" Mais il est tard, et je suis fatigué. L'ours attendra jusqu'à demain. "

Falstaff et Toby reprirent le chemin de la chambre du petit garçon. Un peu de terre était éparpillée sur les marches. Il l'avait déjà sentie en descendant, et voilà que ses pieds nus se posaient à nouveau dessus. Arrivé en haut de l'escalier, il épousseta soigneusement la plante de ses deux pieds. Puis il franchit le seuil de la porte, referma le battant, tira le verrou et éteignit la lumière.

Falstaff était à la fenêtre, et Toby le rejoignit.

La neige tombait si dru que la couche atteindrait probablement trois mètres, peut-être cinq. Au-dessous d'eux, le toit du porche était déjà blanc, comme tout le reste du paysage, d'une blancheur absolue. Enfin, d'après ce que Toby voyait de la fenêtre, car la neige tombait vraiment à

présent. Il ne distinguait même plus la forêt. La maisonnette des gardiens avait littéralement été avalée par de gros nuages de neige. Incroyable.

Le chien retomba à quatre pattes et s'éloigna, mais Toby observa le spectacle un peu plus longtemps. Lorsque ses paupières se firent lourdes, il se retourna enfin vers l'alcôve, et aperçut Falstaff, assis sur le lit, qui l'attendait.

Laissant le chien sur les couvertures, Toby se glissa sous le drap. Prendre Falstaff avec lui dans le lit, c'était aller trop loin, son instinct infaillible de petit garçon de huit ans le lui assurait. Si ses parents les trouvaient ainsi

-la tête de Toby sur un oreiller, et celle du chien sur l'autre-, il aurait de gros ennuis.

Il tira le cordon et les rideaux se refermèrent sur l'alcôve. Falstaff et lui embarquèrent ainsi à bord d'un train traversant l'Alaska en plein hiver. C'était la ruée vers l'or, ils rejoignaient la mine dont Falstaff était propriétaire, munis d'une concession à son nom et...

Mais dès que les rideaux furent clos, ce dernier se dressa sur ses pattes, prêt à bondir.

" D'accord, c'est bon ", dit Toby en tirant à nouveau le cordon pour dégager l'alcôve.

Le labrador s'installa à côté de lui, face à la porte de l'escalier en colimaçon.

" Idiot, murmura Toby en s'endormant. Les ours n'ont pas de clés... "

Dans la chambre obscure, Heather se serra contre Jack.

La peau de la jeune femme avait conservé le parfum du bain moussant, mais il savait qu'il allait la décevoir. Il la désirait ardemment, mais l'expérience du cimetière l'obsédait. Les souvenirs qu'il en gardait perdaient rapidement de leur netteté, et il avait de plus en plus de difficulté à se rappeler la nature exacte et l'intensité des émotions ressenties lors de l'étrange entretien. Il avait beau tourner et retourner le problème dans sa tête, l'examinant sous tous les angles sans parvenir à une solution, sa mémoire se troublait inexorablement, et l'événement perdait de sa précision. Avec la chose qui s'exprimait par la voix de Toby, ils avaient parlé de la mort-une conversation cryptique, et même incompréhensible, mais dont le thème principal était la mort, il en était certain.

Pour éteindre le désir amoureux, il n'existait guère de recettes moins aphrodisiaques qu'une sombre méditation au sujet de la mort, des cimetières, et d'anciens amis à

present putréfiés.

C'était du moins ce qu'il pensait quand elle commença à le caresser et à l'embrasser, tout en lui chuchotant tendrement à l'oreille des petits mots doux. Mais, à sa grande surprise, il découvrit qu'il était non seulement prêt, mais carrément bouillant de désir, plus vigoureux qu'il ne l'avait été depuis bien longtemps. Alternativement sou-mise et agressive, Heather se montrait à la fois généreuse et exigeante. Timide, et pourtant impudique, elle se donna à lui avec l'enthousiasme et la candeur d'une jeune mariée, afin qu'il jouisse de la vie qu'elle incarnait si merveilleusement.

Plus tard, tandis qu'il était étendu sur le côté, Heather tout contre lui, imbriqués l'un dans l'autre à la façon de deux cuillères, il comprit qu'en faisant l'amour avec elle, il avait cherché à oublier la présence dont il avait subi la dangereuse attraction dans le cimetière. La journée qu'il avait passée à ruminer de morbides pensées avait finalement agi sur lui à la manière de la mystérieuse poudre de cantharides, perverse et excitante.

Du lit, il pouvait regarder à l'extérieur, les rideaux étant encore ouverts. De l'autre côté des vitres, des fantômes blafards tourbillonnaient au gré des bourrasques, suivant une chorégraphie orchestrée par le vent. Surgissant de la neige, les esprits p‚les valsaient interminablement...

... tournant dans les ténèbres oppressantes, cherchant aveuglément le chemin qui menait au Passeur, les mains tendues vers son offrande de paix, d'amour, de plaisir et de joie, qui mettait fin à ses peurs et lui promettait l'ultime libération. A condition qu'il suive la voie, et qu'il trouve la vérité. La porte. Jack savait qu'il lui suffisait d'ouvrir la porte pour accéder enfin aux merveilles qui l'attendaient de l'autre côté. Et il comprit enfin que la porte en question se cachait à l'intérieur de son être, et qu'il n'avait pas besoin d'errer à sa recherche dans d'obscurs tréfonds. Ce fut une révélation: il portait en lui le paradis et la joie éternelle, et il n'avait qu'à pousser la porte de son coeur pour s'en emplir, tout simplement. Il avait envie de céder et de se rendre, parce que la dureté de la vie terrestre ne se justifiait pas. Mais une fraction de lui-même s'entêtait à résister, et la frustration du Passeur se faisait plus perceptible, la porte ne contenant plus sa rage inhumaine. Jack dit alors: Je ne peux pas, non, je ne peux pas, non, je ne céderai pas. Brutalement, les ténèbres acquirent un poids nouveau, et elles s'intensifièrent autour de lui, quasi minérales, le fossilisant inexorablement, tandis que le Passeur, furieux, affirmait son credo: Tout se transforme, tout devient moi, tout, tout tout... Il fallait se soumettre... Toute résistance était inutile... qu'il entre... Le paradis, éternellement... qu'il vienne... Et les même mots, pilonnant son esprit: Tout devient moi. Les structures mentales de Jack étaient ébranlées, et les fondations les plus profondes de son existence, prêtes à s'effondrer. qu'il entre, qU'IL ENTRE...

Un grésillement lui traversa le cerveau, comme sous le coup d'une décharge électrique, et Jack se réveilla en sursaut. Les yeux écarquillés, il ne fit aucun geste, pétrifié d'horreur.

Les corps sont.

Tout devient moi.

Des pantins.

Des substituts.

De toute sa vie, Jack ne s'était jamais réveillé aussi brutalement. Plongé dans son rêve, un instant auparavant, il était à présent pleinement conscient, et son cerveau s'activait furieusement.

A en juger d'après les battements de son coeur, il n'avait pas vraiment rêvé, du moins pas au sens habituel du terme, mais... Un tel rêve était une intrusion. Une communication. Un contact. Une tentative visant à détourner sa volonté en profitant de son sommeil.

Tout devient moi.

A présent, ces trois mots ne nécessitaient plus le même travail de décryptage, mais leur arrogance témoignait de la supériorité de celui qui clamait ainsi sa volonté de dominer. L'invisible Passeur s'était adressé à lui par l'intermédiaire d'un rêve, tout comme, la veille, dans le cimetière, l'entité haÔssable avait communiqué avec lui à

travers Toby. Dans les deux cas, qu'il ait été endormi ou parfaitement réveillé, Jack avait senti une présence inhumaine, impérieuse, hostile et violente à la fois, capable d'anéantir sans remords un innocent, mais préférant le soumettre à sa domination.

Saisi de nausées, Jack réprima un violent haut-le-coeur.

Il avait froid et se sentait souillé, comme corrompu, malgré l'échec du Passeur, par la tentative de celui-ci pour s'emparer de lui et le contrôler corps et ‚me.

Il savait qu'il était confronté à un ennemi tout à fait réel, qui n'était ni un fantôme ni un démon, ni même le produit d'un délire parano-schizophrénique, mais une créature de chair et de sang. D'une chair infiniment étrange, certes, et d'un sang que la science n'aurait sans doute pas identifié comme tel, mais physiquement tangibles tous les deux.

Il ignorait ce que c'était, et quelles en étaient la provenance et l'origine, mais il était s˚r de son existence. Et de sa présence dans le ranch quartermass.

Jack était toujours allongé dans la même position, mais Heather n'était plus collée contre lui. Tout en dormant, elle s'était tournée de l'autre côté.

En atterrissant contre les vitres, les cristaux de neige gelée égrenaient les centièmes de seconde, à la façon d'une horloge astronomique d'une extrême précision. Le vent qui charriait les flocons avait des feulements de bête féroce, et Jack eut l'impression d'entendre fonctionner les rouages secrets de la grande machine cosmique, qui dévi-dait à l'infini les cycles de l'Univers.

Tremblant, il repoussa le drap et les couvertures et se leva.

Heather continua à dormir paisiblement.

Il faisait encore nuit, mais une vague lueur grise, à l'est, annonçait l'avènement imminent d'un jour nouveau.

Encore nauséeux, Jack resta debout, immobile, jusqu'à

ce que ses tremblements de froid deviennent plus pénibles à supporter que son envie de vomir. Pourtant, dans la chambre, il faisait chaud. L'origine de ses frissons était interne. Il se dirigea vers un placard, dont il fit glisser la porte, et en retira une paire de jeans, qu'il enfila, ainsi qu'une chemise.

Maintenant qu'il était réveillé, le sentiment de terreur qui l'avait arraché à son rêve n'était plus aussi oppressant, mais toutes ses craintes n'avaient pas disparu. C'était pour Toby, à présent, qu'il avait peur, et il décida d'aller jeter un coup d'oeil dans la chambre de son fils.

Au premier étage, dans le couloir obscur, Falstaff fixait intensément une porte ouverte, celle de la chambre inoccupée o˘ Heather avait installé ses ordinateurs. Les poils de l'animal reflétaient faiblement une lueur qui semblait provenir du fond de la pièce. Figé dans une immobilité de statue, le chien était tendu. Même sa grosse queue ne bougeait pas d'un poil.

Jack s'approcha, et le labrador, levant les yeux vers lui, poussa un gémissement plaintif.

Le cliquetis caractéristique d'un clavier d'ordinateur retentit soudain. Bruit de frappe rapide. Silence. Puis, à

nouveau, le son des touches enfoncées à toute vitesse.

Dans le bureau improvisé de Heather, Toby était assis devant l'une des bécanes. Jack n'en distinguait que l'arrière, mais l'écran surdimensionné constituait l'unique source lumineuse de la pièce, beaucoup plus brillante que le reflet aperçu dans le couloir ne le laissait soupçonner.

Le petit garçon baignait dans un flot continu de vert, de bleu et de violet, qu'interrompaient brièvement de violents éclats rouges et orange.

Dehors, c'était encore la nuit noire, l'aurore n'ayant pas percé les ténèbres de ce côté-ci de la maison. Les flocons, qui s'abattaient sur les carreaux, étincelaient sous l'effet du rayonnement bleu et vert émanant du moniteur.

Avançant d'un pas, Jack lança: " Toby? "

Ce dernier ne leva pas le nez de l'écran. Ses petites mains volaient sur le clavier, qui cliquetait éperdument. A part ce bruit, l'ordinateur était inhabituellement silencieux.

Toby savait frapper à la machine ? Non. En tout cas, pas avec cette aisance, ni avec cette rapidité.

Les yeux du petit garçon reflétaient les couleurs qui illuminaient l'écran, passant successivement du violet à

l'émeraude, du rouge au vert.

" Hé, fiston, qu'est-ce que tu fais ? "

La question de Jack resta sans réponse.

Jaune, doré, jaune, orange, doré, jaune-les fluctua-

tions lumineuses ne semblaient pas provenir d'un écran d'ordinateur, mais plutôt d'un étang scintillant sous le soleil d'été, qui parait d'un camaÔeu doré le visage de l'enfant.

A la fenêtre, les tourbillons de neige alternaient entre l'or et la braise.

Jack traversa la pièce à grandes enjambées. La fin du cauchemar n'avait donc pas signifié pour autant le retour à la normalité. Derrière lui, le chien trottinait, et ils contournèrent ensemble le plan de travail en forme de L.

Sur l'écran de l'ordinateur, des flots multicolores se succédaient, défilant de gauche à droite en se mélangeant les uns aux autres, tantôt clairs, tantôt sombres, s'enroulant et se déroulant pour former un kaléidoscope électronique de formes aux contours imprécis.

C'était un moniteur couleurs, mais Jack ne l'avait encore jamais vu afficher de telles images.

Il posa la main sur l'épaule de son fils.

Toby frémit. Il ne prononça pas un mot, il ne leva pas les yeux vers son père, mais un subtil changement dans son attitude indiquait qu'il n'était plus sous l'emprise directe du spectacle se déroulant sur l'écran du moniteur.

Les doigts de Toby parcoururent à nouveau le clavier.

"qu'est-ce que tu fabriques, bon sang? lui demanda Jack.

-Je discute. "

CHAPITRE DIX-NEUF

Des vagues de rose et de jaune, des spirales de vert, des rubans de mauve et de bleu.

Les formes, les dessins, et le rythme auquel ils changeaient, étaient fascinants, lorsqu'ils se combinaient gra-cieusement entre eux-mais aussi lorsque le mélange donnait un résultat à la fois laid et chaotique. Bien qu'ayant senti bouger quelque chose, Jack fut contraint de faire un effort pour détacher son regard des images proto-

plasmiques qui avaient envahi l'écran.

Dans sa robe de chambre rouge matelassée, Heather se tenait sur le pas de la porte, les cheveux ébouriffés. Elle ne demanda même pas ce qui se passait, comme si elle était déjà au courant. Elle ne regardait ni Jack ni Toby, mais la fenêtre, derrière eux.

Jack se retourna et aperçut alors une pluie de flocons dont la couleur changeait constamment, en fonction des métamorphoses que suivait l'évolution fluide et rapide déployée sur le moniteur.

Tu discutes avec qui ? " demanda-t-il à Toby.

Le petit garçon hésita, puis répondit: " Pas de nom. "

La voix de Toby n'était pas aussi atone et désincarnée que dans le cimetière, mais ce n'était pas celle qu'il avait d'habitude.

" O˘ est-il ? interrogea Jack.

-Pas lui.

-O˘ est-elle, alors ?

-Pas elle. "

Jack fronça les sourcils. " Alors, qui ? "

Sans rien dire, le petit garçon gardait les yeux fixés sur l'écran.

" «a ? proposa Jack.

-D'accord ", dit Toby.

S'approchant d'eux, Heather lança un regard bizarre à

Jack. " «a ? "

S'adressant à Toby, Jack dit: " C'est quoi ?

-Ce que ça a envie d'être.

-O˘ est-ce ?

-Là o˘ ça veut, répondit le garçon, énigmatique.

-qu'est-ce que ça fait ici ?

-«a devient. "

Heather fit le tour de la table en forme de L, s'arrêta en face de Toby, de l'autre côté du plan de travail, et observa ce qui se passait sur l'écran. " J'ai déjà vu ces images quelque part. "

Jack fut soulagé d'apprendre que l'insolite spectacle s'était déjà produit, et qu'il n'était donc pas forcément lié

à l'incident du cimetière, mais Heather ne tarda pas à le détromper. " Tu as vu ça quand ?

-Hier matin, avant d'aller faire les courses à Eagle's Roost. Toby était en train de regarder le même genre de truc à la télé, dans le salon. Et il était totalement captivé

par ce qu'il voyait. C'est étrange, tu ne trouves pas?"

Elle réprima un frisson et s'apprêta à débrancher l'ordinateur.

" Non, dit Jack en tendant le bras pour empêcher son geste. Attends un peu. Voyons d'abord ce qui va se passer.

-Chéri, dit-elle en s'adressant à Toby, que se passe-t-il ? A quoi joues-tu ?

-C'est pas un jeu. J'ai rêvé, et dans le rêve, je venais ici. Et puis je me suis réveillé, et j'étais ici. Alors, on s'est mis à parler.

-Tu comprends quelque chose? demanda-t-elle à

Toby.

Oui. A peu près.

-Jack, que se passe-t-il ?

-Je te dirai ça plus tard.

-Tu me mets sur la touche, ou quoi ? " Comme il ne répondait pas, elle ajouta: " Cette histoire ne me plaît pas du tout.

-Moi non plus, dit Jack. Mais voyons plutôt o˘ tout ça nous mène, et essayons de comprendre ce qui se passe ICI .

-Comprendre quoi ? "

Les doigts du petit garçon s'activaient sur les touches du clavier. Aucune lettre n'apparaissait sur l'écran, mais les couleurs et les formes nouvelles semblaient suivre un rythme qui s'accordait avec celui de sa frappe.

" Hier, quand j'ai vu ces images à la télé, j'ai demandé

à Toby ce que c'était, dit Heather. Il n'en savait rien, mais il m'a dit qu'il aimait beaucoup. "

Toby s'immobilisa.

Les couleurs s'estompèrent, puis elles s'intensifièrent à

nouveau et repartirent à l'assaut de dessins et de teintes encore inédites.

" Non, dit Toby.

-Non, quoi ? demanda Jack.

-J'te parle pas, je parle avec... ça. " S'adressant à

l'écran, il ajouta: " Non. Va-t'en. "

Des vagues vertes. Des t‚ches rouge sang fleurirent sur l'écran, avant de virer au noir, puis de repasser au rouge.

Soudain, l'ensemble prit une détestable couleur de pus, d'un jaune visqueux.

A force de la contempler, la mutation infinie des couleurs avait donné à Jack un début de migraine, et il comprenait parfaitement que l'esprit immature d'un enfant de huit ans puisse être complètement hypnotisé.

Toby recommença à taper sur le clavier, et les couleurs s'estompèrent-puis, brusquement, elles se ravivèrent, dans d'autres teintes, et sous des formes plus variées et plus fluides.

" C'est un langage ", s'exclama Heather à voix basse.

Jack la regarda sans comprendre.

" Les couleurs, les formes... Tout ça constitue un langage. "

Il jeta un coup d'oeil sur l'écran. " Comment est-ce possible ?

-C'en est un, je t'assure, insista-t-elle.

-Mais ce ne sont jamais les mêmes formes... Il n'y a rien là-dedans qui soit susceptible de former des lettres, et encore moins des mots.

-Je discute ", confirma Toby. Il tapait de bon coeur sur les touches du clavier. Comme précédemment, les motifs et les teintes suivaient le rythme auquel il tapait sa partie du dialogue en cours.

" Il s'agit même d'un langage incroyablement compliqué, et très précis, dit Heather. A côté, le français ou l'anglais, ou même le chinois, sont des langues presque primitives. "

Toby cessa de pianoter sur le clavier, et la réponse que lui fit parvenir son interlocuteur, de couleur plutôt sombre, formait de gros bouillons bilieux, noirs et verts, entachés d'écarlate.

" Non ", dit le garçon en s'adressant à l'écran.

Les couleurs se firent plus austères, les rythmes plus véhéments .

" Non ", répéta Toby.

Toute une gamme de rouge occupa l'écran.

Pour la troisième fois, Toby dit: " Non. "

Jack lui demanda: " A quoi dis-tu non?

- Je ne veux pas le faire.

-Faire quoi ?

-Le faire entrer. «a veut entrer, c'est tout.

- Seigneur... " dit Heather en tendant la main vers le bouton d'arrêt de l'ordinateur.

A nouveau, Jack l'en empêcha. Les mains de Heather étaient glacées. " qu'est-ce qui ne va pas ? " lui demanda-t-il, tout en connaissant déjà sa réponse. L'impact des mots le faire entrer avait été presque plus fort que les balles d'Anson Oliver.

" La nuit dernière ", dit Heather, horrifiée, en fixant l'écran. " Dans un rêve que j'ai fait. " La main de Jack se glaça peut-être en entendant les paroles de Heather. A moins qu'elle ne l'ait senti trembler. Elle cligna des yeux.

" Toi aussi, tu as fait ce rêve !

-Oui, cette nuit même. «a m'a réveillé.

-La porte, dit-elle. Il faut trouver la porte à l'intérieur de soi-même, et l'ouvrir, afin que ça puisse entrer.

Bon sang, Jack, que se passe-t-il? Nom de Dieu, c'est quoi, ça? "

Il aurait aimé pouvoir lui répondre. A moins que ce ne soit le contraire. Ce truc lui foutait plus la trouille que tout ce qu'il avait vu au cours de sa carrière de flic. Il avait tué

Anson Oliver, mais il ne savait pas s'il pourrait atteindre cet ennemi-là, et si ce dernier était seulement visible.

" Non ", dit à nouveau Toby en s'adressant à l'écran.

En gémissant, Falstaff battit en retraite dans un coin, o˘

il se tint sans bouger, tendu et attentif.

" Non. non. "

Jack s'approcha de son fils. " Toby, tu entends ce que ça dit, et tu m'entends aussi, c'est ça?

-Oui.

-Tu n'es donc pas complètement sous son influence ?

-Un peu, c'est tout.

-Tu es... entre les deux, pas vrai ?

-Entre les deux, confirma le petit garçon.

-Tu te souviens de ce qui s'est passé, dans le cimetière ?

-Oui.

-Tu te souviens de cette chose... qui parlait à ta place ?

-Oui.

-De quoi parlez-vous? fit Heather, surprise. que s'est-il passé, dans le cimetière ? "

Sur l'écran, à cet instant précis, défilaient des ondulations noires, des geysers jaunes et des rangées de pois rouges, dont certains clignotaient.

" Jack, dit Heather, en colère, tu m'as dit que tout s'était bien passé. quand tu es revenu du cimetière, tu m'as dit que Toby était seulement en train de rêvasser. "

S'adressant à Toby, Jack poursuivit: "Mais tu ne te souvenais de rien, hier.

-Non.

-Il se souvenait de quoi? demanda Heather. Bon sang, de quoi ne se souvenait-il pas ?

-Toby, reprit Jack, tu t'en souviens maintenant parce que... tu es à moitié sous son contrôle, mais pas complètement... ou ni l'un ni l'autre?

-Entre les deux, reconnut le petit garçon.

-Raconte-moi ce que tu sais à propos de ce qui est en train de discuter avec toi, dit Jack.

-Jack, ne fais pas ça ", dit Heather.

Elle était hagarde. Il savait très bien dans quel état elle se trouvait, mais il continua pourtant. " Il faut que nous sachions ce que c'est.

-Pourquoi?

- Pour survivre, peut-être. "

Nul besoin d'expliquer à Heather ce qu'il venait de dire. Elle savait ce que cela signifiait, puisqu'elle avait été

contactée, elle aussi, pendant son sommeil. Elle connaissait déjà l'hostilité de la chose. Sa rage inhumaine.

Jack demanda à Toby: " Raconte-moi.

-que veux-tu savoir, exactement ? "

Sur l'écran, toutes les nuances de bleu s'étalaient, tels des éventails japonais, un bleu se diluant dans le suivant, et ainsi de suite.

" D'o˘ ça vient, Toby?

- De dehors.

-que veux-tu dire?

-De l'au-delà.

- Au-delà de quoi ?

-De ce monde.

-C'est. .. d'origine extraterrestre ? "

Heather protesta. " Non, mon Dieu, non.

-Oui, dit Toby. Non.

-Lequel des deux, Toby ?

-C'est pas aussi simple que... E.T.

-Comment ça?

-C'est oui, et c'est non.

-qu'est-ce que ça fout chez nous?

-«a devient.

-«a devient quoi ?

-Tout. "

Jack secoua la tête. " Je ne comprends pas.

-Moi non plus ", dit le petit garçon, le regard rivé à

l'écran.

Serrant les bras contre sa poitrine, Heather ne pronon-

çait pas un mot.

- " Toby, fit Jack, hier, dans le cimetière, tu n'étais pas comme maintenant, entre les deux, n'est-ce pas?

-Parti.

-Oui, tu étais parti, complètement parti.

- Parti.

-Je ne pouvais plus te joindre.

-Merde ! ", s'écria Heather, furieuse. Sachant qu'elle était en train de l'incendier du regard, Jack se garda de lever les yeux sur elle. " que s'est-il passé, hier, Jack?

Nom de Dieu, pourquoi ne m'as-tu rien dit? Il se passe un truc fou, et tu ne m'en parles même pas ? "

Evitant de croiser le regard de la jeune femme, Jack lui répondit: " Je vais te le dire, mais, d'abord, laisse-moi en finir avec Toby.

-qu'est-ce que tu me caches encore, Jack? lui demanda-t-elle. Au nom du ciel, Jack, que se passe-t-il ? "

Parlant à Toby, Jack demanda: " quand tu es parti, hier, o˘ étais-tu?

- Parti.

-Parti o˘ ?

- Sous.

-Sous? Sous quoi ?

-Dessous.

-Dessous...

- Contrôle.

-Sous le contrôle de cette chose ? De son esprit?

-Oui. Dans un endroit tout noir. " La voix de Toby se troubla à l'évocation du souvenir. " Tout noir, et très froid, et il n'y avait pas de place, et j'étouffais.

-Arrête l'ordinateur, arrête-le tout de suite ! "

ordonna soudain Heather.

Jack la regarda. Les yeux étincelants d'émotion, elle était aussi furieuse contre Jack qu'effrayée par la scène qui se déroulait sous ses yeux.

Priant pour qu'elle fasse preuve de patience, il précisa:

" On peut éteindre l'ordinateur, mais on ne peut pas se débarrasser de ce truc de la même façon. Réfléchis, Heather. «a peut venir à nous de différentes façons, que ce soit par les rêves ou par la télé, et, apparemment, même quand on est tout à fait réveillés. Hier, quand c'est arrivé, Toby ne dormait pas.

-Je l'ai fait entrer ", dit le petit garçon.

Jack hésita à poser la question qui était, peut-être, la plus critique de toutes. " Toby, écoute... quand tu es sous son contrôle, est-ce que c'est vraiment à l'intérieur de toi que ça se passe? Physiquement? Tu le sens quelque part dans ton corps ? "

S'il y avait eu quoi que ce soit dans le cerveau, une dissection aurait permis de s'en rendre compte. Idem pour une excroissance sur une vertèbre. C'était exactement ce qu'Eduardo Fernandez avait demandé à Travis Potter de chercher.

" Non, dit Toby.

-Pas de grains, pas d'oeufs, pas de larve...

-Non."

Tant mieux. Parce que, si quelque chose s'introduisait dans l'organisme, comment faire pour l'en déloger, comment faire pour libérer l'enfant d'une telle emprise? Jack se voyait mal trépaner son fils.

Toby reprit la parole. " C'est... des pensées, c'est tout.

Rien d'autre que des pensées.

-Tu veux dire qu'il s'agit d'un contrôle télépathique ?

-Ouais. "

Soudain, l'impossible devint inévitable. Contrôle télépathique. Une chose venue d'ailleurs, hostile et étrange, capable de s'imposer aux autres espèces, animales ou humaines, par la seule force de son psychisme. On se serait cru dans un film de science-fiction, pourtant, c'était la réalité.

" Et maintenant, c'est en train de revenir? demanda Heather à Toby.

-Oui.

- Mais tu ne vas pas le laisser s'approcher de toi ? fit-

-Non."

Jack intervint. " Tu peux l'empêcher d'entrer en toi ?

-Oui. "

Un espoir. Ils n'étaient pas encore foutus.

Jack ajouta: " Pourquoi est-il parti, hier?

-Parce que je l'ai poussé.

-Tu l'as repoussé hors de ton esprit?

-Ouais. C'est la haine, maintenant.

-Envers toi ?

-Oui. Parce que je l'ai repoussé. " La voix de Toby n'était plus qu'un murmure. " Mais... ça déteste tout le monde.

-Pourquoi ? "

A ce moment-là, des ombres furieusement écarlates et orangées éclairèrent le visage de Toby, et le petit garçon chuchota tout bas: " Parce que... c'est comme ça. C'est de la haine.

-La chose, c'est de la haine ?

-C'est ce que ça fait.

-Mais pourquoi ?

-C'est ce que c'est.

-Pourquoi ? répéta Jack, patiemment.

-Parce que c'est comme ça.

-Comme quoi ?

-Rien n'a d'importance.

-Rien du tout?

-Oui.

-qu'est-ce que ça signifie?

-«a signifie rien. Rien ne veut rien dire. Rien, ça veut dire rien. "

quelque peu étourdi par l'incohérence du dialogue, Jack répondit: " Je ne comprends pas. "

La voix de Toby fut presque inaudible. " On peut tout comprendre, mais rien ne peut être compris.

-Moi, je veux comprendre.

-On peut tout comprendre, mais rien ne peut être compris. "

Serrant toujours les poings, Heather plaça les mains devant ses yeux, car elle ne supportait plus la demi-transe dans laquelle était plongé son fils.

" Rien ne peut être compris ", murmura à nouveau Toby.

Frustré, Jack insista. " Mais ça nous comprend, pourtant.

-Non.

-qu'est-ce que ça ne comprend pas?

-Beaucoup de choses. Et surtout... on résiste.

-On résiste?

- On lui résiste.

-Et c'est nouveau, pour lui ?

-Ouais... Avant, jamais.

-Tout le reste le laisse entrer ", dit Heather.

Toby hocha la tête en signe d'assentiment. " Sauf les gens. "

Levons nos verres à la santé des humains, se dit Jack.

On pouvait compter sur ce bon vieil Homo Sapiens, têtu comme une mule. C'est que les gens d'ici n'ont pas assez bon caractère pour se laisser manipuler dans tous les sens par n'importe qui... Ils sont trop orgueilleux, trop obstinés, pour accepter de servir d'esclaves.

" Oh... ", fit Toby, plus pour lui que pour ses parents ou l'entité qui contrôlait l'ordinateur. " Je vois.

-que vois-tu, Toby ?

-Intéressant.

-qu'est-ce qui est intéressant?

-Le comment. "

Jack coula un regard vers Heather, mais elle paraissait avoir autant de mal que lui à suivre l'énigmatique conversation.

" «a pressent, dit Toby.

-Toby?

-N'en parlons plus ", répondit le petit garçon, quittant l'écran des yeux pour lancer à Jack un regard implo-rant.

" Parler de quoi ?

-Laisse tomber, dit Toby en reportant son attention sur le moniteur.

-Laisser tomber quoi?

-J'ai intérêt à être sage. Ecoutez, ça veut savoir. "

Puis, d'une voix étouffée, forçant Jack à se pencher vers lui, Toby changea de sujet de conversation: " que font-ils là-dessous ?

-Tu veux parler du cimetière? lui demanda jack.

-Ouais.

-Tu le sais.

-Mais ça, non. «a veut savoir.

-«a ne comprend pas la mort, dit Jack.

-Non.

-Comment est-ce possible?

-Il y a la vie. Seule, la vie est ", poursuivit Toby, interprétant de toute évidence le point de vue de la créature avec qui il était en contact. " Pas de sens. Pas de commencement. Pas de fin. Rien n'importe. C'est.

-Notre monde n'est certainement pas le seul dont les habitants soient mortels ", dit Heather.

Tremblant, Toby reprit la parole, d'une voix à peine plus audible. " Ils résistent aussi, ceux qui sont sous la terre. «a se sert d'eux, tout en ignorant ce qu'ilssont vraiment. "

«a se sert d'eux, tout en ignorant ce qu'ils sont vraiment.

Soudain, quelques pièces du puzzle se mirent en place, révélant une infime partie de la vérité. Infime, mais aussi monstrueuse et insupportable.

Stupéfait, Jack ne songeait pas à se redresser. Penché

au-dessus de Toby, il répéta, d'une voix blanche: " S'en servir ?

-Mais ça ne sait pas ce qu'ils sont.

-Comment ça se sert d'eux?

-Des pantins. "

Heather fut interloquée. " L'odeur... Oh, mon Dieu.

L'odeur dans l'escalier, l'autre jour. "

Bien que Jack n'ait pas été tout à fait certain de comprendre de quoi elle parlait, il sut à cet instant précis qu'elle était au courant de ce qui se passait dans le ranch quartermass. Il ne s'agissait pas seulement de cette chose venant de l'au-delà et capable d'influencer leurs rêves, de cette chose étrangère à leur monde, dont l'existence se justifiait uniquement par la haine et la destruction.

" Mais ça ne peut pas les connaître, chuchota Toby. Pas même comme ça nous connaît, nous. «a se sert d'eux, bien mieux que de nous. Mais ça veut les connaître. «a veut devenir eux. Et ils résistent. "

Jack en avait assez entendu. Beaucoup trop. Salement secoué, il se redressa. Puis il posa le doigt sur l'interrupteur de l'ordinateur, et l'écran s'éteignit.

" «a va venir nous chercher ", dit Toby, avant d'émer-ger lentement de sa transe.

Dehors, la tempête hurlait, mais, même si les fenêtres avaient cédé sous la pression du vent, Jack n'aurait pu se sentir plus glacé.

Toujours assis dans le fauteuil, face à l'ordinateur, Toby se tordit le cou pour lancer un long regard perplexe à sa mère, puis à son père.

Le chien sortit du coin o˘ il s'était réfugié.

Bien que personne ne l'ait touché, l'interrupteur de l'ordinateur passa brusquement de Arrêt à Marche.

Tout le monde sursauta, y compris Falstaff.

Et l'écran se couvrit à nouveau d'un flot ininterrompu de teintes verd‚tres.

Heather fonça sur le c‚ble d'alimentation, qu'elle arracha de la prise.

L'ordinateur s'éteignit.

" «a ne va pas s'arrêter ", fit Toby en quittant le fauteuil.

Jack se tourna vers la fenêtre et constata qu'il faisait jour. Révélée par l'aube grise, la tempête battait son plein, et le blizzard s'était déchaîné. Au cours des douze dernières heures, cinquante centimètres de neige étaient tombés dans la région, et des congères d'un mètre s'étaient formées sous l'action du vent violent. Deux explications étaient envisageables: l'une, c'était que la première tempête ne s'était toujours pas déplacée vers l'est; l'autre, que la deuxième, annoncée par la météo, avait commencé

plus tôt que prévu, renforçant ainsi l'impact de la précédente.

" «a ne va pas s'arrêter ", répéta solennellement Toby.

Et ce n'était pas de la neige qu'il parlait.

Heather le prit dans ses bras et le souleva du sol, le serrant très fort contre elle, comme pour consoler un bébé.

Tout devient moi.

Jack ignorait ce que ces mots signifiaient et les horreurs qu'ils impliquaient, mais il savait que Toby avait raison.

«a ne s'arrêterait jamais, du moins pas avant que ça soit devenu eux, et eux, une partie de ça.

A l'intérieur des fenêtres, sur les carreaux du bas, la buée avait gelé. Jack fit glisser son doigt sur la vitre, mais la peur le frigorifiait au point qu'il ne sentit même pas le froid mordre sa peau.

Par-delà les fenêtres de la cuisine, on découvrait un monde immaculé, sur lequel la neige tombait sans rel‚che.

Impatiente, Heather allait nerveusement de l'une à

l'autre, guettant l'apparition du monstre qui troublerait l'inertie du paysage.

Ayant revêtu, tous les trois, les combinaisons de ski qu'ils s'étaient procurées la veille, ils étaient, au moins, prêts à quitter la maison, si leur position devenait indéfendable.

Le Mossberg était posé sur la table. Jack pouvait ainsi l‚cher le bloc-notes et saisir immédiatement l'arme, au cas o˘ quelque chose-il préférait ne pas penser à ce que ce serait - passerait à l'attaque. Le Micro Uzi et le Korth.38, eux, étaient sur le comptoir, près de l'évier.

Toby était en train de boire une grande tasse de chocolat chaud, le chien couché à ses pieds. Le petit garçon n'était plus en transe, et ne paraissait plus du tout connecté au mystérieux envahisseur. Pourtant, il faisait preuve d'un calme tout à fait inhabituel.

Bien que Toby se soit porté à merveille pendant le reste de la journée, après l'assaut apparemment plus sérieux qu'il avait subi, la veille, dans le cimetière, Heather s'inquiétait. Il était sorti de la première expérience sans en garder aucun souvenir conscient, mais le traumatisme que représentait un tel asservissement mental avait indubitablement laissé des traces profondes dans l'esprit du petit garçon. Les séquelles pouvaient n'apparaître que dans quelques semaines, voire quelques mois. Et il se souvenait très bien de la deuxième tentative de prise de contrôle, parce que le manipulateur n'avait réussi ni à le dominer ni à réprimer chez lui le souvenir de l'invasion télépathique.

La créature avait établi avec Heather, au cours de son rêve de la nuit précédente, un contact si répugnant qu'elle en avait été physiquement malade. Mais les deux expériences que Toby avait vécues, beaucoup plus intimes, avaient d˚

être incommensurablement plus terrifiantes que la sienne.

Entre deux aller-retour d'une fenêtre à l'autre, Heather s'arrêta derrière la chaise de Toby et posa les mains sur les épaules frêles du petit garçon, puis elle déposa un baiser sur ses cheveux. Il était inconcevable que quiconque puisse faire du mal à son fils. Elle ne supportait pas l'idée que cette chose, quoi qu'elle f˚t, soit en contact avec Toby, jouant avec lui comme un pantin. Intolérable. Elle était capable de faire n'importe quoi pour empêcher ça.

N'importe quoi. Y compris mourir.

Au bout de trois ou quatre pages, Jack releva la tête, p‚le comme un linge. " Pourquoi ne m'en as-tu pas parlé

quand tu l'as trouvé?

-Etant donné la façon dont il était dissimulé dans le congélateur, j'ai pensé qu'il s'agissait de notes personnelles, privées, qui ne nous regardaient pas. J'ai eu l'impression que, seul, Paul Youngblood était autorisé à

les lire.

-Tu aurais d˚ me montrer ce bloc-notes.

-Hé! Tu n'es pas venu me raconter ce qui s'était passé dans le cimetière, s'écria-t-elle, et c'était pourtant beaucoup plus grave !

- Excuse-moi.

- Et tu ne m'as pas parlé non plus de ce que t'avaient dit Paul et Travis.

- J'ai eu tort. Mais... Tu sais tout, à présent.

- Maintenant, oui, enfin. "

qu'il lui ait caché des faits aussi sérieux l'avait rendue furieuse, mais sa colère n'avait pas duré. Elle était coupable, elle aussi. Elle ne l'avait jamais entretenu du malaise qu'elle avait ressenti, pendant le tour du ranch en compagnie de Paul Youngblood. Ni de ses prémonitions de violence et de mort. Ni de l'intensité sans précédent de son cauchemar. Ni de sa certitude concernant une présence dans l'escalier en colimaçon, lorsqu'elle s'était rendue dans la chambre de Toby, deux nuits auparavant.

Depuis qu'ils étaient mariés, leurs rapports n'avaient jamais été aussi peu complices qu'actuellement. Ils voulaient que leur nouvelle vie, qui démarrait avec leur installation dans le ranch, soit parfaite, et ils s'étaient retenus d'émettre le moindre doute, la moindre réserve. Tout en ayant les meilleures intentions du monde, chacun d'entre eux avait omis de signaler à l'autre certains éléments qui risquaient, aujourd'hui, de leur co˚ter la vie.

Montrant le bloc-notes, elle demanda: " qu'est-ce que ça raconte ?

-Tout. En tout cas, c'est un bon début. Le vieux Fernandez a consigné par écrit tout ce qu'il avait vu. "

Jack lut à voix haute les passages concernant les vagues sonores qui avaient réveillé le vieil homme au milieu de la nuit, et la lumière spectrale aperçue dans la forêt.

" J'aurais cru que ça viendrait du ciel, comme une soucoupe volante, dit Heather. Avec tous les films et tous les romans qui ont été réalisés ou écrits sur le sujet, on s'attendrait plutôt à ce qu'ils débarquent à bord d'immenses vaisseaux spatiaux.

-quand on parle de créatures extraterrestres, dit Jack, on évoque en fait des formes de vie fondamentalement différentes, et profondément étrangères à la nôtre.

Eduardo Fernandez en fait état dès la première page. Une forme de vie profondément étrangère à la nôtre. Un défi à

l'intelligence. Au-delà de tout ce que nous sommes capables d'imaginer, soucoupes volantes comprises.

-J'ai peur de ce qui va se passer. J'ai peur de ce que j'aurai à faire ", dit soudain Toby.

Une bourrasque de vent s'engouffra sous le toit du porche, en émettant une plainte qui tenait à la fois du synthétiseur et de la bête blessée.

Heather se pencha vers Toby. " Tout va bien se passer, chéri. Maintenant que nous savons à peu près ce qui nous menace, nous en viendrons à bout. " Elle aurait payé cher pour éprouver réellement un quart de l'assurance dont elle faisait preuve.

" Mais il ne faut pas que j'aie peur. "

Levant les yeux vers Toby, Jack déclara: " Il n'y a aucune honte à avoir peur, fiston.

-Toi, tu n'as jamais peur de rien, dit le petit garçon.

-Faux. En ce moment, par exemple, je crève de trouille. "

Cette nouvelle stupéfia Toby. " C'est vrai ? Mais toi, tu es un héros.

-Oui et non, fiston. Tu sais, ça n'a rien d'extraordinaire, dit Jack. La plupart des gens sont des héros. Ta mère, par exemple, et toi aussi.

-Moi?

- Bien s˚r. A cause de la façon dont tu as pris les choses en main, au cours des derniers mois. C'est qu'il t'a fallu un drôle de courage pour faire face à tous les problèmes qui se sont posés.

-Je n'ai pas eu l'impression d'être très courageux.

-Ceux qui commettent de véritables actes de bravoure n'ont jamais cette impression. "

Heather intervint. " Beaucoup de gens sont des héros, sans pour autant agir héroÔquement.

-Tous ceux qui vont travailler tous les matins, qui font des sacrifices pour subvenir aux besoins de leur famille, et qui vivent leur vie sans faire de mal aux autres, dans la mesure du possible, ce sont eux, les vrais héros, dit Jack. Des gens comme ça, il y en a plein. Et il leur arrive à tous, de temps en temps, d'avoir peur.

-Alors, même si j'ai peur, ça va quand même?

demanda Toby.

-C'est même mieux, dit Jack. Si tu n'avais jamais peur de rien, cela voudrait dire que tu es complètement idiot, ou complètement fou. Je sais que tu ne peux pas être idiot, puisque tu es mon fils. quant à la folie, eh bien... je ne peux pas vraiment me prononcer, dans la mesure o˘, du côté de ta mère, c'est héréditaire. "

Un sourire narquois éclaira le visage de Jack.

" Je peux peut-être m'en sortir, dit Toby.

-C'est exactement ce que nous allons tous faire ", lui assura Jack.

Le regard de Heather croisa celui de Jack, et elle lui sourit, comme pour dire: Tu as fait exactement ce qu'il fallait faire, et on devrait te décerner le prix du Meilleur Père de l'année. Il lui adressa un clin d'oeil. Mon Dieu, comme elle l'aimait.

" Alors, c'est fou ", lança le petit garçon.

Fronçant les sourcils, Heather dit: " quoi ?

-Le truc. C'est pas bête, puisque c'est plus malin que nous et que ça fait des choses qu'on connaît même pas.

Donc, ça veut dire que ce truc est complètement dingue.

«a n'a jamais peur. "

Heather et Jack échangèrent un regard. Cette fois, pas question de sourire.

" Jamais ", répéta Toby, les deux mains autour de sa tasse de chocolat.

Heather s'en retourna vers les fenêtres, allant de l'une à

l'autre, inlassablement.

Feuilletant les pages qu'il n'avait pas encore lues, Jack tomba sur le passage concernant la porte, et lut à voix haute ce qu'avait écrit Eduardo Fernandez. Posé sur la tranche, telle une pièce de monnaie géante, plus fine qu'une feuille de papier. Mais assez grande pour laisser passer une locomotive. Une obscurité d'une pureté exceptionnelle. Le vieil homme passant le bras au travers.

L'impression que quelque chose était en train de surgir de toute cette noirceur.

Posant le bloc-notes sur la table, Jack se leva.

"Pour l'instant, ça suffit, dit-il. Nous lirons le reste plus tard. Les notes d'Eduardo Fernandez correspondent à

ce que nous savons déjà, et c'est tout ce qui compte. Tout le monde le prenait pour un vieux fou sénile, et tout le monde pense peut-être de nous que nous sommes des citadins stressés, incapables de s'habituer au grand air des montagnes. Mais il est impossible que personne ne tienne compte de ce qu'ont vu Eduardo Fernandez et la famille McGarvey. "

Heather réfléchit. " qui allons-nous appeler à l'aide?

La police locale ?

-On va téléphoner à Paul Youngblood, et à Travis Potter. Ils savent déjà qu'il se passe des choses bizarres dans ce ranch, même si aucun des deux ne se doute vraiment de la gravité de la situation. Si nous avons deux personnes du coin pour témoins, nous aurons plus de chances que le shérif nous prenne au sérieux. "

Emportant le fusil à pompe, Jack se dirigea vers le téléphone mural. Il décrocha le combiné, le posa contre son oreille, puis raccrocha, avant de recommencer la même opération. Reposant le combiné, il déclara: " Il n'y a pas de tonalité. "

C'était bien ce qu'elle craignait. Avant même qu'il s'approche du téléphone, Heather s'était douté que la ligne serait coupée. Depuis l'incident de l'ordinateur, elle savait qu'il ne serait pas facile d'appeler leur amis à

l'aide, mais elle se refusait à croire qu'ils étaient tous les trois prisonniers.

" Les poteaux ont peut-être été abattus par la tempête, avança Jack.

-Les lignes téléphoniques suivent le parcours du réseau électrique, non ?

-Tu as raison, et comme nous avons toujours l'électricité, il ne peut pas s'agir de la tempête. "

Il prit la clé de contact de l'Explorer, et celle de la Cherokee d'Eduardo. " D'accord. Tirons-nous d'ici en vitesse. Nous allons nous rendre tout de suite chez Paul et Carolyn, et nous préviendrons Travis depuis leur mai-

son. "

Heather glissa le bloc-notes dans la poche ventrale de sa combinaison et remonta la fermeture Eclair de sa veste matelassée. Puis elle saisit le Micro Uzi et le Korth.38. Un dans chaque main.

Pendant que Toby descendait de sa chaise, Falstaff sortit de dessous la table, et se dirigea en trottinant à la porte qui séparait la cuisine du garage. Le chien semblait comprendre qu'ils s'apprêtaient à sortir et, de toute évidence, il approuvait totalement cette décision.

Jack tira le verrou et poussa le battant, d'un geste précis mais mesuré, tenant le fusil à pompe devant lui, comme s'il s'attendait à trouver leur ennemi invisible dans le garage. Il fit jouer l'interrupteur, jeta un coup d'oeil à

droite, puis à gauche: " C'est bon. "

Accompagné de Falstaff, Toby suivit son père.

Heather fut la dernière à quitter la cuisine, après un ultime regard par la fenêtre. Dehors, la neige se déversait en véritables cascades de flocons.

Même avec la lumière allumée, le garage restait sombre. On se serait cru dans une chambre froide. Le grand portail vibrait de toutes ses lattes métalliques sous les rafales du vent, mais Heather n'appuya pas sur le bouton qui en actionnait l'ouverture; il était plus prudent d'attendre d'être en sécurité dans l'Explorer pour se servir de la télécommande.

Pendant que Jack s'assurait que Toby était bien installé

sur la banquette arrière, sa ceinture de sécurité bouclée, le chien à ses côtés, Heather se dirigea vers la portière du côté du passager. Tout en marchant, elle gardait les yeux baissés vers le sol, persuadée que quelque chose allait surgir de sous l'Explorer, pour lui attraper les chevilles.

Elle se souvenait très bien de la présence brièvement aperçue l'autre nuit, lorsque, dans son rêve, elle avait entreb‚illé la porte. Une présence qui luisait dans l'obscurité, prête à fondre sur elle. Elle n'en avait pas distingué

les contours précis, mais se rappelait une masse indistincte, vaguement munie de tentacules.

Et elle n'avait rien oublié de son sifflement de triomphe, juste avant qu'elle claque la porte, mettant ainsi un terme à l'atroce cauchemar.

Mais aucun tentacule ne surgit pour s'emparer d'elle, et elle parvint sans encombre jusqu'à l'avant de l'Explorer.

Déposant le Micro Uzi au pied de son siège, elle garda le revolver à la main.

" Il est possible que la couche de neige soit trop épaisse ", dit-elle à Jack, tandis qu'il lui tendait le Mossberg. Elle le coinça entre ses genoux, le canon dressé vers le ciel. " La tempête est pire que ce qu'ils avaient prévu. "

Jack s'installa derrière le volant et claqua la portière.

" «a va aller, dit-il. Il va peut-être falloir qu'on pousse la neige avec le pare-chocs avant, mais je ne crois pas que la couche soit assez épaisse pour poser de réels problèmes.

-Si seulement l'Explorer était équipé pour ce genre de conditions météorologiques... "

Jack tourna la clé de contact et tira vers lui le starter, mais le moteur resta muet. Il essaya à nouveau. Rien. Il vérifia qu'aucune vitesse n'était enclenchée, et se livra à

une troisième tentative, sans le moindre succès.

Heather ne s'en étonna pas. Après le téléphone qui ne marchait plus, c'était le tour de l'Explorer. Bien que Jack n'ait pas prononcé un mot, il s'était bien gardé de croiser le regard de Heather, et elle sut qu'il s'était également attendu à ce que la voiture ne démarre pas. C'était même la raison pour laquelle il avait emporté la clé de la Cherokee.

Tandis que Heather, Toby et Falstaff s'extirpaient de leur siège, Jack se glissa derrière le volant de l'autre véhicule. qui refusa à son tour de démarrer.

Il se décida alors à soulever le capot de l'un, puis de l'autre. Ni l'Explorer ni la Cherokee ne semblaient souffrir d'une panne quelconque.

Ils retournèrent dans la cuisine.

Heather ferma la porte à clé. Elle doutait que les verrous leur soient d'une quelconque utilité dans leur lutte contre la chose qui avait élu domicile au ranch quartermass. Pour ce qu'ils en savaient, elle était parfaitement capable de traverser les murs, mais Heather ferma quand même la porte à clé.

Jack était sombre. " Préparons-nous au pire. "

CHAPITRE VINGT

Dans le bureau du rez-de-chaussée, les vitres crépitaient sous l'action des flocons gelés que le vent jetait par rafales.

Bien que le monde extérieur soit devenu blanc à perte de vue, très peu de lumière filtrait par les fenêtres, et les abatjour des lampes diffusaient une douce lueur ambrée.

Passant en revue le reste des armes dont ils disposaient, auxquelles s'ajoutaient celles de Stanley quartermass Jack décida d'en charger une autre seulement: le Colt.45.

" Je prendrai le Mossberg et le Colt, dit-il à Heather.

Toi, tu auras le Micro Uzi et le.38. Sers-toi de l'Uzi en priorité.

-C'est-à-dire ? " s'étonna-t-elle.

Il la regarda froidement. " Avec tout ce que nous avons déjà, si nous ne réussissons pas à nous défendre, une arme supplémentaire ne nous servira pas à grand-chose. "

Dans l'un des deux tiroirs qui se trouvaient dans le bas du r‚telier, parmi d'autres accessoires de chasse, il trouva trois cartouchières, destinées à être portées autour de la taille. L'une était en nylon, ou dans une matière synthétique quelconque, et les deux autres étaient en cuir.

Exposé à une température au-dessous de zéro pendant un certain temps, le nylon restait flexible plus longtemps que le cuir, qui, dans de telles conditions, se raidissait; on avait déjà vu des canons de revolvers se tordre sous l'effet d'un cuir contracté par le froid. Comme il avait l'intention de rester à l'extérieur et de laisser Heather dans la maison, il lui remit la plus souple des deux cartouchières en cuir, et garda celle en nylon.

Leurs vestes présentaient quantité de poches qu'ils remplirent de munitions, bien que le fait de croire qu'ils puissent avoir le temps de recharger leurs armes ait représenté, de leur part, un acte de foi tout à fait méritoire.

Car Jack ne doutait pas de l'imminence de l'attaque, quelle que soit la forme qu'elle prendrait. Il ignorait s'il s'agirait d'un assaut purement physique ou d'une agression à la fois matérielle et mentale, et si cette fichue chose comptait intervenir en personne, ou si elle avait décidé

d'envoyer à sa place un quelconque substitut. Impossible de prévoir d'o˘ viendrait l'adversaire, mais il savait que ça n'allait plus tarder. L'entité était impatiente de tester leur résistance, et languissait de prendre leur place. Très peu d'imagination était requise pour comprendre qu'elle voudrait ensuite les étudier de plus près, les disséquer soigneusement et examiner leur cerveau, ainsi que leur système nerveux, afin d'apprendre quel était le secret de leur capacité à endurer ses attaques sans lui céder.

quant à leur mort éventuelle, ou à une hypothétique anesthésie pratiquée sur eux avant tout acte barbare de chirurgie, il ne se faisait pas la moindre illusion.

Jack reposa le fusil à pompe sur la table de la cuisine.

De l'un des placards, il retira une boîte ronde en métal, dont il dévissa le couvercle, avant de prendre à l'intérieur une pochette d'allumettes, qu'il plaça devant lui, sur la table.

Tandis que Heather montait la garde à l'une des fenêtres, Toby et Falstaff étant postés devant l'autre, Jack descendit au sous-sol. Dans la seconde pièce, à côté du générateur électrique, il y avait huit jerrycans, contenant chacun vingt litres d'essence. C'était la réserve que Paul Youngblood leur avait suggérée. Il transporta deux jerricane dans la cuisine, et les déposa à côté de la table.

" Si les armes ne lui font aucun effet, dit-il, et que vous prenez soin de vous mettre à l'abri, je crois qu'on peut courir le risque de l'épreuve du feu.

- Et br˚ler toute la maison avec? fit Heather, incrédule.

-Ce n'est qu'une maison. On pourra toujours la reconstruire. Si nous n'avons pas d'autre solution, peu importe que nous réduisions en cendres tout le ranch. Et si les balles ne l'arrêtent pas... " Il vit briller dans les yeux de Heather une lueur de terreur. " Je suis certain que ça suffira, surtout l'Uzi. Mais si par hasard je me trompais, les flammes, elles, auraient raison de notre ennemi. Du moins le tiendraient-elles à distance. Un incendie peut constituer une excellente diversion, tout en vous donnant le temps de sortir de la maison. "

Elle le dévisagea, d'un air soudain suspicieux. " Jack, pourquoi dis-tu vous, au lieu de nous? "

Il marqua une légère hésitation. Heather n'allait pas apprécier la nouvelle. Lui-même n'était pas fou d'enthousiasme, mais il n'avait pas le choix. " Toi, tu resteras dans la maison, avec Toby et le chien, pendant que...

-Pas question !

- . .. pendant que, de mon côté, j'irai chercher du secours au ranch des Mélèzes.

-Non. Nous ne devons pas nous séparer.

-Heather, on n'a pas le choix.

-Chacun de notre côté, nous serons moins forts.

-A mon avis, ça ne change rien.

-Je ne suis pas d'accord avec toi.

-On ne gagnerait pas grand-chose à utiliser à la fois le fusil à pompe et l'Uzi. " Il fit un geste de la main en direction de la fenêtre. " De toute façon, il est impensable de sortir tous les trois par ce temps. "

Morose, elle regarda la neige qui tombait si serrée qu'on aurait cru voir un mur compact et impénétrable.

que pouvait-elle ajouter aux paroles de Jack?

" Je peux y arriver ", dit alors Toby, conscient du fait qu'il représentait une faille dans le plan d'action de son père. " J'en suis s˚r. " Le chien, qui avait senti l'angoisse de son jeune maître, vint se frotter contre lui. " P'pa, je t'en prie, laisse-moi essayer. "

Par une belle journée de printemps, deux ou trois kilomètres à travers la campagne n'étaient pas une très longue distance, en effet, mais il leur faudrait affronter un froid féroce, contre lequel leurs combinaison de ski ne les protégeraient qu'à moitié. En outre, le vent violent jouerait contre eux de trois façons différentes: il réduirait la température objective de l'air d'au moins dix degrés; il les conduirait tout droit à l'épuisement, à cause des efforts qu'ils seraient contraints de faire pour progresser contre le vent; et il diminuerait la visibilité, dissimulant sous les rafales de neige tous les repères naturels dont ils avaient besoin pour ne pas s'égarer dans cet enfer blanc.

Dans de telles conditions, Jack estimait que Heather et lui avaient la force et l'énergie suffisante pour couvrir deux kilomètres, avec de la poudreuse jusqu'aux genoux, mais il était certain que Toby ne tiendrait pas le quart du trajet, même en profitant des traces creusées dans la neige par les deux adultes. Et il leur faudrait alors porter à tour de rôle le petit garçon épuisé. Ce qui aurait pour résultat de les fatiguer tous les deux et, indirectement, de causer la mort des trois membres de la famille McGarvey.

" Je ne veux pas rester ici, dit Toby. Je ne veux pas faire ce qu'il faudra forcément que je fasse en restant dans cette maison.

-Et je n'ai pas l'intention de t'abandonner, dit Jack en s'accroupissant devant son fils. Tu m'entends, Toby?

Je ne te laisserai jamais tomber, et tu le sais. "

D'un air sombre, Toby acquiesça.

" Et tu peux compter sur ta mère. Elle est forte, et elle saura veiller sur toi. Il ne peut rien t'arriver tant que tu es avec elle.

-Je sais ", répondit Toby, en bon petit soldat qu'il était.

" Parfait. Bon... Maintenant, j'ai quelques recommandations à vous faire, puis je prendrai la route. Bien s˚r, je reviendrai ici aussi vite que possible-je fonce chez les Youngblood, je trouve du secours, et je reviens vous sauver. Vous voyez ce que je veux dire? Comme dans les vieux films, la cavalerie arrive toujours quand il faut. Tout ira bien. On va tous s'en sortir. "

Le petit garçon regarda son père droit dans les yeux.

Jack affronta son fils avec un sourire faussement rassurant, et l'impression d'être le pire des salauds. Il était loin de ressentir l'assurance dont il tentait de faire preuve devant Toby et Heather. Très loin. Et il sentait bien que, quelque part, il leur faussait compagnie. que se passerait-il si, ayant réussi à rameuter des secours, il revenait au ranch pour les retrouver morts tous les deux?

Il ne lui resterait plus qu'à se flinguer. Sans sa femme et son fils, la vie n'aurait plus aucun sens.

En fait, les choses ne se dérouleraient probablement pas de cette façon, avec eux, morts, et lui, vivant. Il avait cinquante pour cent de chances, au mieux, d'arriver chez Paul et Carolyn Youngblood. Si la tempête n'était pas trop méchante... eh bien, un autre danger risquait de lui co˚ter la vie. Il ne savait pas si leur adversaire, qui les espionnait peut-être continuellement, s'apercevrait de son départ. Si c'était le cas, Jack n'aurait que peu de chances d'aller très loin.

Alors, Heather et Toby se retrouveraient seuls.

Mais il n'y avait rien d'autre qu'il puisse faire. C'était le seul plan d'action possible. Pas d'autres options. Et il leur restait de moins en moins de temps...

Des coups de marteau retentissaient dans toute la maison. Des coups de marteau vigoureux et résolus.

Les clous longs de dix centimètres dont se servait Jack étaient les plus grands qu'il ait trouvés dans le garage. Se tenant dans le vestibule au bas de l'escalier qui desservait l'arrière de la maison, il était en train de les planter en diagonale dans le battant de la porte donnant sur l'extérieur de façon à le fixer solidement à l'encadrement. Deux grands clous au-dessus de la poignée, et deux au-dessous.

Comme la porte était en chêne massif, les coups de marteau que lui assenait Jack étaient carrément violents.

Les gonds se trouvaient placés à l'intérieur. Impossible de les forcer.

Pourtant, il décida de bloquer la porte de l'autre côté

aussi, mais à l'aide de deux clous seulement. Et, bon poids bonne mesure, il en planta deux dans le haut du battant, et deux autres dans le bas.

quiconque pénétrant dans la maison par là avait le choix, sitôt qu'il avait franchi le pas de la porte, entre deux possibilités, alors qu'une seule s'ouvrait à lui par les autres entrées. Il pouvait en effet, au choix, entrer dans la cuisine et y trouver Heather, ou monter tout droit dans la chambre de Toby. Jack voulait à tout prix éviter cela, parce que, une fois au premier étage, il était possible de passer dans plusieurs pièces différentes, évitant ainsi toute possibilité d'assaut frontal, et forçant Heather à courir le risque de se faire attaquer par-derriere.

Après avoir planté un ultime clou, il fit jouer le verrou et essaya d'ouvrir la porte. En dépit de tous ses efforts, le battant ne bougea pas d'un millimètre. Personne ne pourrait passer par là sans attirer l'attention. Pour entrer, il fallait à présent défoncer le tout, et Heather ne manquerait pas d'entendre le vacarme, o˘ qu'elle soit dans la maison.

Il tourna le verrou. Celui-ci se referma avec un claquement sec.

En sécurité, enfin.

Tandis que Jack clouait le battant en chêne donnant sur le porche arrière, Toby aidait Heather à empiler casseroles, poêles, plats et verres devant la porte de la cuisine.

Si l'on poussait celle-ci, même doucement, le tas d'usten-siles placés en équilibre précaire ne manquerait pas de s'effondrer bruyamment, alertant Heather et Toby, o˘

qu'ils se trouvent dans la maison.

Falstaff se tenait à une distance respectueuse, comme s'il comprenait que le moindre faux pas lui vaudrait de gros ennuis.

" Et la porte de la cave? dit Toby.

-De ce côté-là, ça va, le rassura Heather. Il est impossible de rentrer dans la cave en passant par l'extérieur. "

Tandis que Falstaff suivait la scène avec le plus grand intérêt, ils entreprirent d'échafauder une pile identique devant la porte séparant la cuisine du garage, que Toby couronna d'un verre rempli de petites cuillères, lui-même posé sur un bol en inox, retourné à l'envers.

Ils transportèrent assiettes, moules à g‚teaux, saladiers et couverts jusque dans l'entrée. Après le départ de Jack, ils recommenceraient l'opération, cette fois devant la porte d'entrée.

Heather ne pouvait pas s'empêcher de penser que ce système d'alarme était complètement inadéquat. Ou, du moins, pathétique.

Il leur était impossible de clouer les portes du premier étage, parce qu'ils avaient besoin de conserver une issue par laquelle s'enfuir-dans ce cas, il leur suffirait de pousser les piles de vaisselle, d'ouvrir la porte et de s'enfuir. Et ils n'avaient matériellement pas le temps de transformer la maison en forteresse.

D'ailleurs, toute forteresse, pour ses occupants, était une prison en puissance.

Même si Jack avait senti qu'il avait le temps de renforcer toutes les ouvertures de la maison, il ne l'aurait peut-

être pas fait. quelles que soient les mesures prises, le grand nombre de fenêtres rendait l'endroit difficile à

défendre.

Tout ce qu'il pouvait faire, c'était courir de l'une à

l'autre-pendant que Heather vérifiait toutes celles du rez-de-chaussée-afin de s'assurer qu'elles étaient bien fermées. La plupart d'entre elles, soudées par les couches de peinture successives, étaient impossibles à ouvrir.

Dehors, la neige et le vent. A part ça, Jack n'aperçut rien de suspect.

Dans le placard de Heather, Jack passa en revue ses écharpes, et il en sélectionna une, en laine, dont les mailles étaient assez l‚ches.

Il prit dans un tiroir ses lunettes de soleil. Il faudrait qu'il s'en contente. Pas question de parcourir les trois kilomètres qui le séparaient du ranch des Youngblood sans protéger ses yeux de la luminosité ambiante. Ce n'était pas le moment de risquer la cécité des neiges.

Lorsqu'il revint dans la cuisine, o˘ Heather s'affairait à

vérifier que les fenêtres étaient bien fermées, il se dirigea vers le téléphone et souleva le combiné, dans l'espoir d'entendre la tonalité. Espoir insensé, évidemment. La ligne était bel et bien coupée.

" Il faut que j'y aille ", dit-il.

Peut-être leur restait-il encore quelques heures avant l'attaque-ou seulement une poignée de minutes. Jack était incapable de deviner si la chose s'approcherait d'eux lentement, ou si elle leur fondrait dessus sans crier gare; il n'avait aucun moyen d'évaluer son fonctionnement mental, ou de déterminer sa conception du temps.

Etranger à ce monde. Eduardo Fernandez avait raison.

Totalement étranger. Mystérieux, et infiniment étrange.

Heather et Toby accompagnèrent Jack jusqu'à la porte.

Là, il la serra dans ses bras, durant une brève étreinte. Il l'embrassa. Puis il dit au revoir à Toby, tout aussi rapidement.

Il ne voulait pas s'attarder, de peur de revenir sur sa décision. Le ranch des Youngblood était leur seul espoir, et ne pas y aller revenait à admettre que leur destin était scellé. Pourtant, laisser son épouse et son fils seuls ici était l'acte le plus difficile qu'il ait jamais accompli-c'était plus dur encore que de voir s'écrouler à ses côtés Tommy Fernandez et Luther Bryson, plus éprouvant que d'affronter Anson Oliver dans la station-service en flammes, plus pénible que de se remettre d'une fracture de la colonne vertébrale. Partir lui demandait autant de courage qu'il en fallait à Heather et à Toby pour rester, et ce n'était pas à cause du calvaire que la tempête allait lui faire subir, ni parce qu'il risquait de rencontrer une créature innommable en route, mais parce que, s'ils mouraient et qu'il en réchappait, le chagrin et la culpabilité qu'il éprouverait ferait de sa vie un véritable enfer.

Il se noua l'écharpe autour du bas du visage, couvrant son nez et sa bouche. Il fit deux tours, mais la maille était assez l‚che pour qu'il puisse respirer librement. Tirant le capuchon de sa veste par-dessus sa tête, il l'attacha sous son menton, afin de maintenir l'écharpe en place. Ainsi harnaché, il avait l'impression d'être un preux chevalier sur le point d'entrer en lice.

Mordant nerveusement sa lèvre inférieure, Toby observait les préparatifs auxquels se livrait son père. Des larmes brillaient dans ses yeux, mais il luttait pour les retenir. Brave petit héros.

Jack enfila les lunettes de soleil, afin que l'émoi de son fils ne sape pas davantage sa détermination. S'il voyait pleurer son fils, il ne partirait jamais.

Après avoir mis ses gants, il prit le Mossberg. Le Colt.45 était déjà dans l'étui qui lui battait la hanche droite.

Le moment était venu de quitter Heather et Toby. Et Falstaff.

Visiblement, Heather était bouleversée.

La regarder lui était insupportable.

Elle ouvrit la porte, et une rafale de vent déposa sur le seuil sa cargaison de neige.

Jack avança de quelques pas sous le porche, s'éloignant à regret de ceux qu'il aimait, et il balança un grand coup de pied dans la couche de poudreuse.

Une dernière fois, elle murmura quelques mots-Je t'aime - aussitôt emportés par le vent. Mais il avait saisi le message.

Au moment de descendre les marches du porche, il hésita et se tourna vers elle. " Je t'aime, Heather ", lui dit-il, puis il s'enfonça dans la tempête, sans savoir si elle l'avait entendu. La reverrait-il? La prendrait-il dans ses bras à nouveau? Lirait-il à nouveau sur le visage de la jeune femme l'amour qu'elle lui vouait, et qui comptait plus pour lui que le salut de son ‚me et une éventuelle place àu paradis ?

Devant la maison, la couche de neige lui arrivait aux genoux.

Il ne fallait pas qu'il regarde en arrière.

Mais il fallait qu'il les quitte. Sa décision était coura-geuse. C'était la plus sage, la plus prudente, et leur seul espoir de survie.

Pourtant, il ressentait autre chose. Il avait l'impression de les abandonner.

CHAPITRE VINGT ET UN

Sifflant aux fenêtres comme s'il était conscient et les guettait, le vent secouait la porte de la cuisine, testant la solidité du verrou, et il flairait bruyamment toute la maison, à la recherche d'une faille par laquelle s'introduire.

Malgré son poids, Heather hésitait à poser l'Uzi, et elle se tint pendant un long moment postée à la fenêtre de la cuisine orientée au nord, avant de se placer devant l'évier, face à l'ouest. La tête penchée sur le côté, elle écoutait attentivement tous les bruits provenant de l'extérieur, et dont la tempête n'était pas la seule responsable.

Assis à la table de la cuisine, écouteurs sur les oreilles, Toby jouait avec son Game Boy, mais son attitude n'était pas celle qu'il adoptait d'habitude lorsqu'il était plongé

dans un quelconque jeu électronique-il ne se tortillait pas sur son siège, il ne se balançait pas d'un côté à l'autre, il ne sautait pas sur place. Sa seule motivation, c'était simplement de passer le temps.

Dans le coin de la cuisine le plus éloigné des fenêtres, Falstaff dormait, bien au chaud. A l'occasion, il dressait sa noble tête, flairant l'atmosphère, mais il passait la plupart de son temps à observer ce qui se passait dans la pièce, couché sur le flanc, l'oeil à ras du sol.

Les minutes passaient lentement. A intervalles réguliers, Heather regardait la pendule fixée au mur, certaine que dix minutes au moins s'étaient écoulées, pour découvrir qu'une soixantaine de secondes seulement séparaient les deux coups d'oeil.

Les trois kilomètres du trajet jusqu'au ranch des Mélèzes prenaient vingt-cinq minutes, par temps clair.

Etant donné la tempête, il se pouvait que Jack les parcoure en une heure et demie, compte tenu de l'épaisseur de la couche de neige, des détours imposés par les congères et des coups de vent qui freinaient sa progression. Une fois chez les Youngblood, une demi-heure lui serait nécessaire pour expliquer ce qu'il se passait, et mettre au point un plan d'attaque. Le trajet du retour ne leur prendrait guère plus d'un quart d'heure, même s'il leur fallait dégager certains tronçons de route bloqués par la neige. Au pis, il serait de retour deux heures et quart après son départ, au grand maximum.

Le chien se mit à b‚iller.

Toby était si calme qu'on aurait pu le croire endormi.

Heather avait baissé le thermostat, afin qu'ils puissent porter leur ensemble de ski et se tenir prêts à s'enfuir dès que le besoin s'en ferait sentir, mais la maison était encore chaude. Les mains et le visage de Heather étaient glacés, mais ses aisselles étaient trempées de sueur, et elle défit la fermeture Eclair de sa veste.

Au bout d'un quart d'heure, elle commença à se dire que leur ennemi imprévisible ne les attaquerait pas.

Celui-ci, de toute évidence, ne s'était pas encore rendu compte de la vulnérabilité qui était la leur depuis le départ de Jack, ou bien il s'en moquait carrément. D'après ce qu'avait dit Toby, il correspondait exactement à la définition même de l'arrogance-n'étant jamais effrayé par rien-et il fonctionnait toujours suivant le même rythme, d'après ses propres plans et ses propres désirs.

Elle reprenait un peu confiance, quand Toby se mit à

parler. Il ne s'adressait d'ailleurs pas seulement à elle.

" Non, je ne crois pas. "

Heather s'écarta de la fenêtre.

" Eh bien... peut-être, murmura Toby.

-Toby ? ", dit-elle.

Apparemment oublieux de sa présence, il fixait l'écran de son Game Boy. Ses doigts étaient immobiles. Aucune partie n'était en cours: l'écran miniature montrait des formes et des couleurs qu'elle avait déjà observées à deux reprises.

" Pourquoi ? " dit-il.

Elle posa la main sur l'épaule de son fils.

" Peut-être ", répondit-il, s'adressant aux tourbillons de couleurs qui se déployaient sous ses yeux.

Jusque-là, lorsqu'il réagissait aux injonctions de l'entité, il avait toujours dit non. Le peut-être alarma soudain Heather.

" Possible, si ça se trouve ", dit-il.

Elle ôta les écouteurs des oreilles de Toby, et il consentit enfin à lever les yeux vers elle. " Toby, que fais-tu ?

-Je discute ", dit-il, d'une voix qu'on aurait pu croire altérée par la drogue.

A qui disais-tu peut-être ?

-Au Passeur ", lui expliqua-t-il.

Elle se souvenait de ce nom, pour l'avoir entendu au cours de son rêve, alors que la détestable créature se prétendait être l'unique source de paix et de plaisir.

" Il prétend vouloir donner, mais il ment. Au contraire, il prend. Et tu persistes à te refuser. "

Toby avait les yeux fixés sur elle.

Tremblante, elle dit: " Tu me comprends, chéri ? "

Il hocha la tête.

Elle n'était pas certaine qu'il l'écoutait vraiment.

" Tu te refuses constamment, tu ne cesses de lui dire non.

- D'accord . "

Elle jeta le Game Boy à la poubelle. Elle hésita une seconde, puis se ravisa et posa l'objet sur le sol, l'écrasant à coups de talon, rageusement. Bien que le jeu électronique n'ait pas résisté aux premiers chocs, elle s'acharna.

Jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle ne se maîtrisait plus, et qu'elle exerçait sur le Game Boy une vengeance que, seul, le Passeur méritait. C'était lui qu'elle aurait aimé écraser à grands coups de botte.

Durant quelques secondes, elle se tint immobile, hale-tante, le regard fixé sur les débris du boîtier en plastique.

Elle commença à les rassembler, puis elle changea d'avis.

Au diable le Game Boy ! Et elle envoya valdinguer ce qui en restait.

L'incident avait suffisamment intéressé Falstaff pour le convaincre de se lever. quand Heather retourna se poster derrière la fenêtre au-dessus de l'évier, le labrador la suivit des yeux, étonné, avant de se diriger vers l'ex-Game Boy, le flairant comme pour élucider les motifs de la furie soudaine de Heather.

Dehors, c'était toujours pareil. L'avalanche de neige bouchait la vue, comme le brouillard du Pacifique dans les rues d'une station balnéaire californienne.

Fixant le regard sur Toby, elle lui dit: " Tu te sens bien ?

- Ouais, ça va.

- Ne le laisse pas approcher de toi.

- Je ne veux pas qu'il vienne.

-Alors, qu'il n'entre pas. Sois dur, je sais que tu peux y arriver. "

Sur le comptoir, à côté du four à micro-ondes, la radio diffusait de la musique, imperturbable, comme programmée pour émettre encore quelques minutes avant de sonner l'heure fatale. C'était un gros récepteur, de la taille de deux grandes boîtes de corn-flakes, qui captait six types de fréquence, ondes courtes et FM comprises. Toutefois, il ne donnait pas l'heure, et n'était pas programmable non plus. Pourtant, il brillait de toutes ses diodes, et ses haut-parleurs diffusaient une étrange musique.

L'enchaînement des notes et des rythmes n'avait pas grand-chose de musical, en fait, et l'ensemble faisait plutôt penser aux pièces détachées d'un moteur étalées sur l'établi d'un mécanicien. Certes, Heather identifiait les instruments-fl˚tes, hautbois, clarinettes, cors de toutes sortes, violons, triangles, cymbales-, mais il n'y avait aucune mélodie, aucune structure cohérente et identifiable. A peine existait-il une idée de structure, trop sub-tile pour être vraiment perceptible, et des sons, qui déferlaient en vagues, parfois agréables, parfois discordantes, et alternativement bruyantes et silencieuses.

" Peut-être ", dit Toby.

Concentrée sur la radio, Heather se retourna vers son fils, surprise.

Toby s'était levé. Debout près de la table, le regard rivé

sur le poste, il vacillait au gré d'une brise qu'il était le seul à sentir. Ses yeux brillaient d'un éclat particulier.

" Eh bien... ouais, peut-être... Peut-être... "

Les sons qui sortaient de la radio étaient l'équivalent auditif de la masse de couleurs qui parcourait indifféremment l'écran de la télé, de l'ordinateur et du Game Boy.

De toute évidence, il s'agissait d'un langage qui s'adressait directement au subconscient. Heather en percevait le pouvoir hypnotique, tout en ne subissant qu'une petite fraction de ce que subissait Toby.

Toby, lui, était vulnérable. Les enfants étaient toujours la proie la plus facile, victimes naturelles de ce monde cruel.

" ... J'aimerais bien... super... génial... " dit le petit gar-

çon, d'un ton rêveur, avant de l‚cher un profond soupir.

S'il disait oui, s'il ouvrait sa porte intérieure, il ne serait peut-être pas capable, cette fois, de repousser la chose, se perdant alors à jamais.

" Non ! ", s'écria Heather.

Saisissant le c‚ble de la radio, elle arracha la prise de son logement dans le mur, si violemment qu'elle la tordit, provoquant une gerbe d'étincelles qui arrosa les carreaux en faÔence blanche du comptoir.

Même débranchée, la radio continua à produire les mêmes vagues de sons hypnotiques.

Stupéfaite, hagarde, Heather fixa l'appareil.

En transe, Toby continuait à parler à un compagnon imaginaire, s'adressant à une présence qu'il était le seul à

percevoir. " Je peux ? Hmmm ? Je peux.... Et vous... Vraiment ? "

La foutue présence se faisait plus pressante que n'importe quel dealer au coin d'une rue de Los Angeles, de ceux qui s'attaquaient aux gamins à la sortie des classes, devant les cinémas, dans les salles de jeux, partout o˘ ils réussissaient à s'introduire, infatigables, plus difficiles à éliminer que de la vermine.

Les piles. Bien s˚r. La radio fonctionnait sur secteur, et sur piles.

" ... peut-être... peut-être... "

Elle posa l'Uzi sur le comptoir, se saisit de la radio, fit jaillir le petit rabat en plastique situé à l'arrière de l'appareil, et ôta les piles à l'intérieur du compartiment, d'un geste vif. Puis elle les balança dans l'évier, o˘ elles pro-duisirent un bruit de dés roulant sur une piste de back-gammon. La radio avait interrompu son chant de sirènes avant que Toby ait dit oui, et Heather pouvait considérer qu'elle venait de remporter une bataille. La liberté mentale de Toby était en jeu, mais, dans cette partie de dés qui l'opposait à l'invisible joueur, elle venait de sortir un sept, remportant ainsi la mise. Pour l'instant, il était à l'abri du danger.

" Toby ? Toby, regarde-moi. "

Il obéit. Le regard vif, il ne vacillait plus de droite à

gauche, et paraissait parfaitement en prise avec la réalité.

Falstaff aboya soudain, et Heather crut d'abord que c'était à cause de l'agitation autour de lui, et même de la panique qu'il reconnaissait instinctivement en elle, mais elle s'aperçut très vite que l'attention du chien était dirigée vers la fenêtre au-dessus de l'évier. Il émit une série de jappements secs, dans le but évident d'effrayer un adversaire.

Elle pivota sur elle-même, juste à temps pour voir quelque chose, sous le porche, disparaître du cadre de la fenêtre. Une ombre de haute taille. Elle l'avait aperçue du coin de l'oeil, sans avoir le temps de l'identifier.

La poignée de la porte se mit subitement à bouger.

Le coup de la radio n'avait été qu'une simple diversion.

Alors que Heather attrapait l'Uzi, Falstaff fonça derrière elle et se positionna face au tas de casseroles et de plats qui défendait la porte. Férocement, il se mit à aboyer en direction de la poignée en cuivre. Celle-ci tournait d'avant en arrière, mue par une main invisible.

Heather agrippa l'épaule de Toby et le poussa vers le couloir. " Sors, vite, mais reste près de moi-dépêche-toi ! "

Les allumettes se trouvaient déjà dans la poche de sa veste. Elle prit le jerrycan d'essence le plus proche d'elle, saisissant la poignée d'une main, tandis que, de l'autre, elle tenait l'Uzi.

Falstaff, comme fou, grognait si sauvagement qu'il en bavait. La fourrure hérissée, la queue dressée, il se tenait arc-bouté en avant, prêt à bondir, donnant vraiment l'impression qu'il se jetterait sur la porte avant que la chose ait le temps de faire quoi que ce soit.

Le verrou s'ouvrit soudain, avec un claquement sec.

L'intrus avait la clé. A moins qu'il n'en ait même pas besoin. La radio ne s'était-elle pas mise en marche toute seule ?

Elle battit en retraite vers le couloir, s'arrêtant sur le pas de la porte de la cuisine.

La lumière du plafond se reflétait sur le cuivre de la poignée, qui bougeait en silence.

Elle posa le jerrycan d'essence devant elle, et saisit l'Uzi à deux mains. " Falstaff, sors d'ici ! Falstaff! "

La porte s'ouvrit, et la tour de vaisselle se mit à vaciller sur sa base.

Le chien recula.

Remplissant son office, le dispositif de sécurité

s'écroula dans un grand vacarme. Les casseroles et les poêles rebondirent dans tous les sens, les fourchettes et les couteaux s'entrechoquèrent avec un bruit de cloche, et tous les verres se brisèrent, sans exception.

Les yeux étincelants, le chien rejoignit Heather, sans cesser d'aboyer férocement en montrant les crocs.

Elle avait l'Uzi bien en main, le doigt posé sur la détente. Et si l'arme s'enrayait? Mais non, l'Uzi ne la laisserait pas tomber. Il fonctionnait à merveille lorsqu'elle l'avait essayé quelques mois auparavant, au fond d'un canyon désert, au-dessus de Malibu. Les rafales de l'arme automatique résonnant le long des parois étroites du défilé, les douilles s'étaient éparpillées aux pieds de Heather, tandis que, plus loin devant elle, les buissons avaient été littéralement pulvérisés. Dans une odeur caractéristique de cuivre chaud et de poudre, les balles avaient jailli l'une après l'autre du canon comme d'un robinet ouvert, tel un flot dévastateur. L'Uzi n'avait aucune raison de s'enrayer. Mais si elle se trompait, qu'adviendrait-il d'elle et de Toby ?

Le battant en chêne massif bougea, s'entreb‚illant d'abord de quelques millimètres, puis de quelques centimètres.

Au-dessus de la poignée, quelque chose se faufila par l'ouverture étroite. A cet instant, Heather eut la confirmation de ses pires prémonitions. Le cauchemar était bien réel. L'impossible venait de s'incarner sous ses yeux: un tentacule noir, irrégulièrement taché de rouge, plus lisse que de la soie, épais de cinq bons centimètres à sa base, et dont l'extrémité était fine comme un ver de terre. Dans un mouvement fluide, il dardait de toute sa longueur à l'intérieur de la cuisine, en ondulant de façon presque obscène.

Heather en avait assez vu. Nul besoin d'attendre davantage. Elle ouvrit le feu. Tchak-tchak-tchak-tchak. A peine avait-elle appuyé sur la détente qu'une salve de six ou sept coups retentit, arrachant au battant en chêne de longs éclats de bois. Le bruit assourdissant rebondit de mur en mur, et la pièce tout entière vibra sous l'écho de l'explo-

sion.

Telle la lanière d'un fouet, le tentacule se rétracta en un éclair.

Heather n'avait pas entendu le moindre hurlement, et elle ne savait donc pas si la chose était blessée, ou indemne.

Pas question d'aller vérifier dans quel état elle se trouvait. Et la jeune femme n'avait pas non plus l'intention d'attendre une seconde apparition de l'atroce membre luisant, qui se montrerait peut-être plus agressif, cette fois.

Comme elle ne savait pas avec quelle rapidité la créature se déplaçait, il fallait absolument qu'elle s'éloigne de la porte.

Elle saisit le jerrycan d'essence, et, l'Uzi à la main, battit en retraite dans le couloir, manquant de trébucher sur le chien qui s'était collé à ses talons. Toby l'attendait au bas de l'escalier.

" Maman ? " dit-il d'une voix étranglée par la peur.

Depuis l'endroit o˘ ils se tenaient, il était possible d'apercevoir, dans l'alignement de la porte de la cuisine, le battant en chêne. Il était toujours entrouvert, et, pour l'instant, rien ne bougeait. Mais elle savait que l'intrus était encore sous le porche, agrippé à la poignée. Sinon, la porte se serait ouverte sous la pression des rafales de vent.

Pourquoi la chose attendait-elle ? Avait-elle peur ? Non.

Toby avait dit qu'elle n'avait jamais peur.

Une autre pensée lui traversa l'esprit. Si la présence tapie sous le porche ne comprenait pas le concept de la mort, cela signifiait qu'elle ne pouvait pas mourir, et qu'on ne pouvait pas la tuer. Auquel cas les armes étaient parfaitement inutiles.

Pourtant, la chose hésitait. Peut-être que Toby s'était trompé, et qu'elle était tout aussi vulnérable qu'eux, voire plus fragile. Cet espoir fou était tout ce qui restait à Heather.

Elle n'avait pas encore atteint le milieu du couloir.

Deux pas plus loin, elle se retrouvait entre l'entrée de la salle à manger et celle du salon. Mais elle était suffisamment loin de la porte donnant sous le porche pour avoir une chance d'exterminer la créature, si celle-ci décidait de faire irruption dans la maison plus vite que prévu. Heather s'immobilisa et posa le jerrycan à côté d'elle. Puis, des deux mains, elle brandit l'Uzi devant elle.

"Maman?

-Chut.

-qu'est-ce qu'on va faire? l'implora-t-il.

- Chuuut. Laisse-moi réfléchir. "

L'intrus possédait visiblement un appendice rétractable mais il était impossible d'en conclure qu'il avait l'aspect général d'un serpent. Ces derniers, d'ailleurs, étaient dotés de réflexes très rapides, qui les rendaient capables de dérouler leurs anneaux à la vitesse de l'éclair, et leurs jets de venin avaient une précision implacable.

La porte en chêne était toujours entreb‚illée, et parfaitement immobile. quelques flocons poussés par le vent avaient réussi à s'introduire par l'étroite ouverture, fondant rapidement sur le carrelage.

Rapide ou pas, la créature était de grande taille, indéniablement. Elle en avait deviné la masse considérable lorsqu'elle avait entraperçu son ombre à la fenêtre. Une ombre plus haute que la jeune femme.

" Amène-toi ", murmura Heather, les yeux rivés sur le battant de chêne. "Amène-toi vite, toi qui n'as jamais peur de rien. "

Soudain, dans le salon, la télé s'alluma, le volume à

fond, arrachant un cri de surprise à Toby et Heather.

Un flot de musique envahit leurs oreilles. Une musique de dessin animé, entraînante et joyeuse. Des crissements de freins, suivis par un bruit de tôle froissée, le tout au rythme guilleret d'une fl˚te. Puis la voix d'un Elmer Fudd en colère éclata dans toute la maison. " OH, JE hais ce satané lapin ! "

L'attention de Heather était rivée à la porte au fond de la cuisine, distante d'à peu près une quinzaine de mètres.

La réponse de Bugs Bunny retentit si fort que les vitres en vibrèrent. " qUOI DE NEUF, DOCTEUR ? " Puis quelque chose rebondit bruyamment: BOIING BOIING BOIING BOIING.

" ARRETE TOUT DE SUITE, SATAN… LAPIN ! "

Falstaff se précipita vers la télé en aboyant férocement, puis revint à toute vitesse dans le couloir, fixant de son regard sombre la porte entrouverte derrière laquelle leur véritable ennemi se dissimulait toujours.

Les flocons continuaient à s'engouffrer par l'étroite ouverture.

Dans le salon, la bande son du dessin animé se tut au milieu d'un long glissando de trombone, évoquant instantanément, malgré les circonstances dramatiques, l'image drolatique d'Elmer Fudd glissant inexorablement vers une quelconque catastrophe. Le silence revint, seulement troublé par le souffle du vent autour de la maison.

Une seconde. Deux. Trois.

Puis la télé se remit à hurler, mais sans Bugs et Elmer.

Des haut-parleurs se déversaient à présent le même flot de sons que celui qu'avait émis la radio, dans la cuisine.

S'adressant à Toby, elle lui dit, d'un ton sans réplique:

" Résiste ! "

Inlassablement, la neige s'engouffrait par l'ouverture de la porte.

Amène-toi, amène-toi.

Le regard rivé sur la porte au fond de la cuisine, elle dit: " N'écoute pas, chéri. Dis-lui de s'en aller, ne le laisse pas approcher de toi. Dis non. "

Alternativement irritant et apaisant, le flot ininterrompu de musique produisait sur Heather un effet presque physique, et elle se mit à vaciller au rythme des variations sonores, jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle était en train de se balancer, exactement comme Toby sous l'influence de la radio, tout à l'heure, dans la cuisine.

Le son entrant dans une phase plus calme, Heather entendit soudain que Toby était en train de murmurer quelque chose, sans comprendre le sens de ses paroles.

Elle tourna le regard vers lui. L'expression de son visage avait changé, et il paraissait transporté ailleurs. Ses lèvres remuaient doucement, mais Heather était incapable de saisir ce qu'il disait.

La porte en chêne. Elle était toujours ouverte de quelques centimètres. Sous le porche, quelque chose guettait.

Elle le savait.

Le petit garçon chuchotait, s'adressant à son suborneur, prononçant doucement des mots dont le ton semblait indiquer soit qu'il était sur le point de lui céder, soit que l'autre l'avait déjà gagné à sa cause infernale.

" Et merde ! " s'écria-t-elle.

Elle recula de deux pas, se retourna vers l'entrée du salon et ouvrit le feu sur la télé. Une brève rafale fit instantanément exploser le récepteur, pulvérisant l'écran, et la pièce se joncha d'une multitude de débris fumants. Et le chant hypnotique de l'invisible sirène se tut, brutalement couvert par le feu de l'Uzi.

Un courant d'air glacé s'engouffra alors dans le couloir, et Heather fit volte-face. La porte au fond de la cuisine n'était plus entrouverte, mais béait au contraire largement, ouvrant à présent sur le porche couvert de neige, et la tempête.

Le Passeur était d'abord sorti d'un rêve. Voilà qu'il surgissait à présent de l'enfer blanc pour pénétrer dans la maison. Il se trouvait maintenant quelque part dans la cuisine, à droite ou à gauche de la porte de communication donnant dans le couloir, et elle venait de rater l'occasion de l'abattre tandis qu'il franchissait le seuil.

S'il se tenait de l'autre côté de la cloison séparant la cuisine du couloir, il n'était plus qu'à sept ou huit mètres d'elle et s'était dangereusement rapproché.

Sur la première marche de l'escalier, le regard clair à

nouveau, Toby tremblait de tous ses membres, p‚le de terreur. A côté de lui, Falstaff haletait, flairant l'atmosphère d'un air belliqueux.

Derrière elle, un bruit de vaisselle brisée et de chocs métalliques retentit soudain. Toby se mit à hurler, Falstaff à aboyer sauvagement, et Heather pivota sur elle-même, le coeur battant. L'Uzi faillit lui échapper des mains, mais elle se ressaisit immédiatement. La porte d'entrée du rez-de-chaussée était prête à jaillir hors de ses gonds, et des tentacules noirs surgirent alors entre le battant et l'encadrement, en se tortillant frénétiquement. Ainsi ils étaient deux, l'un devant la maison, l'autre, derrière. L'Uzi l‚cha six ou sept coups, en rafale. La porte reprit sa place, la mystérieuse forme sombre qui se dressait derrière, en partie visible à travers le verre bisauté en haut du battant.

Sans prendre le temps de vérifier si elle l'avait touchée, elle se tourna en direction de la cuisine, déchargeant son arme dans le couloir vide.

Rien.

Elle avait cru que la première créature l'attaquerait par-derrière, mais elle s'était trompée. Il restait environ vingt coups dans le double chargeur de l'Uzi. quinze, peut-être.

Avec un adversaire dans la cuisine, et l'autre devant la porte d'entrée, pas question de s'éterniser ici.

Pourquoi avait-elle pensé qu'il n'y en avait qu'un seul ?

Parce qu'elle n'en avait vu qu'un dans son rêve? Parce que Toby n'avait jamais parlé que d'un unique agresseur?

Ils étaient peut-être plus de deux. Des centaines.

D'un côté, le salon. De l'autre, la salle à manger. A la réflexion, les deux pièces représentaient un égal danger.

Soudain, toutes les fenêtres du rez-de-chaussée éclatèrent simultanément.

La pluie d'éclats de verre qui s'abattit alors, jointe aux miaulements du vent s'engouffrant par chaque vitre brisée, mit un terme aux hésitations de Heather. Le premier étage. Il fallait que Toby et elle se réfugient là-haut. Un endroit surélevé était toujours plus facile à défendre.

Elle saisit le jerrycan d'essence.

La porte d'entrée s'ouvrit à toute volée, faisant voler les divers ustensiles de cuisine qui encombraient le passage.

Ce n'était certainement pas à cause du vent, mais elle s'abstint de se retourner. Derrière elle, le Passeur émit un sifflement prolongé. Exactement comme dans le rêve.

Elle bondit vers l'escalier en hurlant à Toby: " Monte, monte ! "

Le chien et le petit garçon se précipitèrent en haut des marches.

" Attends-moi là-haut! " lança-t-elle tandis qu'ils dis-

paraissaient hors de sa vue.

Parvenue à mi-hauteur, elle s'immobilisa et jeta un coup d'oeil en bas, en direction de la porte d'entrée. Dans le hall, il y avait un mort, qui marchait vers elle. Eduardo Fernandez. Elle le reconnut immédiatement, pour l'avoir déjà vu sur des photographies qu'ils avaient trouvées en mettant de l'ordre dans les affaires du vieil homme. Bien que décédé et enterré depuis plus de quatre mois, il était debout sur ses deux jambes, avançant d'un pas raide parmi les casseroles et les débris d'assiettes qui jonchaient le hall. Il s'approcha de l'escalier, poursuivi par des flocons de neige qui voletaient autour de lui, comme les cendres froides du feu des enfers.

Le cadavre ambulant qui se dressait sous les yeux de Heather n'avait pas conscience d'exister, et l'‚me d'Eduardo Fernandez l'avait quitté depuis longtemps, ayant rejoint le royaume des cieux bien avant que le Passeur ait réquisitionné son corps. Couvert de terre, celui-ci était de toute évidence contrôlé par le même pouvoir qui avait commandé à distance le déclenchement de la télé et de la radio, qui avait ouvert les serrures sans avoir besoin de clé et qui avait fait exploser toutes les fenêtres du rez-de-chaussée. Télékinésie, pouvoir de l'esprit sur la matière, peu importait. En l'occurrence, il s'agissait de la victoire d'une force mentale inconnue sur la matière terrestre. Et, dans le cas présent, de la matière organique en décomposition ayant un semblant d'apparence humaine.

Parvenu au bas de l'escalier, le cadavre s'immobilisa et leva vers elle un visage boursouflé, couvert de taches brunes et d'abcès purulents, dont le nez n'était plus qu'une masse verd‚tre prête à se détacher. Il lui manquait un oeil. L'une des paupières, pourtant d˚ment cousue avant l'inhumation du corps, s'était rouverte, laissant apparaître un globe oculaire visqueux et décoloré.

Heather sentit soudain qu'un flot de mots s'échappaient machinalement de ses lèvres entrouvertes. Elle comprit alors qu'elle était en train de réciter fiévreusement une longue prière qu'elle avait apprise lorsqu'elle était petite fille, vingt ans plus tôt. En d'autres circonstances, si elle avait cherché à s'en souvenir, fournissant pour cela un effort conscient, elle n'y serait vraisemblablement pas arrivée, mais voilà que les mots affluaient maintenant à

ses lèvres comme à l'époque o˘, petite fille, elle s'age-nouillait à l'église.

Le cadavre d'Eduardo Fernandez n'expliquait qu'une partie de la peur qu'elle ressentait, et moins encore le dégo˚t amer qui lui nouait l'estomac et l'empêchait de respirer librement, la secouant d'une irrésistible envie de vomir. Le cadavre était répugnant, mais, le processus de décomposition n'étant pas trop avancé, la chair exsangue collait encore aux os. L'homme mort sentait plus le liquide d'embaumement que la putréfaction, et l'odeur puissante qui envahit l'escalier rappela instantanément à

Heather ses cours de sciences naturelles, au lycée, et les grenouilles visqueuses qu'il fallait tirer du formol.

Ce qui la dégo˚tait le plus, c'était la présence, à cheval sur le cadavre, du Passeur, qui l'avait enfourché comme une vieille carne. Le couloir était suffisamment éclairé

pour que l'inconnu apparaisse clairement à la vue d'Heather, et bien qu'elle e˚t préféré en voir moins, elle était toutefois incapable d'en définir précisément la forme globale. La chose semblait être accrochée au dos du cadavre, soutenue par ses longs tentacules-certains fins comme un stylo, d'autres plus épais que l'avant-bras de la jeune femme-qui s'enroulaient fermement autour des cuisses de sa monture, et jusqu'à son cou. Le Passeur était presque complètement noir, d'un noir si profond, malgré

les taches rouge sang qui le parsemaient, que Heather en eut mal aux yeux.

Sans Toby à protéger, elle n'aurait peut-être pas été

capable d'affronter cette chose. Elle était trop étrange, trop incompréhensible, trop impossible. Trop. La regarder équivalait à respirer une bouffée de gaz hilarant, et Heather fut soudain sur le point d'éclater de rire, d'un rire désespérément dépourvu d'humour, plus proche de la folie que de la bonne humeur.

Sans oser détacher son regard du cadavre et de son hideux cavalier, de peur qu'ils n'en profitent pour approcher, Heather posa lentement le jerrycan sur le palier.

Dans le dos du cadavre, au coeur de la masse grouillante de tentacules, se dissimulait peut-être la partie centrale du corps de la chose, telle une pieuvre, avec des yeux étincelants de méchanceté et une bouche veule. Mais, si tel était le cas, elle restait invisible. Heather avait l'impression qu'elle n'était qu'une foule d'extrémités flexibles, qui se tordaient continuellement, s'enroulant et se déroulant dans tous les sens. D'apparence pourtant gélatineuse, le Passeur se hérissait parfois de pointes et de piques, qui rappelaient à Heather la carapace d'une langouste ou d'un crabe-l'espace d'une seconde seulement, puis il retrouvait sa sinuosité ondulante.

Au lycée, une des amies de Heather-Wendi Felzer-avait contracté un cancer du foie, et elle avait alors décidé

d'optimiser le traitement médical qu'elle suivait en s'autosoignant, suivant une thérapie basée sur la production d'images mentales. Wendi s'était représenté les cellules blanches du sang comme autant de chevaliers en armure, leur épée magique à la main, la tumeur cancé-reuse, comme le dragon, et elle avait passé deux heures par jour à méditer, jusqu'à se représenter clairement, dans son esprit, les chevaliers en train d'exterminer la bête. Le Passeur était l'archétype de toutes les images symbolisant le cancer, l'essence même de la malignité, le Malin lui-même. Dans le cas de Wendi, le dragon avait fini par gagner. Une conclusion que Heather devait écarter de son esprit, absolument.

«a commença à gravir les premières marches.

Elle leva le canon de l'Uzi.

L'aspect le plus répugnant du spectacle offert par l'enchevêtrement des tentacules dans le cadavre, c'était son degré d'intimité. Les boutons de la chemise blanche dans laquelle avait été enterré feu Eduardo Fernandez avaient sauté, et l'on apercevait entre les deux pans quelques tentacules qui gigotaient, ayant agrandi l'incision au thorax due à un coup de scalpel, lors de l'autopsie; d'un seul coup, les appendices luisants disparurent à l'intérieur du cadavre, s'enfonçant loin au fond de ses entrailles glacées. Cette étreinte qui liait ainsi la créature à la chair morte la rendait aussi obscène qu'incompréhensible.

Le fait même qu'elle puisse exister constituait un véritable blasphème. Sa seule existence semblait prouver que l'Univers était l'équivalent cosmique d'un asile d'aliénés, abritant des mondes insensés et des galaxies absurdes.

L'horrible équipage gravit une marche, puis une autre.

Une troisième. Une quatrième.

Heather attendit la suivante.

La cinquième marche.

Une masse vibrante de tentacules apparut entre les lèvres décharnées du cadavre, telle une gerbe de langues noires tachées de sang.

Heather ouvrit le feu, et son doigt resta trop longtemps sur la détente. G‚chant ses munitions, elle avait tiré une douzaine, peut-être une quinzaine de fois. Il était d'ailleurs surprenant-étant donné son état d'esprit-qu'elle n'ait pas complètement vidé le chargeur. Les balles de neuf millimètres tracèrent une diagonale sur le torse du cadavre, transperçant également les tentacules ondulantes.

L'énorme parasite et son support bipède reculèrent jusqu'en bas, abandonnant sur les marches deux tronçons de tentacules, longs d'une cinquantaine de centimètres.

Aucun des deux ne saignait. On aurait dit des serpents à

qui l'on venait de trancher la tête.

Heather était fascinée par la vision d'horreur. Presque immédiatement, le mouvement qui animait les bouts de tentacules cessa d'être le résultat des contractions spasmodiques des muscles et des nerfs, pour paraître servir un but précis. Chaque morceau de l'organisme initial, apparemment conscient de la présence de l'autre, avait décidé

de se rapprocher. L'un se laissa glisser au bord de la marche, tandis que le second se dressait à sa rencontre comme un serpent sous la fl˚te du charmeur. Lorsqu'ils se rencontrèrent, la transformation qui se produisit alors relevait de la pure magie noire, et dépassait de très loin la compréhension de Heather, bien que celle-ci n'ait rien raté du processus. Les deux morceaux ne firent plus qu'un, se fondant littéralement l'un dans l'autre, s'absor-bant réciproquement, comme si leur épiderme d'un noir presque soyeux n'était guère qu'une enveloppe contenant le processus protoplasmique. Dès que les deux tronçons furent combinés, huit bourgeons de tentacules jaillirent de la masse ainsi formée; parcouru d'un chatoiement presque liquide, le nouvel organisme ressemblait vaguement à un crabe-totalement dépourvu d'yeux-, aussi souple et flexible que les morceaux qui l'avaient généré. Tremblant, comme si le fait de rester à l'état solide exigeait de lui un effort monumental, il entreprit de descendre l'escalier, par saccades, en direction de la matrice dont il n'avait été que momentanément séparé.

Moins d'une demi-minute s'était écoulée depuis que les deux sections de tentacules s'étaient attirées réciproquement.

Les corps sont.

D'après ce que Jack lui avait dit, ces mots étaient de ceux que le Passeur avait prononcés par la bouche de Toby, dans le cimetière.

Les corps sont.

Une affirmation qui lui avait semblé très énigmatique.

Tout n'était que trop clair, à présent. Les corps sont-sacrifiables si nécessaire, transformables à volonté, muti-lables sans le moindre dommage, et disponibles à l'infini.

La noirceur de la vision qui venait de s'imposer à son esprit, renforcée par la certitude qu'ils ne pouvaient pas remporter un combat aussi inégal, quelle que soit leur vaillance, suffit un instant à la déstabiliser mentalement, et elle exécuta un bref plongeon dans les tréfonds de la folie. Au lieu de s'éloigner de la créature monstrueusement difforme qui basculait résolument de marche en marche pour aller rejoindre la masse dont elle était issue, comme toute personne sensée l'aurait fait, Heather se précipita, l'Uzi braqué devant elle, se ruant dans l'escalier avec un hurlement étranglé de bête à l'agonie au fond d'un piège.

Tout en sachant qu'elle s'exposait à un terrible danger, abandonnant inconsciemment Toby en haut de l'escalier, Heather était incapable de se retenir. Elle descendit une, deux, trois, quatre, cinq marches en moins de temps que l'espèce de crabe n'en avait mis pour sauter deux degrés plus bas. Ils n'étaient qu'à quatre marches d'écart quand la chose changea soudain de direction, sans prendre la peine de se retourner, comme si l'avant, l'arrière et les côtés ne présentaient pour elle aucune différence. Manquant perdre l'équilibre, elle parvint à s'arrêter, et le crabe commença à gravir l'escalier beaucoup plus rapidement que dans l'autre sens.

Trois marches les séparaient à présent.

Deux.

Le doigt sur la détente, elle vida le chargeur de l'Uzi, réduisant la forme hideuse qui se h‚tait vers elle en trois ou quatre morceaux sanglants. Retombant quelques marches plus bas, ces derniers se mirent à onduler souplement, se tortillant les uns vers les autres en silence.

Le pire aspect de cette chose, c'était son silence. Elle n'avait pas poussé un seul hurlement de douleur quand les balles de l'Uzi l'avaient perforée. Pas le moindre cri de rage. La rapidité de ses guérisons, le silence dans lequel elle se rétablissait de ses blessures, et ses assauts inlas-

sablement répétés, réduisaient à néant les espoirs de victoire de Heather.

Au pied de l'escalier, la macabre apparition se dressait de toute sa hauteur. Le Passeur, toujours hideusement réparti dans le cadavre, entreprit à son tour de gravir les premières marches.

En un éclair, Heather retrouva sa lucidité. Elle vola en haut de l'escalier, se saisissant du jerricane à mi-parcours, et rejoignit Toby et Falstaff, qui l'attendaient sur le palier au premier étage.

Le chien tremblait de tout son poil. Ses aboiements ressemblaient plutôt à des gémissements plaintifs, comme s'il était parvenu à la même conclusion que Heather: un système de défense actif était voué à l'échec. Leur ennemi n'était pas de ceux qui se laissent abattre à coups de griffes ou de dents, pas plus qu'à coups de fusil-mitrail-leur.

Toby demanda alors: " Il faut que je le fasse, vraiment?... Non, je ne veux pas. "

Elle ne savait pas de quoi il parlait, mais elle n'avait pas le temps de lui poser la question. " Ne t'en fais pas, chéri, on va s'en sortir. "

Au rez-de-chaussée, dans la partie de l'escalier qu'on ne voyait pas du palier, au premier étage, des pas lourds retentirent. Un long sifflement se fit entendre, à la façon d'un jet de vapeur s'échappant d'un tuyau crevé-la chaleur en moins.

Posant l'Uzi à côté d'elle, elle s'attaqua au bouchon du jerricane d'essence.

Les flammes risquaient d'être efficaces, se répétait Heather pour s'en convaincre. Si la chose était carbonisée, il ne lui resterait rien, à partir de quoi se refaire. Les corps sont. Certes, mais les corps réduits en cendres ne pouvaient plus prétendre à la forme et à la fonction qu'ils possédaient précédemment, même s'ils étaient dotés d'un métabolisme différent. Bon sang, il fallait que ça marche.

" «a n'a jamais peur ", dit Toby d'une voix qui trahissait l'intensité de sa propre angoisse.

" File, bébé ! Fonce dans la chambre, dépêche-toi ! "

Le petit garçon se mit à courir, et le chien le suivit.

Entre la mer de neige o˘ il était plongé et les nuages blancs qui bouchaient l'horizon, Jack avait l'impression d'explorer un monde plus étrange encore que la planète d'o˘ venait l'envahisseur du ranch quartermass. Bien qu'il sentît le sol à chacun de ses pas, il ne parvint pas à

l'apercevoir une seule fois durant tout le trajet. La tempête déversait sur lui des torrents de flocons serrés, et il n'aurait pas été plus dépaysé au fond du Pacifique. La neige arrondissait tous les contours, formant une succession de courbes qui rappelait un paysage sous-marin, malgré les congères sculptées par le vent, qui dressaient leurs crêtes figées comme des vagues prêtes à déferler. La forêt, dont le vert sombre aurait pu contraster avec la blancheur ambiante, était presque entièrement dissimulée sous le voile des flocons, plus opaques qu'une brume polaire.

Dans ce désert monochrome, le risque de se perdre était grand. A deux reprises, alors qu'il se trouvait toujours sur les terres du ranch quartermass, il s'égara loin du tracé de l'allée, pour retrouver ensuite la bonne direction, gr‚ce à

la prairie spongieuse qui, sous la couche de neige, lui indiquait qu'il avait quitté le chemin en dur.

Un pas après l'autre, Jack progressait, s'attendant à

chaque instant à voir surgir du rideau de neige le Passeur en personne, ou l'un des substituts qu'il avait tirés de leurs tombes. Il avançait prudemment, prêt à recourir au fusil à pompe à la moindre alerte.

Heureusement, il avait pris ses lunettes de soleil. Même protégés par les verres teintés, ses yeux souffraient de la luminosité intense, et il s'efforçait de percer l'uniformité

blanche devant lui, à l'aff˚t d'un éventuel agresseur, tout en cherchant du regard les repères familiers pour ne pas s'égarer.

Il préférait ne pas penser à Heather et à Toby. Sinon, il ralentissait l'allure, à deux doigts de changer d'avis et de rebrousser chemin pour aller les retrouver. Mais, pour leur bien, et le sien, il se concentrait sur la distance à parcourir, fonçant comme un automate dans la poudreuse.

Le vent strident sifflait à ses oreilles, la neige lui glaçait le visage, et il marchait tête baissée. A deux reprises, il trébucha-perdant même le fusil à pompe, ce qui le contraignit à se jeter à quatre pattes dans la poudreuse pour le retrouver-et le mauvais temps devint un adver-

saire presque aussi réel que n'importe lequel des délin-quants qu'il avait poursuivis dans sa carrière de flic.

Lorsqu'il parvint au bout de l'allée, s'arrêtant sous l'arche en bois qui marquait l'entrée du ranch quartermass, il se mit à maudire le vent comme si ce dernier avait eu des oreilles pour l'entendre.

D'un doigt ganté, il essuya la neige qui recouvrait les verres de ses lunettes. Il avait mal aux yeux, comme sous l'effet d'un collyre destiné à agrandir les pupilles, avant une consultation chez l'ophtalmologiste. Sans la protection des lunettes, il aurait peut-être déjà été victime de la réverbération.

A chaque respiration, la laine mouillée de l'écharpe, son go˚t dans la bouche, son odeur dans les narines, lui donnaient la nausée. La buée qu'il expirait avait saturé les fibres d'humidité, et elles avaient gelé. D'une main, il fit craquer la fine couche de glace, après l'avoir débarrassée des flocons accumulés. Tout de suite, il respira mieux.

Il était difficile de croire que le Passeur ne s'était pas rendu compte de son départ, mais Jack atteignit sans encombre les limites du ranch. Il lui restait encore une distance considérable à parcourir, mais c'était surtout dans l'enceinte de la propriété qu'il courait le plus de risques d'être attaqué.

Le Manipulateur n'était peut-être pas aussi omniscient qu'il prétendait l'être.

Une silhouette imposante, aux contours torturés, se hissa dans l'escalier: le Manipulateur et sa marionnette en décomposition progressaient, laborieusement mais efficacement, vers le premier étage. La chose avait sans aucun doute absorbé les débris étranges de chair que les balles lui avaient arrachés, mais elle n'avait pas interrompu sa marche pour autant.

Bien qu'elle ne se soit pas déplacée très rapidement, Heather trouva que la chose arrivait trop vite sur elle, comme si elle lui fonçait dessus, littéralement.

Malgré le tremblement qui lui agitait les mains, elle réussit enfin à dévisser le capuchon du jerricane d'essence, qu'elle renversa d'un geste résolu. Un jet doré

jaillit de l'ouverture. Elle le dirigea d'un côté, puis de l'autre, imbibant la moquette sur toute la largeur des marches. Le flot ruissela jusqu'au milieu de la cage d'escalier.

Sur le mur en contrebas, l'ombre du Passeur apparut, forme démente qui agitait autour d'elle les serpents de ses appendices flexibles.

Heather reboucha le jerricane, et le transporta un peu plus loin dans le couloir, avant de revenir face à l'escalier.

Le Passeur avait atteint la deuxième partie de l'escalier, celle qui menait directement au premier étage, et s'apprêtait à se tourner vers elle.

Heather fouilla la poche o˘ elle pensait avoir placé les allumettes, en vain. Ses doigts ne rencontrèrent qu'une réserve de munitions pour l'Uzi et le Korth. Pas d'allumettes. Tirant sur la fermeture …clair d'une autre poche, elle en passa le contenu en revue, h‚tivement. Encore des munitions, mais toujours pas d'allumettes.

Dans l'escalier, le cadavre leva la tête vers elle, la fixant de son oeil glauque. Elle sut alors que le Passeur était en train de l'observer, posant sur elle son invisible regard.

Avait-il senti l'odeur de l'essence ? Savait-il qu'il s'agissait d'un liquide hautement inflammable? Il était intelligent. Et même très intelligent. Avait-il compris qu'on projetait sa destruction?

Une troisième poche. Des munitions. Mais elle n'était plus qu'un arsenal ambulant, bon sang !

L'oeil unique qui restait accroché au cadavre, toujours voilé par une membrane jaun‚tre, était rivé sur Heather, la dévisageant à travers des paupières à moitié décousues.

L'air puait l'essence. La jeune femme avait du mal à

respirer, et elle fut prise d'une violente quinte de toux. Le Passeur ne semblait pas incommodé par l'odeur; quant au cadavre, il ne respirait plus depuis déjà longtemps.

Trop de poches, bon sang, quatre à l'extérieur de la veste matelassée, trois à l'intérieur, deux sur chaque jambe, et toutes munies d'une fermeture Eclair.

L'orbite vide était partiellement recouverte par des lambeaux de paupière, d'o˘ pendaient quelques brins de fil.

Soudain, l'extrémité d'un tentacule en surgit.

Agitant ses multiples appendices, telle une monstrueuse anémone de mer aux prises avec un courant sous-marin, la chose se rapprochait.

Les allumettes.

Sous ses doigts, elle sentit une petite boîte en carton.

Enfin...

Deux marches plus bas, le Passeur se mit à siffler doucement.

Heather faillit éparpiller les allumettes en ouvrant la boîte, et dut s'y reprendre à deux fois avant d'en saisir une.

La chose gravit une marche supplémentaire.

Lorsque sa mère lui avait intimé l'ordre de courir dans la chambre, Toby n'avait pas compris s'il s'agissait de la sienne ou de celle de ses parents. Tout ce qu'il voulait, c'était s'éloigner le plus possible de la chose qui montait l'escalier, et il se réfugia donc dans la grande pièce qu'il occupait au bout du couloir. En chemin, il s'était quand même retourné à deux reprises vers sa mère, tenaillé par l'envie de retourner à ses côtés.

Il ne voulait pas la laisser toute seule. C'était sa maman. Même s'il n'avait aperçu par la porte d'entrée qu'une forêt de tentacules enchevêtrés, il savait que, devant le Passeur, sa mère ne faisait pas le poids.

Lui non plus, d'ailleurs. Il fallait qu'il se force à ne rien faire, et il n'osait même plus réfléchir. Il savait pourtant quelle était la solution, mais il avait trop peur pour tenter quoi que ce soit. C'était normal, même les héros avaient peur, parfois, et seuls les fous ignoraient une telle sensation. Toby, lui, était s˚r de ne pas faire partie de ces gens-là, parce qu'il était si terrifié qu'il avait envie de faire pipi. Cette chose, c'était à la fois Terminator, la créature d'Alien, le requin géant des Dents de la mer, les dinosaures de Jurassic Park, et Toby en oubliait certainement plein d'autres. Lui, par contre, il n'était qu'un gamin. Peut-être était-il, lui aussi, un héros, comme son papa le lui avait dit, même s'il n'en avait pas l'impression. Pour l'instant, il ressentait l'inverse, mais, s'il était effectivement un héros, il lui fallait convenir qu'il n'était pas en train de faire ce qu'il aurait d˚.

Il rejoignit Falstaff, qui tremblait au bout du couloir, en gémissant plaintivement.

" Suis-moi, compagnon ", lui dit Toby.

Il pénétra dans sa chambre, o˘ toutes les lampes étaient allumées, sa mère et lui ayant éclairé toutes les pièces de la maison avant le départ de son père, bien qu'il fit encore jour.

" Rentre dans la chambre, Falstaff. Maman ne veut pas qu'on traîne dans le couloir. Viens ici ! "

Il se retourna et remarqua immédiatement que la porte donnant sur l'escalier en colimaçon était ouverte, alors qu'elle aurait d˚ être fermée, et le verrou, tiré. Lorsqu'ils avaient barricadé la maison, son père avait cloué la porte du bas, mais celle-ci non plus n'avait aucune raison d'être ouverte. Toby se précipita et repoussa le battant de toutes ses forces, puis il tira le verrou. Ouf. Il se sentit tout de suite beaucoup mieux.

Sur le seuil de la chambre, Falstaff attendait. Il ne gémissait plus.

Il grognait.

Jack était à l'entrée du ranch, et il faisait une pause, pour se remettre des efforts qu'avait exigés de lui la première partie de son périple, qui était aussi la plus dangereuse.

Il ne neigeait plus de tendres flocons, mais des particules de glace, dures comme des grains de sel, qui frappaient inlassablement son front exposé aux bourrasques du vent.

Une équipe d'entretien était visiblement déjà passée, car un mur de neige tassée de plus d'un mètre bouchait l'entrée de la voie privée qui menait à la grande maison. Il l'escalada et s'engagea sur la route.

L'allumette s'enflamma.

L'espace d'un instant, Heather crut que les vapeurs d'essence allaient provoquer une explosion, mais elles n'étaient pas assez concentrées, de toute évidence, pour être combustibles.

Apparemment inconscients du danger qui les guettait-ou certains qu'il n'y en avait aucun-, le parasite et sa monture escaladèrent une autre marche.

Sortant de la zone dangereuse, Heather recula de quelques pas et lança l'allumette devant elle.

Heurtant le mur du couloir, elle s'immobilisa, suivant des yeux la course du b‚tonnet enflammé, qui traçait un arc de cercle en direction des marches imbibées d'essence. Un flot de pensées lui vint alors à l'esprit, et elle fut soudain partagée entre un rire hystérique et des sanglots de désespoir. Je suis en train de mettre le feu à

ma propre maison... Bienvenue dans le Montana, ses paysages magnifiques, ses cadavres ambulants et toutes sortes de choses venues d'ailleurs... Allez, que l'allumette fasse flamber tout ça, et que les flammes de l'enfer nous viennent en aide! Ce n'est pas à Los Angeles qu'on pro-voquerait l'incendie de sa propre maison, ça, non... Là-bas, en général, d'autres que vous s'en chargent...

Et la moquette imprégnée d'essence prit feu, dans une explosion de flammes qui léchèrent toute la cage d'escalier. Instantanément, tout s'était mis à flamber, et l'incendie gagnait déjà la rampe.

Une vague de chaleur reflua jusqu'à Heather, et elle cligna des paupières. L'air br˚lant était insupportable, et il aurait fallu qu'elle se mette à l'abri de la fournaise, mais elle voulait savoir ce qu'était devenu le Passeur.

La cage d'escalier n'était plus qu'un immense brasier.

Aucun être humain n'aurait pu tenir dans cet enfer plus de quelques secondes.

Au coeur de l'incandescence, l'homme mort et la bête, bien vivante, elle, ne formaient plus qu'une même masse noire, qui s'apprêtait à gravir une marche de plus. Puis une autre. Son ascension ne s'accompagnait d'aucun cri de douleur, et seule la rumeur des flammes grondait férocement, se rapprochant elle aussi du premier étage.

Tandis que Toby refermait la porte de l'escalier en colimaçon, et que Falstaff grognait sur le seuil de la chambre, une lueur rougeoyante envahit soudain le couloir. Les grognements du chien se transformèrent en un glapissement de surprise. L'éclair fut aussitôt suivi du reflet des flammes qui se mit à danser sur les murs du couloir.

Heather venait de mettre le feu au Passeur-elle était très forte, sa mère, et très maligne-et un espoir fou s'empara de Toby.

Puis il remarqua autour de lui une seconde anomalie.

Les rideaux de l'alcôve.

Pourtant, il se souvenait très bien qu'ils étaient tirés lorsqu'il avait quitté sa chambre. Il ne les fermait que la nuit, pour dormir, ou pendant qu'il jouait. Il les avait ouverts le matin même, et, depuis, il n'avait pas eu le temps de s'amuser.

Il régnait dans la chambre une odeur nauséabonde, qu'il n'avait pas remarquée en entrant, à cause des battements désordonnés de son coeur et de la difficulté qu'il avait à

reprendre son souffle.

Il s'approcha de son lit. Un pas, puis deux.

Plus il avançait vers l'alcôve, plus l'odeur empirait.

Comme celle qui empuantissait l'escalier en colimaçon, le jour de leur arrivée dans le ranch quartermass.

Arrivé près du lit, il s'immobilisa. Il se comportait en véritable héros, se dit-il. Les héros avaient le droit d'avoir peur, mais, même dans ce cas, il fallait qu'ils fassent quelque chose.

Sur le seuil de la chambre, Falstaff devenait fou de terreur.

Le revêtement de la chaussée n'était visible qu'en de rares endroits, là o˘ le vent avait chassé la neige, et une couche de cinq centimètres de poudreuse recouvrait la route. De nombreuses congères s'étaient formées le long des parois que le chasse-neige avait creusées.

Pour autant que Jack puisse en juger, ce dernier avait accompli sa tournée deux heures auparavant, une heure et demie au maximum, et il n'allait sans doute pas tarder à

repasser.

Prenant vers l'est, il se h‚ta en direction du ranch des Youngblood, espérant rencontrer en route l'équipe chargée du déneigement. qu'ils aient disposé d'un gros engin ou d'un simple camion doté d'un système de salage, les cantonniers auraient vraisemblablement accès à un moyen de communication quelconque. S'il arrivait à les convaincre que son histoire n'était pas le produit de son cerveau troublé, il réussirait sans doute à les persuader de l'accompagner jusqu'à la maison, o˘ Heather et Toby attendaient qu'on vienne les secourir.

Il réussirait sans doute à les persuader? Bon sang, il était armé, pas vrai? Bien s˚r, qu'il les persuaderait. Le chasse-neige déblaierait la voie privée jusqu'à la porte d'entrée de la grande maison, et les cantonniers souri-raient gentiment, chantant à tue-tête, tels les petits gardes du corps de Blanche-Neige, si c'était vraiment ce que Jack voulait qu'ils fassent.

C'était incroyable, mais il fallait admettre que la créature prisonnière des flammes qui embrasaient l'escalier était encore plus grotesque et plus impressionnante, et la fumée qui la dissimulait en partie la rendait d'autant plus terrifiante. Elle gravit une marche de plus, silencieusement. Puis une autre, toujours en silence. La chose émergea du brasier avec un panache digne du Seigneur des Ténèbres sortant de chez lui pour aller boire un verre.

La bête br˚lait. Ou, du moins, la partie représentée par la dépouille d'Eduardo Fernandez était-elle en train de se consumer, tandis que l'être diabolique qui la montait se hissait hors de l'escalier, approchant à présent des dernières marches.

Heather ne pouvait plus attendre. La chaleur était insupportable. Le visage de la jeune femme avait déjà trop souffert de la température extrême, et elle ne s'en tirerait pas sans br˚lures. Les flammes avides dévoraient le plafond du couloir, et sa position était plus que périlleuse.

De plus, le Passeur n'avait visiblement pas l'intention de rôtir dans l'incendie, contrairement à ce qu'elle avait espéré. Dès qu'il aurait atteint le palier, il se dirigerait vers elle, tentacules en avant, et il ferait son possible pour l'étreindre de ses multiples bras, dans le but ultime de la posséder corps et ‚me.

Le coeur battant, Heather se dirigea vers le jerricane qu'elle avait posé un peu plus loin, dans le couloir. D'une main, elle s'en saisit. Il pesait à présent beaucoup moins lourd, et elle en déduisit qu'elle avait déjà utilisé plus d'une dizaine de litres d'essence.

Elle jeta un coup d'oeil derrière elle.

Résolu à suivre sa proie, tel un chasseur, le Passeur venait d'atteindre le palier du premier étage. Il était en flammes, tout comme le cadavre qui le portait. Mais, au lieu de se carboniser, les deux corps intimement mêlés flambaient comme de l'amadou, et Heather eut l'impression qu'une colonne de feu se dirigeait vers elle. Les plus longs des tentacules fouettaient l'air autour d'elles, et les braises ardentes qu'ils projetaient entreprirent de propager l'incendie plus loin dans le couloir, enflammant moquette et papiers peints.

Comme Toby s'approchait des rideaux abritant son lit, Falstaff se décida enfin à bondir. Bloquant le passage, le chien se mit à aboyer énergiquement, dans le but évident de l'empêcher d'avancer.

A ce moment précis, quelque chose se déplaça sur le lit, faisant bouger l'étoffe lourde. Les quelques secondes qui s'écoulèrent ensuite parurent durer des heures, et Toby eut vraiment l'impression de vivre au ralenti. L'alcôve o˘

il dormait était devenue la scène d'un thé‚tre de marionnettes, et le spectacle était sur le point de commencer.

Inutile d'attendre le Muppet 5120w, OU les personnages de Rue Sesame: la représentation promettait de ne pas être drôle du tout, au contraire. Toby avait envie de fermer les yeux et de faire un voeu pour que la chose qui s'agitait derrière les rideaux disparaisse à jamais. Si l'on refusait d'y croire, peut-être que la chose n'existait plus. Serrée contre les plis du tissu, la créature semblait l'avertir de sa présence. Coucou, petit, je suis là... Peut-être qu'au contraire, il suffisait d'y croire pour qu'elle existe, comme la fée Clochette. Donc, si on fermait les yeux et qu'on se mette à penser à un lit vide et à la bonne odeur des cookies au chocolat de sa maman, il était possible que la chose disparaisse, ainsi que l'horrible odeur qui la suivait partout. C'était loin d'être un plan parfait, peut-être même était-ce un mauvais plan, mais c'était un plan. Et il fallait absolument que Toby en ait un, sinon il allait devenir dingue. Pas question, pourtant, de faire un pas de plus en direction de l'alcôve, même si Falstaff l'y autorisait: la peur le paralysait sur place. Son père n'avait pas fait état de ce phénomène. Il n'avait pas non plus dit que les héros pouvaient, éventuellement, être pris de nausée. Toby, lui, éprouvait justement une violente envie de vomir. Et il lui était impossible de s'enfuir sans tourner le dos aux rideaux, ce qui était absolument hors de question. Le meilleur plan, et le seul, c'était donc bien de fermer les yeux et de faire un voeu. Sauf qu'il aurait fallu le payer très, très cher pour qu'il consentît à baisser les paupières.

Falstaff se tenait toujours entre Toby et l'alcôve, tourné

de façon à bondir sur tout ce qui bougerait, quoi que ce f˚t. Il n'aboyait pas. Il ne gémissait pas, il ne grognait pas non plus. Tremblant, mais prêt à se battre, il montrait les crocs et attendait.

Une main se glissa hors des rideaux. Ou plutôt un squelette de main, ganté d'une peau en lambeaux, racornie et moisie. Alors là, c'était s˚r, ce vieux machin dégo˚tant ne pouvait vraiment pas être vivant, à moins qu'on n'y croie très fort, parce que c'était encore plus impossible que la fée Clochette, et un million de fois plus dingue. Sur ce qui restait des doigts de la main décharnée, deux ongles tenaient encore, noirs, comme les carapaces luisantes de deux scarabées égarés. Il ne pouvait faire de voeu en fermant les yeux ? Il refusait de tourner le dos à la chose pour partir en courant? Bon. Il pouvait au moins se mettre à

hurler pour alerter sa mère, malgré l'humiliation qu'une telle option représentait pour un garçon de huit ans ou presque. Mais, après tout, c'était elle qui avait la mitrail-lette, pas lui. Un poignet venait d'apparaître, suivi d'un avant-bras encore un peu charnu, et du tissu déchiré et taché de la manche d'une robe qui avait d˚ être bleue.

Maman! Il hurla le mot mais il fut le seul à l'entendre, aucun son n'ayant franchi sa gorge. Autour du poignet, était enroulé un bracelet d'un noir brillant, tacheté de rouge. Un accessoire de mode encore inédit. Puis, très vite, il se changea en gros ver de terre, non, en tentacule, comme si une pieuvre avait été tapie dans la manche bleue. Maman, au secours!

La grande chambre. Pas de Toby. Sous le lit? Dans l'armoire, dans la salle de bains? Non, ne perds pas ton temps à vérifier. Toby est peut-être caché quelque part mais pas le chien. Il s'est s˚rement réfugié dans sa chambre.

Le couloir, à nouveau. Des vagues de chaleur. Des flammes bondissantes et des ombres mouvantes. Et le sourd grondement de l'incendie.

Soudain, un autre genre de sifflement. Le Passeur s'approchait. Ses tentacules claquaient comme des fouets.

Suffoquée par la fumée, le jerricane à la main, Heather se dirigea en toussant vers l'arrière de la maison.

L'essence clapotait furieusement à l'intérieur du bidon.

La main droite de Heather était vide. Or, elle aurait d˚

tenir quelque chose.

Et merde!

Elle s'immobilisa à quelques pas de la chambre de Toby, et se retourna vers les flammes. Elle avait oublié

l'Uzi sur le palier, à côté de l'escalier. Les deux chargeurs étaient vides, mais les poches de sa veste débordaient de munitions. C'était trop bête.

Non que les armes aient été d'une grande efficacité

pour combattre la monstruosité qui la poursuivait. Les balles ne lui faisaient aucun mal, et ne réussissaient qu'à

peine à la retarder. Mais l'Uzi représentait une puissance de feu bien supérieure à celle du.38 qui lui battait la hanche.

Impossible de revenir en arrière, sans risquer l'asphyxie. L'incendie avait absorbé tout l'oxygène de l'air ambiant. Et la chose qui brandissait ses tentacules se tenait à présent entre Heather et l'Uzi.

Une vision s'imposa alors follement à l'esprit de la jeune femme: Alma Bryson, debout au milieu de toute son artillerie. Une jolie jeune femme noire, fine et gentille, dont le flic de mari était mort pendant le service, et qui pouvait se montrer sacrément gonflée et capable d'affronter n'importe quoi. Et Gina Tendero, avec son pantalon et son blouson de cuir noir, et sa bombe lacrymo, et dans son sac à main, probablement, un flingue, qu'elle s'était procuré illégalement. Mais elles étaient toutes deux dans la Cité des Anges, attendant la fin du monde et s'y préparant activement, alors que c'était au Montana que ça se passait, les filles.

Tandis que les flammes gagnaient du terrain, une fumée

‚cre envahit soudain le couloir, et le Passeur disparut de la vue de Heather, qu'une quinte de toux irrépressible courba en deux.

En titubant, elle longea le couloir jusqu'à la chambre de Toby. Posant la main sur la poignée, elle ouvrit la porte et franchit le seuil au moment précis o˘ Toby se mettait à

hurler.

CHAPITRE VINGT-DEUX

Tenant le Mossberg à deux mains, Jack prit au petit trot la direction de l'est, tel un soldat d'une unité d'infanterie s'élançant au combat. La route était plus dégagée, maintenant, et il pourrait peut-être parcourir le trajet plus vite que prévu.

A chaque pas, il s'efforçait de faire bouger ses orteils à

l'intérieur de ses chaussures. Malgré ses deux paires de chaussettes de laine et ses semelles isolantes, il avait de plus en plus froid aux pieds, et il fallait qu'il veille à ce que son sang circule, y compris dans les extrémités de son corps.

Les os récemment consolidés de sa jambe gauche se ressentaient de l'effort qu'il était en train d'accomplir, mais la douleur ne le gênait pas. En fait, il était en meilleure forme qu'il ne l'aurait supposé.

Bien que la visibilité soit toujours limitée à une trentaine de mètres, et parfois à beaucoup moins, Jack ne courait plus le risque de s'égarer dans la tempête. La neige entassée de chaque côté de la route par l'engin de déblaiement lui permettait de se repérer sans la moindre difficulté. Les poteaux électriques, qui supportaient également la ligne téléphonique, marquaient eux aussi la route à

suivre.

Il avait parcouru environ la moitié de la distance qui le séparait encore du ranch des Youngblood, mais il s'aper-

çut que son allure fléchissait. Rassemblant ses forces, il redoubla d'ardeur et accéléra le pas.

Comme il marchait en rentrant le cou dans les épaules, afin de se protéger des rafales de vent, et baissait la tête pour éviter la morsure des flocons gelés, les yeux fixés sur la route, il ne vit pas tout de suite la lumière dorée, mais il en distingua le reflet dans les fins cristaux de neige.

D'abord, ce ne fut qu'une pointe de jaune, puis il eut soudain l'impression que le blizzard s'était mué en une pluie de poussière d'or.

Relevant la tête, il aperçut devant lui l'éclat brillant d'une source lumineuse, dont le noyau était d'un jaune intense. Pulsant mystérieusement à travers la tempête, qui en dissimulait l'origine, la lumière lui rappela celle qu'Eduardo Fernandez décrivait dans ses notes, et qu'il avait vue, pour la première fois, dans la forêt près de la grande maison. D'après ce qu'il avait écrit, elle était animée des mêmes pulsations, radiance surnaturelle qui annonçait l'ouverture du passage et l'arrivée du voyageur.

Il voulut s'arrêter et manqua perdre l'équilibre, tandis que l'intensité de la lueur augmentait graduellement, et il se demanda si le moment était venu de bondir derrière le premier tas de neige. Il n'entendait aucune des basses fréquences qu'Eduardo Fernandez avait décrites dans ses notes, seulement le sifflement strident du vent dans les branches des sapins. L'étrange lueur se diffusait partout, éclairant le ciel bas et Jack lui-même, sous la poussière d'or, dans la neige jusqu'aux chevilles, le canon du Mossberg étincelant comme s'il s'était trouvé sur le point d'entrer en fusion. De multiples sources lumineuses apparurent alors, chacune pulsant à son rythme, et les éclairs jaunes se succédèrent. Par-dessus le vent, un bruit se fit entendre. Un ronronnement assourdi, qui se transforma bientôt en un grondement mécanique. Un gros engin approchait. Crevant le blizzard, une énorme machine apparut enfin, et Jack se retrouva devant le chasse-neige, qui poussait une lame d'acier plus haute que lui.

Lorsqu'elle pénétra dans l'atmosphère plus saine de la chambre de Toby, clignant des yeux à cause de la fumée

‚cre, Heather distingua deux silhouettes floues, l'une, petite, l'autre, beaucoup plus grande. S'essuyant désespérément les yeux, elle finit par apercevoir l'origine des hurlements du petit garçon.

A proximité de Toby, un cadavre en état de décomposition sérieusement avancée, attifé de lambeaux de tissu bleu, servait de monture à un second Passeur, qui brandissait ses appendices en direction du petit garçon.

A la vue de ce cauchemar vivant, Falstaff bondit, mais les tentacules furent plus rapides que l'éclair. Saisissant le chien au vol, ils se débarrassèrent de lui plus aisément qu'une queue de vache d'une mouche. Hurlant de terreur, Falstaff vola à travers la pièce, s'écrasant contre le mur à

côté de la fenêtre avec un gémissement de douleur.

Heather ne se souvenait pourtant pas d'avoir dégainé, mais le Korth.38 se trouvait dans sa main.

Avant même qu'elle ait le temps d'appuyer sur la détente, le nouveau Passeur-ou le nouvel aspect de l'unique Passeur existant, selon qu'il existait une entité

dotée de nombreux corps, ou plusieurs individus indépen-dants les uns des autres-se saisit de Toby à l'aide de trois de ses tentacules luisants. Il le souleva du sol et le présenta à la femme au sourire décomposé, morte depuis longtemps, comme s'il avait voulu que le petit garçon dépose un baiser sur sa joue décharnée.

Poussant un cri de révolte, furieuse et terrifiée à la fois, et ne pouvant pas tirer de peur de blesser Toby, Heather se précipita sur la chose. Se jetant sur l'atroce équipage, elle sentit l'un des tentacules qui s'enroulait autour de sa taille. En dépit de sa combinaison matelassée, l'horrible contact la glaça; la puanteur qui se dégageait du cadavre était insupportable. Mon Dieu... Les organes internes n'existaient plus depuis longtemps, et les appendices de la créature logeaient dans le cadavre. Celui-ci tourna la tête vers Heather, et toute une germination de langues noires sortit de la bouche béante. Ainsi que du cartilage des narines. Et des orbites vides. La lanière réfrigérante raf-fermit sa prise autour de la taille de Heather, mais celle-ci brandit le.38 sous le menton osseux du cadavre, qu'ornait une barbe de moisissure. Elle était prête à lui tirer dans la tête, s'il le fallait, comme si le cr‚ne du cadavre contenait encore le cerveau qui l'avait occupé, mais, à part ça, Heather ne savait pas quoi faire. Toby hurla, le Passeur siffla, le.38 tonna à plusieurs reprises, de vieux os retournèrent à

la poussière, le cr‚ne se détacha des vertèbres qui l'atta-chaient encore à la dépouille en décomposition, le.38

retentit à nouveau-elle ne comptait plus le nombre de coups tirés-puis une série de cliquetis avertit Heather que les munitions étaient épuisées.

quand la créature la l‚cha enfin, Heather, qui luttait pour se dégager, faillit tomber à la renverse. Le.38 lui échappa des mains, et l'arme roula sur la moquette.

Le Passeur s'écroula à ses pieds, non parce qu'il était mort, mais parce que le pantin qu'il chevauchait ayant reçu plusieurs balles en certains points stratégiques de son squelette, il était désormais incapable de porter le corps de son maître, si mou et si lourd à la fois.

Toby était libre, lui aussi. Pour l'instant.

Livide, le petit garçon ouvrait de grands yeux. Il s'était mordu la lèvre inférieure si fort qu'elle saignait, mais, à

part ça, il avait l'air en forme.

La fumée commençait à envahir la chambre, mais Heather savait par expérience que celle-ci était susceptible de s'épaissir d'un moment à l'autre, rendant toute visibilité

strictement impossible.

" File ", s'écria-t-elle en poussant Toby en direction de l'escalier en colimaçon. " File, file ! "

A quatre pattes, il obtempéra, et elle l'imita, la terreur les réduisant à adopter un mode de locomotion infantile.

Arrivés au pied de la porte, elle se releva, Toby à ses côtés .

Dans la chambre se déroulait une scène de cauchemar: le Passeur rampait sur le sol, tel un énorme poulpe, quoique nettement plus inquiétant et étrange que n'importe quelle créature sous-marine terrestre. Les tentacules enchevêtrés ne tentaient même plus de capturer Toby et sa mère, et se battaient avec le squelette déman-telé, dans le but de remettre sur pied le cadavre putréfié, et de s'installer à nouveau dans sa cage thoracique.

Elle tourna la poignée de la porte, en vain.

Celle-ci refusa de s'ouvrir.

Fermée.

Sur l'étagère à la tête du lit, le radio-réveil de Toby se mit en marche, et des accords de rap éclatèrent quelques secondes durant, à plein volume. Puis l'autre musique envahit l'espace sonore. Une succession de notes étranges, mais hypnotiques.

" Non ! " cria-t-elle à Toby tout en s'efforçant de faire jouer le verrou, qui offrait une résistance inattendue.

" Non ! Dis-lui non ! " Bon sang, ce fichu verrou ne s'était pourtant jamais bloqué !

Le premier Passeur apparut alors dans l'encadrement de la porte, surgissant du couloir en flammes dans un nuage de fumée, toujours aussi étroitement imbriqué dans ce qui restait du cadavre calciné d'Eduardo Fernandez. Le feu qui dévorait la chose l'avait en partie consumée.

La molette du verrou refusait de tourner, comme si le mécanisme était grippé par la rouille. Heather insista, et clac !

Mais le loquet reprit aussitôt sa place dans le pêne, sans lui laisser le temps de tirer le battant.

Toby murmurait des paroles confuses. Il était en train de parler à quelqu'un, mais pas à elle.

" Non ! hurla-t-elle. Non ! Non ! Dis-lui non ! "

Haletante, Heather décoinça à nouveau le verrou et se cramponna à la molette de toutes ses forces. En vain.

Contre la volonté de la jeune femme, la petite rondelle de cuivre reprit inexorablement sa place, lui glissant entre les doigts. Le Passeur. C'était le même genre de pouvoir télé-kinésique qui avait allumé la radio dans la cuisine. Ou qui était capable de ressusciter les morts. Elle voulut essayer d'actionner la poignée de la porte de l'autre main, mais elle était bloquée à son tour. Elle laissa tomber.

Poussant Toby derrière elle, elle se plaça le dos contre la porte de l'escalier, et fit face aux deux créatures. Sans arme.

L'énorme chasse-neige jaune était pourvu d'un puissant moteur diesel, dissimulé par le ch‚ssis rutilant, et la cabine du chauffeur était fermée. De loin, on aurait pu le confondre avec quelque énorme insecte exotique égaré

dans un désert immaculé.

quand le conducteur aperçut un homme debout au milieu de la chaussée, il ralentit son engin, mais Jack craignait que l'homme ne change d'avis en apercevant le fusil à pompe, et il se tenait prêt à bondir sur le chasse-neige si celui-ci faisait mine de ne pas s'arrêter.

Malgré le Mossberg, l'homme assis derrière le volant freina. Jack s'élança vers ce qui semblait être la portière de la cabine de pilotage, située à trois mètres du sol.

Le conducteur de l'engin était perché sur des pneus d'un mètre cinquante de haut, dont la gomme avait l'air plus solide que les roues d'un véhicule militaire blindé, et le type là-haut n'avait certainement pas envie d'ouvrir sa portière et de descendre dans la neige pour le plaisir de discuter avec Jack. Il allait sans doute baisser sa vitre et crier quelques mots en direction de Jack, assez fort pour couvrir le bruit du vent, et si par malheur ce dernier disait quelque chose qui ne lui plaisait pas, le chauffeur appuie-rait sur l'accélérateur et le laisserait en plan. Dans le cas o˘ le type se montrerait réfractaire à toutes ses explications, Jack était prêt à grimper jusqu'à la cabine et à

prendre le contrôle du chasse-neige par n'importe quels moyens, hormis l'assassinat du chauffeur.

A sa grande surprise, l'homme ouvrit sa portière et se pencha à l'extérieur. Il avait un visage rond, un collier de barbe et des cheveux plutôt longs, et portait une casquette de base-ball. Criant plus fort que le moteur et la tempête réunis, il lança: " Des ennuis?

-Ma famille a besoin d'aide.

-De quel genre ? "

Jack n'avait pas l'intention d'expliquer en dix secondes qu'il s'agissait tout simplement d'une rencontre du troisième type avec un extraterrestre. " Au nom du ciel, ils sont peut-être déjà morts !

-Morts? O˘ ça?

- Je viens du ranch quartermass, et ils sont encore là-bas.

-Le nouveau propriétaire, c'est vous?

-Oui !

-Montez ! "

Le type ne lui avait même pas demandé pourquoi il trimballait un fusil à pompe avec lui, comme si tout le monde dans le Montana se déplaçait armé jusqu'aux dents. Bon sang, c'était peut-être le cas, après tout.

Tenant le Mossberg d'une main, Jack se hissa jusqu'à la cabine, en veillant à ne pas glisser sur les plaques de glace sale qui recouvraient à certains endroits le ch‚ssis. Il le fit deux ou trois fois, mais il réussit à grimper.

Lorsqu'il parvint à la hauteur de la cabine, le conducteur s'apprêta à saisir le Mossberg des mains de Jack.

Celui-ci hésita, craignant que, une fois débarrassé de l'arme, le type n'en profite pour lui balancer un coup de botte, histoire de le faire redescendre au ras des congères.

Mais le conducteur de l'engin était réellement un bon Samaritain. Il fourra le Mossberg derrière le dossier de son siège en disant: " On n'est pas une limousine, et il n'y a qu'une place à l'avant, vieux. Va falloir que vous passiez derrière moi. Cramponnez-vous. "

L'espace que le type proposait à Jack mesurait un mètre cinquante de long sur soixante centimètres de large. Le plafond de la cabine était bas. Deux caisses à outils occupaient déjà la place derrière le siège sur lequel était installé le chauffeur. Tandis que ce dernier se penchait sur les manettes du tableau de bord, Jack se faufila derrière lui, la tête la première, et se posa sur l'une des caisses à

outils, les jambes étendues sur le côté, mi-couché, mi-assis.

Le conducteur referma la portière. Le moteur grondait bruyamment, sans parvenir à couvrir le bruit des rafales de vent.

Les genoux ramassés derrière le siège, Jack se tenait dans l'alignement du levier de vitesse, situé à droite du volant. En se penchant légèrement en avant, il pouvait parler directement dans l'oreille du chauffeur.

" «a va ? lui demanda ce dernier.

-Parfait. "

Sans avoir à hurler, il fallait quand même parler fort.

" On est un peu à l'étroit, pas vrai ? dit le barbu. On ne se connaît pas, mais quand nous arriverons chez vous, on sera bons à marier, vous allez voir. " Il passa une vitesse.

" Direction le ranch quartermass, droit sur la grande maison, c'est ça?

-Exactement. "

L'engin hoqueta, puis se mit à avancer. L'énorme lame d'acier à l'avant du chasse-neige raclait le bitume, provoquant des vibrations dans tout le ch‚ssis, et jusque dans les os de Jack.

Désarmée. Le dos à la porte.

A travers la fumée qui obscurcissait le couloir, on distinguait les flammes qui approchaient de la chambre de Toby .

Par-delà les fenêtres, la neige. Et le froid. C'était une issue possible, une sécurité éventuelle. Heather se voyait déjà fonçant dans la fenêtre, sans prendre le temps de l'ouvrir, la fracassant pour bondir sur le toit du porche et, de là, sauter sur la pelouse. C'était dangereux, mais ça pouvait marcher. Sauf que les deux Passeurs ne les laisse-raient pas faire.

L'éruption sonore, quasi tellurique, qui provenait de la radio était assourdissante, et Heather avait l'impression qu'elle ne s'entendait même plus réfléchir.

Auprès d'elle, Falstaff aboyait rageusement en direction des créatures démoniaques qui les menaçaient, tout donnant l'impression qu'il savait, autant que Heather, qu'il était incapable de leur opposer une résistance efficace.

Lorsque le Passeur avait écarté le chien pour se saisir de Toby, Heather s'était retrouvée avec le.38 à la main, sans se souvenir de l'avoir dégainé. Au même instant, bien que sa mémoire lui fasse défaut, elle avait probablement posé

sur le sol le jerricane d'essence, qui se trouvait maintenant au milieu de la pièce, hors de sa portée.

De toute façon, ça n'avait visiblement pas beaucoup d'importance, puisque l'une des créatures, pourtant en flammes, persistait à avancer gaillardement.

Les corps sont.

Le pauvre Eduardo Fernandez n'était plus qu'un squelette calciné. Ce qui lui restait de chair et de graisse bouillonnait encore sur certains os. Vêtements et cheveux n'étaient plus que cendres. Il ne restait presque plus assez du Passeur pour maintenir l'ossature de sa monture, pourtant l'assemblage macabre se dirigeait droit sur elle.

Apparemment, tant qu'il resterait un fragment de vie dans l'organisme extraterrestre, la conscience du spécimen habiterait jusqu'à l'ultime cellule du dernier des tentacules.

Folie et chaos.

Le Passeur, c'était le chaos, l'incarnation parfaite de l'absurdité et du désespoir, faite de pure méchanceté et de démence. Même son apparence physique était chaotique, et sa résistance dépassait l'entendement. Tout simplement parce qu'il n'y avait rien à comprendre. C'était la conclusion qu'en tirait Heather. Cette chose paradoxalement vivante n'avait d'autre justification que sa seule existence. Et ça vivait parce que c'était vivant, et c'était vivant afin de vivre. Aucune ambition. Pas d'aspiration particulière, à part la haine. Simplement empli du besoin de Devenir, et de détruire la vie en la phagocytant, pour laisser derrière elle le chaos et la désolation.

Une épaisse fumée reflua soudain dans la pièce.

Une toux sèche secoua Falstaff, et Heather entendit, derrière elle, Toby qui commençait à s'asphyxier.

" Remonte ton col sur ton nez, et respire doucement ! "

Mais, qu'ils meurent asphyxiés, ou d'une façon beaucoup moins propre, quelle importance ? Il valait peut-être mieux périr par le feu.

Chevauchant les restes pitoyables de la morte, l'autre Passeur propulsa soudain un long tentacule noir, qui vint s'enrouler autour de la cheville de Heather.

Elle hurla.

La chose qui chevauchait feu Eduardo Fernandez s'approcha alors, en boitant lourdement.

Le sifflement.

Derrière elle, recroquevillé contre la porte, Toby avait fermé les yeux. " Oui ! D'accord, oui ! " s'écria-t-il soudain.

" Non ! " lui hurla-t-elle, beaucoup trop tard.

Le conducteur du chasse-neige s'appelait Harlan Moffit, et il habitait Eagle's Roost, avec sa femme, Cindi-avec un i-et ses deux filles, Luci et Nanci-chacune avec un i, bien s˚r-et Cindi travaillait à la coopérative des …leveurs. Ils avaient vécu toute leur vie dans le Montana, et ils n'auraient vécu ailleurs pour rien au monde.

Mais ils avaient vraiment pris du bon temps à Los Angeles, o˘ ils avaient passé quelques jours de vacances, deux ans auparavant. Ils avaient visité Disneyland, les studios Universal, et ils avaient même vu, alors que leur taxi était arrêté à un feu rouge, un vieux clochard se faire agresser par deux gamins, au coin d'une rue. Ah, pour les vacances, d'accord, mais pour y vivre, jamais. Non merci.

Le temps pour le chauffeur de placer toutes ces informations dans la conversation, comme s'il se sentait obligé de montrer à Jack qu'il pouvait compter sur ses voisins, quels que soient ses problèmes, ils s'étaient déjà engagés dans la voie privée du ranch quartermass.

Ils roulaient vite, plus vite que Jack ne l'aurait cru possible, étant donné l'épaisseur de la couche de neige.

Harlan Moffit leva la lame de quelques dizaines de centimètres, et accéléra. " Vaut mieux éviter de racler le sol, sinon, on risque de se prendre une bosse et d'abîmer la lame. " Les trois quarts supérieurs de la couche de neige glissaient docilement vers les bas-côtés.

" Comment repérez-vous le tracé de l'allée? "

s'inquiéta Jack, pour qui le tapis uniformément blanc conservait son mystère.

" Je suis souvent passé par ici. Et puis, c'est l'instinct.

-L'instinct?

-L'instinct du chasse-neige.

-On ne va pas se planter?

-Avec des roues comme ça? Et ce moteur? " Harlan Moffit était fier de son engin, qui progressait à vive allure, fonçant dans la neige vierge comme dans de la barbe à

papa. " Avec moi derrière le volant, s˚rement pas. S'il le fallait, j'emmènerais ce petit jusqu'en enfer, sous le nez du diable en personne. Bon, mais, dites-moi, qu'est-ce qui se passe, là-haut?

-Ils sont pris au piège, fit Jack, mystérieux.

-Par la neige, c'est ça?

-Oui.

-C'est trop plat pour une avalanche, dans le coin.

-Ce n'est pas une avalanche ", lui confirma Jack.

Ils avaient atteint le haut de la pente et abordaient le virage en bordure de la forêt. La maison ne tarderait plus à

apparaître devant eux.

" Bloqués par la neige? " répéta Harlan Moffit, d'un ton inquiet. Ses yeux ne quittèrent pas l'avant du chasse-neige, mais il donna l'impression de chercher le regard de Jack.

La grande maison se dressait à présent un peu plus loin.

Malgré l'épaisseur des flocons, on la distinguait vaguement. Cette maison qui était la leur, leur nouvelle maison, leur nouvelle vie. Un nouvel avenir. En flammes.

quand Toby s'était trouvé devant l'ordinateur de sa mère, relié mentalement au Passeur, mais pas complète-

ment sous son influence, il avait fait la connaissance de la chose, en quelque sorte, et commencé à explorer les replis de son esprit. Sournoisement, il avait laissé la pensée du Passeur le pénétrer un peu, tout en opposant un non farouche à ses propositions inhumaines, et il en avait beaucoup appris. Comme, par exemple, le fait que la chose n'avait jamais rencontré d'espèces vivantes capables de s'introduire dans son esprit, ainsi qu'elle excellait à le faire. Elle ne se doutait même pas que Toby était en train de sonder le sien. Ne sentant pas sa présence, elle n'envisageait la communication qu'à sens unique.

C'était relativement difficile à expliquer, mais il ne pouvait pas faire mieux. Il était seulement capable de se glisser dans les méandres angoissants de ce mental qui lui était parfaitement étranger, au fond de ces inquiétantes ténèbres. Pas un seul instant, il ne s'était dit qu'il se comportait bravement, se contentant au contraire de réagir à la situation, exactement comme le Captain Kirk, M. Spock ou Luke Skywalker l'auraient fait en pareilles circonstances, confrontés à une race inconnue venue des confins de la galaxie, dont les représentants étaient aussi intelligents qu'hostiles. Par tous les moyens possibles, ils auraient cherché à parfaire leurs connaissances en accumulant les informations.

Comme lui.

Pas de quoi flipper.

Alors, quand la radio s'était mise à produire les fréquences sonores exigeant de lui qu'il s'ouvre au Passeur

-ouvre la porte, et laisse-le entrer, laisse-le venir à toi, prends le plaisir et la paix qu'il te donne, et laisse-toi prendre-Toby fit exactement ce qu'on lui demandait, tout en se gardant bien de lui ouvrir les profondeurs de son être. Tandis qu'il s'immisçait, lui, dans l'esprit du Passeur. Et comme le matin même, devant l'ordinateur, il oscillait maintenant entre l'esclavage et la liberté, en équilibre au bord du gouffre, veillant à dissimuler sa présence au Passeur jusqu'à ce qu'il se sente prêt. Prêt à frapper.

Alors que, s˚re de ses pouvoirs, la chose se plongeait dans l'exploration mentale du petit garçon, Toby s'isola. Il imagina que son esprit pesait un poids colossal, de l'ordre du trillion de tonnes, et même beaucoup plus lourd que ça, plus que toutes les planètes du système solaire réunies, dix billions de fois plus, et qu'il écrasait celui du Passeur, poussant de toute la force de ses tonnes spirituelles, apla-tissant la chose comme une crêpe et lui rivant son clou.

Une fois pour toutes. Peu importaient les pensées du Passeur, l'essentiel étant qu'elles soient incapables de se tra-

duire en action.

Le tentacule avait brusquement l‚ché la cheville de Heather. Lui et ses semblables s'étaient rétractés, se fondant les uns dans les autres pour ne plus former qu'une énorme boule d'intestins grouillants.

A son tour, le second Passeur perdit le contrôle du cadavre carbonisé qui le soutenait. L'atroce chose et son commensal involontaire s'écroulèrent en un misérable tas.

Heather n'en croyait pas ses yeux, incapable de comprendre ce qui venait de se produire.

Une fumée opaque refoula dans la chambre.

Toby avait défait le verrou, et la porte de l'escalier en colimaçon était ouverte. Tirant Heather par le bas de sa manche, il lui dit: " Maman, vite. "

Eberluée, ahurie, stupéfaite, elle suivit son fils et le chien dans l'étroite cage d'escalier circulaire, refermant la porte derrière eux pour bloquer les fumées toxiques.

Toby dégringola les marches, le chien sur les talons, et Heather s'élança derrière eux, tandis qu'ils disparaissaient plus bas dans la cage d'escalier incurvée.

" Chéri, attends-moi !

-Pas le temps, lui cria-t-il en retour.

-Toby ! "

L'idée de dévaler les marches sans savoir ce qui les attendait en bas était d'une témérité terrifiante. Un troisième Passeur se trouvait forcément quelque part, puisque trois des tombes du petit cimetière avaient été profanées.

Au bas de l'escalier, la porte du vestibule qui donnait sur l'extérieur étant solidement clouée, elle retrouva Toby et le chien, qui l'attendaient impatiemment.

Elle était prête à jurer que son coeur n'avait jamais battu plus vite qu'au cours de cette folle descente, mais, dès qu'elle aperçut le visage du petit garçon, son pouls s'accéléra encore, jusqu'à ce que les pulsations en deviennent douloureuses, lui vrillant le cr‚ne impitoyablement.

Si quelques instants plus tôt son visage était p‚le de peur, Toby était maintenant livide. Ses traits blafards étaient ceux d'un masque mortuaire en pl‚tre. Le blanc de ses yeux était gris, l'une de ses pupilles démesurément plus large que l'autre, et il avait les lèvres exsangues. En proie à la terreur la plus profonde, il semblait subir une autre influence, qui le hantait intimement- et elle reconnut alors l'illumination intérieure qu'elle lisait sur son visage: c'était celle de l'épisode du matin, devant l'ordinateur, alors que Toby, sans être sous l'emprise du Passeur, n'en était pas non plus complètement libéré.

Entre les deux, c'était ainsi qu'il avait décrit son état.

" On va l'avoir ", dit-il.

Ayant identifié les nouvelles dispositions d'esprit de Toby, elle reconnut alors la même platitude dans sa voix que lorsqu'il était hypnotisé par la tempête de couleurs sur l'écran de l'IBM.

" Toby, qu'est-ce qui ne va pas ?

-Je l'ai.

-Tu as quoi ?

- «a.

-Tu l'as o˘?

-Dessous. "

Elle frôla la rupture cardiaque. " Dessous ?

-Sous moi. "

Elle saisit enfin ce qu'il voulait dire, et elle fut interloquée.

" C'est sous toi? "

D'un hochement de tête, Toby fit oui. Comme cet enfant était p‚le...

"C'est toi qui le contrôles?

-Pour l'instant, oui.

-Comment fais-tu? s'émerveilla-t-elle.

-Pas le temps de t'expliquer. Il veut sortir. Il est très, très fort. «a pousse fort. "

Le front du petit garçon était couvert de sueur. Un peu de sang perlait à sa lèvre inférieure, qu'il mordait nerveusement.

Heather tendit la main vers lui pour le convaincre d'arrêter, puis elle se ravisa, craignant qu'un contact physique ne lui fasse perdre le contrôle qu'il maintenait sur le Passeur.

" On va l'avoir ", répéta-t-il.

Harlan Moffit faillit garer son énorme engin sous le porche, et la lame s'immobilisa à quelques centimètres de la rampe, repoussant une vague de neige jusque devant la porte d'entrée.

Il se pencha en avant, afin de permettre à Jack de se glisser hors de la cabine. " Allez-y, courez vous occuper de votre femme et de votre fils. De mon côté, je vais appeler le dépôt, et ils vous enverront les pompiers. "

Jack n'était pas encore descendu du chasse-neige qu'il entendait déjà Harlan Moffit parler à son responsable d'équipe dans son téléphone cellulaire.

Il ne se rappelait pas avoir eu aussi peur de toute son existence, même le jour o˘ Anson Oliver avait ouvert le feu dans la station-service, même quand il avait compris que quelque chose parlait par l'intermédiaire de Toby.

Jamais il n'avait ressenti une angoisse plus intense que celle qui lui tordait douloureusement l'estomac à cet instant même, en lui faisant sécréter une bile amère, au rythme affolé des battements de son coeur éperdu d'horreur. Il ne s'agissait pas seulement de sa propre existence, mais de celles qui comptaient plus encore que la sienne.

La vie de Heather, clé pour lui du passé comme de l'avenir, gardienne de tous ses espoirs. Celle de Toby, le fils qui lui était né, sa chair et son sang, un fils selon son coeur, qu'il aimait infiniment.

Vu de l'extérieur, l'incendie semblait ravager le premier étage. Il pria pour que Heather et Toby aient eu le temps de se réfugier au rez-de-chaussée, ou au-dehors.

Il sauta par-dessus la rampe et, d'un coup de pied, se fraya un passage dans le tas de neige que la lame du chasse-neige avait repoussé jusque devant la porte d'entrée, largement béante. Les ustensiles de cuisine divers, étalés en travers du seuil, s'ornaient de minuscules congères que le vent avait eu le temps d'accumuler.

Il n'était pas armé. Bon Dieu, le Mossberg se trouvait dans le chasse-neige. Tant pis. De toute façon, si Heather et Toby étaient morts, sa vie n'avait plus d'importance.

Vers le haut du grand escalier, les flammes s'élançaient férocement à l'assaut du premier étage, et s'attaquaient maintenant aux marches qui descendaient vers le hall d'entrée, se propageant tel un feu grégeois. Comme le courant d'air aspirait la fumée noir‚tre vers le haut de la maison, Jack avait une vue dégagée; il n'y avait pas de flammes dans le bureau, ni sous les arches à l'entrée du salon et de la salle à manger.

" Heather ! Toby ! "

Pas de réponse.

" Heather! " Il poussa la porte du bureau et jeta un coup d'oeil à l'intérieur, afin de s'assurer que la pièce était vraiment déserte. " Heather! " Depuis l'arche, il embrassa d'un seul coup d'oeil la totalité du salon. Personne. L'arche ouvrant sur la salle à manger. " Heather! "

Personne non plus. Il revint sur ses pas et fonça dans la cuisine. La porte du fond était fermée, mais quelqu'un l'avait ouverte, comme en témoignaient les plats et les débris de verre qui jonchaient le plancher. " Heather! "

Rien.

Puis: " Jack ! "

Au son de sa voix, il fit volte-face, incapable de localiser la provenance du cri de la jeune femme.

" Heather!

-Par ici ! On est dans la cave, au secours !... "

La porte de la cave était entrouverte. Jack tira le battant vers lui et regarda en bas.

Heather se trouvait dans l'escalier, un jerricane d'essence dans chaque main. " Nous avons besoin du tout, jack.

-qu'est-ce que tu fais ? La maison est en train de br˚ler! Sortons d'ici, et en vitesse !

-Il nous faut de l'essence pour finir le boulot, Jack !

-qu'est-ce que tu racontes?

-Toby l'a eu.

-Il a eu quoi ? demanda Jack en descendant quelques marches.

-Le monstre. Il l'a eu. Il est dessus, lança-t-elle dans un seul souffle.

-Dessus ? répéta-t-il en lui prenant les jerricanes des mains.

-C'est le contraire de ce qui s'est passé au cimetière.

L'autre jour, c'était Toby qui était dessous. "

Jack eut l'horrible impression qu'il venait de prendre une balle en pleine poitrine. " Mais c'est un petit garçon, il a huit ans, bon Dieu !

-Il a paralysé le machin, et tous ses porteurs. Si tu avais vu ça ! Il dit qu'il n'a pas beaucoup de temps. Cette foutue pieuvre est vraiment très forte, Jack, très puissante.

Toby ne va pas réussir à la contenir très longtemps, et si cette horreur prend l'avantage, elle ne l‚chera jamais notre petit garçon. Elle va lui faire du mal, Jack. Pour se venger, tu comprends? On n'a pas le choix, il faut qu'on la coince. On n'a pas le temps de procéder à un contre-interrogatoire, il faut faire exactement comme il dit. Tout faire, tout, bien comme il faut. " Elle lui tourna le dos et continua à descendre. " Je vais prendre deux jerricanes de plus.

-La baraque est en train de cramer, Heather ! protesta Jack.

-Le premier étage, c'est tout. Pas ici. "

Et si elle était devenue folle ? se dit Jack.

" O˘ est Toby? lui demanda-t-il tandis qu'elle disparaissait au sous-sol.

- Sous le porche de la cuisine.

-Dépêche-toi de sortir d'ici ! " lança-t-il d'une voix forte en remontant vers le rez-de-chaussée, un jerricane dans chaque main. Et il se retrouva en train de transporter quarante litres d'essence à bout de bras, dans une maison dont le premier étage flambait allégrement, incapable de réprimer les images mentales de la rivière de feu devant la station-service.

Il fonça sous le porche. Pas la moindre flammèche de ce côté-ci. La neige ne reflétait même pas le brasier du premier étage. Le gros de l'incendie n'avait pas encore débordé sur l'arrière de la maison.

En haut des quelques marches qui menaient à la pelouse, face aux montagnes, Toby, immobile dans sa combinaison matelassée rouge et noire, attendait. Tout autour de lui, les flocons dansaient leur sarabande. Son capuchon pointu lui donnait l'air d'un petit lutin.

Le chien se tenait aux pieds de son maître. Tournant sa tête poilue vers Jack, il le salua d'un unique coup de queue.

Jack posa le jerricane et s'accroupit à côté de son fils.

Lorsqu'il découvrit son visage, son coeur de père s'emballa follement.

Toby était d'une p‚leur mortelle.

" Bout de chou ?

-Salut, p'pa. "

Il avait parlé d'une voix sans timbre. Jack eut l'impression qu'il était sous hypnose, comme l'autre matin, devant l'écran de l'IBM. Il ne dirigea pas son attention vers son père, gardant au contraire les yeux rivés sur la maisonnette du gardien, à l'autre bout de la pelouse, là-haut vers la forêt. Profitant d'un caprice du vent, elle émergeait du brouillard opaque qui rendait la forêt presque indiscer-nable.

" Tu es entre les deux? demanda Jack, d'une voix vibrante qui le surprit lui-même.

- Oui. Entre les deux.

-Tu crois vraiment que c'est une bonne idée?

-Ouais.

-Tu n'as pas peur?

-Si, mais ça va.

- qu'est-ce que tu regardes?

-La lumière bleue.

-Je ne vois aucune lumière bleue dans le coin, Toby.

-C'était quand je dormais.

-Tu as vu une lumière bleue pendant que tu dormais, c'est ça?

-Dans la petite maison.

-Tu as rêvé d'une lumière bleue?

- Peut-être que ça n'était pas seulement un rêve.

-Alors, c'est là que ça se tient, hein ?

-Ouais. Et aussi une partie de moi.

- Une partie de toi se trouve dans la maison du gardien ?

-Ouais. Il est dessous. Et moi, je le tiens.

-Tu crois qu'il faut y mettre le feu?

- Possible. Mais il faut qu'on soit certains de l'avoir intégralement. "

Harlan Moffit s'approchait du porche, un jerricane dans chaque main. " Y a une dame, là-dedans, qui m'a dit de prendre les bidons et de vous les apporter. C'est votre femme ? "

Jack se redressa. " Oui, elle s'appelle Heather. O˘ est-elle ?

-Elle est redescendue en chercher deux autres, dit Harlan Moffit, comme si elle s'était pas rendu compte que votre baraque était en train de partir en fumée. "

Sur la vaste pelouse enneigée, on distinguait nettement le reflet de l'incendie qui faisait rage au premier étage, gagnant à présent la charpente et le toit. Mais même si le brasier ne s'étendait pas encore jusqu'au bas du grand escalier, la maison tout entière serait bientôt livrée aux flammes, dès que le toit s'effondrerait sur les pièces du premier étage, et que celles-ci feraient de même sur le rez-de-chaussée.

Jack se dirigea vers la cuisine, mais Harlan Moffit, posant les quarante litres d'essence sur le sol, l'attrapa par le bras. " Dites donc, il se passe des trucs plutôt louches, chez vous, vous trouvez pas ? "

Jack essaya de se dégager de l'étreinte du conducteur d'engin, mais le barbu était plus costaud qu'on n'aurait pu le croire-imprudemment.

" Vous me dites que votre famille est en danger, qu'ils vont tous mourir au fond d'un piège quelque part, et quand on arrive chez vous, je m'aperçois que le danger, c'est justement votre femme et votre fils. C'est eux qui ont foutu le feu, c'est ça? "

Du second étage leur parvint l'écho d'un formidable craquement, suivi du fracas caractéristique que produit un plafond en s'effondrant.

" Heather ! " hurla Jack.

Il s'arracha à la poigne de Harlan Moffit, et fonça dans la cuisine au moment o˘ elle remontait du sous-sol, ses jerricanes à la main. Il en prit un et la guida vers le porche.

" Il ne faut pas rester à l'intérieur, lui dit-il catégoriquement.

-C'est bon, répondit-elle. J'ai tout remonté. "

Après avoir mis la clé de la petite maison dans sa poche, Jack emboîta le pas à Heather.

Toby, déjà, traversait la pelouse, remontant en direction de la petite maison, nichée dans les sapins. De temps en temps, la neige lui arrivait aux genoux, freinant sa progression, mais il accélérait lorsque la couche ne dépassait pas le niveau de ses chevilles. Balayant inlassablement le terrain en pente douce qui s'élevait jusqu'à l'orée de la forêt, juste derrière la maisonnette, le vent ne laissait pas la poudreuse s'accumuler dans le pré, et l'on voyait même parfois affleurer l'herbe sèche.

Falstaff, compagnon récent, certes, mais à la fidélité

déjà éprouvée, lui collait aux talons. Curieux, non ? Les plus belles qualités-déjà rares chez les humains, et peut-être introuvables parmi les peuples intelligents censés partager l'Univers avec la race des bipèdes-se retrouvaient communément dans la belle nature canine. Parfois, Jack en venait à se demander si l'espèce vivante que Dieu avait créée à son image était, non pas celle qui marchait debout, mais plutôt celle qui trottait à quatre pattes en remuant la queue.

Saisissant au passage un deuxième jerricane, Heather s'élança vers la maisonnette. " Venez, vite !

-Vous avez l'intention de la br˚ler aussi, celle-là? "

demanda sèchement Harlan Moffit, qui venait de repérer la petite construction en pierre.

" Et il faut absolument que vous nous donniez un coup de main. " Et Jack se chargea de deux jerricanes, qu'il déposa sous le porche. De toute évidence, Harlan Moffit les prenait pour des dingues.

Passablement intrigué, le gros barbu restait quand même sur ses gardes. " Vous, les gens de la ville, vous êtes incroyables! Vous ne savez donc pas qu'il y a des moyens plus simples de se débarrasser des termites... "

Impossible de lui expliquer ce qui se passait de façon rationnelle et méthodique, surtout dans l'urgence de la situation. Jack prit soudain une décision. Prenant une profonde inspiration, il plongea le regard dans celui de Harlan Moffit: " Puisque vous savez que je suis le nouveau propriétaire du ranch, vous devez également savoir que j'étais flic, à L.A., et pas un de ces scénaristes bidons bourrés d'idées, et surtout d'autres choses-un flic, un pauvre type qui fait son boulot, comme tout le monde.

Bon, maintenant, je sais que ça va vous faire drôle, mais nous nous battons actuellement contre quelque chose qui vient d'ailleurs, qui n'est pas de notre monde, et qui a débarqué dans le ranch quartermass quand Ed...

-Vous voulez dire des créatures qu'on n'a jamais vues sur la Terre? " l'interrompit Harlan Moffit, blême.

Jack n'aurait pas trouvé un euphémisme plus absurde que celui-là. " Oui, voilà, des créatures étranges qui...

- Putain de bordel de merde ! " Harlan Moffit serra un poing massif, et un torrent de paroles jaillit de sa bouche.

" Je le savais... Je savais qu'ils débarqueraient un jour ou l'autre. J'ai lu tous les articles des journaux, là-dessus.

Sans compter les bouquins. Y en a qui sont sympas, et y a des salopards, comme partout. Alors, ceux-là, c'est des vrais salopards, hein ? qui se croient chez eux parce qu'ils arrivent en vaisseau spatial ! Nom de Dieu de bon Dieu !

Et c'est sur moi que ça tombe ! " Il agrippa les deux derniers jerricanes et chargea droit devant lui, à travers la neige, dont les cristaux ondulaient, sous la lueur spectrale des flammes qui ravageaient toute la partie supérieure de la maison. " Allons-y, exterminons ces connards ! "

En d'autres circonstances, si la vie de son fils n'avait pas tenu qu'à un fil, à un cheveu, à un filament microscopique, Jack aurait éclaté de rire. Il eut quand même du mal à se retenir de s'asseoir dans la neige, sur une marche, pour se payer une bonne partie de rigolade. Décidément, l'humour et la mort étaient cousins. Impossible d'affronter l'une sans le soutien de l'autre. Tous les flics savaient ça. Et comme la vie était absurde, jusque dans ses fondements les plus essentiels, on trouvait toujours un truc rigolo, même quand c'était l'enfer tout autour. Atlas ne portait plus le globe terrestre sur ses épaules depuis longtemps, et aucun géant supercostaud n'endossait plus la responsabilité de la planète; l'équilibre du monde dépendait d'une pyramide de clowns, très affairés à souffler dans leur pipeau et à se bousculer les uns les autres. Mais même si la vie n'avait pas de sens, même si elle était à la fois catastrophique et hilarante, c'était une expérience unique. Et limitée dans le temps. Non seulement la vie était dure, mais en plus, à la fin, il fallait mourir. Toby risquait la mort tous les jours. Heather aussi. Tout le monde.

Luther Bryson était en train de plaisanter quand les balles d'Anson Oliver lui avaient sauvagement perforé la poitrine.

Jack se h‚ta de rejoindre Harlan Moffit.

Le vent était glacial.

La neige du pré était verglacée, par endroits.

Décidément, la journée manquait de charme.

Tout en grimpant vers la maisonnette, Toby faisait marcher son imagination. On dirait que je serait dans un bateau vert qui voguerait sur une mer noire et glacée.

Vert, parce que c'était sa couleur préférée. Pas de terre émergée en vue. Seulement le petit bateau vert avec lui tout seul dedans. Les eaux de la mer seraient vieilles, ce serait une mer de l'ancien temps, si ‚gée qu'elle serait devenue presque vivante, et elle réfléchirait aux choses, elle voudrait des trucs, et elle voudrait toujours commander. La mer voudrait alors se jeter sur le petit bateau vert, pour le noyer et l'entraîner dans ses profondeurs glauques, avec Toby qui serait resté à bord, descendant toujours plus bas. Puis ils arriveraient dans un endroit o˘ il n'y avait pas de lumière, mais une drôle de musique. Dans le bateau vert, Toby aurait emporté des sacs de stabilisateur anti-vagues, que quelqu'un de très connu lui aurait offerts, comme Indiana Jones ou E.T., ou peut-être Aladin-Ala-din, s˚rement, qui se les était procurés par l'intermédiaire de son bon génie. Alors, Toby se pencherait par-dessus le bastingage et il éparpillerait sur la mer la poudre super-performante, qui ressemblerait à du sable argenté, plus léger qu'une plume, quand il la prendrait par poignées, mais qui deviendrait extraordinairement lourde dès que les grains entreraient en contact avec l'eau noire. Ce serait une drôle de lourdeur, qui ne ferait pas couler les grains de poudre au fond de la mer, qui repasserait vagues et creux comme par magie et transformerait la face de l'anti-que mare en un miroir parfaitement lisse. Alors la mer voudrait soulever ses flots pour inonder le bateau vert, mais la poudre enchantée pèserait plus lourd que l'acier le plus épais, plus lourd que le plomb le plus dense, et les eaux sombres ainsi lestées seraient réduites au calme plat.

Du fond de ses abysses et de ses fosses les plus basses, la mer serait furieuse contre Toby, et elle n'aurait plus qu'une idée, le tuer. Elle crèverait d'envie de le noyer, pour ensuite jeter son cadavre en p‚ture aux rochers, qui le lacéreraient goul˚ment, avant de rejeter ses os sur la rive amère, o˘ ils finiraient en poussière de sable, éternellement roulés par le ressac. Mais la mer ne gagnerait pas.

Et tout serait calme et paisible. Ce serait enfin le calme et la paix.

Peut-être à cause de l'intense concentration qu'exigeait de lui le contrôle du Passeur, Toby n'avait pas la force de marcher jusque là-haut, malgré la faible épaisseur de neige. Aux deux tiers du parcours, Jack posa les jerricanes et emporta Toby sur son dos, jusqu'à la petite maison en pierre. Donnant les clés à Heather, il retourna chercher l'essence.

Lorsque Jack fut de retour, la porte d'entrée était ouverte. A l'intérieur, il faisait sombre. Il n'avait pas eu le temps de chercher les raisons de la panne, mais il savait à

présent pourquoi Paul Youngblood avait été incapable de rétablir l'électricité, lors de leur première visite. Le clandestin qui s'y cachait n'avait pas voulu les laisser entrer.

Toutes les fenêtres étaient bouchées par du contre-plaqué, mais ils n'avaient pas le temps de l'arracher. Heureusement, Heather s'était souvenue du problème, et avait songé à y remédier. Du fond de deux de ses poches, elle tira, non pas des munitions, cette fois, mais deux lampes électriques.

Jack avait nettement l'impression que tout finissait toujours ainsi: ça se terminait chaque fois par un coin sombre. Sous-sols obscurs, allées mal éclairées, maisons abandonnées, chaufferies désertes, entrepôts désaffectés.

Même en plein jour, quand un flic prenait en chasse un criminel et que la poursuite se déroulait à l'extérieur, l'affrontement final, face à tout être malfaisant, avait invariablement lieu dans un recoin obscur, comme si le soleil se refusait à honorer de ses rayons l'endroit o˘ l'on finissait par rencontrer son destin.

Le premier, Toby entra dans la petite maison, soit parce qu'il n'avait pas peur du noir, soit parce qu'il avait h‚te d'accomplir sa t‚che.

Heather et Jack, une lampe électrique à la main, prirent chacun un jerricane, en laissant deux autres dehors, tout près de la porte d'entrée.

Harlan Moffit déposa ses quarante litres d'essence devant eux. "A quoi ressemblent ces enflures? Ne me dites pas qu'ils n'ont pas un poil sur le caillou et de gros yeux tout ronds, comme ceux qui ont kidnappé Whitley Strieber? "

Dans le salon sans lumière et sans meubles, Toby était debout face à une forme sombre, et quand le rayon lumineux des lampes électriques éclaira ce que le petit garçon défiait du regard, Harlan Moffit obtint la réponse à sa question. Ni chauve ni doté d'yeux télescopiques. Ah, ce n'était pas la jolie petite bouille des héros d'un film de Spielberg. Là, on avait un corps en état de décomposition avancée, sur des jambes vacillantes, mais qui s'achar-naient à se maintenir en équilibre. Une créature particulièrement répugnante était vautrée dans le dos du cadavre, accrochée au squelette par plusieurs de ses tentacules gluants, occupant littéralement l'anatomie pourris-sante du mort, comme pour fusionner avec la chair putréfiée. La dite créature se tenait tranquille, mais on voyait d'étranges pulsations dilater ses membres longs et soyeux.

L'homme à qui avait appartenu le corps squatté à

présent par l'organisme atroce n'était autre que le vieil ami de Jack, son partenaire de tant d'années, Tommy Fernandez.

Heather se rendit compte, mais trop tard, que Jack n'avait pas encore été directement confronté à la vision de l'horrible Manipulateur paradant sur sa bête de somme. Le spectacle rendait amplement caduques la plupart des certitudes de son flic de mari sur la nature intrinsèquement bienveillante-ou l'absolue neutralité-de l'Univers, et sur l'incontournable justice des hommes. La façon dont avait été traitée la dépouille mortelle de Tommy Fernandez, et dont le Passeur les consommerait, elle, Jack, Toby, et le reste de l'humanité, s'il en avait l'occasion, cette façon d'agir n'avait vraiment rien de bénin, au contraire.

Une pareille révélation aurait sur Jack des effets plus pénétrants encore, puisque l'inconcevable profanation avait été commise sur le corps de son ami disparu.

Elle écarta promptement le rayon de sa lampe électrique du pauvre Tommy Fernandez, soulagée de constater que Jack suivait son exemple. S'éterniser devant une telle horreur ne lui ressemblait pas. Elle aimait à croire qu'en dépit de tout ce qu'il avait déjà enduré, il se cramponnerait toujours à cet optimisme et à cet amour de la vie qui le rendaient si précieux à ses yeux.

" Une bestiole pareille, ça devrait pas avoir le droit d'être vivant ", annonça froidement Harlan Moffit. Il ne restait pas grand-chose de son exubérance naturelle. Et il ne jouait plus du tout les amateurs d'objets volants-ou autres - non identifiables. Hautement fantaisistes et invariablement apocryphes, toutes les descriptions de martiens ou les descriptions des

extraterrestres vus dans les films de science-fiction trouvaient dans la grotesque créature la preuve de leur totale incompétence. Et de leur naÔveté, car l'image qu'ils donnaient de l'agressivité hostile des extraterrestres relevait de la fête foraine de quartier, comparée aux abominations et aux sévices très surprenants que l'Univers glacial gardait en réserve. " Faut que ça crève, et tout de suite. "

S'écartant alors du corps rompu d'Eduardo Fernandez, Toby retourna à l'obscurité.

De sa lampe, Heather le suivit. " Chéri ?

- Pas le temps, dit-il.

- Mais o˘ vas-tu ? "

Ils le suivirent jusque dans la cuisine, o˘ se trouvait l'ancienne lingerie, un réduit à présent abandonné aux toiles d'araignées. La carcasse desséchée d'un rat gisait dans un coin, sa longue queue marquant un point d'interrogation dans la poussière qui couvrait le sol.

Montrant une porte blanche écaillée, Toby leur dit:

" Dans la cave. C'est dans la cave. "

Avant de partir à la rencontre de ce qui les attendait en bas, quoi que ce f˚t, ils laissèrent Falstaff dans la cuisine, en prenant soin de refermer sur eux la porte du réduit.

Ce qui déplut fortement à l'animal.

Comme Jack ouvrait la porte blanche, on entendit les griffes du chien qui grattaient le sol.

Emboîtant le pas à Jack, Toby entreprit de descendre l'escalier, tout en se concentrant intensément sur le petit bateau vert qui naviguait dans sa tête, un petit bateau rudement bien construit, sans la moindre voie d'eau et, pour tout dire, insubmersible. Sur le pont, étaient entassées des piles de sacs de poudre argentée, en nombre suffisant pour figer la colère de la mer et la forcer au silence, en dépit des tempêtes qu'elle nourrissait dans ses hauts-fonds. Le soleil brillait et il voguait sur un océan d'huile, jetant sa poudre magique par-dessus bord, et tout était comme il fallait, comme il aimait que les choses soient, douces et rassurantes. L'antique mer projetait à la surface de ses flots d'encre des images destinées à l'effrayer et à

l'empêcher de répandre la poudre bienfaitrice-sa mère en train de se faire dévorer par des rats géants, le corps éventré de son père grouillant de cafards et d'orvets, sa propre personne transpercées par les tentacules du Passeur, à cheval sur son dos-, mais il les écarta très vite, levant le visage vers le ciel bleu et les caresses du soleil, afin que la peur qui l'habitait ne fasse pas de lui un odieux trouillard.

La cave consistait en une grande pièce, avec un four-neau bancal, un vieux chauffe-eau-sans oublier le Passeur, le vrai, dont s'étaient détachés tous les autres pas-seurs, d'une taille nettement moindre que l'original.

Celui-ci occupait la moitié de la pièce, la remplissant du sol au plafond. Gros comme un éléphant.

«a faisait vraiment peur.

Mais tout allait bien.

Il ne fallait pas qu'il parte en courant, c'était tout.

Ce Passeur-là ressemblait beaucoup aux autres, avec des tentacules qui s'agitaient dans tous les sens, mais il comptait plus d'une centaine de bouches qui se crispaient spasmodiquement, toutes dépourvues de lèvres, de simples fentes ridées. Les bouches du Passeur, lui-même très calme, articulaient lentement des mots destinés à

Toby, et à lui seulement. Le Passeur le réclamait. Il voulait son corps pour s'en repaître, pour le vider de ses entrailles et se loger à l'intérieur.

Toby se mit à trembler, incapable, malgré ses efforts, de se contrôler.

Le petit bateau vert, la poudre d'argent magique, l'onde lisse et tranquille...

Tandis que le rayon des lampes électriques se rapprochait, il constata que chacune des bouches ruisselait de sang écarlate. Des amas de glandes rougêatres suintaient des humeurs visqueuses. Ici et là, la chose se hérissait de piquants dignes d'un cactus géant. Sans pieds ni tête, ni face, ni dos, ni haut, ni bas, elle était tout à la fois, tel un organisme en perpétuelle mutation. Partout, les bouches remuaient, tentant de le convaincre, cherchant à le persuader, lui proposant de laisser la chose immonde enfoncer ses appendices souples au fond de ses oreilles de petit gar-

çon, l'autorisant ainsi à se mêler intimement à sa chair d'enfant, lui permettant de le décerveler, pour qu'enfin elle vienne à lui. Pour qu'elle devienne lui, et qu'elle en use à son gré, puisqu'il n'était bon qu'à ça, puisque tout n'était bon qu'à ça. Toute chair était bonne à fournir de la viande, et toute viande, bonne à prendre.

Le petit bateau vert.

Des tonnes de poudre magique.

Et la mer lisse, si lisse...

Dans les profondeurs de la tanière de la bête, qui dominait Jack de toute sa masse, celui-ci se h‚ta de vider les réserves d'essence sur les appendices inertes, gros comme des pythons, puis sur d'autres parties de l'inconcevable organisme, plus baroques et plus répugnantes encore, qu'il préférait ne pas mémoriser, craignant de ne plus jamais trouver le sommeil.

L'idée qu'un tel monstre soit prisonnier d'un petit gar-

çon et de son imagination débordante le rendait hystérique.

Mais, au bout du compte, l'imagination restait la plus puissante de toutes les armes. N'était-ce pas sa capacité à

inventer qui avait conduit l'humanité hors des grottes pré-historiques, et peut-être bientôt jusqu'aux étoiles?

Jack observa Toby, dont la p‚leur était accentuée par la lueur électrique des lampes. On aurait dit que son petit visage avait été sculpté dans le plus pur des marbres. Bien que plongé dans une grave tourmente émotionnelle, et à

moitié mort de peur, Toby se maîtrisait, apparemment détaché de toutes préoccupations. Sa placidité et son teint marmoréen rappelaient à son père les visages béats des statues qu'abritaient les cathédrales. De fait, il représentait leur unique chance de salut.

Le Passeur frémit soudain, et une ondulation sournoise parcourut la masse de ses tentacules.

Heather retint un cri d'effroi, et Harlan Moffit faillit en l‚cher son bidon d'essence à moitié vide.

Une seconde ondulation, cette fois beaucoup plus franche. Les bouches repoussantes b‚illèrent, comme pour se mettre à geindre, dans un geste collectif atrocement dégo˚tant.

Jack se retourna vers Toby.

Il n'exprimait plus du tout la placidité. La terreur qui ombrait à présent les traits du petit garçon se figea dans ses yeux, l'espace de quelques secondes, puis il récupéra sa sérénité.

Le Passeur retomba dans sa léthargie.

" Vite ", le pressa Heather.

Harlan Moffit insista pour être le dernier à sortir de la cave, ce qu'il fit, tout en versant sur les marches de l'esca-

lier, puis sur le sol de la petite maison, la traînée d'essence qu'ils enflammeraient ensuite à l'aide d'une allumette, dès qu'ils seraient en sécurité à l'extérieur. En passant par le salon, le barbu prit soin d'imbiber de combustible le cadavre apprivoisé et son dompteur.

Il n'avait jamais eu aussi peur. Pour un peu, il en aurait sali sa paire de pantalons en velours côtelé. Mais ce n'était pas une raison pour sortir avant les autres, pas vrai ? Bien s˚r, il aurait pu laisser le flic fermer la marche.

Mais le truc, là, couché par terre, ne lui disait vraiment rien qui vaille...

Il se disait qu'il avait insisté pour jeter l'allumette fatidique, à cause de Cindi, de Luci et de Nanci, à cause aussi de tous ses voisins d'Eagle's Roost, et parce que la vue de ce foutu truc lui avait fait comprendre à quel point il aimait sa famille. En fait, il aimait sa femme et ses deux filles bien plus qu'il ne le pensait. Même les gens qu'il avait toujours eu du mal à supporter, comme Mme Kerry, la patronne de son restaurant favori, ou Bob Falkenberg, qui travaillait chez Hensen, Fourrage & Céréales, eh bien, il lui semblait maintenant qu'ils avaient en commun le même monde, et que, vivant sur la même planète qu'eux, il aurait forcément des choses à leur dire. Un putain de truc, ce truc... Une putain d'expérience, que celle qui consistait à voir, à savoir qu'on était un être humain et que ça voulait dire pleins de trucs.

Son père gratta l'allumette, et la neige s'enflamma. Une ligne de feu reflua rapidement en direction de l'entrée de la petite maison en pierres.

La mer noire se déchaîna.

Le petit bateau vert.

L'explosion fit voler en éclats toutes les vitres, et certains des panneaux bouchant les fenêtres s'envolèrent instantanément. Les flammes léchaient déjà les pierres des murs.

La mer était plus noire que de la boue, et plus épaisse encore, et elle roulait vers lui des vagues de haine, cherchant à l'attirer hors du petit bateau vert, à le faire passer par-dessus bord pour l'entraîner jusqu'au plus profond de la noirceur aveugle. Une partie de lui-même l'aurait presque écoutée, mais il s'accrocha à son petit bateau vert, cramponné d'une main au bastingage, dispersant de l'autre la poudre magique, tenant bon à la vie, et imposant aux flots le calme et le silence. Mission accomplie, devoir rempli: il s'était acquitté de sa t‚che. Il avait fait ce qu'il avait à faire.

quelques heures plus tard, les assistants du shérif recueillaient les dépositions de Heather et Harlan Moffit, d'autres policiers fouillaient les décombres calcinés de la maison principale, à la recherche de preuves en tout genre, et Jack se tenait dans l'écurie, en compagnie de Toby. Le père et le fils étaient en train de se réchauffer auprès d'un radiateur électrique, caressant à tour de rôle un Falstaff affamé de caresses, qui se frottait aux jambes de l'un, puis de l'autre, inlassablement.

" C'est terminé, tu crois ? finit par demander Jack.

-C'est possible.

-Tu n'en es pas s˚r?

-Juste avant la fin, dit le petit garçon, quand la chose était en train de br˚ler, elle a changé des petits bouts de tentacules en minuscules asticots, du genre vorace. J'ai vu qu'ils s'incrustaient dans les murs de la cave. Mais peut-

être qu'ils ont quand même br˚lé dans l'incendie, de toute façon.

-On ira vérifier. Pas nous, mais les gens compétents, comme les spécialistes qui vont bientôt arriver au ranch, les experts militaires et les chercheurs scientifiques. On peut vraiment essayer de les retrouver tous, un par un, si tu crois que c'est nécessaire.

-Tu sais, p'pa, ça peut se remettre à grandir ", dit le petit garçon.

Les flocons tombaient, maintenant plus clairsemés qu'au cours de la journée, et le vent donnait l'impression de vouloir se calmer.

" Et pour toi, fiston, ça va aller?

-Ouais...

-Tu en es s˚r?

-Plus jamais le même, dit Toby, très solennel. Je ne serai plus jamais comme j'étais avant, mais... «a va aller, p'pa. "

Ainsi allait donc la vie, se dit Jack. L'horreur nous transforme, parce que nous n'oublions jamais. Maudite mémoire, qui démarre avec la prise de conscience de notre condition de mortel, quand on est assez vieux pour savoir ce que représente la mort et pour comprendre que, tôt ou tard, nous perdrons chacun de ceux que nous aimons.

Après ça, on n'est plus tout à fait pareil, plus jamais. Mais ça va quand même. On continue.

Onze jours avant NoÎl, ils se trouvaient à nouveau sur les collines de Hollywood, et Los Angeles s'étalait sous leurs yeux, à perte de vue. La journée était belle, l'air inhabituellement clair, et les palmiers plus majestueux que jamais.

A l'arrière de l'Explorer, Falstaff passait d'un côté à

l'autre de la voiture, inspectant la ville de loin, et ses gémissements semblaient tout à fait approbateurs.

Heather avait h‚te de revoir Gina Tendero, Alma Bryson, et tous leurs amis, et aussi leurs voisins. Elle avait l'impression de rentrer à la maison après des années d'exil, et son coeur s'emplit d'allégresse.

L.A. n'était pas un endroit parfait, mais c'était chez eux, et ils espéraient pouvoir continuer à y améliorer les choses.

Cette nuit-là, la pleine lune se leva dans le ciel d'hiver, et son chatoiement d'argent caressa longuement les vagues du Pacifique.