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— Écoutez, Madame, j’imagine que vous êtes très contrariée de ce qui s’est passé, mais je vous en prie…

Il s’est prosterné en collant son front au sol.

— Ce n’est pas de moi que je me soucie. Mais s’il vous plaît, raccompagnez Mitsuko jusque chez elle. Je vous en serai infiniment reconnaissant, ma vie entière.

Il avait fini par joindre les mains dans un geste de prière. Je m’attendris si facilement et j’avais beau trouver que cela commençait à passer les bornes : je n’avais pas la force de refuser. Malgré ma rancœur, je l’ai dévisagé un instant sans rien dire. Il avait gardé une attitude obséquieuse et j’ai fini par céder, en disant simplement :

— D’accord.

Il a soupiré avec une émotion toute théâtrale.

— Ah…

Il s’est incliné profondément à nouveau, en murmurant :

— Vous acceptez donc. Je vous remercie du fond du cœur. Vous m’enlevez un tel poids ! Je vais appeler Mitsuko. Mais je voudrais, a-t-il ajouté, en me scrutant, vous demander encore une faveur. Elle est toute bouleversée par ce qui vient de se passer. J’aimerais que vous n’y fassiez aucune allusion. Est-ce que vous me le promettez ?

Il m’était impossible de me dérober. Alors, là aussi, j’ai acquiescé. Et je n’avais pas plus tôt accepté qu’il appelait :

— Mitsuko !

Il l’a rassurée à travers la porte coulissante :

— Madame nous a compris. Tu peux venir.

Jusque-là, de l’autre côté, on avait entendu un froissement de tissus, tandis qu’elle s’habillait. Mais un silence s’était soudain installé. Elle semblait prêter l’oreille à notre conversation. Au bout de deux ou trois minutes, la porte a glissé doucement avec un léger frottement et c’est alors qu’est apparue Mitsuko, les yeux encore rouges de larmes.

J’étais curieuse de voir son expression, mais à peine nos regards se sont-ils croisés, elle s’est hâtée de baisser la tête et de s’asseoir derrière le garçon, si bien que je n’apercevais que ses paupières gonflées et sa lèvre inférieure qu’elle mordillait nerveusement. Elle avait rentré ses mains dans les manches de son kimono, en les croisant, et elle avait le buste légèrement tourné ; elle s’abandonnait sur le côté, les vêtements en désordre. Tout en la contemplant dans cette attitude, je me disais que c’était un des deux kimonos que nous avions voulu identiques, je me rappelais le moment où nous les avions fait faire et la fois où nous les avions revêtus pour la photo. J’étais de plus en plus ulcérée et je pensais :

« J’aurais mieux fait de m’en passer. Maintenant, je n’ai qu’une envie : en faire de la charpie. »

Et sans ce type, je serais allée jusqu’au bout. Il devait s’en douter un peu parce que sans nous laisser le temps d’ouvrir la bouche, il nous a fait sortir pour s’habiller. Et malgré les protestations des employés, il a insisté pour payer avec ce que je lui avais donné et, prenant les devants, il m’a demandé :

— Madame, excusez-moi de vous demander cela, mais j’aimerais mieux que vous téléphoniez chez vous et chez Mitsuko pour avertir.

Je craignais qu’on ne s’inquiétât à la maison et j’ai appelé tout de suite la bonne :

— Je raccompagne Mitsuko et je reviens immédiatement. Est-ce que ses parents n’ont pas appelé ?

— Si, tout à l’heure. Je ne savais pas quoi répondre. J’ai dit simplement que vous étiez allées toutes les deux à Ôsaka, sans préciser l’heure de votre retour.

— Monsieur est couché ?

— Non, il est encore debout.

— Dis-lui que je reviens tout de suite.

Puis, j’ai téléphoné chez Mitsuko.

— Ce soir, nous sommes allées au cinéma et, comme nous avions faim en sortant, nous avons mangé au restaurant. Nous n’avons pas vu le temps passer et je vais raccompagner Mitsuko.

À l’autre bout du fil, sa mère m’a répondu :

— Ah bon ? D’accord. Voyant que vous tardiez à revenir, j’ai appelé chez vous.

À sa manière de parler, j’étais certaine que la police ne l’avait pas prévenue. Tout se présentait donc bien et nous avons décidé de repartir en taxi le plus vite possible, mais le garçon a commencé à distribuer le restant des trente yens aux domestiques de l’auberge, en leur recommandant de veiller à ce que Mitsuko et lui ne soient nullement inquiétés et il leur a donné des consignes en cas d’enquête de la police, le tout avec une effarante méticulosité. Enfin – j’avais dû arriver peu après dix heures et j’ai dû m’attarder une bonne heure, nous sommes donc repartis après onze heures –, c’est seulement alors que je me suis rappelé l’existence d’Umé. Je l’ai appelée et je l’ai fait monter dans le taxi : elle faisait les cent pas dans la ruelle. Mais voilà que le bonhomme s’est installé dans le taxi lui aussi et nous a annoncé :

— Je vais faire un bout de chemin avec vous.

J’ai pris place avec Mitsuko sur la banquette arrière tandis qu’Umé et Watanuki se sont assis sur les strapontins. Nous nous regardions en chiens de faïence, pendant que la voiture filait à toute allure. Nous sommes arrivés comme ça au pont de Muko, et Watanuki a eu soudain une idée :

— Dites-moi, et si nous rentrions plutôt en train ? Mitsuko, a-t-il ajouté, où veux-tu qu’on descende ?

Pour arriver chez Mitsuko, il fallait longer la rivière vers l’ouest, à partir de la station d’Ashiya, du côté de la colline où se trouvaient les célèbres cerisiers nommés Shiomizakura, c’est-à-dire à cinq ou six cents mètres de la voie ferrée. Mais il fallait traverser une pinède lugubre qu’on disait malfamée et où avait eu lieu une série d’agressions et de viols : passé une certaine heure, Mitsuko prenait toujours un taxi à la gare, quoiqu’elle rentrât toujours en compagnie d’Umé.

— Il vaut mieux changer de taxi à la gare, a-t-on commencé à proposer.

— Non, parce que les chauffeurs nous connaissent de vue. Il est préférable de descendre avant.

Umé et moi, nous nous mêlions peu à peu à la conversation. Mitsuko était la seule à ne pas desserrer les mâchoires et, par instants, elle dévisageait Watanuki assis en face d’elle, comme si elle avait voulu lui faire comprendre par le regard et des soupirs un secret. Le garçon l’a scrutée à son tour et a déclaré :

— Mieux vaudrait que nous descendions sur la nationale, au pont de Narihira.

J’avais parfaitement compris : la route qui menait au chemin de fer était très solitaire et passait sur un remblai où avaient poussé des pins en grand nombre, immenses. Dans ce genre d’endroit, trois femmes ne pouvaient pas marcher toutes seules. Comme Watanuki désirait rester le plus longtemps possible avec Mitsuko, il avait naturellement pensé nous demander de descendre là, pour nous tenir compagnie sur cette route. Il avait, en effet, précisé qu’il habitait près de chez les Tokumitsu à Semba, et si, malgré tout, il connaissait le nom de ce pont et de cette route, c’est que, probablement, il leur était arrivé plusieurs fois de se promener ensemble par là. J’avais envie de protester :

« La pire des choses serait qu’on nous surprenne toutes les trois avec un homme. Si nous étions seules, nous saurions trouver une excuse quelconque. Mais vous, vous feriez mieux de rentrer directement. Vous prétendez que vous me faites confiance, alors allez-vous-en, autrement, c’est moi qui partirai. »

Mais Umé prenait son parti, disant tantôt :

— C’est une bonne idée.

Tantôt :

— Faisons comme cela.

Et, apportant de l’eau à son moulin, elle a demandé :

— Si ça ne vous ennuie pas trop, est-ce que vous pouvez nous accompagner jusqu’à la gare ?

À bien y réfléchir, Umé devait être la complice de Mitsuko et de Watanuki. Quand nous sommes descendus de la voiture, nous nous sommes mis en route jusqu’au talus, dans l’obscurité. Sans raison, Umé s’est adressée à moi, en me prenant par le bras :

— N’est-ce pas, Madame ? Sans la présence d’un homme, nous aurions peur dans ce noir !

Elle m’a saoulée de paroles, me racontant comment Une Telle avait été attaquée ici. Et j’avais l’impression qu’elle m’éloignait délibérément des deux autres. Ils nous suivaient à une dizaine de mètres et j’entendais faiblement la voix de Mitsuko qui murmurait :

— Oui… Ah bon…

Il nous a laissées devant la gare et, sans un mot, nous avons pris un taxi qui nous a conduites chez Mitsuko :

— Vous voilà enfin ! À quelle heure vous rentrez ! s’est exclamée la mère de Mitsuko qui était venue à notre rencontre.

Elle s’est confondue en remerciements, s’inquiétant beaucoup du dérangement qu’elles m’avaient causé. Nous faisions, Mitsuko et moi, une drôle de tête et nous craignions, en parlant trop, de nous trahir. Aussi, quand la mère de Mitsuko m’a proposé d’appeler un taxi, ai-je répondu :

— Il m’attend dehors.

Et je me suis presque enfuie. Je suis rentrée en train à Shukugawa d’où un autre taxi m’a ramenée à Kôroen. Il était minuit pile.

— Bonsoir, Madame, m’a dit la servante à l’entrée.

— Que fait Monsieur ? Il dort ?

— Il vous a attendue jusqu’à maintenant, mais il vient de se coucher.

« Parfait, ai-je pensé. Espérons qu’il dort sans se douter de rien. »

J’ai fait coulisser la porte le plus discrètement possible et je me suis faufilée dans la chambre sur la pointe des pieds. Il y avait un litre de vin blanc sur la table de nuit. Mon mari dormait comme un bienheureux et il avait ramené la couverture par-dessus la tête. Il tenait très mal l’alcool et il était rare qu’il bût avant de se coucher. Je pensais qu’il en avait pris ce soir parce que l’inquiétude l’empêchait de trouver le sommeil. Je me suis étendue à ses côtés, en silence, en essayant de ne pas troubler son sommeil serein, mais je ne parvenais pas à m’endormir. Plus j’y pensais, plus je sentais redoubler en moi ma fureur et mon aigreur. J’avais l’impression d’avoir le cœur lacéré. Je me disais :

« Comment me venger ? Elle me paiera ça ! »

J’ai eu un accès de colère et, instinctivement, j’ai tendu la main vers la table où j’ai pris le verre qui était à moitié plein et que j’ai vidé d’un seul coup.

Les contretemps de cette nuit-là m’avaient profondément perturbée et je n’étais pas habituée à boire. En un clin d’œil, j’étais grise et, loin de connaître une délicieuse euphorie, j’avais la tête serrée dans un étau, j’avais le cœur sur les lèvres et c’était comme si tout mon sang m’était monté à la tête : je haletais et j’avais une idée fixe que je n’osais pas exprimer à voix haute :

« Ah, vous vous êtes fichus de moi ? Eh bien, vous aurez de mes nouvelles ! »

J’avais de violentes palpitations au cœur et j’entendais comme un bruit de saké qu’on verse d’un tonneau, je me rendais compte que le cœur de mon mari battait à tout rompre lui aussi et que son souffle était brûlant et entrecoupé, nous respirions de plus en plus vite, comme si nous rythmions le temps ensemble et, à l’instant même où je croyais que nos cœurs étaient sur le point d’éclater, j’ai été prise entre les bras de mon mari. Juste après, j’ai senti plus près de moi son halètement et ses lèvres en feu m’effleuraient le lobe de l’oreille.

— Tu es enfin revenue !

C’est alors que, je ne sais pourquoi, des larmes ont jailli de mes yeux et que je me suis écriée :

— Quelle humiliation !

J’ai sangloté en tremblant. Cette fois-ci, c’est moi qui me suis agrippée à lui et je l’ai secoué de toutes mes forces, en répétant :

— Quelle humiliation ! Quelle humiliation ! Quelle humiliation !

— Qu’est-ce que tu as ? Qu’est-ce qui t’a mise dans cet état ? m’a-t-il demandé gentiment. Qu’est-ce qui t’a mise dans cet état ? Je ne comprendrai rien si tu continues à pleurer. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Il a essuyé mes larmes et il m’a consolée, en me caressant, ce qui ne faisait qu’accroître ma tristesse. Je me suis dit :

« Tout de même, ce n’est pas rien, un mari ! Je suis bien punie de mes fautes. Je vais oublier cette fille. Et je m’attacherai pour le restant de mes jours à l’amour de cet homme. »

J’éprouvais enfin un sentiment sincère de remords.

— Je vais tout te raconter de ce qui s’est passé ce soir et tu me pardonneras, d’accord ?

C’est ainsi que j’ai avoué à mon mari tout ce qui s’était produit jusque-là.