Jack avait les yeux fixés sur les photos. " Aujourd'hui, au boulot, les gars parlaient des surnoms qu'on donne à Los Angeles, qui en a plus que n'importe quelle autre ville des Etats-Unis. Pour New York, c'est la Grosse Pomme, et c'est tout. Mais L.A. a un tas d'autres noms, et aucun ne lui convient plus, désormais. Par exemple, la Grosse Orange.

Partout, on voit des mobil-homes, des centres commerciaux, des parkings, mais il n'y a plus une seule orangeraie dans le coin. Los Angeles, la Cité des Anges. Peut-être, mais cette ville n'a plus rien d'angélique, au contraire. Aujourd'hui, c'est le diable qui court les rues.

-La Cité des Stars ? proposa-t-elle.

-Et quatre-vingt-dix-neuf pour cent des jeunes qui viennent ici pour devenir des vedettes de cinéma finissent, tu sais comment ? Dans le caniveau, sans un dollar en poche, et toxicomanes, par-dessus le marché.

-La Ville du soleil couchant.

-Là-dessus, rien à dire, le soleil se couche encore à

l'ouest, reconnut-il en prenant une photo des montagnes du Montana. " La Ville du soleil couchant... «a rappelle les années trente et quarante, au temps du swing, quand les hommes portaient des hauts-de-forme et s'inclinaient galamment devant des dames en robes du soir, dans des night-

clubs en face de l'océan... Humphrey Bogart et Lauren Bacall, Clark Gable et Carole Lombard, des couples d'amoureux qui sirotent des cocktails en admirant le coucher de soleil... Tout ça est bien fini. Enfin, presque. De nos jours, on pourrait appeler cette ville la Mégalopole du crépuscule. "

Il se tut. Le regard rivé sur les photos, Jack en étudiait tous les détails.

Heather patienta.

Relevant enfin la tête, il dit alors: " Allons-y. "

DEUXIEME PARTIE

LE PAYS DE LA LUNE ROUSSE

Dessous l'éclat blafard de la lune hivernale, Au travers de la nuit étoilée et glaciale,

Des plus hautes montagnes, et d'amont en aval, Jusqu'à l'océan résonne le cri primal,

Dans les déserts stériles et les verts p‚turages, Dans les rues des cités, les sombres marécages, Hurle le coeur humain torturé qui, sans trêve, quête sagesse et réconfort, d'une carte rêve, O˘ lire enfin le sens de son destin fatal

Dessous l'éclat blafard de la lune hivernale.

La nuit éteint l'aurore, astrale ou boréale.

L'homme doit-il à jamais vivre au coeur du mal, Dessous l'éclat glacé de la lune hivernale, Seul, perdu, perdu dans la peur et la haine brutale, Hier et aujourd'hui, jusqu'à la nuit finale, Dessous l'éclat livide de la lune hivernale ?

Le Livre des Chagrins comptés CHAPITRE qUATORZE

A l'ère lointaine de la préhistoire, des créatures aussi redoutables que les énormes tyrannosaures avaient péri au fond de dangereux ravins, par-dessus lesquels les construc-teurs visionnaires de Los Angeles construisirent, beaucoup plus tard, des autoroutes, des centres commerciaux, des mai-

sons, des immeubles de bureaux, des thé‚tres, des bars o˘

les serveuses montraient leurs seins, des restaurants en forme de hot-dog ou de chapeau mou, des églises, des parkings souterrains entièrement automatisés, et bien d'autres choses encore, toutes plus merveilleuses les unes que les autres.

Profondément enfouis sous certains quartiers de la méga-lopole, les monstres fossilisés go˚taient au repos éternel.

De septembre à octobre, Jack eut l'impression que la ville tout entière était devenue un gouffre au fond duquel il était tombé. Il était tenu de donner à Lyle Crawford un préavis de trente jours. Sur les conseil de l'agence immobilière, avant de mettre en vente la maison, ils la repeignirent entièrement, à l'intérieur comme à l'extérieur, remplacèrent la moquette et se livrèrent à de menues réparations. Au moment o˘ Jack avait pris la décision de quitter Los Angeles, ses valises étaient déjà mentalement faites. Son coeur était à présent dans le Montana, à l'est des Rocheuses, tandis que ses deux pieds, paradoxalement, foulaient toujours le bitume de la ville.

Etant donné qu'ils n'avaient plus besoin d'argent de façon aussi pressante, ils mirent la maison en vente à un prix inférieur à celui du marché. Malgré la crise économique, ils trouvèrent rapidement un acquéreur. Le 28 octobre, ils signaient le protocole de vente, s'estimant alors raisonnablement prêts à prendre le départ d'une nouvelle vie.

Le 4 novembre, à bord d'un Ford Explorer dans lequel ils avaient investi une partie de l'héritage, ils prirent la route en direction de leur nouvelle résidence. Jack avait insisté pour partir à six heures du matin, ayant la ferme intention de ne pas laisser le moindre embouteillage g‚cher la joie du départ.

Ils emportaient des valises et quelques cartons d'affaires personnelles, ainsi que leurs livres. De nouvelles photos, envoyées par Paul Youngblood, leur avaient appris que leur nouvelle demeure était déjà meublée, dans un style simple et élégant auquel ils s'adapteraient aisément. Ils se livreraient sans doute à quelques modifications, mais la plupart des meubles d'époque étaient d'une très belle facture.

quittant Los Angeles par l'autoroute n∞5, ils n'accor-dèrent pas un seul regard aux collines de Hollywood et dépassèrent successivement Burbank, San Fernando, Valen-cia, Castaic, puis les banlieues plus lointaines, traversant ensuite la réserve naturelle du parc national et le lac Pyra-

mid, jusqu'au col de Tejon, entre la Sierra Madre et les monts Tehachapi.

Kilomètre après kilomètre, Jack sentait qu'il émergeait d'un épais brouillard mental et émotionnel, comme un homme tombé à la mer, les fers aux pieds, et qui, mira-culeusement libéré, remonte des profondeurs marines pour se retrouver enfin à l'air libre et au soleil.

Toby était épaté par les vastes étendues cultivées qui bordaient l'autoroute, et Heather lui cita quelques chiffres, relevés dans un guide touristique. La vallée de San Joaquin s'étendait sur plus de deux cents kilomètres, limitée à l'ouest par le Diablo Range, et, à l'est, par les contreforts des Rocheuses. Sur ces milliers de kilomètres carrés, les plus fertiles du monde, poussaient quatre-vingts pour cent de la production nationale de légumes verts et de melons, cinquante pour cent de celle de fruits, d'agrumes et d'amandes, pour ne mentionner que ceux-là.

S'arrêtant devant l'étal d'un producteur local, installé au bord de la route, ils achetèrent une livre d'amandes grillées pour un quart du prix qu'ils auraient payé dans un supermarché. Debout à côté de l'Explorer, Jack en grignota une poignée, émerveillé par les champs et les vergers à perte de vue. Il faisait beau, la campagne respirait la tranquillité, ét l'air était pur.

quand on habite en ville, il est facile d'oublier qu'il existe d'autres modes de vie, loin du bourdonnement de la ruche urbaine contemporaine. Trop longtemps endormi, il était en train de se réveiller dans le vrai monde, dont la diversité

était plus intéressante que le rêve qu'il avait pris pour la réalité.

En route pour leur nouvelle vie, ils arrivèrent à Reno à la nuit tombante. Le lendemain, ils étaient à Salt Lake City, et le jour suivant, dans l'après-midi du 6 novembre, à trois heures, ils arrivaient à Eagle's Roost, Montana.

To Kill a Mockingbird'était l'un des romans préférés de Jack, et Atticus Finch, l'avocat courageux qui en était le héros, se serait senti parfaitement à l'aise dans le bureau de Paul Youngblood, au dernier étage d'un immeuble qui en comptait trois, unique en son genre à Eagle's Roost, puisque c'en était la plus haute construction. Les volets en bois dataient certainement du siècle dernier, et l'acajou des lambris et de la bibliothèque était lustré par des décades de soins attentifs. Tout, dans la grande pièce, était de bon ton et de bon go˚t, y compris le silence feutré et les essais historiques et philosophiques qui côtoyaient sur les étagères les livres de droit.

Personne, à Los Angeles, n'aurait supposé que Paul Youngblood était un homme de loi, et on l'e˚t peut-être même discrètement éconduit si l'idée lui était venue de visiter les buildings luxueux o˘ se tenaient les bureaux des puissants cabinets juridiques, à Century City, le quartier de L.A.

qu'ils occupaient. Agé d'une cinquantaine d'années, les cheveux grisonnants, bien dégagés au-dessus des oreilles, il était plutôt grand et efflanqué. Des années de vie au grand air avaient tanné son visage, et ses mains gardaient les traces d'un labeur rude et physique. Il portait des bottes éculées, une paire de jeans bien délavée, une chemise blanche, et un petit bison d'argent retenait le lien de cuir autour de son col.

A L.A., les gens qui s'habillaient comme lui étaient den-tistes, comptables, ou les plus inférieurs des cadres supérieurs, qui se déguisaient de la sorte en vue d'une soirée Western dans un bar country, sans réussir à masquer leur vraie nature. Mais Paul Youngblood, lui, avait réellement l'air d'être né avec des bottes de cow-boy aux pieds, entre un cactus et un feu de camp, nourri au lait de pouliches mus-tangs...

Tout en présentant l'apparence d'un homme capable d'entrer dans un bar plein de Hell's Angels pour les traiter de gonzesses, sans partir en courant tout de suite après, le notaire parlait d'une voix posée, ne s'exprimant qu'en termes élégants, et Jack prit soudain conscience de la lente détérioration de ses propres bonnes manières, dont l'érosion constante par la vie de tous les jours dans une grande ville n'avait laissé, lui semblait-il, que le pire.

Youngblood gagna immédiatement le coeur de Toby, en offrant de lui apprendre à monter à cheval, " au printemps prochain, sur un poney pour commencer, bien s˚r... et à

condition que tes parents soient d'accord ". Et quand, afin de les conduire jusqu'au ranch quartermass, l'avocat revêtit une veste en daim et se posa sur le cr‚ne un chapeau de cow-boy, Toby leva vers lui des yeux définitivement pleins d'admiration.

La Bronco blanche de Youngblood en tête, ils parcoururent une vingtaine de kilomètres à travers un paysage dont les photos avaient mal traduit l'implacable beauté. Marquant l'entrée de leur domaine, se dressaient deux colonnes en pierre, supportant une arche sculptée dans le bois. Gravé au fer rouge dans le chêne massif, on lisait: RANCH qUARTERMASS. quittant la petite route de campagne, ils s'engagèrent sous l'arche, pour remonter l'allée qui menait au b‚timent principal.

" Hé, c'est superbeau, ici ! C'est à nous, tout ça ? ", s'écria Toby depuis la banquette arrière, complètement fasciné par les prés et les forêts qui se déroulaient jusqu'à

l'horizon. Avant que Jack ou Heather n'aient eu le temps de lui répondre, il posa la question qu'il mourait d'envie de poser depuis des semaines: " Je pourrai avoir un chien à

moi ?

-Un seul chien, c'est tout? lui demanda alors Jack.

-Hein?

-Avec tout cet espace, tu pourrais même avoir une vache, si tu en avais envie. "

Toby partit d'un grand éclat de rire. " Mais, une vache, c'est pas un animal familier, comme un chien ou un chat.

-C'est justement là o˘ tu fais erreur, fiston, répliqua Jack, en s'efforçant d'avoir l'air de bien connaître la question. Avec de la patience, il est tout à fait possible d'apprendre à une vache à rapporter de menus objets, à obéir à des ordres simples, comme "Assis", ou "Couché!", à

meugler pour avoir à manger, à serrer la main, bref, tous les tours qu'on apprend aux chiens en général-sans négliger l'aspect le plus intéressant de cet animal de compagnie, j'ai nommé le lait de vache, indispensable dans les céréales du petit déjeuner.

-Tu me fais marcher, p'pa. Maman, c'est vrai, ce qu'il dit ?

-L'unique petit problème, enchaîna Heather, c'est qu'il y a certaines vaches qui adorent s'amuser à courir après les voitures, exactement comme un chien, sauf que... elles font nettement plus de dég‚ts.

-Je crois que c'est des bêtises, ce que tu dis, fit le gar-

çon en rigolant.

-Attends de te trouver dans une voiture poursuivie par une vache, et tu verras..., lui assura Heather.

-C'est là que ça fait vraiment peur, renchérit Jack.

-Je préfere quand même avoir un chien.

- Eh bien, si c'est ce que tu veux vraiment..., soupira Jack

-Tu es d'accord, c'est bien vrai? Je peux avoir un chien à moi tout seul ? "

Heather intervint. " Je ne vois pas ce qui s'y oppose, à

présent. "

Et Toby de pousser un cri de triomphe.

L'allée privée menait à la résidence principale, au pied de laquelle s'étendait un grand pré, couleur d'herbes sèches.

Parvenu au bout de sa course quotidienne, avant de disparaître derrière les montagnes à l'ouest, le soleil éclairait l'arrière de la maison, qui projetait alors devant elle une ombre violette, longue et étroite.

Jack gara l'Explorer à côté de la Bronco de Paul Youngblood.

La visite commença par le sous-sol. quoique entièrement dépourvues d'ouvertures sur l'extérieur, les pièces étaient froides. La première contenait des machines à laver et à

sécher, un évier à double bac et deux grands placards en pin.

Le plafond s'ornait aux quatre coins des oeuvres géométriques des araignées et de quelques cocons de papillons.

Dans la seconde, se tenaient une chaudière et un ballon d'eau chaude, ainsi qu'un générateur électrique de fabrication japonaise, de la taille d'une machine à laver. Apparemment capable de produire assez de courant pour éclairer une petite ville.

" Nous avons vraiment besoin d'un engin pareil ?

demanda Jack en montrant le générateur.

-Dans ces régions rurales, relativement isolées, expliqua alors Paul Youngblood, les grosses tempêtes de neige provoquent parfois des coupures d'électricité qui peuvent durer deux jours. Comme nous ne sommes pas raccordés au réseau de gaz naturel, et que se faire livrer du gazole par ces routes de montagnes co˚te assez cher, nous avons recours à

l'électricité pour les appareils de chauffage, la cuisinière, bref, pour tout. quand le courant est coupé, on allume la cheminée, mais ce n'est pas l'idéal. Et Stan quartermass était un homme qui n'avait pas la moindre envie de se priver du confort moderne.

-Mais c'est un monstre, dit Jack en posant la main sur le générateur couvert de poussière.

-Il alimente la maison principale, celle du gardien, ainsi que les écuries. Et il ne se contente pas de fournir de quoi éclairer quelques ampoules, vous pouvez me croire.

Tant qu'il reste du carburant, tout fonctionne normalement dans la maison, exactement comme si on était toujours branché sur le réseau.

-«a doit être sympa, de se retrouver sans électricité, quelques jours de temps en temps ", dit Jack, d'un air réjoui.

Fronçant les sourcils, le notaire secoua la tête. "Pas quand la température extérieure est de moins vingt et qu'il y a du blizzard.

-Brrr!... ", frissonna Heather à la pensée d'un froid aussi polaire.

" Personnellement, je ne trouverais pas l'expérience très sympathique ", ajouta Youngblood.

Jack acquiesça. " Ce serait même carrément suicidaire. Je veillerai à ce que nous ayons une bonne réserve d'essence. "

Inoccupés, le rez-de-chaussée et le premier étage de la maison étaient à peine chauffés, le thermostat de la chaudière étant baissé au minimum. Un froid désagréable régnait dans toutes les pièces, le genre d'humidité glacée et péné-trante que laisse derrière elle une inondation, mais l'atmosphère allait se réchauffer graduellement, Paul Youngblood ayant relancé la chaudière électrique. Après le sous-sol, ils avaient visité le rez-de-chaussée, et Heather n'avait cessé de frissonner, malgré son blouson de ski en duvet.

La maison possédait du caractère, et tout le confort souhaité, et il leur serait sans doute facile de s'y adapter. Les affaires personnelles d'Eduardo Fernandez, et tous ses vêtements, étaient encore là, ce qui les obligerait à vider les placards avant d'y installer leurs propres effets. Depuis le décès subit du vieil homme, quatre mois plus tôt, personne ne s'était occupé de la maison, et une fine couche de poussière s'était déposée partout. Mais Eduardo Fernandez avait mené

une vie exemplaire, et tout était à peu près en ordre, et en bon état.

Dans la dernière chambre à l'étage, qui donnait sur l'arrière de la maison, les derniers rayons de soleil de l'après-midi dardaient leur lumière cuivrée à travers les fenêtres orientées vers l'ouest, et l'air était comme empli de leurs vibrations. Pourtant, Heather frissonnait toujours.

" C'est génial, c'est archi-génial ! ", s'écria Toby.

La pièce était deux fois plus grande que la chambre qu'il avait dans leur maison de Los Angeles, mais Heather savait qu'il était moins impressionné par ses dimensions que par son aspect, presque baroque, dont la décoration aurait enflammé l'imagination de n'importe quel enfant. Le plafond, à trois mètres cinquante du sol, formait une vo˚te à

quatre pans, et les ombres jouant sur les surfaces concaves rendaient l'ambiance de la chambre tout à fait mystérieuse.

" Super, s'exclama Toby, le nez en l'air, c'est comme si on était suspendus à un parachute. "

Dans une alcôve à gauche de la porte, on avait installé un lit d'un mètre vingt sur deux, visiblement fabriqué sur mesure. Sur la paroi du fond, des étagères chargées de livres et, le long de l'une des parois, une série de coffres o˘ il pourrait ranger des modèles réduits de vaisseaux spatiaux, sa collection entière de Rambos et autres Terminators en plastique, ses jeux vidéos, et tous les jouets d'un petit garçon.

De chaque côté de l'alcôve, pendaient des rideaux, qui, lorsqu'on les tirait, lui donnaient presque l'apparence de la couchette d'un wagon-lit du chemin de fer d'antan.

"Est-ce que je peux prendre cette chambre, s'il vous plaît? demanda Toby, anxieusement.

-On dirait bien qu'elle est faite pour toi, dit Jack.

-Génial ! "

Ouvrant l'une des deux autres portes que la chambre comptait, Paul Youngblood annonça: " Et voici un placard si grand qu'on peut rentrer dedans, et presque en faire une autre chambre. "

Derrière le dernier battant, une volée de marches en bois brut descendait vers le rez-de-chaussée, formant un colima-

çon si étroit qu'on se serait cru dans un phare.

Tout de suite, Heather détesta cet escalier. Elle se sentait à

l'étroit, presque au bord de la claustrophobie, dans cet espace confiné et aveugle, mais elle suivit néanmoins Paul Youngblood et Toby, qui ouvraient la marche, et Jack les suivit à son tour. C'était sans doute le mauvais éclairage-deux ampoules nues, et trop espacées l'une de l'autre-qui produisait sur elle un effet désagréable, renforcé encore par une vague odeur de moisissure, et même, en y reniflant à

deux fois, de pourriture. Pas la moindre toile d'araignée.

Sans qu'elle s'en explique la raison, son coeur battait comme si elle avait gravi l'escalier au lieu de le descendre. Une peur bizarre s'était emparée d'elle, à la façon d'une angoisse ressentie lors d'un cauchemar, et elle avait l'impression qu'on les attendait au bas des marches. Elle ressentait autour d'eux une hostilité étrange, à peine perceptible.

Ils débouchèrent dans une sorte de vestibule dépourvu de la moindre ouverture sur l'extérieur, et Paul Youngblood tira de sa poche une clé, avec laquelle il ouvrit la première des deux portes devant lesquelles aboutissait l'escalier en colimaçon.

" La cuisine ", dit-il en entrant.

Apparemment, rien d'inquiétant.

Allons par là ", reprit Paul Youngblood en se tournant vers la seconde porte, qui ne se fermait à clé que de l'extérieur.

Le verrou, obstinément grippé, refusa d'abord de tourner, et les quelques secondes d'attente parurent insupportables à

Heather. Elle était à présent intimement convaincue qu'on les avait suivis, et qu'un esprit malfaisant était à leurs trousses. Il fallait qu'ils sortent de ce vestibule sans fenêtre immédiatement, sinon...

Les gonds se décidèrent à grincer.

Ils suivirent Paul Youngblood et se retrouvèrent sous un porche, celui qui se trouvait à l'arrière de la maison, à trois mètres environ de la porte d'entrée donnant sur la cuisine.

Heather prit quelques profondes inspirations, s'efforçant d'expirer tout l'air vicié qu'elle avait emmagasiné dans l'étroit escalier. Sa peur s'estompa bientôt, et les battements de son coeur reprirent un rythme plus normal. Elle jeta un coup d'oeil derrière elle. Pas de monstre en vue, évidemment, et elle décida que son instant de panique était d˚ à la fatigue du voyage.

Sans s'apercevoir du trouble de Heather, Jack posa la main sur l'épaule de Toby. " Fiston, si tu choisis cette chambre, je te préviens qu'il n'est pas question que tu fasses monter tes petites copines par l'escalier dérobé.

-Mes petites copines? " Toby ne comprenait pas.

" Berk. qu'est-ce que je ferais avec des filles, p'pa?

-Je crois que tu trouveras tout seul la réponse à cette question, Toby, mais tu as encore pas mal de temps devant toi, intervint le notaire, amusé.

-Détrompez-vous, dit Jack. Dans cinq ans, maximum, il faudra combler cet escalier avec du béton. "

Au prix d'un effort de volonté, Heather détacha son regard de la porte que le notaire était en train de refermer.

Ce qui venait de se dérouler l'avait perturbée, et elle se sentit soulagée à l'idée que personne ne s'était aperçu de son étrange réaction.

Los Angeles. Elle venait de subir une montée d'angoisse, un retour de la vieille trouille que Los Angeles lui avait inspirée trop longtemps. Certes, elle se trouvait à présent dans le Montana, une région rurale o˘ l'on commettait un meurtre tous les dix ans, et o˘ les gens avaient l'habitude de ne jamais fermer leur porte à clé, de jour comme de nuit, mais, psychologiquement, elle était encore dans la Grosse Orange, anticipant inconsciemment un quelconque déchaînement de violence urbaine. Son instant de panique dans l'escalier, c'était un accès typique de paranoia citadine.

" Passons à l'extérieur, dit Paul Youngblood. Il ne reste guère plus d'une demi-heure de jour, le soleil est presque couché. "

A la suite du notaire, ils descendirent les quelques marches qui menaient du porche à une vaste pelouse, remontant en pente douce vers une petite construction en pierre, au bord de la forêt, au milieu des sapins. Pour l'avoir déjà vue en photo, Heather l'identifia tout de suite: c'était la maison du gardien.

A l'approche de la nuit, l'est de l'horizon était d'un bleu sàphir profond et intense. A l'ouest, o˘ le soleil se h‚tait derrière le sommet des montagnes, le ciel était encore clair.

La température avait considérablement fraîchi. Les mains enfoncees dans ses poches, Heather eut un nouveau frisson.

Elle était ravie de voir que Jack s'élançait énergiquement à l'assaut de la pente sans faire mine de boiter. De temps en temps, il avait des douleurs dans la jambe gauche, et sa démarche s'en ressentait. Difficile d'imaginer que, huit mois auparavant, ils avaient pu croire leur destin définitivement brisé. Et pas étonnant qu'elle soit encore un peu fragile, nerveusement. Les huit derniers mois avaient été une terrible épreuve. Mais tout allait bien, à présent. Tout allait très bien.

Depuis la mort d'Eduardo Fernandez, nul n'avait songé à

tondre la pelouse. L'herbe haute, desséchée par l'été, et décolorée à présent par les premiers frimas, craquait sous les quatre paires de pieds.

" Ed et Margarite ont quitté la maison des gardiens lorsqu'ils ont hérité du ranch, il y a huit ans de ça ", les informa Paul Youngblood tandis qu'ils approchaient du bungalow en pierre. " Ils ont vendu ce qu'il y avait dedans, ils ont cloué les volets, et je crois que plus personne n'y est entré depuis. Si vous n'envisagez pas d'employer des gardiens, vous ne l'utiliserez probablement pas. Mais autant vous la faire visiter tout de suite. "

Des sapins se dressaient sur trois des côtés de la maisonnette. La forêt était si dense que l'obscurité l'envahissait bien avant le coucher du soleil. Le vert ondoyant des branches lourdes qui se noyaient dans l'encre de la nuit offrait un spectacle ravissant-mais le royaume végétal s'étendant devant eux représentait un mystère que Heather jugea troublant, et même un peu inquiétant.

Pour la première fois de sa vie, elle se demanda quels animaux sauvages s'aventuraient parfois dans ces forêts primitives. Des loups? Des ours? Des lynx? Et Toby, était-il vraiment en sécurité ici ?

Oh, pour l'amour du ciel, Heather...

Elle raisonnait comme une banlieusarde, en proie à une inquiétude permanente, et se sentant constamment menacée.

En fait, en liberté dans la nature, les animaux faisaient de leur mieux pour éviter les rencontres, et s'enfuyaient dès que quelqu'un approchait.

qu'est-ce que tu crois ? se demanda-t-elle, sarcastique.

que tu vas te retrouver barricadée chez toi, cernée par des grizzlis déchaînés et des meutes de loups, comme dans un mauvais téléfilm ?

En guise de porche, de larges dalles de pierre permettaient d'accéder à la porte d'entrée. Pendant que Paul Youngblood passait en revue les clés de son trousseau, les trois McGarvey admirèrent le paysage.

Le panorama qui se déployait devant eux était renversant.

Au nord, au sud et à l'est, tel un tableau de Maxfield Parrish, les monts et les vallées du Montana étalaient leur splendeur, noyés au loin dans le mauve délicat de la brume et le sombre éclat du ciel couleur de saphir.

Pas un souffle de vent n'agitait l'air, et le silence était si profond que Heather eut soudain l'impression d'être devenue sourde. Aucun bruit, hormis le cliquetis des clés du notaire. Après des années de vie citadine, une telle tranquillité relevait de la magie.

Après force grincements et autres craquements, la porte s'ouvrit d'un coup. Paul avança d'un pas et actionna l'interrupteur.

Heather entendit plusieurs clic! consécutifs, mais la lumière ne fut pas.

Réapparaissant sur le seuil, Paul Youngblood leur sourit.

Ed a probablement coupé le compteur d'alimentation. Je sais o˘ il se tient. Attendez-moi ici, je reviens tout de suite. "

Les trois McGarvey se retrouvèrent seuls devant la porte béante, et le notaire disparut derrière le coin de la maison.

Son brusque départ provoqua un certain malaise chez Heather, sans qu'elle puisse s'expliquer pourquoi. Peut-être parce qu'ils ne l'avaient pas accompagnée.

" quand j'aurai mon chien, il pourra dormir dans ma chambre ? demanda Toby.

-Oui, répondit Jack, mais pas sur ton lit.

-Pas sur mon lit? Mais il dormira o˘, alors ?

-En général, les chiens adorent dormir par terre.

-C'est pas juste.

- On n'a jamais entendu un chien se plaindre, en tout cas.

- Mais pourquoi pas sur mon lit?

-A cause des puces.

-Je m'occuperai bien de lui, et il n'aura pas de puces.

- Les poils dans les draps.

- «a, c'est pas grave, p'pa.

-Comment, tu as l'intention de le raser? Tu veux un chien chauve?

-Je le brosserai tous les jours. "

Tout en écoutant la conversation entre son mari et son fils, Heather surveillait du coin de l'oeil l'angle de la maisonnette, certaine que Paul Youngblood ne reviendrait jamais. Il lui était arrivé quelque chose. Une chose...

Il réapparut à cet instant précis. " Tous les fusibles avaient été enlevés, mais ça devrait aller, maintenant. "

Mais qu'est-ce qui m'arrive ? se dit Heather. Ilfaut absolument que je me débarrasse de ces réflexes californiens.

Les nouvelles tentatives de Paul Youngblood pour faire jaillir la lumière se révélèrent vaines. Accroché au plafond de la pièce plongée dans l'obscurité, un lustre à peine visible refusait de s'éclairer. Dehors, la lampe fixée au-dessus de la porte restait éteinte, elle aussi.

" La maison n'est peut-être plus raccordée au réseau électrique ", suggéra Jack.

Le notaire secoua la tête. " Je ne vois pas comment. C'est la même ligne qui alimente la maison principale, celle-ci et l'écurie.

-Les ampoules sont fichues... Les douilles, peut-être ? "

Paul Youngblood repoussa son chapeau de cow-boy vers l'arrière de sa tête, puis, d'un doigt, il se gratta la tempe, les sourcils froncés. " «a ne ressemble pas à Ed, de laisser les choses se détériorer de cette façon. A mon avis, il était du genre à entretenir tous les équipements et à maintenir le ranch en parfait état de marche, au cas o˘ le nouveau propriétaire déciderait de s'installer. Il était comme ça. Un bon fond, c'est ce qu'il avait, Ed. Pas porté sur les mondanités, mais fondamentalement bon.

-Eh bien, lança Heather, on peut s'occuper de ça dans deux ou trois jours, lorsque nous serons installés dans la grande maison. "

Paul Youngblood referma la porte à clé. " Vous devriez faire vérifier tous les branchements par un électricien. "

Au lieu de revenir sur leurs pas, ils coupèrent en diagonale à travers la pelouse, en direction de l'écurie, située en contrebas, au sud de la maison principale. Les bras écartés, Toby courait devant, en imitant avec la bouche le bruit des réacteurs. Il jouait à l'avion.

Heather lança deux ou trois regards furtifs à la maisonnette et aux sapins qui l'encadraient, et un frisson lui parcourut la nuque.

" Il fait plutôt froid, pour un début de mois de novembre ", constata Jack.

Le notaire pouffa de rire. " On n'est plus dans le sud de la Californie, j'en ai peur. Aujourd'hui, l'air était relativement doux, mais, cette nuit, la température va probablement tomber au-dessous de zéro.

-Beaucoup de neige, dans le coin?

-Et en enfer, beaucoup de pécheurs ?

-A quelle date tombent les premières neiges? Avant NoÎl ?

-Longtemps avant, Jack. Si une grosse tempête éclatait demain, vous n'entendriez personne vous dire que l'hiver est en avance.

-C'est pour cette raison qu'on a pris un Explorer, dit Heather. Avec quatre roues motrices. On compte sur lui pour sillonner la région, cet hiver.

-A condition que les routes ne soient pas toutes fermées dans deux mois ", dit Paul Youngblood en rabattant son chapeau sur son front.

Toby était déjà à côté de l'écurie. Courant de toute la vitesse de ses petites jambes, il disparut derrière le b‚timent avant que Heather ait pu lui crier de les attendre.

Paul reprit la parole. " Tous les hivers, il faut vous attendre à être bloqués par la neige pendant deux ou trois jours, avec des congères plus hautes que la maison, parfois.

-Bloqués par la neige? Plus hautes que la maison? "

répéta Jack, que l'idée excitait comme un gosse. " C'est vrai ?

-Un coup de blizzard descendant des Rocheuses peut faire tomber jusqu'à un mètre de neige en vingt-quatre heures, avec des vents à vous arracher la peau. Les routes enneigées ne peuvent pas être toutes débloquées en même temps. Vous avez des chaînes, pour les roues de cet Explorer ?

-Oui, deux jeux ", répliqua Jack.

Heather pressa le pas, et les deux hommes l'imitèrent.

Toby n'avait toujours pas réapparu.

" Ce que vous devez faire sans tarder, leur dit Paul Youngblood, c'est vous procurer une lame qui fasse office de chasse-neige, afin de pouvoir l'installer à l'avant de l'Explorer. Même si le service public prend en charge le dégagement des routes, je vous rappelle que vous êtes responsables de votre voie privée. "

Si le petit garçon avait eu l'intention de courir autour de l'écurie en faisant l'avion, il aurait d˚ déjà réapparaître.

" Chez Lex Parker, le garagiste d'Eagle's Roost, poursuivit Paul Youngblood, vous trouverez de quoi équiper votre Explorer. L'armature, les fixations, la lame, les bras hydrauliques, et du bon matériel. Vous laissez la lame tout l'hiver, vous la retirez au printemps, et ainsi vous êtes prêts à affronter tous les coups de pied au derrière que cette bonne vieille Nature nous réserve. "

Aucun signe de Toby.

Le coeur de Heather s'était remis à battre la chamade. Le soleil aurait bientôt disparu derrière les montagnes. Si Toby s'était égaré, ou s'il lui... Il serait plus difficile de le repérer dans le noir. Elle se retint de s'élancer en courant à sa recherche.

" Remarquez ", continuait Paul Younblood, très détendu, sans faire attention à l'énervement croissant de la jeune femme, " l'hiver dernier était très sec, ce qui signifie sans doute que celui-ci sera particulièrement rude. "

Sur ce commentaire que Heather jugea particulièrement encourageant, ils atteignirent enfin l'écurie. A l'instant o˘

Heather se préparait à crier le nom de Toby, ce dernier apparut. Apparemment, il ne jouait plus à l'avion. Il se précipita vers elle en courant, le sourire aux lèvres, les yeux brillants.

" Maman, c'est génial, c'est ultragénial. Tu crois que je pourrais avoir un poney, dis ?

-On verra ", dit Heather. Elle avait eu du mal à parler.

" Et s'il te plaît, ne cours pas n'importe o˘, d'accord?

-Pourquoi ?

-Parce que.

-D'accord ", dit Toby. C'était un garçon très obéissant.

Elle lança un regard en direction de la maisonnette et de la forêt sauvage qui s'étendait au-delà. Suspendu sur la crête des montagnes, le soleil ressemblait à un énorme jaune d'oeuf cru sur le point de s'empaler sur les pointes inégales d'une fourchette géante. Sur les piques les plus hautes, le roc passait du gris au noir, nimbé de rose par les derniers éclats du soleil. Au-dessous, la forêt déroulait son tapis d'arbres sombres. Jusque derrière la petite maison en granit.

Tout était paisible.

L'écurie consistait en un long b‚timent en pierre, recouvert d'ardoises. Les murs n'offraient aucune ouverture, à

l'exception de petits vasistas percés en hauteur. On entrait par une grande porte de grange, peinte en blanc, que Paul Youngblood fit aisément coulisser. Il appuya sur l'interrupteur et la lumière s'alluma.

" Comme vous le constatez, dit le notaire en les précédant à l'intérieur, c'était la propriété d'un vrai gentleman-farmer, et pas un simple investissement à la montagne. "

Par-delà le seuil en béton, qu'aucune dénivellation ne séparait du sol, on marchait sur une couche de terre battue, fine et claire comme du sable. Cinq grands boxes vides, dont les moitiés de portes étaient fermées, se tenaient de chaque côté d'une allée assez large. Fixées aux poutres en bois massif qui séparaient les boxes, des appliques en bronze diffusaient une lumière ambrée, dirigée vers le sol et le plafond; celles-ci étaient nécessaires, les ouvertures en haut des murs étant trop petites-une vingtaine de centimètres sur cinquante-pour que le jour éclaire l'écurie, même à midi.

" L'hiver, Stan quartermass chauffait cette écurie, et elle est équipée d'une ventilation pour l'été ", racontait Paul Youngblood, en montrant les grilles disposées au plafond.

" D'ailleurs, elle sentait à peine le crottin, l'air étant constamment renouvelé. Tous les conduits étaient enfermés dans des gaines d'isolation renforcées, afin de ne pas gêner les chevaux. "

Sur la gauche, après le dernier box de la rangée, se trouvait une pièce, o˘ étaient autrefois rangés les selles et les harnais. Elle était vide, à l'exception d'un évier, plus profond qu'un lavoir.

De l'autre côté, était alignée une rangée de coffres, qui avaient contenu les réserves d'avoine et de pommes dont les chevaux se nourrissaient à l'époque. A côté, accrochés au mur, divers outils pendaient, les manches vers le bas. Une fourche, deux pelles et un r‚teau.

" Témoin d'incendie ", annonça Paul Youngblood en pointant le doigt vers un appareil installé au-dessus d'une deuxième grande porte coulissante, à l'autre bout de l'écurie. " Il est branché sur le système électrique, ce qui évite les problèmes de batteries. La sonnerie de l'alarme se déclenche dans la maison, parce que Stan quartermass voulait être certain de l'entendre.

-Ce type adorait ses chevaux, dites donc, dit Jack.

-Il en était dingue. Et ses films lui rapportaient plus d'argent qu'il ne pouvait en dépenser. A la mort de Stan, Ed s'est assuré que le nouveau propriétaire des chevaux les trai-terait bien. Stan était un type bien. C'était ce qu'il fallait faire.

-Je pourrais avoir dix poneys, p'pa? demanda Toby.

-S˚rement pas, assura Heather. Pas question d'ouvrir une usine à crottin.

-Je disais ça parce que c'est une grande écurie, dit le petit garçon.

-Un chien, des poneys, fit Jack. Mais tu deviens un véritable petit fermier. Et quoi d'autre encore ? Des poulets ?

-Non, une vache, répondit Toby. J'ai réfléchi à ce que tu m'as expliqué, et je crois que tu as raison.

-Petit malin ", s'esclaffa Jack en ébouriffant les cheveux du petit garçon.

Toby se déroba en riant. " Tel père, tel fils ! Monsieur Youngblood, mon papa dit que les vaches sont comme les chiens, et qu'elles lèvent la patte et tout ça.

-Eh bien, dit le notaire en faisant demi-tour, je connais un taureau qui marche debout sur ses pattes arrière.

-C'est vrai ?

-Plus fort encore: c'est un champion de calcul mental. "

Il avait dit ça d'un ton si calmement convaincu que Toby leva vers Youngblood des yeux écarquillés. " Si on lui demande de faire une addition, il donne le résultat en frap-pant le sol avec sa queue?

-«a aussi, il peut le faire. Mais, en général, il donne la réponse immédiatement.

-Hein?

-Ce taureau-là, il parle.

-C'est impossible, dit Toby en suivant Jack et Heather en direction de la sortie.

-Mais si. Il parle, il danse, il conduit une voiture de sport et il va à la messe tous les dimanches, dit Paul Youngblood en éteignant l'écurie. Il s'appelle Miguel Toro, et c'est le propriétaire d'un restaurant, à Eagle's Roost.

-Mais c'est un homme !

-Oui, bien s˚r, dit le notaire en tirant la porte qui glissa sur ses rails. Je n'ai jamais dit le contraire. "

Et Paul Youngblood se retourna vers Heather. Celle-ci s'aperçut alors qu'il ne lui avait pas fallu bien longtemps pour apprécier la compagnie du notaire.

" Vous me racontez des histoires. P'pa, le monsieur me raconte des histoires.

-Pas du tout, l'interrompit Paul Youngblood. Je t'ai dit l'exacte vérité, Toby. Tu t'es raconté des histoires tout seul, mon p'tit gars.

-Tu sais, fiston, Paul est notaire, dit Jack. Il faut toujours faire très attention, avec les notaires, sinon on se retrouve sans poneys et sans vaches. "

Paul Youngblood partit d'un grand éclat de rire. " Ecoute ce que te dit ton père, p'tit gars. Ce sont de sages paroles.

Très sages. "

Seul apparaissait encore le bord supérieur du soleil orange, et les crans acérés des montagnes eurent tôt fait de le déchiqueter. Partout, l'obscurité s'intensifiait. Le crépuscule se drapa de bleu profond et de mauve sombre, comme pour porter le deuil du jour disparu au coeur de cette immensité

presque déserte.

Portant le regard au-delà de l'écurie, en direction de la forêt au nord, Paul leur indiqua une sorte de monticule, à la lisière des sapins. " Inutile de vous emmener la-haut à cette heure-ci. Bien qu'il n'y ait pas grand-chose à voir dans le cimetière, même en plein jour.

-Le cimetière ? reprit Jack en fronçant les sourcils.

-Vous êtes également propriétaires d'un cimetière privé, pourvu de toutes les autorisations nécessaires, dit le notaire. Prévu pour douze tombes, dont quatre seulement sont utilisées. "

Le regard fixé sur le monticule, Heather distinguait vaguement la forme d'un mur en pierre, pas très haut, et de deux piliers à l'entrée.

" qui repose dans ce cimetière ? demanda-t-elle.

-Stanley quartermass, Eduardo Fernandez, Margarite, son épouse, et Tommy, leur fils unique.

-Tommy ? Mon vieux Tommy, mon coéquipier, c'est là

qu'il est enterré? demanda Jack.

-Un cimetière privé ", répéta Heather. Elle frissonna, prétendant qu'elle avait froid. " C'est un peu macabre, vous ne trouvez pas ?

-Une pratique tout à fait courante dans la région, la rassura Paul Youngblood. Dans la plupart des ranches des environs, On trouve la même famille depuis des générations.

Leur ferme, ce n'est pas seulement leur maison, c'est aussi leur patrie, et c'est le seul endroit qui compte vraiment. Les gens d'ici vont à Eagle's Roost pour faire leurs courses, c'est tout. Et quand leur dernière heure a sonné, ils préfèrent reposer sous la terre qui les a vus vivre et mourir.

-C'est mégagénial, lança Toby. Vous vous rendez compte, on habite dans un cimetière !

-Pas tout à fait, rectifia Paul Youngblood. Mes grands-

parents, ainsi que mes parents, sont enterrés un peu partout autour de chez moi, et je trouve qu'il n'y a rien de macabre là-dedans. C'est plutôt réconfortant, au contraire. Une manière de transmettre un certain sens du patrimoine familial. Une extension du concept d'héritage, en quelque sorte.

Carolyn et moi, nous avons l'intention de perpétuer la tradition, mais je ne sais pas ce que nos enfants, eux, décideront de faire. L'un étudie la médecine, l'autre, le droit, et leur vie n'aura pas grand-chose en commun avec le ranch de leur enfance.

-Dommage que Halloween soit déjà passé ", dit Toby, plus pour lui-même que pour les trois adultes. Les yeux fixés sur le monticule, il était plongé dans une intense réflexion, rêvant sans doute à de futures expéditions.

Pendant un long moment, ils restèrent immobiles, sans échanger un seul mot.

Entre chien et loup, la nuit se préparait en silence.

Plus haut, le petit cimetière semblait s'être dépêché de tirer sur lui le linceul nocturne, se dérobant à la vue plus vite que le reste du paysage.

Heather lança un coup d'oeil à Jack, afin de s'assurer que la proximité de la tombe de Tommy Fernandez ne le perturbait pas trop. Jack se trouvait à côté de lui quand Tommy était tombé sous les balles, onze mois avant que Luther Bryson ne connaisse le même sort tragique. Sachant que la dépouille de Tommy reposait à côté, Jack ne pouvait que se souvenir de son ancien coéquipier, forcé ainsi d'exhumer, des oubliettes de sa mémoire, les drames qu'il était précisément venu oublier dans le Montana.

Comme s'il avait compris qu'elle s'inquiétait, Jack sourit.

" J'ai l'impression de me sentir mieux, maintenant que je sais que Tommy va passer l'éternité dans un coin magnifique. "

Ils reprirent la direction de la maison principale, et le notaire les invita à dîner et à passer la nuit dans son ranch, o˘ sa femme les attendait. " Premièrement, il est trop tard pour que vous vous installiez maintenant. Deuxièmement, les placards sont vides. Troisièmement, en supposant que le congélateur soit plein, ce n'est plus l'heure de se mettre à

faire la cuisine, surtout après toute une journée de route.

Pourquoi ne pas passer la soirée à vous détendre, histoire d'être frais et dispos demain matin ? "

Heather lui était reconnaissante de son invitation, pour toutes les raisons qu'il avait énumérées, mais aussi parce que la grande maison isolée ne lui inspirait pas franchement confiance. Elle avait décidé que sa nervosité était une réaction normale chez une citadine exposée pour la première fois de sa vie à d'aussi grands espaces. Phobie classique. Une simple agoraphobie momentanée. «a lui passerait. Tout ce qu'il lui fallait, c'étaient un ou deux jours d'adaptation-voire quelques heures-, le temps pour elle de s'acclimater.

De s'habituer un peu au panorama grandiose, et à une nouvelle façon de vivre. Une soirée en compagnie de Paul Youngblood et de son épouse serait peut-être le remède idéal .

Après avoir réglé le chauffage, afin que la maison soit chaude à leur retour, ils fermèrent les portes à clé et remontèrent dans l'Explorer, suivant de près la Bronco de Paul Youngblood. quittant la voie privée qui menait au ranch, ce dernier prit la direction de Eagle's Roost, et Jack l'imita.

La nuit avait définitivement englouti les dernières lueurs du crépuscule, mais la lune n'était pas encore levée. L'obscurité était si profonde qu'il semblait que rien ne la dissipe-rait jamais, pas même le retour du soleil.

Le ranch des Youngblood portait le nom des sapins qui poussaient dans la propriété. Fixés à chaque extrémité de l'arche blanche surplombant l'entrée, deux projecteurs éclairaient des lettres vertes: LES M…LEZES. Au-dessous, écrit plus petit, on lisait Paul et Carolyn Youngblood.

Les terres du notaire, fort bien exploitées, couvraient une superficie considérablement supérieure aux leurs. De chaque côté de l'allée, beaucoup plus longue que celle du ranch quartermass, on apercevait des écuries blanches avec leurs moitiés de portes peintes en rouge, des manèges, des pistes d'entraînement et de grands prés clôturés. Des spots à basse tension illuminaient de leur éclat nacré les divers b‚timents.

Les barrières blanches qui séparaient les prés luisaient dans l'obscurité en formant des motifs géométriques, tels d'indé-chiffrables hiéroglyphes.

La maison principale, devant laquelle les deux voitures se garèrent, était une construction basse, faite de galets et de bois, une extension presque organique du milieu naturel.

Tout en se dirigeant vers l'entrée, Paul répondit à la question de Jack concernant le ranch des Mélèzes. " En fait, nous avons deux activités parallèles de base. Nous élevons et nous entraînons des chevaux de course, le hippisme étant un sport très populaire dans tout l'Ouest américain, du Nouveau-Mexique jusqu'à la frontière canadienne. A côté de ça, nous élevons également plusieurs races de chevaux de concours, et notamment des pur-sang arabes. Dans la région, nous avons ce qui se fait de mieux en la matière. Certains spécimens d'étalons sont d'une telle perfection et d'une telle beauté qu'on en a le coeur serré, rien qu'en les regardant. Et les obsédés du pedigree sortent tout de suite leur chéquier.

-Pas de vaches? " demanda Toby en arrivant au pied des marches menant à la vaste véranda qui longeait la façade de la maison.

" Désolé, p'tit gars, ni vaches ni taureaux, répondit le notaire en souriant. Pas mal de ranches des environs possèdent des troupeaux, mais pas nous. Ce qui ne nous empêche pas d'avoir de vrais cow-boys. " Il leur indiqua les fenêtres éclairées d'une série de bungalows, à cent mètres de là. " Il y en a dix-huit qui vivent dans le ranch en permanence, certains avec leur famille. Un vrai petit village, quoi.

-Des vrais cow-boys... " dit Toby, du ton rêveur qu'il avait déjà pris en évoquant les charmes potentiels du cimetière privé, et la future acquisition d'un éventuel poney.

Depuis quelques heures, le Montana était devenu, pour lui, plus exotique que la plus lointaine des planètes. " Des vrais cow-boys... "

Carolyn Youngblood les attendait à la porte d'entrée, et elle leur fit un accueil chaleureux. Pour être la mère des enfants de Paul Youngblood, il fallait qu'elle ait la cinquantaine, comme lui, mais sa silhouette et ses manières avaient conservé une jeunesse certaine. Elle portait des jeans et une chemise à carreaux rouge et blanche, et le tout mettait particulièrement en valeur sa silhouette de jeune femme, mince et musclée. Ses cheveux blancs, coupés court, étaient restés épais et brillants. Moins ridé que celui de son mari, son visage respirait la santé et la joie de vivre.

Si c'était là ce que la vie au grand air dans un ranch du Montana réservait aux femmes, Heather se sentait prête à

surmonter son aversion pour les panoramas grandioses à

perte de vue, les nuits écrasantes de solitude et l'étrangeté de l'immense forêt. Elle était même prête à oublier que quatre cadavres étaient enterrés au fond du jardin.

Le dîner achevé, Jack et Paul Youngblood passèrent quelques instants dans le bureau du notaire, un verre de porto à

la main, s'intéressant aux photos d'étalons qui recouvraient quasi entièrement l'un des murs de la pièce lambrissée de pin naturel. Passant des pur-sang arabes au ranch quartermass, la conversation dévia soudain.

" Je crois sincèrement que vous allez être très heureux dans le ranch, tous les trois.

-Je le crois aussi.

-C'est un endroit merveilleux pour y passer son enfance, et Toby a beaucoup de chance.

-Un chien, un poney... Il a l'impression que tous ses rêves deviennent des réalités.

-La région est magnifique.

-Et si paisible, comparée à Los Angeles. Mais les deux ne sont pas comparables. "

Paul Youngblood ouvrit la bouche pour dire quelque chose, puis il se ravisa, reportant son attention sur la photo de l'étalon dont il vantait les mérites avant de changer de sujet. Lorsque le notaire reprit la parole, Jack eut l'impression qu'il parlait de tout à fait autre chose que ce qu'il avait failli dire un instant auparavant.

" Et bien que nous ne soyons pas ce que j'appellerais de proches voisins, Jack, j'espère vous revoir, tous les trois, afin de faire vraiment la connaissance de la famille McGarvey.

-«a me plairait beaucoup. "

Le notaire marqua une nouvelle hésitation, qu'il dissimula en buvant une gorgée de porto.

Jack l'imita, puis il dit: " quelque chose ne va pas comme vous voulez, Paul ?

-Non, non, tout va très bien. C'est seulement que...

Mais pourquoi me posez-vous cette question?

-J'ai été flic pendant longtemps. Et je possède comme un sixième sens qui me permet de repérer les gens qui cachent quelque chose.

-Je comprends, à présent. Vous serez sans aucun doute un excellent homme d'affaires.

-Alors, Paul, que se passe-t-il ? "

Poussant un profond soupir, Paul Youngblood prit place dans un fauteuil. " Je ne savais pas si je devais vous en parler. Je ne veux pas que cette histoire vous inquiète, et je suis convaincu qu'il n'y a vraiment aucune raison de se faire du souci.

-Mais encore ?

-Ed Fernandez est mort d'une crise cardiaque, comme je vous l'ai déjà dit. Un infarctus foudroyant, qui a entraîné

le décès plus vite qu'un coup de chevrotine en pleine tête.

C'est ce que le médecin-légiste a inscrit sur le certificat de décès.

-Le médecin-légiste? Vous voulez dire qu'on a autopsié le corps ?

-C'est ça ", acquiesça Paul Youngblood avant d'avaler une autre gorgée de porto.

Dans le Montana, comme en Californie, on n'appelait pas un médecin-légiste chaque fois que quelqu'un mourait, surtout quand le décédé en question, dans la tranche d'‚ge d'Eduardo Fernandez, était victime d'un arrêt cardiaque.

Autant dire de mort naturelle. Si le corps du vieil homme s'était retrouvé à la morgue, c'était pour des raisons tout à

fait particulières, comme, par exemple, la présence d'un traumatisme indiquant la possibilité d'un homicide.

" Mais vous disiez que le médecin-légiste n'avait trouvé

aucune autre cause de décès, à l'exception de la crise cardiaque. "

Fixant son verre, le notaire se décida enfin à donner quelques explications. " On a retrouvé le corps sur le seuil de la porte située entre la cuisine et le porche, à l'arrière. Il était couché sur le côté droit, et ses deux mains étaient agrippées à un fusil de chasse.

-Ah ! Des circonstances assez suspectes pour justifier l'autopsie. Mais s'il était chasseur...

-La chasse n'était pas encore ouverte.

-Vous prétendez que personne ne braconne dans les environs, même quand on dispose de trois cents hectares en pleine nature, avec du gibier toute l'année ? "

Le notaire secoua la tête. " Pas du tout. Mais Ed n'a jamais aimé chasser.

-Vous en êtes certain ?

-Je suis catégorique. Le chasseur, c'était Stan quartermass, et Ed s'est contenté d'hériter de ses fusils. D'autre part, l'arme qu'on a retrouvée dans ses mains était chargée, mais, le plus incompréhensible, c'est que deux cartouches étaient déjà engagées dans le canon. Même le plus crétin des chasseurs ne se baladerait pas avec des cartouches prêtes à

tirer dans son fusil. S'il trébuche et tombe, il peut se faire sauter le cr‚ne.

-A plus forte raison s'il est chez lui.

-Sauf s'il se sentait menacé, enchaîna Paul Youngblood.

-Par un cambrioleur, par exemple? Un rôdeur?

-Peut-être. Bien que, dans le coin, ils soient plus rares qu'une boucherie chevaline.

-Pas de traces d'effraction, pas de vandalisme?

-Non. Rien de tout ça.

-qui a trouvé le corps ?

-Travis Potter, le vétérinaire d'Eagle's Roost. Ce qui nous conduit à une nouvelle bizarrerie: le 10 juin, plus de trois semaines avant sa mort, Ed a apporté à Travis des ratons laveurs, morts, qu'il lui a demandé d'examiner. "

Le notaire raconta à Jack le peu de détails qu'Ed avait confiés au vétérinaire, puis il lui répéta le diagnostic de Travis Potter.

" Un oedème au cerveau? fit Jack d'une drôle de voix.

-Sans le moindre signe d'infection ou de maladie quelconque, le rassura Paul Youngblood. Travis a demandé à Ed de lui signaler tout autre animal se comportant de façon inhabituelle. Ensuite... Ed a téléphoné à Travis le 17 juin, et ce dernier a eu l'impression qu'Ed avait découvert autre chose, mais qu'il préférait ne pas lui en parler.

-Pour quelle raison? C'est Fernandez lui-même qui avait apporté les ratons laveurs à Potter. "

Le notaire haussa les épaules. "quoi qu'il en soit, le matin du 6 juin, l'affaire intriguant toujours Travis, il a décidé de se rendre au ranch quartermass, afin de parler à

Ed-et c'est là qu'il a découvert son cadavre. Le médecin-légiste a estimé que le décès remontait à plus de vingt-quatre heures, en tout cas à moins de deux jours. "

Son verre de porto à la main, Jack s'était mis à arpenter la pièce, passant et repassant devant les photos de pur-sang.

" A votre avis, il s'est passé quoi ? Fernandez a vu un animal qui se comportait vraiment bizarrement, et il a eu tellement peur qu'il est allé prendre son fusil?

-Possible.

-Il sortait peut-être de chez lui dans le but d'abattre l'animal en question, parce qu'il pensait qu'il avait la rage, ou un truc comme ça.

-Nous y avons pensé, oui. Et le coeur aurait l‚ché sous le coup de l'émotion. "

Par la fenêtre, tout en finissant son porto, Jack observait les lumières des bungalows des cow-boys, à peine visibles à

cette distance. " D'après ce que vous en dites, Fernandez n'était pas particulièrement impressionnable, ni hystérique.

-Tout le contraire. Ed était plus calme qu'une vieille souche. "

Jack se retourna vers Paul Youngblood. " Dans ces conditions, je me demande vraiment ce qu'il a pu voir, pour que son coeur ait ainsi l‚ché. quel degré de bizarrerie avait donc atteint le comportement de l'animal, et quelle menace représentait-il, pour réussir à provoquer un arrêt cardiaque chez un homme comme Fernandez?

-Vous venez de mettre le doigt dessus, confirma le notaire en vidant son verre. Tout ça n'a aucun sens.

-Un vrai mystère.

-Heureusement que vous êtes inspecteur de police.

-Pas du tout. Moi, j'étais officier de patrouille.

-Eh bien, qu'à cela ne tienne, vous voilà promu au titre d'inspecteur, par la force des choses. " Paul Youngblood quitta le coin de bureau sur lequel il était assis. " Ecoutez, je suis absolument s˚r qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Nous savons que les ratons laveurs n'étaient porteurs d'aucune maladie. quant au fusil de chasse, il y a sans doute une bonne raison pour qu'on l'ait retrouvé dans les mains d'Ed.

La région est tout à fait paisible, et je veux bien être damné

si je sais quel danger menaçait le vieil Eduardo Fernandez.

-Vous avez certainement raison, dit Jack.

-J'ai abordé le sujet parce que... Parce que j'ai pensé

qu'il fallait vous mettre au courant de cette histoire, au cas o˘ il vous arriverait d'être témoin d'une quelconque bizarrerie. Si vous vous apercevez de quoi que ce soit, téléphonez à

Travis Potter. Ou appelez-moi directement. "

Jack posa son verre vide sur le bureau, à côté de celui de Paul Youngblood. " Comptez sur moi. D'ailleurs... je préférerais que vous n'en parliez pas à Heather. Nos derniers mois à Los Angeles ont été particulièrement difficiles à

vivre. C'est un nouveau départ que nous sommes venus prendre ici, à bien des égards, et je n'ai pas envie, pas du tout envie, de g‚cher ça. Heather et moi, nous sommes encore un peu en état de choc, et il faut à présent que nous entamions une vie nouvelle. Et pour que ça marche, nous devons être positifs.

-C'est pour cette raison que j'ai attendu que nous soyons seuls.

-Merci, Paul.

-Et ne vous inquiétez pas, vous m'entendez?

- Pas de problème.

-Je suis s˚r qu'il n'y a rien de grave. Seulement l'un de ces petits mystères que la vie nous réserve souvent. Les gens qui s'installent dans la région se plaignent souvent d'une espèce de malaise, que leur inspireraient les grands espaces et la nature à l'état sauvage. Croyez bien que je n'ai nullement l'intention de provoquer chez vous de telles angoisses.

-Ne vous en faites pas, le rassura Jack. quand on a fait du slalom entre les balles des dingues qui se promènent dans les rues de L.A., armés jusqu'aux dents, on ne va pas se laisser abattre par un raton laveur. "

CHAPITRE qUINZE

Pendant les quatre premiers jours-du mardi au vendredi-, Heather, Jack et Toby nettoyèrent la maison de fond en comble. Les murs et les boiseries furent soigneusement dépoussiérés; les meubles, cirés; les tapis et la moquette, passés à l'aspirateur; toute la vaisselle et tous les ustensiles de cuisine furent lavés. rincés, puis essuyés, et les étagères des placards, lessivées à grande eau; les vêtements ayant appartenu à Eduardo Fernandez firent le bonheur des déshérités de la paroisse; et le ranch quartermass devint un peu plus, chaque jour, la propriété de la famille McGarvey.

Heather et Jack avaient l'intention d'inscrire Toby à

l'école dès la semaine suivante, afin de lui laisser le temps de s'adapter à leur nouvelle existence. L'idée de ne pas aller à l'école pendant que les autres enfants étaient enfermés en classe le réjouissait d'ailleurs au plus haut point.

Le mercredi, l'entreprise de déménagement, qui transportait le reste de leurs affaires, arriva de Los Angeles, leur apportant ce qui manquait: leurs vêtements, leurs livres, les ordinateurs de Heather et son matériel informatique, les jeux vidéo et les jouets de Toby, et tout ce qu'ils ne voulaient ni jeter ni donner. La présence, dans leur nouvelle maison, de tous leurs objets familiers contribua grandement à leur donner l'impression qu'ils étaient enfin chez eux.

Bien que la température ait baissé de jour en jour, et que le ciel se soit montré de plus en plus couvert au fil de la semaine, l'humeur de Heather était au beau fixe. Elle n'avait pas ressenti de nouvelles angoisses, comme le soir o˘ Paul Youngblood leur avait fait visiter le ranch, et le souvenir de son accès de paranoÔa s'effaçait progressivement.

Après avoir balayé les toiles d'araignées et les insectes desséchés qui hantaient l'escalier dérobé, elle lava les marches en colimaçon à l'eau ammoniaquée, débarrassant l'endroit de l'odeur de pourriture qui y régnait. Aucun sentiment déplaisant ne l'assaillit, et elle eut du mal à croire qu'elle ait pu ressentir une si vive appréhension lors de son premier passage dans ce même escalier. Elle n'avait pourtant jamais été superstitieuse.

De certaines des fenêtres du premier étage, elle apercevait le cimetière, plus loin vers la forêt. Gr‚ce à ce que leur avait raconté Paul Youngblood, quant à l'attachement atavique éprouvé par les gens du pays pour la terre qui les nourrissait depuis plusieurs générations, le petit cimetière ne produisait plus en lui un effet aussi macabre. Dans la famille bancale qui l'avait vue grandir, et à Los Angeles en général, les traditions et les usages n'étaient plus guère respectés, et le sentiment d'appartenir à un groupe humain quelconque, à

quelqu'un ou à quelque chose, quelque part, était si flou que l'amour voué à leur terre par les autochtones était touchant, et même spirituellement exemplaire, plutôt que morbide ou suspect.

Heather nettoya également le réfrigérateur, et ils l'emplirent de bonnes choses, saines et vitaminées, destinées aux petits déjeuners et aux repas légers. Le congélateur étant déjà à moitié rempli de plats préparés, elle remit l'inventaire des réserves à plus tard, et passa à des t‚ches plus urgentes.

quatre soirs de suite, trop fatigués pour faire la cuisine, ils s'étaient rendus à Eagle's Roost, dans le restaurant du taureau dont avait parlé Paul Youngblood, le champion de calcul mental. On y mangeait vraiment très bien.

Les vingt kilomètres du trajet étaient insignifiants. Dans le sud de la Californie, on ne mesurait pas les distances en kilomètres, mais en heures. Suivant la densité du trafic, même une course au supermarché du coin pouvait prendre une demi-heure. A Los Angeles, un trajet de vingt kilomètres d'un quartier à un autre durait une heure ou deux, voire une éternité. Tout dépendait des embouteillages et de l'agressivité dont faisait montre les automobilistes. Nul ne pouvait évaluer à l'avance le temps qu'il allait perdre en prenant le volant. Mais ici, dans le Montana, il leur fallait invariablement vingt à vingt-cinq minutes, autant dire rien, pour rallier Eagle's Roost. Pour des ex-victimes de l'heure de pointe, la circulation automobile était d'une fluidité jubila-toire.

Le vendredi soir, comme tous les soirs depuis leur arrivée dans le Montana, Heather plongea dans un profond sommeil, sans la moindre difficulté. Mais, pour la première fois, elle dormit mal...

Dans son rêve, elle se trouvait dans un endroit glacial, plus obscur qu'une nuit sans lune, plus sombre qu'un souterrain. Elle avançait à t‚tons, comme frappée de cécité, curieuse, mais confiante. Elle souriait, persuadée qu'au-delà

des ténèbres, une chose merveilleuse l'attendait quelque part, au chaud. Un trésor. Du plaisir. Une révélation. Paix, joie et transcendance lui étaient assurées, à condition qu'elle trouve le chemin qui y menait. Sérénité, confiance absolue, liberté éternelle, illumination mystique, joie, plaisir, plus intenses que tout ce qu'elle avait connu jusqu'ici, tout n'attendait plus que sa venue. Mais elle s'égarait dans l'obs-

curité impénétrable, les mains tendues, progressant péniblement dans la mauvaise direction, prenant à gauche, tournant à droite, sans jamais aboutir nulle part.

Une curiosité toute-puissante l'égarait. Elle désirait ardemment ce qui se tenait au-delà des ténèbres, elle le voulait plus que n'importe quoi, plus que tout, plus que l'amour et la richesse, plus que le bonheur, parce que l'objet de tous ses désirs, c'était tout ça, et bien davantage. Il suffisait qu'elle ouvre la porte pour enfin rejoindre la lumière, la merveilleuse porte et la belle lumière, la paix et la joie, la liberté et le plaisir, la fin de ses tourments, une véritable transformation. Elle s'approchait, tout près, si près, les mains tendues. Puis le désir se changea en besoin et l'impulsion se fit obsessionnelle. Ce qui l'attendait, c'était son d˚

-la joie, la paix, la liberté-, et elle se mit à courir, de toutes ses forces, à travers l'écoeurante obscurité, droit devant elle, sans peur ni crainte. Puis elle se jeta en avant, plongeant tout droit dans le noir, folle d'impatience, à la recherche d'un moyen, d'une issue, d'un chemin, d'une voie, d'une porte, (ne redoutant plus rien ni personne), en quête de la joie infinie qui, seule, triomphe des peurs des mortels, paradis perdu qu'elle voulait retrouver, Eden désespérément espéré, qu'elle persistait pourtant à fuir.

Une voix l'appelait, à présent, une voix étrange et muette, attirante et repoussante à la fois, qui lui montrait le moyen, l'issue, le chemin, la voie. qui lui indiquait la direction de la joie et de la paix, terme de toutes ses souffrances. Accepter, voilà tout. Simplement accepter. C'était là, tout proche d'elle, si seulement elle suivait la bonne route. Le trouver.

Le toucher. L'étreindre.

Elle s'immobilisa. Brutalement, elle s'aperçut qu'elle n'avait nullement besoin de courir, car ce qu'elle cherchait se trouvait précisément là o˘ elle se tenait. Havre de la joie, palais de la paix, royaume de la vérité révélée. Tout ce qu'elle devait faire, c'était se laisser pénétrer, et ouvrir une porte, la porte intérieure, au-dedans d'elle-même, libérant le passage et ouvrant la voie, s'ouvrant elle-même à l'ineffable joie, paradis inconcevable, ‚ge d'or mythique, jardin d'édé-niques délices, se livrant au plaisir et au bonheur. C'était tout ce qu'elle voulait, et elle le désirait fortement et vite, parce que la vie était dure, alors qu'elle n'avait pas à l'être.

Mais, obstinément, une partie d'elle-même s'entêtait à

refuser obstinément, haineusement soutenue par l'orgueil, l'une des puissantes composantes de sa personnalité

complexe. Percevant alors la soudaine frustration qu'engen-drait son refus le Donateur, privé de donner. Frustration et colère-percevant sa colère, elle prononça les mots.

Désolée, je suis désolée, tellement désolée.

Et voilà que tout lui était soudain échu-joie, paix, amour, bonheur-, un tout impérieusement imposé, irrésistiblement forcé, brutalement maintenu, puissamment acharné. «a l'écrasait. Autour d'elle, les ténèbres s'épaissis-saient, elles s'alourdissaient même, la piégeant au fond d'un insondable abîme, la pressurant et la broyant sans merci.

qu'elle se soumette ! Toute résistance était inutile, il fallait céder et se laisser pénétrer, car dans la soumission était la joie. Dans la soumission, le paradis. Refuser de se soumettre, c'était souffrir au-delà des pires craintes, subir le désespoir et l'agonie des damnés. Se soumettre, c'était ouvrir la porte intérieure et laisser entrer, se laisser pénétrer et accepter de l'être, accepter d'être en paix. Martelant férocement son ‚me, comme pour mieux la tasser, y enfonçant irrésistiblement l'incantation unique. Ouvre-toi, ouvre-toi ouvre l'intérieur de toi. FAIS-... LE... ENTRER.

Tout à coup, elle découvrit la porte secrète, enfouie au fond d'elle-même. Le chemin vers la joie, le passage vers la paix éternelle. Saisissant la poignée, elle la fit pivoter. Le pêne cliqueta et elle poussa enfin la porte, tremblante d'appréhension. Dans l'interstice qui s'élargissait lentement, elle entrevit alors le Passeur. Un éclat noir et luisant, de fébriles contorsions, et un chuintement de triomphe. Le froid guettant le seuil.

Claque la porte, claque la porte, claque la porte, claque-laportecla...

Pulvérisant le sommeil o˘ elle était plongée, Heather rejeta très loin le drap et la couverture et bondit hors du lit, dans un seul et même mouvement. Son coeur battait si fort qu'elle n'arrivait plus à reprendre son souffle.

Un rêve. Elle avait rêvé. Mais aucun rêve ne l'avait jamais marquée aussi intensément.

La Chose derrière la porte l'avait peut-être suivie jusque dans le monde réel.

Impossible de se débarrasser de cette pensée ridicule.

Haletante, elle faillit renverser la lampe de chevet, puis ses doigts trouvèrent l'interrupteur. La lumière diffuse qui éclaira soudain la chambre ne fit apparaître aucune créature cauchemardesque. Seulement Jack. Couché sur le ventre, la tête tournée de l'autre côté, il ronflait tranquillement.

Elle parvint à retrouver une respiration normale, mais les battements de son coeur ne semblaient pas vouloir se calmer.

quoique trempée de sueur, elle était incapable d'arrêter de grelotter.

Seigneur, quel rêve...

Comme elle ne voulait surtout pas réveiller Jack, Heather éteignit la lampe et le retour de l'obscurité la fit sursauter.

Elle s'assit au bord du lit, avec l'intention de rester là

jusqu'à ce que son rythme cardiaque retrouve des pulsations normales et qu'elle ait cessé de trembler. Ensuite, elle passerait une robe de chambre par-dessus son pyjama, puis elle descendrait au rez-de-chaussée, pour lire jusqu'au matin. A en croire les chiffres verts luminescents du réveil électronique, il était trois heures neuf, mais elle savait qu'elle serait incapable de se rendormir. Inutile d'essayer. Il était même parfaitement envisageable qu'elle ne puisse pas non plus dormir la nuit suivante.

Elle se souvenait très bien de la présence visqueuse, à

moitié entrevue, qui se tortillait sur le seuil, et du froid mordant. Il lui semblait encore en sentir le souffle sur sa peau, comme un frisson interminable. Et répugnant. Elle éprouvait une horrible impression de contamination, se sentant salie à

l'intérieur, là o˘ elle ne pourrait jamais effacer la souillure.

Elle décida alors qu'elle avait le plus grand besoin d'une bonne douche br˚lante, et elle se leva.

Son dégo˚t vira immédiatement à la nausée.

Sans allumer la salle de bains, elle se pencha au-dessus du lavabo, secouée par de longs hauts-le-coeur, qui lui laissèrent un go˚t amer au fond de la gorge. Elle éclaira brièvement l'une des deux appliques, et se rinça soigneusement la bouche. A nouveau dans le noir, elle se passa de l'eau sur le visage pendant un long moment.

Assise au bord de la baignoire, elle s'essuya le visage dans une serviette éponge, puis tenta de se calmer, tout en essayant de comprendre pourquoi le rêve l'avait à ce point bouleversée. Sans y parvenir.

Au bout de quelques minutes, après s'être ressaisie, elle retourna dans la chambre, en évitant de faire le moindre bruit. Les ronflements de Jack étaient à peine audibles, mais il dormait toujours.

Sa robe de chambre était posée sur le dossier d'un fauteuil. Elle la prit en passant et se glissa hors de la pièce, refermant lentement la porte derrière elle. Elle resta sur le palier, le temps d'enfiler la robe de chambre.

Bien qu'elle ait d'abord eu l'intention d'aller dans la cuisine, pour se faire un café et lire un bon bouquin, elle prit la direction de la chambre de Toby, au bout du couloir. Malgré

ses efforts, elle ne parvenait pas à oublier complètement la peur ressentie après le cauchemar de tout à l'heure, et son angoisse commençait à se cristalliser sur son fils.

La porte était entrouverte, et la pièce plongée dans la pénombre. Depuis leur arrivée dans le ranch, Toby avait demandé à dormir avec une veilleuse à côté de son lit, un réconfort nocturne dont il n'avait pourtant plus besoin depuis un an. Sa réaction avait un peu surpris Heather et Jack, mais ils ne s'inquiétaient pas trop de ce soudain sentiment d'insécurité. Dès qu'il se serait adapté à son nouvel environnement, Toby cesserait de réclamer la petite ampoule rouge.

Toby était presque entièrement recouvert par les couvertures, et seule sa tête dépassait, posée sur l'oreiller. Sa respiration était si paisible que Heather dut se pencher vers lui pour l'entendre.

Dans la chambre, apparemment, rien n'avait bougé, mais elle ne se décidait pas à repartir. Une légère angoisse persistait à la paralyser sur place.

Comme Heather regagnait la porte, elle entendit soudain un léger grattement, et s'immobilisa, avant de faire volte-face et de vérifier que Toby ne s'était pas réveillé.

Il dormait toujours. En fait, le bruit provenait de l'escalier en colimaçon, à l'arrière de la maison. Un frottement caractéristique, provoqué par quelque chose de dur, peut-être un talon de botte, raclant le bois de l'escalier. Facilement identifiable, à cause de l'espace qui séparait chaque marche et qui faisait ainsi office de caisse de résonance.

Instantanément, elle fut gagnée par cette même angoisse, qu'elle n'avait pas ressentie lorsqu'elle avait balayé les escaliers, mais qui s'était emparée d'elle lorsqu'elle descendait l'escalier, profond comme un puits, à la suite de Paul Youngblood et de Toby. La certitude éprouvante et paranoÔaque que quelqu'un-quelque chose?-l'attendait au tournant. Ou descendait derrière eux. Un ennemi possédé

d'une rage singulière, et capable d'une extrême violence.

Elle fixait du regard la porte, fermée, qui accédait à la cage d'escalier. La laque blanche dont elle était peinte reflétait la lueur diffusée par la veilleuse, et le battant rougeoyait comme les portes de l'enfer.

Elle attendit que le bruit se répète.

Toby, tout en continuant à dormir paisiblement, poussa un petit gémissement. Un soupir, rien de plus.

A nouveau, ce fut le silence.

Bien s˚r, elle pouvait se tromper. Il pouvait s'agir seulement d'une chouette se posant sur le toit dans un grand bruissement d'ailes, et grattant l'ardoise de ses pattes grif-fues. Elle s'était peut-être trompée en localisant le son dans la cage étroite de l'escalier. Le cauchemar avait exacerbé sa sensibilité. Ses perceptions n'étaient sans doute pas très fiables, étant donné sa nervosité. En tout cas, elle aurait payé

cher pour le croire.

Crrrac-crrrrak.

Cette fois, pas d'erreurs. Moins sonore que la première fois, le bruit venait décidément bien de la porte qui ouvrait sur l'escalier en colimaçon. Elle se souvenait du craquement de certaines marches lorsqu'elle était descendue la première fois, lors de la visite guidée du lundi précédent, et de leurs gémissements sous ses coups de serpillière, le mercredi suivant.

Elle eut soudain envie d'arracher Toby à son lit, de l'emporter en courant dans le couloir, jusqu'à sa propre chambre, et de réveiller Jack. Jamais, dans toute son existence, elle n'avait battu en retraite. Au cours de la crise des huit derniers mois, elle avait considérablement développé sa force intérieure, et son assurance était plus grande que jamais auparavant. Malgré la sensation désagréable d'avoir dans le cou une mygale qui la faisait frissonner, elle se mit à

rougir à l'idée de s'enfuir, telle la fragile héroÔne d'un mauvais roman gothique, qu'un simple bruit suffisait à terroriser.

Elle s'approcha de la porte. Le verrou extérieur était fermé.

Elle colla son oreille contre la fente, entre le battant et l'encadrement, retenant sa respiration. Un imperceptible courant d'air lui chatouilla la joue, mais elle ne perçut pas le moindre bruit.

Tout en écoutant attentivement, elle se dit que l'intrus se trouvait peut-être en haut des marches, à quelques centimètres d'elle, de l'autre côté du battant. Elle se le représentait aisément, silhouette inconnue, la tête plaquée contre la porte, l'oreille sur la fente, guettant le moindre signe d'elle.

Ridicule. Les craquements qu'elle avait entendus étaient intriguants, sans plus. Même ancienne, la charpente d'une maison craquait continuellement, à cause de l'action permanente des diverses pressions exercées sur le bois. Ce fichu rêve lui avait vraiment perturbé l'esprit.

Toby grogna quelques mots incompréhensibles. Elle tourna la tête vers lui. Son murmure n'avait duré que trois ou quatre secondes.

Heather recula d'un pas et observa la porte, pensivement.

Elle ne voulait surtout pas mettre en danger Toby, mais elle commençait à se trouver franchement ridicule. C'était une porte qu'elle avait sous les yeux, une simple porte. Donnant sur l'escalier qui desservait l'arrière de la maison. La nuit était parfaitement banale, elle avait fait un mauvais rêve, ses nerfs étaient un peu secoués, voilà tout.

Elle posa la main sur la molette du verrou. Le cuivre était froid.

Elle se souvint alors du besoin urgent qui s'était emparé

d'elle dans le rêve: Fais-le entrer, fais-le entrer, fais-le entrer.

C'était un rêve. Mais, à présent, elle était en pleine réalité.

Les gens qui n'étaient pas capables de faire la différence entre les deux se retrouvaient en général entre quatre murs capitonnés, aux bons soins d'infirmières qui leur parlaient toujours très gentiment.

Laisse-le entrer.

Elle débloqua le verrou, tourna la poignée, et hésita à nouveau.

Ouvre.

Exaspérée, Heather ouvrit la porte à toute volée.

Elle avait complètement oublié que la lumière dans la cage d'escalier était éteinte. Celle-ci ne disposait d'aucune ouverture, et la lumière du couloir ne parvenait pas à l'éclairer. La lueur rouge de la veilleuse à côté du lit de Toby ne se diffusait que dans sa chambre. Heather se retrouva face à un rectangle noir, incapable de discerner la moindre présence, ni en haut des marches ni plus bas. Mais elle reconnut l'odeur répugnante qu'elle croyait avoir fait disparaître à

grand renfort d'ammoniaque et d'huile de coude, deux jours auparavant. Une odeur pas très puissante, mais plus forte que la fois précédente: celle de la chair en décomposition.

Elle avait peut-être seulement rêvé qu'elle se réveillait, alors qu'elle était encore plongée en plein cauchemar.

Le coeur prêt à exploser, le souffle coupé, elle se jeta sur l'interrupteur électrique, qui était de son côté. S'il avait été

de l'autre, elle n'aurait sans doute pas eu le courage nécessaire de tendre le bras pour le chercher. Ses doigts ne le localisèrent pas tout de suite, et elle s'y reprit à deux fois, sans oser détourner le regard, t‚tant le mur là o˘ elle se souvenait de l'avoir vu. Elle faillit crier à Toby de se réveiller et de venir la rejoindre, mais elle finit par trouver l'interrupteur

-Merci, mon Dieu-et elle le fit jouer.

Lumière.

Personne.

Rien. Evidemment.

quoi d'autre?

Une spirale de marches dont elle n'apercevait pas la fin.

Plus bas, un craquement se fit distinctement entendre.

Oh, mon Dieu...

Elle fit un pas en avant. Elle était pieds nus, sur le bois froid et rugueux.

Un second craquement, plus faible que le précédent.

Une planche qui travaillait, sans doute.

Elle posa un pied sur la première marche, la main gauche posée sur le mur concave, et commença à descendre. A chaque pas, une nouvelle marche apparaissait à sa vue.

Si elle rencontrait quoi que ce soit, elle ferait volte-face et remonterait en courant, droit vers la chambre de Toby, et refermerait la porte de l'escalier le plus vite possible, poussant le verrou derrière elle. Il était impossible d'ouvrir depuis la cage d'escalier, et ils seraient en sécurité.

D'en bas, lui parvint alors un cliquetis furtif, suivi d'un choc léger-comme si une porte se refermait précaution-neusement.

Soudain, la perspective d'une confrontation lui fut moins pénible que la possibilité de rester sur sa faim. Il fallait qu'elle sache, d'une façon ou d'une autre, et Heather oublia sa timidité. S'élançant dans l'escalier, elle dévala le colima-

çon en manifestant sa présence le plus bruyamment possible, jusque dans le vestibule au pied des marches.

Désert.

Elle tenta d'ouvrir la porte donnant sur la cuisine. Fermée.

Il fallait une clé pour l'ouvrir de ce côté, et elle ne l'avait pas. L'intrus non plus, assurément.

La seconde porte menait au petit porche à l'arrière. Le verrou étant poussé, elle fit jouer la molette et se retrouva dehors, sous le porche.

Désert lui aussi. Et, apparemment, nul n'était en train de courir sur la pelouse en direction des premiers sapins.

D'ailleurs, même si personne n'avait besoin d'une clé

pour sortir par là, il en fallait une pour refermer le verrou de l'extérieur.

quelque part dans la forêt, une chouette lança son faible cri. Sans un souffle, froid et humide, l'air de la nuit donnait l'impression d'être non pas dehors, mais enfermé au fond d'une cave couverte de moisissure.

Elle était seule. Mais ce n'était pas ainsi qu'elle aurait défini la sensation qui l'habitait. Elle était... observée.

" Doux Jésus, Heather, dit-elle, mais qu'est-ce qui t'arrive? "

Elle retourna dans le vestibule et referma le verrou. Les yeux fixés sur le cuivre brillant, elle se demanda si son imagination n'était pas en train de lui jouer un mauvais tour, en lui faisant prendre quelques bruits, parfaitement anodins, pour les preuves d'une présence qui, jusqu'à présent, brillait surtout par son absence.

L'odeur de pourri persistait.

Oui, bien s˚r, le mélange d'eau et d'ammoniaque n'avait pas été assez puissant pour dissiper la puanteur plus d'un jour ou deux. Un rat, ou n'importe quel animal de cette taille, était peut-être en train de pourrir au fond d'un trou, quelque part dans le mur.

Elle fit demi-tour, s'apprêtant à gravir à nouveau l'escalier, quand son pied nu se posa sur quelque chose. Relevant vivement la jambe, elle fixa le sol. Une motte de terre de la taille d'une prune s'était effritée sous son talon.

Remontant au premier étage, elle remarqua quelques grains de terre, éparpillés sur certaines marches, qui n'avaient pas attiré son attention lors de sa course vers le rez-de-chaussée. Après la désinfection à laquelle elle s'était livrée, il ne restait plus aucune saleté dans l'escalier, elle en était certaine. Elle y vit la preuve d'une présence récente.

Plus vraisemblablement, il s'agissait d'un peu de terre que Toby avait rapportée sous ses semelles alors qu'il revenait de l'extérieur. C'était un enfant plutôt soigneux, en général, et naturellement propre, mais il n'avait que huit ans.

Heather retourna à la porte de la chambre de Toby et la ferma à clé, puis elle éteignit la lumière dans l'escalier.

Son fils dormait profondément.

Se sentant plus idiote que réellement troublée, elle redescendit à la cuisine. Si l'odeur répugnante indiquait la présence d'un intrus quelconque, et s'il en restait des traces dans l'air, elle saurait ainsi qu'il avait la clé de la porte donnant accès au petit vestibule. Et, dans ce cas, elle irait réveiller Jack, et insisterait pour qu'ils fouillent toute la maison de fond en comble-et pour qu'ils soient armés.

Dans la cuisine, ça sentait le propre. Et le sol était impeccable.

Elle en fut presque déçue. Le fait qu'elle ait tout imaginé

la vexait terriblement, mais elle était forcée d'en convenir.

Imagination ou pas, elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle était sous surveillance, et elle tira le store devant chacune des deux fenêtres.

Reprends-toi, se morigéna-t-elle. Tu es encore loin de la ménopause, jeune fille, et cette paranoÔa subite ne te res-

semble vraiment pas.

Elle voulait passer le reste de la nuit à lire, mais elle était trop énervée pour se concentrer sur un livre, quel qu'il soit.

Il fallait qu'elle s'occupe.

Elle mit en marche la cafetière électrique. Puis, tandis que le café se faisait, elle se livra à l'inventaire du contenu du congélateur. Une demi-douzaine de plats cuisinés, un paquet de saucisses de Francfort, deux de maÔs Géant Vert, un sac de myrtilles de l'Oregon, qu'Eduardo Fernandez avait laissés intacts, et qu'ils pouvaient utiliser.

Dans l'un des tiroirs du bas, sous un paquet de gaufres et une livre de bacon, elle trouva une pochette en plastique, hermétiquement fermée gr‚ce à une fermeture à glissière. Le givre l'avait rendue opaque, mais elle devina un bloc-notes, de format courant, dont la première feuille était couverte d'une écriture fine.

Elle ouvrit la pochette-puis elle hésita. Le fait d'avoir rangé le bloc-notes dans un tel endroit revenait à l'avoir caché. Eduardo Fernandez considérait sans doute qu'il contenait des informations importantes et extrêmement confidentielles, et Heather répugnait à violer l'intimité d'un vieillard disparu. Même s'il était mort et enterré, il restait le bienfaiteur qui devait changé radicalement le cours de leur existence, et il méritait à la fois son respect et sa discrétion.

Elle lut les premières lignes de la page qu'elle avait sous les yeux-Je m'appelle Eduardo Fernandez-et feuilleta le reste du bloc-notes, qui confirmait qu'il s'agissait bien d'un texte, d'ailleurs assez long, écrit de la main du vieil homme. Deux tiers des pages ou presque étaient couvertes de son écriture appliquée.

Résistant à la curiosité, Heather posa le bloc-notes sur le réfrigérateur, dans l'intention de le remettre à Paul Youngblood, la prochaine fois qu'elle le verrait. Dans l'entourage d'Eduardo Fernandez, le notaire était la seule personne à

pouvoir prétendre au titre d'ami, et sa charge professionnelle lui conférait tout pouvoir sur ses affaires.

Si le contenu du bloc-notes était important, et même confidentiel, seul Paul Youngblood était habilité à en prendre connaissance.

Elle acheva l'inventaire du congélateur et se versa une seconde tasse de café. Puis elle s'assit à la table, et entreprit de rédiger une liste. Alimentation et produits ménagers.

Demain matin, ils se rendraient au supermarché d'Eagle's Roost, pour acheter de quoi remplir le frigo, et surtout les étagères à moitié vides du cellier. S'ils devaient se retrouver bloqués par la tempête pendant plusieurs jours, elle avait l'intention de s'y préparer sérieusement.

Elle s'interrompit pour écrire quelques mots sur une autre feuille de papier, afin de rappeler à Jack qu'il devait prendre rendez-vous avec le garagiste, en vue d'équiper l'Explorer d'une lame chasse-neige.

En commençant à écrire la liste des courses, Heather s'était sentie encore très nerveuse, attentive au moindre son.

Mais l'activité à laquelle elle se livrait était si banale qu'elle finit par l'apaiser. Au bout d'un moment, toute son inquiétude s'était dissipée.

Toby dormait. Et Toby gémissait faiblement.

Il disait: " Va-t'en... Va-t'en... "

Pendant une trentaine de secondes, il resta ensuite parfaitement silencieux. Puis, rejetant les couvertures, il sortit du lit. Dans la lumière rouge ambiante, son pyjama d'un jaune très p‚le donnait l'impression d'être taché de sang.

Debout à côté de son lit, il se balançait d'un pied sur l'autre, au rythme d'une musique qu'il était le seul à

entendre.

" Non ", murmura-t-il, d'une voix neutre o˘ ne perçait aucune émotion particulière.

" Non... non... non... "

Redevenu muet, il s'approcha de la fenêtre et regarda au-dehors.

Là-haut, à la lisière de la forêt, nichée sous les sapins, l'ancienne maison des gardiens était allumée. Une étrange lumière, d'un bleu aussi pur qu'une flamme de gaz, qui irra-diait de chaque côté des carrés de contre-plaqué condamnant les fenêtres, par-dessous la porte d'entrée, et même de la cheminée sur le toit d'ardoises.

" Ah ", dit seulement Toby.

L'intensité de la lumière était variable, et subissait des variations de puissance. Parfois, les rayons qui s'échap-

paient par toutes les fentes de la petite maison en pierre, même les plus petites, se mettaient à briller si violemment qu'il lui était douloureux de les regarder; d'autres fois, la lueur était si faible qu'on aurait pu la croire prête à

s'éteindre. Même au maximum de sa force, la lumière restait froide, sans jamais donner l'impression d'une quelconque chaleur.

Toby resta longtemps immobile, devant la fenêtre.

La lumière finit par disparaître. Et la petite maison en pierre retourna aux ténèbres.

Le petit garçon rejoignit son lit.

La nuit reprit son cours.

CHAPITRE SEIZE

La journée du samedi commença avec un soleil éclatant.

Un vent froid soufflait du nord-ouest, et des vols d'oiseaux surgissaient régulièrement de la forêt, comme chassés des montagnes par un prédateur qui les forçait à migrer vers la vallée.

A la radio, la météo-que Jack et Heather écoutaient tout en se préparant-annonçait des chutes de neige au cours de la journée. On n'avait, depuis des années, selon le présentateur, connu de tempêtes aussi précoces, et la couche de neige risquait d'atteindre, par endroits, jusqu'à vingt-cinq centimètres.

A en juger par le ton du bulletin météorologique, vingt-cinq centimètres de neige, dans ces montagnes, étaient chose commune. Personne ne parlait de fermetures de routes anticipées, ni de zones courant des risques particuliers. Une deuxième tempête était annoncée après celle qui se préparait; attendue dans la journée de dimanche, elle serait apparemment moins violente que la première, prévue pour le début de la soirée.

Assise au bord du lit, penchée en avant afin de nouer les lacets de ses Nike, Heather s'exclama: " Hé, il faut qu'on se trouve des luges ! "

Jack était en train d'enlever d'un cintre une chemise à carreaux rouges et noirs. " On dirait une petite fille.

-Tu sais bien que c'est la première fois que je vais voir tomber de la neige.

-C'est vrai, j'avais oublié. "

A Los Angeles, pendant l'hiver, quand le brouillard d˚ à

la pollution s'éclaircissait, on voyait apparaître les sommets blancs des montagnes. C'était tout ce qu'elle connaissait de la neige et de l'hiver en altitude. Ne skiant pas, elle n'était jamais allée à Arrowhead ni à Big Bear, sauf en été, et l'imminence de la tempête l'excitait comme une petite fille.

Ses lacets noués, elle dit: " Il faut prendre un rendez-vous avec le garagiste pour équiper l'Explorer avant que ce soit vraiment l'hiver.

-C'est fait, dit Jack. Dix heures, demain matin. " Tout en boutonnant sa chemise, il s'approcha de la fenêtre. A l'est, la forêt; au sud, les courbes des vallées. " Cette vue m'hypnotise, tu sais. Par exemple, je suis en train de faire quelque chose qui réclame toute mon attention, et voilà que je regarde par la fenêtre, et hop!, je tombe en contemplation. "

Heather passa derrière lui et le prit dans ses bras, regardant par-dessus son épaule le panorama splendide qui s'offrait à leur vue. " «a va bien se passer? lui demanda-t-elle, au bout de quelques instants de silence.

-«a va être grandiose. On est chez nous, ici. Ce n'est pas l'impression que tu as?

-Si ", répondit-elle, après une imperceptible hésitation.

En plein jour, l'incident de la nuit précédente lui semblait infiniment moins inquiétant. Il s'agissait très probablement du produit de sa seule imagination. Tout compte fait, elle n'avait rien vu, et elle ne savait même plus ce qu'elle s'était attendue à voir. Un reste de stress urbain, que le cauchemar avait aggravé. Rien de plus. " Tu as raison, nous sommes chez nous. "

Il se retourna vers elle, la prit à son tour dans ses bras, et ils s'embrassèrent. Les mains de Heather caressaient paresseusement le dos de Jack, massant gentiment ses muscles fermes, auxquels les exercices de Moshe Bloom avaient redonné force et tonus. Il se sentait si bien, à présent. Epuisés par le déménagement et l'installation dans leur nouvelle maison, ils n'avaient même pas eu le temps de faire l'amour depuis leur dernière nuit à Los Angeles. Dès qu'ils auraient inauguré conjugalement leur nouvelle chambre, ils seraient chez eux, dans tous les sens du terme, et l'espèce de malaise dont Heather était victime disparaîtrait complètement.

Il fit glisser ses mains amoureuses sur la courbe des hanches de Heather, et l'attira contre lui. Ponctuant ses mots de petits baisers dans le cou de la jeune femme, sur ses joues, ses paupières et la commissure de ses lèvres douces, il murmura: " Ce soir... quand la neige tombera... nous boi-rons du champagne... devant la cheminée... un slow à la radio... détendus... relax...

-Relax..., reprit-elle rêveusement.

-Alors, je m'approcherai de toi...

-Tu t'approcheras de moi...

-Et nous ferons une chose merveilleuse, la plus merveilleuse des choses que je puisse faire avec toi...

-Merveilleuse...

-Une bataille de boules... de neige. "

Elle plaqua sur sa joue un gros bisou sonore. " Espèce de brute. Je t'avertis, je mettrai des cailloux dans les miennes.

-A moins que nous ne passions la soirée à faire l'amour.

-Tu ne préferes pas jouer dehors avec ton bonhomme de neige?

-Plus maintenant, j'ai réfléchi.

-Finis de t'habiller, gros malin. On a des courses à faire en ville. "

Heather trouva Toby dans le salon, prêt à entamer une nouvelle journée. Assis par terre devant la télé, le son coupé, il regardait l'émission en cours.

" Ils ont prévu une grosse tempête pour ce soir, lança-t-elle de la porte, prévoyant de sa part un débordement d'enthousiasme. Pour Toby aussi, qui n'avait jamais vu la neige, cette tempête serait la première de sa vie.

Aucune réaction.

" quand nous serons en ville, nous achèterons des luges, histoire d'être prêts. "

D'une immobilité quasi minérale, Toby gardait les yeux fixés sur la télé.

De là o˘ elle se trouvait, Heather ne voyait pas quel était le programme qui le captivait autant. " Toby ? " Elle avança vers lui. " Hé, Toby, c'est quoi, ce que tu regardes ? "

Il ne s'aperçut de sa présence que lorsqu'elle fut tout près.

" Sais pas. " Le regard vague qu'il leva vers Heather lui donna l'impression qu'il ne la voyait pas vraiment. Puis l'attention de Toby se porta à nouveau sur la télé.

Un flux constant de formes amibiennes occupait la totalité

de l'écran, rappelant tout de suite à Heather ces drôles de lampes psychédéliques, très à la mode dans les années soixante-dix. Mais ces dernières étaient bicolores, alors que l'écran se couvrait sans cesse de teintes infiniment variées, passant par toutes les couleurs primaires, alternativement claires et foncées. En permanente évolution, les couleurs et leurs contours se mélangeaient souplement, dilatés puis rétractés, jaillissant soudain en ruisseaux miniatures, pour constituer ensuite un semis de pointillés bientôt transformés en larges ondulations. L'exposition mouvante et continuelle de ce chaos informe évoluait suivant un rythme variable, allant de la frénésie la plus brouillonne à une apparente immobilité, qui n'excédait jamais quelques secondes.

" qu'est-ce que c'est que ça? " demanda Heather.

Toby se contenta de hausser les épaules.

Se recomposant sans cesse, les courbes abstraites et multicolores étaient intéressantes, et souvent d'une réelle beauté.

Plus elle les regardait, pourtant, plus elle les trouvait trou-blantes, sans s'expliquer pourquoi. Rien dans les formes ni dans les couleurs n'était intrinsèquement angoissant ou menaçant. En fait, la fluidité rêveuse du spectacle se révélait plutôt apaisante.

" Pourquoi as-tu coupé le son ?

-J'ai pas coupé le son. "

Elle s'accroupit à côté de lui et tendit la main vers la télécommande. Elle pressa le bouton du volume, sans résultat.

Le seul son audible, c'était le sifflement étouffé que produi-

saient les haut-parleurs.

Elle changea de chaîne au hasard. La voix tonitruante d'un présentateur sportif déchaîné leur éclata aux oreilles, et les cris d'une foule de supporters en délire envahirent le salon. Heather se h‚ta de régler le volume.

Elle voulut revenir sur la chaîne précédente, mais les images psychédéliques avaient disparu. C'était maintenant Daffy Duck qui occupait l'écran, et, à en juger par le rythme halluciné de l'action en cours, on n'était pas loin de la tradi-tionnelle explosion finale.

" Bizarre, dit-elle.

-J'ai bien aimé, moi ", répliqua Toby.

Les chaînes se succédèrent en vain sur l'écran, dans un sens, puis dans l'autre. L'étrange ballet avait bel et bien déserté la télé. Elle pressa le bouton d'arrêt, et l'écran s'éteignit.

" Bah !... De toute façon, dit-elle, il est l'heure de prendre ton petit déjeuner. Et ne tarde pas trop, on a des tas de trucs à faire en ville. J'ai envie qu'on ait le temps d'acheter les luges.

-Acheter quoi ? lui demanda Toby en se relevant.

-Tu n'as pas entendu ce que je t'ai dit tout à l'heure?

-Ben non.

-quand j'ai parlé de tempête de neige? "

Le visage du petit garçon s'éclaira soudain. " Il va neiger ?

-Je me demande parfois ce que tu mets dans tes oreilles, pour être sourd à ce point ", dit-elle en retournant vers la cuisine.

Toby la suivit. "quand? Maman, c'est quand, qu'il va neiger? Aujourd'hui?

-A mon avis, il n'y a qu'une explication à ta surdité, mon fils. Tu ne te laves jamais les oreilles, et tu as tellement de cire accumulée au fond de tes conduits auditifs qu'on pourrait en faire une bougie. Peut-être même plusieurs.

-Il va tomber beaucoup de neige, maman ?

- Il y a s˚rement des escargots morts, là-dedans.

-Des petits flocons ou une grande tempête?

-Sans oublier une ou deux souris. Mortes également.

-Maman... ? " lança Toby, exaspéré, en entrant à son tour dans la cuisine.

Faisant volte-face, elle se pencha vers lui et plaça la main à la hauteur du genou du petit garçon. " Jusque-là, peut-être plus haut.

-C'est vrai ?

-On ira faire de la luge.

-Super!

-On fera aussi un bonhomme, avec une carotte à la place du nez.

-Une bataille de boules de neige ! lança-t-il sur un ton de défi.

-Entendu. Papa et moi contre toi.

-C'est pas juste ! " Il courut vers la fenêtre et colla le front au carreau. " Mais le ciel est tout bleu !

-Attends un peu, tu verras. Tempête garantie, dit-elle en se dirigeant vers le garde-manger. Tu veux des corn-flakes ?

-Je veux des beignets et du lait avec plein de chocolat.

-Compte là-dessus, mon petit.

-Je peux essayer, pas vrai, ma petite maman? Des corn-flakes, alors.

-C'est bien.

-Hé ! " s'exclama-t-il d'un ton surpris en reculant d'un pas. " Maman, viens voir !

-quoi?

-Regarde, vite, regarde l'oiseau, là. Il vient de se poser juste en face de moi. "

Heather le rejoignit devant la fenêtre, et elle aperçut alors un corbeau, perché sur le rebord extérieur, de l'autre côté de la vitre. Il avait la tête penchée sur le côté, et fixait sur eux un oeil curieux.

" Il a foncé tout droit vers moi, poursuivit Toby. J'ai cru qu'il allait s'écraser sur la vitre. qu'est-ce qu'il fait, maman ?

- Il est s˚rement à la recherche de nourriture, comme des petits asticots, ou une petite limace bien tendre.

-J'aime pas les limaces.

-Il a peut-être repéré les escargots que tu as dans les oreilles ", dit-elle en riant, avant de retourner dans le garde-manger.

Un instant plus tard, Toby aidait sa mère à mettre la table pour le petit déjeuner, tandis que le corbeau, qui n'avait pas bougé de la fenêtre, les fixait obstinément.

" Ce corbeau est s˚rement très bête, dit Toby, s'il croit vraiment qu'il va trouver des limaces sur le rebord de notre fenêtre.

-On a peut-être affaire à un corbeau civilisé et raffiné, qui m'a entendu parler de corn-flakes. "

Toby fut chargé par Heather de remplir les bols de céréales, et l'oeil noir du corbeau resta rivé sur lui, sauf pendant les rares instants o˘ l'oiseau se lissa les ailes de son bec.

Jack descendit l'escalier en sifflotant, puis il fit irruption dans la cuisine. " Je me sens tellement affamé que je pourrais manger un pur-sang arabe. Serait-il possible d'avoir deux oeufs au plat et un steak de cheval ?

-Tu ne préfere pas un steak de corbeau? lui demanda Toby en montrant le volatile imperturbable.

-Bien nourri, le bougre ", s'étonna Jack en s'approchant de la fenêtre, intrigué par la présence de l'oiseau.

" Maman, regarde, papa essaie de forcer le corbeau à

regarder ailleurs ! s'écria Toby, que le défi amusait.

Le visage de Jack était à deux centimètres de la vitre, et l'oiseau le dévisageait de son oeil d'encre. Heather prit quatre toasts et les fit tomber dans le grille-pain, puis elle régla la minuterie et abaissa la manette, avant de regarder Jack à nouveau. Lui et l'oiseau étaient toujours face à face.

Toby rigola. " Je crois bien que papa va perdre. "

A l'aide de son index replié, Jack frappa quelques coups contre la vitre, mais le corbeau ne flancha pas.

" Petit insolent ", dit Jack.

A cet instant, plus rapide que l'éclair, le bec du corbeau vint cogner contre la vitre, si fort que Jack, qui était juste en face, recula, surpris, et manqua de perdre l'équilibre.

L'oiseau s'envola alors en battant des ailes, et il se perdit dans les airs.

Toby éclata de rire. " C'est lui qui a gagné ! "

Jack s'approcha de lui. " Ah bon? Tu trouves ça rigolo, on dirait? Je vais te montrer ce qui est rigolo, moi. Tu vas avoir droit à la fameuse torture chinoise. "

Heather riait, elle aussi.

Toby se réfugia près de la porte et, constatant que Jack le suivait, il s'enfuit à toutes jambes dans une autre pièce, en poussant de petits gloussements de joie.

" Les garçons ? Otez-moi d'un doute: j'ai un fils, ou j'en ai deux?" leur lança Heather après qu'ils eurent disparu dans le couloir.

" Deux ! ", lui cria Jack en retour.

Le grille-pain sursauta soudain, et Heather en retira quatre toasts dorés qu'elle déposa sur une assiette, avant de recommencer l'opération avec quatre autres tranches.

quelque part dans la grande maison, on entendait retentir des rires hystériques.

Heather s'approcha alors de la fenêtre. Le choc du bec du corbeau contre la vitre avait été si violent qu'elle s'attendait presque à trouver le verre fendu. Mais le carreau était intact.

Dehors, une plume noire tremblait au gré du vent, sans se décider à quitter le rebord de la fenêtre.

Elle leva les yeux vers le ciel. Très haut, perdu dans l'immensité bleue, un oiseau solitaire tournait en rond, trop distant pour qu'elle puisse déterminer avec certitude s'il s'agissait vraiment d'un corbeau.

CHAPITRE DIX-SEPT

Ils se rendirent d'abord au magasin de sports, o˘ ils firent l'acquisition de deux luges (des modèles larges à

fond plat, en pin verni, ornés d'un splendide éclair rouge peint au milieu) et d'équipements de ski pour toute la famille (combinaisons matelassées, bottes fourrées et gants). Toby tomba en arrêt devant un grand Frisbee, qui représentait une soucoupe volante jaune, avec des hublots peints sur tout le bord et un dôme rouge, en relief, au milieu, et ils l'achetèrent également. Arrivés au supermarché, ils firent d'abord le plein de gazole à la station-service, puis ils se lancèrent dans une course effrénée à travers les rayons du magasin.

A leur retour dans le ranch quartermass, vers une heure et quart de l'après-midi, il ne rèstait plus qu'un tiers de ciel bleu, à l'est. De gros nuages noirs avaient pris possession du reste, poussés au-dessus des montagnes par de violentes rafales. Au niveau du sol, pourtant, seul un petit vent capricieux agitait les branches des sapins et frissonnait dans l'herbe sèche. La température était tombée au-dessous de zéro, et les prédictions de la météo semblaient devoir se vérifier.

Toby se rendit immédiatement dans sa chambre, et revêtit sa nouvelle combinaison de ski rouge et noire avant d'enfiler ses bottes et ses gants tout neufs. Puis, muni de son Frisbee, il rejoignit ses parents dans la cuisine, o˘ il leur annonça qu'il avait l'intention d'aller s'amuser dehors, en attendant que la neige commence à

tomber.

Heather et Jack étaient encore en train de répartir les provisions sur les étagères du garde-manger. S'adressant à son fils, elle dit: " Toby, mon chéri, tu n'as pas déjeuné.

-J'ai pas faim. Mais je peux prendre un cookie au chocolat, si tu veux. "

Elle s'approcha de lui et noua sous son menton le capuchon de son blouson. " Bon, d'accord, mais ne reste pas trop longtemps dehors. Si tu sens que tu commences à avoir froid, rentre à l'intérieur, réchauffe-toi un peu, et attends d'avoir chaud pour retourner t'amuser. Je n'ai pas envie de te voir avec le nez gelé et prêt à tomber. "

Gentiment, elle lui pinça la joue. Vêtu comme ça, Toby était vraiment mignon. Un vrai petit lutin.

" Ne lance pas ton Frisbee en direction de la maison, le prévint Jack. Si tu casses une vitre, nous serons impitoyables. Nous appellerons la police, et tu iras tout droit dans l'un des cachots de la prison centrale du Montana. "

Tout en lui donnant deux cookies, Heather dit alors à

Toby: " Et ne va pas dans la forêt.

-D'accord.

-Reste près de la maison.

- Oui, maman.

-Fais bien ce que je te dis. " La forêt ne lui inspirait pas confiance. Mais il ne s'agissait pas du tout d'une crise de paranoÔa, au contraire. Il existait un tas de raisons qui justifiaient sa prudence. D'abord, la faune sauvage. Et puis, les gens comme eux, qui débarquaient de la ville, couraient dans la forêt plus de risques que les autochtones. " Et je te préviens, quand on est au cachot, pas question de réclamer la télé, et encore moins des cookies au chocolat.

-«a va, j'ai compris. Chuuut!... Je ne suis plus un bébé, tu sais, Maman.

-C'est vrai, intervint Jack, qui continuait à vider les sacs qu'ils avaient rapportés du supermarché. Mais pour un ours, par exemple, tu ressembles vraiment à un excellent déjeuner.

-Dans la forêt, il y a des ours ? demanda alors Toby.

-Y a-t-il des oiseaux dans le ciel? rétorqua Jack.

Des poissons dans la mer?

-Ne t'éloigne pas de la maison, c'est tout, répéta Heather. Reste en vue, que je sache o˘ tu es. "

Toby posa la main sur la poignée de la porte, puis il se tourna vers son père. " Toi aussi, sois prudent.

- Moi ?

-L'oiseau noir risque de revenir, et tu vas encore perdre ton pari. "

Jack fit mine de lui jeter la boîte de petits pois qu'il avait à la main, et Toby s'enfuit en riant. La porte claqua derrière lui.

Plus tard, après avoir rangé tous leurs achats, Jack se rendit dans le bureau, afin de jeter un coup d'oeil à la bibliothèque d'Eduardo Fernandez, et de se choisir un roman. Heather, elle, monta dans la chambre d'ami au premier étage, o˘ elle avait commencé à installer son matériel informatique. Le lit, qu'ils avaient démonté, se trouvait à présent dans le grenier, en pièces détachées.

Formant un L, les deux grandes tables pliantes, que l'entreprise de déménagement avait transportées avec le reste de leurs affaires, trônaient maintenant au milieu de la pièce. Elle avait déjà branché trois ordinateurs, deux imprimantes, un scanner, mais elle n'avait pas encore eu le temps de procéder à des essais.

Actuellement, tout cet équipement ultrasophistiqué

n'était pas vraiment justifié, mais elle concevait des programmes informatiques et des logiciels depuis qu'elle était en ‚ge de gagner sa vie, et sans son outil de travail, même sans contrat à honorer, elle se sentait comme déconnectée. Après avoir positionné les machines les unes par rapport aux autres, elle procéda au c‚blage des divers éléments, tout en sifflotant gaiement une vieille chanson d'Elton John.

Bientôt, Jack et elle se mettraient à étudier sérieusement les possibilités professionnelles qu'offraient les environs, et ils décideraient alors de l'orientation à donner à leur vie. D'ici là, une seconde ligne téléphonique aurait été installée, et le modem serait devenu opération-nel. Elle pourrait alors avoir accès à des banques de données qui lui fourniraient toutes sortes d'informations, leur permettant de se livrer à une solide étude du marché

local. Il fallait qu'ils mettent toutes les chances de leur côté.

Les montagnes du Montana étaient aussi ouvertes à la communication que Los Angeles, Manhattan, ou la célèbre Oxford University. Tout ce qu'il lui fallait, c'était une ligne de téléphone, un modem, et un abonnement à deux ou trois bonnes banques de données.

Vers trois heures de l'après-midi, Heather travaillait depuis déjà une heure, quand elle éprouva l'envie subite de se lever de sa chaise et de s'étirer. Tout en faisant jouer les muscles de son dos, elle se dirigea vers la fenêtre, pour voir si les flocons avaient de l'avance sur l'horaire prévu par la météo.

Le ciel de novembre, couleur de plomb, était très bas, telle une immense feuille de plastique gris tendue devant un énorme néon fluorescent. Même si elle n'avait pas écouté le bulletin météo, Heather aurait su, simplement en le voyant, que ce genre de ciel annonçait des chutes de neige imminentes. Un vrai ciel d'hiver.

Dans cette lumière métallique, le vert profond de la forêt semblait plus sombre encore. L'herbe sèche et grise qui poussait derrière la maison et dans les prés, plus au sud, offrait une apparence désolée, faisant sérieusement douter de sa capacité à renaître au printemps suivant.

Malgré ses allures de dessin au fusain, le paysage monochrome était pourtant d'une grande beauté. Une beauté

différente de celle qu'il revêtait lorsque le soleil brillait, mais plus imposante, plus rigoureuse, plus majestueuse.

Légèrement au sud, sur le monticule herbeux o˘ se trouvait le cimetière privé du ranch quartermass, elle repéra soudain un point coloré. Un point rouge. C'était Toby dans sa combinaison de ski flambant neuve. Il se tenait à l'intérieur de l'enceinte délimitée par le petit mur en pierre.

J'aurais d˚ lui dire de ne pas aller là-bas, se dit Heather, un petit pincement au coeur.

Le malaise qu'elle ressentait ne s'expliquait pas. Pourquoi le cimetière aurait-il été plus dangereux que les prés qui l'entouraient? Elle ne croyait pourtant ni aux fantômes ni aux revenants.

Debout devant les pierres tombales, le petit garçon ne bougeait pas. Elle l'observa pendant toute une minute, peut-être deux, mais l'immobilité de Toby s'éternisait.

Pour un enfant de huit ans, qui habituellement débordait d'énergie, cette apparente paralysie avait quelque chose d'incroyable.

Tandis qu'elle gardait les yeux braqués sur Toby, le ciel s'alourdit encore.

La luminosité ambiante, imperceptiblement, continuait à baisser.

Toby, lui, ne bougeait toujours pas.

La température polaire ne dérangeait pas vraiment Jack-au contraire, il la trouvait plutôt revigorante-, mais le froid réveillait les blessures qu'avait subies sa jambe gauche, dont les os et les muscles redevenaient douloureux. Pourtant, c'est sans boiter qu'il se rendit d'un bon pas au petit cimetière.

Il se glissa entre les deux piliers en pierre de l'entrée, hauts d'un mètre environ.

Toby se trouvait devant la dernière pierre tombale d'une rangée qui en comptait quatre. Les bras ballants, la tête penchée, il fixait la pierre gravée. Par terre, à ses pieds, gisait le Frisbee. Le petit garçon respirait si faiblement qu'une légère buée s'échappait à peine de sa bouche, s'évaporant et se reconstituant au rythme lent de sa respiration.

" qu'est-ce qui se passe, Toby ? "

Il n'obtint aucune réponse.

Sur la pierre tombale, que Toby fixait obstinément, gravés dans le marbre, on lisait le nom de THOMAS FER-NANDEZ, ainsi que les dates de sa naissance et de sa mort.

Jack n'avait pas besoin qu'on lui rappelle la dernière, à

jamais inscrite dans son esprit.

Depuis leur arrivée au ranch, après la nuit passée chez les Youngblood, Jack n'avait pas encore eu le temps d'inspecter le cimetière. Sans compter que la perspective de se retrouver devant la tombe de Tommy ne l'emplis-sait pas franchement d'allégresse. En effet, les souvenirs sanglants et les morts récentes qui endeuillaient sa mémoire ne demandaient qu'à le tourmenter, le harcelant dès qu'il songeait au passé.

A gauche de la tombe de Tommy, une grande plaque de granit portait simplement deux prénoms, ceux de ses parents. Eduardo et Margarite.

L'inhumation d'Eduardo Fernandez remontait à quel-

ques mois seulement, celle de Tommy, à l'année précédente, et celle de Margarite datait de trois ans. Pourtant, les trois tombes donnaient l'impression d'être récentes. La terre n'était pas tassée, et aucun brin d'herbe ne pointait à travers les mottes, ce qui était plutôt étonnant, puisque le quatrième emplacement, parfaitement plat, était couvert d'une espèce de gazon desséché. que les fossoyeurs aient été forcés d'ôter la terre au-dessus du cercueil de Margarite afin de placer celui de son époux dans la tombe conjugale, c'était une chose parfaitement concevable, mais qui n'expliquait pas pourquoi l'emplacement réservé à Tommy se trouvait dans un état identique.

La dernière des quatre pierres tombales, qui se dressait dans l'herbe sèche, appartenait à feu Stanley quartermass, leur bienfaiteur à tous. L'épitaphe, dont l'or des lettres avait terni au fil des intempéries, était encore lisible, et Jack se surprit à sourire, au moment o˘ il s'y attendait le moins. Elle disait: Ici repose Stanley quartermass, que la mort renvoya trop tôt vers les étoiles, après une vie passée à les attendre dans les studios de Hollywood.

Toby n'avait pas remué un cil.

" Toby, tu joues à quoi? " demanda Jack.

Pas de réaction.

Il posa la main sur l'épaule du petit garçon. " Fiston ? "

Sans quitter des yeux la pierre tombale, Toby répondit: " qu'est-ce qu'ils fabriquent, là-dessous ?

- qui ? O˘ ?

- Eux, sous la terre.

- Tu veux parler de Tommy et de ses parents, et de M. quartermass, c'est bien ça?

-qu'est-ce qu'ils font sous la terre? "

Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'un enfant de son

‚ge cherche à comprendre ce qu'était la mort. Le mystère restait entier, pour les petites comme pour les grandes personnes. Ce qui était surprenant, c'était la façon dont Toby avait formulé sa question.

" Eh bien, commença Jack, Tommy, ses parents, M. quartermass... Ils ne sont pas vraiment là-dessous.

-si.

-Non, ce sont simplement leur corps qui sont enterrés ", dit Jack en pressant affectueusement l'épaule de son fils.

- " Pourquoi ?

-Parce qu'ils n'en ont plus besoin, désormais. "

Le petit garçon ne fit aucun commentaire. Etait-il en train de penser que son propre père avait failli subir le même sort cruel? Il s'était peut-être écoulé suffisamment de temps depuis la fusillade de la station-service pour que Toby soit maintenant capable d'affronter les émotions qu'il avait réprimées.

Le vent soufflant du nord-ouest se fit plus violent, soudain.

Les mains de Jack étaient glacées. Les fourrant au fond de ses poches, il reprit: " Les corps enterrés ici n'étaient pas à eux, de toute façon. Ils n'en étaient pas propriétaires, tu comprends ? "

Leur conversation devint alors plus surprenante encore. " Tu veux dire que ce n'étaient pas leur corps d'origine ? Ils étaient comme des marionnettes, alors ? "

Les sourcils froncés, Jack se laissa tomber à genoux à

coté de Toby. " Des marionnettes? quelle drôle d'idée... "

Comme s'il était en transe, écarquillant ses yeux gris-bleu, le petit garçon dévorait du regard la tombe de Tommy .

" Toby, ça va? "

Sans le regarder, Toby daigna parler.

" Des substituts ? "

Sous le coup de la surprise, Jack cligna des yeux.

" Substituts ? répéta-t-il.

-O˘ sont-ils?

-C'est un bien grand mot, pour un petit garçon. O˘

as-tu entendu ça? "

Mais, au lieu de lui répondre, Toby poursuivit:

" Pourquoi n'ont-ils plus besoin de ces corps ? "

Jack réfléchit quelques secondes, puis il haussa les épaules. " Eh bien, mon fils, tout simplement parce qu'ils avaient achevé ce qu'ils avaient à faire en ce monde.

- Ce monde-ci ?

- Ils nous ont quittés, quoi.

-O˘ sont-ils allés?

-Tu es allé aux cours de catéchisme, le dimanche matin, pas vrai ? Alors, tu connais la réponse.

-Non.

-Mais si.

-Non.

-Ils sont montés au ciel.

- Dans le ciel ?

-Oui.

- Avec quels corps ? "

Otant une main de sa poche, Jack attrapa le menton de Toby et le força à tourner la tête vers lui. Le père et le fils se regardaient à présent dans les yeux. " Toby, que se passe-t-il ? "

Ils étaient face à face, à quelques centimètres l'un de l'autre, mais le regard de Toby était perdu dans le lointain, comme si Jack avait été totalement transparent.

" Toby ?

- Avec quels corps ? "

L‚chant le menton du petit garçon, Jack fit passer sa main devant les yeux gris-bleu. Aucune réaction. C'était comme s'il n'avait rien vu.

" Avec quels corps? " répéta-t-il, de plus en plus impatient.

quelque chose n'allait pas, de toute évidence. Un blo-cage psychologique subit, provoquant un syndrome cata-tonique.

" Avec quels corps ? "

Le coeur battant, Jack fixait les yeux de son fils, qui, n'exprimant rigoureusement rien, n'étaient plus du tout les fenêtres de son ‚me, mais au contraire deux miroirs impénétrables, tenant le monde extérieur à distance. S'il s'agissait d'un problème psychologique, la cause n'en faisait aucun doute. L'année traumatisante qu'ils venaient de passer aurait suffi à provoquer chez un homme adulte - et a fortiori chez un enfant - une sévère dépression nerveuse. Mais qu'est-ce qui avait pu servir de catalyseur, et quand, et pourquoi ? Pourquoi Toby cra-querait-il, au bout de tant de mois, alors qu'il avait toujours fait preuve d'une étonnante capacité d'adaptation aux nouvelles circonstances ?

" Avec quels corps ? " demanda le petit garçon, d'une voix coupante.

" Viens avec moi, dit Jack en le prenant par sa main gantée. Rentrons à la maison.

-Avec quels corps ont-ils quitté ce monde?

-Toby, arrête.

-Il faut que je sache. Réponds-moi tout de suite.

Dis-le-moi. "

Mon Dieu, Faites que je me trompe...

" Ecoute, Toby, rentre avec moi à la maison, et nous... "

Toby arracha sa main de celle de son père, ne lui laissant qu'un gant vide entre les doigts.

" Avec quels corps ? "

Il ne pouvait pas s'agir d'une dépression nerveuse. Un déséquilibre psychologique grave ne se déclarait pas aussi soudainement, et toute maladie mentale était généralement précédée de signes avant-coureurs.

" Avec quels corps ? "

Ce n'était pas Toby. Il était impossible que ce soit Toby.

Ridicule. C'était bien son fils qu'il avait devant lui.

qui d'autre?

quelqu'un, parlant par la bouche du petit garçon, et se servant de lui pour s'exprimer.

Idée absurde et dérangeante à la fois. Parlant par la bouche de Toby ?

Pourtant, agenouillé dans le cimetière, les yeux fixés sur ceux de son fils, Jack n'y voyait plus deux miroirs insondables, malgré le visage inquiet-le sien-que reflétaient les prunelles jumelles. Il n'y lisait pas non plus l'innocence enfantine, ni aucune des qualités qui caractérisaient Toby. Mais il percevait-ou croyait y percevoir-comme une présence surhumaine, et pourtant dépourvue de toute humanité. Une étrangeté défiant l'entendement, qui regardait Jack du fond des yeux de Toby.

" Avec quels corps ? "

La bouche de Jack était horriblement sèche. La langue collée au palais, il n'arrivait même plus à déglutir. Et il était gelé, mais ce n'était pas à cause du vent qui soufflait ce jour-là. Glacé jusqu'aux os, il avait pourtant la certitude qu'il pouvait encore refroidir davantage.

Il n'avait jamais rien ressenti de semblable. La partie cynique de lui-même répétait qu'il se conduisait de façon ridicule et complètement hystérique, se laissant balayer par une superstition primitive-tout ça parce qu'il refusait d'admettre que Toby souffrait de troubles d'origine psychotique, le conduisant inévitablement à une sorte de chaos mental. D'un autre côté, c'était précisément la nature primitive de ses perceptions qui l'avait convaincu que son fils partageait son propre corps avec une présence étrangère. Il l'avait flairée instinctivement, comme un animal, au niveau le plus primaire que ses sens aient jamais atteint; sa conviction était mieux établie que n'importe quel raisonnement intellectuel, il en avait la certitude intime, comme s'il avait identifié un ennemi gr‚ce à l'empreinte olfactive des phéromones de ce dernier. Sa peau vibrait encore des ondes émanant d'une aura qui n'avait rien d'humain.

Ses entrailles se nouèrent. Une sueur glacée couvrit son front, et un atroce frisson courut le long de sa nuque.

Il voulut bondir pour attraper Toby et l'emporter en courant jusqu'à la maison, afin de le soustraire à

l'influence de la force qui le possédait. Spectre, démon, vieil esprit indien ? Non, ridicule. Bon Dieu, c'était pourtant bien quelque chose ! Mais quoi ?... Il hésita, en partie parce qu'il était figé sur place, bouleversé par ce qu'il croyait avoir vu dans les yeux du petit garçon, et aussi parce qu'il redoutait de rompre la connexion entre Toby et ce qui s'était branché sur son esprit, quoi que ce f˚t.

Interrompre le processus risquait de mettre le garçon en danger, et peut-être même de provoquer d'irrémédiables lésions mentales.

Ce qui était parfaitement absurde. «a ne voulait rien dire, rien. Mais, dans ce cas, plus rien ne conservait la moindre signification, et tout perdait son sens. D'ailleurs, l'heure et le lieu contribuaient à donner à la scène une dimension quasi onirique.

Certes, c'était bien la voix de Toby, mais sans son phrasé habituel, ni ses intonations.

" Avec quel corps ont-ils quitté ce monde ? "

Jack décida alors de lui répondre. Le petit gant vide a la main, il avait l'impression qu'il lui fallait jouer l'horrible jeu, s'il ne voulait pas se retrouver avec un fils aussi vide que son gant, un petit garçon creux, dont on avait aspiré la substance, une forme privée de son contenu, avec ce regard gris-bleu, qu'il aimait tant, éteint pour toujours.

Et ça, ça voulait dire quoi? Une tornade folle lui traversa l'esprit. Il se sentait coincé, au bord de l'abîme, et sur le point de perdre l'équilibre. C'était peut-être sa propre santé mentale qui était en train de basculer.

" Ils... ils n'avaient plus besoin d'avoir un corps. Tu le sais. Au paradis, personne n'a besoin de corps.

-Ils sont des corps, l‚cha la voix de Toby, cryp-

tique. Leurs corps sont.

-Ne sont plus. Ce sont des esprits, maintenant.

-Je ne comprends pas.

-Mais si, tu comprends très bien. L'‚me. Leur ‚me est allée au paradis.

-Les corps sont.

-Les ‚mes vont au paradis pour être avec Dieu.

-Les corps sont. "

Le regard de Toby allait bien au-delà de Jack, le transperçant littéralement. Au fond de ses yeux, telle une volute de fumée, quelque chose bougeait, et Jack sut aussitôt que ce quelque chose le regardait intensément.

" Les corps sont. Les marionnettes sont. quoi d'autre? "

Jack ne savait pas comment répondre à ça.

Le vent était plus froid que s'il soufflait du coeur d'un glacier.

Le prétendu Toby revint à sa question de départ. " que font-ils là-dessous ? "

Jack regarda les tombes, puis les yeux du petit garçon, et il décida d'être direct. De toute façon, ne s'adressant pas à un petit garçon, il n'avait plus besoin d'user de métaphores. Même s'il perdait la raison, même s'il avait imaginé toute la conversation, même si la soi-disant présence inhumaine n'était qu'une invention de sa part, tout ça n'avait aucune importance. Dans les deux cas, ce qu'il dirait ne compterait pas. " Ils sont morts.

-C'est quoi, mort ?

-Ils le sont. La femme et les deux hommes qui sont enterrés là.

-qu'est-ce que c'est, mort?

-Ce n'est pas vivant.

-qu'est-ce que c'est, pas vivant?

-Sans la vie.

-qu'est-ce que c'est, la vie?

-L'opposé de la mort.

-C'est quoi, la mort? "

Désespéré, Jack lança: " C'est vide, c'est creux, ça pourrit.

-Les corps sont.

-Pas pour toujours.

- Les corps sont.

-Rien ne dure toujours.

- Tout dure.

-Rien.

-Tout devient.

- Devient quoi? " demanda alors Jack. Il avait dépassé le stade de la réponse, et il débordait à présent de ses propres questions.

" Tout devient, répéta la voix.

-Devient quoi ?

-Moi. Tout devient moi. "

Jack se demanda à quoi il pouvait bien être en train de parler. Saisi d'un doute, il ne savait plus s'il était vraiment réveillé. Avait-il fait une petite sieste? S'il n'était pas devenu fou, il était sans doute en train de dormir. En train de ronfler dans le fauteuil du bureau, un livre à la main. Heather n'était peut-être jamais venue lui dire que Toby était dans le cimetière, et, dans ce cas-là, il lui suffirait de se réveiller.

Pourtant, le vent était réel. D'habitude, ce genre de vent ne soufflait jamais dans les rêves. Froid, perçant, mordant, au sens presque littéral du terme, et assez puissant pour se faire entendre, à présent. Il chuchotait dans l'herbe sèche et soupirait à la lisière de la forêt, tantôt vif, tantôt doux.

La voix, à l'intérieur de Toby, dit " Suspendu.

-quoi ?

-Sommeil différent. "

Jack jeta un coup d'oeil sur les tombes.

" Non.

-Attendre.

-Non.

-Marionnettes attendre.

-Non. Mortes.

-Dis-moi leur secret.

-Mortes.

-Le secret.

-Dis-moi.

-Il n'y a rien à dire. "

L'expression du petit garçon était encore calme, mais son visage s'était empourpré. Les artères pulsaient contre ses tempes, comme si la pression de son sang ne cessait d'augmenter.

" Dis-moi! "

Saisi d'un violent tremblement, Jack était incapable de se contrôler. Leur dialogue énigmatique lui paraissant de plus en plus inquiétant, il avait peur que la situation ne dépasse ses facultés de compréhension, et que son ignorance ne le conduise à commettre une erreur, risquant par là d'aggraver le danger encouru par Toby.

" Dis-moi! "

Submergé par un flot d'émotions diverses, Jack saisit Toby par les cheveux et le fixa au fond de ses yeux étranges. " qui es-tu ? "

Pas de réponse.

" qu'est-il arrivé à mon Toby ? "

Un long silence.

" qu'est-ce que tu veux, p'pa? "

Le cuir chevelu de Jack se hérissa instantanément.

S'entendre appeler p'pa par cet usurpateur, cet envahisseur, c'était le pire des affronts qu'il avait eus à subir jusqu'à présent.

" P'pa ?

-Arrête.

- Papa, qu'est-ce qui ne va pas ? "

Ce n'était pas Toby qui parlait. Impossible de s'y tromper. La voix n'avait aucune des inflexions naturelles de Toby, le visage était mou, et ce n'était pas le bon regard.

" Mais... p'pa, qu'est-ce que tu fais ? "

Ce qui avait pris possession de Toby n'avait apparemment pas encore compris que la mascarade était terminée. Durant tout ce temps, pensant abuser Jack, ce parasite mental s'efforçait d'améliorer sa performance d'imitateur.

" P'pa, qu'est-ce que j'ai fait? Tu es en colère contre moi ? Mais je n'ai rien fait de mal, p'pa, je n'ai rien fait.

-Dis-moi ce que tu es ! " ordonna Jack.

Des larmes jaillirent des yeux du petit garçon. Mais la trace nébuleuse se dissimulait toujours derrière les larmes, trahissant la présence arrogante du manipulateur, s˚r de son art et de ses artifices.

"O˘ est Toby? Ecoute-moi bien, fils de pute: d'o˘

que tu sortes, et quoi que tu sois, tu as intérêt à me rendre mon fils ! "

Les cheveux de Jack, plaqués sur son front moite, lui tombaient sur les yeux, et quiconque se serait approché, à cet instant précis, aurait pris sa terreur pour une crise de démence. C'en était peut-être une, d'ailleurs. Il était soit en train de parler à l'esprit malfaisant qui possédait son fils, soit complètement cinglé. Des deux options, laquelle était la plus sensée, hein ?

" Rends-le-moi, je veux mon fils !

-P'pa, tu me fais peur, bredouilla une voix de peti~t garçon.

-Tu n'es pas mon fils.

- P'pa, s'il te plaît!

-Arrête ! Laisse tomber cette comédie, je ne suis pas dupe, bon Dieu ! "

«a se débattit si fort que Jack l‚cha prise, et ce qui prétendait être Toby se précipita sur la pierre tombale de Tommy, pour rester là, le dos contre le granit.

Projeté à terre avec force, Jack se retrouva à quatre pattes, et il s'écria férocement: " L‚che-le ! "

Avec un cri de surprise, le petit garçon recroquevillé

au pied du granit sursauta et se retourna, face à Jack.

" P'pa ! qu'est-ce que tu fais ici ? " Cette fois c'était bien la voix de Toby. " Hé, tu m'as fait drôlement peur !

Tu es venu dans le cimetière pour faire quoi, p'pa? Dis donc, c'est pas très rigolo ! " Ils étaient moins complices que d'habitude, mais les yeux de l'enfant n'avaient plus ce regard étrangement habité; Toby paraissait maintenant tout à fait conscient de la présence de son père.

" Toi, p'pa, à quatre pattes dans un cimetière? "

Le petit garçon était redevenu le Toby qui était le sien, Jack en était convaincu. Ce qui l'avait pris sous son contrôle, quoi que ce f˚t, ne jouait pas assez bien la comédie pour réussir à l'imiter.

Mais peut-être avait-il toujours eu affaire au vrai Toby. Folie ou délire, il n'y avait pas d'alternative possible, et Jack, que l'idée enrageait, savait qu'il devait faire face.

" Tu vas bien ? " demanda-t-il, assis sur ses talons avant de s'essuyer les mains sur son jeans.

" J'ai failli faire pipi dans mon pantalon ", fit Toby en s'esclaffant.

quel son merveilleux, ce rire d'enfant...

C'était une musique si douce aux oreilles d'un père.

Jack pressa les poings sur ses cuisses, le plus fort possible, mais le tremblement qui l'agitait ne se calma pas pour autant. " qu'est-ce que tu... " Sa voix trahissait l'émotion qui l'étreignait. S'éclaircissant la gorge, il se reprit. " que faisais-tu dans le cimetière? "

Le petit garçon lui montra le Frisbee, gisant dans l'herbe sèche. " Le vent a emporté la soucoupe volante. "

Restant à genoux, Jack dit à Toby: " Viens ici. "

Toby émit d'abord quelque réserve. " Pour quoi faire ?

-Viens par ici, fiston. C'est tout ce que je te demande.

-Tu vas me mordre le cou?

-quoi?

-Tu vas faire semblant de mordre mon cou, un truc comme ça, et je vais encore avoir peur, parce que tu vas te jeter sur moi en criant... "

De toute évidence, le garçon ne se souvenait pas de la conversation qu'il avait eue avec son père pendant sa...

possession. Il n'avait eu conscience de la présence de Jack dans le cimetière qu'à partir du cri qu'il avait poussé, au pied de la pierre tombale de Tommy Fernandez.

Tendant les bras vers Toby, Jack dit alors: " Non, rassure-toi, je ne vais rien faire de tout ça. Viens près de moi, c'est tout. "

Encore un peu sceptique, mais visiblement intrigué, Toby avança prudemment vers son père.

Jack agrippa le petit garçon par les épaules et observa ses yeux. Des yeux bleu-gris, clairs, au fond desquels n'ondoyait aucune vapeur maléfique.

" «a ne va pas ? lui demanda Toby, soucieux.

-Tout va bien. «a va. "

Avidement, il serra le petit garçon contre lui, très fort.

" P'pa ?

-Tu ne te souviens de rien, pas vrai ?

-Hein?

-Très bien.

-Ton coeur bat vraiment très vite, tu sais, p'pa, lui dit Toby.

-Tout est normal. Je vais très bien, tout va très bien.

-Dis donc, p'pa, c'est moi qui ai eu peur, pas toi ! "

Jack libéra Toby de son étreinte èt se redressa. La sueur froide qui lui couvrait le visage lui donnait l'impression de porter un masque de glace. Ramenant ses cheveux en arrière, il se frotta énergiquement le front, puis essuya longuement ses paumes sur son jeans. " Rentrons boire un chocolat chaud à la maison, d'accord? "

Ramassant le Frisbee, Toby lança un défi à son père.

"Et si on jouait un peu, toi et moi? C'est plus rigolo quand on est deux, tu sais. "

Lancers de Frisbee et chocolats chauds. La normalité

n'était pas simplement de retour, elle lui tombait dessus, carrément, l'écrasant de tout son poids. Jack doutait fort qu'il e˚t pu convaincre quiconque de sa toute récente plongée, en compagnie de Toby, dans les eaux boueuses du surnaturel.

La peur qu'il avait si intensément ressentie, ainsi que sa perception animale des forces négatives présentes dans le cimetière, s'évanouissaient si rapidement qu'il ne se rappelait l'intensité de ses sensations qu'avec beaucoup de difficulté. Un ciel gris et dur, le plus petit lambeau d'azur impitoyablement chassé par-delà l'horizon, les branches des sapins grelottant sous la bise, l'herbe sèche, le crépuscule violet, les parties de Frisbee, le chocolat chaud fumant dans les tasses: le monde tout entier attendait la chute molle du premier flocon de neige de l'année, et ce jour de novembre, de toute évidence, excluait de son programme toutes manifestations surnaturelles, fantômes, entités désincarnées, cas de possession satanique et phénomènes paranormaux compris.

" On joue, P'pa? insista Toby en brandissant son Frisbee.

- Si tu veux, mais pas longtemps. Et pas ici. Pas dans ce... "

Il aurait été carrément stupide de dire: Pas dans ce cimetière. Autant se lancer dans une imitation grotesque des vieux films d'épouvante, o˘ le héros roule de grands yeux ébahis en battant l'air de ses bras, hululant de frayeur.

"... Pas aussi près de la forêt. Descendons vers l'écurie. "

Le Frisbee en forme de soucoupe volante à la main, Toby se précipita entre les deux piliers en pierre, et dévala la pente à toute vitesse. " Le dernier arrivé est un

‚ne ! "

Jack ne releva pas le défi.

Rentrant le cou dans les épaules afin de se protéger du vent froid, les mains dans les poches, il regardait les quatre tombes, à nouveau troublé par le fait que seul l'emplacement de quartermass était couvert d'herbe.

Une série de visions monstrueuses lui traversa l'esprit.

Des scènes de vieux films avec Boris Karloff. Des profa-nateurs de sépultures et des goules. Des blasphémateurs.

Des rituels sataniques au milieu des tombeaux éclairés par la lune.

Même en tenant compte de l'expérience qu'il venait de partager avec Toby, ses pensées les plus graves étaient encore trop fantaisistes pour lui permettre d'expliquer pourquoi une tombe sur quatre seulement donnait l'impression d'être intacte; mais il se dit que l'explication, s'il l'apprenait un jour, lui paraîtrait parfaitement logique, et pas du tout inquiétante.

Des fragments de la conversation qu'il avait eue avec Toby lui revinrent en mémoire, dans le désordre: que font-ils là-dessous ? qu'est-ce que c'est, mort ?

qu'est-ce que c'est, vie ?

Rien ne dure toujours.

Tout dure.

Rien.

Tout devient.

Devient quoi ?

Moi. Tout devient moi.

Jack sentit qu'il possédait maintenant assez de pièces pour reconstituer le puzzle, du moins en partie. Ce qu'il ne comprenait pas encore, c'était la façon dont elles s'imbriquaient les unes dans les autres. En fait il ne voulait peut-être pas comprendre. Il refusait de les rassembler, parce que même les quelques pièces en sa possession auraient suffi à révéler un faciès ignoble, qu'il valait mieux ne jamais rencontrer. Il voulait comprendre, du moins le croyait-il, mais son subconscient lui imposait sa loi.

quittant le rectangle de terre meuble, son regard s'attarda sur les trois pierres tombales, avant de repérer, soudain, une ombre furtive au pied de la pierre de granit dressée devant la tombe de Tommy. Coincée dans une fente dissimulée entre le granit du socle et celui de la dalle verticale, une plume noire, d'environ huit centimètres, se soulevait au gré du vent.

Levant le visage, il tenta de percer les nues pour y repérer le corbeau. Décidément, le ciel était bien bas.

Gris comme de la cendre morte, inanimé, un vrai ciel de crémation. Vide, totalement vide. Rien ne bougeait.

Hormis les masses lourdes des nuages gonflés.

«a sentait la grosse tempête.

Il se tourna vers l'unique sortie, signalée par les deux piliers en pierre, et quitta rapidement l'enceinte du cimetière, pour descendre d'un bon pas vers l'écurie.

quant à Toby, il était presque arrivé à la hauteur du long b‚timent rectangulaire. Freinant brusquement sa course folle, il s'immobilisa après un bref dérapage, jeta un coup d'oeil à son traînard de père, et le salua d'un geste de la main. Puis il envoya le Frisbee très haut dans le ciel.

La tranche du disque de plastique fila très haut, puis il redescendit vers Toby. A cet instant, un courant l'aspira violemment, et, comme un vaisseau spatial débarquant d'une autre galaxie, il tourbillonna dans le ciel sombre.

Par-delà les airs, plus haut qu'un Frisbee n'irait jamais, juste sous le ventre des nuages, un oiseau solitaire décrivait des cercles concentriques au-dessus de la tête du petit garçon, tel un aigle surveillant sa proie.

Mais il s'agissait plus vraisemblablement d'un corbeau, qui volait en rond, inlassablement. Une pièce du puzzle, celle-ci sous la forme d'un volatile noir. Planant sur les courants ascendants. Plus silencieux le chasseur des rêves, patient et mystérieux.

CHAPITRE DIX-HUIT

Après avoir envoyé Jack auprès de Toby, afin de savoir ce que le petit garçon faisait dans le cimetière, Heather retourna dans la chambre d'ami, o˘ elle travaillait sur ses ordinateurs. De la fenêtre, elle le suivit des yeux, tandis qu'il gravissait la pente menant vers le cimetière, en haut de la petite butte. Il se tint à côté du petit garçon pendant une minute environ, puis s'agenouilla près de lui. De loin, tout semblait normal, et Heather n'avait vraiment aucune raison de s'inquiéter.

Evidemment, elle s'était fait du souci pour rien. Ce qui lui arrivait fréquemment, ces derniers temps.

Assise dans son fauteuil de bureau, elle se dit qu'elle devait apprendre à modérer ses instincts protecteurs à

l'égard de Toby. Poussant un profond soupir, elle se remit au travail. Elle entreprit de vérifier le bon état de marche des disques durs de chaque bécane, et procéda à des séries de tests, avant de s'assurer que tous les logiciels étaient correctement chargés, et qu'il n'y avait pas eu de casse pendant le déménagement.

Un peu plus tard, elle se sentit la gorge sèche et, avant de descendre dans la cuisine pour y prendre un Pepsi, elle s'arrêta à la fenêtre, jetant un coup d'oeil sur Jack et Toby.

Ils étaient presque hors de sa vue, du côté de l'écurie, et se renvoyaient le Frisbee.

A en juger par le ciel chargé et la vitre qui lui avait glacé les doigts, toutes les conditions pour que la neige tombe seraient bientôt réunies. Les premiers flocons n'allaient plus tarder. Elle jubilait intérieurement.

Le changement météorologique aurait peut-être une heureuse influence sur ses sautes d'humeur, et elle se déciderait enfin à abandonner les vieux réflexes paranoÔaques qu'elle avait rapportés avec elle de Los Angeles.

Se cramponner à la trouille qui lui serrait les tripes quand elle habitait en ville ne serait plus aussi aisé, dans un paysage de contes de fées comme celui qui se préparait, immaculé, étincelant discrètement comme sur les cartes de NoÎl.

Dans la cuisine, alors qu'elle se versait un verre de Pepsi, elle entendit un grondement de moteur qui approchait. Pensant qu'il pouvait s'agir d'une visite impromptu de Paul Youngblood, elle prit le bloc-notes qu'elle avait posé sur le réfrigérateur, et le mit en évidence sur le comptoir, afin de s'assurer qu'elle penserait à le lui remettre.

Le temps que Heather atteigne la porte d'entrée, qu'elle l'ouvre et qu'elle avance de quelques pas sous le porche, le véhicule dont elle avait entendu ronfler le moteur, se garait devant les portes du garage. Ce n'était pas la Bronco de Paul Youngblood, mais il s'agissait d'un 4 x 4

un peu similaire, bleu métallique, plus grand que la Bronco, mais moins que l'Explorer.

C'était à se demander qui conduisait une voiture dans ce pays. Bien s˚r, elle en avait vue des voitures, garées sur le parking du supermarché, par exemple, ou en ville.

Mais, même là, les pick-up et les 4 x 4 constituaient l'essentiel du parc automobile de la région.

Elle descendit les marches de l'escalier, et traversa la cour jusqu'à l'allée, afin d'accueillir le visiteur, tout en regrettant de ne pas avoir pris le temps d'enfiler une veste.

L'air piquant transperçait même son épaisse chemise de flanelle.

Le type qui descendit du 4 x 4 avait une trentaine d'années, des cheveux bruns en broussaille, des traits grossiers, et de jolis yeux marron lui conféraient une gen-tillesse que son apparence bourrue ne laissait pas forcément deviner. Refermant la portière, il lui sourit.

" Comment allez-vous ? Vous êtes certainement Madame McGarvey.

-C'est exact, dit-elle en serrant la main qu'il lui tendait.

-Travis Potter. Très heureux de vous rencontrer. Je suis le vétérinaire d'Eagle's Roost, enfin, l'un des vétérinaires. Un homme pourrait aller jusqu'au bout du monde, il trouverait toujours de la concurrence. "

Un labrador se tenait à l'arrière du 4 x 4. Sa queue touffue, plus régulière qu'un métronome, se balançait énergiquement de droite à gauche, et le chien semblait leur sourire.

Suivant la direction du regard de Heather, Potter dit:

" Il est beau, pas vrai ?

-quel chien magnifique... Il a un pedigree?

-Non moins magnifique. "

Jack et Toby firent leur apparition à l'angle de la maison. La vapeur de leurs respirations les entourait comme un nuage, prouvant assurément qu'après leur partie de Frisbee, ils étaient descendus de la butte en courant. Heather les présenta au vétérinaire. Jack l‚cha le Frisbee et serra la main de Travis Potter. Mais la vue du chien eut un tel effet sur Toby qu'il en oublia les bonnes manières, et il se dirigea droit vers le 4 x 4, souriant béatement à

l'occupant du coffre, le nez collé à la vitre.

Tremblant de froid, Heather dit: " Docteur Potter?

-Je vous en prie, appelez-moi Travis.

-Travis, voulez-vous prendre un café à l'intérieur?

-Non, désolé, répliqua Travis, mais merci quand même. J'ai quelques visites à effectuer dans des ranches des environs-deux étalons malades, et une vache dont le pis s'est infecté. Avec la tempête qui approche, je préférerais être de retour chez moi le plus tôt possible. " Il jeta un coup d'oeil sur sa montre. " Presque 4 heures, déjà.

-J'ai entendu parler de vingt-cinq centimètres de neige, dit Jack.

-Alors, c'est que vous avez raté le dernier bulletin météo. La première tempête s'annonce plus importante que prévu, et la seconde ne la suit pas à un jour près, mais à quelques heures seulement. Il se pourrait bien qu'il y ait plus de soixante centimètres de neige, quand tout sera fini. "

Heather était ravie d'avoir passé la matinée à faire les courses, et soulagée de savoir que les étagères étaient chargées de provisions en tout genre.

" De toute façon, dit Travis en montrant le gros chien derrière la vitre, c'est pour ce bonhomme-là que je me suis arrêté chez vous. " Et il rejoignit Toby à côté du 4 x 4.

Passant un bras autour des épaules de Heather, afin de la réchauffer du mieux qu'il pouvait, Jack et la jeune femme vinrent discrètement se placer derrière Toby.

Travis Potter posa deux doigts sur la vitre, et le chien lécha l'autre côté de la paroi de verre avec un enthou-

siasme manifeste, grognant de contentement et agitant la queue plus frénétiquement encore. " C'est un chien vraiment très gentil, n'est-ce pas, Falstaff? Ah oui, j'oubliais, il s'appelle Falstaff.

-Vraiment? dit Heather.

-Ce n'est pas juste, je sais, mais il a deux ans maintenant, et il est habitué à son nom. J'ai entendu dire par Paul Youngblood que vous cherchiez justement un chien comme lui. "

Toby en resta bouche bée. Il se tourna vers Travis Potter, éberlué par la nouvelle.

" Si tu ne refermes pas la bouche, l'avertit le vétérinaire, un gros scarabée va venir s'installer dedans, tu verras. " Il sourit à Jack et à Heather. " C'est à un chien comme ça que vous pensiez ?

-A peu près pareil, dit Jack.

- Sauf que nous avions envisagé... un chiot, peut-

être...

-Avec Falfstaff, vous aurez tous les avantages d'un chien gentil, sans aucun des inconvénients que présentent les chiots quand ils grandissent. Il a deux ans, il est adulte, habitué à vivre dans une maison, et très propre. Ce n'est pas lui qui vous tachera le tapis du salon, ou qui se fera les dents sur les meubles. Mais c'est encore un jeune chien, qui a de longues années devant lui. «a vous tente? "

Toby leva vers les grandes personnes un regard inquiet, comme s'il était largement au-delà de son entendement qu'une énorme boule de poils clairs, répondant au nom de Falstaff, puisse lui échoir, sans que ses parents s'y opposent ou que la terre s'ouvre devant lui pour l'englou-tir.

Heather regarda Jack, qui dit: " Pourquoi pas ? "

Regardant Travis Potter, elle dit alors: " Pourquoi pas ?

-Ouais! " L'explosion de joie de Toby était à la mesure de son extase.

Ils contournèrent le 4 x 4, et Travis Potter ouvrit la porte du coffre.

Falstaff bondit hors de l'habitacle et se mit illico à reni-

fler les chaussures de tout le monde, tournant en rond dans un sens, puis dans l'autre, battant de sa queue tous les mollets à sa portée, léchant les mains qui voulaient le caresser, les faisant toutes profiter de sa fourrure et de sa langue chaude, de sa truffe froide et de ses yeux marron débordants d'amour, dont l'éclat aurait fait fondre n'importe qui et n'importe quoi. quand il fut un peu plus calme, il vint s'asseoir devant Toby, et offrit sa patte.

" Il veut me serrer la main ", s'écria Toby en saisissant énergiquement la grosse patte du labrador, pour la secouer longuement.

Il connaît beaucoup d'autres tours, tu verras, dit Travis Potter.

-D'o˘ vient-il ? se renseigna Jack.

-Il appartenait à un couple d'Eagle's Roost, Leona et Harry Seaquist. Ils ont eu des labradors toute leur vie, et Falstaff a été le dernier.

-Il a pourtant l'air trop gentil pour être abandonné

par ses maîtres. "

Travis Potter hocha la tête d'un air navré. " Triste histoire. Il y a un an, environ, Leona Seaquist a eu un cancer, dont elle est morte. Emportée en trois mois. Et voilà que Harry a été frappé par une attaque cardiaque, à la fin de l'été. Il a une paralysie du bras gauche, des difficultés à

parler, et il perd la mémoire. Il a donc fallu qu'il parte à

Denver, chez son fils, mais ils ne veulent pas entendre parler du chien. Lorsqu'il a dit au revoir à Falstaff, Harry s'est mis à chialer comme un bébé. Et je lui ai promis que je trouverais un bon maître à Falstaff, ainsi qu'une bonne maison. "

A genoux devant le labrador, Toby l'avait attrapé par le cou, et le chien lui donnait de grands coups de langue sur la joue. " Il aura la meilleure maison qu'on ait jamais vue, de mémoire de chien ! D'accord, p'pa, d'accord, m'man ? "

Heather dit alors à Travis Potter: " Comme c'est gentil, de la part de Paul Youngblood, d'avoir pensé à nous !

-Eh bien, je crois qu'il a entendu que votre fils avait envie d'un chien. Ici, vous verrez, ce n'est pas la mentalité des villes, o˘ tout le monde court partout, tout le temps. Au contraire, les gens du coin ont toujours le temps de se mêler des affaires de leurs voisins. " Le vétérinaire avait un sourire engageant, et rudement sympathique.

Tandis qu'ils parlaient, le vent glacial s'était mis à

souffler nettement plus fort et, soudain, une bourrasque aplatit violemment l'herbe sèche, fouettant les cheveux de Heather si violemment qu'elle se sentit transpercée de dizaines d'aiguilles de glace.

" Travis, dit-elle en lui serrant la main une seconde fois, quand pourrez-vous être notre invité?

- Disons... dimanche en huit, si vous êtes d'accord.

- Dans huit jours, dimanche, entendu, dit-elle. A six heures. " S'adressant à Toby, elle lui dit: " Viens, mous-tique, on rentre.

-Je veux jouer avec Falstaff, maman.

- Vous ferez connaissance à l'intérieur, insista-t-elle.

Il fait beaucoup trop froid pour rester dehors.

-Mais il a de la fourrure, protesta Toby.

-C'est pour toi que je me fais du souci, gros bêta. Le bout de ton nez va geler, et il deviendra tout noir, comme la truffe de Falstaff. "

A mi-chemin de la maison, trottinant entre Heather et Toby, le chien s'arrêta et lança un long regard à Travis Potter. Le vétérinaire lui adressa alors un geste de la main qui paraissait constituer l'autorisation attendue par Falstaff, et celui-ci accompagna le petit garçon et sa mère jusque dans le hall d'entrée de la grande maison.

Travis Potter avait apporté un sac de vingt-cinq kilos de granulés pour chien. Il retira le sac du coffre du Range Rover, et le déposa par terre, contre la roue arrière. " Je me suis dit que vous n'auriez pas forcément prévu de quoi nourrir un labrador, au fond de vos placards, au cas o˘

quelqu'un s'amènerait avec l'animal. " Il expliqua à Jack quelles étaient les quantités à donner à Falstaff, et combien de fois par jour il fallait le nourrir.

" Combien je vous dois, pour tout ça? demanda Jack.

-Zéro. Il ne m'a rien co˚té non plus. Je suis simple-

ment en train de rendre service à ce pauvre Harry.

-C'est très gentil, merci. Mais les granulés?

-Ne vous en faites pas pour ça. Dans les années à

venir, Falstaff va avoir régulièrement besoin de vaccins divers, et même parfois de soins, bénins je vous rassure tout de suite. quand vous me l'amènerez je vous saigne-rai à blanc avec mes honoraires. " Souriant de toutes ses dents, Travis Potter claqua la porte du coffre du Range Rover.

La morsure du vent étant de plus en plus douloureuse, les deux hommes s'abritèrent derrière le flanc du 4 x 4.

De la maison, il devait être difficile de les localiser.

Travis Potter reprit la parole. " Paul Youngblood vous a parlé en privé d'Eduardo et de ses ratons laveurs. Il ne voulait pas causer d'inquiétude à votre épouse.

- Elle ne s'inquiète pas facilement.

-Vous lui en avez parlé?

- Non. Je ne sais pas vraiment pour quelles raisons, d'ailleurs, sauf que... On a déjà eu pas mal de problèmes, cette année. Une mauvaise année, c'est le moins qu'on puisse dire. Beaucoup de changements. De toute façon, Paul ne m'a pas dit grand-chose. Seulement que les ratons laveurs se comportaient de façon étrange, sortant en plein jour, par exemple, se mettant à courir en rond jusqu'à ce qu'ils tombent raides morts.

-Je ne crois pas que ce soit un bon résumé de la situation. " Travis Potter hésita. Tête baissée, dos rond, genoux repliés, il tentait de se protéger des bourrasques, se servant du Range Rover comme d'un coupe-vent. " Je crois qu'Eduardo ne me disait pas tout ce qu'il savait. Les ratons laveurs qu'il m'a apportés étaient plus bizarres qu'il ne voulait bien l'avouer.

- Mais pourquoi vous aurait-il caché quelque chose?

-C'est difficile à expliquer. C'était un vieux bonhomme qui avait beaucoup de caractère. Je ne sais pas...

Peut-être qu'il avait vu quelque chose dont il n'osait pas parler. Ou peut-être croyait-il que je le prendrais pour un fou. Il était très fier, cet homme. Il n'aurait jamais parlé

de quelque chose qui aurait pu attirer sur lui l'hilarité

générale .

-Aucune idée de ce que ça pourrait être ?

-Aucune. "

La tête de Jack était au-dessus du toit du 4 x 4, et le vent ne se contentait pas de lui anesthésier le visage; la peau de ses pommettes lui donnait l'impression de se décoller, couche après couche. Imitant en tout point la position du vétérinaire, il s'appuya contre la carrosserie, plia les genoux et arrondit les épaules. Plutôt que de se regarder, les deux hommes avaient le regard fixé droit devant, sur les terres qui descendaient vers le sud. Ils continuèrent à parler.

" Vous croyez aussi, comme Paul, dit Jack, qu'Eduardo a vu quelque chose qui a déclenché chez lui une attaque cardiaque ? quelque chose en rapport avec les ratons laveurs ?

-quelque chose qui l'a poussé à charger son fusil, plutôt. Je n'en sais rien. Peut-être, oui. Ce n'est pas à

exclure. Un peu plus de deux semaines avant sa mort, je lui ai téléphoné, et nous avons eu une conversation tout à

fait intéressante. Je l'avais appelé pour lui communiquer les résultats des analyses. D'après les prélèvements, aucune maladie connue n'était en cause...

-Et l'oedème du cerveau?

-Justement. Aucune raison apparente. Tout ce qu'il voulait savoir, c'était si j'avais pris de simples échantillons de tissus cervicaux pour les envoyer au labo, ou si j'avais procédé à une dissection totale.

-Une dissection du cerveau ?

-Tout juste. Il m'a demandé si je leur avais ouvert le cr‚ne complètement. Au ton de sa question, j'ai eu l'impression qu'il s'attendait, dans l'affirmative, à ce que j'aie découvert autre chose que les causes de l'oedème.

Mais je n'avais rien trouvé de particulier. Ensuite, il m'a demandé si j'avais examiné leur colonne vertébrale, et s'il n'y avait pas quelque chose qui aurait pu être attaché aux vertèbres.

-Attaché?

-Bizarre, encore une fois, non? Il m'a demandé si j'avais examiné les colonnes vertébrales sur toute leur longueur. Et si quelque chose était attaché aux vertèbres.

quand je lui ai demandé ce qu'il entendait par là, il m'a répondu que ça pouvait avoir l'apparence d'une tumeur.

-L'apparence d'une tumeur. "

Tournant la tête, le vétérinaire chercha le regard de Jack, mais celui-ci avait les yeux fixés sur le panorama grandiose du Montana. " Ce sont ses termes exacts. Drôle de formulation, n'est-ce pas? Pas une tumeur, mais quelque chose qui ressemble à ça. " Le regard de Travis se perdit à nouveau dans la vallée. " Je lui ai demandé s'il me cachait une partie de l'affaire, mais il m'a juré le contraire. Je lui ai donc recommandé de m'appeler s'il lui arrivait de revoir un animal se comportant bizarrement, ratons laveurs, écureuils, lapins, n'importe quoi, mais il ne m'a jamais donné d'autres nouvelles. Moins de trois semaines plus tard, il était mort.

-C'est vous qui l'avez trouvé.

- Personne ne répondait au téléphone. Alors, je suis venu voir ce qui se passait, et je l'ai trouvé, mort. La porte était ouverte, et il gisait sur le seuil, avec son fusil dans les mains, cramponné à l'arme.

- Aucun coup n'avait été tiré.

-Non. Crise cardiaque. "

Les bourrasques de vent soulevaient l'herbe sèche, et les prés ondulaient comme une mer en furie.

Jack tergiversait. Il ne savait pas s'il devait raconter à

Travis Potter ce qui venait de se passer au cimetière.

Décrire l'expérience n'était pas chose facile. Tout ce qu'il pouvait relater, c'étaient les faits, et l'étrange conversation qu'il avait eue avec l'occupant momentané

de Toby. Mais le vocabulaire approprié-comment parler de l'indicible?-lui manquait pour expliquer ce qu'il avait ressenti. Or c'était sa conviction personnelle qui étayait toute sa théorie. Il se sentait incapable de transmettre à un tiers la nature essentiellement surnaturelle de la rencontre.

Histoire de gagner un peu de temps, il demanda: " Une explication scientifique?

-Je soupçonne une quelconque substance toxique.

Oui, je sais, la région ne regorge pas de tonnes de déchets industriels susceptibles de polluer l'environnement, mais dans la nature aussi, il existe des toxines naturelles, qui peuvent causer chez les animaux de véritables crises de démence, exactement comme chez les humains, et ils se mettent alors à délirer. Et vous ? Depuis votre arrivée dans le ranch, vous n'avez pas vu quoi que ce soit qui ait retenu votre attention ?

-Si, en fait. " Du fait de la position dans laquelle se tenaient les deux hommes, Jack pouvait éviter le regard du vétérinaire sans éveiller la moindre suspicion. Il raconta à

Travis Potter l'incident du corbeau à la fenêtre, le matin même-et comment, plus tard dans la journée, l'oiseau s'était mis à tournoyer au-dessus de leur tête, alors que Toby et lui jouaient au Frisbee.

" Curieux, fit Travis Potter. Effectivement, il est possible qu'il y ait un rapport. D'un autre côté, un tel comportement de la part d'un corbeau n'est pas non plus inhabituel, pas même le coup de bec contre la vitre. Les corbeaux savent se montrer très insolents, parfois. Vous croyez qu'il est toujours dans le coin? "

S'écartant du Range Rover, les deux hommes se levèrent pour inspecter le ciel. Le corbeau n'était plus là.

" Avec ce vent, remarqua Travis Potter, les oiseaux cherchent à s'abriter. " Il se tourna vers Jack. " A part le corbeau, rien d'autre? "

Cette histoire de substances toxiques avait convaincu Jack qu'il était préférable de ne pas confier à Travis Potter son expérience dans le cimetière. De toute évidence, ils parlaient de deux sortes de mystères totalement différents: empoisonnement contre ensorcellement, substances toxiques contre fantômes et esprits démoniaques.

L'incident du cimetière était de nature strictement subjective, plus encore que celui d˚ à l'étrange comportement du corbeau; il ne contribuait pas non plus à prouver que le ranch quartermass était le cadre d'événements incroyablement inhabituels. Jack n'avait pas la moindre preuve de ce qu'il avançait. Ne se souvenant de rien, Toby ne pouvait pas confirmer ses dires. Si Eduardo Fernandez avait vu quelque chose de vraiment incroyable, Jack comprenait que le vieil homme ne s'en soit pas ouvert au vétérinaire. Ce dernier optait pour l'idée qu'il s'agissait de l'oeuvre de produits chimiques particulièrement nocifs, à cause de l'oedème cervical qu'avaient présenté les ratons laveurs, mais il n'était pas disposé à prendre au sérieux les esprits malfaisants, ni les envo˚tements psychiques, sans parler des bavardages surréalistes dans un cimetière avec une entité fraîchement surgie de l'au-delà.

Et à part le corbeau ? lui avait demandé Travis Potter.

Jack secoua lentement la tête. " C'est tout.

-Eh bien, quelle que soit la nature de ce qui s'est attaqué aux ratons laveurs, c'est peut-être terminé, à

présent. Nous ne le saurons probablement jamais. La nature dispose d'innombrables secrets qu'elle ne nous dévoile pas. "

Afin d'éviter de croiser le regard du vétérinaire, Jack releva le poignet de sa veste et jeta un coup d'oeil à sa montre. " Si vous avez encore des visites à faire avant qu'il commence à neiger, je ne voudrais pas vous retenir trop longtemps.

-Je n'en ai jamais espéré autant, dit Travis Potter, mais je vais quand même essayer de rentrer avant que le temps se g‚te trop pour rouler, même en Range Rover. "

Ils se serrèrent la main. " Et n'oubliez pas, lui rappela Jack, dimanche prochain, six heures. Amenez votre amie, si vous voulez. "

Le visage de Travis Potter se fendit d'un large sourire.

" En voyant cette trogne, on a du mal à le croire, mais vous avez raison, une charmante jeune femme accepte de supporter ma compagnie. Elle s'appelle Janet.

-Nous serons ravis de faire sa connaissance ", lui assura Jack.

Il écarta du Range Rover le sac de vingt-cinq kilos de granulés déshydratés, et se tint au bord de l'allée pour regarder s'éloigner le vétérinaire.

Sans se retourner, Travis Potter agita la main.

Jack lui rendit son salut et attendit que le Range Rover ait disparu au bas de l'allée.

Il faisait encore plus gris que tout à l'heure, lorsque le vétérinaire était arrivé. Un gris ferreux, plutôt que cendré.

Un gris de donjon médiéval. De plus en plus basse, la couche de nuages donnait l'impression de reposer directement au sommet des sapins, dont la masse sombre se dres-

sait comme un formidable mur d'enceinte.

Un vent méchant soufflait du nord-ouest, chargé du parfum des résineux et des traces d'ozone prélevées à la neige éternelle des sommets. Le fleuve d'air qui s'engouffrait dans la vallée arrachait aux branches lourdes des sapins une plainte sourde et languissante; l'herbe haute des prés avait des murmures de conspirateur, et même les avant-toits de la maison contribuaient au concert, hululant discrètement à chaque nouvelle rafale.

Même comme ça, le paysage grandiose conservait la sérénité dont il était revêtu lorsqu'ils l'avaient découvert en arrivant de l'Utah. Mais aucun commentaire de guide de voyages n'aurait pu transcrire fidèlement cette atmosphère annonciatrice de tempête. Un seul mot convenait.

Solitaire. Jack McGarvey n'avait jamais vu d'endroit plus solitaire et plus isolé de tout.

Il chargea le sac de granulés sur son épaule.

La tempête serait bientôt là.

Il retourna dans la grande maison.

Il ferma la porte à clé.

Il entendit des rires dans la cuisine et alla voir ce qui se passait. Assis sur ses pattes arrière, les pattes avant levées, Falstaff regardait fixement le morceau de viande que Toby lui présentait.

" P'pa, regarde, il attend que je le lui donne ", dit Toby.

Le labrador passa sa grosse langue sur ses babines.

Toby l‚cha le morceau.

Le chien l'attrapa au vol et l'avala instantanément, puis il reprit la pose.

" Il est génial, pas vrai, p'pa? dit Toby.

-Génial, convint Jack.

-Toby est encore plus affamé que Falfstaff ", dit Heather en prenant une grande casserole dans un placard.

" Il n'a pas déjeuné, et il n'a même pas mangé les cookies que je lui avais donnés cet après-midi. Si nous dînions plus tôt que d'habitude, aujourd'hui?

- Ca me va ", dit Jack en déposant le sac de granulés dans un coin de la cuisine, avec l'intention de le ranger plus tard.

" Au menu, des spaghettis.

-Parfait.

-Il y a une miche de pain de campagne toute fraîche.

qui s'occupe de la salade?

-Je m'en charge ", dit Jack, tandis que Toby lançait à

Falstaff un autre morceau de viande.

Remplissant la casserole d'eau froide, Heather dit:

" Ce Travis Potter a l'air très gentil.

-Oui, je l'aime bien, moi aussi. Dimanche prochain, il viendra en compagnie d'une amie, du nom de Janet. "

Heather sourit, d'un air heureux. " Nous sommes en train de nous faire de nouveaux amis.

-J'en ai bien l'impression ", répondit Jack.

Tout en sortant du réfrigérateur quelques tomates, du céleri et une laitue, il fut soulagé de constater qu'aucune des fenêtres de la cuisine ne donnait sur le cimetière.

Le long crépuscule finissait par céder la place à la nuit lorsque Toby surgit dans la cuisine, Falstaff sur les talons et annonça d'une voix perçante: " Il neige ! "

Heather, qui surveillait la cuisson des spaghettis, se tourna vers la fenêtre au-dessus de l'évier, et aperçut les premiers flocons qui tourbillonnaient, énormes et impal-pables. Le vent s'était calmé, comme pour procéder au largage de milliers de gros confettis blancs, qui atterris-saient mollement sur le sol.

Toby se précipita à la fenêtre. Falstaff le suivit et, posant les pattes sur le rebord, contempla le miracle, immobile à côté du petit garçon.

Jack posa le couteau avec lequel il découpait les tomates, et s'approcha d'eux à son tour. Les mains sur les épaules de Toby, il dit: " Ta première neige, fiston.

-Mais pas la dernière ! " s'exclama le petit garçon, enthousiaste.

A l'aide d'une cuillère en bois, Heather remua la sauce qui mijotait dans une casserole plus petite, puis elle rejoignit le reste de sa petite famille. Passant un bras autour de Jack, elle se mit à caresser la tête de Falstaff de la main gauche.

Pour la première fois depuis bien des années, elle se sentait en paix avec le monde. Leurs soucis financiers étaient résolus, ils étaient installés dans leur nouvelle et grande maison depuis moins d'une semaine, Jack allait de mieux en mieux, et Toby était à l'abri des dangers de la violence urbaine. Pour Heather, le moment était enfin venu d'abandonner définitivement le pessimisme qu'elle avait cultivé à Los Angeles. Ils avaient un chien. Ils étaient en train de se faire de nouveaux amis. S˚re d'elle, elle sentait que les rares crises d'angoisse qu'elle avait connues depuis leur arrivée ici ne se reproduiraient plus.

Elle avait vécu si longtemps dans l'insécurité d'une grande ville comme L. A. qu'elle était devenue une véritable droguée de l'anxiété. Dans le Montana, elle n'avait plus à craindre les règlements de comptes entre bandes rivales ou les attaques surprises des pirates de la route, ni les braquages à main armée avec leurs victimes innocentes, ni les marchands de crack et leur petit commerce à

tous les coins de rue, ni les silhouettes furtives à l'aff˚t des femmes rentrant seules chez elles, le soir, ni même les ravisseurs d'enfants traquant leurs proies dans les banlieues résidentielles, avant de les emporter dans l'anony-mat de la jungle urbaine. Par conséquent, le besoin d'avoir peur de quelque chose l'avait incitée, inconsciemment, à peupler le décor pacifique de leur nouvelle existence d'ennemis imaginaires et de menaces fictives.

Mais c'était fini. Ce chapitre était clos.

Des bataillons de flocons lourds d'humidité se ruaient en rangs serrés dans une conquête des montagnes et des vallées du Montana. De temps en temps, un flocon tombé

du ciel en éclaireur venait fondre sur la vitre. Dans la cuisine, il faisait bon, et la sauce bolognaise embaumait.

quand l'hiver et ses rigueurs frappaient au carreau, rien n'était plus susceptible de créer un sentiment de prospé-rité et de contentement qu'une cuisine bien chauffée et confortable.

" Magnifique ", dit-elle, séduite par la beauté du spec-

tacle qu'offrait la tempête.

" Mégagénial, renchérit Toby. «a, c'est de la vraie neige. "

Ils étaient en famille. Une femme, un mari, un enfant et un chien. Ensemble, et en sécurité, bien au chaud à la maison.

Dorénavant, elle serait digne du clan McGarvey. Elle opterait définitivement pour l'approche positive des choses et des gens, mettant au rebut le pessimisme, hérité

de sa mère, qui avait caractérisé sa vie à Los Angeles.

Elle était libre, enfin.

Et la vie était merveilleuse.

Le dîner achevé, Heather décida de s'accorder les bienfaits d'un bain, et Toby s'installa dans le salon, en compagnie de Falstaff, devant une vidéo.

Jack, lui, se rendit dans le bureau, afin de faire l'inventaire des armes dont ils disposaient. Outre celles qu'ils avaient apportées de Californie - une collection que Heather avait substantiellement augmentée après la fusillade de la station-service-, il trouva, accrochés au r‚telier fixé dans un coin, des carabines de chasse, un fusil à

pompe, un pistolet.22, un Colt.45 et des munitions.

Dans leur armurerie personnelle, il choisit trois pièces: un magnifique Korth.38, un Mossberg.12 et un Micro-Uzi, comme celui d'Anson Oliver, mais entièrement automatique. L'acquisition de ce dernier ne s'était pas faite chez un marchand d'armes avec pignon sur rue, aussi étonnante que puisse paraître l'idée d'une épouse de flic se procurant une arme illégale au marché noir-et la facilité avec laquelle la transaction s'était conclue.

Fermant soigneusement la porte du bureau, il se h‚ta de charger les trois armes. Il ne voulait pas mettre Heather au courant, de peur qu'elle ne lui demande pour quelles raisons il prenait soudain toutes ces précautions.

Elle avait un air heureux qu'il ne lui avait pas vu depuis longtemps, et il ne voyait pas pourquoi il aurait g‚ché sa bonne humeur avant-et sans-que ce soit strictement nécessaire. L'incident du cimetière l'avait sérieusement troublé, mais, bien que Jack se soit senti menacé, aucun coup de poing n'avait été échangé, et aucun mal n'avait été fait, à personne. Il avait eu peur pour Toby, plus que pour lui-même, mais le petit garçon ne semblait pas avoir p‚ti de ce qui s'était passé.

D'abord, que s'était-il passé? La perspective d'expliquer ce qu'il avait senti, plutôt que vu, ne l'enchantait que très moyennement. Il n'y avait rien à raconter, à part la sensation d'une présence immatérielle et énigmatique, plus abstraite qu'un courant d'air. Plus le temps passait, plus il avait l'impression d'avoir rêvé.

Il chargea le.38 et le posa sur le bureau.

Bien s˚r, il aurait pu lui parler des ratons laveurs, bien qu'il ne les ait jamais vus lui-même, et que les petites bêtes n'aient jamais fait de mal à personne. Il aurait pu lui parler du fusil auquel Eduardo Fernandez s'était cramponné au moment de mourir. Mais sa mort n'était pas imputable à un quelconque ennemi en chair et en os, puisqu'il avait succombé à un arrêt du coeur. Un infarctus foudroyant était une cause de décès inquiétante, certes, mais il était difficile de s'en débarrasser à coups de fusil.

Il finit de charger le Mossberg, fit monter une cartouche dans la culasse, et en rajouta une autre dans le magasin.

Une tournée gratuite, quoi. Juste avant de mourir, Eduardo Fernandez avait chargé son fusil de façon identique...

S'il tentait d'expliquer tout cela à Heather, il ne réussirait qu'à l'alarmer-sans raison. Il ne se passerait peut-

être rien du tout. Peut-être ne serait-il plus jamais confronté à la présence, quelle qu'elle f˚t, dont il avait eu conscience dans le cimetière. Une expérience comme celle-ci représentait un contact avec le monde surnaturel que la majorité des gens n'avaient même pas expérimenté

durant toute une vie. Il valait mieux attendre la suite des événements, en espérant qu'il n'y en ait pas. Dans le cas contraire, et s'il avait une preuve de danger concrète, Jack, alors-mais pas avant-, se verrait contraint de lui apprendre que leurs ennuis n'étaient pas complètement terminés.

Les deux chargeurs du Micro Uzi lui donnaient une capacité de tir de quarante coups, et son poids était rassurant. Deux kilos de mort, qui attendaient de recevoir leur attribution. Il n'existait rien au monde, ni hommes ni bêtes féroces, que le Micro Uzi ne pourrait liquider en moins de deux.

Il plaça ensuite le Korth au fond du tiroir du bureau, le premier en haut et à droite, puis il quitta la pièce, en emportant les deux autres armes.

Avant de passer devant la porte du salon, Jack entendit Toby qui éclatait de rire. Jetant un coup d'oeil, il aperçut le petit garçon assis devant la télé, en compagnie de Falstaff. Jack en profita pour gagner la cuisine, à l'autre bout du couloir, afin de déposer le Uzi dans le garde-manger, caché derrière la réserve de corn-flakes, à laquelle personne ne toucherait avant quelques jours...

Au premier étage, dans la chambre à coucher conjugale, derrière la porte de la salle de bains, la radio jouait un air plutôt entraînant. Allongée dans la mousse, Heather écoutait une station spécialisée dans les vieux tubes, et elle était en train d'écouter un titre déjà ancien de Johnny Bur-nette, dont elle reprenait le refrain, les yeux mi-clos.

Jack poussa le Mossberg sous le sommier, assez loin pour que Heather ne le remarque pas, mais suffisamment près pour qu'il puisse s'en saisir rapidement, en cas d'urgence.

Jack reconnut soudain une chanson de Johnny Tillot-son. C'était la musique d'une époque innocente. Ce disque était sorti alors que Jack n'était même pas né.

Il s'assit au bord du lit et il écouta. Tout de même, il culpabilisait un peu de ne pas partager ses craintes avec Heather. Mais il n'avait aucune envie de l'inquiéter inutilement, c'était tout. Elle sortait d'une période plutôt rude. A maints égards, elle avait plus souffert que lui de son hospitalisation, parce qu'il avait fallu qu'elle assume seule les pressions de la vie quotidienne, pendant toute la durée de la convalescence de Jack. Elle avait besoin de se libérer de toutes les tensions qu'elle avait accumulées au cours des derniers mois.

Et puis, tout ça n'était certainement pas bien grave.

quelques ratons laveurs mal en point, un corbeau un peu insolent, et une drôle d'expérience dans un cimetière.

Même si c'était le sommaire idéal pour une émission de télé comme Mystères inexpliqués, c'était très loin de représenter une menace comparable à celles que subissait un flic au cours d'une journée de boulot normale.

Le fait de charger les armes en secret constituait une réaction excessive, comme la suite des événements le prouverait sans doute.

Bon sang, il avait fait ce qu'un flic devait faire. Se préparer à servir les autres, et à les protéger.

Derrière la porte de la salle de bains, Heather chanton-nait toujours avec la radio...

Dehors, la neige tombait plus fort. Auparavant gonflés d'eau, les flocons étaient à présent plus petits, mais aussi beaucoup plus nombreux, et secs. Les rafales de vent étaient plus fortes que tout à l'heure. Tout autour de la grande maison, un rideau immaculé s'abaissait sans fin sur la nuit noire.

D'abord, sa mère lui déconseilla de laisser Falstaff dormir sur le lit, puis elle l'embrassa; ensuite, son père lui recommanda de s'assurer que le chien était bien par terre, et il éteignit toutes les lumières, sauf la petite veilleuse rouge; puis sa mère revint lui répéter ce qu'elle venait de lui dire, et elle ressortit de la chambre en entreb‚illant la porte derrière elle; enfin, quand un temps suffisamment long fut écoulé, autorisant Toby à être certain que ni son père ni sa mère n'allaient venir procéder à un ultime contrôle surprise, le petit garçon tapota d'une main la couverture à côté de lui, et il chuchota: " Viens, Falstaff, viens ici. "

Très occupé à renifler le bas de la porte de l'escalier en colimaçon, le chien se mit à gémir plaintivement.

" Falstaff, murmura un peu plus fort Toby, viens par ici, dépêche-toi. "

Le chien le regarda, puis il replaça sa truffe au même endroit, en poussant de petits sons rauques.

" Ici, Falstaff, s'impatienta Toby, on va jouer à

l'attaque de la diligence ou au vaisseau spatial, ou à ce que tu voudras. "

Le chien avait d˚ capter une odeur qui lui déplaisait, car il éternua à deux reprises. Secouant la tête si fort que ses longues oreilles battirent l'air, il recula.

" Falstaff! ", siffla Toby.

Le chien se décida à trottiner vers l'alcôve, baignée de lumière rouge-de cette lueur qu'on retrouve indifférem-

ment dans la cabine de pilotage d'une navette spatiale, autour d'un feu de camp en pleine nature, quand le convoi s'arrête pour la nuit, ou dans un temple délirant, quelque part en Inde, alors qu'Indiana Jones est en train d'essayer de se débarrasser d'un gang d'adorateurs de Kali, la Déesse de la Mort. quelques mots d'encouragement supplémentaires, et Falstaff se retrouva sur le lit de Toby.

" Gentil chien. " Toby se serra contre lui. Puis, à mi-voix, sur le ton de la conspiration, il dit: " Bon, alors, voilà: on serait à bord d'un vaisseau spatial, dans la Nébuleuse du Crabe, et on serait des rebelles. Moi, je serais le commandant, et je serais aussi un tireur d'élite.

Toi, tu viendrais d'une autre planète, et tu aurais une intelligence supérieure. Et des pouvoirs psychiques, tu vois ? Tu pourrais lire dans les pensées des méchants extraterrestres qui nous tirent dessus, et eux, ils ne le sau-raient même pas. Ils ressemblent à des sortes de gros crabes, avec des espèces de mains à la place des pinces, comme ça, tu vois, shkrik, shkrik, shkrik, shkrik, et ils sont horribles, vraiment, vraiment cruels et tout ça. Par exemple, quand leur mère accouche, elle a huit ou dix bébés à la fois, et ils se jettent sur elle pour la dévorer vivante ! Tu vois ce que je veux dire, quoi... Ils la bouffent. Pour se nourrir. Des vrais salauds, ces mecs. Tu me suis ? "

Falstaff n'avait pas perdu un seul mot de l'exposé de Toby, et, dès que le petit garçon se tut, le chien lui donna un grand coup de langue sur le nez.

" Tu as compris ! Bon, commençons par semer ces minables. Il suffit de passer dans l'hyperespace-un petit bond de l'autre côté de la galaxie, et hop! nous serons déjà loin. Procédons par ordre: d'abord, sortons les boucliers antiradiations cosmiques, si nous ne voulons pas nous retrouver avec plein de petits trous partout, à cause de toutes ces particules subatomiques que nous allons traverser et qui vont moins vite que nous. "

Il alluma la petite lampe fixée au-dessus de la tête du lit, tendit la main vers le cordon-" Mise en place des boucliers antiradiations cosmiques! " - et referma complètement les rideaux. Instantanément, l'alcôve se transforma en une sorte de capsule hermétique, suggérant n'importe quel type de véhicule, à la fois ancien et futuriste, voyageant à la vitesse d'une chaise à porteur, ou à

celle de la lumière, au choix.

" Lieutenant Falstaff, prêt? ", demanda Toby.

Avant même d'avoir commencé à jouer, le labrador bondit hors du lit et se faufila entre les rideaux, qui se refermèrent sur lui.

Toby saisit le cordon et tira dessus, dégageant l'alcôve.

" qu'est-ce qui se passe ? "

Le chien avait à nouveau collé sa truffe au pied de la porte de l'escalier.

" Dites donc, vous, le cabot, vous savez qu'un conseil de guerre pourrait qualifier votre acte de mutinerie ? "

Le chien jeta un coup d'oeil en direction du petit garçon, puis se remit à flairer le sol, comme pour identifier l'odeur.

" Falstaff, il y a des crabulons qui essaient de nous tuer, et toi, tu joues au chien. " Toby quitta son lit et vint rejoindre le labrador. " Je sais que tu n'as pas besoin de sortir. P'pa t'a déjà emmené dehors, et je t'ai vu faire pipi dans la neige. "

Le chien gémit un peu, puis il émit un son dégo˚té, avant de retourner à la porte en grognant doucement.

" C'est un escalier qui tourne, c'est tout. "

Falstaff découvrit les crocs, et baissa la tête, comme pour se préparer à accueillir une armée de crabulons, shkrik, shkrik, shkrik, shkrik, remontant l'escalier, leurs yeux télescopiques s'agitant à trente centimètres au-dessus de leur tête.

" Chien stupide. Je vais te montrer. "

Il tira le verrou et tourna la poignée.

Le chien recula en gémissant.

Toby ouvrit la porte. La cage d'escalier était obscure. Il fit jouer l'interrupteur, et avança d'un pas.

Hésitant, Falstaff tourna la tête vers la porte de la chambre, à demi ouverte, comme s'il projetait de bondir dans le couloir sans crier gare.

" C'est toi qui étais intéressé, pas moi, lui rappela Toby. Viens, je vais te montrer l'escalier. "

Comme piqué dans son honneur de chien, Falstaff rejoignit Toby en haut des marches. Il avait la queue si basse qu'elle s'enroulait presque autour de sa patte arrière droite.

Toby descendit trois marches. La première avait craqué, et la troisième aussi, arrachant une grimace au petit gar-

çon. Si, par malheur, sa mère ou son père se trouvaient dans la cuisine, il était fichu, et ils croiraient qu'il projetait d'aller chercher de la neige-pieds nus!-pour la ramener dans sa chambre et la regarder fondre.

Ce qui n'était pas une si mauvaise idée, d'ailleurs, en y réfléchissant mieux. Il se demanda si la neige valait le coup qu'on essaie d'en manger. Trois marches, deux craquements, puis il s'immobilisa, lançant un regard à Falstaff, encore en haut de l'escalier.

" Alors ? "

A contrecoeur, le chien le rejoignit.

Une à une, ils descendirent chacune des marches de l'étroit colimaçon, en essayant de faire le moins de bruit possible. Enfin, l'un d'entre eux au moins tentait d'être discret, posant le pied sur la droite, là o˘ le bois craquait le moins, mais les griffes des pattes du second étaient loin d'être silencieuses.

Toby murmura: " Escalier. Marches. Tu saisis ? On peut descendre, et on peut remonter, voilà. C'est nul. Tu croyais qu'il y avait quoi, derrière la porte? L'enfer des gros toutous ?

Chaque marche descendue permettait d'apercevoir la suivante. La courbure des murs rendait toute visibilité

impossible, ni devant ni derrière, et on ne distinguait vraiment pas grand-chose, à part les nombreuses ombres que les deux seules ampoules de la cage d'escalier n'arrivaient pas à dissiper. Ainsi, on ne savait plus si le palier se trouvait deux marches plus bas, ou cent, ou cinq cents. Et si on continuait à descendre en tournant tout le temps, à descendre et à tourner en colimaçon, au bout de quatre-vingt-dix mille marches, eh bien, on arrivait en bas? C'est-à-dire au centre de la Terre, avec les dinosaures et les cités englouties ?

" Dans l'enfer des toutous, dit Toby, le diable, c'est un chat, tu savais ça? Un chat énorme, très gros, qui se tient debout sur ses pattes arrière, et qui a des griffes longues comme des rasoirs.

En bas et en rond, lentement, pas à pas, une marche après l'autre.

"... Ce grand diable de chat, il porte un manteau en fourrure de chien, et un collier de canines... "

En bas, et en rond.

" ... et quand il joue aux billes... "

Le bois craque sous un pied nu.

" ... il prend des yeux de chien ! Ouais, c'est vrai... "

Falstaff gémit.

" ... c'est un vilain chat, un gros chat très vilain, un vrai salaud. "

Ils étaient arrivés en bas. Dans le petit vestibule. Avec les deux portes.

" «a, c'est la cuisine ", chuchota Toby en montrant l'une des portes. Se tournant vers la seconde, il annonça:

" Le porche arrière. "

Après tout, il pouvait très bien tourner le verrou, se glisser sous le porche, prendre une poignée de neige dans chaque main-même s'il devait aller jusqu'au fond de la cour-et revenir se coucher dans sa chambre sans que ses parents s'en aperçoivent. Une vraie boule de neige, sa première. Pour voir l'effet que ça fait. quand elle com-mencerait à fondre, il la poserait dans un coin, et, le lendemain matin, elle aurait disparu. Aucune preuve, à part un peu d'eau, que personne ne remarquerait. Et qu'il pourrait mettre sur le compte de Falstaff, le cas échéant.

Toby posa la main droite sur la poignée, et la gauche, sur le verrou.

Le labrador bondit, posa les pattes avant sur le mur à

côté de la porte, et referma la m‚choire sur le poignet de Toby.

Toby laissa échapper un petit cri de surprise.

Falstaff tenait fermement le petit garçon, mais il ne le mordait pas. Ce n'était pas douloureux du tout, et le chien tenait bon, roulant de grands yeux, comme pour dire à

Toby . Non, tu n'ouvriras pas cette porte, sortie interdite, laisse tomber, c'est non.

" Mais qu'est-ce que tu fais ? chuchotait Toby. Laisse-moi, tu entends ? "

Falstaff faisait le sourd.

" Tu me baves dessus ", se plaignit Toby, dont le poignet s'ornait d'un épais filet de bave, qui avait commencé

à glisser sous la manche de sa veste de pyjama.

Le labrador resserra légèrement les dents, sans faire aucun mal à son maître, tout en lui signifiant clairement qu'il ne tenait qu'à lui de mordre plus fort, si la situation l'exigeait.

" C'est ma mère qui te paye, ou quoi ? "

Toby l‚cha la poignée.

Le chien, à son tour, rel‚cha un peu la pression de ses m‚choires, mais il ne libéra le poignet de Toby que lorsque ce dernier consentit à ôter son autre main du verrou. Falstaff retomba alors à quatre pattes.

Toby fixait la porte, en se demandant s'il était assez rapide pour l'ouvrir avant que le chien ait le temps de lui sauter dessus.

Falstaff ne le quittait pas des yeux.

Puis le petit garçon se demanda pourquoi le chien ne voulait pas qu'il sorte. Les chiens flairaient le danger. Un ours était peut-être en train de rôder autour de la maison, l'un des ours qui vivaient dans la forêt, dont son père avait justement parlé l'autre jour. Les ours étaient capables d'étriper quelqu'un en moins de temps qu'il n'en faut pour hurler, de lui arracher la tête d'un coup de croc et de le dévorer tout cru, en se servant ensuite du cubitus de leur victime comme d'un cure-dents. Tout ce qu'on retrouvait le lendemain, c'étaient des restes de pyjama san-guinolents, et peut-être un orteil, qui avait échappé à la voracité de l'ours, par hasard.

Mais c'est qu'il était en train de se flanquer la trouille pour de bon !

Par la fente séparant le battant et l'encadrement, il vérifia que le verrou était correctement engagé. Oui, il en voyait luire le cuivre. Bon. Ouf...

D'accord, Falstaff avait eu peur de franchir la porte de l'escalier, là-haut, curieux et peureux à la fois. Il ne voulait pas qu'elle s'ouvre. D'ailleurs, il ne voulait pas non plus descendre jusqu'ici. Mais personne ne les avait guettés au détour d'une marche. En tout cas, s˚rement pas un ours.

Falstaff était peut-être un peu trouillard.

" Mon père, c'est un héros ", chuchota Toby.

Falstaff pencha la tête sur le côté.

" C'est un flic-héros, tu me suis? Il n'a peur de rien, et moi non plus, comme lui. "

Le chien le dévisageait, comme pour dire: Ah oui ? Et alors ?

Toby regarda la porte à nouveau. Et s'il l'ouvrait un tout petit peu ? Histoire de jeter un bref coup d'oeil par la fente. Et s'il y avait un ours sous le porche, il refermerait la porte illico.

" Si j'avais envie de sortir pour caresser un ours, je le ferais, tu me suis? "

Falstaff attendait.