Chapitre 3
J’ai passé le retour dans la voiture de Slidell à me convaincre que c’était les aléas du métier, que je ne devais pas me laisser mener par les sentiments.
Facile à dire quand vos émotions vous entraînent dans une sarabande. Tristesse pour Tamela et son bébé. Énervement à l’égard de Slidell, trop dur avec les Banks. Angoisse à l’idée de ne pas accomplir tout ce que j’avais encore à faire en deux jours de temps.
Et même moins, puisque j’avais promis à Katy de passer le samedi avec elle.
Or, dimanche, j’avais un invité qui arrivait. Et lundi, je partais en vacances. Sans la famille, pour la première fois depuis des années.
Qu’on me comprenne bien, j’adore les séjours au bord de la mer avec toute la famille. Chaque année, ma sœur Harry et son fils Kit font exprès le voyage de Houston, la tribu lettone de mon ex-mari débarque de Chicago au grand complet et Peter en personne vient même nous rejoindre pendant quelques jours, si nous ne sommes pas en froid. Nous louons une maison de douze chambres à Nags Head, Wilmington, Charleston ou Beaufort ; nous faisons des balades à vélo ; nous nous dorons sur la plage ; nous regardons What about Bob ? à la télé ; nous lisons des romans. Tout cela permet à notre vaste famille de resserrer les liens. Cette semaine au bord de la mer est un moment de retrouvailles et de détente que tout le monde apprécie.
Mais mes petites vacances à venir entraient dans une catégorie différente.
Très différente.
Pour la énième fois, j’ai repassé dans la tête ce qu’il me restait encore à faire avant le départ : rédiger des rapports ; remplir le frigo ; faire la lessive, le ménage, ma valise ; déposer Birdie chez Peter.
Sauf que... Peter ne m’avait pas donné signe de vie depuis plus d’une semaine. Pas normal, ça ! C’est vrai que nous vivons séparés depuis plusieurs années, mais nous nous voyons régulièrement. À défaut de le voir, j’ai de ses nouvelles. Soit par notre fille, Katy, soit à cause de son chien, Boyd, ou de mon chat, Birdie. Tantôt ce sont ses parents qui me téléphonent de l’Illinois où ils habitent, tantôt c’est quelqu’un de ma famille qui l’appelle, du Texas ou de Caroline. Bref, tous les cinq ou huit jours, il survient toujours une bonne raison pour que nous nous parlions. Et puis, disons-le, j’aime beaucoup Peter. J’adore passer du temps avec lui. Du temps, pas la totalité de mon temps. Je ne suis pas faite pour ça, tout simplement.
J’ai inscrit sur un papier de demander à Katy si son père était en voyage. Ou amoureux.
L’amour...
Bon, revenons à la liste.
Épilation ?
Ah, mon Dieu !
Et aussi changer les draps dans la chambre d’amis.
Non, je n’arriverais jamais à régler tout ça.
D’autant que j’avais déjà les muscles du cou complètement noués et que Slidell ne m’avait pas encore déposée dans le stationnement de la morgue où je devais récupérer ma voiture.
La chaleur accumulée à l’intérieur de ma Mazda n’a pas contribué à soulager les ondes de douleur qui me vrillaient l’arrière du crâne. Pas plus que les embouteillages pour regagner le haut de la ville.
Ou le bas. Car mes compatriotes de Charlotte ne se sont pas encore entendus sur l’orientation qu’ils souhaitent donner à leur ville.
Devinant qu’il se passerait encore un bon bout de temps avant que je me mette au lit, j’ai fait un détour par La Paz, un restaurant mexicain de South End, pour faire provision d’enchiladas. Et aussi de guacamole et de crème aigre pour Birdie.
J’habite près de Myers Park, dans la partie sud-est de Charlotte, un ancien manoir du XIXe siècle du nom de Sharon Hall, transformé en condominiums. Il se compose de plusieurs bâtiments. Les voisins qui occupent la demeure principale appellent la petite maison où j’ai établi mes pénates « l’Annexe aux écuries » ou plus simplement « l’Annexe ». C’est une étrange construction dont personne ne connaît la destination à l’origine, car elle ne figure sur aucun des plans du domaine. Le manoir y est représenté, de même que les écuries et le hangar où l’on remisait les attelages. Les plans du jardin y sont eux aussi reproduits dans les moindres détails. Mais nulle part n’apparaît l’Annexe.
Qu’importe ! L’endroit me convient parfaitement, même si c’est une maison de poupée. Une chambre à coucher et une salle de bains à l’étage ; une cuisine, une salle à manger, un salon, et un bureau qui tient lieu de chambre d’amis au rez-de-chaussée. Cent trente mètres carrés. Du charme et du caractère, selon la formule consacrée.
À sept heures moins le quart, je me garais à côté du patio.
L’Annexe était plongée dans un merveilleux silence. Je suis entrée par la cuisine. Pas un bruit, si ce n’est le ronron du réfrigérateur et le léger tic-tac de l’horloge de grand-mère Brennan.
— Birdie ?
Le chat ne s’est pas montré.
— Birdie ?
Pas de chat !
M’étant délestée de mes courses, de mon sac et de mon ordinateur, j’ai sorti un Coke Diète du réfrigérateur. Quand je me suis retournée, Birdie s’étirait dans l’encadrement de la porte de la salle à manger.
— L’appel du bouchon qui saute ! Rien de tel pour te faire venir, hein, mon grand ?
Je suis allée le caresser entre les oreilles.
Il s’est assis, une patte levée en l’air, et a entrepris de lécher les parties intimes de son anatomie.
J’ai descendu une bonne rasade de Coke. Ça ne valait pas le Pinot, mais tant pis. Finies mes folies avec le pinot. Ou avec le shiraz, l’Heineken ou le merlot bon marché. La lutte a été longue et pénible, mais maintenant le rideau est baissé pour de bon.
Est-ce que l’alcool me manque ? Et comment ! Tellement, parfois, que j’en ai l’odeur dans les narines et le goût dans la bouche pendant mon sommeil. Mais s’il est quelque chose que je ne regrette pas, c’est bien les lendemains de fête. Les mains qui tremblent, le cerveau prêt à éclater, le dégoût de soi, l’angoisse à propos de ce qu’on a pu dire et faire, et dont on a perdu tout souvenir.
Dorénavant, je suis mariée au Coke. Le roi des breuvages.
J’ai passé le reste de la soirée à rédiger mes rapports. Birdie m’a tenu compagnie un certain temps. Quand il a eu terminé son guacamole et sa crème aigre, il s’est allongé sur le divan, les pattes en l’air, et s’est endormi.
Outre le bébé de Tamela Banks, j’avais effectué trois autopsies depuis mon retour de Montréal, et je devais remettre un rapport écrit pour chacune d’elles.
Un cadavre en partie transformé en squelette avait été découvert sous une pile de pneus dans une décharge de Gastonia : une femme blanche de un mètre soixante, un mètre soixante-cinq, âgée de vingt-sept à trente-deux ans. De nombreux travaux dentaires. D’anciennes fractures au nez, au maxillaire supérieur droit et à la mâchoire. Des marques de coups sur les côtes et le sternum provoquées par un objet pointu. Des traces de défense sur les mains. Probablement un meurtre.
Un bras arraché découvert dans le lac Norman. Appartenant selon toute vraisemblance à quelqu’un qui faisait du bateau. Un adulte. Probablement blanc, probablement de sexe masculin. Mesurant entre un mètre soixante-huit et un mètre quatre-vingts.
Un crâne réapparu sur le rivage à Sugar Creek. Enterré là depuis pas mal de temps, dans un petit cimetière oublié. Un individu de sexe féminin et de race noire. Âgé. Sans dents.
D’autres cadavres ne cessaient de repasser devant mes yeux pendant que je rédigeais mes conclusions. Ceux que j’avais mis au jour au Guatemala quelques mois plus tôt, au printemps. Je revoyais une position. Un visage. Une cicatrice plus atroce que l’enfer. Et parallèlement, je me rappelais autre chose. Quelque chose qui déclenchait en moi un frisson d’excitation, immédiatement suivi d’un pinçon d’inquiétude. Ce séjour au bord de la mer était-il vraiment une bonne idée ?
Non sans mal, je suis venue à bout de tous mes rapports. À une heure et quart, j’ai fermé l’ordinateur et me suis traînée à l’étage.
Ce n’est qu’une fois entre mes draps, après ma douche, que j’ai enfin pris le temps de réfléchir à la nouvelle lâchée par Genève Banks. Une véritable bombe.
— Darryl, il est pas le père du bébé.
— C’est qui, alors ?
Un même cri était sorti simultanément de Slidell, de Banks et de moi.
Genève avait répété sa phrase ahurissante.
— C’est le bébé de qui ?
Elle n’en avait aucune idée. Tamela lui avait dit que l’enfant n’était pas de Darryl Tyree. Elle n’en savait pas plus.
Ou ne voulait pas en dire plus.
Les questions se pressaient dans ma tête.
Cette déclaration innocentait-elle Tyree ou l’accablait-elle davantage ? Tyree aurait-il assassiné l’enfant en apprenant que ce n’était pas le sien ? Aurait-il forcé Tamela à le tuer elle-même ?
Serait-il possible que l’enfant soit mort-né, comme Genève l’avait supposé ? Qu’il ait été atteint d’une déficience génétique ? Qu’il y ait eu un problème avec le cordon ombilical au moment de la naissance ? Et Tamela, désespérée, aurait choisi le moyen le plus simple d’incinérer son bébé : le brûler dans le poêle. Oui, c’était possible. Mais, en tout état de cause, où avait-elle accouché ?
J’ai senti Birdie atterrir sur mon lit. Après avoir exploré diverses possibilités, il a fini par se coucher au creux de mes genoux.
Mon esprit est reparti sur cette idée de vacances au bord de la mer. Où cela allait-il me mener ? À une nouvelle relation ? Était-ce vraiment ce que je voulais ? Que voulais-je, au juste ? Quelque chose qui dure ou seulement une partie de jambes en l’air ? Dieu m’est témoin que j’avais été plutôt sevrée jusqu’ici. Mais de là à m’engager à nouveau, à placer une nouvelle fois ma confiance en un homme, je n’étais pas sûre d’en être capable. D’ailleurs, je n’étais plus sûre de rien. La trahison de Peter m’avait laissée anéantie. Voir notre mariage se terminer ainsi avait été trop douloureux !
Retour à Tamela. Où était-elle ? Tyree lui avait-il fait du mal ? Se cachait-elle avec lui quelque part ? S’était-elle enfuie avec quelqu’un d’autre ?
Une dernière pensée m’est venue tandis que je dérivais vers le sommeil, et elle était tout sauf rassurante : le soin de trouver les réponses à toutes ces questions avait été confié à ce crétin de Slidell.
Quand je me suis réveillée, un soleil écarlate traversait le feuillage du magnolia devant ma fenêtre. Birdie était parti.
J’ai regardé mon réveil : six heures quarante-trois.
— Pas question ! me suis-je entendu marmonner.
J’ai remonté mes genoux près de ma poitrine et me suis enfoncée plus profondément sous l’édredon.
Un poids m’a frappée dans le dos. Je n’ai pas réagi.
Une langue râpeuse comme une brosse à récurer m’a léché la joue.
— Va-t’en, Birdie !
Quelques secondes plus tard, c’était au tour de mes cheveux de subir les assauts du chat.
— Birdie !
Un répit, puis le tiraillement a repris.
— Tu vas arrêter !
Sympa ! Tu parles ! Je me suis retournée d’un bond, le doigt pointé sur son nez.
— Ne mange plus mes cheveux !
Il m’a considérée de ses yeux ronds et jaunes.
— Allez, c’est bon.
Soupirant avec bruit, j’ai repoussé l’édredon et enfilé mon uniforme d’été : short et t-shirt.
Je sais bien qu’en répondant à ses incitations je ne fais que renforcer les mauvaises habitudes de mon chat, mais je ne supporte pas qu’il me tire les cheveux. Le truc marche à tous les coups et il le sait, le mâtin.
J’ai nettoyé le guacamole qu’il avait jugé bon de recycler sur le plancher de la cuisine, et j’ai mangé un bol de Grape-Nuts et bu mon café en parcourant l’Observer.
Tard dans la nuit, il y avait eu un carambolage sur la I-77 après un concert au parc Paramount Carowinds. Deux morts et quatre blessés dans un état critique. Un homme avait été descendu dans un jardin, boulevard Wilkinson. Un bon Samaritain avait été inculpé de cruauté envers les animaux pour avoir jeté six chatons dans son compacteur de déchets. Le conseil municipal continuait de s’étriper à propos de l’emplacement du nouveau stade.
Tout en repliant le journal, j’ai pesé les choix qui s’offraient à moi.
Lessive ? Courses ? Aspirateur ?
Merde.
Une tasse de café à la main, je me suis installée dans le bureau et j’ai passé la matinée à peaufiner mes rapports.
À midi pile, Katy est passée me prendre.
Si je reconnais à ma fille d’immenses qualités – elle travaille bien à l’université, peint avec talent, sculpte le bois, danse les claquettes et a beaucoup d’humour –, je n’irai pas jusqu’à placer l’exactitude au premier rang de ses talents.
Pour autant que je sache, elle ne sacrifie pas au rite de « picorer du porc », pour reprendre l’expression des gens du Sud.
Donc...
Officiellement, Katy habite chez son père dans la grande maison où elle a grandi. Cependant, nous nous voyons souvent quand elle revient à Charlotte, en Virginie, où elle fait ses études. Nous allons ensemble à des concerts de rock, passons quelques jours dans une station thermale, assistons à des tournois de tennis, jouons au golf, dînons au restaurant, prenons un verre dans un bar, allons voir un film. Jusqu’à ce jour, elle ne m’avait encore jamais proposé de barbecue à la campagne avec concert de musique country.
Hmm.
En la voyant traverser le patio, je me suis émerveillée une fois de plus d’avoir mis au monde un spécimen de l’espèce humaine aussi réussi. Je ne suis pas moi-même un vieux pain de viande racorni, mais c’est un fait que Katy est une splendeur. Avec ses cheveux blond maïs et ses yeux vert jade, elle a cette beauté qui pousse les hommes à se lancer dans des concours de bras de fer ou à exécuter des plongeons de cygne à partir de pontons branlants.
C’était une de ces journées étouffantes du mois d’août qui vous rappellent les étés de votre enfance. À Beverly où j’ai grandi, seuls les cinémas étaient climatisés. Maisons et voitures étaient surchauffées. La ferme pleine de recoins où nous avons déménagé à Charlotte n’était pas plus fraîche que notre bungalow de Chicago. Les années 1960 restent pour moi l’ère des ventilateurs. Il y en avait au plafond et devant toutes les fenêtres.
Le temps chaud et poisseux m’évoque toujours les trajets d’autrefois quand nous allions à la plage en autocar, les parties de tennis sous un ciel bleu implacable, les après-midi à la piscine, les chasses à la luciole pendant que les adultes prenaient le thé dans la véranda.
Bref, la chaleur, j’y suis habituée et j’aime ça. Néanmoins, je n’aurais pas fait ma fine bouche si la Volkswagen de Katy avait été climatisée. Nous roulions, les fenêtres grandes ouvertes et les cheveux dans les yeux.
Sur la banquette arrière, Boyd mettait le nez au vent, sa langue aubergine sortie sur le côté de sa gueule. Trente-cinq kilos d’épaisse fourrure brune. Toutes les cinq minutes, il changeait de vitre, nous expédiant au passage des jets de salive sur les cheveux.
La brise ne faisait guère plus que de brasser l’air chaud, rabattant sur nous des tourbillons d’odeurs canines.
— J’ai l’impression de rouler dans un séchoir à linge, ai- je dit alors que nous tournions de Beatties Ford Road vers la NC 73.
— Je vais faire réparer la climatisation.
— Je te donnerai l’argent pour.
— Ce ne sera pas de refus, ma bonne dame.
— Qu’est-ce que c’est que ce pique-nique, exactement ?
— Une coutume des McCranie. Ils en font un tous les ans pour leurs amis et les bons clients de leur magasin de pipes et cigares.
— Et comment se fait-il qu’on soit dans le lot ?
Katy a levé les yeux au ciel, sa spécialité depuis l’âge de trois ans.
Pour ce qui est de rouler des yeux, je suis assez douée moi-même, mais, comparées à celles de Katy, mes mimiques ne valent pas un clou. Elle, c’est une championne. Elle agrémente les siennes de nuances incroyables que je serais bien incapable d’imiter. Dans le cas présent, elle n’a pas visé les hautes sphères, son roulement d’yeux s’est limité à un simple : « Tu sais bien. »
— Parce que les pique-niques, c’est amusant, a-t-elle complété.
En changeant de vitre, Boyd s’est arrêté à mi-chemin pour me nettoyer de ma crème bronzante sur tout un côté du visage. Je l’ai repoussé et me suis essuyé la joue.
— A quoi devons-nous le plaisir de respirer cette bonne haleine de chow-chow ?
— Papa est en voyage. Est-ce que ce panneau indique bien Cowans Ford ?
— Oui, Cowans Ford. Sympa...
Cowans Ford. Un gué utilisé au début du XVIIe siècle par la tribu des Catawba et plus tard par les Cherokee, me suis-je rappelé. Davy Crockett s’y était battu au cours de la guerre entre la France et les Indiens. Événement marquant de l’histoire locale.
C’est également ici qu’à la tête de l’armée patriotique le général William Lee Davidson trouva la mort dans une bataille contre les Habits rouges de lord Cornwallis, en 1781. Moyennant quoi, il est entré lui aussi dans l’histoire du comté de Mecklenburg.
Enfin, c’est à Cowans Ford que la compagnie d’électricité Duke Power a construit un barrage sur le fleuve Catawba, au début des années 1960. D’où le lac Norman, qui s’étire maintenant sur près de cinquante-cinq kilomètres.
Aujourd’hui, la centrale nucléaire McGuire, construite par la Duke pour améliorer le rendement de l’usine hydroélectrique, jouxte quasiment le monument érigé à la mémoire du général Davidson et le Cowans Ford Wildlife Refuge, une réserve naturelle de plus de neuf cents hectares.
Partager avec une centrale nucléaire une terre qu’il a sanctifiée, le général doit s’en retourner dans sa tombe !
Katy a bifurqué sur une route plus étroite qui s’enfonçait entre des pins et des feuillus.
— Boyd aime la campagne, a dit Katy.
— Boyd aime n’importe quoi du moment qu’il y trouve à manger.
Elle a jeté un coup d’œil sur la photocopie d’un itinéraire tracé à la main fixé à son pare-soleil.
— Encore quatre kilomètres et demi. Une vieille ferme sur la droite.
Cela faisait presque une heure que nous roulions. J’ai demandé :
— Ce type habite ici et il a son magasin à plus d’une heure de route ?
— Le McCranie’s fondé à l’origine se trouve dans le centre commercial de Park Road.
— Excuse-moi, je ne fume pas la pipe.
— Ils ont aussi des milliards de cigares.
— Quelle chance ! J’ai justement oublié de faire mon stock pour l’année !
— Je m’étonne que tu n’aies jamais entendu parler de McCranie’s. C’est une institution à Charlotte. Un endroit où se retrouvent toutes sortes de gens depuis des années. Le vieux M. McCranie s’est retiré des affaires, mais ses fils ont repris le flambeau. Celui qui vit ici s’occupe du nouveau magasin qu’ils ont ouvert à Cornélius.
— Et ?
— Et quoi ? a réagi Katy en tournant vers moi un regard aussi vert qu’innocent.
— Il est mignon ?
— Il est marié.
Roulement des yeux, version non expurgée. Ça ne m’a pas empêchée de susurrer :
— Mais il a un ami, n’est-ce pas ?
— Faut bien en avoir, des amis ! a-t-elle chantonné.
— Rrrrrrrrrrrou ! a lancé notre bon chow-chow, qui venait de repérer un retriever à l’arrière d’une camionnette venant en sens inverse. Et de se précipiter sur la vitre à demi-ouverte de Katy, sortant la tête aussi loin que le lui permettait l’ouverture. Ses aboiements n’ont laissé planer aucun doute sur ce qu’il aurait infligé à son congénère s’il n’avait pas été enfermé dans cette foutue bagnole.
— Assis ! lui ai-je ordonné.
Il a obtempéré.
— Et je vais faire la connaissance de ce charmant ami ?
— Exactement.
Quelques minutes plus tard, nous avons aperçu des véhicules encombrant les deux bas-côtés de la route. Katy s’est garée en bout de file à droite et a coupé le moteur. Quand elle est descendue, Boyd est devenu comme fou, se jetant d’une vitre à l’autre sans plus savoir s’il devait rentrer sa langue ou la laisser pendre hors de sa gueule.
Katy a sorti du coffre des chaises pliantes et me les a tendues avant d’accrocher une laisse au collier du chien. Boyd lui a presque arraché l’épaule dans son ardeur à rejoindre la partie de campagne.
En tout, il y avait bien cent personnes sous les immenses ormes du jardin devant la ferme jaune, et aussi derrière, sur la bande de gazon d’une vingtaine de mètres entre la maison et les bois. Les unes occupaient des chaises sur la pelouse, les autres se promenaient çà et là ou discutaient à deux ou trois, tenant en équilibre des assiettes en carton et des cannettes de bière.
Beaucoup de gens arboraient des casquettes de sport, un grand nombre fumaient le cigare.
Des enfants jouaient à lancer des fers à cheval près d’une grange qui n’avait pas dû recevoir la moindre couche de peinture depuis l’époque où Cornwallis était passé par là. D’autres se pourchassaient, jouaient au ballon ou s’envoyaient des frisbees.
L’orchestre country s’était installé entre la maison et la grange, aussi loin que le lui permettaient les rallonges électriques. En dépit de la chaleur, les quatre musiciens étaient en costume cravate. Le chanteur du groupe miaulait White House Blues. Ça ne valait pas Bill Monrœ, mais ça pouvait aller.
Un jeune homme s’est matérialisé devant nous, juste au moment où nous ajoutions nos chaises au demi-cercle en face de la scène.
— Salut, Kater !
Kater ? Pour rimer avec serpillière ? Je me suis empressée de décoller ma chemise de mon dos trempé de sueur.
— Salut, Palmer.
Palmer ? Mais peut-être qu’en vrai il s’appelait Palmy.
— Maman, je te présente Palmer Cousins.
— Bonjour, docteur Brennan.
Le jeune homme a retiré ses lunettes avant de me tendre la main. De taille moyenne, il avait d’abondants cheveux noirs, des yeux bleus étourdissants et un sourire qui n’avait rien à envier à celui de Tom Cruise dans Risky Business. Il était si beau que j’en suis restée presque déconcertée.
— Tempe, ai-je répondu en lui tendant la main.
Une poignée de main à vous broyer les os.
— Katy m’a beaucoup parlé de vous.
— Vraiment ?
Coup d’œil à ma fille. Elle regardait Palmer.
— Comment s’appelle le toutou ?
— Boyd.
Il s’est penché pour gratter le chow-chow derrière l’oreille. Celui-ci lui a passé un grand coup de langue sur la figure. Trois petites claques sur le flanc, et Palmer est remonté au niveau des humains.
— Bon chien. Puis-je aller chercher des bières pour ces dames ?
— Pour moi, oui, a gazouillé Katy. Un Coke Diète pour maman, elle est alcoolo.
J’ai lancé à ma fille un regard qui aurait solidifié un baril de goudron en ébullition.
— Pour le chaud, je vous laisse vous servir vous-mêmes, a lancé Palmer en s’éloignant.
En entendant le mot « chaud », notre chow-chow a dû se croire le point de mire de nos activités, car il a bondi en avant et s’est lancé dans une sarabande autour des jambes de Palmer, arrachant sa laisse à la main de Katy.
Ayant récupéré son équilibre, le jeune homme a levé vers nous son visage parfait, bien qu’un peu éberlué.
— Ce n’est pas dangereux de le laisser en liberté ?
— Seulement pour le buffet. Mais on va le tenir à l’œil.
Tout en parlant, Katy a détaché la chaîne du collier.
Palmer a levé le pouce pour signifier qu’il avait pigé. Fou de joie, Boyd est parti dans une nouvelle danse.
Près de la maison, des tables de jardin pliaient sous les Tupperware. Sur l’une, salade de chou, salade de pommes de terre, haricots cuits au four et salade verte.
Sur l’autre, des montagnes de travers de porc dans des plats jetables en aluminium. Près du bois, des volutes de fumée s’élevaient toujours du cuiseur géant qui avait dû marcher toute la nuit.
Une autre table était réservée au sucré. Une quatrième à d’autres hors-d’œuvre.
— Tu ne crois pas qu’on aurait dû apporter quelque chose ? ai-je soufflé à Katy pendant que nous passions en revue ce menu campagnard hautement respectueux des canons édictés par Martha Stewart, la reine des convenances.
Elle a tiré de son sac un sachet de biscuits Newton à la figue et l’a déposé sur la table des desserts.
J’ai roulé les yeux à ma façon à moi.
Quand nous sommes revenues à nos chaises, le joueur de banjo faisait entendre sa version de Rocky Top. Rien à voir avec Peter Seeger, mais pas mauvais.
Au cours des deux heures suivantes, un défilé de gens est venu nous faire la causette. Des avocats, des pilotes, des ingénieurs, un juge, des mordus d’ordinateur. On se serait cru à l’une de ces rencontres organisées dans les écoles secondaires dans le but de présenter aux élèves différentes professions. Il y avait même un ancien étudiant qui avait choisi de devenir charpentier. J’ai été étonnée de connaître autant de policiers de la CMPD, la police de Charlotte-Mecklenburg.
Plusieurs McCranie sont venus nous remercier d’avoir accepté leur invitation et nous souhaiter une bonne journée. Des cousins de Palmer sont également passés nous dire bonjour.
J’ai appris que ledit Palmer avait été présenté à Katy par Lija, sa meilleure amie depuis l’école primaire, qui venait d’obtenir son baccalauréat en sociologie à l’université de Géorgie et travaillait maintenant aux urgences de Charlotte.
Mais l’information de loin la plus importante, c’était que le jeune homme en question était célibataire, âgé de vingt-sept ans, diplômé en biologie de l’université de Wake, chargé de mission au FWS, le service fédéral pour la préservation de la faune et de la flore sauvages, et basé à Columbia, en Caroline du Sud.
Et qu’il était aussi un client régulier de chez McCranie’s quand il revenait dans sa bonne ville de Charlotte : raison pour laquelle je me retrouvais en ce moment à grignoter des travers de porc grillés au milieu d’un champ de trèfle.
Quand il ne dormait pas à nos pieds, Boyd courait avec divers groupes d’enfants ou se promenait parmi la foule en quémandant des restes à ceux des invités qui lui semblaient les plus compatissants. Il était dans sa phase sieste lorsqu’une bande de gamins est accourue pour réclamer sa compagnie.
Il a ouvert un œil et déplacé son menton sur ses pattes. Une petite fille de dix ans en tenue pourpre de Bible Girl, avec cape et chapeau, lui a mis sous le nez un petit gâteau à la farine d’avoine. Boyd ne s’est pas fait prier plus longtemps.
En les regardant disparaître derrière la grange, je me suis rappelé que le chien avait un secret à me dire, d’après Katy.
— De quoi Boyd voulait-il discuter avec moi ?
— Ah, oui. Papa a un procès à Asheville, c’est pour ça que je garde le chien. (Et de gratouiller l’étiquette de sa Budweiser avec l’ongle de son pouce.) Il pense rester là-bas encore trois semaines. Et, hum... (Long tunnel dans le papier humide.) Et moi, je crois que je vais passer le reste de l’été dans le haut de la ville.
— Dans le haut de la ville ?
— Oui, Lija vient de louer un appartement dans une supermaison à Third Ward, et sa nouvelle colocataire ne peut pas venir avant septembre. Comme papa n’est pas là... (Il ne restait plus rien de l’étiquette. Un boulot efficace.) Eh bien, je me suis dit que ce serait amusant, tu sais, d’aller passer chez elle deux ou trois semaines. Surtout que ça ne me coûtera rien.
— Uniquement jusqu’à la reprise des cours ?
— Évidemment.
Cela fait maintenant six ans que Katy suit des études à l’université de Virginie. Selon l’accord passé entre elle et nous, son père et moi, c’est la dernière année que nous payons pour sa scolarité.
— Tu n’as pas l’intention de laisser tomber l’université ?
Roulement des yeux digne de concourir pour la Coupe du monde, suivi d’un aimable :
— Vous avez les mêmes scénaristes, papa et toi ?
Je voyais déjà où elle voulait en venir.
— Si je devine bien, tu veux que je prenne Boyd ?
— Uniquement jusqu’au retour de papa.
— Je pars lundi au bord de la mer.
— Tu vas chez Anne, à Sullivan Island, n’est-ce pas ?
— Oui. (Ton plus que méfiant.)
— Boyd adore la plage.
— Boyd adorerait Auschwitz pourvu qu’on lui donne à manger.
— Anne ne dira rien si tu le prends avec toi. Et il te tiendra compagnie. Comme ça, tu ne seras pas toute seule.
— Boyd n’est pas le bienvenu dans cette supermaison du haut de la ville ?
— Ce n’est pas qu’il est malvenu, c’est que le proprio de Lija...
Des aboiements frénétiques nous ont interrompues. Boyd ! Quelque part dans les bois. Tout de suite après, un cri à glacer les sangs. Puis un autre.