Où il est question de contrats sous le manteau et autres magouilles perso. La troisième guerre mondiale éclate… entre les Glimmer Twins.
Je m’allie à Steve Jordan, boucle difficilement un film avec Chuck Berry, puis je me libère et je fonde les X-Pensive Winos. Retrouvailles avec Mick à la Barbade ; Voodoo, le chat sauvé des eaux (ci-contre), dans son salon ; renaissance des Stones et début des méga-tournées mondiales, « Steel Wheels » étant la première du genre. Bridges to Babylon et quatre chansons avec une histoire dans l’histoire.
C’est au début des années 1980 que Mick est devenu de plus en plus imbuvable. Il s’est alors mué en « Brenda », ou « Sa Majesté », ou simplement « Madame ». De retour à Paris en novembre-décembre 1982, on bossait aux studios Pathé Marconi sur les chansons pour l’album Undercover. Un jour que je faisais un tour chez W.H. Smith, la librairie anglaise de la rue de Rivoli, je suis tombé sur un roman de gare signé Brenda Jagger1, je ne me rappelle plus le titre, mais peu importe, t’es eu, mec ! À partir de maintenant, tu seras Brenda que tu le saches et que ça te plaise ou non ! Il n’a pas du tout apprécié, évidemment, mais il a mis des siècles à s’en rendre compte. On parlait de « cette connasse de Brenda » avec lui dans la pièce et pendant très longtemps il ne s’est douté de rien ! Mais c’était une dynamique vraiment pourrie, très similaire à la manière dont Mick et moi on s’était comportés vis-à-vis de Brian : une fois que tu commences à lâcher l’acide, il ronge tout.
Cette situation était l’aboutissement de trucs qui s’accumulaient depuis des années. Le problème essentiel, c’est que Mick avait développé une gigantesque soif de contrôle. Sa vision des Stones, c’était Mick Jagger et les autres. En tout cas, c’est ce qu’on percevait tous. En dépit de tous ses efforts, il ne pouvait s’empêcher d’apparaître comme le « numéro un », du moins à ses propres yeux. En plus, il y avait le monde de Mick, celui du gratin et de la frime, et le nôtre. Pas précisément le meilleur moyen de maintenir le groupe soudé, ou content. Dieu sait s’il avait attrapé la grosse tête, après toutes ces années ! C’était au point qu’il arrivait à peine à passer par la porte. Désormais, nous autres, moi y compris, n’étions ni plus ni moins que des accompagnateurs travaillant au cacheton. Ça avait toujours été son attitude vis-à-vis de tout le monde, sauf les Stones. Quand ça s’est étendu à nous, ça a été la goutte d’eau.
Dans un groupe, un ego hypertrophié, c’est toujours un problème, surtout si le groupe existe depuis longtemps, qu’il est resté uni et repose sur une sorte de fidélité bizarre, du moins entre ses membres à part entière. Un groupe musical, c’est une équipe. Très démocratique, par plein d’aspects. Tout doit être décidé entre nous : tant pour la cuisse, tant pour les roustons. Quiconque essaye de s’élever au-dessus des autres se met en danger. Charlie et moi, on levait les yeux au ciel : « Non mais tu peux croire ça ? » Pendant un temps, on l’a juste fermée en regardant Mick se démener pour prendre le pouvoir. Si on y réfléchissait, on avait quand même passé vingt-cinq ans ensemble avant que ça commence à foirer sérieusement. Et donc le sentiment général était que ça devait finir par arriver. Tous les groupes en passent par là, à un moment ou autre, c’est le grand test : le nôtre allait-il y survivre ?
Ça n’a pas dû être marrant tous les jours, pour ceux qui travaillaient sur Undercover avec nous. Atmosphère de discorde et d’hostilité à peine déguisée. On ne se parlait presque pas, et quand on le faisait c’était pour se chamailler ou se lancer des vacheries. Mick attaquait Ronnie, je prenais sa défense… À la fin de cette session chez Pathé Marconi, Mick était au studio de midi à cinq heures du soir, et moi de minuit à cinq heures du mat. Et ce n’était que les premiers accrochages, notre drôle de guerre. On a quand même réussi à bosser assez correctement, et l’album a bien marché.
Bon, Mick avait toutes sortes de grandes idées… Il n’y a pas un chanteur qui n’en ait pas. C’est une maladie connue, le SCL, « syndrome du chanteur lead ». Il avait déjà eu des signes avant-coureurs, mais là, il avait attrapé la forme aiguë. Lors d’un de nos concerts au stade de Tempe, en Arizona, alors que Hal Ashby tournait Let’s Spend The Night Together, l’écran vidéo annonçait : Mick Jagger and the Rolling Stones. Ah bon, depuis quand ? Mick contrôlait chaque petit détail et ce n’était pas une faute d’inattention du producteur. Ces plans ont été retirés du film d’Ashby.
Si vous ajoutez à un SCL congénital un flot ininterrompu de flatteries, jour et nuit, durant des années, vous arriverez à croire ce qui va suivre. Même si on n’est pas sensible à la flagornerie, et même si on est franchement contre, ça finit toujours par monter au ciboulot. Et on a beau refuser de gober toutes ces belles paroles, on ne peut pas s’empêcher de penser que les autres y croient, eux, donc pourquoi ne pas en profiter… C’est incroyable à quel point des gens à peu près raisonnables comme Mick tombent dans le panneau. Ils finissent par se convaincre qu’ils sont uniques. Depuis mes dix-neuf ans, j’ai toujours tiqué devant les gens qui me disaient : « Oh, mais tu es génial ! », alors que je savais bien que je ne l’étais pas. Ça te mène à ta perte, mon gars. Je voyais bien qu’il était facile de tomber dans le piège des louanges. Sur ce plan, je suis devenu un vrai puritain. Je ne me laisserai jamais entraîner dans cette voie. Je préfère me défigurer, ce que j’ai fait en laissant pourrir et tomber quelques-unes de mes dents. Je ne joue pas à ce jeu-là. Je ne suis pas dans le showbiz. Je fais de la musique, c’est le mieux dont je sois capable et je sais qu’elle vaut qu’on lui prête l’oreille.
Mick était peut-être devenu moins certain de sa valeur, il avait commencé à douter de son talent et, aussi paradoxal que ça puisse paraître, c’est sans doute ce qui l’a conduit à se hausser autant du col. Pendant très longtemps, au cours des années 1960, il avait été quelqu’un de positivement charmant, d’incroyablement drôle. Il était nature. C’était époustouflant de le voir chauffer toutes ces petites salles en chantant et en dansant, et ça avait été fantastique de travailler avec lui. Le moindre mouvement, le moindre pas de côté… Il faisait ça instinctivement. Il exécutait un numéro hyper-original sans avoir l’air de lever le petit doigt. Et il est resté bon, même si à mon avis ce talent s’est fait bouffer par les grandes scènes. Parce que c’est ça, ce que les gens veulent, du spectacle, mais ce n’est pas forcément le domaine où il est le meilleur.
À un moment donné, il a perdu de cette aisance et de cette simplicité. Il a oublié qu’il n’était jamais aussi bon que lors de concerts à taille humaine, il a oublié son rythme naturel. Je sais qu’il n’est pas d’accord. Il s’intéressait bien plus à ce que faisaient les autres qu’à ce que lui-même avait à donner. Il a même commencé à se comporter comme s’il voulait « être » quelqu’un d’autre. Mick est plutôt dans la compétition, par nature, et il voulait rivaliser avec le reste de la scène musicale. Il observait David Bowie et voulait faire pareil. Bowie était le spectacle personnifié. Brusquement, quelqu’un défiait Mick sur son terrain, celui de l’apparence, des fringues et de l’excentricité. Mais n’empêche : Mick chantant « I’m a Man » vêtu d’un simple jean et d’un tee-shirt vaut dix fois mieux que Bowie. Pourquoi voudrait-on être qui que ce soit d’autre quand on est Mick Jagger ? Ça ne lui suffisait pas, de dominer le showbiz ? Il avait oublié et il continue à oublier qu’il a incarné la nouveauté, créé et imposé la tendance pendant des années. C’est hallucinant. Je ne pige toujours pas. C’est comme s’il rêvait d’être Mick Jagger, qu’il poursuivait son fantôme en payant des spécialistes du look pour lui donner un coup de main. Mick n’avait jamais appris à danser… jusqu’au jour où il s’est mis en tête de prendre des cours. Charlie, Ronnie et moi, on ricanait souvent dans notre barbe quand on voyait Mick faire sur scène un enchaînement de pas qu’un prof venait juste de lui montrer – on était bien placés pour le savoir – au lieu de se contenter d’être lui-même. On voit tout de suite quand il cesse d’être naturel pour donner dans le surfait. Merde, Charlie et moi, ça fait quarante ans et des poussières qu’on le regarde bouger son cul, alors on est capables de dire quand la pompe à fric se balance juste pour le plaisir et quand elle fait ce qu’on lui a recommandé de faire ! Il a pris des leçons de chant aussi, Mick, peut-être pour apprendre à ménager sa voix.
Quand on s’est retrouvés à Paris après quelques mois passés sans se voir, j’ai constaté que les goûts musicaux de Mick avaient radicalement changé. En gros, il voulait m’imposer le dernier tube disco qu’il avait entendu en boîte. D’accord, mon pote, mais ça a déjà été fait. Au temps d’Undercover, en 1983, il voulait être plus disco que disco. Pour moi, tout ça revenait à réarranger un truc qui lui avait tapé dans l’oreille lors d’une virée en boîte. Comme je l’ai déjà dit, cinq années plus tôt, pour l’album Some Girls, on avait sorti « Miss You », un des meilleurs tubes disco de tous les temps. Mais Mick courait après la mode musicale. Il me prenait la tête en essayant de deviner ce qui pourrait plaire au public. « Ils sont vachement dans tel genre, cette année !
— Ouais, et l’année prochaine, mon pote ? » À ce train-là, tu ne te distingues plus de la masse. En plus, on n’avait jamais travaillé de cette manière, alors pourquoi ne pas simplement continuer comme avant, c’est-à-dire en créant la musique qui nous plaisait ? Les juges, c’était nous. Pour résumer la démarche : avec Mick on avait écrit notre première chanson dans une cuisine, à l’époque le monde entier était contenu entre ces quatre murs, et si on s’était demandé comment le public allait réagir, on n’aurait jamais enregistré un seul disque. Cela dit, je comprends aussi le problème de Mick, parce que les chanteurs lead se retrouvent toujours fourrés dans ce genre de compétition : « Que fait Rod (Stewart), que fait Elton (John), et David (Bowie), qu’est-ce qu’il mijote ? »
Ça lui a donné une mentalité d’éponge, en matière de musique. Il entendait un truc une nuit dans un club et la semaine suivante il était convaincu que c’était lui qui l’avait écrit. Et moi : « Ben non, en fait, c’est du pompage complet. » J’avais dû le reprendre plusieurs fois sur ce point. Je lui jouais un thème qui m’était venu, je lui exposais des idées pour une chanson, il trouvait ça intéressant, on essayait de le tourner comme ci ou comme ça, on passait à autre chose et, dix jours plus tard, il se pointait en me disant : « Tiens, écoute ça, je viens de l’écrire »… Et c’était complètement innocent, bien sûr, parce qu’il n’aurait jamais été aussi stupide. Autre exemple, les crédits de « Anybody Seen My Baby ? » incluent K. D. Lang et un coauteur2. Un jour, ma fille Angela et son copain étaient à Redlands, je leur ai fait écouter le morceau, qui allait bientôt sortir, et ils se sont mis à chanter dessus, des paroles complètement différentes des nôtres. Pour eux, ce qu’ils écoutaient, c’était « Constant Craving » de K.D. Lang ! Et ça allait se trouver dans les bacs une semaine plus tard… Merde, il avait encore pompé ! C’est Angela et son pote qui ont levé le lièvre. Je ne pense pas que c’était délibéré de la part de Mick, c’est juste que le mec est une éponge, je répète. Donc, je téléphone illico à Rupert et à tous nos avocats des coups durs, et je leur dis : « Il faut vérifier ça, on risque un procès. » Vingt-quatre heures plus tard, coup de fil : « Tu as raison ! » Résultat, on a dû ajouter K.D. Lang dans les crédits.
Moi qui adorais traîner avec Mick, ça doit faire vingt ans que je n’ai pas mis les pieds dans sa loge. Mon ami me manque parfois. Où est-il passé, bon sang ? En cas de pépin, je suis sûr et certain qu’il sera là pour moi, comme moi pour lui, ça ne se discute même pas. Je pense qu’avec les années, il s’est de plus en plus isolé, Mick. Je comprends en partie : moi-même, j’essaie d’éviter de trop me retirer du monde, mais le problème est qu’on a souvent besoin d’« isolation », encore plus que d’« isolement » face à tout ce qui se passe. Ces dernières années, quand je tombe sur une interview de Mick à la télé, le message implicite est : « Qu’est-ce que vous voulez de moi ? » Charmeur mais sur la défensive. Ce qu’ils veulent de toi ? Des réponses à quelques questions, visiblement. Mais toi, qu’est-ce que tu as tellement peur de lâcher ? Ou est-ce seulement le fait de lâcher quelque chose sans contrepartie qui t’effraie ? Bien sûr, on imagine facilement l’acharnement avec lequel tout le monde voulait te vampiriser, quand tu étais Mick Jagger à son apogée, et comme ça devait être dur, mais sa réponse à cette pression dingue a été d’appliquer peu à peu ce traitement défensif à tout le monde. Pas seulement aux complets inconnus mais aussi à ses meilleurs potes. Jusqu’à en arriver au point où quand je lui disais quelque chose, je me rendais soudain compte, à voir la manière dont il me matait, qu’il se demandait : « Quel avantage il peut en tirer, Keith ? », alors qu’il n’était absolument pas question de ça ! La mentalité d’assiégé se nourrit d’elle-même, mais maintenant que tu es derrière ta muraille, comment vas-tu en sortir ?
Je serais incapable de dire précisément quand et où cette transformation s’est produite. Il y a eu un temps où il était beaucoup, beaucoup plus chaleureux, mais ça remonte à des années et des années. Il s’est enfermé dans le frigo, fondamentalement. Au début c’était : « Qu’est-ce que les autres veulent de moi ? », ensuite il a refermé le cercle et je me suis retrouvé exclu, moi aussi.
C’est très douloureux pour moi, parce qu’il reste un ami. Doux Jésus, il m’a fait assez de peine comme ça, dans ma vie, mais il fait partie de mes potes et je ressens comme un échec personnel de ne pas avoir été capable de lui faire partager les joies de l’amitié, ni de le ramener sur terre, tout simplement.
Nous avons traversé tellement de phases différentes, ensemble… J’aime sincèrement ce type, mais l’époque où nous étions vraiment proches est finie depuis longtemps. Pour l’instant, il y a du respect entre nous, je suppose, doublé d’une amitié sous-jacente, plus en profondeur. Tu connais Mick Jagger ? Ouais, mais quel Mick Jagger ? C’est une bande de mecs à lui tout seul. Et c’est lui qui décide auquel tu auras droit. Du jour au lendemain, il choisit s’il va se montrer distant, ou désinvolte, ou s’il va t’appeler « mon poteau », mais dans ce dernier cas ce n’est jamais vraiment très convaincant.
Je crois aussi qu’il commence à comprendre qu’il s’est isolé, ces dernières années. Il lui arrive même d’adresser deux mots à l’équipe, hé ! Avant, il ne savait même pas comment ils s’appelaient et il s’en foutait royalement. Quand on montait dans l’avion, en tournée, les membres de l’équipe disaient : « Comment ça va, Mick ? » et il passait sans leur jeter un regard. Avec moi, Charlie et Ronnie, pareil. Il s’était récolté une vraie réputation, pour ça. Alors qu’il dépendait de ces gens pour que sa voix sonne bien, pour avoir l’air au mieux de sa forme – ou totalement naze. Il compliquait les choses sur ce plan, mais s’il ne les compliquait pas, tu te disais qu’il était malade…
Au moment précis où Mick devenait complètement insupportable, il a lâché une bombe au milieu du groupe rassemblé à Paris. En 1983, nous étions une entreprise en plein essor. On venait de signer avec le président de CBS, Walter Yetnikoff, un contrat de vingt millions de dollars pour plusieurs disques. Ce que nous avons appris par la suite, c’est qu’à la faveur de cet accord Mick avait conclu un deal personnel de plusieurs millions avec CBS pour trois albums en solo – sans en dire un mot au groupe.
Je me fiche de qui tu es : personne ne parasite un deal des Rolling Stones. Mick, lui, s’est senti entièrement libre de le faire. C’était un manque de respect total vis-à-vis de nous. Et si au moins il m’avait mis au jus avant que ça soit conclu… J’étais complètement furax. On n’avait pas fait tout ça pour se poignarder mutuellement dans le dos.
Il est vite apparu que le plan était dans les tuyaux depuis un moment. Mick était la grande star, n’est-ce pas, alors Yetnikoff et les autres pontes de la compagnie s’excitaient à l’idée de lui faire démarrer une carrière solo, ce qui ne faisait que flatter Mick et l’encourageait dans ses projets de mainmise sur le groupe. En fait, Yetnikoff a admis par la suite que la direction de CBS était persuadée que Mick était potentiellement aussi énorme que Michael Jackson, donc ils le poussaient en avant et Mick n’y voyait aucun inconvénient. En résumé, le véritable objectif du contrat avec les Stones était de lui offrir un marchepied.
Pour ma part, j’ai trouvé que c’était une opération vraiment débile. Mick ne voyait pas qu’en poursuivant d’autres objectifs il brouillait une image déjà fragile dans l’esprit du public. En tant que chanteur des Stones, il occupait une place unique et il aurait dû réfléchir un peu plus à ce que ça voulait dire réellement. Tout le monde peut avoir les chevilles qui enflent à un moment ou un autre, tout le monde peut se dire un jour : « Bah, je peux faire ça avec n’importe quel groupe de vieux mecs. » Le mérite de Mick, c’est d’avoir clairement démontré que c’était faux. Je comprends qu’on puisse avoir envie de voler de ses propres ailes. Moi-même, j’aime bien jouer avec d’autres personnes, essayer des trucs différents, mais dans son cas, il n’avait aucune idée précise en tête, à part devenir Mick Jagger sans les Rolling Stones.
Toute cette histoire a été menée d’une façon minable, franchement. J’aurais peut-être pu comprendre si les Stones s’étaient plantés, genre « Les rats quittent le navire ». Mais ça marchait très bien, au contraire, et tout ce qu’on avait à faire, c’était maintenir notre unité. Au lieu de paumer quatre, cinq ans dans une traversée du désert à la con pour devoir tout reconstruire à nouveau. On s’est tous sentis trahis. Et l’amitié, t’en fais quoi ? Tu ne pouvais pas me dire tout de suite que tu avais l’intention de faire autre chose ?
Ce qui m’a vraiment débecté, c’est le numéro de lèche auquel Mick se livrait avec les PDG, en l’occurrence Yetnikoff. Les coups de fil incessants pour les impressionner avec son savoir, pour bien leur faire comprendre qu’il contrôlait tout, alors que personne ne contrôlait rien. Ces interférences incessantes qui finissaient par taper sur le système des employés de ces compagnies qui étaient payés des fortunes pour connaître leur boulot autrement mieux que lui…
Notre seule chance, c’était de tenir la distance et de présenter un front uni. C’est comme ça qu’on avait obtenu le contrat avec Decca : on avait débarqué là-bas avec nos lunettes noires et on les avait intimidés en la bouclant jusqu’à décrocher l’un des meilleurs deals de tous les temps. Ma théorie sur les relations avec les gens de l’industrie du disque, c’est qu’il ne faut jamais leur parler directement, sauf peut-être pendant les réceptions. Jamais de familiarité excessive, et ne jamais se laisser embringuer dans des discussions de détail : on paye des gens pour ça. Si tu commences à discuter du budget pub, si t’appelles le patron « Walter » en lui donnant des tapes dans le dos, si tu les laisses avoir accès à toi personnellement, tu te rabaisses et tu dilapides ton pouvoir. Et tu amoindris le groupe, aussi. Parce que ça devient : « Il y a encore Jagger au téléphone.
— Dites-lui que je le rappellerai plus tard. » Ça vire comme ça, inévitablement. J’aime beaucoup Walter, je le trouve formidable, mais en lui tapant sur le ventre comme ça, Mick nous a coupé l’herbe sous les pieds.
Il y a eu un incident isolé, fin 1984, quand Charlie a eu recours à son crochet de batteur, un punch que je lui ai vu décrocher deux ou trois fois avec un équilibre et un timing parfaits, et qui est tout simplement mortel. Pour qu’il s’en serve, il faut l’avoir sérieusement cherché. Celui-là était pour Mick. On était à Amsterdam pour une réunion. En ce temps-là, on n’était pas dans les meilleurs termes, Mick et moi, mais un soir je lui ai dit : « Allez, on sort. » Et je lui ai prêté la veste que je portais le jour de mon mariage. Donc on rentre à l’hôtel vers cinq heures du mat et Mick décide d’appeler Charlie. Je lui dis : « L’appelle pas, pas à une heure pareille », mais il ne m’écoute pas, il prend le téléphone et il beugle : « Où est mon batteur ? » Pas de réponse, il raccroche. On reste là un moment, pas mal beurrés – tu donnes deux verres à Mick et il est paf –, et une vingtaine de minutes plus tard on frappe à la porte. Charlie Watts en costard tout droit sorti de Savile Row, cravaté, rasé, impeccable. Hé, je pouvais sentir son eau de Cologne ! J’ouvre la porte mais il ne me regarde même pas, il se dirige droit vers Mick, l’attrape par le col et lui dit : « M’appelle plus jamais ton batteur. » Puis il le soulève par les revers de mon veston et lui refile un crochet du droit. Mick atterrit sur le plat en argent couvert de saumon fumé qui se trouvait sur la table et, de là, il se met à glisser droit vers la fenêtre ouverte et le canal en bas. Moi, je la trouve bien bonne, mais soudain je réalise : « Hé, c’est ma veste de mariage ! » Je l’ai attrapé au dernier moment, juste avant qu’il bascule dans un canal d’Amsterdam. Après ça, il m’a fallu vingt-quatre heures pour calmer Charlie. Je croyais l’avoir apaisé, je l’avais même raccompagné jusqu’à sa chambre, mais douze heures plus tard il remettait ça : « M’en branle, je vais redescendre et recommencer. » Et pourtant il en faut beaucoup pour l’énerver, le gars ! « Pourquoi tu l’as rattrapé ?
— Ma veste, Charlie, voilà pourquoi ! »
On s’est retrouvés à nouveau à Paris en 1985, cette fois pour l’enregistrement de Dirty Work, et l’ambiance était franchement dégueulasse. Les sessions avaient été reportées parce que Mick travaillait sur son album solo, et maintenant il était très occupé par la promotion. Il est arrivé pratiquement sans la moindre chanson pour nous, parce qu’il avait utilisé tout ce qu’il avait sous le coude pour son disque. Et souvent, il était physiquement là mais avait l’esprit ailleurs.
Du coup, j’ai dû fournir beaucoup plus de mon propre cru pour Dirty Work, composer des chansons dans des registres différents. L’atmosphère abominable qui régnait en studio affectait tout le monde. Bill Wyman a pratiquement cessé de venir, Charlie a pris l’avion pour rentrer chez lui. Avec le recul, je suis frappé par la violence et le danger qui imprègnent ces plages : « Had It With You » (Marre de toi), « One Hit (to the Body) » (Un coup [au corps]), « Fight » (Cogne)… On a tourné une vidéo de « One Hit » qui résumait à peu près la situation, puisqu’on a failli littéralement en venir aux poings en discutant de ce qu’on allait y mettre. Quant à « Fight », les paroles révèlent une certaine idée de l’amour fraternel qui régnait alors entre les Glimmer Twins, les Jumeaux étincelants :
Gonna pulp you into a mess of bruises
’Cos’ that’s what you’re looking for
There’s a hole where your nose used to be
Gonna kick you out of my door.
Gotta get into a fight
Can’t get out of it
Gotta get into a fight.
(J’vais te mettre en bouillie salement
C’est c’que tu cherches à la base
Y a un trou là où était ton naze,
Par ma porte j’vais t’sortir à coups de latte.
Faut que je m’tape une cogne
Pas moyen d’en sortir autrement
Faut que je m’tape une cogne.)
I love you, dirty fucker
Sister and a brother
Moaning in the moonlight
Singing for your supper
’Cos I had it I had it I had it with you
I had it I had it I had it with you…
It’s such a sad thing
To watch a good love die.
I’ve had it up to there, babe
I’ve got to say good-bye
’Cos I had it I had it I had with you
And I had it I had it I had it with you…
(Je t’aime, saleté de toi
Sœur et frère
Gémissant sous la lune
Chantant à ton festin
Parce que marre de toi marre marre de toi
J’en ai marre marre marre de toi…
Rien de plus triste
Que de voir mourir un bel amour.
Mais j’en ai jusque-là, tu sais
Maintenant faut que je dise au revoir
Parce que marre de toi marre marre de toi
Et j’en ai marre marre marre de toi…)
C’était mon humeur du moment. J’ai écrit « Had It with You » dans le living de Ronnie à Chiswick, carrément sur le bord de la Tamise. On devait retourner à Paris, mais le temps était tellement merdique qu’on était bloqués en attendant que le ferry de Douvres reprenne du service. Le comédien Peter Cook et Bert traînaient avec nous. Le chauffage ne marchait pas, on se réchauffait en allumant les amplis. Je ne pense jamais avoir écrit une chanson entière avant ça, à part peut-être pour « All About You », dont je me suis rendu compte qu’elle parlait de Mick.
Son album à lui s’intitulait She’s the Boss (C’est elle qui commande), ce qui dit tout. Je n’ai jamais réussi à l’écouter jusqu’au bout. Je me demande si quelqu’un l’a fait, d’ailleurs. C’est comme avec Mein Kampf : tout le monde en avait un mais personne ne l’avait ouvert. Et ses titres suivants, Primitive Cool (Cool primitif), Goddess in the Doorway (Déesse sur le pas de la porte), tout ça vachement recherché, mais j’aurais plutôt appelé le deuxième « Dogshit in the Doorway » (Merde de chien sur le pas de la porte). Je plaide coupable : il dit que j’ai zéro manière et la bouche pleine d’ordures, il a même écrit une chanson à ce sujet, mais d’après moi, le contrat en loucedé, c’était des manières bien plus pourries que toutes les vannes que je peux sortir.
Son choix du matériau musical me semblait démontrer qu’il avait sérieusement déraillé. C’était triste. Et il ne s’attendait pas du tout à ce que son machin ne marche pas. C’est pourtant ce qui s’est produit, et il était fumasse. Je ne comprends pas qu’il ait pu s’imaginer que ça allait cartonner. C’est là que j’ai senti qu’il avait perdu le contact avec la réalité.
Quoi que Mick ait fait ou quelles qu’aient été ses intentions, je n’allais pas rester là à mijoter dans mon venin. D’ailleurs, en décembre 1985, mon attention a été brutalement et irrésistiblement accaparée par une nouvelle bouleversante : la mort de Ian Stewart.
Il a été emporté par une crise cardiaque à quarante-sept ans. Cet après-midi-là, je l’attendais au Blakes Hotel, à trois minutes de Fulham Road. Il devait me rejoindre après une visite chez le toubib. Vers trois heures du matin, je reçois un appel de Charlie : « Tu attends toujours Stu ? » J’ai dit oui. « Eh bien, il viendra pas. » C’est comme ça que Charlie annonce un décès. La veillée funéraire a eu lieu à Leatherhead, dans le Surrey, son terrain de golf préféré. Stu aurait apprécié la plaisanterie, puisque c’est le seul moyen qu’il a jamais trouvé de nous attirer là-bas. On a donné un concert à sa mémoire au 100 Club : c’était la première fois en quatre ans qu’on se retrouvait tous sur scène. La mort de Stu a été le coup le plus dur de toute ma vie, excepté celle de mon fils. Au début, tu es anesthésié, tu continues comme s’il était toujours là. Et il est en effet resté présent pendant très longtemps, surgissant à l’imprévu. Et c’est encore le cas aujourd’hui. Par des choses qui me traversent l’esprit, des choses qui me font rire et qui me font penser à lui, comme sa façon de parler en projetant la mâchoire en avant.
Oui, Stu rôde toujours, par exemple quand je me rappelle comment il ne supportait pas Jerry Lee Lewis. Au début, mon amour pour le style du Killer m’avait amoindri à ses yeux : « Ce taré qui esquinte les pianos », telle est la remarque de Stu qui me revient à l’esprit. Et puis, au moins dix ans après, il est venu me trouver une nuit et m’a dit : « Je dois reconnaître que Jerry Lee Lewis se rachète par certaines qualités. » De but en blanc ! Et entre deux prises en studio. Comment oublier un truc pareil ?
Il ne s’étendait jamais sur notre condition de mortels, à part si quelqu’un cassait sa pipe, alors c’était : « Quel crétin, il l’a bien cherché. » La première fois qu’on est allés en Écosse, Stu a mis un point d’honneur à dire nae (« non », à l’écossaise) plutôt que no. C’était un fier Écossais du Kent, un cas à part avec ses cardigans et ses polos. Quand on est passés à l’ère des stades géants et des retransmissions par satellite, avec des millions de spectateurs, il continuait à monter sur scène avec ses Hush Puppies, son gobelet de café et son sandwich au fromage grillé qu’il posait sur son piano.
Je lui en ai terriblement voulu de m’avoir laissé tomber. C’est ma réaction normale quand un ami ou quelqu’un que j’aime claque avant l’heure. Il a beaucoup transmis de son talent. Chuck Leavell, un natif de Dry Branch, en Géorgie, qui avait joué avec le groupe des frères Allman, était son protégé. Après avoir tenu les claviers pendant notre tournée de 1982, il est devenu un collaborateur régulier lors de nos déplacements. À la mort de Stu, Chuck travaillait avec les Stones depuis plusieurs années. Stu a déclaré un jour : « Si je clamse, Dieu m’en garde, Leavell est votre homme. » Il savait peut-être déjà qu’il était malade. Il a aussi dit : « N’oubliez pas que Johnnie Johnson est toujours là, et bien là, et qu’il joue à Saint Louis3. » Tout ça la même année. Un docteur lui avait-il dit : « Voilà, il te reste tant avant de partir » ?
Dirty Work est sorti début 1986. Je voulais salement partir en tournée avec, et le reste du groupe aussi, tout le monde voulait travailler, mais Mick nous a fait savoir par lettre qu’il n’avait pas l’intention de prendre la route. Il voulait poursuivre sa carrière solo. Peu après avoir reçu sa bafouille, j’ai lu dans un canard anglais des déclarations où il disait que les Rolling Stones étaient un boulet à son pied. Il l’a dit mot pour mot. Prends ça dans la gueule, connard. J’étais certain qu’il le pensait en partie, mais de là à le dire publiquement… C’est à ce moment que la troisième guerre mondiale a éclaté.
Dans l’incapacité de partir en tournée, j’ai repensé à la remarque de Stu à propos de Johnnie Johnson. Il avait été le tout premier pianiste de Chuck Berry mais Chuck n’avait pas eu l’honnêteté de le reconnaître comme coauteur de nombre de ses plus grands succès. Mais il jouait assez rarement à présent, à Saint Louis. Depuis que Chuck l’avait viré, plus de dix ans auparavant, il était devenu chauffeur d’autobus, trimballait des vieux à travers la ville et était presque entièrement tombé dans l’oubli. Or, ce n’était pas seulement sa collaboration avec Chuck Berry qui lui faisait mériter une place à part : c’était l’un des meilleurs pianistes de blues qui aient jamais vécu.
Au moment où on mettait Dirty Work en boîte, le batteur Steve Jordan passait souvent au studio. Il a fini par jouer avec nous sur l’album parce que Charlie traversait sa propre zone de turbulence, accaparé par toutes sortes de stupéfiants4, comme disent les Français. Steve avait une trentaine d’années, c’était un musicien et un chanteur très doué, très complet. Il était venu à Paris pour enregistrer, prenant un break dans sa participation à l’orchestre de plateau du show de David Letterman. Avant ça, il avait joué dans la formation de « Saturday Night Live », tourné avec Belushi et Aykroyd au sein de leur groupe, les Blues Brothers. Charlie l’avait repéré en tant que batteur dès 1978, au temps de « Saturday Night Live », et il se souvenait de lui.
Aretha Franklin m’a contacté : elle participait à un film qui devait s’appeler Jumpin’ Jack Flash, avec Whoopi Goldberg, et elle voulait que je produise la chanson-titre qu’elle interpréterait. Je me suis rappelé ce que Charlie Watts m’avait dit : « Si tu veux travailler un jour en dehors de notre cadre, Steve est le mec qu’il te faut. » Alors je me suis dit que bon, puisque j’allais bosser avec Aretha sur Jumpin’ Jack, je devais monter un groupe, prendre un nouveau départ. Je connaissais déjà Steve, de toute façon, mais c’est la bande-son avec Aretha qui a forgé notre complicité musicale. Super expérience. Donc j’avais ça dans la tête : si je faisais quelque chose d’autre, ce serait forcément avec Steve.
En 1986, j’ai fait le speech de présentation de Chuck Berry lors de son entrée au Rock’n’Roll Hall of Fame – il faisait partie du tout premier groupe de musiciens à être ainsi distingués –, et il se trouve que la formation qui a joué avec Chuck et tous les autres musiciens récompensés lors de la jam-session qu’ils ont donnée le soir même était justement celle du show de David Letterman, avec Steve à la batterie. Et là, brusquement, voilà Taylor Hackford qui me propose d’assurer la direction musicale du long métrage qu’il tournait à l’occasion du soixantième anniversaire de Chuck5 ! Soudain, les paroles de Stu venaient d’acquérir une résonance inattendue : Johnnie Johnson était toujours là !
Dès que j’ai commencé à y réfléchir, le premier problème qui m’est apparu, c’est que Chuck jouait depuis si longtemps avec des musiciens payés au cachet qu’il avait oublié ce que c’était que de travailler avec des musiciens hors pair. Notamment Johnnie Johnson, avec qui il n’avait pas rejoué depuis leur rupture au début des années 1970. À l’instant où il s’était retourné et avait dit, sur ce ton inimitable qui était le sien : « Dégage, Johnnie », Chuck s’était coupé une main et la moitié de l’autre.
Chuck pensait qu’il aurait des hits toute sa vie. Lui aussi était atteint du SCL, même s’il était guitariste. En réalité, il n’a pas eu un seul grand succès après la dissolution de sa formation originale, excepté avec son célèbre single « My Ding-a-Ling ». Bien vu, Chuck6 ! Avec Johnnie Johnson, il avait connu l’union parfaite, un don du ciel, doux Jésus ! « Mais non, s’insurge Chuck, non, il n’y a que moi qui compte. Je vais me trouver un autre pianiste, et pour moins cher encore. » C’est essentiellement la radinerie qui dictait ses choix.
Quand nous sommes allés chez Chuck avec Taylor Hackford, à Wentzville, dans la banlieue de Saint Louis, j’ai attendu le deuxième jour pour me risquer sur ce terrain miné. Les autres parlaient d’éclairage, moi je me lance : « Euh, Chuck, je ne sais pas si c’est une bonne question parce que j’ignore où vous en êtes, tous les deux, mais est-ce que Johnnie Johnson est toujours dans le coin ? » Et lui : « Ouais, je crois qu’il est en ville. » J’insiste : « Plus important, tu penses que vous pourriez rejouer ensemble ? » Lui : « Ouais. » La vache, il a dit : « Ouais » ! Moment intense : je venais de réunir Johnnie Johnson et Chuck Berry ! Une infinité de possibilités s’ouvraient. Chuck a marché tout de suite et il a bien fait, parce qu’il s’est retrouvé avec un bon film et un groupe géant.
Là, il y a eu l’une de ces fabuleuses ironies du sort que nous réserve la vie, et c’est ma tronche qui en a fait les frais. Pour le film, je voulais Charlie à la batterie. Steve Jordan était partant mais je pensais qu’il ne maîtrisait pas assez bien cette musique, ce en quoi je me trompais – je ne le connaissais pas bien, à l’époque. Donc j’ai dit à Steve : « Merci, mon pote, mais Charlie est d’accord. » Ensuite, revisite chez Chuck et il voulait absolument me montrer quelque chose. Il a mis la cassette vidéo du concert du jour de son entrée au Hall of Fame et qu’est-ce que j’ai vu ? Steve déchaîné aux baguettes, même si à cause de l’angle de la caméra on ne voyait pas sa tête. Ça déménageait sérieux et Chuck m’a dit : « J’aime ce batteur, man. Qui c’est ? Je le veux pour le film. » Résultat, j’ai dû rappeler Steve et genre « Hum, eh bien, y aurait peut-être une chance, en fin de compte ». Ça a dû le botter, Steve, et il y avait une cerise sur le gâteau. Il vaut mieux qu’il raconte ça lui-même :
Steve Jordan : Chuck vient nous voir en Jamaïque, passer quelques jours à Ocho Ríos, alors on va le chercher à l’aéroport. Il fait chaud, évidemment, mais là, il fait vraiment chaud, dans les quarante, et tous ceux qui sortent du zinc sont en short ou en bikini, parce qu’ils savent que ça va être la fournaise, mais Chuck émerge en blazer et falze patte d’éph en nylon, attaché-case à la main ! C’était tordant. Ensuite, on s’installe dans le salon, on monte la batterie, on est censés jouer ensemble. Il n’y a là que deux petits amplis Champ, deux ou trois guitares, juste de quoi tenter quelques trucs, pour voir, et là Chuck dit : « Il est où, le batteur ? ». J’avais des dreadlocks, je ressemblais à Sly Dunbar. Alors, Keith explique : « C’est lui, le batteur, c’est Steve. » Chuck : « C’est lui, mon batteur ? » Il mate mes dreadlocks et ajoute : « Pas possible, c’est pas mon batteur ! » Comme sur la vidéo qu’il avait regardée on ne voyait pas ma figure et que je portais des dreadlocks, il s’était dit que j’étais un rasta reggaeman et il refusait de jouer avec moi ! Mais bon, on s’y est mis et il s’est détendu.
Un jour, j’ai demandé à Johnnie Johnson comment ils avaient écrit des hits comme « Sweet Little Sixteen » et « Little Queenie ». Il m’a raconté que Chuck arrivait avec un tas de paroles, ils mettaient ça plus ou moins dans un format blues et lui, Johnnie, structurait la séquence. Je l’ai regardé et j’ai dit : « Hé, Johnnie, c’est ce qu’on appelle composer une chanson ! » Et je lui ai expliqué qu’il aurait dû toucher au moins cinquante pour cent sur ce matos. Enfin, peut-être qu’il aurait pu s’entendre avec Chuck sur quarante pour cent, mais le principal, c’est qu’il avait écrit ces morceaux avec lui. Il m’a dit qu’il n’avait encore jamais considéré les choses sous cet angle, qu’il avait juste fait ce qu’il savait faire. Steve et moi, on s’est livrés à une petite autopsie musico-légale et on s’est aperçus que tout ce que Chuck avait écrit était en mi bémol ou en do dièse : des tonalités de piano, pas de guitare ! C’était une preuve formelle. Ce ne sont pas des tonalités géniales, à la guitare. Donc la plupart de ces thèmes avaient été commencés au piano et Chuck s’était joint ensuite, jouant l’accord barré avec ses énormes paluches couvrant toutes les cordes. J’ai eu la sensation qu’en fait, il suivait la main de Johnnie !
Celles de Chuck sont bien assez grandes, longues et minces pour tous ces accords barrés. Il m’avait fallu moi-même quelques années pour découvrir comment obtenir une sonorité pareille avec des mains plus petites. Là encore, c’est en allant voir Jazz on a Summer’s Day, quand Chuck joue « Sweet Little Sixteen » : j’ai regardé le placement de ses mains, de ses doigts, et je me suis rendu compte que si je transposais ça en accords de guitare, en accords construits sur une fondamentale, je swinguerais comme lui. Parce que c’est ça, la beauté du jeu de Chuck Berry, c’est ce swing fluide, aisé. Pas de suées, ni de simagrées, ni de grimaces pour quelques doigtés : un balancement pur, chaloupé comme la démarche d’un lion.
La réunion de Chuck et Johnnie a été une expérience extraordinaire, et même au-delà. Le plus intéressant, c’était de voir comment ils influaient l’un sur l’autre. Ça faisait si longtemps qu’ils n’avaient pas joué ensemble… Rien que par sa présence, Johnnie a rappelé à Chuck comment ça devait se passer, et Chuck a dû se remettre à la hauteur de Johnnie. Ça faisait des années que Chuck se produisait avec des traîne-savates, embauchant sur place la formation la moins coûteuse qu’il trouvait. Il arrivait et repartait avec son attaché-case, c’est tout. Pour un musicien, c’est très destructeur de jouer en dessous de son niveau et il avait fait ça pendant des siècles, au point de devenir complètement cynique vis-à-vis de la musique. Mais là, quand Johnnie a démarré, Chuck lui a dit : « Hé, tu te souviens de celle-là ? » et il est parti sur des trucs vraiment fortiches. C’était étonnant et marrant de le voir rattraper Johnnie, et aussi le groupe, parce qu’il y avait maintenant Steve Jordan à la batterie et qu’il n’avait pas joué avec un batteur de cette trempe depuis quoi, 1958 ? J’ai réuni la formation capable d’aller chercher Chuck Berry dans ses retranchements, autant que c’était possible. Un groupe aussi bon que celui avec lequel il était devenu Chuck Berry. Et je crois qu’on a réussi, à notre manière, mais avec Chuck on ne sait jamais parce que c’est un putain de dissimulateur. M’en fiche, j’ai l’habitude de travailler avec des enfoirés de cette espèce !
Un résultat vraiment super du film, c’est que ça m’a permis de donner une deuxième vie à Johnnie. Ça a été l’occasion pour lui de jouer sur un bon piano, devant des gens. À partir de ce moment, jusqu’à la fin de ses jours, il s’est produit dans le monde entier – et on l’appréciait. Il a eu des engagements, de la reconnaissance, mais surtout il a retrouvé l’estime de soi qu’il avait perdue : on l’a enfin considéré pour ce qu’il était vraiment, un grand pianiste. Jusque-là, il pensait que personne ne savait qu’il avait joué sur tous ces disques fabuleux. Son nom n’était pas mentionné dans les crédits, ses royalties lui échappaient. Ce n’était peut-être pas la faute de Chuck, mais celle de Chess Records. Ça n’aurait pas été la première fois. Comme il n’avait jamais rien réclamé, on ne lui avait rien donné. Johnnie Johnson a passé encore quinze années à se produire sur scène, à faire ce qu’il n’aurait jamais dû cesser de faire et à être célébré pour ça, au lieu de finir ses jours au volant d’un bus.
Sauf avec les très proches, je n’ai pas la dent bien dure, mais je dois dire que Chuck Berry m’a énormément déçu. Il avait été mon héros number one ! Je me disais : « Merde, pour que le gus joue comme ça, écrive comme ça, chante comme ça, dégage une telle énergie, il est forcément super. Un super mec. » On avait utilisé son matériel et le nôtre pour la musique du film, mais j’ai découvert par la suite qu’il avait facturé à la production l’utilisation de ses amplis. Dès la première mesure du premier soir du premier show au Fox Theatre de Saint Louis, il a envoyé balader tous les plans qu’on avait soigneusement mis au point pour jouer des arrangements complètement différents sur des tonalités non prévues. Ça n’avait aucune importance : c’était le meilleur Chuck Berry live qu’on puisse imaginer. Comme je l’ai dit lors de ma présentation au Hall of Fame, je lui ai piqué jusqu’au moindre motif qu’il avait joué dans le passé. Je lui devais donc bien ça, de m’écraser même quand il était au comble de la provoc, d’aller dans les cordes pour voir ce qu’il allait balancer. C’est sûr qu’il a poussé le bouchon très loin avec moi, ça se voit dans le film. J’accepte très difficilement de me faire charrier, mais Chuck se comportait comme ça avec tout le monde, moi compris.
N’empêche. Ce que je ressens encore pour lui, au plus profond, c’est ce que je lui ai écrit un jour dans un fax après l’avoir entendu à la radio pour la dix millième fois :

(Cher monsieur Berry,
Permettez-moi de vous dire que malgré nos hauts et nos bas je vous aime trop ! Votre œuvre est magnifique, superbement intemporelle. Je reste EN ADMIRATION ! J’espère qu’on n’en fera jamais un autre comme vous, je ne pourrais pas tenir le choc !
Peut-être que vous pensez la même chose de moi !!
Mes amitiés, mon frère !
Pour ce que ça peut valoir.
Keith Richards – 2005
PS : Votre anglais est meilleur que le mien !)
La grande trahison de Mick, le coup impardonnable qui semblait fait exprès pour mettre un point final aux Rolling Stones, ça a été son communiqué de mars 1987 annonçant qu’il partait en tournée pour son deuxième album solo, Primitive Cool. J’avais espéré que le groupe ferait une tournée l’année précédente, et j’étais déjà passablement énervé par les atermoiements de Mick à ce sujet. Brusquement, tout était clair : comme Charlie l’a dit, il venait de s’asseoir sur vingt-cinq ans de Rolling Stones. Si ce n’était pas le cas, ça y ressemblait drôlement. Les Stones n’ont pas effectué une seule tournée entre 1982 et 1989, et on ne s’est pas retrouvés ensemble une fois en studio de 1985 à 1989.
Je cite Mick : « Les Rolling Stones (…), à mon âge et après toutes ces années, ne peuvent pas être la seule chose dans ma vie (…). Il est clair que j’ai gagné le droit de m’exprimer d’une manière différente. » Et c’est ce qu’il a fait. Il s’est exprimé en partant en tournée avec une autre formation pour chanter des morceaux des Rolling Stones.
Jusque-là, j’étais persuadé que Mick n’oserait pas prendre la route sans les Stones. Ça aurait été une claque trop cinglante pour nous tous. Une condamnation à mort, sans appel. Et tout ça pour quoi ? Or je m’étais trompé et maintenant j’étais outré, et blessé, et Mick était sur le départ.
Donc je lui ai rendu la monnaie de sa pièce, surtout dans la presse. Ma façon habituelle d’entamer l’interview était : s’il ne veut pas tourner avec les Stones mais préfère se balader avec un groupe à la mords-moi-le-nœud, je lui trancherai sa putain de gorge. Mick m’a répondu du haut de son destrier : « J’adore Keith, je l’admire (…), mais je n’ai pas l’impression que nous pourrons travailler ensemble à nouveau. » Les vannes et les vacheries que je lui ai balancées sont trop nombreuses pour je me souvienne de toutes : « Disco Boy », « Jagger et ses petits branleurs », « Il devrait jouer avec Aerosmith », et ainsi de suite. C’est le genre de trucs que je servais à la presse à scandale, reconnaissante. Ça s’est vraiment envenimé. Un jour, un journaleux m’a demandé : « Pourquoi vous foutez tout en l’air comme ça, tous les deux ? » et j’ai répliqué du tac au tac : « Demande ça à l’autre salope ! »
Et puis je me suis dit : « OK, laissons-le faire joujou. » Selon moi, il n’y avait qu’à le laisser courir le vaste monde et se prendre une belle plantade. Il avait démontré un manque absolu de respect, de camaraderie, de tout ce qui permet à un groupe de ne pas éclater. C’était un lâcheur, purement et simplement. Je crois que Charlie l’a pris encore plus mal que moi.
J’ai vu un clip de son show. Il était accompagné par un duo de guitaristes avec un look à la Keef qui se contorsionnaient dans le genre « Guitar Hero ». Pendant qu’il était en tournée, on m’a demandé ce que j’en pensais et j’ai répondu que c’était triste qu’il y ait un tel nombre de morceaux des Stones dans son spectacle. « Si tu veux vraiment y aller tout seul, j’ai dit, sers-toi du matos des deux albums que tu as produits. Fais pas semblant d’être un artiste indépendant si c’est seulement pour avoir deux nanas qui se trémoussent sur “Tumbling Dice” ! » Les Rolling Stones avaient passé un temps fou à se construire, autant que faire se peut dans l’industrie musicale, et maintenant la manière dont Mick gérait sa carrière solo risquait de tout ruiner, et ça me faisait chier grave.
Mick s’était gouré. Il s’était persuadé que n’importe quelle bande de bons musiciens se révélerait aussi compatible avec son style que les Rolling Stones. Sauf que, brusquement, ce n’était plus Mick Jagger qu’on entendait. Il était entouré de bons musiciens, mais c’est comme pour la Coupe du monde, cette histoire : la sélection anglaise, ce n’est pas Chelsea ou Arsenal, c’est un autre type de jeu et il faut travailler avec un autre type d’équipe. Une fois que tu as engagé les meilleurs pros disponibles, il faut que tu sois capable d’établir une relation avec eux. Et ça, Mick, ce n’est pas son fort. Il était parfaitement capable de se pavaner dans tous les sens, et d’arborer une étoile de star sur la porte de sa loge, et de traiter le groupe comme un ramassis de cachetonneurs, mais ce n’est pas comme ça qu’on obtient de la bonne musique.
Après ça, je me suis décidé : « Et merde avec tout ça, je vais monter un groupe. » J’étais déterminé à faire de la musique sans Mick. J’ai écrit des tas de chansons. J’ai adopté un style de chant différent sur des chansons comme « Sleep Tonight », une sonorité plus profonde, que je n’avais jamais expérimentée et qui convenait bien au style de ballades que j’avais commencé à écrire. Et là, j’ai appelé les gars avec qui j’avais toujours eu envie de travailler. Je savais exactement par qui commencer : on peut presque dire qu’une vraie collaboration avait débuté entre Steve Jordan et moi déjà au temps où on avait bossé sur Dirty Work à Paris. Steve m’a encouragé. Il captait dans ma voix quelque chose qui pourrait faire vendre des disques, d’après lui. Et si je travaillais sur une mélodie, je lui demandais de la chanter. C’est dans l’échange que je m’épanouis : j’ai besoin de la réaction d’un autre pour me convaincre que ce que j’ai fait est vraiment bon. Donc, de retour à New York, on a commencé à se voir et on a écrit une tapée de chansons. Ensuite, on a pris l’habitude de jouer chez Woody avec Charley Drayton, le pote et collaborateur de Steve, un bassiste au départ mais aussi batteur, et non moins doué. Ensuite, Steve et moi avons passé un moment en Jamaïque et on est vraiment devenus copains. On s’est rendu compte que hé, on pouvait composer, nous aussi ! C’est le seul avec qui c’est arrivé. Il n’y a que Jagger-Richards ou Jordan-Richards, rien d’autre.
Je le laisse raconter notre rapprochement :
Steve Jordan : Keith et moi, on était très proches à l’époque, quand on écrivait ensemble et qu’on n’était que tous les deux, avant de monter un groupe. À New York, on a travaillé dans un endroit qui s’appelait le 900 Studio, tout près de chez moi et pas loin du tout de là où il habitait. On y allait et on s’y enfermait. La première fois, on a joué douze heures d’affilée. Keith n’est même pas sorti pisser ! C’était dément. C’est purement l’amour de la musique qui nous a réunis. Mais c’était visiblement un moment libérateur pour lui. Il avait tellement d’idées, et il était certainement en colère, en tout cas ça s’entendait dans ce qu’il écrivait, qu’il avait le cœur à vif. La majeure partie de cette musique était très spécifique : c’était à propos de son ex-partenaire. « You Don’t Move Me », qui terminait son premier album solo, Talk Is Cheap, est devenu une sorte de classique du genre.
Au départ, je n’avais que le titre, « You Don’t Move Me Anymore » (Tu ne me touches plus). Mais comment développer ça, aucune idée. Ça aurait pu être un mec s’adressant à une nana, ou le contraire. Quand je me suis mis au premier couplet, pourtant, j’ai pris conscience de la direction dans laquelle mes pensées allaient. Ça s’est focalisé brusquement, et sur Mick. Tout en essayant de rester aimable, mais avec ma version de l’amabilité :
What makes you so greedy
Makes you so seedy…
(Ce qui te rend si vorace
C’est ce qui te fait si laidasse…)
On se disait qu’il fallait pondre un disque, Steve et moi, et on a donc commencé à réunir la base des X-Pensive Winos (Soûlards qui se la pètent), ainsi baptisés le jour où je me suis aperçu qu’ils avaient apporté au studio une bouteille de Château-Lafite en guise de rafraîchissement. Non, rien n’était trop bon pour cette glorieuse bande ! Steve m’avait demandé avec qui je voulais jouer et j’ai tout de suite dit : « Waddy Wachtel à la guitare. » Et Steve : « Tu me l’as enlevé de la bouche, mon frère. » Je connaissais Waddy depuis les années 1970, l’un des musicos les plus élégants et cool qui soient, et j’avais toujours eu envie de travailler avec lui. Complètement dans la musique, avec une compréhension si intime qu’on n’avait jamais besoin d’expliquer quoi que ce soit. Et aussi une oreille fabuleuse, capable de capter les ultrasons, toujours aussi fine après des années sur les tréteaux. Il jouait alors pour Linda Ronstadt, et avec Stevie Nicks7 et son groupe de nanas, mais je savais que ce gars-là voulait du costaud, alors je l’ai appelé et j’ai simplement dit : « Je monte un groupe et tu en fais partie. » Steve était d’accord pour que Charley Drayton tienne la basse et je crois qu’il y avait un consensus général pour qu’Ivan Neville, de la famille d’Aaron Neville, de grands musiciens de La Nouvelle-Orléans, s’installe au piano. Il n’y a pas eu le moindre bout d’audition.
Ça a été une combinaison très rusée, les Winos. Presque tout le monde dans le groupe était polyvalent, pouvait jouer de n’importe quel instrument et était capable de chanter. Steve chante, Ivan est un chanteur fantastique. Dès les premières phrases musicales articulées ensemble, le groupe de départ est parti comme une fusée. J’ai toujours eu une chance incroyable avec les types que je réunis. Et c’était impossible de s’installer devant les Winos sans prendre son pied. Le trip d’enfer assuré. Tellement fort qu’on arrivait à peine à y croire. Ça m’a ramené à la vie. J’avais l’impression que je venais de sortir de taule. Comme ingénieur du son, on avait Don Smith, choisi par Steve. Il s’était fait la main chez Stax, à Memphis, avait bossé avec Don Nix, l’auteur de « Going Down », et aussi avec Johnny Taylor, un de mes héros de jeunesse. Il avait fait les bars à juke-box de Memphis avec Furry Lewis, dont il adorait la musique.
Waddy décrit notre odyssée et apporte un témoignage flatteur sur mes progrès au chant depuis mes débuts prometteurs mais contrariés de soprano dans la chorale à Dartford :
Waddy Wachtel : On est allés au Canada et c’est là qu’on a bouclé le premier disque, Talk Is Cheap. Je crois que la deuxième piste qu’on a mise en boîte était « Take It So Hard », une composition magnifique. Je me suis dit : « Quoi, je peux jouer sur un truc pareil ? Allons-y ! » On l’a joué un certain nombre de fois, je pense qu’on peut appeler ça une répétition, et puis il y a eu une prise absolument super, incroyable. C’était seulement le deuxième morceau de la soirée et on a une prise à tomber de notre titre le plus fort ? Je suis rentré me pieuter en me disant : « Alors comme ça, on a déjà conquis l’Éverest ? Les autres montagnes, on pourra se les taper facile si on a eu la grande comme ça ! » Et Keith ne voulait pas y croire. Son état d’esprit, c’était : « Hé, je veux pas que les mecs pensent qu’ils sont bons à ce point ! » Il nous a demandé une autre prise. Je ne sais pas pourquoi, parce que celle-là hurlait : « Hé, man, je suis la prise ! » Je pense qu’il l’a fait juste pour s’assurer qu’on restait concentrés. Mais aucune n’a été aussi bonne que celle-là. Quand tu l’as, tu l’as.
Quand on a travaillé au montage du disque, j’ai soutenu que « Big Enough » devait être le premier titre. Parce que la première fois que tu écoutes Keith chanter là-dessus, la première ligne est fantastique, sa voix sonne merveilleusement. C’est net, sans effort, superbe. J’ai dit : « Quand les gens vont entendre ça, ils vont jamais croire que c’est ce foutu Keith Richards qui chante ! Et après, bam, on leur tombe dessus avec “Take It So Hard”. »
En fait, il n’y a pas que notre groupe sur Talk Is Cheap. On a cherché partout. On est descendus à Memphis, on a recruté Willie Mitchell et on a mis les Memphis Horns sur « Make No Mistake ». Willie Mitchell ! C’est lui qui a écrit, arrangé et produit tout le matériel d’Al Green, que ce soit avec lui ou avec Al Jackson8, ou avec les deux. Donc on a débarqué au studio où il avait fait tous les disques d’Al Green et on lui a demandé de travailler sur les arrangements des cuivres. On a essayé tous les mecs qu’on voulait et on les a presque tous eus : Maceo Parker, Mick Taylor, William « Bootsie » Collins, Joey Spampinato, Chuck Leavell, Johnnie Johnson, Bernie Worrell, Stanley « Buckwheat » Dural, Bobby Keys, Sarah Dash… Et Babi Floyd a chanté avec nous pour la tournée. Excellent chanteur, excellente voix, l’un des meilleurs. Il faisait « Pain In My Heart » à la Otis, en tombant à genoux et tout le toutim. Le dernier soir de la tournée des Winos, on l’a attaché au micro par la cheville, parce qu’on trouvait qu’il exagérait quand même un peu. Comment on a réussi à l’entraver sans qu’il s’en aperçoive ? Ça demande beaucoup de doigté.
Je n’avais encore jamais composé sur une base régulière avec personne hormis Mick, et notre collaboration était pratiquement terminée depuis un moment. Désormais, on écrivait chacun nos propres chansons. C’est seulement en travaillant avec Steve Jordan que je me suis aperçu à quel point cet échange me manquait, combien c’était important pour moi. Je me mettais souvent à composer quand le groupe était réuni au studio, en testant la sonorité des voyelles, en beuglant des paroles, tout ce qui était nécessaire à la mise en place du thème, et c’est un processus qui a pris Waddy de court, au début :
Waddy Wachtel : C’était très marrant. La conception que Keith avait de la composition, c’était : « Installez des micros.
— Hein ? OK… » Et ensuite : « Allez, on chante.
— On chante quoi ? » Et lui : « On chante !
— De quoi tu causes ? On chante quoi ? On n’a rien ! » Et Keith : « Ouais, exact, inventons quelque chose. » Et voilà. C’est la technique. Donc je suis là avec Steve, debout autour de lui, et de temps en temps il souffle : « On s’en fout… c’est le pied. » Tu essayes de trouver le rythme des paroles. Tu balances tout contre le mur et tu vois ce qui colle. C’était essentiellement ça, la méthode. Et on a sorti plus d’un couplet.
Ma technique de composition a évolué en même temps que ma manière de chanter. Pour commencer, ce n’était plus pour Mick que j’écrivais des chansons, le genre qu’il devait balancer ensuite sur scène. Mais surtout j’apprenais à chanter. D’abord, je construisais les thèmes une octave plus bas, ce qui m’a permis de baisser ma voix par rapport aux aigus atteints dans des chansons comme « Happy ». Et les mélodies n’étaient plus typiques des Stones non plus. Je me suis également entraîné à chanter directement dans le micro, au lieu de m’en approcher et de m’en éloigner tout en jouant de la guitare comme j’avais l’habitude de faire sur scène. Don Smith a tripoté les micros et les réglages audio pour que je m’entende très fort dans le casque, ce qui m’empêchait de gueuler comme à mon habitude. J’ai commencé à écrire des thèmes plus paisibles, des ballades, des chansons d’amour. Des trucs venus du cœur.
On est partis en tournée et brusquement j’étais le type devant, le meneur. OK, on va le faire ! Ça m’a rendu beaucoup plus compréhensif et indulgent vis-à-vis de certaines pitreries de Mick. Quand tu dois chanter tous les putains de titres du début à la fin, il faut avoir du coffre. Tu te tapes un show d’une heure et plus tous les soirs, pas seulement en chantant mais aussi en caracolant de-ci, de-là et en jouant de la guitare, et tout ça, ça m’a fait la voix. Certains détestent, d’autres adorent. J’ai une voix qui a du caractère. Ce n’est pas Pavarotti, évidemment, mais de toute façon je n’aime pas sa voix. Être le chanteur lead d’un groupe, c’est un rôle épuisant. Rien que le souffle que ça demande… Chanter toutes ces chansons d’affilée suffirait à mettre la plupart des gens sur le cul. La quantité d’oxygène que tu brûles, c’est dément. Donc on faisait le show, on quittait la scène et j’allais me pieuter ! Parfois, bien sûr, on ne dormait pas jusqu’au concert suivant mais très souvent c’était : « Oubliez-moi, ciao ! » On a kiffé comme pas possible pendant cette tournée des Winos. Ovations et rappels à chaque concert ou presque. On a fait des petites salles qui affichaient complet, et au final on est rentrés dans nos frais, sans plus. Le niveau de compétence musicale sur scène était simplement bluffant. Un jeu génial chaque soir, une explosion de musique. On planait. C’était magique, vraiment.
Au final, ni Mick ni moi n’avons vendu des tonnes de nos albums en solo. Pourquoi ? Parce que les gens veulent leurs putains de Rolling Stones, pas vrai ? Au moins, j’ai retiré de cette expérience deux disques d’excellent rock’n’roll, et de la crédibilité, tandis que Mick est monté au front pour essayer de devenir une pop star à lui seul. Il y est allé, il a accroché son drapeau, mais il a dû finir par le redescendre. Je ne me réjouis pas de ce qui lui est arrivé, pas du tout, mais je dois dire que ça ne m’a pas surpris. À long terme, il était forcé de revenir aux Stones pour se retrouver lui-même. Pour sa rédemption.
Donc, voilà que les « boulets » reviennent dans le tableau, mon frère. Et ils vont te sauver de la noyade. Je n’allais pas être le premier à tendre une perche, certainement pas. J’étais passé à autre chose. Être avec les Stones dans ces conditions, ça ne m’intéressait pas. J’avais un très bon disque à mon actif et je m’amusais comme un petit fou. J’étais prêt à enchaîner sur un autre album des Winos tout de suite. Et puis il y a eu un coup de téléphone, et pas mal de diplomatie en coulisses. La rencontre qui en a résulté n’a pas été facile à organiser. Le sang avait coulé, il fallait trouver un terrain neutre. Mick refusait de venir en Jamaïque, où j’étais installé – on était au début janvier 1989 –, et moi je n’avais pas l’intention d’aller à l’île Moustique. On a donc choisi la Barbade. Avec les studios Blue Wave d’Eddy Grant à portée de main.
Le premier truc qu’on a fait, ça a été de dire : « Stop. Je ne prends pas le Daily Mirror pour porte-voix, mec. C’est du miel pour eux, mais ils vont finir par nous bouffer vivants. » Il y a eu un peu de boxe verbale et puis on s’est mis à rigoler en se rappelant les vacheries qu’on s’était envoyées dans la presse. Ça a sans doute été le déclencheur de l’apaisement. « Non, je t’ai vraiment traité de ça ? » On était à nouveau en phase.
Mick et moi on n’est peut-être pas des amis – trop de frottements et d’usure pour ça – mais on est proches comme des frères, et c’est quelque chose qui ne peut pas être brisé. Comment peut-on décrire une relation qui remonte si loin ? Les meilleurs amis restent des amis. Mais les frères se battent entre eux. Je me suis senti trahi, Mick le sait très bien, même s’il ne mesure pas bien la profondeur de ce sentiment. Mais c’est du passé, tout ça s’est produit il y a très longtemps. Je peux dire tout cela, parce que ça vient du cœur. En même temps, je ne laisserai jamais personne dire quoi que ce soit contre Mick en ma présence. Je lui trancherais la gorge.
En dépit de tout, la relation entre Mick et moi marche encore. La preuve, au moment même où j’écris ces lignes on envisage de repartir sur la route ensemble encore une fois. (Mais il faut que nos loges respectives soient aussi loin que possible l’une de l’autre. Je fais trop de bruit pour lui, et je ne supporte pas de l’entendre faire des vocalises pendant une heure.) On adore ce qu’on fait. Lorsqu’on se retrouve, quels que soient les conflits qu’on a pu avoir entre-temps, on oublie tout et on se met à parler du futur. Quand on se retrouve tous les deux, on a constamment des idées. Entre nous, il y a une étincelle électro-magnétique. Ça a toujours été comme ça. Ça nous fait vibrer d’anticipation – et c’est ce qui nous permet de brancher les gens.
C’est ce qui est arrivé à la Barbade. C’était le début de la détente des années 1980. J’ai laissé pisser. Je peux être impitoyable, mais je suis incapable de garder longtemps rancune. Du moment qu’on est ensemble et que je pense qu’il y a encore quelque chose d’important entre nous, tout le reste devient anecdotique. On est un groupe, on se connaît par cœur, alors on a intérêt à reconsidérer tout ça, à réinventer la relation, parce que fondamentalement les Stones sont un machin plus balèze que toi ou moi. Est-ce qu’on peut se retrouver et produire de la bonne musique ? C’est ça, notre truc. Que ça te plaise ou non qu’on dîne à la même table, c’est un autre problème. La clé de cet instant, comme toujours, c’est qu’il n’y avait personne d’autre dans la pièce. Qu’on soit seuls tous les deux ou qu’il y ait une tierce personne, qui que ce soit, la différence est très notable. Peu importe que ce soit la femme de ménage, le cuisinier ou quelqu’un d’autre, ça évolue toujours différemment. Parce qu’il se sert d’eux, il a un public. Quand on est en tête à tête, on parle de ce qui nous arrive. « Hé, je me suis fait virer de chez moi par ma meuf… » Une remarque surgit, une tournure de phrase, on commence à gamberger dessus et bientôt elle prend une résonance au piano, à la guitare, au chant, et la magie opère à nouveau. Je peux sortir plein de trucs de lui et lui de moi. Il est capable de faire en sorte que les choses évoluent sans qu’on y ait pensé, sans qu’on ait pu le prévoir : ça se passe comme ça, c’est tout.
Donc le passé a été vite oublié. Moins de quinze jours après les retrouvailles on commençait à enregistrer notre premier album en cinq ans, Steel Wheels, aux studios AIR de l’île de Montserrat, avec Chris Kimsey de retour à la production. Et la tournée « Steel Wheels », le plus grand cirque de notre histoire, était déjà programmée pour août 1989 ! Après avoir failli dissoudre les Stones pour toujours, Mick et moi on se retrouvait sur la route avec vingt ans de plus.
Pour moi, la machine était repartie. Ou bien ça cassait, et toutes les roues9 se barreraient dans tous les sens, ou bien on survivrait. On avait tous avalé la pilule et on était passés à autre chose. Sans ça, on n’aurait pas pu prendre un nouveau départ. C’était une sorte d’amnésie par rapport au passé récent, bien que les cicatrices fussent encore visibles.
On s’est préparés sérieusement, les répétitions ont duré deux mois. C’était une toute nouvelle organisation, un truc gigantesque. Le set, conçu par Mark Fisher, était la plus grande scène jamais construite. Deux scènes, en fait, qui allaient se succéder tout au long de la route, tandis que le cortège de camions transportait un village amovible où tout avait été prévu, depuis le studio de répétition jusqu’à la table de billard autour de laquelle on s’échauffait avant les concerts, Ronnie et moi. Plus du tout une escouade de pirates écumant la planète. C’était le résultat du remplacement de Bill Graham par Michael Cohl, qui avait été notre promoteur au Canada, changement de personne mais aussi de style. Cette fois, j’ai pris conscience d’être impliqué dans un grand, non, un énorme spectacle. Une nouvelle échelle. Un nouveau deal.
C’est seulement dans les années 1980 que les Stones avaient commencé à gagner de l’argent avec leurs tournées. Celles de 1981 et 1982 avaient marqué le début des méga-concerts dans des stades et des records d’entrées au box-office. Bill Graham, qui les avait conçues, était alors le roi des concerts de rock, infatigable défenseur de la culture alternative, d’artistes inconnus et de bonnes causes, mais aussi de groupes comme le Grateful Dead et le Jefferson Airplane. La période avait aussi été assez louche, avec plein de points d’interrogation, des résultats toujours en dessous de ce qu’ils auraient dû être. En d’autres termes, il fallait qu’on reprenne la main sur nos prestations en public. Rupert Loewenstein avait réorganisé nos finances de sorte qu’on n’était plus grugés de quatre-vingts pour cent des revenus, ce qui était sympa. Avant, quand les Stones vendaient un billet à cinquante dollars, ils en touchaient… trois. Rupert a mis en place un réseau de sponsors, il s’est battu pour récupérer des contrats de merchandising qui nous avaient échappé, il a mis fin aux arnaques et magouilles diverses qui nous saignaient à blanc, ou du moins la plupart d’entre elles. Il nous a rendus financièrement viables. J’adorais Bill, c’était un type merveilleux, mais il avait attrapé la grosse tête, il se prenait trop au sérieux, comme ça arrive à tous ceux qui font ce boulot pendant trop longtemps. Non seulement ses partenaires nous dépouillaient, mais en plus ils s’en vantaient ! L’un d’eux racontait même comment il s’était acheté une maison avec notre argent ! Moi, ce genre de combines, je ne veux même pas en entendre parler. Ce qui m’intéresse, c’est de me retrouver sur scène avec ma gratte, et je paye donc des gens pour s’occuper du reste. Je ne peux bien faire mon boulot que si j’ai l’espace qu’il faut pour. C’est la raison pour laquelle on s’associe avec un Bill Graham, un Michael Cohl ou d’autres : pour qu’ils nous libèrent de ce poids, mais à condition qu’on perçoive quand même une part convenable du business. Tout ce dont j’ai besoin, moi, c’est d’avoir dans mon staff quelqu’un comme Rupert ou Jane, quelqu’un qui veille à ce qu’au final les shekels tombent dans la bonne poche. Alors, il y a eu une grande réunion à la Barbade, et on a décidé de lier notre sort à celui de Michael Cohl. À compter de ce moment, c’est lui qui a organisé toutes nos tournées, jusqu’à celle de « A Bigger Bang », en 2006.
Mick a incontestablement le nez pour repérer de bons éléments, mais ils peuvent finir à la poubelle comme de vieilles chaussettes, ou complètement ignorés. Dans notre troupe, un proverbe dit : « Mick les trouve, Keith les garde », et ça s’appuie sur des exemples concrets. Je pense en particulier à deux personnes choisies par lui quand il faisait bande à part et avec lesquelles il m’a mis en contact sans avoir vu qu’il s’agissait de gens exceptionnels que je ne laisserais partir pour rien au monde, ni maintenant ni jamais. Pierre de Beauport, le seul assistant qui accompagnait Mick lors de notre réconciliation, était l’un d’eux. Étudiant, il avait pris un boulot d’été pour apprendre à faire des disques à New York et Mick l’avait emmené avec lui lors de sa tournée en solo. Pierre est non seulement capable de tout réparer, de la raquette de tennis au filet de pêche, mais c’est aussi un génie des guitares et des amplis. Quand j’ai débarqué à la Barbade, je n’avais avec moi qu’un vieil ampli Fender des années 1950 qui marchait à peine et avait un son épouvantable. Pierre, petit jeunot travaillant pour Mick, avait été dûment averti contre toute tentative de franchir les lignes de la guerre froide en cours, comme s’il s’était agi des deux Corée, alors qu’il s’agissait au pire des deux Berlin… Un jour, fonçant à travers les champs de mines, Pierre s’est emparé du tweedie – ces amplis vétustes étaient souvent couverts de tweed –, l’a ouvert, entièrement remonté et remis en état. Ça lui a valu une embrassade de ma part, et il ne m’a pas fallu longtemps ensuite pour comprendre que c’était l’homme providentiel. Parce qu’en plus de tout le reste – et il s’est efforcé de le cacher le plus longtemps possible –, il touche sacrément sa bille à la guitare ! Hé, il fait sonner cette saleté mieux que moi ! On a été réunis par notre engouement total, notre amour obsessionnel pour l’instrument. Ensuite, il s’est retrouvé en coulisses avec moi et c’est lui qui me passait mes grattes. Il en est le conservateur et le coach. Mais on forme aussi une équipe sur le plan musical, au point qu’aujourd’hui, quand je pense avoir une bonne idée, je la fais écouter d’abord à Pierre, avant quiconque d’autre.
Chacune des grattes dont Pierre a la charge possède sa personnalité et son petit nom. Il connaît toutes leurs particularités, leur sonorité spécifique. La plupart des gens qui les ont fabriquées, dans les années 1954, 1955, 1956, sont morts depuis longtemps. À supposer qu’ils avaient quarante ou cinquante ans alors, ils seraient aujourd’hui plus que centenaires. À l’intérieur de ces guitares, on peut lire le nom du « contrôleur », celui qui a apposé le sceau du fabricant, et c’est de ces artisans qu’elles tirent leur surnom. Par exemple, pour « Satisfaction » j’utilise beaucoup Malcolm, une Telecaster, tandis que sur « Jumpin’ Jack Flash » c’est plutôt Dwight, de la même marque. Micawber est multi-usage, elle a beaucoup d’aigus alors que Malcolm a plus de résonance et que Dwight est quelque part entre les deux.
Je tire mon chapeau à Pierre et à son équipe qui œuvre en coulisses. Sur scène, les pépins arrivent très vite. Ils doivent être capables de réparer immédiatement une corde cassée, avoir une gratte prête avec une sonorité similaire pour la pendre au cou du guitariste, le tout en dix secondes. Au bon vieux temps, si ta gratte avait un problème, tu t’esquivais en laissant les autres continuer et tu la bidouillais vite fait en coulisses, mais avec la vidéo et les films, chaque geste est observé et enregistré. Ronnie est un péteur de cordes notoire. Mick pire encore : dès qu’il joue de la guitare, il la bousille avec son médiator.
Le second recrutement essentiel a été Bernard Fowler, qui continue à chanter aujourd’hui avec le groupe aux côtés de Lisa Fischer et de Blondie Chaplin, qui, eux, sont arrivés quelques années plus tard. Lui aussi avait bossé avec Mick pendant sa période cavalier seul. Ensuite, il a chanté sur mes albums solo et dans toutes les chansons que j’ai écrites depuis qu’il est monté sur scène. Le premier truc que j’ai dit à Bernard, un jour où il enregistrait des voix en studio, ça a été : « Tu sais, j’avais pas envie de t’aimer.
— Pourquoi ça ?
— Parce que t’es un de ses gars. » Il a éclaté de rire et la glace a été rompue. D’une certaine manière, j’avais la sensation de l’avoir piqué à Mick, mais je voulais aussi sortir de cette mentalité défensive, et comme nos voix s’harmonisaient super bien, il n’y a pas eu de lézard.
En 1989, pour la tournée « Steel Wheels », j’ai fait revenir Bobby Keys en douce dans le groupe. Ça n’a pas été facile. À part un concert de temps à autre, il n’avait plus joué avec nous depuis plus de dix ans. C’est le temps qu’il m’a fallu pour le ramener, et quand j’y suis parvenu, je n’en ai rien dit à personne, pour commencer. On répétait le nouveau show au Coliseum de Nassau, on en était aux répétitions générales et je n’étais pas trop content des cuivres. J’ai donc appelé Bobby et je lui ai dit : « Monte dans un zinc et planque-toi en débarquant ici. » On allait faire « Brown Sugar » et Bobby jouerait avec nous, mais Mick n’était pas au courant. J’ai juste dit à Bobby : « Quand on jouera “Brown Sugar”, entre pour le solo. » Donc, quand le moment est arrivé, Mick m’a lancé un regard et : « C’est quoi, ce bordel ? » Et moi, simplement : « Tu vois ce que je veux dire ? » Et à la fin Mick m’a juste lancé un regard qui signifiait : « OK, rien à redire… » C’est ça, le rock’n’roll, baby ! Mais ça m’a pris encore des années pour le persuader d’accepter à nouveau Bobby dans le groupe. Comme je l’ai déjà dit, certains de mes potes peuvent déconner grave, moi aussi, Mick pareil, et tout le monde itou. Si tu ne merdes jamais, où est ton aura ? Ma vie est pleine d’auras imparfaites. Mick a ignoré Bobby pendant toute la tournée, mais il est resté.
Un autre gus a rejoint la bande à Richards, Steve Crotty. C’est un de ces êtres avec qui on s’est simplement trouvés et qui sont devenus des amis sur-le-champ. Steve est originaire de Preston, dans le Lancashire. Son boucher de père était un mec assez dur, de sorte qu’il s’est cassé de chez lui à quinze ans et qu’il a eu une existence plutôt mouvementée. Je l’ai rencontré à Antigua, où il tenait un restaurant, Pizzas in Paradise, apprécié des musicos et des fous de la mer. Comme tous les types qui enregistraient dans les studios du producteur George Martin à Montserrat passaient et repassaient par Antigua, Steve connaissait plein de monde dans la profession. Nous, on descendait habituellement à Nelson’s Dockyard, pas loin de son resto.
J’ai tout de suite accroché avec lui. J’ai reconnu une âme sœur. Il avait fait de la taule, évidemment. Mes potes ont fréquenté les prisons les plus remarquables. Dans le cas de Steve, il était sorti depuis peu de celle de Botany Bay, près de Sydney, là où le capitaine Cook avait posé le pied sur la terre d’Australie. Régime de haute sécurité pour huit ans. Il en a tiré trois et demi, bouclé en permanence avec seulement une heure de sortie par jour. S’il a survécu à un enfer pareil, c’est en grande partie parce que les autres savaient qu’il avait choisi de la fermer et de morfler pour deux copains qui, eux, s’en étaient tirés. C’est un mec comme ça : un cœur d’or dans une enveloppe en acier. Et ça lui a valu d’encaisser plein de coups. Une fois, des marins espagnols totalement bourrés ont débarqué dans son bar à trois heures du mat. « Je ferme », il leur a dit, et ils l’ont pratiquement tué. Plusieurs jours dans le coma, anévrismes, neuf dents en moins, aveugle pendant deux semaines… Pourquoi une telle raclée ? La dernière phase de leur échange y était peut-être pour quelque chose. Steve : « Revenez demain et je vous paie un verre. » Il tourne le dos pour revenir au comptoir et il entend : « Je nique ta mère ! » Alors, lui : « Quelqu’un l’a fait, c’est sûr. Tu veux quoi, que je t’appelle papa ? » Il a morflé pour ça.
Quand il a été remis sur pied, je lui ai demandé s’il voulait bien s’occuper de veiller sur ma baraque en Jamaïque, où il est aujourd’hui le coordinateur de la conférence des Caraïbes. Pendant l’écriture du présent livre, un mec armé d’un pistolet s’est pointé avec l’intention de dévaliser ma maison. Steve l’a assommé avec une guitare électrique, le type est tombé sur le coude et le coup est parti. La balle a pénétré à deux centimètres de la queue de Steve, elle a manqué toutes les artères et les organes vitaux et est ressortie de l’autre côté. Un tir direct, comme on dit au billard. Le cambrioleur a été abattu par la police.
Pendant qu’on répétait à Montserrat, il y a eu un moment où on était à couteaux tirés, littéralement. Ça s’est passé pendant l’enregistrement de « Mixed Emotions ». L’un de nos ingénieurs a été témoin de la scène et je préfère le laisser la raconter. Je ne rapporte pas cet incident uniquement pour me vanter de ma dextérité au lancer de couteau, même s’il est heureux que j’aie produit cette impression ce jour-là, mais aussi pour illustrer comment naît un de mes accès de colère, le voile rouge déjà mentionné qui tombe devant mes yeux : dans ce cas, il s’agissait d’un quidam incapable de jouer de la musique, sans la moindre idée du boulot, qui s’est pointé au studio et a essayé de m’expliquer comment faire une bonne prise. Ouah, ouah, ouah, le vrai petit roquet. Écoutons le récit de ce témoin direct :
Un gros bonnet de l’industrie musicale est venu à Montserrat, invité par Mick, pour parler d’un contrat lié à la tournée. Il avait visiblement une haute idée de ses compétences en tant que producteur. On était en train de réécouter une prise de « Mixed Emotions », qui devait être le premier single de la série. Keith était là, debout avec sa guitare en bandoulière, et Mick aussi, et on écoutait tous. À la fin, le bonhomme dit : « Super morceau, Keith, mais croyez-moi, si vous modifiez un peu l’arrangement ça serait bien meilleur. » Alors, Keith est allé ouvrir la sacoche de médecin qu’il avait, en a tiré un couteau et l’a envoyé dans les airs. Ziiing ! La lame s’est fichée dans le sol, pile entre les jambes du type ! Du vrai Guillaume Tell. Géant. Et Keith : « Écoute bien, fiston, tu n’étais qu’une goutte sur la bite de ton père que j’écrivais déjà des chansons. » Et il est parti. Mick a dû rattraper le coup mais ça a été un moment fantastique. Je n’oublierai jamais ça.
La grande tournée de « Steel Wheels » allait démarrer quand j’ai reçu la visite de Rupert Loeweinsten – pas de Mick, non, il ne se serait pas déplacé –, qui avait été chargé de me prévenir que celui-ci ne prendrait pas la route si Jane Rose était de la partie. Jane était mon manager, et elle l’est toujours au moment où j’écris ces lignes. La dernière fois que je vous ai parlé d’elle, elle me secondait héroïquement dans mon ultime bataille avec la came suite à mon arrestation à Toronto en 1977, et durant les interminables tracasseries judiciaires qu’elle m’avait values au Canada, mais elle est une présence invisible dans une grande partie de mon récit jusqu’ici. C’était l’été 1989, plus de dix ans avaient passé depuis, et elle était incontestablement devenue une épine dans le pied de Mick, qu’il s’était plantée lui-même. Elle avait travaillé pour nous deux pendant une période incroyablement longue, entre Toronto et 1983. Pendant un moment à titre non officiel, en ce qui me concerne : Mick l’avait chargée de me coller aux basques pour m’aider à m’en sortir. Brusquement, en 1983, il avait décidé de se débarrasser d’elle et l’avait virée sans m’en dire un mot. Quand je l’ai appris, j’ai dit : « Niet. Pas question, mon poteau. Je ne vais pas jeter Jane Rose. » Je lui faisais totalement confiance. Elle était restée à mes côtés à Toronto, je lui en avais fait voir de toutes les couleurs et elle avait commencé à manager ma carrière. Le jour même où il l’a saquée, je l’ai réengagée.
Jane est tout de suite devenue un élément incontournable. Quand Mick avait refusé de partir en tournée en 1986, elle m’avait trouvé un paquet de projets, d’abord une émission spéciale d’ABC avec Jerry Lee Lewis, ensuite la collaboration avec Aretha Franklin sur Jumpin’ Jack Flash, puis un contrat avec Virgin, qui venait de s’implanter aux États-Unis, pour le disque avec les Winos… On faisait équipe, elle était hyper-motivée, et maintenant Mick prétendait qu’elle ne pouvait pas faire partie de la tournée ! Toujours le même vieux problème : c’était une proche, ça nuisait au contrôle qu’il prétendait exercer sur moi et ça avait aussi contrarié son projet de contrôler toute l’entreprise Rolling Stones. Car elle est tenace, Jane. C’est mon bouledogue. Elle ne lâche pas, et elle finit par gagner la plupart du temps. Cette fois, elle se battait simplement pour que je sois consulté sur les décisions importantes, ce que Mick évitait soigneusement de faire. Alors, elle a fait face à ses tendances autoritaires. Le fait que c’était une nana lui compliquait doublement la tâche.
Elle m’a obtenu des trucs majeurs, le contrat pour les Winos, bien sûr, mais aussi mon apparition dans Pirates des Caraïbes, qu’elle a décrochée uniquement grâce à son incroyable ténacité. Quand elle m’a obtenu le deal avec Virgin, Rupert lui a demandé si elle pensait que les Stones feraient bien de passer sur ce label et peu après, en 1991, on a signé avec eux un énorme contrat. Jane, bénie soit-elle, peut être parfois une vraie casse-pieds. Et elle a laissé des bleus sur pas mal de tronches, parce que les gens lui donnent souvent des coups de boule en pensant qu’elle va céder et s’aperçoivent trop tard que c’est un roc. Il ne faut pas se fier aux apparences : c’est une tigresse que j’ai là, et complètement dévouée. Quand Mick a fait son chantage pour qu’elle soit exclue de la tournée dans les années 1980, il était furax parce que j’avais ramené Bobby Keys parmi nous, parce que j’avais défié son anathème alors qu’il avait l’habitude de décider de tout. C’était peut-être une façon de régler ses comptes avec moi, mais ma réaction à son ultimatum était particulièrement prévisible : « Si tu ne veux pas de Jane Rose, il n’y aura pas de tournée. » Donc on a pris la route et elle est venue. À un certain niveau, je crois que Mick n’a jamais digéré ce truc, mais bon, il avait choisi un mauvais cheval de bataille.
Il y a des aspects comiques dans tout ça, et l’un d’eux était l’incapacité chronique de Mick à me consulter avant de mettre à exécution ses fameuses « grandes idées ». Il était persuadé qu’il avait besoin de toujours plus d’accessoires et d’effets spéciaux. D’un tas de gadgets. D’accord, la bite gonflable était une super trouvaille, mais sous prétexte que deux ou trois trucs avaient bien marché, c’est devenu une accumulation et j’ai dû commencer à renvoyer des extras au début de chaque nouvelle tournée. Personnellement, je pense qu’on fait mieux sans tous ces ajouts, ou alors il faut se contenter d’un minimum. Plusieurs fois, j’ai dû mettre fin à ces projets alors qu’on allait prendre la route. Une fois, par exemple, Mick voulait à tout prix des mecs montés sur des échasses : par chance, il s’est mis à pleuvoir pendant la répétition finale et ils se sont tous cassé la gueule. Une autre fois, j’ai dû disperser pas moins de trente-cinq danseuses qui devaient surgir pendant à peine trente secondes sur « Honky Tonk Women ». Jamais vu ça : je leur ai dit de rentrer à la maison. « Désolé, les filles, allez vous trémousser ailleurs. » C’était cent mille dollars jetés par la fenêtre. Dans les années 1970, Mick avait pris le pli de la politique du fait accompli, croyant que je ne remarquerais pas ses décisions. Même à l’époque, pourtant, presque rien ne m’échappait, surtout quand il s’agissait de choix musicaux. Voici un exemple du genre de fax exaspéré qu’il m’arrivait de lui envoyer :
« Mick, comment se fait-il que les morceaux soient en train d’être mixés et sur le point de sortir sans ma permission explicite ? Je trouve ça bizarre, pour ne pas dire plus. Le mixage est abominable d’ailleurs, au cas où tu ne l’aurais pas encore remarqué. Ça me tombe dessus comme un fait accompli. Comment peux-tu être aussi négligent ? Qui a choisi les morceaux ? Qui a contrôlé le mixage ? Qu’est-ce qui te permet de penser que tu peux décider ça tout seul ? Tu ne comprendras donc jamais que tu ne peux pas déconner comme ça avec moi ? »
Pourtant, ce n’est pas Mick, pas plus que le reste d’entre nous, qui a conçu les méga-tournées « Steel Wheels », « Voodoo Lounge », « Bridges to Babylon », « Forty Licks », « A Bigger Bang », ces gigantesques spectacles ambulants qui nous ont gardés sur la route plusieurs mois d’affilée de 1989 à 2006. C’est parce que le public le voulait qu’on est passés à cette échelle. Les gens nous demandent : « Pourquoi vous continuez ? Vous avez encore besoin de combien de fric ? » Bon, tout le monde aime se faire de la thune, mais nous, on avait juste envie de faire ces shows. On découvrait un format entièrement nouveau, inconnu. On était comme des phalènes attirées par la flamme parce que c’était ce que les gens voulaient. Qu’est-ce qu’on était censés leur dire ? Ils devaient avoir raison. Moi, je préfère les vraies salles de concert, mais comment caser tout ce peuple ? On n’a jamais mesuré l’ampleur que tout ça allait prendre. Comment ça a pu devenir aussi balèze alors qu’on ne faisait rien de très différent de ce qu’on faisait déjà au Crawdaddy Club en 1963 ? Notre programme habituel, c’est deux tiers de standards des Stones, des classiques. La seule nouveauté, c’est que le public a explosé et que le spectacle dure plus longtemps. À nos débuts, un concert important, c’était vingt minutes. Les Everly Brothers jouaient peut-être une demi-heure, jamais plus. Quand tu étudies une tournée, tu appliques une arithmétique toute froide : combien de derrières à asseoir, combien de fric pour monter le show… C’est une équation. On peut dire que c’est Michael Cohl qui a donné cette ampleur à nos opérations, mais il l’a fait en évaluant la demande, après huit ans d’absence des Stones sur les scènes du monde, et en prenant des risques calculés. Au départ, on n’était pas sûrs à cent pour cent que l’attente du public était toujours aussi forte, mais il est apparu que Cohl avait vu juste dès que la vente des billets a commencé à Philadelphie, lorsqu’on s’est aperçus qu’on aurait pu faire trois fois salle comble.
Les tournées, c’était le seul moyen de survivre. Les droits générés par les ventes de disques couvraient à peine les coûts de fonctionnement, et on ne pouvait pas tourner en s’appuyant sur la sortie d’un nouvel album comme dans l’ancien temps. En fin de compte, les méga-tournées ont constitué la source de revenus qui permettait à la machine de continuer à fonctionner. À une plus petite échelle, on n’aurait même pas été sûrs de rentrer dans nos frais. Les Stones étaient une exception, dans le business, parce que le show avec lequel on remplissait des stades restait fondé sur la musique et rien d’autre. Pas de numéro de danse ni de play-back pour chauffer l’assistance : les Stones et rien que les Stones.
Pour toutes sortes de raisons, ce type de tournée aurait été inconcevable dans les années 1970. Il y a eu des chuchotements indignés comme quoi on était devenus une entreprise commerciale, une pompe à pub, avec tous les sponsors qu’on attirait, mais ça aussi, ça faisait partie des revenus basiques, de la fameuse équation. Comment ça se paie, une tournée ? Tant que ça aboutit à un deal satisfaisant pour le public et pour les musiciens, c’est aux financiers de se débrouiller. Il y avait évidemment les séances de relations publiques avec les boîtes, quand les gens arrivent, te serrent la pogne et posent pour la photo. Ça faisait partie de notre contrat et, à vrai dire, c’était plutôt fun. Des tas de zigues imbibés qui font la queue pour avoir leur moment de : « Hé, comment ça va, baby ?
— On vous adore !
— Salut, mon frère… » Un petit bain de foule. Tous ces gens travaillent pour des boîtes qui nous sponsorisent, alors ça fait partie de notre boulot. « Ah bon, il faut y aller de suite ? Finissons vite la partie de billard, c’est l’heure d’aller serrer des paluches. » C’est rassurant, d’une certaine façon. Ça veut dire qu’il reste deux heures avant l’entrée en scène. Comme ça, tu sais où tu en es. Tout le monde apprécie ce genre de petits repères, surtout quand tu changes de ville chaque jour.
Le plus gros problème avec les stades géants, les décors gigantesques, les concerts en plein air, c’est le son. Comment transformer un stade en boîte de nuit ? La salle de rock’n’roll idéale, c’est un très grand garage, tout en brique, avec un bar au fond. Il n’y a pas d’endroit conçu pour ce genre de musique en particulier, nulle part au monde. Tu dois te caser dans des espaces qui ont été construits pour d’autres fonctions. Ce qu’on préfère, bien sûr, c’est un environnement gérable. Certains théâtres comme l’Astoria, de bonnes salles de danse comme le Roseland à New York ou le Paradiso d’Amsterdam, ou encore cette excellente boîte de blues et jazz à Chicago, le Checkerboard… Il y a une taille et un volume qui conviennent bien à notre musique. Quand on joue en plein air dans l’un de ces stades immenses, on ne sait jamais vraiment si on ne va pas avoir une mauvaise surprise.
Sur des scènes pareilles, un autre type rejoint le groupe : Dieu. Soit il est bienveillant, soit il se manifeste sous la forme d’un vent défavorable qui emporte le son hors de l’enceinte, et dans ce cas ceux qui ont la chance d’écouter le meilleur son des Stones au monde se trouvent à trois bornes – alors qu’ils n’en ont pas forcément envie. Heureusement, j’ai ma baguette magique. Avant un concert, on vérifie la sono et je me munis presque toujours d’un de mes bâtons pour accomplir quelques signes cabalistiques dans le ciel et sur le sol. « OK, il va faire frais, ce soir. » C’est de la pure superstition, d’accord, mais si je me pointe à un concert en plein air sans ma baguette, ils pensent tous que je suis malade. Et le temps s’arrange presque toujours au moment où on envoie le jus.
Certaines de nos meilleures prestations se sont déroulées dans les pires conditions imaginables. À Bangalore, lors de notre tout premier concert en Inde, leur fameuse mousson a pété juste au milieu du premier morceau de la soirée et nous a dégringolé dessus jusqu’à la fin. Je ne voyais plus les frettes de ma guitare, avec la pluie qui giclait partout. « Mousson à Bangalore », on l’appelle encore aujourd’hui, et ça a été un rude show mais aussi un super show. Qu’il bruine, neige ou pleuve des cordes, le public reste. Si vous restez avec eux pendant que les éléments se déchaînent, les gens tiennent bon, ils kiffent la musique et ils oublient le temps pourri. Le plus pénible, c’est quand il fait froid. Ça devient vraiment dur de jouer avec les doigts gelés. Ça n’est pas arrivé très souvent, parce qu’on essaie de l’éviter tant que faire se peut, mais dans ce cas Pierre aura installé des gars en coulisses pour nous passer des sachets chauffants qu’on serre dans nos mains une minute ou deux entre chaque chanson, histoire d’éviter que les doigts gèlent complètement.
J’ai chopé une cicatrice à un doigt après m’être brûlé jusqu’à l’os pendant le tout premier titre d’une soirée. J’en suis responsable. J’avais prévenu tout le monde : « Reculez au début du show, il y aura un grand feu d’artifice », et puis j’ai complètement oublié. Donc je pars sur le devant de la scène, les trucs se mettent à péter et je reçois un bout de phosphore chauffé à blanc juste sur le doigt. Ça fume, ça crame et je sais que je ne dois surtout pas y toucher, parce qu’autrement je vais l’étendre. Je joue « Start Me Up » et il faut que je laisse la chair brûler ! Pendant les deux heures suivantes, j’ai regardé l’os à nu.
Je me souviens d’un concert en Italie où j’ai vraiment cru que j’allais tomber dans les pommes. C’était à Milan, dans les années 1970. Je tenais à peine debout, je n’arrivais plus à respirer. L’air était complètement mort, étouffant, et j’ai commencé à me sentir vraiment mal. Mick tenait difficilement le coup. Charlie, lui, est toujours un peu à l’ombre, mais moi, j’étais en pleine pollution milanaise, dans la chaleur et les vapeurs chimiques, sous un soleil de plomb… Il y a eu quelques shows comme ça. Parfois, je me réveillais avec plus de trente-neuf de fièvre mais j’y allais quand même, je me disais : « Tu peux le faire, tu vas sans doute suer cette merde sur scène. » Et c’est ce qui se passait la plupart du temps. J’arrivais avec une fièvre de cheval et je repartais totalement rétabli, simplement grâce à l’effort physique. Parfois, j’aurais mieux fait d’annuler le concert et de rester au lit, mais si j’estime que je pourrai tenir tant bien que mal sur mes guiboles, j’y vais, et avec une bonne suée je m’en sors. En certaines occasions, j’ai carrément été malade sur scène. Vous ne pourriez pas croire le nombre de fois où j’ai gerbé derrière les amplis ! Mick préfère faire ça derrière les tréteaux, Ronnie aussi. Souvent, c’est à cause des conditions climatiques, pas assez d’air, trop de chaleur. Dégueuler, ce n’est pas un drame. Ça sert à se sentir mieux. « Où est passé Mick ?
— Il gerbe en coulisses.
— Bon, le suivant, c’est moi ! »
Quand tu joues dans un stade géant, tu ne peux qu’espérer que ta première note remplira l’espace et ne sonnera pas comme un soupir de chauve-souris. Le truc qui sonne génialement la veille dans une petite salle de répétition peut, une fois transposé sur une méga-scène, ressembler aux couinements de trois souris prises dans une tapette. Pour la tournée « A Bigger Bang », on avait Dave Natale, le meilleur ingénieur du son avec qui j’aie jamais travaillé. Même avec un cador pareil, on ne peut jamais tester entièrement le son dans un grand stade tant qu’il n’est pas rempli de spectateurs, et donc on ne peut jamais connaître l’acoustique réelle avant la première note. Et lorsque Mick doit s’éloigner du groupe, cavaler jusqu’en bas d’une rampe, on n’est jamais sûrs qu’il entendra là-bas la même chose que nous entendons, nous : il suffit d’une fraction de seconde de décalage pour que le tempo soit foutu. Et comme maintenant il chante à la japonaise, sauf si on le freine un peu, c’est encore plus complexe. C’est tout un art. Il faut des musicos sacrément unis pour parvenir à modifier la rythmique du morceau afin que le chanteur retombe sur la bonne mesure. Pour parvenir à ça, le groupe s’est mis à contretemps, puis à nouveau sur le temps, le tout deux fois de suite, mais le public n’y a vu que du feu. J’attends que Charlie regarde Mick pour se caler sur sa gestuelle et non sur le son puisqu’on ne peut pas s’y fier, à cause de l’écho ; là, il marque juste une petite syncope, surveille comment Mick tombe dans le rythme et, bam, je reviens.
Dieu sait pourquoi on a besoin de dévaler toutes ces rampes, ce qui n’apporte rien à la musique, vu qu’on ne peut pas très bien jouer en courant, et en plus il faut te magner de remonter une fois que tu es en bas, et tout le temps tu te dis : « Mais pourquoi je cavale comme ça ? » On a appris une chose : aussi gigantesque que soit le stade, si tu concentres le groupe autour d’un point, tu arrives à te persuader qu’il est petit. Avec les écrans géants des concerts d’aujourd’hui, le public peut voir de près quatre ou cinq types réellement ensemble, compacts, et c’est une image bien plus forte qu’une bande de gus qui s’éparpillent en courant dans tous les sens. Plus on fait ce genre de concerts, plus on se rend compte que ce sont les écrans qu’on regarde, pas la scène. Moi, je suis une allumette, je ne fais qu’un mètre soixante-dix-sept et je ne serai jamais plus grand que ça, quel que soit l’angle selon lequel on me regarde.
Pendant ces tournées éprouvantes tu deviens une sorte de machine, tout ce que tu fais tourne autour du concert. Dès le réveil, tu es en train de te préparer pour le concert, tu y penses toute la journée, même si tu crois tout tenir en main. Après, tu peux profiter de quelques heures de liberté, si tu n’es pas totalement lessivé. Quand on part en tournée, il me faut deux ou trois jours avant de choper le feeling, avant de sentir le groove dans lequel je me trouve. Une fois que je suis lancé, je peux faire ça indéfiniment. Mick et moi, on n’aborde pas ça de la même manière. Mick a un boulot beaucoup plus physique que le mien, si ce n’est que je porte les trois ou quatre kilos que pèse ma guitare. C’est une concentration d’énergie différente. Il s’entraîne beaucoup. Tout ce que je fais en matière d’entraînement et de préservation de mon énergie, c’est de continuer à respirer. Ce qui te tue c’est les kilomètres, la bouffe d’hôtel, tout ça. C’est dur, parfois. Mais dès que je monte sur scène, tout s’évanouit comme par enchantement. La performance sur scène n’est jamais tuante. Je peux jouer la même chanson encore et encore, des années durant. Quand vient le moment de reprendre « Jumpin’ Jack Flash », ce n’est jamais une redite, c’est toujours une variation. Toujours. Je ne pourrais pas jouer deux fois la même chanson si je pensais que c’était mort. Ça ne sortirait pas. La vraie libération, c’est le moment où on entre en scène. Une fois qu’on est là-haut, c’est du pur bonheur, on s’amuse. Mais il faut un peu d’endurance, bien sûr. Et le seul moyen de garder l’élan pendant des tournées aussi longues, c’est de se nourrir de l’énergie que le public nous renvoie. C’est mon carburant. Je n’ai rien d’autre que ce feu incroyable, surtout quand j’ai une guitare entre les mains. La décharge de joie sauvage quand tu les fais se lever de leur siège, c’est hallucinant. Allez, on y va, lâchons tout ! Donnez-moi de l’énergie et je vous en rends le double. C’est comme une énorme dynamo, ou un générateur. Impossible à décrire. Et on en arrive à compter sur cet apport : c’est grâce à leur énergie que je peux continuer. Si l’endroit était vide, je serais incapable d’aller jusqu’au bout. À chaque show, Mick parcourt près de quatorze bornes, moi la moitié mais avec une guitare en bandoulière. Sans l’énergie du public, on n’en serait pas capables, on ne rêverait même pas d’y parvenir. Et le public te pousse aussi à lui donner le meilleur de toi-même. À te surpasser, oui. Et c’est comme ça chaque soir qu’on monte sur scène. Une minute plus tôt, tu étais encore en train de glander avec le reste du groupe, genre « On commence par quoi, déjà ? Allez, on se tape un dernier joint », et puis soudain tu te retrouves là-haut. Ce n’est pas une surprise à proprement parler, puisque c’est pour ça qu’on est là, mais je vibre de tout mon corps. « Ladies and gentlemen, the Rolling Stones ! » Ça fait quarante ans et des poussières que j’entends cette annonce, mais dès que j’attaque la première note, quelle qu’elle soit, c’est comme si la Datsun que je conduisais jusque-là venait de se transformer en Ferrari. Au premier accord, je sens comment Charlie va entrer à la batterie et comment la basse de Darryl Jones va nous rejoindre. C’est comme si on allumait une fusée sous tes pieds.
Quatre ans se sont écoulés entre la tournée « Steel Wheels » et celle de « Voodoo Lounge », qui a démarré en 1994. Ça nous a donné, au groupe et à moi-même, du temps pour faire autre chose musicalement, pondre des disques en solo ou en guest star, des albums commémoratifs et d’autres formes d’hommages à nos idoles musicales. Au final, j’ai joué avec presque tous mes héros de jeunesse encore en vie : James Burton, les Everly Brothers, les Crickets, Merle Haggard, John Lee Hooker et George Jones, avec qui j’ai enregistré « Say It’s Not You ». La distinction dont j’ai été le plus fier, c’est quand Mick et moi avons été admis au Songwriters Hall of Fame (le panthéon des compositeurs de chansons les plus célèbres), en 1993, parce que c’est Sammy Cahn qui a signé notre parrainage sur son lit de mort. Il m’avait fallu des années pour apprécier à leur juste valeur le talent des compositeurs et des musiciens de Broadway, longtemps je les avais rejetés ou ils me laissaient complètement froid. Et puis, quand j’ai commencé à écrire des chansons tout seul, j’ai pu mesurer l’art de la construction musicale et le savoir-faire de ces types. Je porte la même estime à Hoagy Carmichael, dont je n’oublierai jamais le coup de fil qu’il m’a passé six mois avant sa mort10.
Je prenais un break de quinze jours avec Patti à la Barbade. Un soir, notre gouvernante déboule : « Monsieur Keith ! Il y a Mr Michael au téléphone. » J’ai tout de suite pensé à Mick, bien sûr, mais ensuite elle a ajouté qu’elle croyait que c’était plutôt Carmichael. J’ai dit : « Carmichael ? Je ne connais aucun Carmichael. » Et là, j’ai été pris d’une sorte de frisson. « Demandez-lui son prénom », je lui dis, elle revient, elle dit : « Hoagy. » J’ai regardé Patti. C’était comme si je venais d’être convoqué à l’assemblée des dieux ! Une impression vraiment bizarre. Hoagy Carmichael me téléphone ? À moi ? C’est forcément une plaisanterie. Alors, je prends le téléphone et, non, c’est bien lui, le Hoagy Carmichael ! Il avait entendu ma version d’une de ses chansons, « The Nearness of You », que j’avais donnée à notre avocat, Peter Parcher. Peter avait adoré mon enregistrement et le jeu au piano, et il avait envoyé la bande à Hoagy. J’avais traité le thème dans le style rade louche, en le mettant délibérément sens dessus dessous. Je ne suis pas bon au piano et j’improvisais, c’est le moins qu’on puisse dire, juste pour que ça ait un peu de gueule… Et voilà Carmichael au bout du fil qui me dit : « Mec, j’ai entendu ta version et, merde, c’est exactement comme ça que je l’entendais quand je l’ai composée ! » J’avais toujours pensé qu’il était hyper-conservateur, un vrai type de droite, et donc je ne voyais pas comment il pouvait m’apprécier, moi ou le fait que je réinterprétais sa chanson. Et voilà qu’il me disait qu’il aimait ! Et le compliment venait de… waouhhh ! Je devais être mort et monté droit au paradis sans m’en rendre compte ! Du gâteau ! Il a continué : « Tu es à la Barbade, exact ? Il faut que tu ailles au premier bar et que tu commandes un corn’n’oil ! » C’est une boisson à base de rhum brun et de falernum, un sirop épicé du cru, à base de sucre de canne. Pendant les quinze jours suivants, je n’ai rien bu d’autre.
Dans la dernière ligne droite de la tournée « Steel Wheels », on a libéré Prague, ou presque. Pan dans l’œil de Staline ! On a joué là-bas juste après la révolution de Velours, qui venait de mettre fin au régime communiste. Tanks Roll Out, Stones Roll In, proclamaient les manchettes des journaux : les tanks s’en vont, les Stones arrivent ! C’était un coup de maître de Vaclav Havel, le dirigeant politique qui venait de conduire la Tchécoslovaquie à la liberté sans effusion de sang, une idée géniale à laquelle on a été heureux de participer. Havel est probablement le seul chef d’État au monde à avoir prononcé un discours – et même à avoir envisagé de le prononcer – sur le rôle de la musique rock dans les bouleversements politiques à l’Est. C’est le seul et unique politicien que je sois fier d’avoir rencontré. Un type adorable. Au palais présidentiel, il avait braqué un gigantesque télescope en cuivre sur la cellule de prison dans laquelle il avait passé six années : « Chaque jour, je regarde dedans pour essayer de mieux comprendre la vie. » Pour lui, nous avons illuminé le palais. Ils n’avaient pas les moyens de le faire, alors on a chargé Patrick Woodroffe, notre éclairagiste génial, de concevoir l’éclairage du vieux château. Patrick lui a offert un vrai Taj Mahal ! Ensuite, on a donné à Havel une petite télécommande avec la langue des Stones dessus et il s’est promené dans tout le palais, illuminant ceci ou cela. Des statues sortaient soudain de l’obscurité, presque vivantes. Il était comme un gamin à appuyer sur les touches et à pousser des cris admiratifs. Ce n’est pas tous les jours qu’on approche de si près un président et qu’on peut dire après : « Nom de Dieu, ce type me botte ! »
Dans n’importe quel groupe, on réapprend sans cesse à jouer ensemble. On a l’impression d’être chaque jour un peu plus soudés, un peu meilleurs. C’est comme une famille unie. Si l’un des membres s’en va, c’est un deuil, un déchirement. Quand Bill Wyman est parti en 1991, ça m’a mis d’une humeur noire. Je lui ai passé un savon vraiment terrible. Je n’ai pas été très sympa. Il a dit qu’il ne pouvait plus monter dans un avion, point final. Il s’était mis à se rendre d’un concert à l’autre en voiture à cause de cette peur du zinc qui le prenait de plus en plus. Moi : « C’est pas une excuse, arrête tes conneries ! » Je n’arrivais pas à y croire. Enfin, quoi, je m’étais retrouvé dans quelques-uns des avions les plus pourris de la planète avec ce type et il n’avait jamais moufté ! Mais bon, j’imagine que c’est un état qui peut se développer, chez certaines personnes. À moins qu’il ait calculé les statistiques sur son ordinateur. Il était très branché par l’informatique, c’est l’un des premiers à avoir eu un ordi. Je suppose que c’était satisfaisant pour son esprit ultra-précis, minutieux. Oui, il a sans doute dû sortir quelque chose de sa bécane, comme la probabilité de se crasher après tant de milliers de bornes parcourues dans les airs. Je ne sais pas pourquoi il redoute à ce point la mort. Le problème n’est pas de l’éviter, c’est de savoir où elle se produira, et comment.
Après, qu’est-ce qu’il a fait ? Il s’était affranchi des contraintes sociales grâce à la chance et à son talent, une aubaine qui se produit une fois sur dix millions, et il a replongé dedans tête la première ! Il a ouvert un petit commerce. Un pub, tu parles d’une manière de dépenser son énergie ! Pour quelle raison tu voudrais abandonner le meilleur groupe de cette foutue planète dans le seul but de lancer un fish and chips qui s’appelle… Sticky Fingers ? « Les doigts collants », très drôle. C’est un titre à nous qu’il a emporté avec lui ! Et son troquet a l’air de bien marcher.
On ne peut pas en dire autant de la tentative tout aussi inexplicable de Ronnie, son incursion dans l’industrie de la restauration-divertissement, ce cauchemar qui consiste à veiller constamment sur le tiroir-caisse pour que les gens ne puisent pas dedans. Bon, le rêve de sa femme, Josephine, était d’ouvrir un centre de remise en forme. Ils l’ont fait et ça a été un désastre, une descente en flammes dans les procédures de faillite tout aussi cauchemardesque.
On n’a annoncé le départ de Bill qu’en 1993, après lui avoir trouvé un remplaçant. Ça a pris du temps mais on a dégotté quelqu’un de totalement sympa. On n’a pas eu besoin de chercher loin, finalement : Darryl Jones gravitait dans la sphère des Winos, c’était un grand pote de Charley Drayton et de Steve Jordan, donc vraiment dans l’orbite des Stones. D’après moi, c’est un énorme musicien, magnifique et complet. En plus, il avait joué pendant cinq ans avec Miles Davis, ce qui n’a certainement pas déplu à Charlie Watts, formé à l’école des grands batteurs de jazz. Et il s’est intégré au groupe très, très vite. J’aime vraiment jouer avec Darryl. Il me provoque constamment. On se marre prodigieusement sur scène : « Ah, tu veux aller par là ? Très bien, poussons le truc un peu plus loin. » On sait que Charlie assurera de toute façon, alors déconnons un peu ! Envoyons la sauce ! Et Darryl est toujours là, il ne m’a jamais laissé le bec dans l’eau.
Bien qu’ils se soient dispersés après leur premier disque, les X-Pensive Winos avaient laissé une empreinte fumante dans la culture populaire avec leurs thèmes brûlants, par exemple « Make No Mistake », leur contribution à la bande-son du célèbre feuilleton « Les Sopranos » au côté de « Thru and Thru », par les Stones. Nous étions prêts à opérer un come-back et nous avons convergé à New York pour l’organiser. On formait une bande un peu moins fraîche que les musicos débordant d’enthousiasme qui avaient répondu à l’appel cinq ans plus tôt. Le pinard coûteux avait depuis longtemps cédé la place au Jack Daniel’s, quand il s’agissait de se désaltérer. Pour notre premier disque, on était en pleine nature canadienne, dans la forêt, et on avait éclusé toutes les bouteilles de Jack dans un rayon de quatre-vingts bornes à la ronde, alors même que la première semaine tirait à peine à sa fin ! On avait dévalisé tous les magasins de gnôle de la contrée, au point de devoir envoyer quelqu’un en chercher à Montréal. Et alors que nous étions réunis pour ce second départ, le Jack Daniel’s a de nouveau coulé à flots, et d’autres trucs aussi, si bien que le travail s’en est quelque peu ressenti et les choses ont commencé à traîner en longueur. À telle enseigne que votre serviteur, Keith Richards, a dû décréter un embargo sur le Jack pendant les séances. C’est de ce moment que date officiellement mon lâchage du bourbon pour la vodka. Quant à mon interdiction, elle a incontestablement permis de repartir sur un meilleur pied. Après ça, deux, voire trois membres de la formation ont complètement laissé tomber l’alcool et n’en ont jamais plus bu une goutte.
Avant mon opération de rationnement, nous avons dû essuyer une soudaine explosion de colère de la part de Doris, indignée par ce dont elle avait été le témoin de l’autre côté de la vitre du studio et qu’elle avait interprété comme des manœuvres dilatoires pour ne pas se mettre au boulot. De passage à New York, elle était venue nous écouter et Don Smith l’avait pilotée dans le bâtiment. Don est mort alors que j’écrivais ce livre et il nous manque beaucoup. Voici ses souvenirs de la visite de ma mère :
Don Smith : Keith et les autres sont au studio pour enregistrer des voix supplémentaires, au lieu de quoi ils restent là à déblatérer pendant une bonne vingtaine de minutes. « Qu’est-ce qui se passe ? » me demande Doris. Elle me dit qu’elle voudrait leur parler, comment faire ? Je lui montre la touche de talk-back, elle appuie dessus et hurle dans le micro : « Vous allez arrêter vos bêtises et vous mettre à bosser, vous autres ! (…) Ce studio coûte de l’argent, et vous, vous ne faites que bavasser, d’ailleurs personne ne comprend un traître mot de ce que vous racontez, alors au boulot, crénom ! Je ne me suis pas tapé ce foutu voyage depuis l’Angleterre pour passer la nuit à vous écouter jaboter ! » En fait, ses propos étaient bien plus détaillés et énergiques, et pendant trente secondes ils ont vraiment eu peur. Ensuite, tout le monde a rigolé et ils se sont vite retroussé les manches.
Grâce à Doris, donc, on s’est remis au boulot et rapidement un régime d’enfer s’est installé, que je vais laisser Waddy décrire :
Waddy Wachtel : On commençait à sept heures du soir et ensuite on bossait douze heures d’affilée au moins. Mais au fur et à mesure, on a commencé à dire : « Et si on démarrait plutôt à huit heures ? », puis à neuf, et à onze. Et d’un coup, Dieu m’est témoin que je ne raconte pas d’histoires, on attaquait à une heure du mat, puis à trois ! Un matin, on est tous en voiture, Keith est là avec son verre plein, lunettes noires sur le nez, le soleil brille et soudain il lance : « Hé, attendez un peu, quelle heure il est ?
— Huit heures », on répond en chœur. Et lui : « Demi-tour ! Je vais pas bosser à huit du mat, moi ! » Il avait décalé ses horaires habituels jusqu’au maximum.
On est restés des semaines à essayer de finir ce disque. On était à New York en plein été mais je n’ai pas vu le soleil une seule fois. On émergeait du studio à l’aube, il faisait gris, et ensuite je rentrais à l’hôtel, je pionçais toute la journée et je retournais bosser à la nuit tombée. Pour donner une idée du temps dément que ça a pris, je vais vous raconter une histoire. Je fumais comme un pompier, à cette époque, et j’avais un de ces minibriquets Bic. Jane Rose avait annoncé qu’on avait un mois et demi pour boucler l’album. Alors, j’ai dit à Keith : « Bon, tu vois ce briquet… » Et j’ai allumé une clope. « … Ces briquets durent environ un mois et demi. Donc, quand ce briquet rose sera vide, on devra avoir terminé. » Il m’a répondu : « D’accord, mec, pas de souci, on va surveiller ton briquet. » Six semaines passent, j’achète un autre briquet rose et je ne dis rien. On est presque à deux mois, et à chaque fois que Keith prend une cigarette, je me précipite pour l’allumer avec le briquet rose. Et il le voit, mais on a encore plein de temps, pas vrai ? Trois briquets plus tard, Annie, ma femme, vient me rendre visite à New York et je lui dis : « Chérie, j’ai une mission pour toi. Il faut que tu sortes et que tu trouves absolument tous les mini-briquets Bic roses que tu peux. » Parce que là, on en est au mixage. Finalement, on mixe le dernier titre, « Demon », et le résultat est vraiment chouette. Pendant les trois ou quatre derniers jours, je me suis baladé les poches pleines de briquets roses, il y en avait au moins une douzaine. On met en boîte « Demon », donc, et Keith se pointe, très content et tout, et il dit : « Aaaah, je vais me faire une clope ! » Moi : « Attends, je te donne du feu. » Et je sors tous les briquets d’un coup ! Alors, il crie : « Enfoiré ! Je savais bien qu’il y avait un lézard ! »
Le simple fait de se rendre au studio pouvait tourner à la cata. Un jour, il y a eu un léger malentendu dans un bar où on s’était arrêtés, Don et moi, boire un verre en nous rendant à une séance. Ça m’est arrivé tellement souvent qu’un sale connard me cherche des crosses simplement à cause de qui je suis… Ce jour-là, c’est la bêtise crasse du type qui m’a fait sortir de mes gonds. Don l’a vu de ses propres yeux :
Don Smith : J’attendais Keith en bas de son appartement, on devait se rendre au studio à pied et il y avait un bar en chemin où on aimait bien boire un coup. À peine le DJ nous avait-il vus qu’il s’est mis à passer des chansons des Stones. Après la deuxième, Keith est allé vers lui et lui a dit poliment : « Est-ce que tu pourrais arrêter ? On est juste là pour boire un verre avant d’aller bosser, d’accord ? » Mais le zigue en a mis une autre, et encore une autre. Keith s’est approché, a sauté par-dessus la table, l’a attrapé et le type s’est retrouvé par terre en un clin d’œil, avec un genou sur la poitrine. Et nous, on est là : « Hé, Keith, on devrait peut-être y aller ?
— Ouais, OK… »
Après, il y a eu une autre tournée intense des Winos, jusqu’en Argentine où on a été accueillis par un ramdam comme on n’en voit plus depuis les années 1960. Comme les Stones n’avaient jamais été là-bas, on est tombés en pleine beatlemania congelée dans le temps et libérée pour notre arrivée. Notre premier concert a eu lieu dans un stade noir de monde, quarante mille personnes, avec un niveau de bruit et d’énergie incroyable. Par la suite, j’ai convaincu les Stones que l’Argentine était un marché pour nous, avec des tonnes de gens qui nous aimaient. J’ai amené Bert à Buenos Aires et on est descendus dans un hôtel fabuleux, l’un de mes préférés au monde, le Mansión, où on nous a donné une très belle suite. Chaque matin, il se réveillait en gloussant parce qu’il entendait : « Olé, olé, Richards, olé, olé, Richards… » C’était la première fois que son nom de famille était scandé au son des tambours en guise de réveil pour le petit déj. Il a dit : « Je croyais que c’était pour moi ».
On avait appris à vivre relativement bien avec nos désaccords, Mick et moi, mais il a fallu pas mal de diplomatie pour nous réunir à nouveau en 1994. La Barbade a été encore une fois le terrain choisi pour décider si on s’entendait suffisamment pour faire un autre album. Ça s’est bien passé, comme c’est presque toujours le cas quand on est seuls. J’ai juste amené Pierre, qui travaillait désormais pour moi. On s’est installés dans un bâtiment sur une plantation de citronnelle et c’est là que je me suis fait un compagnon qui allait donner son nom au disque et à la tournée qui a suivi, Voodoo Lounge.
Un orage a éclaté, un de ces déchaînements de pluie tropicale, mais j’ai quand même tenté une sortie rapide pour me ravitailler en cigarettes. Brusquement, j’entends une sorte de miaulement et je me dis que ça doit être un de ces énormes crapauds de la Barbade, des bestioles qui font le même bruit qu’un chat. Je regarde : à l’autre bout d’un tuyau d’égout, sur le trottoir, j’avise un chaton détrempé. J’avance la main, il me mord. Je savais que c’était plein de matous, là-bas. Oh, tu venais de ce tuyau, ta mère habite par là ? Donc, je le pousse à l’intérieur, je me redresse et il jaillit encore du tuyau. Il n’était pas le bienvenu là-dedans, visiblement. J’essaie encore. Je dis : « Allez, c’est ton gosse, non ? » Il revient à nouveau au bord du tuyau, affolé. Et cette manière qu’il a de me regarder, le petit nabot ! Alors je me suis dit : « Merde, d’accord, viens ! » Je l’ai fourré dans ma poche et je suis rentré en courant, dégoulinant de flotte. J’apparais à la porte dans mon peignoir de bain léopard trempé et maculé de boue, un type qui serait passé sous une lance à incendie en portant un chaton. Pierre, on a un petit souci, là. Il était clair qu’il ne passerait pas la nuit si on ne s’occupait pas de lui. Alors on a essayé la méthode basique, on a rempli une soucoupe de lait et on lui a mis la tête dedans. Il a bu, ça voulait dire que c’était un pêchu et qu’il fallait juste l’aider à prendre des forces, à grandir. On l’a appelé « Voodoo », parce qu’on était à la Barbade et que sa survie tenait de la magie, du vaudou. Et donc notre villa est devenue « Voodoo’s Lounge » (le salon de Voodoo), et j’ai écrit le nom sur des pancartes que j’ai installées tout autour. Pendant des semaines, le chat n’a pas quitté mon épaule ou est resté tout près de moi. Je devais le protéger des chats de la propriété, des mâles qui ne voulaient pas de lui dans les parages. Je leur ai balancé des pierres, ils s’étaient regroupés comme une bande prête au lynchage : « Donnez-nous ce freluquet à la con ! » Et ensuite Voodoo s’est retrouvé chez moi, dans ma maison du Connecticut. On ne pouvait plus se quitter après avoir vécu ça. Il a disparu en 2007. C’était un chat des rues, à la base.
Pour bosser sur Voodoo Lounge, on a tous rallié la demeure irlandaise de Ronnie dans le comté de Kildare et tout s’est bien passé. Un jour, on s’est aperçus que Jerry Lee Lewis vivait juste à côté, à peine à une heure ou deux de route. Il se cachait du fisc américain, ou quelque chose de ce genre. On lui a donc proposé de venir jouer un peu avec nous, mais il voyait les choses d’une certaine manière, à l’époque, ou il nous a mal compris, parce qu’il s’est mis en tête qu’il allait faire un disque de Jerry Lee Lewis accompagné par les Stones. On avait juste suggéré de jouer ensemble pour le fun : voilà, on est peinards, on a un studio, envoyez le rock’n’roll ! Donc on s’y met, et il en sort du vraiment bon matos qui est encore sur des bandes quelque part, et plus tard on réécoute ce qu’on a fait et voilà que Jerry se met à faire des réflexions du style : « Hé, le batteur est un peu lent, ici. » Il commence à critiquer et à disséquer le groupe : « Et la guitare, là… » Alors, je l’ai chopé et je lui ai dit : « Écoute, Jerry, on écoutait juste les bandes, on ne met pas un disque en boîte, là, tu me suis ? On fait juste de la musique entre nous. » Et le voile rouge me tombe devant les yeux, je continue en disant : « OK, si tu veux foutre le bordel dans mon groupe, ton nom c’est Lewis, pas vrai ? C’est gallois, et moi, mon blaze est Richards, donc on est gallois tous les deux, alors je vais te regarder bien droit dans tes petits yeux bleu layette, et toi tu vas me regarder bien droit dans ces deux putains de petites billes noires comme pas possible, et si tu veux qu’on s’explique dehors, allons-y, mais ne commence pas à me gonfler ! » Et je suis parti en claquant la porte, et c’est pile à ce moment que j’ai eu l’idée de la chanson « Sparks Will Fly » (Les étincelles vont voler), en contemplant le feu de bois qui brûlait : ouais, les étincelles allaient voler. Chuch Magee, qui s’occupe de notre logistique depuis une éternité, a raconté par la suite que Jerry s’était contenté de tourner les talons en disant : « Bon, mais d’habitude, ça marche… » N’empêche : la musique qu’on a faite ce soir-là sortait du lot. Et moi j’ai ressenti un grand honneur de pouvoir dire : « De quoi t’as envie, Jerry ? OK, va pour “House of Blue Lights”. » C’était génial. Ce moment nous a permis de nous trouver dans des sphères qui conviennent à des gars comme nous. Depuis ce jour, c’est un vrai frère.
Une nouvelle tranche de bidoche s’est glissée dans le sandwich Mick-Keith en la personne de Don Was, notre nouveau producteur. Et il était trop malin pour se laisser bouffer. Don représentait un rare mélange de savoir-faire diplomatique très bien rodé et de perception musicale hyper-fine. Il n’était pas influençable, surtout pas par les modes. Si quelque chose ne fonctionnait pas, il disait : « Je pense que ça ne donne rien du tout, ça », ce que très peu de gens osent faire. La plupart nous auraient laissés continuer à nous planter, ou bien auraient dit poliment : « Laissons ça de côté pour le moment, passons à autre chose, on y reviendra. » Grâce à ses qualités, Don a brillamment survécu à nos quatre albums suivants, Voodoo Lounge compris. Dans la profession, il a la réputation d’être un producteur doué, il a travaillé avec les meilleurs musicos, mais il est surtout lui-même musicien, ce qui facilite beaucoup les choses. Et il avait une expérience directe de la guerre psychologique au sein d’un groupe, domaine où Mick et moi faisons partie des meilleurs spécialistes. Avec un copain d’enfance (David Weiss, qui avait changé son nom en David Was), il avait fondé une formation qu’ils avaient baptisée Was (Not Was). Tant qu’ils n’avaient pas connu le succès, ils ne s’étaient pas disputés une seule fois. Ensuite, ils avaient passé six ans sans s’adresser la parole et leur groupe avait explosé dans un tourbillon de ressentiment. Ça ne vous rappelle rien ? Dans le cas de Don aussi, l’amitié et le groupe avaient survécu. Sa connaissance de l’ADN des formations de rock lui fait dire que les deux éléments moteurs d’un groupe finissent toujours par s’affronter le jour où l’un des deux pète un plomb lorsqu’il comprend qu’il a besoin de l’autre pour être au top, et qu’en conséquence il est complètement dépendant s’il veut avoir du succès, et même pouvoir être entendu. C’est pour ça que tu finis par haïr ton alter ego. Mais dans mon cas, ça ne s’est pas passé comme ça, parce que je voulais qu’on dépende l’un de l’autre, Mick et moi, et que ça nous fasse avancer.
Je laisse Don décrire où en étaient les choses quand on est partis mixer les prises à L.A. :
Don Was : Au temps où on travaillait sur Voodoo Lounge, Keith et Mick passaient à peu près trente secondes à commenter plaisamment un match de football, puis ils s’installaient chacun à un bout de la pièce. Ensuite, ils se mettaient au travail, oui, mais leur échange faisait partie de la dynamique du groupe. Pendant toute la production du disque, j’ai pensé qu’ils se téléphonaient chaque jour à cinq heures du matin pour parler de la journée à venir, etc., et c’est seulement quand on a eu fini que j’ai découvert qu’ils ne s’étaient jamais concertés ! Mick m’a dit que la seule fois où l’un a appelé l’autre c’est le jour où Keith, qui logeait au Sunset Marquis, s’est trompé de touche de numérotation rapide. Mick avait loué une villa sur les hauteurs de L.A., le téléphone a sonné et il a entendu Keith lui demander de monter un peu plus de glace : il pensait avoir appelé le room service !
Quoi qu’il en soit, Don a eu l’occasion d’être déstabilisé très tôt par une engueulade soudaine et apparemment fatale entre Mick et moi aux studios de Windmill Lane, à Dublin. C’est arrivé comme ça, sans le moindre signe annonciateur, en dépit de l’armistice qu’on était censés avoir conclu. La cause profonde en était une absence totale de communication et une accumulation de frustrations mal digérées. L’aboutissement de plein de choses mais surtout, d’après moi, de ce besoin que Mick avait de tout contrôler, que j’avais de plus en plus de mal à supporter. En revenant au studio, Ronnie et moi, on est tombés sur Mick qui essayait des riffs sur une Telecaster flambant neuve. C’était un de ses morceaux, « I Go Wild », et il était là à gratter, assis sur sa chaise. Il paraît que je lui aurais dit : « Il n’y a que deux guitaristes dans ce groupe, et tu n’es ni l’un ni l’autre. » Je pense que je voulais juste le vanner, mais ça ne l’a pas du tout fait rire. Il l’a même très mal pris, et ensuite c’est parti en flèche. J’ai déballé tout ce que j’avais sur le cœur et, selon les témoins, on a refait le tour de toutes les récriminations passées et présentes, depuis Anita jusqu’aux contrats secrets en passant par toutes les trahisons. Ça a chauffé, une mêlée où les remarques assassines volaient comme autant de mandales : « Et ça, tu t’en rappelles peut-être pas ?
— Ouais, et ça, alors ? » Très vite, tout le monde, les assistants, Ronnie, Darryl, Charlie, tous se sont réfugiés dans la cabine de mixage. Je ne sais pas si un micro était resté branché, mais le fait est que plusieurs personnes ont entendu toute la prise de bec. Prenant sur lui le rôle d’arbitre, Don Was a établi une navette diplomatique d’urgence, parce que Mick s’était retrouvé à un bout du bâtiment et moi à l’autre. « Mais vous ne voyez pas que vous dites la même chose, tous les deux ? », etc. Les mêmes vieilles ficelles. Don se disait que si un mot de plus avait été échangé, chacun se serait retrouvé dans un avion différent et la tournée serait tombée à l’eau. Ce qu’il ne savait pas, c’est que cette engueulade durait entre Mick et moi depuis trente ans. À la fin, après une heure et demie environ, on s’est donné l’accolade et on a continué.
Au départ, c’est Mick qui avait engagé Don Was. Il voulait bosser avec lui depuis toujours, parce que Don est un producteur de groove, c’est-à-dire de la musique de dancing. Mais quand Voodoo Lounge a été fini, Mick a déclaré qu’il ne travaillerait plus avec lui parce qu’il l’avait engagé pour faire du groove et que Don, lui, avait en tête Exile on Main Street. Mick voulait faire du Prince, le Black Album ou ce genre de truc. Une fois encore, il courait après ce qu’il avait entendu en boîte la veille.
À l’époque, la grande angoisse de Mick, comme il ne cessait de le répéter dans la presse, c’était de « rester cantonné » à Exile on Main Street, pour employer ses propres termes. Don, par contre, cherchait à protéger la contribution historique des Stones. Autrement dit, il ne voulait pas produire quoi que ce soit en dessous de la barre fixée par notre musique de la fin des années 1960 et du début des années 1970. Pourquoi est-ce que Mick avait autant la trouille d’Exile ? Parce que c’était trop bon, voilà pourquoi ! À chaque fois que j’entendais son « Oh, on ne veut surtout pas revenir en arrière et refaire Exile on Main Street ! », je me disais : « Si seulement tu pouvais, mon salaud ! »
C’est pour ça qu’en 1997, au moment de la tournée et du disque suivants, à savoir Bridges to Babylon, Mick a voulu faire de la musique in, dans l’air du temps. Don était toujours notre producteur malgré la déception évidente de Mick, parce que c’était un bon et qu’il s’entendait très bien avec nous deux, et cette fois Mick a eu ce qui pouvait passer pour une pas trop mauvaise idée : confier à différents producteurs différents titres de l’album, le tout sous la supervision de Don. Mais quand je suis arrivé à L.A., je me suis rendu compte qu’il avait déjà engagé qui il voulait, sans consulter personne. Une bande de types qui avaient tous gagné des grammies, tous très branchés… Le problème, c’est que ça n’a pas marché une seconde. J’ai pourtant essayé d’être conciliant avec l’un de ces nouveaux venus : on me demandait une autre prise, je m’exécutais, même si la précédente était très bonne, et une autre encore, jusqu’au moment où j’ai compris que ces mecs n’allaient nulle part. Ils ne savaient pas ce qu’ils voulaient, point final. Mick a fini par comprendre son erreur et il a dit : « Sortez-moi de ce merdier, vite ! » Ce n’était pas très encourageant de découvrir que l’un de ces producteurs branchouilles avait monté Charlie Watts en boucle ! Charlie Watts transformé en boîte à rythme ! Ça ne pouvait pas vraiment sonner comme les Stones, n’est-ce pas ? On a entendu Ronnie Wood, effondré sur un canapé, gémir d’un ton désespéré : « Tout ce qui reste de Charlie, c’est le fantôme de son pied gauche… »
Mick avait essayé trois ou quatre producteurs, parce qu’il ne savait pas exactement ce qu’il voulait. Avec tous ces mecs à la production, plus les musiciens – dont pas moins de huit bassistes –, le truc est parti dans tous les sens. Pour la première fois, on a quasiment fini par faire deux disques différents, le mien et celui de Mick. La moitié du temps, tout le monde sauf les Stones jouait sur cet album ! Quand les choses se sont vraiment dégradées entre Mick et moi, notre collaboration s’était réduite à Don Was et lui en train de travailler ensemble sur des paroles. Don était en quelque sorte mon avocat, mon représentant, il tenait à la main des notes gribouillées par une petite Canadienne tandis que j’improvisais et déblatérais devant un micro, et il se basait sur ça pour trouver un certain phrasé ou la fin d’un couplet… On était bien loin de la cuisine d’Andrew Oldham ! Collaborer sans être physiquement ensemble, voilà où on en était arrivés…
Comme Mick avait embauché tous les types avec qui il voulait bosser, j’ai exigé Rob Fraboni. Du coup, plus personne ne savait qui faisait quoi, et Rob a l’habitude assez exaspérante de te regarder droit dans les yeux et de te dire des trucs comme « Tu sais parfaitement que si on se sert du microphone M35, ça sera absolument inutilisable ». Mais non, Rob, personne ne sait ça ! Il n’empêche qu’aujourd’hui encore j’aime beaucoup Bridges to Babylon. « Thief in the Night », « You Don’t Have to Mean It », « Flip the Switch », je trouve que ça tient très bien la route. Blondie Chaplin, de son vrai nom Terence Chaplin, nous avait rejoints pour quelques ajouts. C’est Rob Fraboni qui me l’avait présenté quand on mixait les Wingless Angels chez moi dans le Connecticut. Blondie vient de Durban. Son père, Harry Chaplin, un grand joueur de banjo sud-africain, se produisait souvent sur le Train bleu, la ligne qui relie Johannesburg au Cap. Blondie avait monté un groupe, les Flames, avec Ricky Fataar, le batteur qui a beaucoup bossé pour Bonnie Raitt, et le frère de Ricky. C’était la meilleure formation de rock sud-africaine, bien que Blondie comme le reste de son groupe ait été catalogué « de couleur » (même si on le traitait comme un Blanc dans d’autres circonstances). Ça marchait comme ça, l’apartheid. Ils étaient venus aux États-Unis et s’étaient joints aux Beach Boys à L.A. Blondie, qui remplaçait souvent Brian Wilson, tenait la voix lead dans le hit des Beach Boys « Sail On, Sailor », et Ricky est devenu leur batteur attitré. Rob Fraboni, lui, avait produit l’album Holland pour les Beach Boys, et donc c’était un autre arbre généalogique musical qui déployait ses branches… C’est à ma demande que Blondie était présent pendant la période de répétition pour Bridges to Babylon, et on est restés très proches. Mes chansons de l’époque sont très influencées par mon travail avec Blondie et Bernard, parce que leur apport vocal faisait partie du processus de composition. À présent, Blondie bosse avec moi tout le temps. C’est un des plus chic types que je connaisse.
Dans la création des chansons, un récit parallèle intervient souvent, comme une histoire dans l’histoire. Permettez-moi de vous en donner quelques exemples.
« Flip the Switch » (Coupe le courant) est un titre de l’album Bridges to Babylon que j’ai écrit presque pour rigoler mais qui, à peine terminé, a acquis une dimension insoupçonnée, celle d’une prémonition effrayante.
I got my money, my ticket, all that shit
I even got myself a little shaving kit
What would it take to bury me ?
I can’t wait, I can’t wait to see.
I’ve got a toothbrush, mouthwash, all that shit
I’m looking down in the filfhy pit
I had the turkey and the stuffing too
I even saved a little bit for you.
Pick me up, baby, I’m ready to go
Yeah, take me up, baby, I’m ready to blow
Switch me up, baby, if you’re ready to go, baby
I’ve got nowhere to go, baby, I’m ready to go.
Chill me freeze me
To my bones
(J’ai mon fric, mon ticket, toutes ces conneries
Un kit de rasage j’me suis même pris
Qu’est-ce qu’il faudrait pour m’enterrer ?
Ah, j’suis pressé de voir ça, très intéressé.
J’regarde au fond de ce trou béant
J’ai eu la dinde, et la farce et tout
J’t’en ai même gardé un bout.
Ramasse-moi, baby, je suis prêt à y aller
Ouais, emmène-moi, baby, ou je vais exploser
Réveille-moi, baby, puisque l’heure est venue de basculer
J’suis devant le mur, baby, prêt à y aller.
Refroidis-moi, glace-moi
Jusqu’aux os
Vas-y, coupe le courant.)
Je venais d’écrire ces couplets quand, peut-être trois jours plus tard et à cent cinquante bornes de là, près de San Diego, un suicide collectif s’est produit dans la secte Heaven’s Gate (Porte du ciel), qui croyait aux ovnis. Trente-neuf de ses membres s’étaient persuadés que la Terre serait bientôt détruite et qu’ils devaient se mettre en rapport avec les ovnis qui ne manqueraient pas d’apparaître dès qu’une certaine comète se pointerait pour tout bousiller. La carte d’embarquement ? Un mélange de phénobarbital, de compote de pommes et de vodka qu’ils se sont administré les uns aux autres. Ensuite, il suffisait de s’étendre dans son uniforme et d’attendre le transbordement. Ces types étaient en train de préparer ça, je n’en avais pas la moindre idée, et je me réveille le lendemain et j’apprends qu’on les a trouvés tous bien alignés, attendant le départ pour leur nouvelle galaxie. C’était une coïncidence pour le moins bizarre, et une que je ne souhaite pas voir se reproduire. Le leader de la secte, qui semblait sortir tout droit du film E.T., était un certain Marshall Applewhite11.
Je me suis empressé d’ajouter le couplet suivant :
Lethal injection is a luxury
I wanna give it
To the whole jury
I’m just dying
(L’injection létale, c’est une gâterie
Je veux l’administrer
À tout le jury
Moi, je mourrais juste pour encore une giclée.)
Deuxième exemple. Près de ma maison d’Ocho Ríos, en Jamaïque, il y a un bordel, Shades, tenu par un ancien videur de Tottenham Court Road que je connaissais déjà à Londres. C’est une maison de rendez-vous tropicale typique, avec balcons, voûtes, piste de danse avec cage pour fétichistes et des poteaux pour le pole-dancing, sans parler du large choix de beautés locales. Tout en silhouettes, jeux de miroir et fellations à même le sol. Un soir, j’y ai pris une chambre. Il fallait que je me tire de chez moi. On tapait le bœuf avec les Wingless Angels, qui étaient en petite forme, et on a eu une coupure d’électricité. Je les ai donc laissés réfléchir à toute leur merde, j’ai embarqué Larry Sessler et Roy et on s’est pointés au Shades. Comme j’avais en tête de bosser sur une chanson, j’ai demandé au patron de m’envoyer deux de ses plus belles pensionnaires. Je ne voulais rien faire avec elles, je cherchais juste un endroit pour passer un moment confortablement installé. « Je vais te donner ce que j’ai de mieux », il me dit. Je m’installe dans une des piaules avec lit en imitation acajou, lampe en plastoc au mur, un placard à balais, une table, une chaise, un couvre-lit rouge, un canapé rouge, vert et or, et une lumière tamisée rouge. J’ai ma guitare, une bouteille de vodka, et je dis aux filles d’imaginer qu’on est là pour l’éternité, qu’on va vivre ensemble dans cette pièce. Comment elles voyaient la déco ? Peau de léopard ? Style Jurassic Park ? Qu’est-ce qu’elles racontaient à leurs clients canadiens ? Et elles : « Oh, avec eux, ça prend pas deux secondes, on leur dit n’importe quoi, qu’on les aime… Pas besoin que ça soit vrai. » Après, elles se sont endormies. Elles respiraient doucement dans leurs petits bikinis. Ce n’était pas le genre de plan auquel elles étaient habituées, et en plus elles étaient fatiguées. Quand je butais sur la chanson, je les réveillais et on reprenait la discussion, je leur posais des questions : « Bon, qu’est-ce que vous en pensez, jusqu’ici ? OK, vous pouvez retourner faire dodo, maintenant. » Et c’est comme ça que j’ai écrit « You Don’t Have to Mean It » (Pas besoin que ça soit vrai) en une nuit, au Shades.
You don’t have to mean it
You got to say it anyway
I just need to hear those words for me.
You don’t have to say too much
Babe, I wouldn’t even touch you anyway
I just want to hear you say to me.
Sweet lies
Baby baby
Dripping from your lips
Sweet sighs
Say to me
Come on and play
Play with me, baby.
(Pas besoin que ça soit vrai
Faut juste que tu les dises à ta manière
Ces mots pour moi que j’attendrai.
Pas besoin de trop parler
Baby, je te toucherai même pas ce soir
Je veux juste t’entendre me murmurer
Des doux mensonges
Baby baby
Comme du miel sur tes lèvres
Des jolis soupirs
À toi de me dire
Viens jouer, viens plus près,
Viens jouer avec moi, baby.)
Encore une autre : « How Can I Stop » (Comment je pourrai m’arrêter). L’amour a fait vendre plus de chansons que tu n’auras de repas chauds de ta vie. C’est tout le truc de Broadway, de la tradition de la love song. Mais pour ça, il faut savoir ce qu’est l’amour. Tu parles d’un sujet rabâché… Comment être neuf, original, comment trouver une façon différente de l’exprimer ? Si tu en fais trop, ça devient artificiel. Ça ne peut venir que du cœur. Et ensuite on te dira : « Ça parle d’elle ? Ou de moi ? » Ouais, ouais, ça parle un peu de toi à la seconde ligne du dernier couplet… Mais non, ce sont surtout des amours imaginaires, une compilation des femmes que tu as connues.
You offer me
All your love and sympathy
Sweet affection, baby
It’s killing me.
‘Cause baby baby
Can’t you see
How could I stop
Once I start, baby ?
(Tu m’as offert
Toute ton affection et ta sympathie
C’est affreusement gentil, baby
Sauf que, bon, ça me tue.
Ah, baby baby
Tu n’as donc pas pigé ?
Comment je pourrais m’arrêter
Baby, une fois que je suis lancé ?)
On bossait aux studios Ocean Way, à L.A. Don Was était à la production, et aussi au piano. Il a apporté plein de nuances, il m’a beaucoup aidé sur ce titre qui devenait chaque jour plus complexe dès qu’on s’est mis à travailler dessus. Soudain, on s’est dit : « Merde, comment on va se sortir de ce pétrin ? » Il y avait là Wayne Shorter, amené par Don. Peut-être le plus grand compositeur de jazz vivant, saxophoniste génial de surcroît, un gars qui s’est formé aux côtés d’Art Blakey et de Miles Davis. Don connaît des musiciens de tous les horizons, de toutes les tailles et de toutes les couleurs. Il a été le producteur de la plupart d’entre eux, ou disons de presque tous les meilleurs. Et ça fait des années qu’il habite L.A., c’est sa ville. Wayne Shorter, en pur jazzman, redoutait de s’esquinter en s’abaissant à jouer ce que ses pairs appellent de la duty music, la musique pour croûter. Et voilà qu’il se lance dans un solo à tomber à la renverse, et après il dit : « Hé, je croyais que j’étais venu faire de la soupe et, résultat, j’ai chialé tout mon soûl dans mon biniou ! » Avant, je lui avais demandé de prendre ses aises avec la partie finale du morceau, d’y aller à fond, de s’en emparer. Il a été sublime. Et Charlie Watts, le meilleur batteur de jazz de tout ce foutu siècle, était à ses côtés. Une session extraordinaire, à tous points de vue. « How Can I Stop » est une chanson vraiment venue du cœur. C’est peut-être parce qu’on vieillit tous, finalement ? En tant que chanson des Stones, elle est différente d’autres plus anciennes par la façon dont les sentiments s’y expriment, sans pudeur inutile, en toute franchise.
Je pense depuis toujours que c’est ça, la nature d’une chanson. On n’est pas censé chanter quelque chose qui tient de la dissimulation. Quand ma voix s’est améliorée et renforcée, je suis devenu capable de communiquer cette émotion brute et j’ai donc écrit des trucs plus tendres, des « chansons d’amour », si on veut les appeler comme ça. Quinze ans plus tôt, je n’aurais pas pu. Composer un thème comme celui-là devant un micro, c’est un peu comme se raccrocher à un pote : « Montre-moi la voie, frangin, je te suis, on verra après ce que ça donne. » Comme si on partait à l’aveuglette. J’ai peut-être un riff, une idée, une suite d’accords, mais que chanter dessus ? Je ne vais pas me torturer pendant des jours à gribouiller de la poésie ou des conneries de ce style. Et c’est ça qui me fascine totalement dans ce moment où tu te plantes devant le micro et tu dis : « OK, on y va. » Presque à chaque fois quelque chose se produit que tu n’avais même pas entrevu en rêve. Ensuite, tu as un millième de seconde pour trouver un truc qui collera avec ce que tu viens de sortir et le complétera. C’est un duel avec soi presque, un défi que tu te lances, et soudain tu as une séquence qui tient debout, un cadre te permettant de continuer. Bien sûr, en procédant de la sorte, tu merderas des tonnes de fois, mais tu n’as pas le choix, il faut le cracher dans le micro et voir où ça te porte avant de te retrouver à sec, à nouveau.
« Thief in the Night », mon quatrième exemple, a connu une odyssée pleine de rebondissements jusqu’au montage final. J’avais trouvé le titre dans la Bible, que je lis assez souvent12 : c’est plein de belles formules, là-dedans. Cette chanson évoque plusieurs femmes dans ma vie et remonte en fait à mon adolescence, au temps où je savais où elle vivait, où créchait son petit ami, et où je pouvais rester des heures durant planté devant le pavillon de cette fille de Dartford. L’histoire part de là, fondamentalement, et ensuite ça parle de mes problèmes avec Ronnie Spector, et ensuite de Patti, et aussi d’Anita…
I know where your place is
And it’s not with him…
Like a thief in the night
I’m going to steal what’s mine.
(Je sais où est ta place
Et c’est sûrement pas avec lui…
Comme un voleur dans la nuit
Je vais dérober ce qui m’appartient.)
Mick a tenté de la chanter, mais il n’avait pas le feeling, il n’arrivait pas à ressentir l’émotion et le résultat était horrible. Comme Robbie ne pouvait pas mixer le morceau avec cette voix, on a essayé d’arranger les choses une nuit avec Blondie et Bernard, tellement fatigués qu’ils tenaient à peine debout et prenaient chacun à tour de rôle une vingtaine de minutes de sommeil. Le lendemain, quand on est revenus, on s’est aperçus que la bande avait été sabotée. Toutes sortes de coups tordus ont suivi, au point que Rob et moi avons finalement dû voler, oui, voler les bandes à moitié mixées de « Thief in the Night », les sortir en loucedé du studio et les expédier par avion sur la côte Est, où j’étais revenu entre-temps pour rejoindre ma maison dans le Connecticut. Pierre a dégotté un studio au nord de Long Island et on y a passé deux jours et deux nuits à remixer la chanson à mon goût, le chant étant assuré par votre serviteur. La première ou la deuxième nuit, Bill Burroughs a cassé sa pipe et, en hommage à son œuvre, je me suis mis à envoyer des cut-ups incendiaires – ces collages de mots dont Burroughs s’était fait une spécialité – à Don Was, le producteur qui se trouvait pris dans la mêlée : « Espèce de rat – ceci se terminera – comme je l’entends – moi et personne d’autre », le tout découpé dans de la titraille bien baveuse et décoré de torses décapités. Fermez les écoutilles, la guerre a (re)commencé ! J’avais momentanément attrapé les boules contre Don, c’est tout. J’adore ce gars et on s’est réconciliés tout de suite, mais je lui ai quand même infligé ces messages atroces. Quand tu finis de boucler un disque, quiconque se retrouve en travers de ton chemin, quiconque t’empêche de faire ce que tu veux, devient une sorte d’Antéchrist. Le deadline approchait dangereusement, il fallait renvoyer les bandes à L.A., et on a donc choisi la voie la plus rapide. D’abord, on les a transférées en hors-bord de Port Jefferson, Long Island, à Westport, le port le plus proche de l’endroit où je me trouvais dans le Connecticut ; on a fait ça à minuit, sous une lune étincelante, les gaz à fond dans la passe de Long Island, tout en slalomant entre les paniers à langoustes avec un coup de barre par-ci, un grand cri d’avertissement par-là. Le lendemain, Rob les a emportées à New York et mises dans l’avion pour L.A., où le studio les a insérées dans le disque finalisé.
Fait exceptionnel pour un titre des Stones, le nom de Pierre de Beauport apparaît dans les crédits de cette plage, à côté du mien et de celui de Mick.
Et là, le gros problème, c’est que j’étais le chanteur principal sur trois titres de l’album, du jamais-vu, et complètement inacceptable pour Mick. La suite :
Don Was : J’étais fermement convaincu que Keith avait droit à une troisième intervention en tant que chanteur, mais Mick ne voulait pas en entendre parler. Je suis sûr qu’à ce jour Keith ignore encore tout ce qu’on a dû faire pour imposer « Thief in the Night » sur cet album. C’était l’impasse absolue, on allait louper la date de sortie et la tournée commencerait sans nouveauté sur le marché. La veille du deadline, j’ai eu une illumination : j’ai appelé Mick et je lui ai dit en gros : « Je connais ta position , mais si deux des trois titres se trouvent à la fin de l’album, et s’ils sont montés comme un medley, si les deux se fondent pratiquement l’un dans l’autre, alors ça sera perçu comme un gros numéro de Keith en fin d’album. Les gens qui comptent pour toi, qui n’aiment pas les chansons de Keith, arrêteront le disque après ta dernière chanson. Et pour ceux qui apprécient son matos, ça sera Keith au final. Alors ne vois pas ça comme un troisième titre, considère-le comme un medley, on laissera un blanc avant le début mais très peu entre les deux dernières chansons. » Et ça a marché ! Je mettrais ma main au feu que ni Keith , ni Jane, ni personne n’en a rien su. Ça a permis à Mick de ne pas perdre la face, parce que, je l’ai dit, c’était l’impasse totale. Et donc ces deux titres sont devenus une seule chanson. À propos, le thème litigieux a été accouplé à « How Can I Stop », l’un des meilleurs morceaux des Rolling Stones de tous les temps…
Oui, incroyable, ce thème. Keith à son apogée absolue, avec Wayne Shorter. Quelle drôle de combinaison ! Wayne Shorter qui souffle de toute son âme, on dirait du Coltrane à la fin, totalement « A Love Supreme ». Il y avait quelque chose de spécial dans cette session. On avait dix personnes qui jouaient en même temps, vraiment magique. Pas d’overdubbing pour ce machin-là, oh non ! C’est sorti impeccablement. Et en plus, ce soir-là, quand on a mis en boîte la prise, Charlie devait partir, c’était la fin de tout le processus, la dernière prise de cet album. Le lendemain, ils démontaient leur équipement, Charlie avait une caisse qui l’attendait dehors. Et c’est pour ça qu’il nous a donné ce grand feu d’artifice à la fin de la toute dernière prise, un magnifique bouquet final. Devant l’émotion qui nous étreignait tous en mettant le point final à ce disque, je me suis dit que ce serait le dernier. Et voilà pourquoi je considère que « How Can I Stop » est la coda. J’étais sûr que ce serait leur dernier morceau ensemble, et quelle meilleure touche finale pouvait-on imaginer ? « Comment m’arrêter, une fois que je suis lancé ? » Eh bien, tu arrêtes, et voilà…
1- Brenda Jagger (1936-1986) était alors une écrivaine très populaire en Grande-Bretagne, auteure de romans d’amour historiques se déroulant au XIXe siècle ou dans la Rome antique.
2- Kathryn Down Lang, dite K. D. Lang, née en 1961, chanteuse de pop et country canadienne. Elle avait écrit « Constant Craving » avec Ben Mink. Sorti en 1992, ce titre allait être son plus grand succès mondial.
3- Pianiste de blues, Johnnie Johnson (1924-2005) jouait alors depuis plus de cinquante ans.
4- En français dans le texte.
5- Chuck Berry Hail ! Hail ! Rock’n’Roll (1987). Taylor Hackford, né en 1944, cinéaste américain (Officier et gentleman [1982]), marié à l’actrice britannique Helen Mirren, a aussi réalisé des clips pour les musiciens Phil Collins (« Against All Odds ») et Lionel Ritchie (« Say You, Say Me »).
6- La chanson avait créé une âpre polémique aux États-Unis en raison du double sens de ding-a-ling, « jeu de clochettes » mais aussi « pénis », Chuck Berry enjoignant « ceux qui ne chantent pas » à « jouer avec leur ding a-ling ». Encore aujourd’hui, plusieurs stations de radio américaines refusent de la passer, la jugeant obscène…
7- Ex-membre du groupe Fleetwood Mac.
8- Batteur et arrangeur sur les labels Stax et Hi de Memphis.
9- Jeu de mots sur le titre de l’album Steel Wheels (Roues d’acier).
10- Sammy Cahn (1913-1993) et Hoagy Carmichael (1899-1981), deux figures emblématiques de l’American Song Book, l’un auteur lyrique à l’origine de nombreux thèmes devenus classiques, dont plusieurs chansons de Frank Sinatra, l’autre compositeur et directeur d’orchestre et auteur de standards tels que « Stardust » ou « Georgia On My Mind ».
11- Son nom complet était Marshall Herff Applewhite (Pomme blanche) et ses spectateurs l’avaient surnommé « Do ».
12- Nouveau Testament, 1 Thessaloniciens, 5-2 : « Car vous savez bien vous-mêmes que le jour du Seigneur viendra comme un voleur dans la nuit », a thief in the night en anglais.

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