Pourquoi vous ne l’avez pas fait, merde ? » Je jurais comme un taré : « Donnez-moi des calmants, putain de Dieu !

— On ne peut pas, en vol. » Quatre heures enfermé dans ce piège à rats. Enfin, je suis arrivé à l’hôpital d’Auckland où un neurochirurgien, Andrew Law, m’attendait. Par chance, c’était un de mes fans. Il ne me l’a dit qu’après, mais dans sa jeunesse il avait une photo de moi au-dessus de son lit. Après qu’on m’a mis entre ses mains, je ne me souviens plus de rien. On m’a donné de la morphine et, quand j’ai réémergé, je me sentais plutôt bien.

Je suis resté hospitalisé une dizaine de jours. Chouette hosto, très chouettes infirmières. Celle qui s’occupait de moi le jour était une fille adorable, originaire de Zambie, vraiment super. Le Dr Law m’a fait subir des tests chaque matin pendant une semaine. Là, j’ai dit : « Et maintenant, on fait quoi ? » Il a dit que mon état s’était stabilisé et que je pouvais consulter mon toubib à New York, à Londres, ou ailleurs. L’idée planait que je voulais à tout prix le gratin du monde médical international… J’ai dit : « Je ne veux pas prendre l’avion, Andrew ! » Je le connaissais assez bien, à ce stade. « Je ne monterai pas dans un zinc.

— OK, mais il faut vous opérer.

— Je vais vous dire un truc : c’est vous qui allez le faire. Et tout de suite, même ! » Lui : « Vous êtes certain ?

— Absolument ! » Et aussitôt j’aurais bien voulu retirer ce que je venais de dire. Quoi, j’avais demandé à un type de m’ouvrir le crâne ? Mais j’étais persuadé que c’était le bon choix. Je savais que Law compait parmi les meilleurs. On s’était sérieusement renseignés sur lui, et je ne voulais pas me faire charcuter par quelqu’un dont je ne savais rien.

Quelques heures après, il est revenu avec l’anesthésiste, Nigel, un Écossais. Là, j’ai cru vraiment malin de dire : « Nigel, je suis du genre très difficile à endormir. Personne n’y est arrivé jusqu’ici. » Et lui : « Alors, regardez bien », et en dix secondes j’étais parti, ciao tout le monde. Et quand je me suis réveillé deux heures et demie plus tard, je me sentais super bien, j’ai demandé à Law : « Alors, on y va ?

— C’est fait, mon cher. » Il avait ouvert le crâne, aspiré tous les caillots de sang et remis le haut de la boîte crânienne bien en place, comme une calotte retenue par six épingles en titane. Tout allait merveilleusement bien, sauf qu’en reprenant conscience j’ai découvert que j’étais relié à une tripotée de tubes, un qui me rentrait dans la bite, un autre qui sortait par là, un autre par ici… « C’est quoi, ce bordel ? À quoi ça sert, ça ? » Law m’a dit : « C’est le goutte-à-goutte de morphine » et ça m’a plu : « OK, celui-là, on le garde ! » Je ne me suis pas plaint. La vérité, c’est que je n’ai pas eu une seule fois mal à la tête depuis l’opération. Andrew Law s’est débrouillé comme un chef.

Je suis resté hospitalisé encore une semaine et ils m’ont donné un peu de morphine en rab. Tous très gentils, très cool. J’ai compris qu’ils voulaient simplement que je me sente bien et m’épargner la souffrance. J’ai peu réclamé de calmants mais, quand je l’ai fait, on m’a toujours répondu : « Pas de problème, voilà. » Le gars à côté de moi avait une blessure comparable, suite à un accident de moto sans casque. Il gémissait, grognait, et les infirmières restaient avec lui des heures, lui parlaient jusqu’à ce qu’il se calme. Des voix très apaisantes. Moi qui étais presque rétabli, je pensais : « Je sais par quoi tu passes, mon pote. »

Ensuite, il y a eu un mois de convalescence dans une minuscule pension victorienne d’Auckland. Toute ma famille est venue me rendre visite, qu’ils soient bénis. J’ai reçu des messages de Jerry Lee Lewis, et aussi de Willie Nelson. Jerry Lee m’a envoyé un single autographié de « Great Balls of Fire », une première édition. Ça s’accroche au mur, ça ! Bill Clinton m’a envoyé un mot : « Rétablissez-vous vite, cher ami. » Tony Blair commençait sa lettre par : « Cher Keith, vous avez toujours été l’un de mes modèles et héros… » L’Angleterre gouvernée par un mec dont je suis le héros ? Effrayant ! J’ai même reçu une lettre du maire de Toronto, un aperçu intéressant de ce à quoi ressembleront les compliments posthumes auxquels j’aurai droit. « Pourquoi n’arrive-t-on pas à fabriquer des avions sur le même modèle que Keith ? » s’est interrogé l’humoriste Jay Leno à la télévision. Le grand comédien Robin Williams a dit : « Keith, on peut le fêler mais pas le casser. »

Il y a eu pas mal de vannes sur la solidité de mon cigare, mais le plus bluffant, c’est ce que la presse a été capable d’inventer. Comme ça s’était passé aux Fidji, j’étais forcément tombé d’un cocotier, haut de douze mètres de surcroît, pendant que je cueillais une noix de coco… Il a même été question de jet-ski, alors que je déteste ces engins parce qu’ils sont bruyants, stupides et abîment les récifs de corail.

Voici les souvenirs du Dr Law sur cette aventure :

Dr Andrew Law : Le jeudi 30 avril, à trois heures du matin, on m’a téléphoné de Fidji, où je travaille dans une clinique privée. Ils avaient un patient souffrant d’une hémorragie cérébrale, quelqu’un de connu… Est-ce que je pouvais m’en charger ? Et ils m’ont dit qu’il s’agissait de Keith Richards, des Rolling Stones. Dans ma chambre à la fac, j’avais un poster de lui sur mon mur. J’ai toujours été un fan des Stones et de Keith Richards.

Tout ce que je savais, c’est qu’il était encore en vie, que le scanner montrait un hématome important et ce qu’on m’avait raconté de sa chute, puis du choc subi en bateau. J’en avais conclu qu’il devait être hospitalisé en neurochirurgie, mais j’ignorais encore si une opération serait nécessaire. Un hémisphère exerçait une pression sur l’autre, déplaçant la ligne médiane du cerveau.

Cette même nuit, j’ai été bombardé de coups de fil de spécialistes de New York, L.A., du monde entier, des gens qui voulaient s’impliquer dans le processus : « Oh, je voulais seulement voir comment ça allait. J’ai parlé à untel, et à untel, et vous ne devez surtout pas oublier de faire ceci et cela… » Et le lendemain matin, je lui ai dit : « Franchement, Keith, je ne peux pas fonctionner comme ça. J’ai été réveillé toute la nuit par des gens qui essaient de m’expliquer comment faire mon travail, ce que je fais tous les jours. » Il m’a répondu : « Vous ne parlez qu’à moi et vous dites à tous les autres d’aller se faire foutre. » Texto. Cela m’a enlevé un sérieux poids des épaules. Après, c’est devenu facile parce qu’on pouvait prendre les décisions ensemble, et c’est exactement ce qui s’est passé. Chaque jour, on parlait de son état. Et je lui ai bien expliqué quels signes nous indiqueraient le moment où l’opération serait nécessaire.

Dans certains cas d’hématome sous-dural, le caillot se fragmente en une dizaine de jours et il est possible de le retirer par de petits trous de trépan sans avoir recours à une crânéoctomie importante. C’est ce qu’on a essayé de faire parce qu’il était en bonne condition. Une approche conservatrice, avec au besoin une opération très simple. Mais un nouveau scanner a révélé un caillot de taille non négligeable, avec un décalage de la ligne médiane encore plus prononcé qu’à l’examen précédent.

Je n’ai rien tenté. J’ai attendu. Le samedi soir, alors qu’il était là depuis une semaine, j’ai dîné avec lui et je ne lui ai pas trouvé bonne mine. Le lendemain matin, il m’a téléphoné pour dire qu’il avait mal à la tête. J’ai répondu qu’on procéderait à un autre scanner lundi matin, mais à ce moment son état avait empiré, céphalées, troubles de la diction, début de faiblesse générale… Le scanner a montré que le caillot avait encore grossi et que le décalage de la ligne médiane s’était accentué. La décision n’était pas compliquée : si on ne retirait pas le caillot, il ne survivrait pas. Lorsqu’il est arrivé en salle d’opération, il était vraiment mal en point. Si je me rappelle bien, nous sommes intervenus vers six ou sept heures le soir du 8 mai. C’était un gros caillot, épais d’un centimètre et demi au moins, voire deux. Comme de la gelée très dense. On l’a retiré. Une artère saignait, je me suis contenté de la ligaturer, de la nettoyer et de la reconstituer. Il s’est réveillé d’un coup, tout de suite après, et il a dit : « La vache, ça va mieux ! » La pression cervicale s’est réduite tout de suite après l’intervention et il a commencé à se rétablir immédiatement, alors qu’il était encore sur le billard.

À Milan, pour le premier concert joué après l’opération, il était nerveux et je ne l’étais pas moins. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était ses facultés d’expression et de perception, le langage réceptif et expressif. Certains soutiennent que le lobe temporal droit est davantage impliqué dans l’aptitude musicale, et que la partie « éloquente » du cerveau, c’est l’hémisphère dominant, à savoir le gauche, chez un droitier. Nous étions tous préoccupés. Il se pouvait qu’il ne sache plus comment s’y prendre, ou même qu’il ait une crise sur scène. Tout le monde était très tendu, ce soir-là. Keith n’a rien laissé transparaître, mais il est sorti du concert en pleine euphorie, parce qu’il venait de prouver qu’il était capable de le faire.

On m’a dit que je ne pourrais pas travailler avant six mois. J’ai répondu : « Six semaines. » Et un mois et demi plus tard j’étais à nouveau sur scène. C’était ce dont j’avais besoin. J’étais prêt à recommencer. Ou bien tu te transformes en hypocondriaque et tu écoutes tout ce que les autres te racontent, ou bien tu décides par toi-même. Si j’avais eu l’impression que j’étais incapable de reprendre le boulot, j’aurais été le premier à l’admettre. On me répond : « Qu’est-ce que tu en savais ? Tu n’es pas toubib ! » Mais si je dis que je vais bien, c’est que je vais bien.

Quand Charlie Watts est miraculeusement remonté sur scène deux mois après avoir commencé le traitement de son cancer, l’air plus en forme que jamais, quand il s’est installé derrière la batterie et a dit : « Eh ben voilà », on a tous poussé un énorme soupir de soulagement dans la salle. Avant ce premier concert à Milan, ils retenaient aussi leur souffle. Je le sais parce que ce sont tous mes amis. Ils se disaient : « Il a l’air OK, mais est-ce qu’il peut encore assurer ? » La foule, bénie soit-elle, agitait des cocotiers gonflables ! Mon public est merveilleux. Un sourire en coin, une blague entre nous. J’étais tombé d’un arbre, ils m’en apportaient un.

On m’a prescrit un médicament qui épaissit le sang, le Ditalin, et c’est pour cette raison que je ne sniffe plus rien depuis, parce que la coke a le même effet que l’aspirine, elle réduit le nombre de plaquettes dans le sang. Andrew m’avait prévenu tout de suite, en Nouvelle-Zélande : « Tu fais ce que tu veux mais plus de coke », et j’ai dit OK. En fait, je crois que je me suis tapé tellement de lignes dans ma vie que ça ne me manque pas un poil. C’est comme si la coke avait renoncé à moi.

En juillet 2006, j’étais à nouveau en tournée. En septembre, j’ai fait mon début au cinéma en tenant un petit rôle marrant dans Pirates des Caraïbes 3 – je jouais le capitaine Teague, rien de moins que le paternel de Johnny Depp. L’idée est née quand Depp m’a demandé si j’étais d’accord pour qu’il s’inspire de moi pour son rôle. Tout ce que je lui ai appris, c’est à tourner le coin d’une rue en étant totalement soûl : tu gardes toujours le dos le plus près du mur. Le reste, c’est entièrement lui. Avec Johnny, je n’ai jamais ressenti le besoin d’en rajouter : il existait entre nous une vraie confiance réciproque, il suffisait qu’on se regarde droit dans les yeux. Dans ma première scène, deux types sont en grande conversation autour d’une table immense, avec des bougies partout, et un des gars dit quelque chose ; j’apparais sur le pas de la porte et je refroidis l’enfoiré d’une balle. Ma toute première réplique : The code is the law (Le code des pirates, c’est la loi). On m’a très bien accueilli, sur le plateau. Après, Richards avait une réputation : c’était le mec qui n’avait besoin que de deux prises pour mettre en boîte une scène. Plus tard, toujours en 2006, Martin Scorsese a commencé à tourner un documentaire sur les Stones à partir de deux soirées au Beacon Theatre de New York, et c’est devenu Shine a Light. Là, on a balancé du rock, du vrai.

Je pourrais me reposer sur mes lauriers. J’ai remué tellement de merde dans ma vie que je pourrais m’en contenter et voir comment les autres se débrouillent. Seulement, il y a ce mot fatidique, « retraite ». Je prendrai ma retraite le jour où je casserai ma pipe. Il y en a qui se plaignent en disant qu’on est une bande de vieux types. Le truc, comme je l’ai déjà souvent dit, c’est que si on était des Noirs et qu’on s’appelait Count Basie et Duke Ellington, ils seraient tous à taper dans leurs mains et à beugler : « Ouais, ouais, vas-y, ouais. » Apparemment, quand on est blancs et qu’on joue du rock, on n’est pas censés continuer, à nos âges. Mais moi, je ne suis pas seulement là pour faire des disques et de l’argent. Je suis là pour dire quelque chose, et toucher les autres, et parfois c’est un appel désespéré : « Vous connaissez cette sensation, non, vous aussi ? »

 

En 2007, Doris a commencé à décliner à la suite d’une longue maladie. Bert était mort en 2002 mais il s’est rappelé au bon souvenir du public quelques semaines avant le décès de ma mère par le truchement d’une grande agitation médiatique, provoquée par un journaliste qui prétendait que je m’étais vanté d’avoir sniffé une ligne de coke mêlée à des cendres de mon père. Ça a fait des gros titres, il y a eu des éditoriaux, des commentaires m’accusant de cannibalisme, un vieux relent de La Rue de la Honte s’abattait à nouveau sur les Stones. Il paraît que John Humphrys6 a posé la question sur une radio, à une heure de grande écoute : « Pensez-vous que Keith Richards soit allé trop loin, cette fois ? » Qu’est-ce qu’il voulait dire par « cette fois » ? D’autres articles ont proclamé que c’était une chose parfaitement normale, que ça remontait à l’aube des temps, d’ingérer ses ancêtres… Deux écoles de pensée, donc. En vieux de la vieille que je suis, je me suis contenté de préciser que la remarque avait été sortie de son contexte. Pas de démenti ni d’admission. Dans le topo que j’ai envoyé à Jane Rose lorsque l’affaire a commencé à prendre des proportions démesurées, j’ai noté :

« La vérité, c’est qu’après avoir gardé les cendres de papa dans une boîte noire pendant six ans, parce que je n’arrivais pas à me résoudre à le disperser à tous vents, j’ai planté l’un de nos solides chênes d’Angleterre pour les répandre autour. Quand j’ai ouvert le couvercle, une fine couche de cendres est tombée sur la table. Je ne pouvais pas enlever mon père d’un revers du coude, tout de même, donc j’ai passé mon doigt dessus, je l’ai porté à mes narines et j’ai aspiré. Poussière retournant à la poussière, père retournant à son fils. Désormais, il aide des chênes à pousser et je ne doute pas qu’il m’aimera encore plus pour ça. »

Pendant que Doris était sur son lit de mort, le conseil municipal de Dartford choisissait les noms de rues pour le nouveau quartier qui devait être construit près de notre ancien domicile à Spielman Road, et ça a été Sympathy Street, Dandelion Row, Ruby Tuesday Drive… Tout ça en l’espace d’une vie. Voilà, on baptisait des rues en notre honneur quelques années seulement après nous avoir mis les flics aux trousses ! Ont-ils changé d’avis après le scandale autour des cendres de papa, je n’en sais rien, je n’ai pas vérifié7. À l’hôpital, ma mère restait très combative devant les médecins, mais elle s’affaiblissait, c’était clair. Angela a dit bon, on voit bien ce qui se passe, la chérie est en train de partir, on le sait tous, à ce point c’est vraiment d’un jour à l’autre, et elle a ajouté : « Prends ta guitare et viens lui jouer quelque chose. » Excellente idée. Je n’y avais pas pensé, mais c’est qu’on n’a pas toujours la tête claire quand sa mère est en train de mourir. Alors, pour notre dernière soirée ensemble, j’ai apporté une gratte, je me suis assis au pied du lit et j’ai dit : « Comment ça va, mère ? » Et elle : « Cette morphine n’est pas trop mal. » Elle m’a demandé où j’étais descendu à Londres, j’ai répondu : « Au Claridge’s » et elle a dit : « On ne s’en tire pas trop mal, hein ? » Avec les sédatifs, elle était tantôt là, tantôt absente, mais je lui ai joué quelques motifs de « Malagueña » et d’autres trucs que j’avais appris dans mon enfance dont elle savait que je les connaissais depuis toujours. Et puis elle s’est endormie. Le lendemain matin, Sherry, mon assistante qui s’occupait de ma mère avec un grand dévouement et un amour sincère, est passée la voir comme chaque jour. Elle a dit : « Avez-vous entendu que Keith a joué pour vous, hier soir ? » Et Doris de répondre : « Oui, sa guitare n’était pas bien accordée. » Et voilà, vous avez toute ma mère dans cette remarque. Il faut reconnaître qu’elle avait une oreille parfaite et une sensibilité musicale merveilleuse, héritée de ses parents, Emma et Gus. C’est Gus qui m’a appris « Malagueña » et c’est Doris qui m’a donné ma toute première critique. Je la revois rentrant à la maison après le travail. J’étais assis en haut de l’escalier et je jouais « Malagueña ». Elle s’est dirigée directement vers la cuisine, elle s’est aussitôt activée avec ses marmites et ses casseroles, et elle s’est mise à fredonner la mélodie que je jouais. Brusquement, elle est apparue en bas des marches : « C’est toi qui jouais ? J’ai cru que c’était la radio. » Deux mesures de « Malagueña » et te voilà lancé dans la vie.

1- Rue des affaires qui marchent.

2- Clin d’œil à la célèbre chanson « Peggy Sue Got Married » (Peggy Sue se marie), qui a inspiré un film éponyme à Francis Ford Coppola en 1986. Le titre original était une référence à la chanteuse Peggy Sue Gerron, avec laquelle Jerry Allison a été marié pendant onze ans.

3- Sauce brune à base de vinaigre, très populaire en Grande-Bretagne.

4- Sorte de hachis parmentier, à la différence que la purée de pommes de terre sert de croûte recouvrant un ragoût de viande et de légumes, et que c’est de la viande d’agneau qui est utilisée.

5- La cérémonie s’est tenue le 12 décembre 2003.

6- Desmond John Humphrys, né en 1943, commentateur de la radio et de la télévision britanniques connu pour son goût de la polémique.

7- Une Rolling Stones Avenue était même prévue. Selon la BBC, cependant, la police locale a exprimé sa « préoccupation », craignant que les plaques des rues soient volées par des fans trop zélés…