DEAN KOONTZ

LUNE FROIDE

Titre original de l'ouvrage

WINTER MOON

Traduit de l'anglais

par Claude Califano

Lune froide est inspiré du court roman Invasion publié sous le pseudonyme de Aaron Wolfe Les extraits du Livre des Chagrins comptés sont dans la traduction de Michel Pagel 1994 by Dean R. Koontz ISBN: 2-266-06225-5

Pour Gerda,

qui en sait les mille raisons

avec beaucoup d'amour.

PREMIERE Partie

LA CIT… DU CREPUSCULE

Et les plages et le surf et les filles aux yeux d'ange.

Et le vent parfumé de rêves fabuleux.

Et les bougainvillées, les plantation d'oranges.

Des étoiles se créent, tout n'est qu'éclat radieux.

Un changement de temps et s'abattent les ombres.

Pour la brise un parfum neuf -décomposition.

CocaÔne et Uzis, fusillades et décombres.

La mort est un banquier que tous, nous engraissons.

Le Livre des Chagrins comptés CHAPITRE UN

Ce jour-là, la mort roulait à bord d'une Lexus vert émeraude. S'engageant dans la contre-allée, la voiture passa devant les quatre premières pompes à essence, pour s'arrêter au pied de l'une des deux suivantes, o˘ un pompiste assurait le service.

Jack McGarvey vit la voiture, mais pas son conducteur.

En dépit de la couche de nuages boursouflés qui masquait le soleil, la carrosserie parfaitement lustrée de la Lexus étince-lait. Les vitres teintées étaient si sombres qu'il était tout à

fait impossible d'apercevoir la personne au volant.

A trente-deux ans, Jack McGarvey, fonctionnaire de police, marié, avec un gosse et un énorme crédit à rembourser, n'ayant aucune intention d'acheter une voiture de luxe, n'éprouva pas la moindre jalousie à la vue de l'engin r˘ti-lant. Il se souvenait de ce que son père lui avait souvent répété, que l'envie était une forme de vol mental. Si l'on convoitait les biens de son prochain, disait le père de Jack, il fallait aussi être prêt à endosser, en plus de son argent, ses responsabilités, ses migraines et tous ses problèmes personnels.

Il contempla un instant la voiture, l'admirant comme s'il s'agissait d'une toile inestimable exposée au Getty Museum, ou d'une édition originale, reliée pleine peau, d'un roman de James McCain -sans pour autant avoir envie de se l'appro-prier, se contentant, au contraire, du plaisir procuré par le simple fait qu'elle existait.

Dans une société qui donnait souvent l'impression de courir à l'anarchie, o˘ la laideur et la corruption gagnaient tous les jours du terrain, toutes les preuves de la capacité

humaine à produire de belles choses apportaient un peu de réconfort à Jack. La Lexus, évidemment, était un produit d'importation, entièrement conçu et monté à l'étranger, mais comme l'humanité tout entière, et pas seulement ses compa-triotes, semblait condamnée au même sort, tout ce qui témoignait en faveur de la conscience professionnelle et du talent lui réchauffait le coeur.

Se précipitant hors du bureau de la station-service, un jeune blond en combinaison grise de pompiste se dirigea vers la Lexus, et Jack porta à nouveau son attention sur Hassam Arkadian.

" Ma station-service, c'est un îlot de propreté dans un océan de crasse, c'est un havre de paix dans l'oeil du cyclone ", affirmait Arkadian, sans se rendre compte des accents mélodramatiques de sa voix.

Elancé, d'une quarantaine d'années, il était très brun, avec une moustache soigneusement taillée. Son pantalon en coton gris était impeccablement repassé, et sa chemise et sa veste rigoureusement immaculées.

" J'ai fait traiter les montants en alu et les murs ", dit-il en montrant d'un geste du bras la façade de la station-service.

" C'est un enduit spécial, antigraffitis. Même la peinture métallisée n'adhère pas. Pas donnée, d'ailleurs, cette peinture, mais maintenant, quand un gang viendra barbouiller les murs pendant la nuit, on pourra tout effacer, et dès le lendemain matin. "

Avec son allure soignée, la singulière intensité de ses propos et les gestes rapides de ses longues mains, Arkadian aurait aisément pu passer pour un chirurgien sur le point de passer en salle d'opération. En fait, c'était le propriétaire de la station-service.

" Vous savez quoi ? lança-t-il, sceptique. Des professeurs d'Université ont même écrit des thèses sur l'importance artistique des graffitis. L'importance des graffitis ? Leur importance artistique ?

-Ouais, ils appellent ça de l'art urbain ", répondit laconiquement Luther Bryson, le coéquipier de Jack.

Arkadian lança un regard incrédule au policier, un Noir athlétique qui le dominait de toute sa taille. " Vous croyez que, ce que font ces vandales, c'est de l'art, vraiment?

-Hé, c'est pas moi qui dis ça ", répliqua Luther.

Avec son mètre quatre-vingt-dix et ses cent kilos, Luther Bryson était plus grand que Jack, et plus lourd que lui d'une quarantaine de livres. Un excellent coéquipier, et un brave homme, de surcroît. Jamais un sourire n'animait son visage quasi minéral, et ses yeux dardaient du fond de leur orbite un regard sans faiblesse. Le regard Malcolm X, comme il l'appelait. Avec ou sans son uniforme, Luther Bryson aurait impressionné n'importe qui, du pape lui-même au dernier des malfrats.

Pourtant, il n'essayait pas d'intimider Arkadian, puisqu'il était complètement d'accord avec lui. " Ce sont les branchés et les intellos qui appellent les graffitis de l'art urbain. "

Le propriétaire de la station-service n'en croyait pas ses oreilles. " Mais ce sont des professeurs... Des hommes et des femmes qui ont fait de longues études, des diplômés d'art et de littérature. Ils ont bénéficié d'une éducation que mes propres parents n'avaient pas les moyens de me donner, mais ils sont idiots, il n'y a pas d'autres termes. Ils sont complètement idiots. " Son visage mobile exprimait la frustration et la colère, deux sentiments que Jack rencontrait de plus en plus fréquemment chez les habitants de la Cité des Anges. " Mais quelles bêtises apprend-on à nos étudiants, ces temps-ci, vous pouvez me le dire ? "

Arkadian s'était donné beaucoup de mal. Tout autour de la station-service, dans de grands bacs, il avait planté des palmiers, des pieds d'azalées dégoulinants de fleurs écarlates, et une multitude d'impatients roses et mauves. Pas le moindre papier gras en vue. Le dais situé au-dessus des pompes à essence était supporté par des colonnes en brique et l'ensemble arborait une allure fièrement coloniale.

A Los Angeles, une telle station-service ne pouvait qu'avoir l'air totalement déplacée. Propre et fraîchement repeinte, elle paraissait doublement égarée dans la fange qui inondait la ville depuis le début des années quatre-vingt-dix.

"Venez, venez voir, fit Arkadian en se dirigeant vers l'extrémité du b‚timent.

-Ce pauvre type va se faire péter une artère, à s'inquiéter comme ça, dit Luther.

-Faudrait quand même que quelqu'un lui dise que c'est plus du tout à la mode ", renchérit Jack.

Menaçant, un grondement sourd retentit dans le ciel ora-geux.

Levant les yeux vers les nuages bas, Luther lança:

" La météo avait prévu du beau temps pour aujourd'hui.

-Ce n'était peut-être pas le tonnerre, après tout.

quelqu'un a finalement d˚ se décider à faire sauter la mai-rie.

-Tu crois ? Eh bien, si c'était le jour de la réunion des conseillers municipaux, je crois qu'on devrait illico se mettre en congé, et fêter ça dans le premier bar venu.

-Messieurs les policiers, approchez, approchez ! ", leur cria Arkadian en agitant le bras. Il avait atteint l'angle sud du b‚timent, non loin de l'endroit o˘ était garée la voiture de patrouille. " Regardez-moi ça. Je veux que vous soyez témoins, tous les deux. Je veux que vous jetiez un coup d'oeil à mes toilettes.

-Aux toilettes? " s'exclama Luther.

Jack éclata de rire. " quoi ? Tu as quelque chose de prévu ?

-C'est toujours moins dangereux que de poursuivre les voleurs ", fit Luther en se dirigeant vers Arkadian.

Jack lança un coup d'oeil à la Lexus. Très belle mécanique. En combien de temps ce genre d'engin atteignait-il les quatre-vingt-dix kilomètres à l'heure? Huit secondes?

Sept? Cette voiture, c'était du rêve à l'état pur.

Le conducteur se tenait à présent à côté de sa voiture. Jack ne remarqua sur l'homme aucun détail particulier, à l'exception de son costume croisé Armani.

La Lexus, en revanche, était dotée de jantes à rayons et de pare-chocs chromés. Le reflet des nuages noirs se mouvait lentement sur le pare-brise, dessinant sur le verre teinté de mystérieuses ombres moirées.

Poussant un profond soupir, Jack se décida à suivre Luther, et les deux hommes passèrent ensemble devant l'atelier de mécanique, dont les deux grandes baies vitrées étaient largement ouvertes. Le premier box était vide, mais une BMW grise se trouvait sur le pont hydraulique de la deuxième. Un jeune Asiatique en bleu de travail s'affairait autour de la voiture. Outils et pièces de rechange étaient soigneusement rangés sur des étagères qui couraient sur les murs; quant aux baies vitrées, elles étaient plus étincelantes que celles de la cuisine d'un restaurant quatre étoiles.

Dans un coin, se dressaient deux distributeurs automatiques de boissons, qui ronronnaient et cliquetaient comme si la fabrication des breuvages se déroulait dans leurs entrailles.

Un peu plus loin, Arkadian avait ouvert les portes des toi-

lettes. " Regardez, allez-y. Je tiens à ce que vous jugiez par vous-mêmes. "

Le sol et les murs de chacune des deux petites pièces, carrelées de blanc, étaient d'une propreté remarquable, tout comme les petits meubles situés sous les lavabos, les robinets chromés rutilants et les grands miroirs.

" Impeccable ! ", lança Arkadian, qui parlait vite, emporté

par une colère qu'il essayait pourtant de contenir de son mieux. " Pas une seule tache sur les miroirs, ni sur les lavabos. On nettoie après chaque client, et on désinfecte les toilettes tous les jours, et je vous assure que vous pourriez manger par terre, exactement comme dans les assiettes de votre propre mère. "

Jetant un coup d'oeil à Jack par-dessus la tête d'Arkadian, Luther sourit. " Personnellement, je prendrais volontiers un steak. Et toi ?

-Une salade me suffira, dit Jack. C'est que j'essaie justement de perdre quelques kilos. "

Même s'il les avait écoutés, l'humeur d'Arkadian était si sombre que rien n'aurait pu le dérider. Il fit tinter le trousseau de clés qu'il tenait à la main.

" Les toilettes sont toujours fermées, et on donne la clé

aux seuls clients qui veulent les utiliser. Et voilà qu'un inspecteur municipal vient faire un tour l'autre jour, et qu'il m'apprend que, d'après le nouveau règlement, mes toilettes sont à la disposition du public, pas seulement de mes clients, et que je n'ai pas le droit d'en empêcher l'accès. "

Il agita le trousseau à nouveau, plus violemment cette fois. Visiblement, sa colère s'intensifiait, et ni Jack ni Luther ne tentèrent d'exprimer le moindre commentaire.

" qu'ils me dressent procès-verbal. Je paierai l'amende.

quand les portes des toilettes restent ouvertes, les poivrots et les junkies qui zonent dans le quartier en profitent pour pisser sur le sol et vomir dans les lavabos. Vous ne pouvez pas imaginer l'état dans lequel ils laissent les lieux, c'est dégueulasse, j'ai même honte d'en parler. "

La simple évocation des révélations qu'il aurait pu faire aux deux policiers avait empourpré les joues d'Arkadian. Il brandit soudain son trousseau de clés en direction des toilettes, et Jack crut voir un instant un sorcier vaudou en train de jeter un sort-destiné à éliminer tous ceux qui s'avise-

raient de ne pas laisser les toilettes dans l'état dans lequel ils les avaient trouvées. Le visage d'Arkadian était aussi tourmenté que le ciel nuageux.

" Je vais vous dire une bonne chose. Hassam Arkadian travaille entre soixante et soixante-dix heures par semaine, Hassam Arkadian emploie huit personnes, et à plein temps, et Hassam Arkadian donne aux impôts la moitié de ce qu'il gagne, mais Hassam Arkadian n'a pas du tout l'intention de passer le reste de ses jours à ramasser la merde des autres, sous prétexte qu'une bande de bureaucrates débiles éprouvent plus de compassion à l'égard des zonards que pour ceux qui font leur possible pour mener une vie décente. "

A bout de souffle, il finit sa phrase en toute h‚te. Le trousseau de clés ne carillonnait plus. Arkadian poussa un profond soupir, puis il entreprit de refermer à clé chacune des deux portes.

Jack se sentait parfaitement inutile, et Luther n'avait pas non plus l'air très à l'aise. Parfois, un flic n'avait pas grand-chose de plus à faire que serrer la main de la victime, d'un air compatissant, tout en partageant sincèrement son avis sur l'état de dégradation constante de la ville. C'était bien l'un des pires inconvénients du boulot de flic, d'ailleurs.

Hassam Arkadian était reparti en direction des pompes à

essence. Il marchait d'un pas beaucoup moins rapide qu'à

l'aller, et ses épaules plongeantes lui donnaient une allure plus abattue que furieuse, comme s'il venait de décider, peut-être inconsciemment, de tout laisser tomber.

Jack se prit à espérer que ce ne soit pas le cas. Jour après jour, Hassam luttait pour réaliser un rêve, celui d'un avenir meilleur, d'un monde meilleur. Il faisait partie d'une catégorie de gens de plus en plus rares, dont la caractéristique était d'avoir assez de tripes pour ne pas céder à l'entropie ambiante. Les soldats de la civilisation, qui se battaient sur le front de l'espoir, étaient déjà trop peu nombreux pour constituer une armée décente.

Rajustant leur ceinturon, Jack et Luther suivirent Arkadian, qui avait déjà dépassé les distributeurs.

Debout devant la deuxième machine, l'homme en complet Armani étudiait le choix de boissons disponibles. Grand, l'‚ge de Jack, environ, il était blond et bien rasé, avec un h‚le bronze doré qu'il était impossible d'acquérir à cette époque de l'année dans la région, ailleurs que sous une lampe à bronzer. Tandis qu'ils passaient à côté de lui, le type tira de la poche de son pantalon à pinces une poignée de pièces, et commença à rassembler la somme à glisser dans la fente du distributeur automatique.

Plus loin, le pompiste s'activait sur le pare-brise de la Lexus, bien que ce dernier ait semblé parfaitement propre lorsque la Lexus était arrivée dans la station-service.

Arkadian s'arrêta devant la vitrine qui occupait la moitié

de la façade du bureau. " De l'art urbain... ", murmura-t-il d'une voix triste, tandis que Jack et Luther le rejoignaient.

" Seul un imbécile n'appellerait pas ça du vandalisme. Les barbares sont l‚chés. "

Des vandales avaient récemment échangé leurs aérosols de peinture contre des marqueurs et de l'acide. Depuis, ils gravaient leurs initiales et leurs mots d'ordre sur les vitres des voitures en stationnement, et sur les vitrines des magasins qui, la nuit venue, n'étaient pas protégées par un rideau métallique.

La vitrine d'Arkadian portait en permanence une demi-douzaine de graffitis différents, dont les auteurs appartenaient visiblement au même gang, et certains se répétaient deux ou trois fois. En lettres de dix centimètres de haut, ils avaient également inscrit les mots: LE BAIN DE SANG EST POUR

BIENTOT.

Ces actes antisociaux rappelaient souvent à Jack un épisode de l'histoire de l'Allemagne nazie, qu'il avait lu quelque part: avant même que la guerre n'ait été déclarée, des truands psychopathes avaient semé la terreur toute une nuit durant, une longue nuit qu'on avait ensuite appelée la Nuit de cristal, inscrivant sur les murs des slogans pleins de haine, brisant les vitrines des boutiques appartenant aux juifs, au point que les rues s'étaient mises à briller sous les éclats de verre comme si elles avaient été pavées de cristal.

Parfois, il avait l'impression que les barbares auxquels Arkadian faisait référence étaient les nouveaux nazis, mais que les néo-fascistes provenaient cette fois des deux extrêmes du spectre politique, et qu'ils haÔssaient non seulement les juifs, mais aussi les classes moyennes et tous les partisans légitimes de l'ordre social. Le vandalisme dont ils faisaient preuve était une nuit de cristal au ralenti, se déroulant sur plusieurs années, et non plus en quelques heures.

" Sur l'autre vitrine, c'est pire ", leur annonça alors Arkadian, en les entraînant de l'autre côté du b‚timent.

Là, sur la grande paroi de verre, à côté des graffitis personnels des différents membres du gang, on lisait: CONNARD

D'ARMéNIEN, en capitales.

Même cette affirmation raciste ne réussit pas à ranimer l'ire de Hassam Arkadian. Le regard vide, il contemplait les lettres insultantes. " J'ai toujours essayé de traiter les gens de façon correcte. Je suis loin d'être parfait, comme tout le monde. qui peut se vanter de n'avoir aucun défaut? Mais j'ai fait de mon mieux pour être un honnête homme, juste envers tous... Et voilà le résultat.

-«a ne va pas vraiment vous remonter le moral, fit Luther, mais, si tout dépendait de moi, la loi nous auto-riserait à tatouer le premier mot sur le front de ceux qui ont écrit ce truc. Connard. Leur graver ça dans le cr‚ne avec de l'acide, exactement comme ils l'ont fait sur votre vitrine. On les oblige à se balader comme ça pendant un ou deux ans et on attend de voir si leur comportement s'améliore et, si c'est le cas, on leur accorde peut-être une opération de chirurgie esthétique.

-Vous croyez que vous allez retrouver ceux qui ont fait ça ? " demanda Arkadian, qui devait se douter de la réponse.

Luther secoua la tête en signe de dénégation, et Jack prit la parole. " Pas l'ombre d'une seule chance. On va faire un rapport, naturellement, mais aucune équipe chez nous ne va se mettre sur un coup aussi petit. Manque d'effectifs... La meilleure chose à faire, c'est encore d'installer un rideau de fer devant les deux vitrines dès que vous les aurez remplacées, pour qu'elles soient protégées pendant la nuit.

-Sinon, vous allez changer les vitres toutes les semaines, ajouta Luther, et je ne donne pas longtemps à

votre compagnie d'assurances pour vous laisser tomber.

-Ils ont résilié la clause de mon contrat qui concernait le vandalisme, après ma toute première déclaration, fit Has-san. Les seuls risques qui soient couverts, ce sont les tremblements de terre, les inondations et les incendies. Pas tous les incendies, bien s˚r. Sont exclus tous les dég‚ts par lefeu causés lors d'une émeute, voilà la formule exacte. "

Les trois hommes fixaient la vitrine en silence, comme si leur impuissance à modifier la situation les avait rendus muets.

Une fraîche brise printanière s'était levée. Dans la plantation d'à côté, les palmes bruissaient doucement, et les f˚ts des grands arbres craquaient au rythme de leur balancement.

" Enfin, lança Jack, ça pourrait être pire, monsieur Arkadian. Je veux dire par là que votre station-service est située dans un bon quartier. C'est plutôt tranquille, ici, à West Side.

-Ouais, et ça me tue, répliqua Arkadian, de savoir que c'est ce qu'on appelle de bons voisins qui ont fait le coup. "

Jack préféra ne pas insister.

Luther ouvrit la bouche pour parler à son tour, mais le bruit d'un choc et un cri de colère, provenant tous deux de l'avant de la station-service, l'interrompirent. Tandis qu'ils se précipitaient, une violente bourrasque de vent fit vibrer la plaque de verre de la vitrine.

A une vingtaine de mètres, le type en Armani balança à

nouveau son pied dans le distributeur de boissons. Dégueu-lant sa mousse, une boîte métallique de Pepsi gisait à côté.

Face au distributeur, le type se mit soudain à hurler.

"Putain de saloperie! Saloperie de machine, va te faire foutre ! "

Arkadian se précipita vers le client. " Monsieur, je vous prie de m'excuser, vous n'avez pas eu ce que vous aviez sélectionné, ça arrive parfois, hélas...

-Hé, attendez un peu ", le coupa Luther, qui parlait autant au propriétaire de la station-service qu'au client, visiblement mécontent.

Jack parvint à rattraper Arkadian devant la porte du bureau et posa fermement la main sur son épaule. " Laissez-nous nous occuper de ça, dit-il.

-quelle saloperie ", répéta le type en brandissant le poing, comme s'il voulait frapper le distributeur.

" C'est la machine, dit Arkadian à Jack et à Luther. Ils me disent toujours qu'elle est réparée, mais elle persiste à donner un Pepsi quand on appuie sur Jus d'orange. "

Même si tout allait mal dans la Cité des Anges, Jack avait du mal à croire qu'Arkadian s'était habitué à voir ses clients péter les plombs chaque fois qu'un Pepsi tombait par erreur de la machine.

Le type s'éloigna d'un pas si rapide qu'on aurait pu croire qu'il allait repartir à pied, en abandonnant sa Lexus devant la pompe. Il paraissait trembler de colère, mais c'était à

cause du vent qui jouait avec le tissu de son costume.

" Il y a un problème, ici? " lança Luther en s'approchant du type. Un grondement de tonnerre retentit sous le ciel bas, tandis que les palmiers se détachaient contre les nuages noirs.

Jack emboîta le pas à Luther, avant de se rendre compte que les pans de la veste du type voletaient derrière lui, comme les ailes d'une chauve-souris. Or, un instant plus tôt, la veste était boutonnée.

Epaules tombantes, tête baissée, le type en colère leur tournait le dos. Le tissu souple de son costume, gonflé par la brise légère, lui donnait l'air d'un troll bossu, et sa silhouette n'avait pas grand-chose d'humain. Soudain, il fit volte-face, et Jack crut voir le museau d'un animal enragé, mais non, c'était bien le même visage h‚lé.

Pourquoi le fils de pute avait-il déboutonné sa veste?

Parce qu'il avait besoin de quelque chose qui se trouvait au-dessous? Et qu'est-ce qu'un type pouvait bien garder sous sa veste, hein ? Sous l'ample veste de son putain de costard ?

Jack lança un cri d'avertissement à Luther.

Mais Luther, lui aussi, avait flairé les ennuis, et sa main droite fondit sur l'étui qui lui battait la hanche.

Parce que c'était lui qui commençait, le type avait l'avantage. A part lui, nul n'avait encore pressenti la montée de violence sur le point d'éclater, et il se tourna vers les deux hommes, une arme dans chaque main, avant même que Luther ou Jack n'aient eu le temps de dégainer.

Un tir d'arme automatique déchira l'air. Plusieurs balles atteignirent Luther en plein torse, le fauchant au vol, et il s'écroula en arrière, tandis que Hassam Arkadian, touché à

trois endroits, se mettait à hurler de douleur.

Jack se jeta sur la porte en verre du bureau. Il était presque à l'abri, quand une balle vint se loger dans sa jambe gauche. Instantanément, il eut l'impression qu'un démonte-pneu venait de s'abattre sur sa cuisse, mais il s'agissait bien d'une balle.

Il tomba à plat ventre sur le sol du bureau. La porte se referma derrière lui et la vitre vola instantanément en éclats, faisant s'abattre sur le dos de Jack une pluie d'éclats de verre.

La douleur était déjà plus intense, et il se mit à transpirer abondamment.

La radio persistant à diffuser d'anciens succès, il entendit la voix de Dionne Warwick, justement en train de chanter que le monde avait besoin d'amour.

Dehors, Arkadian hurlait toujours, mais aucun son ne provenait plus du grand corps de Luther Bryson, allongé face contre terre.

Luther était mort. Jack n'arrivait pas à le croire. Mort.

Jack n'osait pas envisager une telle possibilité.

Luther, mort...

De nouveaux coups de feu éclatèrent.

quelqu'un d'autre se mit à crier. Sans doute le pompiste près de la Lexus. Le cri fut bref, et vite étranglé.

Dehors, Arkadian ne hurlait plus. Tout en sanglotant, il récitait une prière.

S'engouffrant par le verre brisé de la porte du bureau, un coup de vent glaça la pièce tout entière.

Le tireur n'allait pas tarder à s'approcher.

CHAPITRE DEUX

D'abord, Jack fut surpris par la quantité de sang répandue autour de lui, et un spasme lui tordit l'estomac. Son front était couvert d'une sueur aigre. Il était incapable de quitter des yeux la grosse tache qui assombrissait la jambe de son pantalon.

C'était la première fois qu'il était blessé pendant le service. La douleur était terrible, quoique pas autant qu'il ne l'aurait cru. Mais c'était surtout la vulnérabilité qu'il ressentait, soudain, qui lui fit prendre conscience de l'extrême fragilité du corps humain.

Il ne serait peut-être pas capable de résister très longtemps à l'évanouissement. Une sorte de voile noir ombrait déjà son champ de vision.

Vraisemblablement, il était incapable de tenir sur sa jambe gauche, et il n'avait pas le temps de chercher à se redresser en se servant uniquement de la droite. Pas en étant à découvert. Laissant derrière lui des éclats de verre et une inévitable traînée de sang, il rampa le long du comptoir en forme de L, derrière lequel Arkadian avait installé la caisse enregistreuse.

Le tireur allait surgir d'une seconde à l'autre.

D'après le bruit de l'arme et le bref aperçu qu'il en avait eu, Jack conclut qu'il s'agissait d'un pistolet-mitrailleur, peut-être même d'un Micro Uzi. Avec son chargeur placé à

l'avant, l'Uzi mesurait moins de trente-cinq centimètres, mais l'arme, plus lourde qu'une arme de poing, pesait environ deux kilos, si elle était dotée d'un seul chargeur, et davantage, quand elle en comptait deux, ce qui lui donnait une capacité de tir de quarante coups. C'était comme si l'on transportait un paquet de sucre dans un lance-pierres: on pouvait être s˚r d'avoir mal au cou, mais l'avantage, c'était qu'on pouvait porter le Micro Uzi (ou le paquet de sucre) à

l'aisselle, sous un costume Armani un peu large-ce qui était particulièrement intéressant quand on avait des ennemis vicieux. Il s'agissait peut-être d'un FN P90, ou d'un British Bushman 2, mais il y avait peu de chance pour que ce soit un Skorpion tchèque, ce dernier ne tirant que du.32 ACP. A la façon dont Luther s'était effondré, l'arme semblait plus efficace qu'un Skorpion, ce qui était le cas du Micro Uzi 9mm. quarante balles dans l'Uzi au départ, et ce fils de pute avait tiré douze fois, seize au maximum: il lui en restait donc au moins vingt-quatre, sans oublier l'éventuelle poignée de munitions supplémentaires.

Le tonnerre gronda à nouveau. L'air était lourd et la pluie toute proche, et une violente rafale de vent balaya la station-service, lorsque de nouveaux coups de feu éclatèrent.

Dehors, les supplications de Hassam Arkadian cessèrent soudain.

Avec l'énergie du désespoir, Jack fit le tour du comptoir.

Il pensait à l'impensable. Luther Bryson, mort. Arkadian, mort lui aussi. Le pompiste, mort. Et le jeune mécano asiatique, aussi, probablement. Tous avaient perdu la vie. Le monde avait basculé en moins de soixante secondes.

A présent, c'était le moment du combat singulier, d'o˘

seul le meilleur sortirait vivant, mais Jack n'avait pas peur de ce jeu-là. Bien que la théorie darwinienne de l'évolution ait été en faveur du type armé du plus gros calibre et pourvu d'une grosse réserve de munitions, l'intelligence pouvait parfois l'emporter sur la puissance de feu. Il était déjà arrivé

qu'il se sorte d'affaire à l'aide de sa seule matière grise, et il se pouvait fort bien que ça recommence.

S'il était resté le dos au mur, sa position aurait été relativement défendable. Tel qu'il se trouvait à présent, personne n'aurait parié sur ses chances, mais comme il était tout seul, à présent, il n'avait que sa peau à sauver. Seul, il était mieux à même de se concentrer, libre de tenter une sortie ou de rester planqué, au choix. Libre de se comporter en trouillard ou en kamikaze, suivant les circonstances...

Il se traîna laborieusement derrière le comptoir, pour découvrir qu'il n'était pas le seul survivant. Recroquevillée sur elle-même, une femme s'était mise à l'abri, elle aussi.

Minuscule, elle avait de longs cheveux noirs, qui la rendaient tout de suite attirante. Chemise grise, pantalon de travail, socquettes blanches, chaussures noires à épaisse semelle de crêpe. Plus jeune qu'Hassam Arkadian de cinq ou six ans, elle devait avoir dépassé la trentaine. Sa femme, peut-être. Non, pas sa femme. Sa veuve. Accroupie, les genoux serrés contre sa poitrine, les bras passés autour de ses jambes, elle faisait de son mieux pour rapetisser, cherchant à se fondre au maximum dans le décor.

La présence de la femme modifiait radicalement la situation, et Jack se trouvait à présent dans l'obligation de la défendre, ce qui réduisait d'autant ses propres chances de survie. Plus question de se planquer, et encore moins d'opter pour la témérité. Il fallait maintenant qu'il pense vite, pour déterminer un plan d'action, le plus précisément possible.

Un bon plan. Il était responsable de cette femme. Il avait fait le serment de servir et de protéger les citoyens, et c'était le genre d'homme qui n'avait qu'une parole.

Les yeux de la femme, agrandis par la peur, brillaient de larmes, et elle retenait à grand-peine ses sanglots. Terrorisée, craignant, à juste titre, pour sa vie, elle semblait pourtant avoir compris la signification du silence soudain d'Arkadian.

Jack tira son arme de l'étui.

Servir et protéger.

Son bras était parcouru par un tremblement incontrôlable.

Sa jambe gauche était br˚lante, mais le reste de son corps demeurait glacé, comme si toute la chaleur de son organisme était en train de se déverser par sa blessure.

A l'extérieur, une rafale d'arme automatique, interminable, se termina brutalement par une explosion qui fit vibrer toute la station-service, renversant le distributeur de friandises installé dans le bureau, et faisant voler en éclats les deux grandes baies vitrées o˘ les gangs avaient inscrit leurs tags. La femme se cacha le visage dans les mains, Jack ferma les yeux, et une grêle de verre se fracassa sur le comptoir, et jusque dans le petit espace o˘ ils avaient trouvé

refuge.

quand il ouvrit les yeux, éclairs et ténèbres se succédaient dans le bureau. Le vent s'engouffrant par les vitrines brisées était br˚lant, et les explosions de lumière sur les murs du bureau provenaient en fait du reflet des flammes.

Le dingue avait tiré au Uzi dans les pompes à essence.

Prudemment, Jack se hissa contre le comptoir, sans prendre appui sur sa jambe gauche. Ses souffrances étaient relativement supportables, par rapport à la gravité de la blessure, mais elles allaient vite empirer. Il ne voulait surtout pas h‚ter le processus par une quelconque maladresse, risquant ainsi de déclencher une douleur insupportable, ou même de provoquer un évanouissement.

Des jets d'essence enflammés jaillissaient de l'une des pompes à essence, projetant ce qui ressemblait à de la lave en fusion. Le long de l'allée qui redescendait vers l'avenue encombrée de voitures, un ruisseau de feu s'était mis à couler, lentement.

L'explosion avait mis le feu à la structure qui abritait les pompes, et les flammes se rapprochaient rapidement du b‚timent principal.

La Lexus flambait, elle aussi. Le dingue avait détruit sa propre voiture, ce qui le rendait encore plus imprévisible, donc dangereux.

Et dans cet enfer, qui se faisait plus intense au fur et à

mesure que l'essence jaillissait de la pompe éventrée, le tueur restait invisible. Peut-être s'était-il ressaisi et en avait-il profité pour déguerpir.

Plus vraisemblablement, il se trouvait dans l'atelier de mécanique, s'approchant du bureau par là, plutôt que devant la grande vitrine brisée, à l'entrée du bureau. A moins de cinq mètres de Jack, une porte métallique donnait sur l'ate-

lier. La porte était fermée.

Appuyé contre le comptoir, tenant son arme à deux mains, il visa la porte, les bras tendus devant lui, prêt à faire sauter la cervelle du type à la première occasion. Ses mains tremblaient, à cause du froid qui glaçait tout son corps. Il s'efforça de stabiliser l'arme, ce qu'il fit, sans pouvoir complètement cesser de trembler.

L'ombre à chaque extrémité de son champ de vision s'était dissipée quelques instants auparavant, mais elle semblait refaire une apparition. Il cligna furieusement des yeux, dans l'espoir de chasser l'inquiétante cécité périphérique qui commençait à l'accabler. En vain.

L'air puait l'essence et le goudron chaud. Un coup de vent enfuma soudain la pièce-pas trop, juste assez pour lui donner envie de tousser, et il serra les dents pour étouffer la quinte. Le tueur était peut-être derrière la porte, hésitant à

la pousser, l'oreille aux aguets.

Pointant toujours son arme sur la porte de communication entre le bureau et l'atelier de mécanique, Jack jeta un coup d'oeil sur l'incendie qui grondait toujours au-dehors. Pourvu qu'il ne se trompe pas. Après tout, il n'était pas impossible que le tueur surgisse du rideau de flammes, comme un démon échappé des enfers.

La porte métallique. Peinte en bleu, d'un bleu très p‚le.

Comme une eau profonde et claire aperçue à travers la ban-quise cristalline.

Il en frissonna de froid. Tout contribuait à le glacer, des battements sourds de son coeur en alerte aux pleurs discrets de la femme, recroquevillée par terre à côté de lui, en passant par les éclats de verre qui scintillaient sur le sol. Même le grondement de l'incendie qui faisait rage lui donnait des frissons.

Dehors, les flammes avaient traversé la largeur du portique et s'attaquaient à présent au b‚timent principal. Le toit était probablement déjà en train de br˚ler.

La porte, d'un bleu si p‚le.

Ouvre-moi cette porte, fils de pute. Viens, viens, viens.

Une nouvelle explosion.

Il lui fallut quitter la porte des yeux et tourner complète-

ment la tête, pour regarder directement ce qui venait de se passer. Presque toute sa vision périphérique avait disparu.

Le réservoir d'essence de la Lexus. La voiture fut instantanément en flammes, réduite en quelques secondes à l'état de squelette automobile, forme noire léchée par des langues de feu voraces, dévorant sur leur passage l'émeraude de la carrosserie et le cuir des sièges, en passant par toutes les options imaginables.

La porte bleu p‚le ne s'ouvrait toujours pas.

Jack avait l'impression que son arme pesait des tonnes, et il avait mal aux bras. Impossible de stabiliser le canon, il avait déjà trop de difficulté à viser.

Tout ce qu'il voulait, c'était s'allonger et fermer les yeux.

Dormir un peu, rêver de verts p‚turages, de fleurs sauvages, de ciel azur, et aussi d'une ville dont même le souvenir n'existait plus.

Jetant un coup d'oeil à sa jambe, il s'aperçut qu'il se tenait au milieu d'une mare de sang. Apparemment, une artère avait été touchée, voire sectionnée, et l'hémorragie allait bon train. En voyant son propre sang couler, il ressentit une incoercible nausée, et ses viscères se contractèrent douloureusement.

Le toit était en train de flamber. Il reconnut le bruit caractéristique qui venait de s'ajouter aux grondements et aux craquements provenant de l'avant de la station-service.

Charpente et jointures étant torturées par la chaleur intense, il ne leur restait que quelques secondes avant que le plafond s'embrase et s'effondre.

Il ne comprenait pas pourquoi il avait de plus en plus froid, alors que le feu se rapprochait. La sueur qui ruisselait sur son visage était glacée.

Même si le plafond tenait bon encore quelques instants, Jack serait peut-être mort, ou en tout cas trop faible pour appuyer sur la détente, quand le tueur ferait irruption dans le bureau. Il ne pouvait plus attendre.

D'une main, il l‚cha son arme. Il avait besoin de son bras gauche pour prendre appui sur le formica du comptoir, le temps d'en faire le tour, en veillant à ne pas prendre appui sur sa jambe blessée.

Mais, lorsqu'il atteignit son but, il se sentit prêt à tourner de l'oeil, et bien trop faible pour sauter à cloche-pied jusqu'à

la porte bleue. Il lui fallait se servir de la pointe de son pied gauche pour garder l'équilibre, et il entreprit de traverser le bureau en s'efforçant de faire porter le poids de son corps sur sa jambe valide.

A sa grande surprise, la douleur était supportable, mais, très vite, il comprit qu'en fait, sa jambe gauche était en passe de devenir progressivement insensible. Seul un frémissement électrique la parcourait de la cheville à la hanche.

Même sa blessure ne lui procurait plus aucune chaleur.

La porte. Sa main gauche, posée sur la poignée, lui sembla très lointaine, comme s'il l'avait regardée à l'aide d'une paire de jumelles tenue à l'envers.

Dans la main droite, son arme. Celle-ci pendait au bout de son bras, telle une grosse cloche. L'effort qu'il lui fallut fournir pour lever le poing provoqua dans son estomac une série de convulsions.

Le tueur était peut-être posté de l'autre côté de la porte, à

guetter le moindre mouvement de la poignée. Jack se décida alors à pousser la porte et à avancer, le revolver en avant. Il trébucha, manquant de peu de perdre l'équilibre, et franchit le seuil, pointant l'arme d'un côté à l'autre, le coeur battant si vite que son bras en tressautait. Pas la moindre cible en vue. La BMW était toujours sur le pont hydraulique, et Jack avait une vue dégagée sur l'ensemble de l'atelier. La seule personne en vue, c'était le jeune Asiatique, étendu par terre, plus mort que le béton sur lequel il gisait.

Jack se retourna vers la porte bleue. De ce côté, elle était noire, ce qui lui parut de mauvais augure, d'un noir brillant et elle s'était refermée sur lui.

Il fit un pas en avant, dans le but de saisir la poignée, mais il s'écroula contre le battant, à bout de forces.

Portée par une bourrasque, une fumée ‚cre envahit alors le hangar.

Toussant à s'en déchirer les poumons, Jack parvint à

ouvrir la porte. Le bureau, rempli de fumerolles toxiques, s'était transformé en antichambre de l'enfer.

Criant à la femme de venir le rejoindre, il fut forcé de constater que sa voix s'entendait à peine.

Pourtant, la femme cachée derrière le comptoir avait compris et, avant même qu'il ait eu le temps de renouveler son appel, elle apparut dans la fumée, une main plaquée sur le bas de son visage.

Elle vint se pencher vers lui, et Jack crut qu'elle avait besoin d'une aide et d'un soutien qu'il était incapable de lui donner, mais il comprit très vite qu'elle le pressait de s'appuyer sur elle. C'était pourtant lui qui avait prêté serment, et qui avait juré de servir et de protéger ses conci-toyens. Parce qu'il lui était parfaitement impossible de prendre la femme dans ses bras et de la sortir de ce foutu bureau, il se sentit totalement incompétent. Pourtant, dans les films, les héros font ça si bien...

Il prit appui sur la femme, aussi légèrement que possible, et ils se tournèrent ensemble vers l'entrée de l'atelier, que la fumée obscurcissait presque complètement. Il traînait la patte, sans ressentir la moindre douleur, la moindre sensation, pas même un frisson. Un poids mort. Les yeux pleins de larmes, il clignait des paupières, faisant jaillir sous son cr‚ne des séries d'étincelles. Retenant sa respiration, il luttait contre une irrésistible envie de vomir. D'une voix suraiguÎ, quelqu'un hurla, interminablement. Non, ce n'était pas un hurlement. Des sirènes de police. qui s'approchaient à

toute allure. Un soudain changement de température signala enfin à Jack et à la femme qu'ils étaient sortis de l'atelier, et il aspira une grande goulée d'air frais.

quand il ouvrit les yeux, le monde autour de lui était brouillé par les larmes que les fumées toxiques avaient provoquées, et il se mit à cligner furieusement des paupières, jusqu'à ce que sa vue s'améliore un peu. A cause de l'hémorragie ou du choc qu'il avait subis, son champ de vision se limitait strictement à ce qu'il avait devant lui, exactement comme s'il avait regardé par le canon double d'un fusil de chasse: l'obscurité environnante délimitait ce qu'il voyait à la manière d'une ‚me d'acier lisse.

A gauche, tout flambait. La Lexus. Le portique. Les pompes à essence. Le corps d'Arkadian était lui aussi en train de br˚ler. Celui de Luther était encore intact, mais des débris incandescents-bouts enflammés de charpente, morceaux de bois-commençaient à le recouvrir, et son uniforme menaçait de prendre feu d'une seconde à l'autre.

L'essence continuait à jaillir de ce qui restait des pompes à

essence, et les flammes couraient allégrement vers l'avenue, en contrebas. Le goudron alentour avait fondu sous l'effet de la chaleur, et bouillonnait même à certains endroits. Une fumée noire et épaisse s'élevait haut dans le ciel, se mêlant aux nuages lourds que l'orage tout proche suspendait au-

dessus de la ville.

quelqu'un jura.

Jack tourna la tête vers la droite, afin d'échapper au spectacl¯ terrible et fascinant de la fournaise, et il chercha à placer dans son champ de vision réduit les distributeurs automatiques de boissons, qui se tenaient au coin du b‚timent.

Le tueur. Il était là, apparemment oublieux du carnage qu'il venait d'accomplir, en train de glisser des pièces dans la première des deux machines.

Sur le bitume, derrière lui, deux boîtes de Pepsi crachaient leurs bulles. Le Micro Uzi était encore dans la main gauche du type, le canon dirigé vers le sol. Du plat de la main, il frappa rageusement l'une des touches de sélection.

Tout en la repoussant, Jack murmura à l'intention de la femme: " Couchez-vous par terre ! "

Maladroitement, à peine capable de tenir debout, il fit face au tueur en vacillant.

La boîte métallique tomba dans le réceptacle situé au bas du distributeur. Le type se pencha en avant, examina sa prise et poussa un juron.

Tremblant, Jack rassembla toutes ses forces pour pointer son arme sur l'homme. Mais celle-ci lui parut être rivée au sol, si bien qu'il avait l'impression de devoir soulever le globe tout entier avant de pouvoir lever le bras assez haut pour viser le type.

Ce dernier venait de repérer Jack. Réagissant à sa présence avec une nonchalance très arrogante, le psychopathe dans son beau costume se retourna et fit deux pas en avant, tout en relevant le nez de son Uzi.

Jack réussit à tirer, mais son état de faiblesse était tel que le recul de l'arme suffit à le déséquilibrer, et il s'effondra à

la renverse.

Le tueur l‚cha une rafale de sept ou huit coups.

Déjà hors de portée des balles qui sifflaient au-dessus de sa tête, il tira une seconde fois, puis une troisième, tandis qu'il commençait à ramper sur le bitume.

Miraculeusement, la troisième balle cueillit le type en pleine poitrine, le projetant contre le distributeur de boissons. Dans un ultime rebond, il tomba à genoux. Il était salement touché, peut-être même mortellement blessé, comme paraissait l'indiquer sa chemise de soie blanche, qui se teinta d'écarlate, instantanément. Non. Le type n'était pas encore mort, et il avait toujours son arme à la main.

Le hurlement des sirènes s'intensifiait. De l'aide allait arriver, mais trop tard, sans doute.

Un coup de tonnerre défonça alors la digue céleste, et un torrent de pluie glacée se répandit soudain sur la ville.

Faisant un effort démesuré, Jack parvint à s'asseoir et prit son arme à deux mains. Il tira une première fois, ratant la cible, et de beaucoup. Le recul de l'arme fit jaillir dans ses bras des éclairs de douleur. Ses mains se vidèrent de leur force, et il l‚cha son arme, qui atterrit sur le bitume, entre ses pieds.

Le tueur fou appuya sur la détente deux-trois-quatre fois, et Jack se prit dans la poitrine deux balles supplémentaires, qui le projetèrent violemment sur le sol, o˘ son cr‚ne rebondit, douloureusement.

Il tenta de s'asseoir à nouveau, mais il ne parvint qu'à

soulever la tête, juste assez pour voir que le type venait de l‚cher sa dernière rafale. Il gisait à présent à terre. La balle qu'il avait reçue dans la poitrine avait eu raison de lui, mais pas assez vite.

La tête de Jack roula sur le côté. Même avec le peu d'acuité visuelle qui lui restait, il aperçut alors une voiture noire et blanche qui fonçait vers la station-service. Dérapant bruyamment, elle pila à côté de lui.

La vue de Jack se brouilla. Il était complètement aveugle.

Il entendit des portières s'ouvrir, et des policiers crier des consignes.

C'était fini.

Luther était mort. «a faisait presque un an que Tommy Fernandez avait trouvé la mort à ses côtés. Tommy, et maintenant Luther. Deux bons coéquipiers, deux bons amis, en une année seulement. Mais c'était fini.

Des voix. D'autres sirènes. Le bruit d'un choc provenant peut-être du grand dais en train de s'effondrer sur les pompes à essence.

Les sons alentour lui parvenaient de plus en plus étouffés, comme si on était en train de lui bourrer les oreilles de coton. Son ouÔe, elle aussi, diminuait progressivement.

Ses autres sens allaient suivre. Il tenta d'humecter son palais desséché, essayant en vain de saliver et de retrouver dans sa bouche un go˚t, n'importe quel go˚t, même celui de l'essence et du bitume fondu. D'ailleurs, il ne sentait rien non plus, bien qu'une minute auparavant, l'air ait été lourd de puanteurs diverses.

Il ne sentait pas le sol au-dessous de lui. Ni les rafales de vent. Ni même la douleur. Pas même un frémissement nerveux. Seulement le froid. Un froid intense et pénétrant.

Un silence total le submergea.

S'accrochant désespérément à la dernière étincelle de vie qui brillait au fond d'un corps devenu le réceptacle inerte de son esprit, Jack se demanda s'il reverrait un jour Heather et Toby. quand il voulut se rappeler leur visage, sa mémoire fut incapable de lui dire à quoi ressemblaient sa femme et son fils, les deux êtres humains qu'il chérissait entre tous. Il était incapable de retrouver la couleur de leurs yeux. L'idée le terrifia. Son corps en tremblait de chagrin, mais il ne sentait rien; il se mit à pleurer, sans verser de larmes, tout en s'efforçant de ranimer le précieux souvenir qu'il avait de Toby et de Heather. Heather et Toby. Mais son imagination était aussi aveugle que ses yeux. Son monde intérieur n'était pas un abîme insondable noyé dans les ténèbres, mais plutôt une sorte de brouillard opaque, une neige lourde et humide, un blizzard de l'Arctique, glacial et acharné.

CHAPITRE TROIS

Un éclair zébra le ciel, suivi d'un coup de tonnerre si puissant que les vitres de la cuisine en tremblèrent. L'orage éclata soudain et des trombes de pluie s'abattirent sur la ville, sans autre préliminaire, comme si les nuages étaient des choses creuses, dont la coquille cassait, comme celle d'un oeuf, pour libérer d'un coup leur cargaison d'eau.

Devant le comptoir, à côté du réfrigérateur, Heather était en train d'extraire de son emballage un sorbet à l'orange, et elle se retourna vers la fenêtre au-dessus de l'évier pour jeter un coup d'oeil à l'extérieur. La pluie tombait si fort qu'on aurait pu croire qu'il neigeait. Un vrai déluge. Dans la cour, les branches de l'immense ficus benjamina ployaient sous les assauts de cette rivière verticale, trempant leurs feuilles dans la boue.

Elle était soulagée de savoir qu'elle n'avait pas à prendre la route pour rentrer chez elle. A cause d'un manque de pratique, les Californiens ne savaient pas conduire par temps pluvieux; soit ils ralentissaient exagérément, conduisant si prudemment que le trafic s'interrompait, soit ils faisaient comme d'habitude, à savoir n'importe quoi, provoquant de spectaculaires carambolages sur l'autoroute. Dans quelques heures, nombreux seraient ceux qui verraient leur trajet habituel, long d'une heure, se transformer en un embouteillage de plus de deux heures.

Finalement, le fait d'être au chômage ne comportait pas que des inconvénients. Il suffisait de faire preuve d'un peu de bonne volonté pour en reconnaître tous les avantages, et en réfléchissant, on en trouvait toute une liste. Le premier, c'était de ne plus avoir à courir les boutiques pour dénicher un truc potable à porter au bureau. Elle avait déjà économisé

pas mal d'argent, comme ça. Le second? Ils n'avaient plus à

s'inquiéter de la stabilité de l'organisme bancaire auquel ils avaient confié leur compte épargne, puisque, de toute façon, à ce rythme-là, ils n'allaient pas tarder à ne plus rien épargner du tout. Avec ce que gagnait Jack, à qui la dernière crise municipale avait co˚té une réduction de salaire, il leur était impossible de songer sérieusement à économiser. Les impôts, quant à eux, avaient augmenté, et elle économisait ainsi tout l'argent que le gouvernement aurait ponctionné sur son salaire si elle avait travaillé. quand on examinait le problème, être licenciée par IBM, au bout de dix ans d'excel-lents et loyaux services, n'avait rien de tragique ni de critique, mais représentait au contraire toute une série de changements hautement bénéfiques pour la licenciée.

" Laisses-en un peu pour les autres, Heather ", s'admonesta-t-elle en refermant la boîte de sorbet pour la replacer dans le congélateur.

Jack, en optimiste convaincu qu'il était, disait qu'il n'y avait rien à gagner à ressasser les mauvaises nouvelles, et il avait raison, évidemment. Son caractère enjoué, sa gen-tillesse, sa personnalité chaleureuse et son bon coeur lui avaient permis de supporter une enfance et une adolescence cauchemardesques, qui auraient définitivement brisé pas mal de gens.

Plus récemment, sa philosophie personnelle lui avait été

très utile lorsqu'il lui avait fallu surmonter l'année la plus terrible de toute sa carrière dans la police. Après avoir passé

presque dix ans à patrouiller ensemble dans les rues de Los Angeles, Tommy Fernandez et lui se considéraient comme des frères. Tommy avait disparu plus de onze mois auparavant, mais, une fois par semaine, Jack se réveillait encore en sueur, après avoir rêvé que son partenaire, son ami, mourait dans ses bras. Il préférait alors se glisser hors du lit conjugal pour aller prendre une bière dans la cuisine, ou s'asseoir dans le salon, dans le noir. Il ne se rendait pas compte que Heather avait parfaitement entendu les gémissements qui lui avaient échappé pendant son sommeil agité. Des mois auparavant, elle avait compris qu'il n'y avait rien qu'elle puisse faire, ou dire, pour lui venir en aide; il avait simplement besoin de rester seul. Mais, dès qu'il avait quitté leur chambre, elle glissait sa main vers la chaleur un peu moite que Jack avait laissée entre les draps.

Malgré tout, Jack était resté une réclame vivante pour les bienfaits de la pensée positive, et Heather était résolue à

rivaliser avec lui en matière de bonne humeur et d'optimisme.

Elle rinça la cuillère dans l'évier.

La propre mère de Heather, Sally, était une femme fondamentalement négative, pour qui chaque mauvaise nouvelle prenait des allures de catastrophe personnelle, même si le drame du jour s'était déroulé à l'autre bout du monde et ne concernait finalement que de parfaits étrangers. Une crise politique aux Philippines pouvait déclencher chez Sally un monologue déprimant, au cours duquel elle exprimait son inquiétude quant à la montée des prix du sucre et de tous les produits dérivés, au cas o˘ les plantations de canne à sucre seraient détruites par une guerre civile sanglante. Pour elle, un ongle cassé était aussi ennuyeux qu'une fracture de la clavicule, des maux de tête signalaient invariablement l'imminence d'une hémorragie cérébrale, et un aphte à la bouche était la preuve indéniable d'un cancer généralisé. La mère de Heather se repaissait littéralement de mauvaises nouvelles et d'histoires sinistres.

Onze ans plus tôt, Heather, alors ‚gée de vingt ans, avait été ravie de cesser de s'appeler Beckerman pour devenir Mme McGarvey-à la différence de certaines amies qui, en ces temps de féminisme naissant avaient continué à utiliser leur nom de jeune fille, ou à l'accoler à celui de leur mari. Elle n'était certes pas la première à refuser de ressembler à ses parents, mais elle aimait à penser qu'elle s'était débarrassée de ses stigmates parentaux avec une application peu ordinaire.

Tout en tirant une cuillère d'un tiroir, elle saisit le bol de sorbet et se rendit dans le salon. Heather avait également conscience que le fait d'être au chômage signifiait qu'elle n'avait plus besoin de prendre un jour de congé pour s'occuper de Toby quand il était malade, ni de payer une baby-sitter. Dorénavant, elle serait toujours là quand il aurait besoin d'elle, et elle n'aurait plus jamais à se sentir coupable d'être une mère professionnellement active.

Evidemment, leur assurance médicale n'avait pris en charge que quatre-vingts pour cent du montant de la visite chez le médecin, o˘ elle avait emmené Toby le lundi précédent, et les vingt pour cent restants, qu'elle avait payés, lui avaient paru représenter une somme énorme. Mais c'était un raisonnement typiquement Beckerman, indigne d'une McGarvey.

Dans le salon, Toby, en pyjama, bien au chaud sous une couverture, était installé dans un fauteuil face à la télévision, les pieds posés sur un coussin, complètement absorbé par les dessins animés que diffusait une chaîne c‚blée spécialisée dans les programmes pour enfants.

Heather connaissait par coeur le prix de l'abonnement. En octobre dernier, alors qu'elle travaillait encore, elle n'aurait probablement pas su, à cinq dollars près, combien il lui en co˚tait.

Sur l'écran, une souris minuscule coursait un chat, qui, visiblement hypnotisé, croyait dur comme fer que la souris mesurait deux mètres de haut.

" Sorbet à l'orange supérieur ", dit-elle en tendant le bol et la cuillère à Toby. " Le meilleur du monde, préparé par mes soins, après de longues heures passées à traquer le sorbet sauvage au fond des bois.

-Merci, maman ", répondit-il, en souriant. Son sourire s'élargit encore à la vue de la portion de sorbet qui attendait au fond du bol, puis le garçon reporta son attention sur les images qui défilaient sur l'écran.

De dimanche à mardi, il était resté au lit sans rouspéter, trop malade pour réclamer sa ration de télé. Il avait dormi si longtemps qu'elle avait même fini par s'inquiéter, mais, de toute évidence, le sommeil était ce dont il avait le plus besoin. La nuit dernière, pour la première fois depuis dimanche, il avait pu avaler quelque chose de solide sans vomir tout de suite après; il avait demandé de la glace et, pour l'instant, ce régime semblait lui convenir. Ce matin, il s'était même risqué à manger deux tranches de pain blanc, sans beurre, et voilà qu'il reprenait du sorbet. La fièvre était tombée, et la grippe semblait tirer à sa fin.

Heather prit place dans un fauteuil. Sur la table basse à

côté d'elle, un thermos en forme de cafetière et une tasse en céramique décorée de fleurs rouges étaient posées sur un petit plateau. Elle ôta le bouchon du thermos et remplit sa tasse. L'arôme du café, délicatement parfumé au chocolat et aux amandes, lui chatouillait agréablement les narines, et elle s'efforça de le déguster sans chercher à calculer le prix de revient de chaque gorgée.

Confortablement installée, les jambes repliées sous elle, un ch‚le posé sur les genoux, elle attrapa une édition de poche d'un roman de Dick Francis. L'ouvrant à la page qu'elle avait marquée d'une bande de papier, elle s'apprêta à

se replonger dans les coutumes et les mystères de l'Angle-terre hippique.

Bien qu'elle n'ait rien d'autre à faire que lire, elle se sentait coupable. Pourtant, elle s'était acquittée de toutes ses t‚ches ménagères. quand ils travaillaient tous les deux, Jack et elle se partageaient le boulot de la maison, et ils continuaient à le faire. Après son licenciement, elle avait insisté

pour faire la part de Jack, mais il avait refusé. Il pensait probablement que passer son temps à nettoyer et à ranger la mènerait tout droit à la déprime, et qu'elle se persuaderait vite d'être incapable de retrouver un nouvel emploi. Jack avait toujours fait preuve à l'égard d'autrui de beaucoup de respect, tout en étant lui-même débordant d'optimisme en ce qui concernait ses propres projets. Le résultat, c'était que la maison était impeccable, la lessive faite, et que la seule obligation de Heather était de tenir compagnie à Toby, ce qui n'était pas vraiment une contrainte, car c'était un enfant délicieux. Irrationnelle et pourtant bien présente, la culpabilité qu'elle éprouvait provenait du fait qu'elle était, naturellement et par choix, une femme active, que ces temps de récession économique forçaient à rester chez elle.

Elle avait envoyé des lettres de candidature à vingt-six compagnies différentes. A présent, il ne lui restait plus qu'à

attendre les réponses. Et à lire les romans de Dick Francis.

La musique mélodramatique et les voix des personnages du dessin animé qui défilait sur l'écran ne la dérangeaient pas. Au contraire, l'odeur du café, le fauteuil confortable et le bruit monotone de la pluie sur le toit se conjuguaient pour créer une atmosphère détendue, et elle se laissa emporter par sa lecture.

Heather lisait depuis un quart d'heure quand Toby lança:

" Maman ?

-Mmmm? répondit-elle sans lever les yeux.

-Pourquoi les chats veulent toujours tuer les souris ? "

Un doigt sur le paragraphe qu'elle était en train de lire, elle jeta un coup d'oeil sur la télé. Un autre chat et une autre souris étaient engagés dans une autre poursuite effrénée, avec, cette fois, le premier serrant de près la seconde.

Pourquoi ils ne peuvent pas être amis avec les souris, demanda le petit garçon, au lieu de vouloir tout le temps les tuer ?

-C'est la nature des chats, dit-elle.

-Mais pourquoi ?

-Dieu les a faits comme ça.

-Dieu n'aime pas les souris?

-Eh bien, Il les aime certainement, puisqu'Il les a créées, elles aussi.

-Mais alors, pourquoi est-ce que Dieu a créé des chats pour les tuer?

-Si les souris n'avaient pas d'ennemis naturels, comme les chats, les chouettes et les coyotes, elles envahiraient la planète entière.

-Pourquoi est-ce que les souris envahiraient la planète entière ?

-Parce qu'elles donnent naissance à des portées de plusieurs bébés souris.

-Et alors?

-Alors, si les ennemis naturels des souris n'étaient pas là pour limiter leur nombre, il y aurait sur terre un trillion de billions de souris qui mangeraient toute la nourriture du monde, sans laisser la moindre miette aux chats et sans rien nous laisser.

-Si Dieu ne voulait pas que les souris envahissent le monde, pourquoi est-ce qu'il les a faites avec beaucoup de bébés ? "

Au jeu du " pourquoi ? ", les adultes perdaient toujours, parce que la succession de questions aboutissait invariablement à un cul-de-sac, sans réponses possibles.

" Tu me poses une colle, fiston, dit Heather.

-Je trouve que c'est méchant de créer des souris pour faire ensuite des chats qui les tueront.

-Je crois qu'il va falloir que tu en parles à Dieu toi-même, Toby.

-Ce soir, quand j'irai me coucher et que je réciterai ma prière ?

-C'est le moment idéal ", affirma-t-elle en rajoutant un peu de café dans sa tasse.

Toby reprit la parole. " Je Lui pose toujours des questions, mais je m'endors avant d'avoir les réponses. Pourquoi est-ce qu'Il me laisse m'endormir?

-C'est de cette façon que Dieu procède. Il te parle seulement pendant ton sommeil. Si tu écoutes attentivement, tu verras que tu te réveilleras avec la réponse à ta question. "

Cette dernière réplique provoqua chez Heather une certaine fierté; pour une fois, elle ne l‚chait pas prise.

Les sourcils froncés, Toby dit alors: "Oui, mais, en général, je ne connais pas la réponse quand je me réveille.

Pourquoi est-ce que je ne connais pas la réponse, si Dieu me parle quand je dors ? "

Histoire de gagner un peu de temps, Heather but quelques gorgées de café. Puis elle lança: " Tu vois, Dieu ne veut pas non plus te donner toutes les réponses.-La raison pour laquelle nous sommes sur cette terre, c'est qu'il nous faut chercher nous-même les réponses, afin d'apprendre par nos propres efforts. "

Bien. Très bien. Elle se sentait plutôt satisfaite, et jubilait modestement, comme si elle venait de tenir un set entier face à un joueur de tennis de classe internationale.

" Il n'y a pas que les souris qui se font chasser et tuer.

Pour chaque animal, il y en a un autre qui veut le bouffer ", dit Toby. Il jeta un coup d'oeil sur la télé. " Tu vois, comme ça, comme le chien qui veut tuer le chat. "

Le chat qui poursuivait la souris était en train de se faire pourchasser par un énorme bouledogue portant un collier à

pointes.

Se tournant à nouveau vers sa mère, Toby dit: " Pourquoi est-ce que chaque animal a un ennemi naturel ? Est-ce que les chats envahiraient la Terre si personne ne les tuait? "

Nouveau cul-de-sac. Oh, bien s˚r, elle aurait pu entamer un débat sur le concept de péché originel, et raconter à Toby que le monde avait été un paradis de paix et de sérénité, jusqu'à ce qu'Eve et Adam en soient chassés, à cause d'une sombre histoire de pomme et de serpent, et que les choses deviennent diaboliquement compliquées, avec la Mort débarquant dans tout ça.... Mais c'était peut-être un peu difficile pour un garçon de huit ans. D'ailleurs, elle n'était pas certaine d'y croire elle-même, bien qu'elle ait été élevée dans cette religion, qui expliquait ainsi l'existence du diable, de la violence et de la mort.

Heureusement, Toby lui évita d'admettre qu'elle n'avait aucune réponse précise à lui soumettre. " Si j'étais Dieu, je ferais juste un papa, et une maman, et un enfant de chaque genre de chose. Tu comprends? Par exemple, comme un papa labrador, une maman labrador et un chiot. "

Depuis longtemps, il voulait un labrador, mais les cinq pièces de la maison n'offraient pas assez d'espace à un chien aussi grand.

" Personne ne mourrait, et personne ne deviendrait vieux, dit Toby, continuant à décrire le monde tel qu'il l'aurait créé, et le chiot serait toujours un chiot, et il n'y aurait jamais personne qui envahirait le monde, et comme ça, personne ne tuerait personne. "

«a, évidemment, c'était le paradis perdu.

" Et puis, je ne créerais pas les guêpes et les araignées, ni les cafards, ni les serpents, dit-il en faisant une grimace de dégo˚t. J'ai jamais compris pourquoi ils existaient, eux.

Dieu devait vraiment être de mauvaise humeur, ce jour-là. "

Heather éclata de rire. Ce gamin, elle l'adorait.

" De très mauvaise humeur ", insista Toby en se tournant vers la télé.

Il ressemblait tant à Jack... Il avait hérité de ses magnifiques yeux bleu-gris, et de son regard. Ils avaient le même nez. Mais Toby avait sa blondeur à elle, et il était petit pour son ‚ge, ce qui semblait indiquer qu'il tenait sa morphologie de sa mère, et pas de son père. Jack était grand et robuste, solidement charpenté; Heather, très mince, ne dépassait pas le mètre soixante. Toby était de toute évidence leur fils à

tous les deux, et parfois, comme maintenant, son existence était un vrai miracle. Il était le symbole vivant de leur amour, et si la mort était le prix à payer pour le miracle de la procréation, l'arrangement conclu il y avait bien longtemps, là-haut, au paradis, n'était pas aussi injuste qu'il en avait l'air.

Sur l'écran, le chat Sylvestre était en train d'essayer de supprimer Titi, le canari, mais, contrairement à ce qui se passe dans la vraie vie, le petit oiseau avait le dessus.

Le téléphone se mit à sonner.

Heather posa son livre sur l'accoudoir du fauteuil, poussa le ch‚le afghan sur le côté et se leva d'un bond. Toby avait fini le sorbet à l'orange, et, cueillant au passage le bol vide, elle se dirigea vers la cuisine.

Le téléphone était installé sur le mur, à côté du réfrigérateur. Elle déposa le bol sur le comptoir et décrocha: " Allô ?

-Heather?

-C'est moi, oui.

-C'est Lyle Crawford. "

Crawford était le capitaine de brigade de Jack, son supérieur hiérarchique.

Peut-être parce que Crawford n'avait jamais appelé à la maison, ou à cause du timbre de sa voix, ou peut-être gr‚ce à

l'instinct qui caractérise les femmes de flics, elle sut immédiatement qu'il s'était passé quelque chose de très grave.

Les battements de son coeur s'accélérèrent, et elle eut du mal à retrouver son souffle. Soudain, elle se mit à haleter, répétant le même mot: " Non, non, non, non.

Crawford lui parlait, mais Heather ne pouvait se résoudre à l'écouter, comme si ce qui venait d'arriver à Jack ne pouvait pas être réel tant qu'elle refusait toute explication.

quelqu'un frappa à la porte de derrière.

Elle se retourna et aperçut un homme en uniforme, dégoulinant de pluie, qui la regardait, de l'autre côté de la fenêtre.

C'était Louie Silverman, un collègue de Jack qui appartenait à la même division, et qu'il connaissait depuis plus de huit ans. Louie, roux de poil et toujours mal coiffé. Il était un ami de la famille, et avait fait le tour de la maison au lieu de frapper à la porte d'entrée, ce qui était une façon plus amicale de s'annoncer, moins formelle, plus chaleureuse. Un ami qui frappe à la porte de derrière... Seulement un ami qui vient apporter des nouvelles...

" Heather ! " La voix de Louie était étouffée par la vitre.

Mais Heather eut l'impression qu'il avait prononcé son prénom d'une façon tout à fait inhabituelle.

" Attendez ", dit-elle à l'intention de Lyle Crawford. Elle éloigna le combiné de son oreille et le posa contre sa poitrine.

Elle ferma les yeux. Elle ne voulait plus voir le visage de ce pauvre Louie, pressé contre la vitre. Un visage gris, aux traits tirés. Lui aussi aimait bien Jack. Pauvre Louie.

Elle se mordit la lèvre et serra contre elle le combiné du téléphone, qu'elle agrippait des deux mains, rassemblant en elle toute la force nécessaire, et priant pour la trouver.

Elle entendit une clé tourner dans la serrure de la porte.

Louie savait o˘ ils cachaient le double.

La porte s'ouvrit, et il entra. Dehors, il pleuvait toujours.

" Heather ", dit-il.

Le bruit de la pluie. La pluie. Le bruit glacé et implacable de la pluie d'hiver.

CHAPITRE qUATRE

La matinée s'annonçait belle, et le ciel du Montana était d'un bleu splendide, que perçait çà et là le sommet des montagnes immaculées, o˘ l'on devinait sous la neige le vert profond de la forêt et les contours arrondis des p‚turages.

L'air transparent était si pur qu'on aurait pu apercevoir la Chine, si la Terre avait été plate.

Eduardo Fernandez se tenait sous le porche de son ranch, englobant du regard les champs en pente douce et l'orée des bois, à quelques centaines de mètres de là. Sapins et mélèzes, serrés les uns contre les autres, projetaient sur le sol leur ombre violette, comme si la nuit restait prisonnière de leurs aiguilles, même quand le soleil brillait joyeusement dans un ciel sans nuage.

Alentour, le silence était profond. Eduardo vivait seul, et son plus proche voisin se trouvait à trois kilomètres du ranch. Le vent n'était pas encore levé, et rien ne bougeait dans le vaste panorama qui s'étendait autour de lui, à

l'exception de deux rapaces, peut-être un couple de faucons, qui planaient haut dans le ciel.

La nuit dernière, peu après une heure, alors que tout aurait d˚ être calme, Eduardo avait été réveillé par un drôle de bruit. Il avait tendu l'oreille, et le bruit lui avait paru de plus en plus étrange. Comme il sortait du lit pour aller voir ce qui se passait, il s'aperçut, à sa grande surprise, qu'il avait peur.

Après soixante-dix années passées à prendre la vie comme elle venait, ayant trouvé la paix de l'‚me, et accepté l'idée d'une mort inévitable, il n'avait plus peur de rien, depuis longtemps. Par conséquent, les furieux battements de coeur et le noeud dans les tripes que lui avait causé, la veille, ce bruit bizarre l'avaient énervé au plus haut point.

A la différence des autres septuagénaires, Eduardo n'éprouvait jamais la moindre difficulté à trouver un sommeil de plomb qui durait huit bonnes heures. L'activité physique remplissait ses journées, et il occupait ses soirées à

lire; une existence bien réglée, basée sur des principes de modération, avait fait de lui un vieillard vigoureux, sans regrets ni remords, que sa vie contentait. La solitude était sa seule servitude, Margarite s'étant éteinte trois ans auparavant, et lorsqu'il lui arrivait-rarement-de se réveiller au milieu de la nuit, c'était toujours parce que le souvenir de sa femme disparue était venu hanter ses rêves.

Le bruit n'était pas très fort, mais plutôt... pénétrant. Un grondement sourd, qui roulait à la façon d'une série de vagues à l'assaut d'une plage. Au-delà du grondement, une vibration, presque subliminale, comme une oscillation électronique surnaturelle. Il ne l'avait pas seulement entendue, il l'avait ressentie qui vibrait dans ses dents, dans ses os. Les vitres s'étaient mises à vibrer à l'unisson. Posant sa main à

plat sur le mur, il constata qu'il percevait une onde sonore parcourant toute la maison, et palpitant sous le pl‚tre de la cloison.

Un certain sentiment d'oppression accompagnait cette pulsation, comme si quelqu'un ou quelque chose tentait, à

intervalles réguliers, d'échapper à son confinement, luttant pour s'évader d'une cellule de prison ou franchir un mur d'enceinte.

Mais qui?

Ou quoi ?

Finalement, après s'être tiré du lit et avoir passé une paire de pantalons et des chaussures, il était sorti sous le porche, à

l'avant de la maison, d'o˘ il avait repéré la lumière qui brillait dans les bois. Non, il fallait qu'il soit plus honnête avec lui-même. Il ne s'agissait pas seulement d'une lumière sous les arbres, les choses n'étaient pas aussi simples.

Il n'était pas superstitieux. quand il était jeune homme, il se vantait même de toujours garder la tête froide, et de posséder un solide bon sens, joint à une conception des réalités de la vie dépourvue de toute sentimentalité. Les auteurs dont les oeuvres tapissaient les murs de son bureau écrivaient tous dans un même style, précis, simple, sans aucun go˚t pour la fantaisie, c'étaient des hommes qui regardaient le monde froidement, qui le prenaient pour ce qu'il était, et non pour ce qu'il aurait pu être. Des hommes comme Hemingway, Raymond Carver, Ford Madox Ford.

Ce qu'il avait vu dans les bois, aucun de ses auteurs favoris, tous farouchement réalistes, ne l'aurait incorporé à l'une de ses histoires. La lumière qu'il avait vue ne provenait pas d'un objet caché sous les arbres, qui aurait pu projeter la silhouette des arbres en ombres chinoises; non, c'était plutôt les arbres eux-mêmes qui diffusaient une lueur ambrée, émanant de l'intérieur de leur écorce et des rameaux eux-mêmes, comme si les racines des sapins avaient siphonné

l'eau d'une nappe phréatique contaminée par du radium. Un radium beaucoup plus concentré que celui dont on recouvrait jadis les aiguilles des réveille-matin afin de les rendre visibles dans l'obscurité.

Seul un groupe d'une quinzaine d'arbres avait été

concerné par le phénomène. quinze arbres luminescents, qui se détachaient de la masse sombre de la forêt.

La mystérieuse source lumineuse était indubitablement à

l'origine de l'étrange bruit. Le son avait progressivement disparu, et la lumière s'était éteinte elle aussi. De moins en moins fort, et de moins en moins visible. Le silence et les ténèbres étaient aussitôt revenus, et la nuit n'avait plus été

troublée que par le souffle régulier d'Eduardo, tandis que le croissant de lune répandait sa lueur argentée sur la neige nacrée qui recouvrait les champs.

Le phénomène avait duré sept minutes à peine.

Sept très longues minutes.

De retour à l'intérieur, Eduardo s'était posté près d'une fenêtre, guettant ce qui allait suivre. Constatant que rien ne se produisait, il s'était décidé à se recoucher.

Incapable de dormir, il avait passé le reste de la nuit à

réfléchir.

Il prenait son petit déjeuner tous les matins à six heures et demie, et il écoutait toujours la radio, qu'il avait réglée sur une station de Chicago qui diffusait les nouvelles internationales vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'expérience étonnante de la nuit précédente n'avait pas modifié

ses habitudes, et il entendait bien respecter son emploi du temps. Ce matin-là, il mangea une boîte entière de quartiers de pamplemousse, deux oeufs au plat, des pommes de terre sautées, une grosse tranche de bacon, et quatre larges toasts beurrés. L'‚ge ne lui avait pas fait perdre son gros appétit, et son amour de la bonne chère semblait lui avoir donné une santé de jeune homme.

quand il avait fini de manger, il aimait bien rester à table, à boire du café, écoutant à la radio les nouvelles du monde.

Nouvelles en général si mauvaises qu'Eduardo ne pouvait que se féliciter de vivre dans les montagnes, à l'écart de tout, et sans le moindre voisin à des kilomètres à la ronde.

Ce matin-là, tandis que la radio diffusait ses bulletins d'information, il passa plus de temps que d'habitude à siroter son café. Pourtant, lorsqu'il repoussa sa chaise derrière lui et se leva, il fut incapable de se souvenir de ce qu'il avait entendu. Il avait passé tout ce temps à observer la forêt par la fenêtre de la cuisine, se demandant s'il fallait qu'il se rende de l'autre côté de la prairie pour y chercher des preuves de l'énigmatique vision.

A présent, debout sous le porche d'entrée, chaussé de bottes, vêtu d'une paire de jeans, d'un pull et d'une veste en peau de mouton, ses protège-oreilles en fourrure attachés sous le menton, il ne savait toujours pas ce qu'il devait faire.

C'était à peine croyable, mais la même peur que la nuit précédente l'habitait encore. Bizarrement, les sortes de pulsations sonores qu'il avait entendues et la lumière dans les arbres ne lui avaient pas causé le moindre mal. La menace qu'il percevait confusément était entièrement subjective, sans doute plus imaginaire que réelle.

Ses propres hésitations finirent par le mettre en colère, et sa peur disparut. Il descendit résolument les marches du porche et traversa la cour devant le ranch.

La limite entre cour et prairie était dissimulée sous une épaisse couche de neige, qui atteignait à certains endroits vingt-cinq centimètres, et à d'autres, plus de cinquante, en fonction de l'action du vent. Après trente années passées dans le ranch, il connaissait si bien ses terres et le vent des montagnes qu'il empruntait sans réfléchir, à travers la neige, le meilleur itinéraire.

Des volutes de vapeur blanche s'échappaient de sa bouche, et l'air piquant rosissait ses joues. Reportant ses pensées sur cette matinée d'hiver, il tenta de se calmer.

Il resta un long moment à la limite de la prairie, observant de loin les arbres qui s'étaient mis à luire, se détachant de l'obscurité environnante comme si une présence divine les avait illuminés, à la façon de Dieu dans le buisson ardent, qui br˚lait sans se consumer. Ce matin, ils avaient l'air de sapins tout à fait ordinaires, d'un vert plus ou moins profond, suivant les espèces de résineux.

Ceux qui poussaient à la lisière de la forêt étaient plus jeunes que les autres, et hauts d'une dizaine de mètres seulement. Une vingtaine d'années auparavant, des graines tombées à terre avaient germé, alors qu'il vivait au ranch depuis déjà dix ans, et il avait l'impression de connaître ces arbres plus intimement que la plupart des gens qu'il avait rencontrés dans sa vie.

Pour Eduardo, la forêt était une cathédrale. Les troncs des grands résineux lui rappelaient les colonnes de granit d'une nef médiévale, s'élançant dans les airs pour supporter la vo˚te végétale. Le silence et le parfum de la résine incitaient à la méditation et, lorsqu'il suivait les traces du passage d'un daim, il avait souvent la sensation de fouler une terre sacrée.

Dans ces moments-là, il n'était pas simplement un homme fait de chair et de sang, mais l'héritier de temps immémo-riaux.

Dans la forêt, il se sentait toujours en sécurité.

Jusqu'à aujourd'hui.

quittant la prairie pour pénétrer dans la pénombre qui régnait sous les branches entremêlées des sapins, Eduardo avança sans rien remarquer d'extraordinaire. Ni les troncs ni le branchage ne portaient la trace des flammes, et il ne trouva pas le moindre bout d'écorce carbonisée. La fine couche de neige au pied des arbres n'avait fondu nulle part, et les seules empreintes visibles étaient celles d'un cerf.

Arrachant un morceau d'écorce du tronc d'un mélèze, il l'écrasa entre le pouce et l'index. Rien d'anormal.

Il s'enfonça dans la forêt, laissant derrière lui les sapins qu'il avait vus resplendir la nuit précédente. Certains des arbres les plus anciens mesuraient plus de soixante mètres de haut, et la pénombre s'épaississait, les rayons du soleil ne parvenant plus à percer jusqu'au sol.

Son coeur cognait dans sa poitrine, de plus en plus fort.

Il savait que la forêt ne lui apprendrait rien qu'il ne connaissait déjà, mais cela ne suffisait pas à le rassurer.

Il avait la bouche sèche. Sa colonne vertébrale était parcourue par un frisson électrique qui n'avait rien à voir avec la température hivernale.

Profondément agacé, Eduardo rebroussa chemin, suivant les traces qu'il avait laissées dans les plaques de neige et l'épais tapis d'aiguilles de pin, et le bruit de ses pas dérangea soudain une chouette, endormie quelque part en haut d'un sapin.

Il sentait que quelque chose n'allait pas, mais il était incapable de préciser sa pensée. Ce qui l'énervait encore plus.

Ce qui n'allait pas, c'était la sensation d'anormalité qui se dégageait de la scène. Oui, une certaine anormalité.

Le hululement de la chouette.

Les pommes de pins qui se détachaient sur la blancheur de la neige.

Les rayons p‚les du soleil jouant dans le gris-vert des branches.

Une scène ordinaire. Paisible. Mais qui pourtant sonnait faux.

Il se dirigeait vers l'orée de la forêt. Apercevant à travers les sapins, plus loin devant lui, la neige qui recouvrait la prairie, il eut soudain la certitude qu'il n'atteindrait jamais le ranch, et que quelque chose allait lui sauter dessus, une chose tout aussi indéfinissable que l'impression d'anormalité ressentie tout à l'heure. Il accéléra le pas. La peur le gagnait à nouveau. Le hululement de la chouette n'était plus qu'un grincement sinistre et surnaturel. Il trébucha alors sur une racine qui dépassait du sol, son coeur faillit exploser, et il se retourna en hurlant, prêt à affronter le démon qui le poursuivait.

Il était seul, évidemment.

La pénombre du sous-bois et la clarté du soleil.

La chouette qui hululait, solitaire. Comme à l'accoutumée.

Tout en se maudissant, il reprit la direction de la prairie.

L'atteignit enfin. La forêt était derrière lui, à présent. Il était sauvé.

Puis la peur le reprit, pire qu'avant, nourrie d'une certitude absolue: c'était tout proche-quoi donc?-et ça gagnait du terrain tous les jours. «a finirait par l'avoir, lui, Eduardo Fernandez, et par commettre un acte infiniment pire qu'un meurtre: ça suivait un but précis et inhumain, en utilisant des moyens inconnus, si étranges qu'ils dépassaient tout ce que le vieil homme pouvait concevoir. Il fut alors saisi d'une telle terreur qu'il n'eut pas le courage de se retourner, paniqué à l'idée de voir quelque chose. Prenant ses jambes à son cou, il courut vers le ranch, qui lui parut soudain très éloigné, telle une forteresse inaccessible. La neige volait sous ses bottes et il haletait, perdant l'équilibre, se relevant, puis tombant à nouveau. De sa gorge s'échappaient toutes sortes de grognements de panique, indiquant que l'instinct de survie dictait sa loi aux facultés mentales du septuagénaire, qui s'élança enfin en haut des marches menant au porche de son ranch. Là, il se retourna et hurla un

" Non ! " déchirant, dont l'écho zébra le ciel bleu et pur du Montana.

Le manteau de neige qui s'étendait sur la prairie s'ornait à

présent des traces désordonnées du passage d'Eduardo.

Il rentra à l'intérieur.

Il ferma la porte à double tour.

Dans la vaste cuisine, il resta longtemps debout devant la cheminée en brique, sans songer à changer de vêtements, baignant dans la chaleur que prodiguait le foyer, et pourtant incapable de se réchauffer.

Vieux. Il était vieux. Soixante-dix ans. Il n'était qu'un vieillard seul depuis trop longtemps, et à qui sa femme manquait cruellement. S'il venait à perdre l'esprit, qui le remarquerait? qui s'intéresserait au sort d'un vieux radoteur solitaire, qui délirait et qui s'imaginait des choses?

"Mais qu'est-ce que je raconte, bon sang?", dit-il au bout d'un moment.

Il vivait seul, d'accord, mais il n'était pas sénile.

Après avoir enlevé ses protège-oreilles, sa veste, ses gants et ses bottes, il alla chercher les carabines et les fusils qu'il rangeait habituellement dans le bureau, et entreprit de tous les charger.

CHAPITRE CINq

Mae Hong, qui habitait à côté, vint tout de suite s'occuper de Toby. Elle aussi était mariée à un policier, mais celui-ci ne se trouvait pas dans la même équipe que Jack. Comme les Hong n'avaient pas d'enfant, Mae était disponible aussi longtemps que nécessaire, au cas o˘ Heather aurait besoin de passer la nuit à l'hôpital, au chevet de son mari.

Tandis que Louie Silverman et Mae restaient dans la cuisine, Heather vint baisser le volume de la télé et commença à expliquer à Toby ce qui s'était passé. Elle avait pris place sur un coussin, par terre, à côté de lui, et après avoir repoussé la couverture qui couvrait ses jambes, Toby s'assit au bord du fauteuil. Elle prit ses petites mains dans les siennes.

Elle préférait garder pour elle les pires détails de la fusillade, d'abord parce qu'elle ne les connaissait pas tous, et ensuite parce qu'il y avait des choses qu'un garçon de huit ans était incapable d'assumer. D'un autre côté, elle ne pouvait pas non plus enjoliver la situation, car ils formaient une famille dont le chef se trouvait être un policier. Par conséquent, ils vivaient en permanence dans l'attente d'un drame comme celui qui venait de se produire le matin même, et un enfant, même jeune, avait le droit de savoir que son père était grièvement blessé.

"Est-ce que je peux venir à l'hôpital avec toi?", lui demanda Toby, qui serrait la main de sa mère plus fort qu'il ne semblait s'en rendre compte.

" Il vaut mieux que tu restes à la maison pour l'instant, trésor.

-Mais je ne suis plus malade.

-Si, tu l'es encore un peu.

-Je me sens très bien.

-Tu ne veux quand même pas transmettre tous tes microbes à papa?

-Est-ce que papa va bientôt guérir? "

Une seule réponse était possible, même si elle n'était pas certaine d'avoir raison: " Oui, mon bébé, papa va guérir. "

Les yeux de Toby étaient rivés à ceux de Heather. Il voulait savoir la vérité. A cet instant précis, il lui donna l'impression d'être beaucoup plus vieux que son ‚ge. Les gosses des flics grandissaient peut-être plus vite que les autres. Trop vite.

" C'est vrai ?

-Oui, c'est vrai.

-O˘... o˘ est-il blessé?

-A la jambe. "

Demi-mensonge. Il avait été touché à la jambe. Une fois à

la jambe, deux fois dans le torse. C'était Crawford qui le lui avait dit. Deux balles dans le torse. Seigneur... «a voulait dire quoi? qu'on allait lui retirer un poumon? qu'il avait pris la balle dans le ventre ? En plein coeur? Dieu merci, il n'avait rien à la tête. Tommy Fernandez, lui, avait eu moins de chance.

Elle sentit un sanglot lui monter aux lèvres, et elle se força à respirer profondément, afin de ne pas craquer, surtout devant Toby.

" C'est pas trop grave, à la jambe, dit Toby, dont la lèvre inférieure tremblait. Et le bandit?

-Il est mort.

-C'est papa qui l'a eu?

-Oui, c'est papa.

-Bien, laissa tomber Toby d'un ton solennel.

-Papa a fait ce qu'il devait faire, et il faut que nous fassions comme lui, et que nous soyons très forts. D'accord?

-Ouais. "

Il était si jeune. C'était vraiment injuste, qu'un garçon aussi petit ait un tel poids à porter.

" Papa a besoin de savoir que nous allons bien et que nous sommes forts, reprit-elle. Comme ça, il ne se fait pas de souci et il peut se concentrer sur sa guérison.

-Je sais.

-Mon petit garçon... " Elle serra les mains de son fils encore plus étroitement. " Je suis très fière de toi, tu sais. "

Une soudaine timidité le fit baisser les yeux. " Moi, eh bien... je suis fier de papa.

-Tu peux l'être, tu sais. Ton père est un héros. "

Il hocha la tête, incapable d'articuler un mot. Son petit visage était crispé par l'effort qu'il faisait pour retenir ses larmes.

" Tu seras gentil avec Mae.

-Ouais.

-Je reviens aussi vite que possible.

-quand?

-Dès que je peux. "

Il bondit soudain du fauteuil et se jeta dans les bras de sa mère, avec tant de force qu'elle faillit perdre l'équilibre. Elle l'étreignit passionnément. Toby tremblait comme si la fièvre l'avait repris, bien qu'elle soit tombée depuis deux jours.

Fermant les yeux, Heather se mordit la langue jusqu'au sang. Il fallait qu'elle soit forte.

" Je dois partir, maintenant ", dit-elle, très doucement.

Il quitta les bras maternels et elle lui sourit, tout en lui passant tendrement la main dans les cheveux.

Il se rassit dans le fauteuil et posa les pieds sur le coussin.

Elle arrangea la couverture autour de lui, puis augmenta le volume de la télé.

Elmer Fudd était justement en train d'essayer d'éliminer définitivement Bugs Bunny, et les deux compères se couraient après, condamnés à perpétuité à tourner en rond...

Dans la cuisine, Heather serra Mae dans ses bras et lui chuchota à l'oreille: " Ne le laisse pas regarder les autres chaînes, il pourrait tomber sur un bulletin d'information. "

Mae l'approuva d'un signe de tête. " S'il en a marre des dessins animés, on fera une partie de cartes.

-Ces salauds du journal télévisé, tout ce qu'ils veulent, c'est montrer du sang à l'écran, histoire de gagner des points d'audience. Je n'ai pas envie que mon fils voie couler le sang de son père. "

La tempête avait plongé la ville dans l'obscurité. Sous le ciel bas et charbonneux, les silhouettes des palmiers avaient noirci, et les bourrasques de pluie charriaient des gouttes longues comme des clous d'acier. Partout, les caniveaux débordaient.

Au volant d'une voiture de patrouille, Louie Silverman, dans son uniforme de policier, mit en marche la sirène et les gyrophares. Devant eux, les voitures s'écartèrent comme par miracle.

Assise à côté de Louie, les mains coincées entre ses cuisses, prostrée et tremblante, Heather tourna le visage vers lui. " Nous ne sommes plus que tous les deux, à présent, et Toby ne risque pas de nous entendre. S'il te plaît, je veux que tu me dises exactement dans quel état est Jack.

-C'est grave. Une balle dans la jambe gauche, une autre dans l'abdomen, et une troisième dans la poitrine, du côté droit. Le tueur avait un Micro Uzi et des balles de neuf millimètres, et ça ne plaisante pas, crois-moi. Jack avait déjà

perdu conscience quand nous sommes arrivés sur les lieux, et l'équipe d'urgence n'est pas arrivée à le ranimer.

-Et Luther est mort.

-Oui.

-Luther avait l'air toujours si...

-Un vrai roc.

-C'est ça ! On avait l'impression qu'il était là pour toujours, comme une montagne. "

Ils roulèrent en silence pendant quelques centaines de mètres, puis Heather reprit la parole. "Combien de victimes ?

-Trois. L'un des propriétaires de la station-service, un mécano, un pompiste. Mais, gr‚ce à Jack, Mme Arkadian, la femme du patron, est encore en vie. "

Ils n'étaient plus très loin de l'hôpital quand une Pontiac, qui roulait devant eux, refusa de céder le passage à la voiture de patrouille. La Pontiac était équipée de pneus à jantes larges et de déflecteurs, à l'avant et à l'arrière. A la première occasion, Louie franchit la ligne blanche et dépassa la Pontiac, la contournant par la gauche. Heather aperçut alors quatre jeunes gens, visiblement furieux. Tous portaient leurs cheveux noués en catogan derrière la nuque, se donnant ainsi des airs de gangsters branchés, et leurs visages expri-maient l'hostilité et la méfiance.

" Jack va s'en tirer, Heather. "

Sur la chaussée noire et luisante, o˘ se reflétaient les lumières scintillantes de la ville, les phares des automobiles traçaient de longs serpentins lumineux.

" C'est un dur à cuire, fit Louie.

-«a tombe bien, nous aussi ", répliqua-t-elle.

Jack était toujours dans l'une des salles de réanimation du Westside General Hospital quand Heather arriva, un peu avant dix heures. A l'accueil, une infirmière lui donna le nom du chirurgien-le Dr Emil Procnow-et lui conseilla d'attendre à côté de l'unité de soins intensifs, plutôt que dans la salle d'attente du b‚timent principal.

La pièce dans laquelle elle se rendit ensuite avait été

peinte suivant les règles les plus strictes de la chromo-thérapie. Les murs étaient jaune citron, la structure tubulaire métallique des sièges, grise, et les coussins, orange vif, comme si l'angoisse et le chagrin pouvaient être atténués par des couleurs soigneusement sélectionnées pour leur pouvoir curatif.

Heather n'était pas la seule à attendre. A côté de Louie, trois flics, dont deux en uniforme et un autre en civil, qu'elle connaissait tous. Chacun à leur tour, ils la prirent dans leurs bras, lui répétant que Jack allait s'en tirer, lui proposant d'aller lui chercher un café, et faisant de leur mieux pour lui remonter le moral. Les trois hommes étaient les premiers représentants d'une délégation d'amis et de collègues, qui tenaient tous à soutenir Heather au long de cette nuit de veille. Jack était très apprécié de tout le monde, mais ce n'était pas la seule raison de la présence de ses collègues: dans une société de plus en plus violente, o˘ certains considéraient que respecter la loi était une attitude tout à fait démodée, les flics ressentaient plus que jamais le besoin de prendre soin des leurs.

Pourtant, en dépit de leur présence bienveillante, l'attente était insupportable. Entourée comme elle l'était, Heather se sentait très seule.

Sous la lumière crue des néons, les murs jaunes et le plastique orange des sièges donnaient l'impression de briller de plus en plus intensément. Et, au lieu d'apaiser son angoisse, le décor la rendait nerveuse, et elle n'avait pas d'autre recours que de fermer les yeux à intervalles réguliers, pour les rouvrir ensuite, et regarder anxieusement les aiguilles de sa montre.

Onze heures et quart. Elle était arrivée à l'hôpital une heure auparavant, et Jack était en salle d'opération depuis quatre-vingt-dix minutes. Le comité de soutien, qui comptait maintenant six personnes, estimait qu'autant de temps passé

sur le billard ne pouvait qu'être un excellent signe. D'après eux, si Jack avait été trop gravement blessé, le chirurgien ne l'aurait pas gardé, et on leur aurait déjà appris la mauvaise nouvelle.

Heather n'en était pas aussi certaine, et elle était résolue à

ne pas placer trop d'espoir dans leur opinion, au cas o˘

celle-ci se révélerait fausse.

Les torrents de pluie qui s'abattaient sur les vitres brouil-

laient la vue qu'on avait sur la ville: par la fenêtre ruisse-lante d'eau, on ne distinguait ni lignes ni contours, comme si tous les b‚timents de la métropole avaient fondu, transformés en un amas de ruines aux formes surréalistes.

De nouveaux arrivants débarquèrent à leur tour dans la salle d'attente. Certains avaient les yeux rougis par les larmes, mais tous étaient également tendus, chacun d'entre eux attendant des nouvelles d'autres patients, parents ou amis. quelques-uns s'étaient fait tremper par l'orage, et une forte odeur de laine mouillée signalait leur présence.

Elle fit les cent pas. Le distributeur de boissons lui fournit un café amer, qu'elle but sans sourciller. Puis elle alla se poster près de la fenêtre. Elle prit sur une table basse un vieux numéro de Newsweek et tenta de lire un article consacré à la dernière découverte de Hollywood, une ravissante jeune actrice, mais elle fut incapable d'en mémoriser le moindre mot.

Minuit et quart. Jack était sur la table d'opération depuis deux heures et demie, et les supporters improvisés persistaient à répéter que l'absence de nouvelles était une bonne nouvelle en soi, et que, tant qu'il était sous le scalpel du chirurgien, les chances de survie de Jack augmentaient à

chaque seconde. D'autres, comme Louie, évitaient de croiser le regard de Heather, parlant à voix basse comme dans une morgue. Le gris de la tempête qui faisait rage au-dehors avait déteint sur leur visage.

Les yeux fixés sur une page de Newsweek, elle commença à se demander ce qu'elle allait faire, au cas o˘ Jack ne s'en tirerait pas. Mais, une telle pensée lui faisant l'effet d'une trahison, elle s'empressa de l'écarter de son esprit, comme si le simple fait d'envisager l'existence sans Jack pouvait effectivement h‚ter sa disparition.

Il était impossible qu'il meure. Elle avait besoin de lui, et Toby aussi.

L'idée d'annoncer une nouvelle pareille à son fils lui donna la nausée, et une sueur glacée lui coula le long de la nuque. Elle crut un instant qu'elle allait vomir sur l'horrible moquette le mauvais café qu'elle avait ingurgité tout à

l'heure.

Un homme en blouse verte fit son apparition dans la salle d'attente. " Madame McGarvey ? "

Toutes les têtes se tournèrent vers elle, et Heather posa le magazine sur la table basse. Puis elle se leva.

" Je suis le Dr Procnow ", dit-il en s'approchant d'elle.

C'était le chirurgien qui venait d'opérer Jack. D'une quarantaine d'années, élancé, il avait les cheveux noirs et bouclés, et des yeux sombres et limpides à la fois qui expri-maient-du moins se l'imagina-t-elle- beaucoup de compassion et une grande sagesse. " Votre mari se trouve actuellement en salle post-opératoire, et nous allons ensuite le transférer dans une unité de soins intensifs. "

Jack était vivant.

" Vous pensez qu'il va s'en sortir?

-Il y a de grandes chances, oui ", dit Procnow.

Le comité de soutien réagit avec enthousiasme aux paroles du chirurgien, mais Heather, moins optimiste, se montra plus prudente. Pourtant, le soulagement qu'elle ressentait lui coupa les jambes, et elle crut qu'elle allait s'évanouir.

Comme s'il avait lu dans son esprit, Procnow la guida jusqu'à un siège, puis il en plaça un autre en face d'elle et s'assit.

"Deux des blessures étaient particulièrement graves, dit-il. Celles de la jambe et de la poitrine. Il a perdu beaucoup de sang et il était pratiquement dans le coma quand l'équipe de soins d'urgence l'a ramassé.

-Mais il va se rétablir, n'est-ce pas, docteur? "

Pressentant que Procnow hésitait à parler, elle se permettait d'insister.

" Comme je vous l'ai dit, il a de grandes chances de s'en tirer, sincèrement. Mais il n'est pas complètement hors de danger. "

Une sincère inquiétude se lisait dans les yeux doux d'Emil Procnow, et Heather trouva soudain cette compassion intolérable. Survivre à l'intervention chirurgicale n'était en fait que le moindre des défis lancés à Jack. Evitant le regard du chirurgien, elle baissa les yeux.

" J'ai été forcé de pratiquer l'ablation du rein droit, poursuivait Procnow, mais les lésions internes sont très peu nom-

breuses. quelques problèmes veineux mineurs, une partie de l'intestin à recoudre... Mais tout ça, c'est arrangé. Nous avons également posé des drains au niveau de l'abdomen, qu'il gardera quelque temps. Il est placé sous antibiotiques, pour prévenir tout risque d'infection. Aucun problème de ce côté-là.

-On peut vivre sans... On peut vivre avec un seul rein, n'est-ce pas, docteur?

-Oui, bien s˚r. Sa qualité de vie ne sera nullement affectée par cette ablation, je vous rassure. Un rein en moins, ce n'est pas le problème. "

quelle autre blessure était donc susceptible d'affecter la qualité de vie de Jack ? Elle br˚lait d'envie de poser la question, mais elle ne s'en sentit pas le courage.

Les doigts du chirurgien étaient longs et souples, et ses mains, quoique fines, avaient l'air musclées, comme celles d'un pianiste de concert. Heather se dit que les blessures de Jack n'auraient pas pu trouver de mains plus compétentes pour les soigner.

" Deux choses nous préoccupent actuellement, poursuivit Procnow. Un choc important et la perte de beaucoup de sang peuvent parfois donner lieu à... à des séquelles cérébrales. "

Oh non, Seigneur, pas ça.

"Tout dépend d'une éventuelle interruption de l'irrigation sanguine dans le cerveau, et des don mages subis par les tissus. "

Elle ferma les yeux.

" Son électro-encéphalogramme paraît satisfaisant, et si je devais donner un diagnostic, je dirais que le cerveau n'a pas souffert. Nous avons donc toutes les raisons d'être optimistes. Mais nous ne serons s˚rs de rien tant qu'il n'aura pas repris connaissance.

-C'est-à-dire?

-Impossible à dire. Il faut attendre. "

Ce qui voulait dire qu'il ne reprendrait peut-être jamais connaissance.

Elle ouvrit les yeux et voulut retenir ses larmes, sans y parvenir tout à fait. Elle tira alors un mouchoir de son sac à

main.

Tandis qu'elle s'essuyait les yeux, le chirurgien continua à lui parler. " Encore une chose. quand vous lui rendrez visite dans l'unité de soins intensifs, vous constaterez qu'il est attaché sur son lit. "

Heather plongea dans les yeux de Procnow un regard perplexe.

" Une balle, ou un éclat de métal, a touché la moelle épinière. Certaines vertèbres souffrent de traumatismes, mais nous n'avons décelé aucune fracture.

-Des traumatismes... C'est grave?

-«a dépend de l'état de la moelle épinière.

-Il risque d'être paralysé?

-Jusqu'à ce qu'il reprenne conscience et que nous puissions lui faire passer une série d'examens, nous ne pouvons rien affirmer. S'il présente des symptômes de paralysie, nous vérifierons qu'il n'y a pas de vertèbres fracturées. Le plus important, c'est que la moelle épinière n'ait pas été sectionnée. En cas de paralysie et de fracture, tout son corps sera pl‚tré, et ses jambes seront placées sous traction, afin de libérer le sacrum de toute pression. Vous savez, madame McGarvey, nous savons très bien soigner les fractures de la colonne vertébrale, elles ne sont pas aussi catastrophiques qu'elles en ont l'air. Nous avons toutes les chances de remettre votre mari sur pied.

-Mais aucune garantie ", l‚cha-t-elle dans un souffle.

Il hésita. " Il n'y en a jamais, madame McGarvey ", dit-il enfin.

CHAPITRE SIX

Tout comme les autres compartiments réservés aux malades, celui de Jack était pourvu de larges ouvertures, qui donnaient sur le coin réservé au personnel de l'unité de soins intensifs. Les rideaux étaient tirés, ce qui permettait aux infirmières de garder en permanence un oeil sur le patient en réanimation, même lorsqu'elles se trouvaient au centre de la grande pièce, en forme de roue. Jack était relié à un écran de surveillance cardiaque, qui transmettait les nouvelles données au terminal installé dans l'infirmerie générale, et une perfusion l'alimentait en glucose et en antibiotiques. Un tube à oxygène avait été fixé à sa cloison nasale.

Heather s'était préparée à recevoir un choc, mais Jack était dans un état bien pire que tout ce qu'elle avait imaginé.

Il était toujours inconscient et son visage était totalement inexpressif, mais ce n'était pas l'immobilité de ses traits qui le rendait effrayant à regarder. Il avait le teint cireux et de gros cernes violets autour des yeux. Ses lèvres étaient couleur de cendres, et quelques mots de la Bible revinrent à la mémoire de Heather, éveillant un étrange écho dans son esprit: " Car poussière tu es, et à la poussière tu retourneras ". Il avait d˚ perdre plus de cinq kilos depuis qu'il avait quitté la maison ce matin-là, comme si la lutte pour survivre durait depuis des jours, et non pas depuis quelques heures seulement.

La gorge serrée, elle s'approcha du lit, incapable de prononcer un mot. Bien que Jack soit inconscient, elle ne voulait pas lui parler avant d'être certaine de contrôler sa voix.

Elle avait lu quelque part que les malades plongés dans le coma étaient susceptibles d'entendre ce qui se passait autour d'eux, de comprendre ce qu'on leur disait, et même de percevoir les encouragements qu'on leur prodiguait. Elle ne voulait surtout pas que Jack puisse déceler dans sa voix la moindre trace de peur ou de doute, ou quoi que ce soit susceptible d'aggraver son état.

Le compartiment était étrangement calme. Sur l'écran du moniteur, le tracé du rythme cardiaque de Jack défilait inlassablement, et un mélange d'air et d'oxygène s'échappait des embouts nasaux en sifflant si faiblement qu'elle l'entendait à

peine; même la respiration régulière de Jack était plus silencieuse que celle d'un bébé. Dehors, la pluie, qui tombait dru, tambourinait sur la vitre de l'unique fenêtre, sans pour autant troubler le silence pesant.

Ce qu'elle voulait par-dessus tout, c'était prendre les mains de Jack dans les siennes, mais elles étaient prisonnières des manches de la camisole qui le retenait sur le lit.

Hésitante, elle toucha sa joue. Il avait l'air glacé, mais elle le sentit fiévreux.

" Je suis à côté de toi, mon bébé. "

Pas le moindre signe indiquant qu'il l'avait entendue. Ses paupières ne cillèrent pas, et ses lèvres exsangues restèrent légèrement entrouvertes.

" Le Dr Procnow dit que tout va bien, lui dit-elle. Tu seras vite sorti d'affaire, tu verras. Ensemble, on peut lutter, pas de problème. Dis, tu te souviens de la fois o˘ mes parents sont venus passer une semaine à la maison, il y a deux ans ?

«a, c'était ce que j'appelle une catastrophe, un véritable calvaire, avec, d'un côté, ma mère qui radotait et, de l'autre, mon père, qui soignait ses états d'‚me à grand renfort de whisky... Ce qui t'arrive aujourd'hui, en comparaison, c'est une piq˚re d'insecte, tu ne trouves pas? "

Pas de réponse.

" Je suis là, poursuivit-elle, de la même voix douce, et j'ai l'intention de rester à côté de toi. Je ne bougerai pas d'un poil. Cette affaire nous concerne tous les deux, d'accord?

Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement. "

Sur l'écran du moniteur de contrôle, une ligne verte lumi-nescente traçait la matérialisation de l'activité cardiaque de Jack, faible mais régulière. S'il avait entendu ce qu'elle venait de lui dire, son coeur n'en laissait rien paraître.

Elle aperçut une chaise, qu'elle installa près du lit, et s'assit, le regard rivé sur le visage de Jack.

Dans l'unité de soins intensifs, les visites étaient limitées à dix minutes toutes les deux heures, afin de ne pas fatiguer les malades, et de ne pas gêner le travail des infirmières.

Mais la chef du service, une infirmière du nom de Maria Alicante, se trouvait elle-même être la fille d'un policier, et elle accorda spontanément à Heather une dérogation. " Vous pouvez rester avec votre mari aussi longtemps que vous le désirez, lui dit Maria. Dieu merci, il n'est jamais rien arrivé

à mon père. Nous nous attendions constamment au pire, mais il a eu de la chance. Il a pris sa retraite il y a déjà quelques années, juste au moment o˘ les choses commençaient sérieusement à se g‚ter. "

Toutes les heures, Heather quittait le chevet de Jack pour aller passer quelques minutes en compagnie des membres du comité de soutien, qui occupaient toujours la salle d'attente.

Hommes ou femmes, en uniforme ou en civil, les têtes changeaient, mais ils n'étaient jamais moins de trois, et il y eut un moment jusqu'à sept personnes.

Même les femmes de flics qu'elle ne connaissait pas s'arrêtaient pour lui témoigner leur sympathie. Toutes la prirent dans leurs bras, au bord des larmes. Leur compassion n'était pas feinte, et Heather sentait qu'elles étaient sincères.

Mais elle savait aussi autre chose: chacune d'entre elles se réjouissait secrètement que leur mari n'ait pas été à la place de Jack.

Heather ne leur en voulait pas pour autant. Elle aurait vendu son ‚me pour qu'un autre que lui se soit rendu à la station-service ce matin-là, et elle serait alors venue rendre visite à la victime avec autant de sincérité que les autres épouses.

La police formait une communauté très liée, surtout en ces temps de désagrégation sociale. Cette communauté était constituée de groupes plus petits, en l'occurrence les familles des policiers, qui partageaient un mode de vie similaire et des valeurs semblables, et dont les besoins et les espérances étaient quasiment les mêmes. Indépendamment des relations étroites entretenues au sein du groupe, chaque famille protégeait et chérissait d'abord les siens. Sans l'amour intense et exclusif que se vouaient entre eux maris et femmes, parents et enfants, aucune sorte de compassion n'aurait pu exister au sein de la communauté qui englobait tous ces foyers unis.

Assise à côté du lit de Jack, dans le compartiment de l'unité de soins intensifs qu'on lui avait affectée, elle repassa mentalement les divers épisodes importants de sa vie avec Jack, de leur premier rendez-vous à la naissance de Toby, en passant par le dernier petit déjeuner qu'ils avaient pris ensemble. Douze ans de vie commune, qui lui paraissaient soudain si courts. Posant sa tête au bord du lit, elle se mit à

lui parler à voix basse, tendrement, évoquant les souvenirs qui l'avait particulièrement marquée, leurs éclats de rire, tous les bons moments, et le bonheur qu'ils éprouvaient à

être ensemble.

Peu avant cinq heures, elle fut tirée de ses évocations nos-talgiques par une sensation brutale: quelque chose avait changé.

Inquiète, elle se leva et se pencha au-dessus de Jack pour s'assurer qu'il respirait toujours. Le moniteur de contrôle ne montrant aucun signe de défaillance cardiaque, elle se rendit rapidement à l'évidence: tout était normal.

Ce qui avait changé, c'était l'ambiance sonore. On n'entendait plus la pluie, et pour cause: la tempête était enfin terminée.

Elle jeta un coup d'oeil sur le verre dépoli de la fenêtre.

Après un tel déluge, la ville qui s'étendait à ses pieds, et qu'elle ne voyait pas, devait à présent scintiller. Le spectacle de Los Angeles après la pluie l'avait toujours enchantée, avec les gouttes étincelantes qui brillaient sur les palmes vertes comme autant de perles fines, les rues décrassées, et l'air si pur qu'on distinguait même les montagnes au loin, enfin débarrassées du smog qui les dérobait habituellement à

la vue des citadins. Un Los Angeles rafraîchi par la pluie.

En imaginant que la fenêtre lui ait permis de contempler la ville, elle se demanda si, cette fois, la vision enchante-resse aurait produit sur elle le même effet, et elle se dit que non. Cette ville n'aurait plus jamais le même éclat, même s'il pleuvait pendant quarante jours et quarante nuits.

A cet instant précis, elle sut que leur avenir, celui de Jack, celui de Toby et le sien, résidait ailleurs, loin de Los Angeles. Cette ville n'était plus la leur. quand Jack serait rétabli, ils vendraient la maison et ils partiraient... Ils partiraient quelque part, n'importe o˘, et repartiraient de zéro.

Une telle décision n'était pas exempte de tristesse, elle le pressentait, mais c'était pourtant leur seul espoir.

Elle détourna son regard de la fenêtre et s'aperçut alors que Jack avait ouvert les yeux.

Le coeur de Heather s'emballa.

Elle se souvenait des termes sans équivoque qu'avait employés Procnow. Perte de sang importante, traumatisme sévère, séquelles cérébrales, cerveau endommagé...

Elle hésita à parler, craignant d'obtenir de la part de Jack une réponse à peine balbutiée et incompréhensible.

Il passa la langue sur ses lèvres desséchées.

Sa respiration était étrangement sifflante.

Se penchant au-dessus de lui, elle rassembla tout son courage. " Chéri ? "

Tandis qu'il tournait lentement la tête à gauche, puis à

droite, parcourant des yeux le lieu inconnu o˘ il se trouvait, elle lut sur son visage peur et confusion.

" Jack? Tu m'entends, mon bébé? "

Il fixait le moniteur de contrôle, visiblement hypnotisé par le tracé vert qui s'inscrivait fébrilement en dents de scie sur l'écran, sous le coup d'une agitation nouvelle.

Le coeur de Heather battait la chamade. Le fait qu'il ne réponde pas à ses questions la terrifiait littéralement.

" Jack, ça va? Tu m'entends ? "

Très lentement, sa tête pivota vers elle. Grimaçant, il passa à nouveau la langue sur ses lèvres. " Je suis désolé ", dit-il, d'une voix faible et éraillée.

Etonnée, elle répéta: " Désolé ?

-Je t'avais avertie, le soir o˘ je t'ai demandé ta main...

Tu sais, j'ai toujours été un peu... minable. "

Le rire qui s'échappa alors de la gorge de Heather ressemblait étrangement à un sanglot. Penchée sur lui, en dépit du bord du lit qui lui rentrait douloureusement dans les côtes, elle déposa un baiser sur la joue p‚le et fiévreuse de Jack, et un autre à la commissure de ses lèvres décolorées. " Mon minable à moi, reprit-elle en souriant.

-Soif..., l‚cha-t-il.

-Je vais d'abord me renseigner auprès d'une infirmière. "

A cet instant précis, Maria Alicante fit irruption à la porte du compartiment, alertée par les nouvelles données transmises à l'ordinateur central.

" Il a repris connaissance, et il dit qu'il a soif ", s'écria Heather, savourant la bonne nouvelle jusqu'au dernier mot.

" Un homme a bien le droit d'avoir le gosier sec, après une rude journée comme celle-ci ", dit Maria en contournant le lit de Jack jusqu'à la table de chevet, sur laquelle était posée une carafe d'eau.

" Une bière ", dit Jack.

Tapotant du doigt la poche de la perfusion, Maria s'esclaffa. " Mais que croyez-vous donc qu'il y ait là-dedans ?

-Pas de la Heineken, en tout cas.

-Vous aimez la Heineken, pas vrai? Eh bien, vous savez que nous sommes obligés de réduire les frais d'hospi-

talisation, et il n'est pas question d'utiliser ce breuvage d'importation. " Elle versa à Jack un troisième verre d'eau.

" Chez nous, on prend la Heineken en intraveineuse, c'est ça ou rien.

-Je préférerais ça. "

Ouvrant le tiroir de la table de chevet, Maria en tira une paille en plastique flexible. " Le Dr Procnow se trouve actuellement dans l'hôpital, dit-elle en s'adressant à Heather. Il est en train de passer dans les chambres des patients, et le Dr Delaney vient d'arriver. Dès que j'ai vu que l'élec-tro-encéphalogramme de Jack avait changé, je les ai avertis. "

Walter Delaney était leur médecin de famille. Bien que Procnow soit un homme charmant, et un chirurgien sans doute très compétent, Heather se sentit soulagée à l'idée que l'équipe médicale s'occupant du cas de Jack compterait au moins un visage familier.

" Jack, dit Maria, je ne peux pas redresser votre lit, pour la simple raison qu'il faut absolument que vous restiez allongé sur le dos. Et je ne veux pas non plus que vous redressiez la tête, vous m'entendez? Laissez-moi vous soulever. "

Maria plaça une main derrière la nuque de Jack et souleva sa tête de quelques centimètres. Elle tenait le verre de l'autre main, et Heather n'eut plus qu'à tendre le bras pour placer la paille entre les lèvres de Jack.

" Buvez à petites gorgées, dit Maria. Ce n'est pas le moment de vous étouffer. "

Au bout de six ou sept gorgées, entre lesquelles il avait pris le temps de respirer, il déclara forfait.

La modeste victoire que venait de remporter son mari l'emplit littéralement de joie. Sa capacité à avaler quelques centimètres cubes de liquide sans s'étrangler prouvait certainement que les muscles de son cou n'étaient pas paralysés.

Elle comprit alors à quel point leur vie s'était transformée, puisqu'un acte aussi simple que celui de boire un peu d'eau devenait soudain un triomphe, mais cette constatation ne réussit pas à entacher son bonheur.

Tant que Jack était vivant, il leur était encore possible de retrouver la vie qu'ils avaient connue. La route serait longue, certes. Un pas à la fois. De tout petits pas. Mais la route existait bel et bien et, pour l'instant, rien d'autre ne comptait.

Pendant qu'Emil Procnow et Walter Delaney examinaient Jack, Heather se rendit dans le bureau des infirmières pour téléphoner à la maison. Elle parla quelques instants avec Mae Hong, puis avec Toby, et leur annonça à tous deux que Jack était en forme. Elle savait qu'elle enjolivait un peu la réalité, mais tout le monde avait besoin d'un peu de pensée positive.

" Je peux le voir ? demanda Toby.

- Dans quelques jours, chéri.

- Mais je vais mieux, maman. Je ne suis plus malade du tout.

- On verra ça quand je rentrerai à la maison, de toute façon, ton père a besoin de récupérer.

-Je lui apporterai de la glace au beurre de cacahuète et au chocolat, c'est ce qu'il préfere. Ils n'ont pas de glace comme ça, à l'hôpital, hein ?

-Non, je ne crois pas.

-Dis à papa que je lui en apporterai.

-D'accord, dit-elle.

-Je l'achèterai avec mon argent. Avec mon argent de poche.

-C'est très gentil, Toby. Tu es vraiment un garçon très gentil, tu sais... "

La voix du petit garçon se fit plus douce. " Tu reviens quand? demanda-t-il, timidement.

-Je n'en sais rien, mon chéri. Bientôt. Mais tu seras s˚rement déjà au lit.

-Tu me rapporteras quelque chose de la chambre de papa ?

-qu'est-ce que tu veux dire?

-quelque chose qu'il a dans sa chambre à l'hôpital.

N'importe quoi. quelque chose qui vienne de sa chambre, et que je puisse mettre dans la mienne, comme ça je saurais qu'il est bien là-bas. "

La peur et l'insécurité que révélait la requête du petit gar-

çon faillirent faire perdre à Heather le contrôle émotionnel qu'elle exerçait sur elle-même de toute sa volonté. Son coeur se serra, et elle se força à déglutir avant de répondre. " Bien s˚r, chéri. Je te rapporterai quelque chose.

-Si je dors, réveille-moi.

-D'accord.

-Juré?

-Je te le jure, bout de chou. Bon, il faut que je te laisse.

Sois gentil avec Mae.

-On est en train de jouer au ramy.

-Vous ne pariez pas d'argent, au moins?

-Non. Seulement des olives.

-J'aime mieux ça. Je ne voudrais pas que tu mettes ma copine Mae sur la paille ", dit Heather, et l'éclat de rire de Toby sonna joyeusement à ses oreilles.

Comme elle ne voulait surtout pas déranger les infirmières, Heather s'installa contre le mur, à côté de la sortie.

De là, elle pouvait apercevoir le compartiment de Jack. La porte était fermée, et un rideau en aveuglait à présent la baie vitrée.

Il régnait dans l'unité de soins intensifs un mélange particulier d'odeurs diverses. Elle aurait d˚ commencer à être habituée aux senteurs métalliques des produits désinfectants, mais elles lui semblaient au contraire de plus en plus pré-gnantes, et même sa bouche avait un go˚t amer.

quand les deux médecins sortirent enfin du compartiment de Jack et s'approchèrent d'elle, ils souriaient, mais elle eut pourtant l'inquiétant pressentiment que les nouvelles étaient mauvaises. Leurs sourires n'allaient pas plus loin que les coins de leurs lèvres, et il y avait dans leurs yeux quelque chose de pire que de la sollicitude-de la pitié, peut-être.

Le Dr Walter Delaney avait la cinquantaine et il aurait été

l'acteur idéal pour incarner le père de famille plein de bon sens d'un sitcom du début des années soixante. Tempes gri-sonnantes, visage séduisant, quoiqu'un peu mou, d'o˘ émanait une sorte d'autorité paisible.

" «a va, Heather? " demanda Delaney.

Elle hocha la tête. " Je tiens le choc.

-Comment va Toby ?

-Les gosses ne se rendent pas vraiment compte, vous savez. Tout va bien, tant qu'il sait qu'il pourra voir son père dans deux ou trois jours.

Avec un profond soupir, Delaney se passa une main sur le visage. " Seigneur, je hais ce monde que nous avons fait. "

Heather ne l'avait encore jamais vu aussi en colère. " quand j'étais enfant, les gens ne se tiraient pas dessus dans la rue tous les jours. Nous avions du respect pour la police, et nous savions qu'elle était là pour nous défendre contre les barbares. qui pourra me dire pourquoi les choses ont changé ? "

Ni Heather ni Procnow ne connaissaient la réponse.

" C'est comme si, pendant que j'avais le dos tourné, quelqu'un avait transformé cette ville en un égout, doublé

d'un asile de fous. Ce monde grouille d'individus qui ne res-pectent rien ni personne, mais nous sommes censés les respecter, eux, et nous apitoyer sur le sort de ces assassins, sous prétexte que la société ne leur a pas donné leur chance. " Il soupira à nouveau et hocha la tête. " Excusez-moi. C'est mon jour de garde bénévole à l'hôpital pour enfants, et il y a là-bas deux gamins qui ont été blessés au cours de l'affrontement de deux gangs rivaux. L'un d'entre eux a trois ans, l'autre, six. Des bébés, bon sang... Et maintenant, c'est le tour de Jack.

-Au fait, je ne sais pas si vous êtes au courant, lança Emil Procnow, mais le type qui a fait exploser la station-service ce matin avait sur lui de la cocaÔne et du PCP. S'il utilisait les deux drogues en même temps, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il ait disjoncté...

-Seigneur..: C'est comme s'il avait eu une bombe H

implantée dans le cerveau ", bougonna Delanay, dégo˚té.

La colère des deux hommes était sincère, mais Heather avait la désagréable impression qu'ils cherchaient surtout à

gagner du temps. S'adressant au chirurgien, elle dit: " Le cerveau n'a subi aucun dommage, on dirait. Vous disiez que c'était le principal problème, n'est-ce pas?

-Il n'est pas aphasique, confirma Procnow. Il peut parler, lire, épeler un mot, additionner et soustraire des nombres. Apparemment, ses facultés mentales sont intactes.

-Ce qui signifie qu'il ne devrait avoir aucune séquelles physiques, sur le plan psychomoteur, précisa Walter Delaney, mais il est préférable d'attendre encore un ou deux jours avant de se prononcer. "

Emil Procnow passa ses longs doigts de chirurgien dans la masse bouclée de ses cheveux noirs. " Il se tire remarquablement bien d'affaire, madame McGarvey. Vraiment.

-Mais?"

Les deux médecins échangèrent un regard.

" A l'heure actuelle, dit Delaney, ses deux jambes sont paralysées.

-C'est-à-dire la moitié inférieure de son corps, dit Procnow.

-Et la partie supérieure? demanda-t-elle.

-Là, tout fonctionne normalement, la rassura Delaney.

-Demain matin, dit Procnow, nous nous livrerons à un examen plus approfondi de la colonne vertébrale. Si nous décelons une fracture, Jack sera placé dans une coque en pl‚tre, qui l'immobilisera du menton jusque sous les fesses, et ses jambes seront mises sous traction.

-Il pourra recommencer à marcher?

-Très certainement. "

Les yeux de Heather allaient de Delanay à Procnow. Elle attendait la suite, mais rien ne vint.

" C'est tout ? " fit-elle.

Les médecins se regardèrent à nouveau.

" Heather, dit Delaney, je ne crois pas que vous ayez compris ce qui vous attend, Jack et vous.

-Dites-le-moi, alors.

-Il va rester dans cette coque en pl‚tre entre trois et quatre mois. Pendant ce temps, les muscles de la partie inférieure de son corps vont s'atrophier considérablement, et il n'aura plus la force physique de marcher. En fait, son organisme aura même oublié comment se servir de ses jambes, et il lui faudra alors passer plusieurs semaines dans une maison de rééducation fonctionnelle. Tout ça va être très pénible.

-C'est tout ? " demanda-t-elle.

Ce fut Procnow qui répondit. " C'est déjà bien plus qu'il n'en faut.

-Mais ça pourrait être tellement pire ", lui rappela-t-elle.

Lorsqu'elle fut seule avec Jack, elle s'approcha de lui et, tendrement, passa la main sur son front moite.

" Tu es belle, lui dit-il d'une voix encore faible.

-Menteur.

-Très belle.

-Je ressemble à une vieille baudruche. "

Il sourit. " Juste avant de tomber dans les pommes, je me suis demandé si je te reverrais un jour.

-Tu ne crois quand même pas que je te laisserais me quitter aussi aisément?

-Ah oui? Il faudrait que je meure vraiment, c'est ça?

-Même si tu étais mort, je te retrouverais. Je te retrouverais n'importe o˘.

-Je t'aime, Heather.

-Et moi, je t'aime plus que tout, plus que la vie ellemême ", répondit-elle.

Elle sentit des larmes poindre sous ses paupières, mais elle ne voulait surtout pas pleurer devant lui. Il fallait être positif, et garder le moral.

Il cligna des yeux, puis il soupira. " Je suis épuisé.

-«a, c'est très étonnant. "

Il eut un nouveau sourire. " Rude journée, aujourd'hui, au boulot.

-Ah bon ? Je croyais que les flics passaient leur temps à

manger des hamburgers et à racketter les dealers.

-Pas seulement. Parfois, on passe à tabac d'honnêtes citoyens.

-Je vois... C'est ce qui a d˚ te fatiguer. "

Jack avait fermé les yeux.

Elle caressait toujours son front. Les mains de Jack étaient dissimulées par les manches de la camisole, et elle aurait désespérément voulu les toucher.

Soudain, il ouvrit les yeux. " Luther est mort? "

Elle hésita. " Oui.

-C'est ce que je pensais, mais j'espérais que...

-Tu as sauvé la vie de la femme, Mme Arkadian.

-C'est mieux que rien. "

Les paupières de Jack s'étaient closes à nouveau.

" Repose-toi, bébé.

-Tu as des nouvelles d'Alma? "

Alma Bryson, l'épouse de Luther.

" Non, pas encore. Tu sais, il m'était difficile de quitter cette pièce.

-Va la voir, murmura-t-il.

-Entendu.

-Moi, ça va. C'est elle qui... C'est elle qui a besoin de toi, à présent.

-Comme tu voudras.

-Je me sens tellement fatigué... " souffla-t-il, avant de replonger dans un profond sommeil.

Lorsque Heather quitta le chevet de Jack, elle trouva dans la salle d'attente le comité de soutien, qui se réduisait à

présent à trois personnes: deux policiers en uniforme dont elle ne connaissait pas les noms, et Gina Tendero, l'épouse d'un des collègues de Jack. Elle leur apprit que Jack était sorti du coma, et tous en furent enchantés. Dès le lendemain, le bouche à oreille allait fonctionner, et tout le service serait bientôt au courant. Contrairement aux médecins, les collègues de Jack comprirent parfaitement qu'elle ait refusé de prendre au tragique la paralysie partielle de Jack et l'hospi-talisation qu'elle impliquait.

" Il faut que quelqu'un me ramène chez moi, dit Heather, pour que je récupère ma voiture. Je dois absolument passer chez Alma Bryson.

-Je vais t'y emmener, si tu veux, puis je te raccompa-gnerai chez toi, dit Gina. Moi aussi, j'ai envie de voir Alma. "

Gina Tendero était la femme de flic la plus exubérante de tout le service, et peut-être même de toute la police de Los Angeles. Elle avait vingt-trois ans, mais elle en paraissait quatorze. Ce soir-là, juchée sur des talons de douze centimètres, elle portait un pantalon et une veste de cuir noir, un pull rouge et un énorme médaillon en argent, orné du por-trait en couleurs d'Elvis, ainsi qu'une paire de boucles d'oreilles tout à fait étonnante. On aurait dit deux de ces casse-tête chinois que les hommes d'affaires surmenés s'appliquent à démonter, lorsqu'ils veulent se changer les idées. Ses ongles laqués étaient d'un très beau mauve, assorti à la couleur de son ombre à paupières, quoique moins discret. quant à la masse de boucles brunes qui retombait en cascade sur ses épaules, elle rappelait étrangement les per-ruques de Dolly Parton, sauf que c'étaient ses vrais cheveux.

Bien qu'elle n'ait guère mesuré plus d'un mètre soixante, et pesé moins de cinquante kilos, Gina en imposait toujours.

Tandis qu'elle longeait les couloirs de l'hôpital en compagnie de Heather, faisant plus de bruit en marchant qu'un homme deux fois plus lourd qu'elle, elle s'attira les regards désapprobateurs des infirmières, que le tac-tac-tac de ses talons sur le carrelage avait alertées.

" «a va, Heather? ", lui demanda Gina, alors qu'elles se dirigeaient vers le parking de l'hôpital, ˘n b‚timent de quatre étages.

" Ouais, ça va.

-Vraiment?

-«a va aller, ne t'en fais pas. "

Parvenues au bout d'un couloir, elles poussèrent une porte métallique verte qui donnait sur l'étage o˘ était garée la voiture de Gina. Murs en béton, plafond bas, atmosphère glaciale. Presque la moitié des ampoules étaient cassées, malgré

les grilles qui les protégeaient, et les zones d'ombres entre les voitures offraient d'innombrables cachettes.

Gina sortit de son sac un petit aérosol et le tint à la main l'index sur la détente. " C'est quoi ? dit Heather.

-Ben... Une bombe lacrymogène, pourquoi? T'en as pas une ?

-Non.

-Tu te crois o˘, ma fille ? A Disneyland ? "

Elles longeaient l'allée en béton. "Je devrais peut-être m'en acheter une.

-Impossible. Ces salauds de politiciens ont voté une loi qui les rend illégales. C'est qu'il ne faudrait pas qu'un pauvre violeur asthmatique soit allergique au gaz lacrymogène, tu comprends. Demande à Jack, ou à l'un des gars du service, ils pourront t'en procurer un. "

Gina conduisait une Ford, un modèle bas de gamme, mais pourvu d'une alarme, qu'elle débrancha à l'aide de la télécommande. Les phares s'allumèrent, une sonnerie stridente retentit brièvement, et les portières se déverrouillèrent.

Après un dernier coup d'oeil autour d'elles, elles s'installèrent à l'avant et refermèrent aussitôt les portes.

Gina fit démarrer la Ford, puis hésita un instant. " Tu sais, Heather, tu peux pleurer sur mon épaule, ma veste est imper-méabilisée.

-Je t'assure, ça va.

-Tu n'es pas en train de faire des cachotteries, j'espère ?

-Gina, il est vivant. Le reste n'a aucune importance.

-Jack, pendant quarante ans, dans un fauteuil roulant?

-Peu importe, tant que je peux lui parler et me serrer contre lui la nuit. "

quelques secondes durant, Gina la fixa. Puis elle dit:

" Tu le penses vraiment, je le sens. Tu sais à quoi t'attendre, mais ça ne change pas ton point de vue. Bien. Je m'étais toujours dit que tu en étais une, mais c'est bon de savoir que je ne m'étais pas trompée.

-Une quoi ? "

Repoussant le frein à main et passant la marche arrière, Gina s'écria gaiement: " Une sacrée gonzesse. "

Heather éclata de rire. " J'imagine que c'est un compliment, venant de ta part.

-Putain, t'as raison, ma fille. Et un super-compliment, tu peux le croire. "

Lorsque Gina eut payé la somme requise à la sortie du parking et qu'elles se retrouvèrent dehors, le soleil couchant était justement en train de nimber les nuages d'or et de feu.

Pourtant, tandis qu'elles traversaient la ville et que le crépuscule se teintait peu à peu d'écarlate, le spectacle familier des rues et des immeubles semblait appartenir à une autre planète. Heather McGarvey avait passé toute sa vie adulte à

Los Angeles, mais elle s'y sentait comme en terre étrangère, à présent.

La maison des Bryson, une jolie construction de style espagnol, se tenait au numéro 777 d'une rue bordée de sycomores, dans la Valley, à la limite de Burbank. Les branches nues des grands arbres dessinaient d'étranges géométries dans un ciel que les lumières de la ville, la nuit venue, saturaient d'une clarté boueuse. Devant le 777, dans l'allée et sur le trottoir, de nombreuses voitures étaient garées, serrées les unes contre les autres. On comptait plusieurs véhicules de police.

La maison grouillait d'amis et de parents, pour la plupart des flics, en uniforme ou en civil. Noirs, Hispaniques, Blancs et Asiatiques s'étaient rassemblés pour témoigner leur soutien à la famille de Luther Bryson, dans un élan de solidarité qui ne se manifestait que rarement à l'extérieur de leur petite communauté.

Dès qu'elle eut franchi le seuil de la porte, Heather se sentit chez elle, et enfin en sécurité. Tandis qu'elle se frayait un passage à travers le salon et la salle à manger, cherchant des yeux Alma, on lui demanda à plusieurs reprises des nouvelles de Jack. Visiblement, la rumeur avait circulé, et l'amélioration de son état de santé était connue de tous.

Plus clairement que jamais, Heather avait conscience d'appartenir à la grande famille de la police de Los Angeles.

Elle était femme de flic, bien plus que simplement californienne, mais les choses n'avaient pas toujours été ainsi. Il était difficile de maintenir une quelconque allégeance spirituelle à une ville noyée sous la défonce et l'industrie porno, une ville en proie aux gangs et à leur violence, drapée dans le cynisme mondain de bon aloi à Hollywood, et contrôlée par des politiciens aussi vénaux et démagogiques qu'incompétents. Les affrontements sociaux et leur pouvoir destructeur séparaient la ville-et le pays tout entier-en clans et en tribus, et même si elle trouvait chez les flics le réconfort dont elle avait besoin, elle n'ignorait pas le danger que représentait la division manichéenne du monde. Nous contre les autres.

Alma se trouvait dans la cuisine en compagnie de sa soeur, Faye, et de deux autres femmes, et toutes étaient affairées à

diverses t‚ches culinaires, épluchant des légumes, pelant des fruits, r‚pant du fromage. Alma étalait énergiquement de la p‚te à tarte sur une plaque de marbre, et les g‚teaux, dans le four, embaumaient toute la cuisine.

Heather posa la main sur l'épaule d'Alma, qui leva vers elle des yeux plus vides que ceux d'un mannequin de cire.

Clignant des paupières, Alma essuya aussitôt ses mains blanches de farine sur son tablier. " Heather, tu n'avais pas besoin de venir, il fallait rester auprès de Jack. "

Les deux femmes s'embrassèrent, et Heather dit: "Je voudrais tant pouvoir faire quelque chose, Alma.

-Moi aussi, ma fille. Moi aussi. "

Heather jeta alors un coup d'oeil autour d'elle.

" Pourquoi tous ces préparatifs ?

-On enterre Luther demain après-midi. Comme ça, le plus dur sera fait. Après la cérémonie, tout le monde se retrouvera ici, et il faut bien que je nourrisse les gens.

-D'autres que toi pourraient s'occuper de ça.

-Je préfere donner un coup de main, dit Alma. Je n'ai rien à faire, à part rester assise dans un coin. Et je n'ai vraiment pas envie de penser, en ce moment, comme tu peux t'en douter. Si je ne fais rien, si mon esprit n'est pas occupé, je vais devenir folle. Tu comprends ce que je veux dire, n'est-ce pas, Heather ? "

Heather hocha la tête. " Oui, je sais, Alma.

-J'ai entendu dire, poursuivit-elle, que Jack va rester à

l'hôpital, puis en maison de rééducation, pendant des mois.

Toby et toi, vous allez être seuls à la maison. Tu te sens prête à affronter cette situation ?

-Nous irons le voir tous les jours. On est tous les trois dans la même galère, tu sais.

-Ce n'est pas du tout ce que je voulais dire.

-Bien s˚r, ça va être dur, mais...

-Ce n'est pas non plus ce que je pense. Viens, je vais te montrer quelque chose. "

Heather suivit Alma dans sa chambre à coucher, et celle-ci referma soigneusement la porte derrière elles.

" Luther s'inquiétait toujours de savoir ce que je deviendrais s'il lui arrivait malheur, et il s'est arrangé pour que j'apprenne à me débrouiller toute seule. "

Assise sur le tabouret de la coiffeuse, Heather, incrédule, vit Alma extirper de leur cachette les armes qui y étaient dissimulées.

Elle retira un pistolet-mitrailleur de dessous le lit. " «a, c'est la meilleure arme de défense individuelle qu'on puisse trouver. C'est du. 12. Assez puissant pour descendre n'importe quel crétin défoncé au PCP en train de se prendre pour Superman. Pas besoin de savoir viser, il suffit seulement de pointer le canon sur le type et de tirer. " Et elle reposa le fusil sur le lit.

Alma retira alors une carabine de derrière l'armoire. Une arme lourde, méchante, avec un canon ventilé, un viseur et un gros chargeur. " C'est un fusil d'assaut Heckler & Koch HK9l, expliqua Alma. Mais il est devenu difficile de s'en procurer en Californie. " Elle le déposa sur le lit, à côté du pistolet-mitrailleur.

Ouvrant ensuite le tiroir de la table de nuit, elle en sortit un énorme révolver. " Browning 9 mm semi-automatique. Il y a le même dans l'autre table de nuit.

-Seigneur, Alma, mais c'est un véritable arsenal que tu as là, s'exclama Heather.

-Seulement des armes différentes, pour des utilisations différentes. "

Alma Bryson mesurait un mètre soixante-dix, sans pour autant ressembler à une virile amazone. Jolie, fine, elle avait des traits délicats, un long cou de cygne, et des poignets aussi fragiles que ceux d'une enfant de douze ans. Ses longues mains aux gestes gracieux paraissaient bien incapables de manier les lourdes armes qu'elle possédait, mais elle savait s'en servir, cela ne faisait aucun doute.

quittant le tabouret, Heather dit: " Je comprends que tu tiennes à avoir un révolver pour te défendre, et peut-être aussi un pistolet-mitrailleur. Mais une arme d'assaut? "

Les yeux fixés sur le Heckler & Koch, Alma répondit, d'une voix sourde: " Assez précis pour toucher une cible située à une centaine de mètres en plein dans le mille. «a tire des cartouches NATO capables de transpercer un tronc d'arbre, un mur en brique, ou même une carrosserie de voiture, et d'avoir quand même le type qui se planque de l'autre côté. Extrêmement fiable. Tu peux tirer des centaines de fois, jusqu'à ce que le canon soit br˚lant, sans risques qu'il s'enraye. Je crois que c'est le modèle qu'il te faut, Heather.

Il faut te préparer. "

Telle Alice au pays des merveilles, Heather avait l'impression de suivre le Lapin blanc le long d'un souterrain sombre et inquiétant. " Me préparer à quoi ? "

Le visage d'Alma se durcit, et sa voix tremblait de colère.

" Il y a des années que Luther avait prévu ce qui se passe en ce moment. Il disait toujours que les politiciens étaient en train de démolir mille ans de civilisation, pierre après pierre, sans rien b‚tir à la place.

-C'est vrai, mais...

-Il disait que ce serait aux flics à assurer, quand tout se casserait la gueule, mais qu'à ce moment-là, la police serait tellement dévalorisée et dépréciée que personne ne la res-pecterait plus, et qu'il serait alors impossible pour elle de faire quoi que ce soit. "

La rage était le seul refuge d'Alma Bryson. Son unique moyen de contenir ses larmes, c'était d'avoir la haine.

Heather trouvait que la réaction d'Alma était plutôt malsaine, mais elle n'avait rien à lui proposer à la place. Faire simplement preuve de sympathie était hors de propos. Alma et Luther étaient mariés depuis seize ans et ils s'étaient totalement dévoués l'un à l'autre. N'ayant pas pu avoir d'enfant, ils étaient très proches, et Heather ne pouvait qu'imaginer l'immense douleur d'Alma. Le monde était cruel. L'amour, le vrai, profond et authentique, n'était pas facile à trouver.

Et on ne le rencontrait qu'une fois dans sa vie. Alma devait avoir le sentiment que les meilleures années de sa vie étaient maintenant derrière elle, alors qu'elle n'avait que trente-huit ans. Elle n'avait pas seulement besoin d'entendre des paroles gentilles ou de pleurer sur une épaule amie et, comme il fallait qu'elle trouve un exutoire à sa fureur, elle s'en prenait aux politiciens et au système lui-même.

Après tout, elle réagissait peut-être sainement. Si plus de gens avaient cru bon de se mettre en colère, des années auparavant, le pays n'en serait peut-être pas arrivé là.

" Tu as des armes ? lança Alma.

-Une.

-C'est quoi?

-Un revolver.

-Tu sais t'en servir?

-Oui.

-Un revolver, ça ne suffit pas.

-Les armes me mettent mal à l'aise, tu le sais, Alma.

-La nouvelle est déjà passée à la télé, et elle sera demain dans tous les journaux. La tragédie de la station-service. Tout le monde va savoir que vous êtes seuls, Toby et toi, y compris tous ceux qui n'aiment pas les flics ni les femmes de flics. L'un de ces idiots de gratte-papier donnera probablement ton adresse, et il faut que tu sois prête à tout.

De nos jours, il peut se passer n'importe quoi. "

La paranoia d'Alma, que Heather n'avait jamais soup-

çonnée jusqu'à cet instant, ne lui ressemblait pas du tout, et elle frissonna. Mais même si le regard glacial de son amie l'effrayait un peu, elle se demandait si les déclarations péremptoires d'Alma n'étaient pas plus rationnelles qu'elles n'y paraissaient. Néanmoins, qu'elle soit capable de prendre au sérieux un point de vue aussi franchement paranoiaque la fit à nouveau frissonner, plus longuement cette fois.

" Il faut se préparer au pire ", dit Alma Bryson en se saisissant du fusil de chasse. " Tu n'as pas que ta peau à

défendre. Songe également que tu as un fils, et qu'il faut que tu penses aussi à Toby. "

Alma était là, devant elle, une jolie jeune femme noire au sourire capable d'apprivoiser un lion, au rire angélique, ado-rant le jazz et l'opéra, fréquentant les musées, cultivée, raffinée, chaleureuse, et elle était en train de tenir une arme ridiculement trop grosse pour des mains aussi délicates. La rage était devenue pour elle la seule alternative possible au désespoir suicidaire. Alma ressemblait aux personnages des posters révolutionnaires qui ne représentaient personne en particulier, mais plutôt un symbole sauvagement romantique.

Heather avait le sentiment inquiétant d'assister non seulement à la colère d'une femme livrée au chagrin et au désespoir, mais à une prémonition du sombre avenir de la société

tout entière, livrée à une tempête dévastatrice.

" Démoli brique par brique, dit Alma, solennelle. Et rien pour remplacer ce qu'ils ont détruit. "

CHAPITRE SEPT

Pendant vingt-neuf nuits consécutives, rien ne vint troubler la quiétude des montagnes du Montana, à l'exception de blizzards occasionnels, des hululements d'une chouette en chasse, et des hurlements lointains des bandes de loups gris.

Peu à peu, Eduardo Fernandez avait retrouvé son assurance habituelle, et il avait cessé de guetter la tombée de la nuit avec une sorte d'inquiétude tranquille.

Il aurait d'ailleurs pu retrouver son équilibre plus rapidement, s'il avait eu plus de travail. Le mauvais temps l'avait empêché d'accomplir dans le ranch les t‚ches de routine; avec le chauffage électrique et la provision de b˚ches destinées aux cheminées, il n'avait pas grand-chose à faire durant les mois d'hiver, sinon hiberner en attendant le retour du printemps.

Depuis qu'il en avait la charge, le ranch n'avait jamais été

exploité professionnellement. Trente-quatre ans plus tôt, Margarite et lui avaient été embauchés par Stanley quartermass, un riche producteur de cinéma, qui était tombé amoureux du Montana et voulait y établir sa résidence secondaire.

On ne pratiquait dans le ranch ni l'élevage ni la culture, et l'endroit était d'usage strictement privé.

quatermass aimait les chevaux, et il avait donc construit une confortable écurie chauffée, comptant dix boxes, à une centaine de mètres au sud de l'habitation principale. Il passait environ deux mois par an au ranch, pour des séjours d'une à deux semaines, et il incombait à Eduardo, en l'absence du producteur, de s'assurer que les chevaux recevaient des soins attentifs et profitaient au maximum du grand air des montagnes. S'occuper des animaux et de la propriété constituait l'essentiel de son boulot. Margarite, elle, faisait office de gouvernante.

Eduardo et Margarite habitaient la maison des gardiens, une petite construction basse très confortable, avec deux grandes chambres. Construite en pierre, elle se tenait au milieu des sapins, à moins d'une centaine de mètres à

l'ouest de la grande maison, à la lisière de la forêt. Tommy, l'unique enfant du couple, avait grandi ici jusqu'à ce que la vie urbaine exerce sur lui son pouvoir fatal, et qu'il aille vivre en ville à l'‚ge de dix-huit ans.

quand Stanley quartermass avait trouvé la mort dans l'accident de son avion privé, Eduardo et Margarite avaient eu la surprise d'apprendre qu'il leur léguait le ranch, ainsi qu'une somme suffisamment importante pour leur permettre de prendre leur retraite sans plus attendre. Le producteur s'était occupé de son vivant de ses quatre ex-épouses, et il n'avait pas eu d'enfant, de sorte qu'il avait généreusement partagé la plus grande partie de ses biens entre ceux de ses employés qu'il estimait le plus.

Ils avaient donc vendu les chevaux et fermé la petite maison en pierre, pour s'installer dans la grande b‚tisse d'allure victorienne, avec des poutres apparentes, des volets extérieurs, des avant-toits sculptés et de larges porches, devant et derrière. «'avait été étrange, pour eux, de se retrouver propriétaires, mais le sentiment de sécurité avait été le bien-

venu, bien qu'un peu tardif-ou justement parce qu'il l'était.

Eduardo était maintenant un veuf retraité qui nageait dans l'aisance, mais qui n'était pas assez occupé. Et qui avait trop d'idées bizarres grouillant dans la tête. Des sapins lumineux, franchement...

A trois reprises durant le mois de mars, il prit le volant de sa Jeep Cherokee et roula jusqu'à Eagle's Roost, la ville la plus proche. Là, il déjeuna chez Jasper's Diner, parce qu'il adorait leur steak Salisbury, qu'ils servaient avec des frites maison. Il acheta ensuite des magazines et quelques livres de poche au drugstore, et il fit ses courses à l'unique supermarché de la ville. Son ranch se trouvant à une vingtaine de kilomètres de Eagle's Roost, il aurait pu venir en ville tous les jours s'il l'avait désiré, mais trois fois par mois lui suffi-saient largement. C'était un petit bourg, de trois ou quatre mille habitants; pourtant, même dans son isolement, il appartenait à un monde trop moderne pour plaire à un homme comme lui, accoutumé à la paix des montagnes.

A chacune de ses visites, il avait envisagé de s'arrêter chez le shérif du comté, afin de signaler le son étrange et les lumières bizarres qu'il avait détectés dans la forêt. Mais il savait à l'avance qu'on le prendrait pour un vieux fou, et qu'on glisserait sa déposition dans le dossier intitulé

PLAINTES IRRECEVABLES.

Au cours de la troisième semaine de mars, le printemps débarqua officiellement et, dès le lendemain, une tempête déposa une nouvelle couche de neige, d'une vingtaine de centimètres. Ici, sur le versant est des Rockies, l'hiver était généralement peu disposé à céder la place au redoux.

Ainsi qu'il l'avait fait toute sa vie, il faisait tous les jours une longue promenade, mais il restait dans la longue allée qui menait à la grande maison victorienne, et qu'il dégageait lui-même après chaque chute de neige, ou se promenait à

travers champs, tout en se gardant bien d'approcher les terres plus au nord, et la forêt, à l'ouest.

Sa couardise l'irritait au plus haut point, et d'abord parce qu'il ne se l'expliquait pas. Depuis toujours avocat fervent de la rationalité et de la logique, il prétendait que le monde manquait singulièrement et de l'une et de l'autre. Il se méfiait de ceux qui réagissaient émotionnellement plutôt qu'intellectuellement. Mais voilà que sa propre raison lui faisait à présent défaut, et que la logique ne parvenait pas à

vaincre cette conscience instinctive du danger qui lui inter-

disait de s'approcher des sapins et de la nuit permanente régnant sous leurs branches.

Fin mars, il commença à penser que le phénomène n'avait finalement été qu'un incident ponctuel, ne tirant pas à conséquence. Un phénomène rare, mais naturel. Peut-être une perturbation électromagnétique quelconque. qui ne présentait pour lui pas plus de danger qu'un simple orage d'été.

Le 1eravril, il vida les chargeurs des carabines et des fusils. Après les avoir soigneusement nettoyés, il replaça les armes à leur place dans son bureau.

Toutefois, encore légèrement troublé, il décida de garder le pistolet de tir.22 sur sa table de nuit. Ce dernier n'était pas d'une grande puissance, mais, chargé de balles à pointe creuse, il pouvait faire du dég‚t.

Le matin du 4 avril, au milieu de la nuit, Eduardo fut réveillé par une sorte de feulement sourd, dont l'intensité

variait alternativement. Exactement comme au début du mois de mars, la pulsation sonore s'accompagnait de l'écho, tout à fait surnaturel, d'une oscillation électronique.

Il s'était assis dans son lit, clignant des yeux en direction de la fenêtre. Depuis la mort de Margarite, il ne dormait plus dans la grande chambre, donnant à l'avant de la maison, qu'il avait partagée avec elle. Il passait maintenant ses nuits dans l'une des deux petites pièces, à l'arrière. Par conséquent, la fenêtre était face à l'ouest, à cent quatre-vingt degrés de la forêt qui s'étendait à l'est, o˘ il avait vu l'étrange lumière.

La lampe posée sur la table de nuit ne s'allumait pas à

l'aide d'un interrupteur, mais d'une chaînette. Juste avant de tirer sur cette dernière, Eduardo eut le sentiment très net que quelque chose se trouvait dans la petite pièce avec lui, une chose qu'il valait mieux ne pas voir. Les doigts sur les mail-lons métalliques, il hésita. Il fouilla du regard l'obscurité, le coeur battant, comme s'il venait de se réveiller en plein cauchemar, un monstre à ses côtés. quand il se décida enfin à

tirer sur la chaînette de la lampe, la clarté qui envahit la chambre ne révéla aucune présence.

Prenant la montre posée sur la table de nuit, il regarda quelle heure il était. 1 heure 19.

Il rejeta les couvertures loin de lui et se leva. Il portait un caleçon long, et sa paire de jeans et sa chemise de flanelle étaient à portée de main, pliés sur l'accoudoir du fauteuil, à

côté duquel il avait placé ses bottes. Il avait ses chaussettes aux pieds, parce qu'il craignait le froid.

Le son était plus fort que le mois précédent, et la pulsation se répandait dans la maison de façon nettement plus sensible que la dernière fois. En mars, Eduardo avait ressenti une espèce de pression dont l'intensité suivait le rythme des pulsations, et formant, comme le son lui-même, des séries de vagues, qui culminaient l'une après l'autre. A présent, la pression s'était considérablement accrue. Il ne se contentait plus de la ressentir, c'était maintenant physique, sans aucun rapport avec de quelconques conditions atmosphériques, et la sensation lui évoquait plutôt une marée arctique à l'assaut de son corps.

Il s'habilla si vite qu'au moment o˘ il se saisit du pistolet posé sur la table de nuit, la chaînette de la lampe en battait encore follement le pied en cuivre. Les vitres des fenêtres vibraient, et les cadres accrochés aux murs tremblaient sur leur clou.

Il se précipita au rez-de-chaussée, dans le hall d'entrée, o˘

l'on voyait sans avoir besoin d'allumer. Dans la porte, les carreaux biseautés du vitrail ovale étincelaient d'une lumière mystérieuse qui brillait au-dehors. Celle-ci était bien plus puissante que le mois précédent. Le verre coloré décompo-sait les rayons couleur d'ambre en un arc-en-ciel multicolore, projetant sur le sol et les murs des éclats bleus, verts, jaunes et rouges, et Eduardo eut soudain l'impression de se trouver dans une église.

Sur la gauche, dans le salon obscur o˘ aucune lumière ne perçait les rideaux tirés, une collection de presse-papier en verre et divers bibelots se mirent à trembler, tandis que les figurines en porcelaine disposées dans une vitrine cliquetaient sur leur étagère.

A la droite d'Eduardo, dans le bureau aux murs tapissés de bouquins, les stylos rebondissaient sur le sous-main, un tiroir s'ouvrait et se refermait au ryhtme des vagues de pression, et le grand fauteuil tressautait au point de faire craquer ses roulettes.

Eduardo ouvrit la porte d'entrée, et la plupart des taches de lumière multicolores s'évanouirent, comme absorbées par une autre dimension, celles qui persistaient se réfugiant sur le mur de droite du hall, o˘ elles se mêlèrent en une mosaÔque vibrante.

La forêt, quant à elle, s'éclairait précisément à l'endroit o˘ il avait aperçu la lumière pour la première fois. La lueur ambrée émanait du même groupe de sapins et du sol au-dessous, comme si les aiguilles et les pommes de pin, la terre, les cailloux et la neige s'étaient changés en autant d'éléments incandescents, diffusant une puissante clarté sans pour autant se consumer. Cette fois, la lueur était plus intense, à l'instar du grondement,nettement plus perceptible lui aussi, et des vagues de pression atmosphérique, dont l'intensité avait également augmenté.

Il se retrouva en haut des marches sans se souvenir d'être sorti de la maison et d'avoir traversé le porche. Jetant un coup d'oeil derrière lui, il s'aperçut qu'il avait refermé la porte.

Les basses fréquences déferlaient dans la nuit au rythme d'une trentaine à la minute, mais le coeur d'Eduardo battait dix fois plus vite. Il avait envie de tourner les talons et de rentrer.

Son regard s'abaissa jusqu'à l'arme qu'il tenait à la main.

Il aurait préféré que le fusil soit chargé et prêt à l'emploi.

Il releva la tête et eut un choc en s'apercevant que la lisière de la forêt s'était rapprochée. Les sapins lumineux avaient bougé.

Puis il comprit que c'était lui qui s'était déplacé. Il se retourna et vit que la maison se trouvait à présent à cinq mètres derrière lui. Il avait descendu les marches du porche sans s'en rendre compte. La trace de ses pas maculait la neige.

" Non ", fit-il d'une voix tremblante.

Tel un courant marin, le grondement semblait vouloir le retenir, l'éloignant sans rel‚che du rivage. Le hululement plaintif résonnait dans l'air comme le chant de sirènes électroniques, l'interpellant au plus profond de lui-même, si bien qu'il comprenait le message sans en entendre les mots.

C'était comme une musique dans ses veines, qui l'attirait irrésistiblement vers le feu sans flammes qui br˚lait dans la forêt.

Ses pensées se faisaient confuses.

Cherchant à reprendre ses esprits, Eduardo leva les yeux vers le ciel étoilé. Une brume légère était accrochée à la vo˚te céleste, illuminée par les rayons de la lune argentée.

Il ferma les yeux. Et trouva assez de force pour résister à

l'attraction que chaque vague sonore exerçait sur lui.

Mais, lorsqu'il ouvrit à nouveau les paupières, il découvrit que toute résistance était vaine. Il s'était encore rapproché

des sapins, et se tenait à présent à une dizaine de mètres de l'orée de la forêt, si proche de l'aveuglante clarté irradiant des branches, des troncs et du sol lui-même qu'il en clignait des yeux.

La lueur ambrée était à présent striée de rouge.

Terrorisé, Eduardo avait dépassé le stade de la peur. En proie à une violente panique, il parvint à maîtriser ses intestins et sa vessie, mais il tremblait si fort qu'il n'aurait pas été

étonné d'entendre ses os s'entrechoquer. Pourtant, les battements de son coeur s'étaient calmés. Son rythme cardiaque s'était radicalement ralenti, et ses trente pulsations à la minute étaient calquées sur celles de l'onde sonore, qui semblait émaner de partout à la fois.

Avec un rythme cardiaque aussi bas, il aurait d˚ être incapable de tenir debout. Le sang ne parvenant plus à son cerveau, il aurait d˚ perdre conscience, et voir ses perceptions altérées. A moins que le son n'ait accéléré sa fréquence afin de s'accorder sur les palpitations de son coeur.

Curieusement, il ne sentait plus l'air glacé. Pourtant, aucune chaleur n'accompagnait l'énigmatique lueur.

Eduardo n'avait ni chaud ni froid.

Il ne sentait pas non plus le sol sous ses pieds. Les notions de gravité, de poids et de fatigue musculaire avaient disparu.

Il aurait tout aussi bien pu flotter.

Les odeurs de l'hiver n'étaient plus perceptibles. Evanoui, le parfum d'ozone de la neige. Partie, la fraîche senteur des sapins qui se dressaient devant lui. Envolées, les émanations aigres de la sueur glacée qui couvrait son corps.

Sur sa langue, aucun go˚t. C'était d'ailleurs la chose la plus bizarre de toutes. Il ne s'était encore jamais rendu compte de l'existence, dans sa bouche, d'une gamme infiniment variée de saveurs, même quand il n'était pas en train de manger. A présent, plus rien. De la fadeur. Ni sucrée ni acide. Ni salée ni amère. C'était plus que de la fadeur, c'était même au-delà. Rien. Nada. Il déglutit, saliva de son mieux, mais rien n'y fit.

Toutes ses facultés sensorielles semblaient se focaliser uniquement sur la lueur spectrale qui sourdait des sapins et sur l'implacable marée sonore. Il ne sentait plus les basses fréquences pénétrer son corps, au contraire: c'était maintenant de lui, Eduardo, que le son sortait, affluant hors de lui comme des sapins.

Soudain, il se retrouva à la lisière de la forêt, debout sur un sol plus instable que de la lave en fusion. Au coeur du phénomène. Regardant ses pieds, il s'aperçut qu'il était comme planté sur une plaque de verre, au-dessous de laquelle bouillonnait une mer en flammes, une mer plus profonde que les plus sombres des cieux. La contemplation d'un tel abîme lui arracha un cri de panique, mais pas le moindre souffle ne s'échappa de sa gorge.

Effrayé et intrigué à la fois, Eduardo porta alors le regard sur le reste de son corps, et il constata que la lueur ambrée et ses stries écarlates émanaient également de lui. On aurait dit un extraterrestre débordant d'une énergie inconnue. Ou la réincarnation d'un esprit indien sacré, venu du sommet des montagnes pour rassembler les guerriers des anciennes tribus, les Blackfeet, les Crow, les Sioux, les Assiniboins, les Cheyennes, et tous ces peuples qui dominaient les étendues sauvages du Montana avant l'arrivée des Blancs.

Il leva la main gauche, afin de l'examiner de plus près. La peau en était devenue transparente, la chair, translucide. Il vit tout d'abord les os de ses mains et les phalanges de ses doigts, formes allongées et gris‚tres qui se détachaient de la masse d'ambre fondue dont ses membres semblaient faits.

Et, tandis qu'il avait le regard fixé sur sa main, les os de celle-ci devinrent transparents à leur tour. Eduardo n'était plus qu'un homme de verre, sans la moindre substance, une fenêtre par laquelle on voyait un brasier infernal, celui-là

même qui faisait rougeoyer le sol et les sapins.

Le flot de son et la vibration électronique, de plus en plus puissants, provenaient du magma, et, comme précédemment, il perçut clairement la présence de quelque chose. Une chose qui étouffait, et qui luttait pour se dégager de la gangue dont elle était prisonnière.

quelque chose qui essayait de forcer une porte.

C'était précisément sur le seuil de cette porte que se tenait Eduardo.

Sur le seuil.

Une étrange certitude s'empara alors de lui: si la porte venait à s'ouvrir alors qu'il se trouvait devant elle, il éclate-rait en des millions d'atomes, comme s'il n'avait jamais existé. Il deviendrait la porte. Un visiteur inconnu allait surgir du feu et passer au travers de lui. Par lui.

Seigneur, viens-moi en aide, priait-il, bien qu'il ne soit jamais allé à l'église.

Il tenta de bouger.

Impossible.

Dans ses mains levées vers le ciel, dans son corps tout entier, dans les sapins et les cailloux, dans la terre, la lueur des flammes se fit moins ambrée, et plus rouge, plus br˚lante, d'un écarlate effervescent. Puis des veines incandes-centes apparurent brusquement, d'une brillance aveuglante.

Les pulsations maléfiques enflaient et explosaient sans rel‚che, tels les pistons colossaux du moteur de l'Univers lui-même, perpétuellement en marche. La pression montait dans son organisme vitrifié, fragile comme du cristal, en proie au feu et au tonnerre...

Noir absolu.

Silence.

Froid.

Il se réveilla à l'orée de la forêt, baigné par le clair de lune. Sentinelles sombres et immobiles, les sapins montaient la garde.

Il avait récupéré l'usage de ses cinq sens. La faible odeur d'ozone qui se dégageait de la couche de neige fraîche, celles de la masse dense des arbres, de sa propre sueur-et de son urine. En revanche, il n'avait pas contrôlé sa vessie.

Le go˚t qu'il avait dans la bouche était désagréable, mais familier: c'était celui du sang. Dans sa panique, ou au cours de sa chute, il s'était probablement mordu la langue.

Apparemment, la porte de la nuit était restée fermée.

CHAPITRE HUIT

Cette même nuit, Eduardo alla chercher les armes qu'il avait rangées dans le bureau et les chargea à nouveau. Puis il les dissémina un peu partout dans la maison, de telle façon qu'il puisse toujours en avoir une à portée de main.

Le matin suivant, le 4 avril, il se rendit à Eagle's Roost, mais, cette fois encore, il ne s'arrêta pas chez le shérif, n'ayant toujours pas la moindre preuve susceptible d'étayer son histoire.

Il se rendit immédiatement chez Custer, Hi-Fi & Vidéo.

La boutique était située dans un b‚timent en briques jaunes qui datait des années vingt, et le matériel technique qu'il exposait dans la vitrine avait l'air tout aussi anachronique qu'une paire de baskets aux pieds de l'homme de Cro-Magnon. Eduardo fit l'acquisition d'un magnétoscope, d'une caméra vidéo et d'une demi-douzaine de cassettes vierges.

Le vendeur, un jeune homme aux longs cheveux, offrait une certaine ressemblance avec Mozart, et portait des bottes et une paire de jeans, ainsi qu'une chemise de cow-boy bro-dée et un lacet en guise de cravate, retenu par une attache ornée de turquoises. Il débitait un flot de paroles concernant les caractéristiques technologiques des appareils, et il utilisait un tel jargon qu'on aurait pu croire qu'il s'exprimait dans une langue étrangère.

Tout ce qu'Eduardo voulait, c'était enregistrer des images et se les repasser. Rien de plus. Peu lui importait de pouvoir regarder une émission de télé pendant l'enregistrement d'une autre, et il se moquait parfaitement de savoir si ces foutus gadgets étaient capables ou non de lui préparer son repas, de faire son lit ou de lui poser des ventouses.

Il y avait au ranch un poste de télévision qui recevait une multitude de chaînes, parce que, peu de temps avant sa mort, Stanley quartermass avait fait installer derrière les écuries une antenne parabolique. Eduardo ne regardait que rarement la télé, mais il savait qu'elle fonctionnait très bien.

Puis il se dirigea vers la bibliothèque. Là, il sélectionna des oeuvres de Robert A. Heinlein et d'Arthur C. Clarke, ainsi que des recueils de nouvelles écrites par H. P. Love-craft, Algernon Blackwood et M. R. James.

Il se sentait aussi ridicule que s'il avait choisi des livres consacrés à l'abominable homme des neiges, au monstre du Loch Ness, au continent perdu de l'Atlantide, au triangle des Bermudes, ou encore à la mort fictive d'Elvis Presley et à

l'opération qui lui avait permis de changer de sexe. Il s'attendait sincèrement à ce que la bibliothécaire se moque de lui, ou qu'elle lui décoche au moins un sourire apitoyé, mais elle inscrivit le titre des ouvrages sans trouver quoi que ce soit à redire à ses go˚ts en matière de littérature.

Après un dernier arrêt au supermarché, il rentra au ranch et déballa ses achats.

Il lui fallut deux jours supplémentaires et plusieurs packs de bière pour maîtriser le fonctionnement technique des appareils. La vidéo avait plus de boutons, de curseurs et de voyants lumineux que le tableau de bord d'un Boeing 747, et il avait la très nette impression que les fabricants avaient délibérément rendu très compliquée l'utilisation de leurs produits. Les modes d'emploi semblaient avoir été rédigés par quelqu'un ne parlant pas l'anglais, ce qui était sans doute le cas, puisque le magnétoscope et le caméscope étaient tous deux made in Japan.

" Si ce n'est pas moi qui deviens faible d'esprit, s'exclama-t-il au comble de l'exaspération, c'est la planète elle-même qui perd complètement les pédales. "

C'étaient peut-être les deux.

Les beaux jours arrivèrent plus tôt que d'habitude. Sous cette latitude, et à cette altitude, avril était souvent un vrai mois d'hiver, mais, cette année-là, la température dans la journée monta jusqu'à cinq degrés au-dessus de zéro. La neige accumulée pendant de longs mois fondit, et de minuscules ruisseaux se mirent à gargouiller dans la moindre déclivité de terrain.

Les nuits étaient paisibles.

Eduardo lut la quasi-totalité des livres qu'il avait empruntés à la bibliothèque. Blackwood, et surtout James, écrivaient dans un style trop affecté à son go˚t, privilégiant l'atmosphère au détriment du fond. Ils racontaient des histoires de fantômes, et il avait du mal à faire abstraction de son incrédulité assez longtemps pour se laisser emporter par l'intrigue.

En admettant que l'enfer existe, il supposait que l'entité

inconnue qui avait tenté d'ouvrir une porte dans la noirceur de la nuit était soit une ‚me damnée, soit un démon à la recherche d'une issue hors du royaume des ténèbres. Mais il y avait un hic: il ne croyait pas en l'existence de l'enfer, tel du moins que le décrivaient les films de série B et les romans de gare.

A sa grande surprise, il découvrit que Heinlein et Clarke donnaient à la fois matière à se divertir et à réfléchir. Il préférait le style bourru du premier à l'humanisme parfois naÔf du second, mais les deux auteurs avaient une indéniable valeur.

Il n'était pas certain que ce qu'il espérait découvrir dans leurs oeuvres l'aiderait à cerner la nature du phénomène auquel il avait assisté dans la forêt. Avait-il secrètement abrité au fond de lui l'idée absurde que l'un de ces auteurs avait pu écrire l'histoire d'un vieil homme vivant loin de tout, et entrant en contact avec une entité extraterrestre ? Si tel était le cas, il lui fallait admettre à présent qu'il s'était fourré le doigt dans l'oeil.

Neanmoins, il était plus vraisemblable que la présence qu'il avait si fortement ressentie ait été d'origine extraterrestre, plutôt que diabolique. L'Univers comptait une infinité d'étoiles. Une infinité de planètes, en orbite autour de ces étoiles, pouvait très bien avoir réuni les conditions nécessaires à l'apparition de la vie. Il s'agissait d'une théorie tout à fait scientifique, qui n'avait rien de fantaisiste.

Mais il se pouvait également qu'il ait tout imaginé. Un problème de circulation sanguine, et de cerveau manquant d'oxygène. Une hallucination due à la maladie d'Alzheimer.

Il était tout de même plus facile de croire à ce genre d'expli-cations qu'à l'existence de démons ou de petits hommes verts.

Il s'était procuré la caméra vidéo plus pour en avoir le coeur net que pour rassembler des preuves destinées à

convaincre les autorités. S'il réussissait à filmer le phénomène, cela signifierait qu'il n'était pas devenu g‚teux, èt qu'il était encore capable de se débrouiller tout seul dans son ranch. Jusqu'à ce qu'il soit finalement tué par celui, ou ce, qui avait ouvert le passage.

Le 15 avril, il se rendit à Eagle's Roost pour y faire quelques emplettes, dont un Discman Sony, et une paire d'écouteurs de qualité.

Chez Custer, on vendait aussi des cassettes enregistrées et des disques compacts. Eduardo demanda au clone de Mozart quel était le groupe de rock le plus bruyant du moment, celui que les jeunes écoutaient actuellement.

" C'est pour faire un cadeau à votre petit-fils ? ", se renseigna le vendeur.

Il était plus simple de dire oui que de se lancer dans de longues explications. " Vous avez deviné, jeune homme.

-C'est un groupe de heavy-metal. "

Eduardo ne voyait vraiment pas de quoi pouvait bien parler le vendeur.

" Je vais vous faire écouter le dernier album d'un nouveau groupe qui marche très fort, dit le jeune homme en choisis-sant un CD. Ils s'appellent les Infarctus. "

De retour au ranch, après avoir rangé les provisions dans un placard, Eduardo s'installa à la table de la cuisine et posa les écouteurs du Discman sur ses oreilles. Puis il plaça des piles dans l'appareil, introduisit le CD, et appuya sur la touche Avance. Les premières notes faillirent lui crever les deux tympans, et il se h‚ta de baisser le volume du son.

Il écouta pendant une minute ou deux, convaincu que le CD était défectueux. Mais la qualité du son finit par lui prouver qu'il était bien en train d'écouter ce que les Infarctus avaient voulu enregistrer. Il insista pendant une minute supplémentaire, dans l'espoir que la cacophonie se transforme en musique, mais il dut se rendre à l'évidence: c'était bien de la musique, mais de la musique indubitablement moderne.

Il se sentit vieux.

Il se souvenait de son jeune temps, quand il comptait fleurette à Margarite sur des airs de Benny Goodman', de Frank Sinatra, de Mel Torne et de Tommy Dorsey. Les jeunes d'aujourd'hui contaient-ils encore fleurette? Savaient-ils seulement ce que signifiait une telle expression? Flirtaient-ils? Ou se débarrassaient-ils tout de suite de leurs vêtements, histoire d'en finir au plus vite?

La musique des Infarctus n'était certainement pas de celles que l'on passe en fond sonore pour faire sa cour à une demoiselle. Pour Eduardo, ce genre d'enregistrement convenait parfaitement aux crimes violents, durant lesquels il faut absolument couvrir les hurlements des victimes.

Il eut l'impression d'être une antiquité ambulante.

En plus d'être incapable d'entendre la moindre musicalité

dans leur musique, Eduardo ne comprenait pas pourquoi le groupe avait tenu à s'appeler les Infarctus. Un orchestre digne de ce nom aurait d˚ s'appeler les Etudiants, les Soeurs Andrews, ou les Frères Mills. Il tolérait même un nom tel que les quatre Meilleurs, ou encore James Brown et ses Fameuses Flammes. En fait, il adorait James Brown. Mais les Infarctus? Un tel nom faisait naître dans son esprit des images tout à fait répugnantes.

Bon, c'était entendu, il n'était pas branché et n'essaierait pas de l'être. De toute façon, plus personne n'employait le terme branché, il en était certain. Il ne savait même pas ce que ce mot signifiait désormais.

Plus vieux que le désert d'Egypte.

Il écouta pendant quelques minutes encore, puis il éteignit le Discman et ôta les écouteurs.

Le CD des Infarctus était exactement ce dont il avait besoin.

Fin avril, la neige avait fondu partout, sauf dans les zones d'ombres que les rayons du soleil épargnaient. Le sol détrempé n'était plus aussi boueux, et l'herbe, que la couche neigeuse avait tassée de longs mois durant, recouvrait a présent monts et vallées; dans une semaine, un tapis vert tendre s'étendrait à perte de vue.

La promenade quotidienne d'Eduardo le mena, ce matin-là, vers les prés situés au sud de la propriété. Le temps était radieux, la température en hausse, et seuls quelques petits nuages blancs flottaient paresseusement dans le ciel d'azur. Il portait un treillis militaire et une chemise de flanelle dont il avait retroussé les manches, la marche lui ayant donné chaud. Sur le chemin du retour, il paya une petite visite aux trois tombes qui se trouvaient à l'ouest des ecuries.

Jusqu'à une date récente, l'Etat du Montana avait autorisé

les cimetières privés. Peu après avoir acheté le ranch, Stanley quatermass avait décidé qu'il s'y reposerait pour l'éternité, et il avait obtenu une concession pour douze tombes.

Le petit cimetière était situé non loin de la forêt. L'emplacement était délimité par un muret de pierres, et deux colonnes en gardaient l'entrée. quartermass n'avait pas voulu boucher la vue panoramique sur la vallée et les montagnes, comme s'il avait prévu que son ‚me reviendrait s'assoir sur sa pierre tombale afin de jouir du paysage.

Seules trois dalles de granit se dressaient dans l'herbe.

quatermass. Tommy. Margarite.

Conformément aux dernières volontés du producteur, on lisait sur sa pierre tombale l'inscription suivante: Ici repose Stanley quartermass, que la mort renvoya trop tôt dans les étoiles, après une vie passée à les attendre dans les studios de Hollywood Suivaient les dates de sa naissance et de sa mort. Il avait soixante-six ans quand son avion privé s'était écrasé. Aurait-il vécu cinq siècles, il aurait quand même trouvé que la vie était trop courte pour un homme comme lui, passionné et débordant d'énergie.

Il n'y avait sur les tombes de Tommy et de Margarite aucune épitaphe humoristique, mais seulement A mon fils bien-aimé, et A mon épouse bien-aimée. Tous deux lui man-quaient cruellement.

La mort de son fils avait été un grand choc pour Eduardo.

Tommy avait été tué un an auparavant, à l'‚ge de trente-deux ans, alors qu'il était en service. Eduardo et Margarite avaient eu la chance de passer ensemble la majeure partie de leur vie, mais il était terrible, pour un homme, de survivre à

son unique enfant.

Il aurait aimé qu'ils soient encore à ses côtés. C'était un souhait qu'il faisait souvent, et la certitude qu'il ne serait jamais exaucé le plongeait dans une mélancolie dont il avait du mal à se défaire. quand il se languissait de son fils et de sa femme, il cédait à la nostalgie, et revivait alors, en pensée, les meilleurs moments de sa vie.

Cette fois, pourtant, il n'avait pas plus tôt formulé mentalement ce voeu, qu'une soudaine terreur le saisit inexplicablement. Un frisson glissa le long de ses vertèbres.

Il se retourna, s'attendant presque à ce qu'on lui saute dessus. Il était seul.

Le dernier nuage s'étant faufilé derrière l'horizon, le ciel était uniformément bleu, et l'air plus chaud qu'il ne l'avait été depuis l'automne. Pourtant, il frissonnait toujours. Il rabattit les manches de sa chemise et en boutonna les poignets.

Son regard revint sur les pierres tombales, et l'imagination d'Eduardo produisit soudain une foule d'images. Il revoyait Tommy et Margarite, non pas tels qu'ils étaient de leur vivant, mais tels qu'ils reposaient actuellement dans leur cercueil. Un Tommy et une Margarite en pleine décomposition, dévorés par les vers, les orbites vides et les dents noircies. Pris d'incontrôlables tremblements, Eduardo eut la certitude absolue que la terre allait s'ouvrir, et que les mains décharnées des cadavres de Tommy et de Margarite allaient brusquement surgir, repoussant le sol meuble afin de s'extirper hors de leur tombe respective.

Refusant de fuir, il recula de quelques pas. Il était trop vieux pour croire aux morts-vivants et aux fantômes.

L'herbe sèche ne bougeait pas d'un brin et, au bout d'un moment, il cessa de guetter le moindre frémissement.

Une fois qu'il eut retrouvé le contrôle de lui-même, il rebroussa chemin et quitta le cimetière. Pendant tout le trajet jusqu'à la maison, il lutta contre l'envie de se retourner. Et il ne se retourna pas une seule fois.

Il passa par-derrière pour rentrer chez lui, et ferma la porte à clé. Ce qui était tout à fait contraire à ses habitudes.

C'était l'heure de déjeuner, mais il n'avait pas faim, et il ouvrit une bouteille de Corona.

Il ne buvait jamais plus de trois bières par jour. C'était sa limite habituelle, qu'il n'atteignait pas systématiquement. Il lui arrivait de ne pas boire de la journée, mais c'était rare, ces derniers temps. Récemment, malgré la limite qu'il s'était fixée, il avait descendu plus de trois bières par jour. Et certains jours, beaucoup plus.

Plus tard dans l'après-midi, tandis qu'il lisait Thomas Wolfe en buvant sa troisième Corona, confortablement installé dans son fauteuil, il eut soudain l'absolue certitude que l'étrange incident du cimetière n'avait été qu'une prémonition. Un avertissement, en quelque sorte. Mais de quoi ?

Avril passa sans que se renouvelle le phénomène qu'il avait observé, à deux reprises, dans la forêt. Eduardo, lui, était de plus en plus tendu. L'étrange lumière était apparue chaque fois au même moment, quand la lune était au quart pleine. La position de cette dernière paraissait déterminante, et le mois d'avril s'écoula sans aucun incident. Le cycle lunaire n'avait peut-être aucun rapport avec la fréquence des apparitions lumineuses dans la forêt, mais il constituait un calendrier naturel qui permettait à Eduardo d'établir un semblant de prévisions.

Le soir du 1r mai, tandis qu'un croissant de lune se levait dans le ciel, il se mit au lit tout habillé. La carabine était dans son étui, sur la table de nuit. Posés à côté, le Discman contenant le CD des Infarctus, et la paire d'écouteurs. Sous le lit, à portée de main, la Remington attendait, d˚ment chargée. La caméra vidéo était équipée de piles neuves et d'une cassette vierge. Eduardo était prêt à agir, et à agir vite.

Il dormit par intermittences, mais la nuit se déroula sans incident.

En fait, il ne s'attendait pas à voir ou à entendre quoi que ce soit avant les premières heures du 4 mai.

Bien s˚r, l'étrange spectacle pouvait très bien ne pas se renouveler. Eduardo aurait même préféré ne jamais plus en être témoin, mais il savait au fond de son coeur ce que son esprit refusait d'admettre: un processus était enclenché, et il ne pouvait plus éviter d'y jouer un rôle, pas plus qu'un condamné à mort ne peut éviter le gibet ou l'échafaud.

L'attente fut moins longue que ce qu'il avait prévu. Le 2

mai, comme il n'avait pas beaucoup dormi la nuit précédente, il alla se coucher de bonne heure, et fut réveillé, peu après minuit, par le rythme soutenu des pulsations sonores qu'il connaissait déjà.

Elles n'étaient pas plus fortes que la dernière fois, mais la pression qui les accompagnait était bien plus puissante que tout ce qu'il avait déjà ressenti. La maison tremblait sur ses fondations, le rocking-chair se balançait comme si un fantôme particulièrement actif y avait pris place, et l'un des tableaux accrochés au mur se détacha de son clou et s'écrasa par terre.

Le temps d'allumer la lampe et de sortir du lit, et Eduardo se sentit possédé par une sorte de transe identique à celle qui l'avait saisi un mois auparavant. S'il se laissait aller, il risquait de se retrouver dehors sans s'être seulement rendu compte qu'il avait quitté sa chambre.

Il attrapa le Discman, posa les écouteurs sur ses oreilles et enfonça la touche Lecture. La musique des Infarctus l'agressa immédiatement.

Les pulsations sonores surnaturelles opéraient sans doute à une fréquence exerçant naturellement un pouvoir hypnotique sur celui qui la percevait. Si tel était vraiment le cas, la transe qu'elle induisait était susceptible d'être contrecar-

rée, à condition de noyer le son magnétique sous un bruit suffisamment chaotique.

Il monta le volume jusqu'à ce qu'il n'entende plus ni les basses ni l'espèce d'oscillation électronique qui les accompagnait. Ses tympans menaçaient de rompre à tout instant, mais, gr‚ce au groupe de heavy-metal, il parvint à

échapper à l'hypnose fatale.

Il sentait toujours la pression autour de lui, ét il en constata rapidement les effets sur divers objets de la maison.

Mais, ainsi qu'il l'avait prévu, seules les pulsations sonores parvenaient à bloquer sa volonté; tant qu'il ne les percevait pas, il était sauf.

Après avoir attaché le Discman à sa ceinture, histoire de garder les mains libres, il passa autour de ses hanches le ceinturon auquel était accroché l'étui du .22. Retirant la carabine de dessous le lit, il la mit en bandoulière sur son épaule, puis il saisit la caméra vidéo et se précipita dehors.

La nuit était fraîche.

Tel un cimeterre, un croissant de lune brillait dans le ciel.

La lueur que diffusaient le groupe de sapins et le sol au pied des arbres, à la lisière de la forêt, était déjà écarlate, sans la moindre trace d'ambre.

Se tenant sous le porche, Eduardo filma de loin la luminosité surnaturelle, s'efforçant de cadrer au mieux la perspective.

Puis il se précipita en bas des marches et se h‚ta de se diriger vers la source lumineuse, craignant que le phénomène ne dure moins longtemps que la fois précédente, puisque la seconde manifestation, nettement plus courte, avait aussi été plus intense que la première.

Il interrompit à deux reprises sa progression, afin de filmer ce qui se passait à des distances différentes. Approchant ensuite à moins de quelques mètres de l'irradiation insolite, il se demanda si l'objectif de la caméra n'allait pas être saturé par trop de lumière.

Le feu brillait intensément, sans produire aucune chaleur, comme s'il br˚lait ailleurs, dans un autre temps, ou une autre dimension.

La pression s'en prenait à présent à Eduardo, et elle n'avait plus rien à voir avec ce qu'il connaissait déjà. Cette fois, il lui fallait véritablement se concentrer très fort pour garder l'équilibre.

quelque chose cherchait à se libérer et à rompre ses attaches, prêt à venir au monde dans un ultime jaillissement.

La musique apocalyptique des Infarctus était l'accompagnement idéal en de telles circonstances, brutal comme une tronçonneuse et pourtant terriblement excitant, atonal mais irrésistible, tel un hymne à la gloire des instincts bestiaux, pulvérisant les frustrations causées par la condition humaine.

Une musique libératrice, celle du Jugement dernier.

Les pulsations et la vibration magnétique avaient redoublé

d'intensité, et leur puissance égalait à présent celles de la mystérieuse lumière et des vagues toujours plus oppressantes. Il se mit à les percevoir à nouveau, et il sut alors qu'il était en danger.

Il monta le volume à fond.

Les sapins et les mélèzes, jusque-là plus immobiles qu'un décor en carton-p‚te, commencèrent alors à bouger, bien qu'il n'y ait pas eu le moindre souffle de vent, et l'air se chargea soudain d'aiguilles de pin tourbillonnantes.

L'augmentation de la pression était telle qu'Eduardo perdit l'équilibre et tomba à la renverse. Cessant de filmer, il posa la caméra sur le sol à côté de lui.

Attaché à sa ceinture, le Discman se mit à vibrer contre sa hanche. Les hurlements des guitares électriques saturées se changèrent irrésistiblement en une sorte de plainte suraigue, vrillant douloureusement ses tympans, qui couvrit bientôt la musique des Infarctus.

Tout en poussant un hurlement, il arracha les écouteurs.

Une épaisse fumée sortait du Discman, toujours accroché à

sa ceinture. Il s'en saisit et le jeta loin de lui, non sans s'être br˚lé les doigts sur le boîtier métallique.

La pulsation métronomique le submergeait, comme s'il était prisonnier du coeur palpitant d'un monstre.

Résistant au désir de marcher droit sur la lumière pour se fondre en elle, Eduardo parvint à se relever. Il fit glisser le fusil qu'il portait à l'épaule.

La lueur aveuglante le força à cligner des yeux, et une série de vagues lui coupa le souffle. Les sapins agitaient leurs branches, la terre était parcourue par une vibration incessante, l'oscillation électronique continuait à émettre sa plainte, telle une scie de chirurgien, et la nuit tout entière grondait sourdement, le ciel et la terre grognant également, comme si quelque chose poussait sans rel‚che sur la trame du monde réel...

Whoooosh.

Le son produit ressemblait-bien qu'infiniment plus bruyant-au bruit que font les sachets de cacahuètes sous vide quand l'air s'y engouffre. Tout de suite après cette unique et monstrueuse aspiration, un silence de plomb retomba sur la forêt, et la lueur surnaturelle s'évanouit en un éclair.

Incrédule, Eduardo Fernandez resta un instant immobile sous le croissant de lune, les yeux fixés sur une sphère parfaite d'obscurité absolue suspendue au-dessus de sa tête, telle une boule gargantuesque posée sur un billard cosmique.

D'un noir sans faille, elle se détachait nettement dans la nuit.

La sphère obscure était énorme. Dix mètres de diamètre. Et elle remplissait tout l'espace qu'avaient précédemment occupé les sapins lumineux.

Un vaisseau spatial.

L'espace d'un instant, il crut qu'il se trouvait face à un vaisseau dont la carapace aveugle était plus lisse qu'une flaque d'huile. Paralysé par la terreur, il attendit qu'un trait de lumière apparaisse, annonçant l'ouverture imminente d'un sas.

Malgré la peur qui lui embrumait l'esprit, Eduardo se rendit très vite compte que ce qu'il regardait n'était pas solide.

La lune ne se reflétait nulle part, et ses rayons étaient absorbés par une sorte de puits. Ou un tunnel. Sauf que la chose ne comptait aucune paroi incurvée. Instinctivement, sans même avoir besoin de passer la main sur la surface couleur d'encre, il sut que la sphère n'avait ni poids ni masse; ses sens ne lui avaient nullement indiqué qu'en surgissant de nulle part, elle pouvait constituer une menace, comme ils l'auraient fait si elle avait été solide.

L'énorme objet n'en était pas un. Il ne s'agissait d'ailleurs pas d'une sphère, mais d'un cercle. Pas tridimensionnel, mais bidimensionnel.

Une porte.

Une porte ouverte.

Un passage.

L'obscurité qui s'étendait au-delà n'était troublée par aucune clarté, même diffuse. Des ténèbres aussi parfaites n'étaient pas naturelles, et elles dépassaient le champ normal de l'expérience humaine; leur simple contemplation blessait les yeux d'Eduardo, qui s'épuisait à chercher du regard une dimension et des détails inexistants.

Il avait envie de partir en courant.

Mais, plutôt que de s'enfuir, il s'approcha de la porte.

Son coeur pulsait dans sa cage thoracique, et son pouls indiquait probablement l'imminence d'un infarctus. Empli d'une foi pathétique en son efficacité, il agrippa le fusil, tel un guerrier primitif brandissant un talisman gravé de runes magiques et orné des canines de quelque bête féroce, rougi par le sang des sacrifices, et coiffé d'une mèche de cheveux offerte par le guérisseur de la tribu.

Pourtant, la peur que lui inspirait la porte-mais aussi les royaumes inconnus et les entités mystérieuses qui attendaient de l'autre côté-n'était pas aussi débilitante que sa crainte de devenir sénile, et tous les doutes qu'il avait ressentis ces derniers temps. Tant qu'il existait une chance de rapporter une preuve de cette expérience, il avait la ferme intention de continuer son exploration, aussi longtemps que ses nerfs le lui permettraient. Tout ce qu'il espérait, c'était de ne plus jamais se réveiller le matin avec la désagréable impression que son cerveau ne fonctionnait plus correctement, et que ses perceptions n'étaient plus fiables.

Se déplaçant prudemment à travers champs, les pieds enfoncés dans le sol spongieux, il restait vigilant, guettant la moindre modification à l'intérieur de l'exceptionnel cercle de ténèbres. Une altération dans la noirceur, l'ombre d'une ombre se dessinant soudain, une étincelle, l'esquisse d'un mouvement, n'importe quoi susceptible de signaler la venue d'un... voyageur. Il s'arrêta à un mètre de l'énigme sphérique, et se pencha légèrement en avant, émerveillé comme un héros de légende face au miroir magique d'une fée, le plus gros foutu miroir que les frères Grimm aient jamais imaginé, un miroir qui ne reflétait rien, mais qui donnait à

Eduardo un inquiétant aperçu de l'éternité.

Tenant le fusil d'une main, il ramassa sur le sol un caillou de la taille d'un beau citron, qu'il lança doucement par l'ouverture béante. Il s'était presque attendu à ce qu'il rebondisse contre les ténèbres, avec un clonk métallique, le plus simple étant encore de croire qu'il avait affaire à un objet plutôt qu'à l'infini lui-même. Mais le caillou traversa le plan vertical sans produire un son.

Il se rapprocha encore.

Histoire de voir ce qui se passait, il enfonça alors le canon du fusil dans le noir absolu qui lui faisait face. Les ténèbres ne l'avalèrent pas. Au contraire, l'obscurité totale posséda instantanément l'avant de l'arme, exactement comme si quelqu'un avait découpé le canon à la scie électrique, le tranchant net.

Il fit reculer la Remington, et la partie avant de l'arme réapparut. Elle semblait intacte.

Il posa la main sur l'acier du canon. Tout avait l'air normal.

Incapable de déterminer si son attitude relevait de la bravoure ou d'un subit dérangement mental, Eduardo prit une profonde inspiration et leva une main tremblante, comme pour saluer un voisin. Puis il tendit lentement le bras, cherchant à déceler la transition entre le monde et... ce qui se trouvait au-delà. Un picotement au bout des doigts et au creux de la main. Une fraîcheur. Comme si sa paume reposait à la surface de l'eau, trop légère pour la troubler.

Il hésitait.

" Bon sang, tu as soixante-dix ans, grommela-t-il. que peux-tu donc avoir à perdre ? "

Il déglutit, puis sa main s'enfonça plus profondément, dis-paraissant de la même façon que le canon du fusil. Il ne rencontra aucune résistance, et son poignet se changea soudain en un moignon parfaitement sectionné.

" Bon sang de bon sang... ", murmura-t-il.

Il ferma le poing, puis l'ouvrit, puis le referma, sans pouvoir déterminer si la main, de l'autre côté, exécutait le geste.

Toutes ses sensations s'arrêtaient à la limite que le noir tra-

çait à travers son poignet.

Lorsqu'il retira sa main, elle était apparemment tout aussi intacte que le canon de la Remington. Il serra le poing plu-

sieurs fois de suite. Tout fonctionnait normalement, et il avait recouvré l'usage de toutes ses terminaisons nerveuses.

Eduardo jeta un coup d'oeil circulaire. La nuit était profondément paisible, avec les sapins gardant l'impossible cercle noir, et les prairies givrées par la clarté p‚le du croissant de lune. La grande maison, plus haut. Certaines fenêtres éclairées, d'autres, non. Et les sommets des montagnes, plus loin vers l'ouest, chapeaux de neige qui luisaient dans la nuit.

La scène était trop précise pour être un rêve, ou même une hallucination due à la démence sénile. Il savait qu'il n'était pas un vieux fou sénile. Vieux, oui. Fou, peut-être. Mais sénile, s˚rement pas.

Il reporta son attention sur le cercle noir qui béait tout près de lui, et se demanda soudain à quoi il pouvait bien ressembler, vu de côté. Il imagina aussitôt un long tube d'ébène parfaitement mat, rectiligne, un peu comme un pipe-line s'élançant à travers la toundra de l'Alaska, forant les montagnes et suspendu en l'air lorsque le terrain l'exige, pour décoller enfin de la courbe de la planète ronde. Et filer tout droit, sans ployer, à travers l'espace, tel un tunnel vers les etoiles.

Parvenu à l'autre bout des quinze mètres de diamètre de la sphère, il découvrit alors une chose qui était totalement différente-mais tout aussi étrange-du pipe-line mental qu'il avait dans la tête. De l'autre côté de l'énorme portail circulaire, c'était la forêt qu'il voyait s'étendre devant lui, apparemment inchangée; la lune brillait, les sapins frémis-saient sous les caresses de ses rayons p‚les, et une chouette lança son hululement. quand on le regardait de côté, le passage disparaissait complètement. Sa largeur, s'il en avait une, était celle d'un fil de soie, ou celui d'un rasoir particulièrement bien aiguisé.

Il se dirigea alors vers l'arrière du grand cercle noir.

A cent quatre-vingts degrés de la position initiale du vieil homme, le passage offrait sous cet angle le même aspect que de l'autre côté. Un mystère aveugle de dix mètres de diamètre. A l'envers, il donnait l'impression d'avoir englouti, non plus la forêt, mais les prés et la maison au bout de l'allée. On aurait dit une immense pièce de monnaie, plus fine que du papier, posée sur sa tranche.

Il poursuivit son chemin afin d'examiner la dite tranche.

Impossible de déceler le moindre filament d'ombre révélant une présence surnaturelle. D'une main, il t‚ta l'air, en vain.

L'air était vide.

Vu de côté, le passage n'existait pas, tout simplement. Le concept était tout bonnement renversant.

Il resta un instant face à ce diable d'engin, d'une épaisseur invisible, puis se pencha vers la gauche, regardant à

présent ce qu'il appelait " l'avant " du passage. Il y enfonça alors profondément la main.

La témérité dont il faisait preuve le surprenait, et il savait aussi qu'il avait conclu trop rapidement que le phénomène était finalement inoffensif. Mais la curiosité, cette fatalité, était trop forte.

Sans retirer sa main gauche, il se pencha alors vers la droite, à " l'arrière " du passage.- Ses doigts ne dépassaient pas de la surface noire.

Il enfonça sa main encore plus loin, mais sans résultat.

Rien n'apparut à l'arrière. Le passage était plus fin qu'une feuille de papier à cigarettes, mais il venait pourtant d'y fourrer cinquante centimètres de son bras gauche.

O˘ était donc partie sa main ?

Un frisson le parcourut soudain, et il s'empressa de retirer sa main, s'en retournant vers le pré, face à " l'avant " du passage.

Il se demanda ce qui se passerait s'il franchissait le seuil du passage, complètement, et d'un bon pas, sans éprouver le moindre regret pour le monde qu'il connaissait. que décou-vrirait-il au-delà? Et serait-il capable de rebrousser chemin, si ce qu'il trouvait ne lui plaisait pas?

Mais la curiosité ne fut pas assez forte pour le décider à

accomplir un tel geste. Il était là, au bord, et il cogitait, quand, peu à peu, il sentit qu'il allait se passer quelque chose. Avant qu'il ait eu le temps de réagir, l'essence d'obscurité qui béait devant lui jaillit soudain et l'engloutit, à la façon d'une mer d'encre, sèche et insondable.

Lorsque Eduardo reprit conscience, il était étendu dans l'herbe br˚lée par l'hiver, face contre terre, le visage tourné

vers la prairie devant la grande maison.

L'aurore était encore loin, mais du temps s'était écoulé.

La lune avait disparu de l'horizon, et la nuit morne ne brillait plus de sa clarté d'argent.

D'abord confus, son esprit s'éclaircit progressivement. Il se souvint alors clairement du passage.

Il s'assit péniblement et tourna le regard en direction de la forêt. L'immense confetti noir avait disparu. Immuables, les sapins et les mélèzes trônaient à la même place.

Rampant vers l'endroit o˘ s'était tenu le disque, il se demanda bêtement s'il s'était renversé, et s'il allait le retrouver à plat dans l'herbe, transformé en puits sans fond. Mais le passage n'était plus là.

Tremblant d'épuisement, en proie à une migraine qui lui chauffait à blanc le cerveau, il se releva non sans difficulté, pour se mettre à vaciller avec toute la gr‚ce d'un ivrogne rentrant chez lui après une semaine de bringue forcenée.

Il s'approcha de l'endroit o˘ il avait posé la caméra vidéo.

Elle n'était plus là.

Il se mit à la chercher, décrivant des cercles de plus en plus larges, en vain. Impossible de retrouver la caméra.

Le fusil de chasse manquait lui aussi à l'appel. Ainsi que le Discman carbonisé et les écouteurs.

A contrecoeur, il rentra chez lui. Là, il se prépara du café

très fort, presque aussi amer et noir qu'un espresso napoli-tain. Et il avala deux aspirines avec les premières gorgées.

Il faisait généralement un grand pot de café par semaine, et se limitait à deux ou trois tasses par jour. Trop de caféine peut nuire à la prostate. Mais, ce matin, il se moquait bien de sa prostate. Il avait besoin de café.

Il décrocha l'étui, qui contenait toujours le révolver, et le déposa sur la table de la cuisine. Tirant une chaise, il s'assit, gardant l'arme à portée de main.

Il ne cessait d'examiner sa main gauche, celle qu'il avait enfoncée dans le passage, comme si elle était susceptible de tomber tout à coup en poussière. Pourquoi pas, après tout?

Est-ce que ce serait plus incroyable que tout ce qui venait de se passer?

Dès que le jour pointa, il reprit son arme et s'en retourna vers le pré qui bordait l'orée de la forêt, o˘ il se livra à des recherches plus minutieuses, dans l'espoir de retrouver la caméra, le fusil et le Discman.

Disparus.

Il pouvait se passer du fusil de chasse. Ce n'était pas son seul moyen de défense, loin de là.

Le Discman avait rempli son usage, et il n'en avait plus besoin. De plus, il se souvenait de la fumée qui s'était échappée des entrailles de l'appareil, et de la br˚lure que lui avait infligée le boîtier métallique lorsqu'il l'avait décroché

de sa ceinture. Le truc était vraisemblablement foutu.

Mais il fallait absolument qu'il remette la main sur la caméra vidéo, sans laquelle il ne pouvait espérer conserver une preuve de ce qu'il avait vu. C'était d'ailleurs peut-être pour cette raison qu'elle s'était volatilisée.

De retour à l'intérieur de la grande maison victorienne, il refit du café. Bon sang de bon Dieu, à quoi pouvait bien lui servir cette satanée prostate, de toute façon ?

Puis il alla chercher dans son bureau un bloc de papier à

lettres normalisé et une paire de stylos à bille.

Attablé dans la cuisine devant le café fumant, il entreprit de couvrir les feuilles blanches de son écriture appliquée.

Sur la première, il écrivit:

Je m'appelle Eduardo Fernandez, et j'ai récemment été le témoin d'une série de phénomènes étranges et inquiétants.

Je n'ai pas pour habitude de tenir un journal, et si je me suis souvent résolu à en commencer un au début de l'année, je m'en suis toujours désintéressé dès avant la fin janvier.

Toutefois, je suis suffisamment troublé pour mettre par écrit tout ce que j'ai vu, et que j'aurai sans doute l'occasion de revoir dans les jours qui viennent, afin de laisser un témoignage, au cas o˘ je viendrais à disparaître.

Il s'efforça de narrer son incroyable histoire en des termes simples, avec le minimum d'adjectifs et sans sensationna-lisme. Il évita même de spéculer sur la nature du phénomène qu'il décrivait, ou sur l'origine de la création du passage. En fait, il hésitait à lui donner ce nom, mais il décida finalement de le garder, parce qu'il savait que, au-delà de la logique et du langage, c'était bien d'un passage qu'il s'agissait. S'il mourait-disons plutôt s'il était tué-avant d'avoir pu obtenir une preuve quelconque, il espérait que la personne, quelle qu'elle soit, qui lirait son compte rendu des événements serait favorablement impressionnée par son style détaché et serein, et ne mettrait pas toute l'histoire sur le compte des radotages d'un vieux fou sénile.

La rédaction de son témoignage l'absorba au point qu'il laissa passer l'heure du déjeuner, ne s'interrompant pour manger un morceau que tard dans l'après-midi. Comme il n'avait pas pris de petit déjeuner, son estomac criait famine.

Il se découpa un blanc de poulet sur la carcasse qui restait de la veille, et se confectionna deux gros sandwiches, dans lesquels il entassa une tranche de fromage, des rondelles de tomate, quelques feuilles de laitue, et beaucoup de moutarde. quelques sandwiches et de la bière constituaient le repas idéal, qui lui permettait de s'alimenter tout en continuant à noircir du papier.

Lorsque le soir tomba, Eduardo avait fini son rapport.

Celui-ci se terminait par ces mots: Considérant qu'il a probablement déjà rempli son office, je ne m'attends pas à ce que le phénomène se reproduise. Mais je soupçonne que quelque chose a emprunté ce passage, et j'aimerais savoir quoi. Ou peut-être est-il préférable que je ne le sache pas.

CHAPITRE NEUF

Heather fut réveillée par un bruit. Un choc léger, suivi d'un grattement très bref, provenant d'une source impossible à identifier. Aussitôt en alerte, elle s'assit dans son lit, l'oreille aux aguets.

La nuit resta silencieuse.

Elle jeta un coup d'oeil au réveil. 2 heures 10 du matin.

quelques mois auparavant, elle aurait attribué sa soudaine angoisse à quelque peur ressentie au cours d'un rêve oublié, puis se serait rendormie. Mais ce n'était plus possible.

Elle s'était endormie sur les couvertures. Comme ça, elle n'avait pas besoin de tout rabattre pour sortir du lit.

Depuis des semaines, elle dormait en tenue de jogging.

Oubliés, le T-shirt et la petite culotte qu'elle avait l'habitude de mettre. Même en pyjama, elle se serait sentie trop vulnérable. Le jogging était tout à fait confortable, et elle pouvait ainsi parer à toute éventualité, si jamais il se passait quelque chose pendant la nuit.

Comme à cet instant précis.

Malgré le silence qui durait, elle prit l'arme posée sur la table de chevet. C'était un Korth.38, fabriqué en Allemagne par !l Waffenfabrik Korth-, sans doute le meilleur revolver au monde, dont les caractéristiques n'avaient pas leurs pareilles chez les autres fabricants.

Le Korth.38 était l'une des armes qu'elle s'était procurées depuis que Jack était hospitalisé, sur les conseils avisés d'Alma Bryson. Elle avait passé des heures au club de tir de la police, à s'entraîner à son maniement. A présent, quand elle l'avait en main, elle avait la sensation que le revolver était l'extension naturelle de son bras.

Son arsenal personnel comptait plus de pièces que celui d'Alma, et Heather, parfois, s'en étonnait. Mais le plus étonnant, c'était encore qu'elle craignait de ne pas être suffisamment armée pour faire face à tous les dangers.

De nouvelles lois allaient bientôt entrer en vigueur, rendant plus difficile l'achat d'une arme à feu. Il fallait que Heather décide entre deux attitudes: l'une, dictée par la sagesse, consistait à ne plus dépenser son revenu limité dans des armes dont ils n'auraient peut-être jamais besoin; l'autre, à considérer que même le pire des scénarios catastrophes était encore trop optimiste.

Jadis, elle aurait qualifié ses nouvelles dispositions d'esprit de paranoia galopante, mais les temps avaient bien changé. La paranoia d'antan s'était changée en une lucidité

des plus réalistes.

Elle n'aimait pas penser à tout ça. C'était trop déprimant.

Un tel calme était suspect. Elle se leva et s'approcha de la porte, qui donnait dans le couloir, sans prendre la peine d'allumer. Au cours de ces derniers mois, elle avait passé

toutes ses nuits blanches à arpenter la maison de long en large, si bien qu'elle était à présent capable de se déplacer d'une pièce à l'autre aussi discrètement qu'une chatte.

Installé sur la cloison, juste à côté de la porte de sa chambre, se trouvait le boîtier de commande du système d'alarme qu'elle avait fait installer une semaine après la tragédie de la station-service. Pour l'instant, l'écran digital du moniteur l'informait qu'il n'avait rien à signaler. S…CURIT…

BRANCH…E, annonçaient les diodes lumineuses vertes.

C'était un système d'alarme extérieur, qui maintenait un contact magnétique sur chaque porte et chaque fenêtre, et elle pouvait être certaine que le bruit ne provenait pas de la présence d'un intrus à l'intérieur de la maison. Dans un tel cas, une sirène aurait retenti, et une puce électronique aurait déclenché une voix synthétique, empreinte d'une m‚le assurance, déclarant: Vous venez de pénétrer sans autorisation dans une propriété privée. La police en a été avertie. quittez les lieux immédiatement.

Pieds nus, elle s'engagea dans le couloir sombre qui traversait le premier étage et se dirigea vers la chambre de Toby. Tous les soirs, elle s'assurait que les portes de communication restaient ouvertes, afin qu'elle puisse l'entendre s'il venait à crier.

Pendant quelques secondes, elle se tint dans le noir à côté

de son fils, qui ronflait paisiblement. Dans la faible lueur venue de la rue filtrant à travers les lattes des persiennes, la forme du corps du garçon était à peine visible sous les couvertures. Pour lui, le monde n'existait plus, et Heather en conclut que Toby n'était pas à l'origine du bruit qui l'avait réveillée.

Elle retourna dans le couloir, puis, à pas de loup, descendit l'escalier qui menait au rez-de-chaussée.

Une fois dans le salon, elle se glissa de fenêtre en fenêtre, guettant discrètement ce qui se passait à l'extérieur. La rue était si tranquille qu'on aurait pu se croire transporté dans une petite ville du Midwest. La pelouse était déserte, et nul ne semblait rôder autour de la maison.

Heather finit par se dire qu'elle avait d˚ faire un cauchemar.

Elle ne dormait bien que très rarement, mais se souvenait en général de ses rêves. Ceux-ci la ramenaient trop souvent dans la station-service d'Arkadian, bien qu'elle n'y soit allée qu'une seule fois, le lendemain de la tuerie. Depuis, elle rêvait de coups de feu, de flaques de sang et d'incendies, au cours desquels Jack était souvent br˚lé vif, tandis que Toby et elle, impuissants, assistaient au carnage, ou que le petit garçon, mais elle aussi parfois, recevaient une balle en plein coeur, ou agonisaient dans les affres de l'asphyxie. Certaines nuits, le grand blond dans son costume Armani s'agenouil-lait près d'elle, tandis qu'elle gisait sur le sol, criblée d'impacts, et posait la bouche sur ses blessures pour mieux la vider de son sang. Il arrivait fréquemment que le tueur qui hantait son sommeil soit aveugle, et elle voyait danser au fond de ses orbites un feu diabolique. Lorsqu'il souriait, il montrait des dents plus acérées que les crocs d'une vipère.

Une fois, il lui avait même parlé. Je vais emporter Toby en enfer avec moi et je lui passerai une laisse autour du cou pour qu'il me serve de guide.

Considérant que les cauchemars dont elle se souvenait étaient particulièrement horribles, à quoi pouvaient bien ressembler ceux qu'elle occultait?

Finissant son inspection des fenêtres du salon, elle s'attaqua à celles de la salle à manger, puis décida qu'elle était le jouet de sa propre imagination. Il n'y avait aucun danger immédiat. Elle ne tenait plus aussi fermement le Korth, qui se balançait maintenant au bout de son bras, et son index avait abandonné la détente pour se poser sur le cran de sécurité.

Mais la vue de quelqu'un, dehors, rasant l'une des fenêtres de la salle à manger, la rappela à l'ordre. Les rideaux n'étaient pas tirés, mais les voilages, eux, l'étaient.

Les lampadaires de la rue projetaient l'ombre du rôdeur sur les plis de la fine étoffe transparente. C'était l'ombre d'un rapace nocturne, et Heather sut immédiatement qu'elle appartenait à un homme.

Elle se précipita dans la cuisine. Sous ses pieds, le carrelage était désagréablement froid.

Un second boîtier de commande se trouvait sur le mur, à

côté de la porte qui donnait sur le garage. Vite, elle désac-tiva l'alarme.

Avec Jack en convalescence à l'hôpital pendant encore d'innombrables semaines, elle au chômage, et un avenir financiers des plus incertains, elle avait hésité à investir leurs précieuses économies dans une alarme anticambrio-leurs. Elle avait estimé que ce genre de gadgets était réservé

aux résidences luxueuses de Bel Air et de Beverly Hills, et ne concernait pas les familles comme la sienne. Puis elle apprit par des voisins que six des seize maisons de leur bloc en étaient déjà équipées.

Mais voilà que les lettres lumineuses vertes lui adressaient un nouveau message, nettement moins rassurant, celui-là.

PRET AU D…CLENCHEMENT.

Elle aurait pu brancher l'alarme et prévenir la police.

Mais alors, le type dehors prendrait ses jambes à son cou, et quand la voiture noire et blanche de la patrouille arriverait, les flics n'auraient plus personne à arrêter. Elle savait à qui elle avait affaire, même si elle n'avait jamais vu le type, et quelles étaient ses intentions. Elle voulait surprendre le rôdeur, en supposant qu'il soit bien seul, et le tenir en joue jusqu'à l'arrivée des secours.

Elle déverrouilla calmement la porte, l'ouvrit-D…CLEN-CHEMENT ALARME IMPOSSIBLE-, avertit le système d'alarme et fit un pas dans le garage. Elle se dit alors qu'elle ne se contrôlait plus. La peur aurait d˚ lui tordre les tripes, et, bien qu'elle f˚t passablement effrayée, ce n'était pourtant pas ce qui accélérait les battements de son coeur. Son moteur, c'était la colère. Sa condition de victime la rendait furieuse, et elle était résolue à faire payer ses tourmenteurs, quels que soient les risques encourus.

Le sol cimenté du garage était encore plus froid que le carrelage de la cuisine.

Elle fit le tour de l'une des deux voitures garées et, s'immobilisant entre les deux pare-chocs, attendit, aux aguets.

L'unique source de lumière provenait d'une série de petites ouvertures situées au-dessus du large portail, et déversait sur la scène la clarté glauque, comme sale, des lampadaires. Mais la pénombre alentour refusait pourtant de se dissiper.

Là. Un murmure, dehors. Des bruits de pas dans l'allée de service qui longeait la façade sud de la maison. Puis le sifflement éloquent qu'elle attendait.

Les salauds.

Heather se faufila entre les deux voitures et s'approcha d'une petite porte, au fond du garage. Le verrou était l'un de ceux que l'on actionne entre le pouce et l'index. Tournant doucement la molette, elle réussit à faire glisser le pêne hors de la g‚che sans le clik fatidique qu'elle avait d'abord redouté. Elle saisit la poignée, tira la porte vers elle et se faufila dehors sur le trottoir à l'arrière de la maison.

La nuit était douce, et le globe de la lune, partiellement caché par les nuages.

Elle était en train de se conduire de façon tout à fàit irres-ponsable. Elle n'assurait pas la protection de Toby, au contraire, elle le mettait en danger. C'était trop. Incontrôlable. Elle en était parfaitement consciente, mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. Elle en avait marre. elle n'en pouvait plus.

Sur sa droite, le porche, avec, en face, le patio. Le jardin à

l'arrière de la maison était à peine éclairé par la lune, et les grands eucalyptus, les benjaminas, plus petits, et la haie basse baignaient dans une faible clarté argentée.

Elle se trouvait près de la façade ouest de la maison, et longea l'allée en direction du sud.

Arrivée à l'angle, elle s'immobilisa, l'oreille tendue. La nuit n'étant troublée par aucun souffle de vent, le sifflement vicieux s'entendait d'autant mieux, et sa rage s'en trouvait renouvelée.

Des bribes de conversations. Incompréhensibles.

L'écho d'une course, à l'arrière de la maison. Puis un rire étouffé, presque un ricanement. Ils s'amusaient bien, décidément.

Estimant au plus juste à quel instant le type surgirait devant elle, et se fiant au bruit des pas, Heather s'avança, dans l'idée de lui flanquer une bonne trouille. Parfaitement synchrone, elle le rencontra à l'angle du trottoir.

A sa grande surprise, le type était plus grand qu'elle, alors qu'elle s'était attendue à affronter des gamins d'une douzaine d'années, pas davantage.

Le rôdeur poussa un " Ah ! " de frayeur.

Leur faire peur devenait à présent beaucoup plus compliqué. Et il n'était plus question de battre en retraite. S'ils la rattrapaient, c'en était fini...

Continuant à avancer, elle le heurta de plein fouet, et le gars se retrouva plaqué contre le mur de béton couvert de lierre qui marquait la limite sud de leur propriété. Sa main laissa alors échapper une bombe de peinture, qui rebondit bruyamment sur le trottoir.

Le souffle coupé par la surprise, le gars était bouche bée.

Des bruits de pas. C'était le deuxième, qui arrivait en cou-

rant.

Pressée contre le jeune type, face à lui, elle distingua son visage dans l'obscurité. Seize ou dix-sept ans, peut-être un peu plus. En tout cas assez vieux pour savoir ce qu'il était en train de faire.

Balançant alors son genou entre les jambes écartées de l'adolescent, elle s'écarta de lui pour le laisser choir dans le massif de fleurs au pied du mur. Ce qu'il fit en gémissant.

Le deuxième accourait vers elle à toute vitesse. Il n'avait visiblement pas repéré le Korth qui luisait dans la main d'Heather, mais elle n'avait plus le temps de le menacer.

Plutôt que de reculer, elle fit un pas en avant, prit appui sur sa jambe gauche et, visant la braguette, elle lui décocha un violent coup de pied. Parce qu'elle s'était avancée vers lui, son pied était parti avec une certaine puissance, et elle l'avait touché, non pas du bout des orteils, mais avec la cheville.

Il s'écroula sur le trottoir, non loin de l'autre, en proie à la même nausée.

Un troisième larron, qui se dirigeait pourtant vers elle, tourna brusquement les talons et fit mine de s'enfuir.

" Ne bouge plus, dit-elle, et je te préviens, j'ai un flingue. " Levant le Korth vers lui, elle s'efforça de parler calmement, et le contrôle tranquille de sa voix rendit l'ordre bien plus menaçant que si elle s'était mise à hurler.

Il s'immobilisa, mais peut-être n'avait-il pas vu qu'elle était effectivement armée. Son attitude et son maintien semblaient indiquer qu'il n'abandonnait pas l'idée de partir en courant.

" Avec l'aide de Dieu, dit-elle sur le ton de la conversation, je t'assure que je te bute. " La haine qui vibrait dans ces mots la surprit. Jamais elle n'aurait tiré sur lui, elle en était certaine. Pourtant, le son de sa propre voix lui faisait peur... Elle s'en étonna.

Les épaules du jeune type s'affaissèrent et il changea instinctivement de posture. La menace avait produit son effet.

Une sombre jubilation s'empara d'elle. Les trois mois, ou presque, de cours de tae kwon do et de self-défense, que suivaient gratuitement, trois fois par semaine, les membres des familles de policiers venaient de payer. Elle avait très mal à

la cheville droite, probablement autant que le gars qui l'avait reçue entre les jambes. Même si elle ne s'était rien cassé, elle allait certainement passer la semaine à boiter, mais elle était si fière de sa victoire sur les trois vandales qu'elle était prête à souffrir un peu.

" Amène-toi, dit-elle. Viens par ici, viens. "

Le troisième jeune plaça les mains au-dessus de sa tête.

Dans chacune d'elles, une bombe de peinture.

" Couche-toi par terre, à côté de tes potes ", lança-t-elle d'un ton sans réplique. Il s'exécuta en silence.

La lune surgit alors des nuages, comme si, là-haut, le grand régisseur avait décidé d'augmenter l'intensité des projecteurs, et elle eut la confirmation de ce qu'elle savait déjà.

Les trois ados à ses pieds n'avaient pas plus de dix-huit ans.

Ils ne correspondaient d'ailleurs pas du tout au stéréotype du tagger. Ni noirs ni hispaniques, ils étaient blancs. Et ils n'avaient pas non plus l'air pauvres. L'un d'eux portait un blouson de cuir bien coupé, et l'autre, un pull aux magnifiques motifs jacquard.

La tranquillité de la nuit n'était troublée que par les pitoyables hoquets et autres grognements provenant des deux garçons qu'elle avait mis à terre. La confrontation n'avait duré que quelques instants, dans un périmètre limité

à deux mètres cinquante, entre la maison et le mur d'enceinte, et dans un silence relatif, si bien que les voisins ne s'étaient même pas réveillés.

Braquant son arme sur eux, Heather leur demanda:

" Vous êtes déjà venus dans le coin ? "

Deux des garçons auraient été bien incapables de répondre, même s'ils l'avaient voulu, mais le troisième ne fit pas mine d'ouvrir la bouche.

" Je vous ai demandé si vous étiez déjà venus dans le coin, l‚cha-t-elle, coupante.

-Salope ", dit alors le troisième.

Elle venait de comprendre qu'il était possible de perdre le contrôle de la situation, même si elle était la seule à brandir une arme, surtout si les deux autres récupéraient plus vite que prévu. Elle eut alors recours à un mensonge susceptible de les convaincre qu'elle n'était pas seulement une femme de flic qui avait suivi des cours de self-défense. " Ecoutez-moi, petits morveux, je peux vous flinguer tous les trois, rentrer chez moi pour y prendre deux ou trois couteaux de cuisine, et vous les fourrer dans les mains avant que les flics aient le temps de se ramener ici. J'irai peut-être au tribunal, mais peut-être pas. Et, de toute façon, quel jury mettrait en prison l'épouse d'un héros de la police et la mère d'un petit garçon de huit ans?

-Vous ne feriez pas ça ", répliqua le troisième, après une imperceptible hésitation, d'une voix qu'un léger doute fit chevroter.

S'étonnant elle-même, elle reprit la parole, avec une intensité et une amertume qu'elle n'avait pas à simuler. " Ah oui, c'est ce que tu crois ? Tu crois vraiment que je ne tirerai pas ? Mon Jack, deux de ses collègues abattus à ses côtés en un an, et lui dans un lit d'hôpital depuis le 1er mars, et qui va y rester pendant des semaines, voire des mois, Dieu seul sait quelles séquelles le feront souffrir pour le restant de ses jours, ou même s'il pourra à nouveau marcher, et moi qui suis au chômage depuis octobre, sans un dollar d'économies, je n'en dors plus depuis des nuits, et en plus je suis harcelée par de la vermine comme vous ! Tu crois vraiment que je n'ai pas envie de faire mal à quelqu'un, moi aussi, histoire de changer un peu, tu crois vraiment que ça ne me plairait pas, de te tuer, de te massacrer? Tu crois ça? Alors, tu vas répondre, morveux ? "

Seigneur. Elle tremblait. Elle n'avait jamais eu conscience de cacher tant de noirceur au fond d'elle-même. Sa gorge se serra.

Apparemment, elle avait flanqué une peur bleue aux trois jeunes vandales, qui fixaient sur elle des yeux agrandis par la terreur.

" On... On est déjà venus ici, oui ", bredouilla l'adolescent qu'elle avait frappé en premier.

" Combien de fois ?

-Deux fois. "

A deux reprises, leur maison avait été la cible des graffiteurs, une fois en mars, l'autre vers la mi-avril.

Les foudroyant du regard, elle lança: " D'o˘ venez-vous ?

- On habite ici, fit celui qu'elle n'avait pas touché.

- «a m'étonnerait. Vous n'êtes pas du quartier.

-Los Angeles.

-C'est une grande ville, le pressa-t-elle.

-Les Hills.