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Quoi qu’il en soit, il est inutile de se demander qui des deux a pris l’initiative. À présent, ils s’étaient trompés et malgré leurs remords, ils s’enferraient. Sans aller jusqu’à disculper entièrement mon mari, j’éprouvais de la pitié à son égard, parce que, comme j’ai eu plusieurs fois l’occasion de le dire, il existait entre nous une certaine incompatibilité et de même que j’avais toujours cherché ailleurs quelqu’un à aimer, de même lui aussi, inconsciemment, cherchait ailleurs. De plus, à la différence des autres hommes, il ne savait pas conjurer sa frustration avec des femmes faciles ou de l’alcool, il se trouvait donc dans un état d’esprit beaucoup plus disposé à la séduction : ce qui devait arriver arriva. Une passion aveugle, comme un barrage qui cède, avait écrasé sur son passage les forces de la volonté et de la raison : la frénésie de mon mari avait été dix fois, vingt fois plus intense que celle de Mitsuko. Je pouvais donc comprendre son changement, à lui, mais quelles pouvaient être les intentions de Mitsuko ? Était-elle vraiment endormie, s’était-il agi d’un accès de folie ? À moins qu’elle ne poursuivît un but précis ? Autrement dit, avait-elle voulu remplacer par mon mari Watanuki, au lieu de l’abandonner purement et simplement, avait-elle noué avec mon mari une relation propre à nous rendre jaloux et lui permettant de nous manœuvrer ? Par nature, elle aspirait à s’entourer du plus grand nombre d’admirateurs : peut-être avait-elle repris cette mauvaise habitude. Sinon, elle disait :

— Je m’aperçois maintenant que j’ai agi de manière inexcusable, mais il est plus commode qu’il en soit ainsi pour le garder comme allié.

Et elle voulait l’embringuer dans ses manigances. En tout cas, il aurait été difficile de démêler les nœuds qui embrouillaient son âme. Probablement, aux raisons déjà invoquées s’était ajoutée l’impulsion du moment. Comme ils ne me l’avouèrent que beaucoup plus tard, au début, je n’approfondissais pas beaucoup la question : je restais allongée avec le vague soupçon d’avoir été flouée. Même lorsque Umé s’est approchée de mon chevet et m’a dit :

— Madame, vous pouvez être tranquille, maintenant, votre mari a tout compris.

J’ai éprouvé en même temps de la joie et de la rancœur et je ne me suis pas montrée ravie. Ils ont commencé à se douter que je les suspectais. Le soir du troisième jour, le médecin m’a annoncé :

— Vous pouvez vous lever.

Et le lendemain matin, nous avons quitté Hamadera. C’est alors que Mitsuko m’a déclaré :

— Grande sœur, tu n’as plus de raisons de t’inquiéter. Je viendrai te voir et nous parlerons de tous les détails.

Elle me semblait être en proie à des remords et son attitude était bizarrement formelle. Mon mari avait dû s’entendre avec Mitsuko parce que, dès qu’il m’eut raccompagnée à Kôroen, il s’en est allé en me disant :

— Il faut que je liquide du travail en retard. Je vais au bureau.

Il est rentré après six heures du soir et il s’est contenté de m’expliquer :

— J’ai déjà dîné.

Il faisait comme s’il avait eu peur de me parler. Je savais qu’il n’était pas du genre à tromper les autres, la conscience tranquille. Je pensais qu’il finirait par avouer quelque chose et mon intention était d’augmenter sa gêne, en feignant l’indifférence. L’heure venue, je me suis couchée avant lui : j’avais l’impression qu’il était de plus en plus agité. À minuit, il n’avait pas encore trouvé le sommeil, il se retournait dans tous les sens, de temps à autre il entrouvrait les paupières et il me regardait à la dérobée, en guettant ma respiration : malgré l’obscurité, je sentais tout cela.

— Écoute-moi, a-t-il dit au bout d’un moment, en me prenant la main. Comment te sens-tu ? Tu n’as plus mal à la tête ? Si tu es encore réveillée, je voudrais te parler.

Et ensuite :

— Tu… tu es au courant, n’est-ce pas ?… Je t’en prie, pardonne-moi. Il faut que tu supportes cela, comme une fatalité.

— Ah, ce n’était donc pas un rêve…

— Excuse-moi, dis-moi au moins une fois que tu me pardonnes.

J’ai éclaté en sanglots néanmoins. Il m’a tapoté les épaules pour me consoler.

— Moi aussi, je voudrais croire que ce n’est qu’un rêve… j’aimerais l’oublier, en pensant que ce n’était qu’un cauchemar… mais maintenant, je ne peux plus oublier. Pour la première fois, j’ai compris ce qu’était l’amour. Maintenant, je comprends pourquoi tu étais tellement folle d’elle. Tu disais que j’étais incapable de passion et en fait, ce n’était pas vrai. Si je te pardonne, est-ce que tu me pardonneras, toi aussi ?

— Tu me confies tout cela, parce que tu veux te venger, n’est-ce pas ? Tu complotes maintenant avec elle, pour me laisser toute seule…

— Ne dis pas de bêtises ! Je ne suis pas quelqu’un d’aussi abject ! Maintenant que j’ai enfin compris tes sentiments, pourquoi devrais-je te faire souffrir ?

Il m’a raconté qu’en sortant du bureau, il avait retrouvé Mitsuko pour discuter de la situation. Si seulement j’avais accepté, il aurait pris sur lui tous les problèmes et il aurait réglé les choses avec Watanuki pour qu’il ne nous donne plus de tracas. Mitsuko viendrait me voir le lendemain, mais elle appréhendait de me retrouver et elle lui avait demandé :

— Présente tes excuses à grande sœur.

Ce n’était pas un homme dont on dût se méfier : je pouvais bien lui passer ce que j’avais pardonné à Watanuki. C’était bien vrai : mon mari n’était pas capable de tromper, mais c’était Mitsuko qui m’inquiétait. C’est lui-même qui affirmait :

— Je suis différent de Watanuki, tu n’as pas de souci à te faire.

Mais c’était justement ce « différent » qui m’angoissait, car Mitsuko, qui rencontrait là pour la première fois un vrai homme, pouvait s’être éprise sincèrement, comme jamais cela ne lui était arrivé jusque-là. C’est pourquoi elle aurait pu m’abandonner sous le prétexte idéal qu’un amour normal fût plus noble qu’un amour contre nature. Et elle aurait tout juste eu un peu mauvaise conscience… Si Mitsuko avait avancé cet argument, je n’aurais pas pu dire à mon mari qu’elle était dans l’erreur, mais c’est plutôt lui qui se serait laissé convaincre et qui m’aurait dit :

« Permets-moi d’épouser Mitsuko. »

Et le jour ne viendrait-il pas où je l’entendrais dire :

« Nous avons eu tort de nous marier. Il y a entre nous une incompatibilité d’humeur. En restant ensemble, nous continuerions à être malheureux tous les deux. Mieux vaut nous séparer. » ?

Moi, qui avais l’habitude de défendre la liberté en amour, je n’aurais pas pu dire non. Les gens auraient trouvé normal qu’il voulût se séparer d’une femme comme moi : peut-être exagérais-je de m’inquiéter de choses qui concernaient l’avenir, mais j’avais l’impression que pesait sur moi un destin inéluctable. D’ailleurs, si je n’avais pas accepté les conditions de mon mari, je n’aurais pas pu revoir Mitsuko le lendemain.

— Ce n’est pas que je ne te fasse pas confiance, mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai un mauvais pressentiment.

Je continuais à sangloter en disant cela.

— Quelle sottise ! C’est le fruit de ton imagination. Si l’un de nous doit être malheureux, c’est tous les trois ensemble que nous mourrons, n’est-ce pas ?

Il s’est mis à pleurer à son tour. Nous avons pleuré ensemble jusqu’à l’aube.