Chapitre 29
Slidell n’a pas pété de valve. Et il n’a pas non plus attrapé Darryl Tyree. Pour autant que je me souvienne, les choses se sont passées ainsi :
Slidell et Rinaldi ont foncé jusqu’en haut de la rue, la cravate volant par-dessus l’épaule. Ils avaient beau marteler la chaussée de leurs jambes transformées en pistons, les deux flics en uniforme les ont doublés en un rien de temps.
J’ai échangé un regard avec Woolsey. Laissant les quatre hommes cavaler de l’autre côté de la rue, nous avons réintégré sa Chevrolet.
Elle a démarré en trombe et tourné au coin de la rue, faisant hurler ses pneus. Je me suis retrouvée recroquevillée entre la poignée de portière et le tableau de bord. Un autre virage, et on a dévalé une ruelle. Le gravier giclait sous les pneus, éclaboussant les bennes à ordures et les châssis de bagnole rouillés garés des deux côtés.
— Là !
Rinaldi, Slidell et un flic étaient dix mètres plus bas.
Woolsey a accéléré brutalement et freiné aussitôt après. J’ai été projetée en avant. Retombée contre le dossier, j’ai évalué la situation.
Rinaldi et le flic, jambes écartées, pointaient leur pistolet sur un paquet de bras et de jambes affalé au sol. À côté, un Slidell plié en deux, les mains en appui sur ses genoux, tentait péniblement d’aspirer de longues goulées d’air. Son teint flirtait avec le violet, celui de Rinaldi rappelait de la viande à morgue.
— Police ! criait-il d’une voix hachée, agrippé des deux mains à son arme.
Deux hommes gisaient à terre : une araignée emprisonnant sa proie, le gentil dessus, le méchant dessous. Tous les deux, la chemise marbrée par la transpiration ; tous les deux se débattant et grognant à qui mieux mieux. De temps à autre, on apercevait un échantillon du sol sous eux : gravier, bouts de papier, morceaux de plastique.
— Stop ! a hurlé le flic resté debout.
Les coups n’ont fait que repartir de plus belle.
— Arrête, abruti ! a répété le flic debout.
Des protestations étouffées sont montées des parties de corps qui se tortillaient sur le trottoir.
— Tout de suite ou je t’éclate tes couilles de drogué.
Le flic au sol a brandi un poignet qu’il avait réussi à immobiliser. Une dernière protestation, et la lutte s’est calmée.
Le flic tendait le bras derrière lui pour décrocher les menottes pendues à sa ceinture quand, soudain, le prisonnier plaqué au sol a relevé la tête et tangué violemment de tout son corps, prenant le flic au dépourvu. S’étant dégagé d’une culbute, l’homme a pivoté sur ses talons, plié en deux, et a foncé droit devant lui.
Sans hésiter, Woolsey a enclenché la vitesse et dévalé la rue à fond de train en marche arrière.
Réagissant dans l’instant, le flic par terre avait bondi sur ses pieds et s’était élancé. Il a atteint le fuyard en même temps que son coéquipier et l’a projeté sur le flanc de notre Chevrolet.
— Arrête ton cirque, petit con !
Il a attrapé un bras du fuyard. Un bruit sourd a résonné à l’intérieur de l’habitacle : la tête du prisonnier s’abattant sur le toit.
Woolsey est sortie de voiture. Je l’ai imitée. Effondré sur le capot, l’homme était menotté et le flic qui n’avait pas participé à la lutte braquait un pistolet contre sa tempe.
L’autre flic lui a balancé un coup de pied dans les mollets pour qu’il écarte les jambes. La fouille a fait apparaître un Glock 9 mm semi-automatique et deux sachets transparents, l’un rempli d’une poudre blanche, l’autre de comprimés de même couleur.
Le flic a lancé l’arme et la drogue à son coéquipier, qui les a attrapées au vol, puis il a remonté son col de chemise. Le flic spectateur a reculé d’un pas, son arme braquée sur la poitrine du prisonnier.
Darryl Tyree nous considérait avec des yeux dilatés. Du sang pissait d’une de ses lèvres, ses chaînes en or à la mode du ghetto étaient toutes emmêlées et ses tresses en déroute ne valaient pas mieux qu’une serpillière après le nettoyage d’un stade.
Slidell et Rinaldi ont rempoché leur arme et se sont approchés. Slidell haletait toujours.
Tête baissée, Tyree se dandinait d’une jambe sur l’autre comme s’il ne savait pas quoi faire de ses pieds.
Les deux détectives le fixaient, les bras croisés, sans prononcer un mot. Sans faire un geste.
Tyree gardait les yeux rivés à terre.
Slidell a sorti ses Camel. D’une tape sur le paquet, il en a fait jaillir une cigarette qu’il a fini d’extirper avec les dents, puis il a tendu son paquet à Tyree.
— Cigarette ?
Le visage de Slidell exprimait la fureur, ses yeux lançaient des éclairs.
Tyree a fait non de la tête. Ses petites tresses se sont balancées.
Slidell a allumé sa cigarette et tiré une bouffée. Les poings sur ses hanches, il a exhalé la fumée.
— Rock et Bombes E. Tu les refiles par lots de deux pour le prix d’un ?
— Je deale pas, a marmonné Tyrell.
— Scuse-moi, Darryl, j’ai pas bien entendu. Eddie, t’as compris, toi ?
Rinaldi a secoué la tête.
— Qu’esse t’as dit, Darryl ?
Tyree a relevé les yeux sur Slidell pour les détourner aussitôt, ébloui par la lumière pourtant faible.
— C’est pas à moi, c’te merde.
— L’ennui, tu vois, c’est qu’elle voyageait dans tes poches.
— C’t’un coup monté.
— Voyons ! Qui c’est qui te f ‘rait une vacherie comme ça ?
— J’ai vu du pays. On s’fait pas que des amis, si vous voyez ce que j’veux dire.
— Très bien. Mais j’sais aussi que t’es pas un gars facile, Darryl.
— Z’avez rien sur moi. Je faisais que m’occuper de mes affaires.
— Et c’est quoi, tes affaires ?
Tyree a haussé les épaules et donné un coup de talon dans le gravier.
Slidell a tiré une nouvelle bouffée, avant de laisser tomber son mégot par terre et de l’écraser sous son pied.
— À qui tu sers la soupe, Darryl ?
L’autre a haussé les épaules.
— Tu sais c’quej’pense, Darryl ? J’pense que t’es dans un business à double sens.
Tyree a remué sa tête emmanchée au bout d’un cou maigre.
Un soupir déçu s’est échappé de Slidell.
— J’y pose des questions trop compliquées pour sa p’tite tête, Eddie ? a-t-il lancé en se tournant vers Rinaldi. Tu crois que c’qu’on dit, ça vole trop haut pour lui ?
— Faut diversifier l’angle d’approche, a répondu son coéquipier. Moi, c’est ce que j’ai retenu des travaux pratiques d’interrogatoires.
— D’accord, j’essaye autre chose, a acquiescé Slidell. Et de se retourner vers Tyree : pourquoi que t’as fait la peau à Tamela Banks et à son marmot ?
Pour la première fois, de la crainte est passée dans le regard de Tyree.
— J’y ai rien fait à Tamela. On était ensemble.
— Ensemble ?
— Pouvez demander à n’importe qui. Tamela et moi, on était ensemble. Pourquoi que je la descendrais ?
— C’est touchant, tu trouves pas, Eddie ? Je veux dire, d’être ensemble, c’est bien, t’es pas d’accord ?
— L’amour, un homme ça demande rien de plus, a renchéri Rinaldi.
— Mais les femmes, Darryl, a repris Slidell, parfois, ça a les yeux qui s’baladent, si tu vois ce que je veux dire. (Clin d’œil exagéré à son adresse.) Je vais te dire le fond de ma pensée. Quand on est en couple, y a des hauts et des bas. Des fois, faut bien qu’un homme ramène sa brebis au bercail. Merde, on est tous passés par là.
Tyree a penché la tête de côté.
— Battre une femme, c’est dégueulasse.
— Une petite claque de rien du tout ? Un petit coup dans les reins ?
— Non, man. C’est pas mon genre.
— Et frapper un bébé ?
Tyree a donné un coup de talon. Il est resté à fixer le sol.
— Shit.
— Me dis pas que j’t’ai vexé, Darryl ? a fait Slidell, jouant la surprise, les sourcils levés presque jusqu’au ras de ses cheveux. Eddie, tu crois qu’on y a fait de la peine, à Darryl ? Tu crois pas plutôt que M. Muscle a un secret qu’y veut pas nous dire ?
— Qui n’a pas un squelette dans son placard ? a rétorqué Rinaldi en entrant dans le jeu.
— Ouais. Mais le squelette à Darryl, c’en est un tout petit-petit dans un gros-gros poêle à bois.
— J’y ai rien fait à Tamela.
— Et au bébé ?
— Le petit, l’est mort tout seul.
— Et le poêle à bois, ça t’a paru émouvant, comme tombe ?
Second coup de talon de Tyree.
— Pourquoi que vous voulez m’baiser ?
— On est vraiment désolés, Darryl. On comprend que ce p’tit ennui pourrait retarder ton admission chez les scouts.
Tyree s’est dandiné d’un pied sur l’autre.
— Je fais p’t-être un peu de bidness. Ça veut pas dire que j’sais des choses sur Tamela.
— Un peu de bidness ? Avec ce qu’on a saisi de poudre et de pilules dans tes poches, je pourrais envoyer mes trois neveux à Harvard.
Slidell a fait deux pas en avant, le visage tendu à cinq centimètres de celui de Tyree.
— L’atterrissage, y sera pas en douceur, Darryl.
Tyree aurait bien reculé, mais le flanc de la Chevrolet le retenait prisonnier de l’haleine de Slidell.
— Tu sais combien de temps ils durent en taule, les bourreaux d’enfants ?
Tyree a écarté son visage aussi loin que le lui permettait son cou.
— Dans les trois mois, j’dirais, a continué Slidell. Ça te paraît correct, Eddie ? a-t-il lancé à Rinaldi par-dessus son épaule.
— Allons, mettons quatre... si le gars est costaud.
— Costaud comme Darryl ?
— Ouais, dans le genre.
Je commençais à en avoir ma claque de leur petit jeu.
— S’il vous plaît, vous savez où est Tamela ?
Tyree a planté ses yeux dans les miens. Le contact n’a duré qu’un instant, mais ça m’a suffi pour comprendre que je scrutais le gouffre noir et vide de l’enfer.
Tyree n’a pas prononcé un mot. Il a détourné son regard et je me suis retrouvée à supplier sa joue.
— Je vous en prie, il n’est pas trop tard pour vous sortir de ce pétrin.
Il a haussé les épaules et recommencé à se balancer d’un pied sur l’autre, l’air de s’en foutre.
Une pensée lancinante s’est à nouveau imposée à moi : Tamela et les siens étaient morts, et ce type le savait.
Comme il savait bien d’autres choses encore.
J’ai senti un froid désagréable se glisser en moi tandis que je le suivais des yeux, emmené par les deux flics.
Je n’avais plus rien à faire ici. Je suis allée à la morgue.
En apercevant de loin la porte de Tim Larabee ouverte, j’ai pensé qu’il était resté exprès pour m’attendre. Et de fait, il m’a hélée au moment où je passais devant son bureau.
— Paraît que vous faites des pieds et des mains pour être dans le prochain épisode de NYPD Blue.
Je suis entrée dans la pièce.
— À ce qu’on dit, vous alliez vous jeter sur Tyree pour effectuer vous-même la fouille au corps si Slidell ne vous avait pas retenue.
— Slidell n’était pas en état de retenir qui que ce soit. J’ai bien cru que j’allais devoir lui faire un massage cardiaque.
— Tyree a raconté des choses intéressantes ?
— Il est aussi pur que sainte Bernadette Soubirous.
— La Sainte Vierge de Lourdes lui est apparue ? J’ai hoché la tête d’un air approbateur :
— Vous en avez des connaissances !
— Que voulez-vous, j’ai été élevé chez les bonnes sœurs.
— Difficile de rompre avec la tradition.
— Passons aux choses sérieuses.
— Rinaldi et Slidell vont passer Tyree au gril et le confronter à Sonny Pounder. L’un des deux finira bien par se déboutonner.
— Je parie sur Pounder.
— Bon choix. Mais est-ce qu’il en sait beaucoup ?
Le visage de Larabee s’est éclairé du sourire qu’ont les enfants quand ils brûlent de vous révéler un secret.
— Devinez qui j’ai en stock ?
Façon de dire qu’un nouveau mort avait pris un bon de séjour chez nous. Séjour de courte durée.
— Ricky Don Dorton.
— Vieille histoire.
— Oussama Ben Laden.
— Mieux que ça !
Je lui ai fait signe d’accoucher.
Il s’est exécuté.
J’en suis restée abasourdie.