Ma main gantée de blanc lui ferma la bouche. Elle l'écarta doucement et se leva, longue silhouette sur le rectangle de lumière de la pièce voisine. Un soir, nous avions déjà été ainsi, dans la pénombre, elle et moi. Elle me tenait par les épaules. Elle m'avait proposé d'assassiner une princesse aux longs cheveux.
– Comment sais-tu tout cela ? Il y a des choses que tu ne peux pas savoir : le soir où elle a dormi chez moi, le soir où j'ai traîné sous ses fenêtres. Et puis la rencontre avec ce garçon, Gabriel...
– Tu penses bien que tu me l'as raconté ! dit Jeanne. En juin, nous sommes restées deux semaines ensemble.
– Tu n'as pas revue Micky après la querelle de la Résidence ?
– Non. Cela m'était égal. Je ne tenais pas du tout à la ramener en Italie. Le lendemain matin, j'ai vu François Chance pour régler la question des travaux, et j'ai pris l'avion que je devais prendre. En rentrant à Florence, j'ai eu mon lot d'embêtements. La Raffermi était folle de rage. Je ne jurerais pas que Micky ne lui avait pas téléphoné après m'avoir vue. Tu as toujours pensé que non. En tout cas, ça n'avait rien arrangé, au contraire. La Raffermi n'a pas décoléré jusqu'à la fin.
– Quand est-elle morte ?
– Une semaine après.
– Et tu ne m'as rien dit d'autre avant de partir ?
– Non. Je n'avais rien à te dire d'autre. Tu savais très bien ce que je voulais dire. Bien avant de me connaître, tu ne pensais qu'à ça.
Tout à coup, la pièce s'éclaira. Elle avait allumé une lampe. Je me cachai les yeux de ma main gantée.
– Éteins, je t'en prie !
– Tu permets que je m'occupe de toi, oui ? Tu sais l'heure qu'il est ? Tu es morte de fatigue. Je t'ai apporté des gants. Enlève ceux que tu as.
Pendant qu'elle était penchée sur mes mains, blonde, longue, attentive, tout ce qu'elle m'avait raconté m'apparut à nouveau comme un mauvais rêve. Elle était bonne et généreuse, j'étais incapable d'avoir préparé la mort de Micky – rien n'était vrai.
C'était bientôt l'aube. Elle me prit dans ses bras et me porta jusqu'à l'étage. Dans le couloir, comme elle s'approchait de la chambre de l'ancienne Domenica, je ne pus que secouer la tête contre sa joue. Elle comprit et me déposa sur son propre lit, dans la chambre qu'elle avait habitée pendant que j'étais à la clinique. Un instant plus tard, après m'avoir ôté ma robe de chambre et donné à boire, elle se penchait sur moi qui frissonnais sous les draps et les couvertures, elle me bordait, contemplait mon visage avec des yeux fatigués, muette.
En bas, je ne savais plus à quel moment de son récit, je lui avais dit que je voulais mourir. Maintenant, en sentant le sommeil m'engourdir, j'étais prise d'une peur ridicule.
– Qu'est-ce que tu m'as donné à boire ?
– De l'eau. Avec deux cachets de somnifère.
Elle dut lire dans mon regard, comme toujours, ce que j'avais en tête, car elle cacha mes yeux de sa main. Je l'entendis qui disait : « Tu es folle, folle, folle, folle », et sa voix s'éloignait rapidement, je ne sentais plus sa main sur mon visage, puis tout à coup, un soldat américain qui portait son calot de travers me tendit en souriant une barre de chocolat, la maîtresse d'école s'avança vers moi avec une règle pour taper sur mes doigts, et je m'endormis.
Au matin, je restai au lit, Jeanne allongée tout habillée sur la couverture, près de moi, et nous décidâmes d'habiter désormais rue de Courcelles. Elle me fit le récit du meurtre et moi celui de mes recherches de la veille. Il m'apparaissait à présent tout à fait incroyable que François n'eût pas décelé la substitution.
– Ce n'est pas si simple, dit Jeanne. Tu n'es plus, physiquement, ni toi ni Micky. Je ne parle pas seulement de ton visage, mais de l'impression que tu donnes. Tu ne marches pas comme elle, mais pas comme tu marchais avant non plus. Et puis, tu as vécu plusieurs mois avec elle. Les dernières semaines, tu l'as tellement observée pour pouvoir l'imiter, que je le sens dans tous les gestes. Quand tu riais, le premier soir, je ne savais plus si c'était elle ou si c'était toi. Le pire, c'est que je ne savais plus comment elle était, comment tu étais, je n'arrivais plus à me raisonner. Tu ne peux pas savoir les idées que je me suis faites. Quand je t'ai baignée, je me croyais reportée quatre ans en arrière, parce que tu es plus maigre que Micky et qu'elle a été un peu comme ça. En même temps, je me disais que c'était impossible. Vous aviez la même taille mais vous ne vous ressembliez pas du tout. Je ne pouvais pas me tromper à ce point. J'avais peur que tu me joues la comédie.
– Pourquoi ?
– Est-ce que je sais ! Pour m'écarter, pour être seule. Ce qui me rendait folle, c'est que je ne pouvais pas te parler avant que tu saches. C'est moi qui devais jouer la comédie. A m'adresser à toi comme si tu étais vraiment elle, je me perdais. Je me suis rendu compte d'une chose terrible, dans ces quatre jours, mais qui nous facilitera les choses : sitôt que j'ai entendu ta voix, j'ai été incapable de me rappeler celle de Micky ; sitôt que j'ai vu ton grain de peau, Micky l'avait toujours eu, ou tu l'avais toujours eu – je ne savais plus. On ne se rappelle pas, tu comprends ? Brusquement, tu faisais un geste, et je revoyais Micky. Je pensais tellement à ce geste que j'arrivais à me persuader que je confondais. La vérité, c'est que tu faisais vraiment un geste de Micky, entre deux gestes à toi, parce que tu as passé des semaines à te dire : un jour, j'aurais à le faire exactement comme ça.
– Est-ce que cela suffisait pour tromper François ? Ce n'est pas possible. Je suis restée une demi-journée avec lui. D'abord, il ne m'a pas reconnue, mais, dans la soirée, nous étions sur un divan, il m'a embrassée, tripotée pendant plus d'une heure.
– Tu étais Mi. Il parlait de Mi. Il croyait tenir Mi. Et puis, c'est un rapace. Il n'a jamais fait attention à elle, il couchait avec un héritage. Tu ne le reverras plus, c'est tout. Je me fais beaucoup plus de souci pour ta visite à François Chance.
– Il ne s'est aperçu de rien.
– Je ne lui laisserai plus l'occasion de s'apercevoir de quoi que ce soit. Maintenant, nous allons travailler pour de vrai.
Elle disait qu'à notre retour à Florence, les risques seraient beaucoup plus grands. On y connaissait Mi depuis des années. A Nice, il n'y avait que le père de Mi pour nous inquiéter. Je me rendis compte, brusquement, que je devais voir cet homme dont j'avais tué la fille, me jeter dans ses bras comme elle l'aurait fait. A Nice aussi, mon père, ma mère pleuraient encore une fille disparue ; ils souhaiteraient sans doute me voir pour que je leur parle d'elle, ils me regarderaient avec effroi – ils me reconnaîtraient !
– Ne dis pas de bêtises ! s'écria Jeanne en me prenant par les avant-bras. Tu n'auras pas à les voir ! Le père de Micky, il le faudra bien. Si tu pleures un peu, on mettra ça sur le compte de l'émotion. Mais tes parents, il vaut mieux, dès à présent, que tu n'y penses jamais. Est-ce que seulement tu te souviens d'eux ?
– Non. Mais quand je me souviendrai ?
– Tu seras quelqu'un d'autre à ce moment-là. Tu es quelqu'un d'autre. Tu es Micky. Michèle, Marthe, Sandra, Isola, née le 14 novembre 1939. Tu as rajeuni de cinq mois, perdu tes empreintes digitales et grandi d'un centimètre. C'est fini.
Ce n'était que le commencement d'une autre angoisse. A midi, elle alla prendre nos affaires à la maison de Neuilly et les rapporta, des vêtements jetés en vrac sur nos valises. Je descendis en robe de chambre dans le jardin pour l'aider à les rentrer. Elle me renvoya en me disant que j'allais « attraper la mort ».
Tout ce que nous disions, elle ou moi, me ramenait sans cesse à cette nuit du Cap Cadet qu'elle m'avait racontée. Je ne voulais pas y penser, je me refusais à l'idée de voir des films qu'elle avait pris avec Micky, en vacances, et qui pourraient m'aider à lui ressembler. Mais le moindre mot prenait un double sens et faisait surgir dans mon esprit des images plus insupportables que tous les films.
Elle m'habilla, me fit déjeuner, regretta de devoir me laisser seule deux heures, pour aller chez François Chance réparer mes bêtises de la veille.
Je traînai un après-midi d'un fauteuil à un autre. Je me regardais dans les miroirs. J'ôtais mes gants pour voir mes mains. J'observais avec un abattement terrifié ce quelqu'un qui s'installait en moi et qui n'était rien, des mots, des idées confuses.
Plus que le crime que j'avais commis, c'était cette sensation de subir une emprise qui m'angoissait. J'étais un jouet vide, une marionnette dans les mains de trois inconnues. Laquelle tirait les fils le plus durement ? La petite employée de banque envieuse, patiente comme une araignée ? La princesse morte qui finirait bien un jour par me regarder de nouveau en face dans mon miroir, puisque c'était elle que je voulais devenir ? Ou la grande fille aux cheveux dorés qui m'avait guidée vers le meurtre pendant des semaines, sans me voir ?
Marraine Midola morte, me disait Jeanne, Micky ne voulait pas entendre parler d'un voyage à Florence. L'enterrement avait eu lieu sans elle, et l'on ne s'était même pas donné la peine de fournir une explication aux familiers de la Raffermi.
Le soir où elle apprit le décès, Micky décida de sortir avec François et quelques amis. Je l'accompagnai. Micky s'enivra, fit du tapage dans une « boîte » de l'Étoile, insulta les agents qui nous vidaient, voulut ramener dans sa chambre un autre garçon que François. Elle s'entêta et François dut rentrer chez lui.
En définitive, une heure après son départ, le garçon fut mis à son tour à la porte, et c'est moi qui dus la dorloter une partie de la nuit. Elle pleurait, me parlait de sa mère morte et de son enfance, disait que Jeanne était perdue pour elle à jamais, elle ne voulait plus entendre parler d'elle ni de personne, un jour je verrais moi aussi « ce que ça fait ». Somnifère.
Pendant plusieurs jours, beaucoup de monde voulut la voir. On la plaignait. On l'invitait partout. Elle se montrait sage et portait dignement les milliards que la Raffermi lui avait laissés. Elle s'installa rue de Courcelles dès que ce fut habitable, avant même la fin des travaux.
Je reçus, un après-midi que j'étais seule dans notre nouvelle maison, un télégramme de Jeanne. Il ne portait rien d'autre que son nom et un numéro de téléphone de Florence. J'appelai aussitôt. Elle répondit d'abord que j'étais idiote d'appeler de chez Micky, ensuite qu'il était temps d'écarter François. Comme si le soupçon m'était venu spontanément, je devais demander à Micky de vérifier les devis de la rue de Courcelles et voir quelle sorte d'arrangements son amant avait conclus avec les fournisseurs. Elle me demanda de la rappeler au même numéro, à la même heure, une semaine plus tard. Mieux vaudrait, cette fois, téléphoner d'un bureau de poste.
Micky fit son enquête le lendemain, vit les fournisseurs et, comme elle le pensait, ne découvrit rien d'anormal dans les comptes. Je me demandais ce que Jeanne avait en tête. Il était évident que François visait bien davantage qu'une commission sur des peintures ou des meubles, l'idée de tromper Micky aussi grossièrement ne lui serait pas venue.
Je compris qu'il n'était pas question de cela, en assistant à la scène que dut subir François lorsque nous rentrâmes. Il s'était personnellement occupé de tout. Un double des devis et des factures avait été envoyé à Florence avant même que Micky eût parlé de ses projets. François se défendit comme il put : il travaillait chez Chance, il était normal qu'il entretînt une correspondance avec la Raffermi. Micky le traita de lèche-bottes, de mouchard, de coureur de dot et le mit à la porte.
Elle l'aurait certainement revu le lendemain, mais je savais maintenant ce que voulait Jeanne, je n'eus qu'à profiter de l'élan qu'elle m'avait donné. Micky alla chez Chance, qui n'était au courant de rien. Elle appela un secrétaire de la Raffermi à Florence, apprit que François, dans l'espoir d'entrer en grâce, tenait marraine Midola au courant de tout. Le plus comique, c'était que lui aussi renvoyait les chèques qu'on lui offrait.
Je téléphonai à Jeanne comme il était entendu. Mai finissait. Il faisait très beau à Paris, encore plus dans le Midi. Elle me dit de câliner Micky comme je savais le faire et de la convaincre de m'y emmener. La Raffermi avait une villa au bord de la mer. L'endroit s'appelait Cap Cadet. C'est là que nous nous retrouverions lorsque le moment serait venu.
– Le moment de quoi faire ?
– Raccroche, dit Jeanne. Je ferai ce qu'il faut pour t'aider à la décider. Contente-toi d'être gentille, et laisse-moi réfléchir pour deux. Rappelle-moi dans une semaine. J'espère que vous serez sur le départ.
– On n'a pas ouvert le testament ? Est-ce qu'il y a des ennuis ? Je peux bien savoir...
– Raccroche, dit Jeanne. Tu m'embêtes.
Dix jours plus tard, début juin, nous étions, Micky et moi, au Cap Cadet. Nous voyageâmes toute une nuit dans sa petite voiture bourrée de valises. Au matin, une femme du pays nommée Yvette, qui connaissait « Murneau », nous ouvrit la villa.
C'était vaste, ensoleillé, parfumé de l'odeur des pins. Nous descendîmes prendre un bain sur une plage de galets déserte, au pied du promontoire que dominait la maison. Micky commença de m'apprendre à nager. Nous tombâmes sur un lit, en maillots de bain mouillés et nous dormîmes l'une près de l'autre jusqu'au soir.
Je me réveillai la première. Je regardai longtemps Micky dormir contre moi, j'imaginai je ne sais quels rêves derrière ses longs cils rabattus, je touchai, en l'écartant des miennes, une jambe qui était tiède et vivante. Je me fis horreur. Je pris la voiture et j'allai à La Ciotat, la ville la plus proche, téléphoner à Jeanne que je me faisais horreur.
– Alors, retourne d'où tu viens. Trouve une autre banque. Va laver le linge, comme ta mère. Fiche-moi la paix.
– Si vous étiez là, ce ne serait pas pareil. Pourquoi ne venez-vous pas ?
– D'où téléphones-tu ?
– De la poste.
– Alors, écoute-moi bien. Je t'envoie un télégramme au nom de Micky, Café de la Désirade, à La Ciotat. C'est le dernier au bout de la plage, avant de tourner à gauche pour revenir au Cap Cadet. Préviens en passant que tu l'attends et passe le prendre demain matin. Rappelle-moi ensuite. Maintenant raccroche.
Je m'arrêtai au café, commandai un Coca-Cola, priai le patron de garder le courrier qu'il recevrait au nom d'Isola. Il me demanda si c'était les affaires ou l'amour. Puisque c'était l'amour, il voulait bien.
Ce soir-là, Micky fut triste. Après le dîner que nous servit Mme Yvette, nous raccompagnâmes celle-ci aux Lecques, où elle vivait, son vélo accroché à l'arrière de la MG. Puis Micky décida de continuer vers des lieux plus civilisés, me conduisit à Bandol, dansa jusqu'à deux heures du matin, trouva les garçons du Midi ennuyeux, et nous rentrâmes. Elle choisit sa chambre, choisit la mienne, m'embrassa sur une joue avec des lèvres ensommeillées et me quitta en me disant « qu'on n'allait certainement pas moisir dans ce coin ». J'avais envie de connaître l'Italie, elle m'avait promis de m'y emmener, elle allait me faire voir la baie de Naples, Castellamare, Sorrente, Amalfi. C'était chouette. Bonne nuit, poussinoche.
En fin de matinée, je passai au Café de la Désirade. Le télégramme de Jeanne était incompréhensible : « Clarisse joint. Tendresses. » J'appelai à nouveau Florence de la poste de La Ciotat.
– Elle ne se plaît pas ici. Elle veut m'emmener en Italie.
– Elle ne doit plus avoir beaucoup d'argent, dit Jeanne. Elle ne connaît personne, elle ne va pas tarder à me faire signe. Je ne peux pas venir avant, elle ne le supporterait pas. Tu as reçu ce que je t'ai envoyé ?
– Oui, mais je ne comprends pas.
– Je n'espérais pas que tu comprennes. Je parle du premier étage, la première porte à droite. Je te conseille d'y faire un tour et de réfléchir. Réfléchir vaut toujours mieux que de parler, surtout au téléphone. Dévisser, mouiller chaque jour, c'est tout ce que tu as à faire. Raccroche et réfléchis. Bien sûr, il n'est pas question que vous veniez en Italie.
Je percevais des grésillements dans l'écouteur, un concert assourdi de voix qui, de La Ciotat à Florence, se relayaient de central en central. Évidemment, il suffisait d'une oreille, mais qu'aurait-elle entendu de si troublant ?
– Je dois vous rappeler ?
– Dans une semaine. Sois prudente.
J'entrai dans la salle de bains attenant à ma chambre en fin d'après-midi, alors que Micky était allongée sur la plage. « Clarisse » était la marque du chauffe-eau. Le tuyau devait être installé depuis peu, il n'était pas peint. Il courait tout autour de la pièce, en haut des murs. Je trouvai le joint à la sortie d'un coude. Pour l'avoir, je dus aller chercher une clef anglaise dans le garage. Je pris celle qui se trouvait dans la sacoche à outils de la voiture. Mme Yvette frottait le carrelage du rez-de-chaussée. Elle était bavarde et me fit perdre quelques minutes. Revenue dans la salle de bains, j'avais peur de voir subitement entrer Micky, je sursautais chaque fois que Mme Yvette, au-dessous de moi, déplaçait une chaise.
Je dévissai néanmoins l'écrou de raccord et sortis le joint. C'était une lamelle épaisse d'une matière qui ressemblait à du carton bouilli. Je la remis en place, vissai l'écrou comme je l'avais trouvé, rouvris le gaz, rallumai la veilleuse du chauffe-eau que j'avais éteinte.
Je vis apparaître Micky en haut du chemin qui conduisait à la plage, au moment où je replaçais la clef dans la sacoche à outils.
Le plan de Jeanne ne m'apparaissait qu'à moitié. Mouiller le joint, chaque jour, je voyais bien que c'était pour le désagréger lentement, presque naturellement. On attribuerait cette humidité à la buée que dégageaient les bains que nous prenions. Je résolus d'ailleurs de multiplier ces bains afin de laisser des traces sur la peinture du plafond et des murs. Mais où cela nous mènerait-il ? Si Jeanne voulait que je détraque un conduit de gaz, cela signifiait qu'elle pensait déclencher un incendie. Le gaz s'échappant par le tuyau, la veilleuse allumée provoquerait une explosion – mais jamais assez de gaz ne s'échapperait du tuyau, l'écrou à lui seul le contiendrait.
Si même le plan de Jeanne était mieux conçu que celui-là, que l'incendie fût possible, que pouvait-il nous rapporter ? Micky supprimée, je me trouverais du même coup écartée de la vie que je menais, je reviendrais à mon point de départ. Pendant une semaine, je fis ce que Jeanne m'avait demandé, sans avoir le courage de comprendre. Je plongeais le joint dans l'eau, je le désagrégeais peu à peu avec les doigts, je sentais ma résolution se désagréger avec lui.
– Je ne vois pas où vous voulez en venir, dis-je à Jeanne au téléphone. Alors, écoutez-moi : ou vous nous rejoignez maintenant, ou je laisse tout tomber.
– Tu as fait ce que j'ai dit ?
– Oui, mais je veux savoir la suite. Je ne vois pas l'intérêt que vous allez trouver dans cette histoire, et surtout je sais bien que je n'en ai aucun.
– Ne dis pas de bêtises. Comment va Micky ?
– Bien. Elle se baigne, on joue aux boules dans la piscine. On n'a pas pu la remplir. On ne sait pas comment ça marche. On fait des balades.
– Les garçons ?
– Pas un seul. Je lui tiens la main pour l'endormir. Elle dit que de toute manière, l'amour c'est fini pour elle. Quand elle a un peu bu, elle parle de vous.
– Tu sais parler comme Micky ?
Je ne compris pas la question.
– C'est ça, l'intérêt que tu as à continuer, ma chérie. Tu comprends ? Non ? Ça ne fait rien. Alors, vas-y, parle-moi comme Micky, imite-la, que je puisse l'entendre un peu.
– Tu crois que c'est une vie ? D'abord, Jeanne est une détraquée. Tu sais de quel signe elle est ? Du Taureau. Méfie-toi du Taureau, poussinoche, c'est des peaux de vache. Tout dans la tête, rien dans le cœur. De quel signe tu es, toi ? Cancer, c'est pas mal. Tu as des yeux de Cancer. J'ai connu quelqu'un une fois, il avait des yeux comme ça, regarde, tout grands, tout grands. C'était drôle, tu sais. Jeanne, je la plains, c'est une pauvre fille. Elle a dix centimètres de trop pour se laisser aller. Tu sais ce qu'elle s'imagine ?
– Ça suffit, dit Jeanne. Je ne veux pas le savoir.
– C'est intéressant pourtant, mais c'est vrai que c'est difficile de le dire au téléphone. Alors, c'est concluant ?
– Non. Tu répètes, tu n'inventes pas. Si tu devais inventer ? Réfléchis à ça. Je vous rejoindrai dans huit jours, sitôt qu'elle m'aura fait signe.
– Vous feriez bien de venir avec de bons arguments. A force de m'entendre dire « réfléchis », je réfléchis.
Dans la voiture, le soir, en allant à Bandol où elle voulait dîner, Micky me dit qu'elle avait rencontré dans l'après-midi un drôle de garçon. Un drôle de garçon avec de drôles d'idées. Elle me regarda et ajouta qu'elle allait se plaire, en définitive, dans ce pays.
Elle ne me tenait pas au courant de ses embarras financiers. Quand j'avais besoin d'argent, je lui en demandais. Le lendemain, sans me dire pourquoi, elle arrêta la voiture devant la poste de La Ciotat. Nous entrâmes ensemble, moi plus morte que vive de me trouver avec elle en cet endroit. Une préposée me demanda même :
– C'est pour Florence ?
Heureusement, Micky ne fit pas attention ou crut que c'était à elle qu'on s'adressait. Elle voulait, en effet, envoyer un télégramme à Florence. Elle s'amusa beaucoup à le rédiger. Elle me le fit lire, et j'y lus qu'elle demandait de l'argent, que Jeanne allait bientôt venir. C'était le fameux télégramme des « yeux, mains, bouche, sois gentille. »
Jeanne arriva trois jours plus tard, le 17 juin dans sa Fiat blanche, un foulard sur ses cheveux blonds. La nuit tombait. Il y avait beaucoup de monde à la villa, des garçons et des filles que Micky avait rencontrés sur une plage des environs et qu'elle avait ramenés. Je courus vers Jeanne qui rangeait sa voiture. Elle se contenta de me tendre une de ses valises et m'entraîna vers la maison.
Son arrivée fut d'abord un signal de silence, puis de débandade. Dans le jardin, sans lui avoir adressé la parole, Micky fit des adieux tragiques, supplia tout le monde de revenir en des temps meilleurs. Elle était ivre et surexcitée. Jeanne, qui me semblait plus jeune en robe légère, était déjà en train de remettre les pièces en ordre.
Micky revint, se laissa tomber dans un fauteuil avec un verre, me demanda d'arrêter de jouer les femmes de ménage (j'aidais Jeanne), et me rappela ce qu'elle m'avait dit un jour : si j'ecoutais une seule fois cette grande bringue, je n'aurais jamais fini.
Elle dit ensuite à Jeanne :
– C'est un chèque que j'ai demandé, pas toi. Donne le chèque, dors ici si tu veux, mais que je ne te voie plus demain.
Jeanne vint vers elle, la regarda longuement, puis se baissa, la prit dans ses bras et la porta sous la douche. Plus tard, elle me retrouva assise au bord de la piscine, me dit que Micky était tranquille, que nous allions faire un tour.
Je montai dans sa voiture et nous nous arrêtâmes dans une pinède entre le Cap Cadet et Les Lecques.
– Le 4 juillet, c'est ton anniversaire, me dit Jeanne. Vous dînerez dehors et vous ferez une petite fête ensemble, cela paraîtra naturel après coup. C'est cette nuit-là que ça se passera. Où en est-il le joint ?
– Il est tout spongieux comme du papier mâché. Mais votre plan est idiot : l'écrou ne laisse pas passer le gaz.
– L'écrou qui se trouvera sur le tuyau ce soir-là le laissera passer, imbécile ! J'en ai un autre, d'écrou. Le même, ramassé chez le même plombier. Il est brisé, celui-là, et parfaitement oxydé sur la cassure. Tu vas m'écouter, oui ? L'incendie, l'enquête, les expertises, il n'y a aucun problème de ce côté-là. L'installation a été faite cette année, on retrouvera un écrou défectueux, rouillé depuis le temps qu'il faut. La maison est assurée pour une misère : c'est moi qui m'en suis chargée et ce n'est pas pour rien que je l'ai choisie. Même les assurances laisseront tomber. Le problème, c'est toi.
– Moi ?
– Comment pourras-tu prendre sa place ?
– Je pensais que vous aviez aussi un plan pour ça. Enfin, un autre plan que celui que j'imagine.
– Il n'y en a pas d'autre.
– Je devrais faire ça seule.
– Si je suis impliquée dans l'incendie, on ne me fera aucun crédit pour te reconnaître. Or, il faut que ce soit moi qui te reconnaisse en premier. En outre, que crois-tu qu'on pensera si je suis là ?
– Je ne sais pas.
– Il ne faudra pas quarante-huit heures pour que tout soit découvert. Si vous êtes seules toutes les deux, si tu suis bien ce que je veux que tu fasses, on ne se posera aucune question.
– Est-ce que je devrais frapper Micky ?
– Micky sera ivre. Tu lui donneras un cachet de plus que d'habitude pour dormir. Comme ensuite Micky sera toi et qu'on fera sans doute une autopsie, débrouille-toi dès à présent pour que la terre entière sache que tu prends des somnifères. Et ce jour-là, mange ce qu'elle mange, bois ce qu'elle boit s'il y a des témoins.
– Et je devrais me brûler ?
Est-ce que Jeanne avait attiré ma tête contre sa joue à ce moment-là pour me réconforter ? En me racontant la scène, elle le prétendait, elle disait que c'est alors qu'elle avait commencé à s'attacher à moi.
– C'est le seul problème. Si je dois te retrouver même d'un rien reconnaissable, nous sommes perdues toutes les deux, ce n'est pas la peine d'aller plus loin parce que je t'identifierais comme étant Do.
– Je ne pourrai jamais.
– Si, tu pourras. Je te jure que si tu fais ce que je te dis, cela ne durera pas plus de cinq secondes. Ensuite, tu ne sentiras plus rien. Je serai là quand tu te réveilleras.
– Qu'est-ce qui ne doit pas être reconnaissable ? Comment puis-je savoir si je ne vais pas mourir là-dedans, moi aussi ?
– Le visage et les mains, dit Jeanne. Cinq secondes entre le moment où tu sentiras le feu et celui où tu seras hors de danger.
J'avais pu. Jeanne était restée avec nous deux semaines. La veille du premier juillet, elle avait prétexté un voyage d'affaires à Nice. J'avais pu rester trois jours seule avec Micky. J'avais pu continuer à agir d'une façon normale. J'avais pu aller jusqu'au bout.
Le soir du 4 juillet, on vit la MG à Bandol. On vit Micky s'enivrer avec son amie Domenica, en compagnie d'une demi-douzaine de jeunes gens de rencontre. A une heure du matin, la petite voiture blanche fonçait vers le Cap Cadet, Domenica au volant.
Une heure plus tard, la villa flambait d'un côté, le côté du garage et de la salle de bains de Domenica. Une fille de vingt ans mourait brûlée vive dans la chambre voisine, portant un pyjama et une bague à la main droite permettant de l'identifier comme étant moi. L'autre ne réussissait pas à la tirer des flammes mais laissait l'illusion d'avoir voulu la sauver. Au rez-de-chaussée, que le feu gagnait, elle accomplissait ses derniers gestes de marionnette. Elle enflammait une boule de tissu, une chemise de nuit de Micky, la prenait dans ses mains en hurlant, s'en couvrait la tête. Cinq secondes plus tard, c'était en effet fini. Elle s'était abattue au pied d'un escalier sans avoir pu atteindre une piscine où l'on ne jouait plus aux boules et dont l'eau se ridait de proche en proche sous les flammèches.
J'avais pu.
– A quelle heure es-tu d'abord revenue à la villa ?
– Vers vingt-deux heures, dit Jeanne. Vous étiez parties dîner depuis un long moment. J'ai changé l'écrou et ouvert la veilleuse sans l'allumer. Tu n'as eu, en montant, qu'à jeter un bout de coton hydrophile enflammé dans la pièce. Tu devais le jeter après avoir donné les somnifères à Micky. Je présume que c'est ce que tu as fait.
– Où étais-tu, toi ?
– Je suis retournée à Toulon me montrer. Je suis entrée dans un restaurant, j'ai dit que je revenais de Nice, que j'allais au Cap Cadet, quand je suis arrivée à nouveau à la villa, elle ne brûlait pas. Il était deux heures du matin, j'ai compris que tu avais pris du retard. Il était prévu qu'à deux heures, tout serait fini. Mais sans doute Micky a fait quelques difficultés pour rentrer. Je ne sais pas. Tu devais subitement te sentir malade. Elle t'aurait reconduite à une heure. Quelque chose n'a pas marché, car c'est toi qui conduisais la voiture au retour. A moins qu'on se soit trompé, je ne sais pas.
– Qu'est-ce que tu as fait ?
– J'ai attendu sur la route. Vers deux heures quinze, j'ai vu les premières flammes. J'ai attendu encore. Je ne voulais pas arriver la première sur les lieux. Quand je t'ai ramassée sur les escaliers devant la maison, il y avait une demi-douzaine de gens en pyjama ou en robe de chambre qui ne savaient que faire. Les pompiers des Lecques sont arrivés ensuite et ont arrêté l'incendie.
– Il était prévu que j'essaierais de la tirer hors de ma chambre ?
– Non. Ce n'était pas une si mauvaise idée, car les inspecteurs de Marseille ont été assez impressionnés. Mais c'était dangereux. Je pense d'ailleurs que c'est pour ça que tu étais noire des pieds à la tête. En définitive, tu as dû te laisser prendre au piège dans la chambre et sauter par la fenêtre. Tu devais enflammer la chemise de nuit au rez-de-chaussée. Nous avions compté cent fois les pas nécessaires pour tomber dans la piscine. Dix-sept. Tu devais attendre aussi pour enflammer la chemise de nuit que des voisins accourent, de manière à tomber dans la piscine au moment où ils arrivaient. Il semble que tu n'aies pas attendu. En fin de compte, tu as peut-être eu peur qu'on ne te repêche pas assez vite, et tu n'as pas sauté dans la piscine.
– J'ai pu m'évanouir sur le coup, en me couvrant la tête, et ne pas pouvoir aller plus loin.
– Je ne sais pas. La blessure que tu avais au sommet du crâne était très large et très profonde. Le docteur Chaveres pense que tu as sauté du premier.
– Avec cette chemise de nuit autour de la tête, si je n'atteignais pas la piscine, je pouvais mourir ! Ton plan était bizarre, tu sais.
– Non. Nous avons fait brûler quatre chemises de nuit semblables. Ça n'a jamais pris plus de sept secondes, sans courant d'air. Tu devais atteindre la piscine en dix-sept pas. Cinq secondes, ou même sept secondes, uniquement les mains et le visage, tu ne pouvais pas mourir. Cette blessure à la tête n'était pas prévue. Pas plus que les brûlures que tu avais sur le corps.
– Est-ce que j'ai pu agir autrement qu'il n'était prévu ? Pourquoi ne t'aurais-je pas écoutée jusqu'au bout ?
– Je te raconte les choses à ma façon, dit Jeanne. Tu ne m'écoutais peut-être pas si facilement. C'était plus compliqué. Tu avais peur de ce que tu aurais à faire, peur des suites, peur de moi. Au dernier moment, je pense que tu as voulu en rajouter. On l'a retrouvée à la porte de la chambre, elle aurait dû se trouver dans son lit, ou tout près de son lit. Peut-être même as-tu vraiment voulu, un instant, la sauver pour de bon. Je ne sais pas.
Je dormis dix nuits, quinze nuits, durant ce mois d'octobre, en faisant le même rêve : j'essayais avec des mouvements d'une extrême rapidité mais parfaitement inefficaces, d'arracher une jeune fille aux longs cheveux à l'incendie, à la noyade, à l'écrasement d'un énorme véhicule que personne ne conduisait. Je me réveillais glacée, en sachant bien que j'étais lâche. Assez lâche pour faire avaler des cachets de gardénal à une malheureuse et la brûler vive. Trop lâche pour me refuser ce mensonge d'avoir voulu la sauver. L'amnésie était une fuite. Si je ne me rappelais pas, c'est que pour rien au monde, pauvre petit ange, je n'aurais supporté de me rappeler.
Nous restâmes à Paris jusqu'à la fin octobre Je vis les films de vacances de Micky. Vingt, trente fois. J'appris ses gestes, sa démarche, la manière qu'elle avait de tourner brusquement les yeux vers la caméra, vers moi.
– C'était la même brusquerie dans la voix, me dit Jeanne. Tu parles trop lentement. Elle attaquait toujours une phrase avant d'avoir fini la précédente. Elle sautait d'une idée à une autre, comme si parler était un ronron inutile, comme si tu avais déjà tout compris.
– Il faut croire qu'elle était plus intelligente que moi.
– Je n'ai pas dit ça. Essaie encore.
J'essayais. J'y arrivais. Jeanne me donnait une cigarette, tendait la flamme, m'étudiait :
– Tu fumes comme elle. Sauf que tu fumes. Elle aspirait deux bouffées, puis elle écrasait la cigarette. Mets-toi bien dans la tête qu'elle lâchait aussitôt ce qu'elle touchait. Elle ne s'intéressait pas à une idée plus de quelques secondes, elle changeait de vêtements trois fois par jour, les petits garçons ne lui faisaient pas la semaine, elle aimait le jus de pamplemousse aujourd'hui, et la vodka demain. Deux bouffées, tu écrases. Ce n'est pas difficile. Tu peux rallumer une autre cigarette aussitôt, ce sera très bien.
– Ça revient cher, non ?
– Là, c'est toi qui parles, pas elle. Ne répète jamais ça.
Elle me mit au volant de la Fiat. Après quelques manœuvres, je pus la conduire sans trop de risques.
– La MG, qu'est-ce qu'elle est devenue ?
– Elle a brûlé avec le reste. On l'a trouvée écrabouillée dans le garage. C'est fou, tu tiens le volant comme elle. Tu n'étais pas si sotte, tu savais observer. Et puis, il faut bien dire que tu n'as jamais conduit que sa voiture. Si tu es sage, je t'en paierai une quand nous serons dans le Midi. Avec « ton » argent
Elle m'habillait comme Micky, me fardait comme Micky. Des jupes de gros lainages amples, des jupons, du linge blanc, vert d'eau, bleu ciel. Des escarpins Raffermi.
– Comment c'était, quand tu étais talonneuse ?
– Moche. Tourne un peu pour voir.
– Quand je tourne, j'ai mal à la tête.
– Tu as de jolies jambes. Elle aussi, je ne sais plus. Elle tenait le menton plus haut, comme ça, regarde. Marche.
Je marchais. Je m'asseyais. Je me levais. Je faisais un pas de valse. J'ouvrais un tiroir. Je tendais un index napolitain en parlant. Je riais plus net, plus aigu. Je restais droite, les jambes écartées, un pied perpendiculaire à l'autre. Je disais : « Murneau, un drôle de truc, ciao, c'est fou, je t'assure, pauvre de moi, j'aime, je n'aime pas, tu sais, un tas de machins. » Je balançais la tête d'un air de doute, avec un regard en dessous.
– C'est pas mal. Quand tu t'assois avec une jupe pareille, ne montre pas tes jambes plus qu'il ne faut. Place-les de côté, bien parallèles, comme ça. Il y a des moments où je ne me rappelle plus comment elle faisait.
– Je sais : mieux que moi.
– Ce n'est pas ce que j'ai dit.
– C'est ce que tu penses. Tu t'énerves. Je fais ce que je peux, tu sais. Je m'y perds dans ces machins.
– Je crois l'entendre, continue.
C'était la pauvre revanche de Micky. Plus présente que la Domenica d'autrefois, c'est elle qui guidait mes jambes lourdes, mon esprit exténué.
Un jour, Jeanne me conduisit chez des amis de la morte. Elle ne s'éloigna pas de moi, elle dit à quel point j'étais malheureuse, tout se passa bien.
Dès le lendemain, j'eus le droit de répondre au téléphone. On me plaignait, on était fou d'inquiétude, on me suppliait d'accorder cinq minutes d'entretien. Jeanne gardait un écouteur, m'expliquait ensuite qui m'avait parlé.
Elle n'était pas là, cependant, le matin où Gabriel, l'amant de l'ancienne Do, appela. Il dit qu'il savait mes ennuis, il m'expliqua lui-même qui il était.
– Je veux vous voir, ajouta-t-il.
Je ne savais comment déformer ma voix. L'angoisse de dire une bêtise achevait de me réduire au silence.
– Vous m'entendez ? dit-il.
– Je ne peux pas vous voir en ce moment. Il faut que je réfléchisse. Vous ne savez pas dans quel état je suis.
– Écoutez-moi bien : il faut que je vous voie. Je n'ai pas pu vous atteindre pendant trois mois, maintenant, je ne vous lâche plus. J'ai besoin de savoir certaines choses. Je viens.
– Je ne vous ouvrirai pas.
– Alors, méfiez-vous, me dit-il. J'ai une sale qualité : je suis obstiné. Vos ennuis me font que dalle. Ceux de Do sont plus graves : elle est morte. Je viens ou non ?
– Je vous en supplie. Vous ne comprenez pas. Je ne veux voir personne. Laissez-moi un peu de temps. Je vous promets que je vous verrai plus tard.
– Je viens, dit-il.
Jeanne arriva avant lui et le reçut. J'entendais leurs voix dans le vestibule du rez-de-chaussée J'étais étendue sur mon lit, un poing ganté contre ma bouche. Après un moment, la porte d'entrée se referma et Jeanne vint me prendre dans ses bras.
– Il n'est pas dangereux. Il doit s'imaginer qu'il serait un salaud s'il ne venait pas te demander comment sa petite amie est morte, mais ça ne va pas plus loin. Calme-toi.
– Je ne veux pas le voir
– Tu ne le verras pas. C'est fini. Il est parti.
On m'invita. Je rencontrai des gens qui ne savaient comment me parler, qui se contentaient d'interroger Jeanne et de me souhaiter bon courage.
Jeanne organisa même une petite réception, rue de Courcelles, un soir de pluie. C'était deux ou trois jours avant notre départ pour Nice. Une sorte d'examen à blanc, de générale, avant que je fusse lâchée dans ma nouvelle existence.
J'étais loin d'elle, dans une pièce du rez-de-chaussée, quand je vis entrer François Roussin qui n'était pas invité. Elle l'avait vu également et, d'un groupe à un autre, elle se rabattit calmement dans ma direction.
François m'expliqua qu'il était là, non en amant qui insistait, mais en secrétaire qui accompagnait son patron. Il semblait néanmoins très disposé à laisser parler l'amant lorsque Jeanne parvint à nous rejoindre.
– Laissez-la tranquille, ou je vous vide, lui dit-elle.
– Ne menacez jamais les gens de ce que vous n'êtes pas capable de faire. Écoutez, Murneau, d'une seule tarte, je vous allonge. Je vous jure que moi, je le ferai si vous continuez à m'embêter.
Ils parlaient à voix basse, sans même perdre leur attitude de bonne compagnie. Je pris le bras de Jeanne et demandai à François de s'en aller.
– Il faut que je te parle, Micky, insista-t-il.
– Nous avons déjà parlé.
– Il y a des choses que je ne t'ai pas dites.
C'est moi qui entraînai Jeanne loin de lui. Il s'en alla aussitôt. Je le vis bavarder avec François Chance, et comme il enfilait son pardessus, dans le vestibule, son regard croisa le mien. Il n'y avait rien dans ses yeux qu'une sorte de rage et je me détournai.
Dans la soirée, tout le monde parti, Jeanne me serra longtemps contre elle, me dit que je m'étais comportée comme elle l'espérait, que nous allions réussir, que nous avions déjà réussi.
Nice.
Le père de Micky, George Isola, était très maigre, très pâle, très vieux. Il me regardait en dodelinant de la tête, les yeux pleins de larmes, sans oser m'embrasser. Quand il le fit, ses sanglots me gagnèrent. Je vécus un moment absurde, parce que je n'étais pas effrayée ni malheureuse, mais chavirée de bonheur de le voir si heureux. Je crois que, pendant quelques minutes, j'oubliai que je n'étais pas Micky.
Je promis de revenir le voir. Je lui assurai que je me portais bien. Je lui laissai des cadeaux et des cigarettes avec le sentiment que c'était abominable. Jeanne m'emmena. Dans la voiture, elle me laissa pleurer tout mon soûl, mais elle me demanda pardon ensuite de devoir profiter de mon émotion : elle avait pris rendez-vous avec le docteur Chaveres. Elle me conduisit chez lui directement. Elle pensait qu'il valait mieux, à tout point de vue, qu'il me vît dans cet état.
Il dut penser, en effet, que la visite à mon père m'avait secouée au point de compromettre ma guérison. Il me trouva physiquement et moralement très abattue, il prescrivit à Jeanne de m'isoler encore quelque temps. Ce qu'elle souhaitait.
Il était comme je me le rappelais, lourd, les cheveux rasés, avec des mains épaisses de boucher. Je ne l'avais pourtant entrevu qu'une fois, entre deux éclats de lumière, avant ou après mon opération. Il me dit les inquiétudes de son beau-frère, le docteur Doulin, ouvrit devant moi le dossier que celui-ci lui avait envoyé.
– Pourquoi avez-vous cessé de le voir ?
– Ces séances, intervint Jeanne, la mettaient dans un état effroyable. Je lui ai téléphoné. Il a décidé lui-même qu'il valait mieux les arrêter.
Chaveres, qui était plus âgé, peut-être plus énergique que le docteur Doulin, dit à Jeanne qu'il s'adressait à moi, et qu'il lui serait reconnaissant de me laisser seule avec lui. Elle refusa.
– Je veux savoir ce qu'on lui fait. J'ai confiance en vous, mais je ne la laisserai seule avec personne. Vous pouvez parler devant moi et elle aussi.
– Qu'est-ce que vous en savez ? dit-il. Je vois sur ces rapports qu'en effet, vous avez assisté à tous les entretiens qu'elle a eus avec le docteur Doulin. Il n'a rien pu obtenir d'elle depuis sa sortie de clinique. Vous voulez la guérir, oui ou non ?
– Je veux que Jeanne reste, dis-je. Si elle doit partir, je pars aussi. Le docteur Doulin m'avait promis que la mémoire me reviendrait en très peu de temps. J'ai fait ce qu'il voulait. J'ai joué avec des cubes et des fils de fer. J'ai raconté mes ennuis pendant des heures. Il m'a fait des piqûres. S'il s'est trompé, ce n'est pas la faute de Jeanne.
– Il s'est trompé, soupira Chaveres, mais je commence à comprendre dans quelles conditions.
Je voyais mes pages d'écriture involontaire dans le dossier qu'il avait ouvert.
– Il s'est trompé ? s'étonna Jeanne.
– Oh ! je vous en prie, ne prenez pas ce mot-là, comme si vous saviez ce qu'il signifie. Cette petite ne souffre d'aucune lésion. Ses souvenirs s'arrêtent comme ceux d'un vieux gaga, vers cinq ou six ans. Les habitudes ont persisté. Il n'y a pas un spécialiste des maladies de la mémoire et du langage qui ne prendrait ça pour une amnésie lacunaire. Le choc, l'émotion... ça peut durer trois semaines, à son âge, ou trois mois. Si le docteur Doulin s'est trompé, il s'est bien aperçu qu'il se trompait, sinon je ne le saurais pas. Je suis chirurgien, pas psychiatre. Vous avez lu ce qu'elle a écrit ?
– Je l'ai lu.
– Qu'est-ce qu'il y a de si particulier dans les mots mains, cheveux, yeux, nez, bouche ? Ce sont des termes qui reviennent tout le temps.
– Je ne sais pas.
– Moi non plus, figurez-vous. Ce que je sais, c'est que cette petite était malade avant l'accident. Était-elle exaltée, violente, égocentrique ? Avait-elle tendance à s'apitoyer sur elle-même, à larmoyer dans son sommeil, à faire des cauchemars ? Lui avez-vous connu des colères soudaines, comme ce jour où elle a levé une main plâtrée sur mon beau-frère ?
– Je ne comprends pas. Micky est émotive, elle a vingt ans, il est possible qu'elle soit d'un naturel assez violent, mais elle n'était pas malade. Elle était même très sensée.
– Grands Dieux ! Je n'ai jamais dit qu'elle n'était pas sensée ! Entendons-nous bien. Cette petite, avant l'incendie, et comme beaucoup plus de gens qu'il n'y aura jamais de fumeurs de pipe ou d'amateurs de timbres-poste, présentait certains caractères de nature hystérique. Si je prétends qu'elle était malade, c'est d'abord une appréciation personnelle du degré où commence la maladie. Ensuite parce que certaines amnésies ou aphasies sont parmi les stigmates traditionnels de l'hystérie.
Il se leva, contourna la table, vint vers moi qui me trouvais près de Jeanne, sur un divan de cuir de son cabinet. Il me prit par le menton. Il me fit tourner la tête vers Jeanne.
– Est-ce qu'elle a l'air gâteuse ? Son amnésie n'est pas lacunaire, mais élective. Pour que vous compreniez, je simplifie : elle n'a pas oublié une tranche déterminée de sa vie, une tranche temporelle, même la plus large. Elle refuse de se rappeler quelque chose ou quelqu'un. Vous savez pourquoi le docteur Doulin en est venu là ? Parce que même jusqu'à quatre ou cinq ans, il y a des trous. Ce quelque chose ou ce quelqu'un doit toucher, de près ou de loin, tant de souvenirs depuis sa naissance qu'elle les a rayés les uns après les autres, tous. Vous comprenez ce que je veux dire ? Vous avez déjà lancé des pierres dans l'eau ? Ces figures excentriques qui s'étendent de cercle en cercle, c'est à peu près ça.
Il lâcha mon menton et traça des ronds dans le vide.
– Prenez mes radios et le rapport de l'opération, continua-t-il, vous y verrez que mon rôle s'est borné à la couturer. Cent quatorze points de suture. Croyez-moi, j'avais une bonne main cette nuit-là, et je suis bien placé pour savoir que je ne l'ai pas « touchée ». Il ne s'agit pas d'une lésion, même pas du contrecoup d'un choc physique, son cœur nous le dirait mieux que sa tête. C'est le refus psychique caractérisé d'une petite qui était déjà malade.
Je ne pus en supporter davantage. Je me levai, je demandai à Jeanne de m'emmener. Il me retint vivement par le bras.
– Je tiens à te faire peur, me dit-il en haussant le ton. Tu guériras peut-être seule, peut-être pas. Mais si j'ai un conseil, un vrai, un bon, à te donner, c'est de revenir me voir. Et aussi de penser à ceci : cet incendie n'est pas de ta faute, cette jeune fille n'est pas morte à cause de toi. Que tu refuses de te la rappeler ou non, elle a existé. Elle était jolie, elle avait ton âge, elle s'appelait Domenica Loï, elle est vraiment morte et tu n'y peux plus rien.
Il arrêta mon bras avant que j'eusse frappé. Il dit à Jeanne qu'il comptait sur elle pour que je le revoie.
Nous restâmes trois jours à Nice, dans un hôtel devant la mer. Le mois d'octobre finissait mais il y avait encore des baigneurs sur le sable. Je les regardais de la fenêtre de notre chambre et je me persuadais que je reconnaissais cette ville, ce goût de sel et d'algues qu'apportait le vent.
Jeanne, pour rien au monde ne m'aurait ramenée chez le docteur Chaveres. Elle le tenait pour un crétin, du genre brutal. Il n'était pas hystérique mais paranoïaque. A force de recoudre des têtes, son cerveau s'était transformé en pelote à aiguilles. Les trous, c'est lui qui les avait. Dans le crâne.
J'aurais pourtant aimé le revoir. Il était certainement brutal, mais je regrettais de l'avoir interrompu. Il ne m'avait pas tout dit.
– Il imagine que tu veux t'oublier toi-même ! ironisait Jeanne. C'est à ça que ça revient.
– S'il savait qui je suis, il inverserait, ne fais pas l'idiote. Je voudrais oublier Micky, c'est tout.
– S'il inversait, son beau raisonnement ne tiendrait pas une seconde, précisément. J'ignore ce qu'il entend par hystérie, je peux à la rigueur penser que Micky méritait parfois d'être soignée, mais toi, tu étais parfaitement normale. Je ne t'ai jamais vue ni exaltée ni peste comme elle l'était.
– C'est moi qui ai voulu frapper le docteur Doulin, c'est moi qui t'ai frappée. C'est vrai, ça !
– A ta place et dans l'état où tu es, j'imagine que n'importe qui en ferait autant. Moi, je prendrais une barre de fer. Ceci n'empêche que c'est toi aussi qui as reçu une volée à te marquer pour huit jours, sans même oser te défendre, d'une cinglée qui ne devait pas peser un gramme de plus que toi. Or ils'agit de toi, pas d'elle !
Le troisième jour, elle m'annonça que nous allions revenir au Cap Cadet. L'ouverture du testament approchait. Il serait nécessaire qu'elle y assistât et elle devrait me laisser quelques jours seule avec une domestique. Elle ne me jugeait pas de taille encore à tenir mon rôle à Florence. Au Cap Cadet, où l'on avait commencé les réparations deux semaines après l'incendie, seule la chambre de Domenica restait inhabitable. J'y serais loin des autres et je retrouverais sans doute une ambiance qui faciliterait ma guérison.
Nous eûmes, à ce sujet, notre première querelle depuis le jour où je l'avais semée dans une rue de Paris. L'idée de revenir à la villa, où toutes les traces de l'incendie ne pouvaient être effacées, et d'ailleurs l'idée même de guérir là-bas m'affolaient. Comme toujours, je cédai.
Dans l'après-midi, Jeanne me laissa seule une heure à la terrasse de l'hôtel. Elle revint dans une autre voiture que la sienne, un cabriolet Fiat 1500 qui n'était pas blanc mais bleu ciel, et elle me dit qu'il était à moi. Elle me donna les papiers et les clefs et je lui fis faire un tour de Nice.
Le lendemain matin, nous nous suivîmes sur la Corniche et sur la route de Toulon, elle devant dans sa voiture, moi derrière dans la mienne. L'après-midi, nous arrivâmes au Cap Cadet. Mme Yvette nous y attendait, balayant ferme le plâtre et les gravats qu'avaient laissés les maçons. Elle n'osa pas me dire qu'elle ne me reconnaissait pas, elle fondit en larmes et alla se cacher dans la cuisine, en répétant avec un accent méridional prononcé : « Pauvre monde, pauvre monde. »
La maison était basse, avec un toit presque plat. La peinture extérieure n'était pas terminée. Il restait de larges traces de suie du côté que l'incendie avait épargné. On avait refait le garage et la salle à manger où Mme Yvette nous servit le soir.
– Je ne sais pas si vous aimez toujours les rougets, me dit-elle, mais j'ai pensé que cela vous ferait plaisir. Qu'est-ce que vous en dites, de vous retrouver dans notre beau pays ?
– Laisse-la tranquille, coupa Jeanne.
Je goûtai le poisson et déclarai qu'il était très bon. Mme Yvette en fut un peu réconfortée.
– Tu pourrais apprendre à vivre, tu sais, Murneau, dit-elle à Jeanne. Je vais pas la manger, ta petite.
En apportant les fruits, elle se pencha sur moi et m'embrassa sur la joue. Elle dit que Murneau n'était pas la seule à s'être fait du mauvais sang pour moi. Il ne s'était pas passé un jour, durant ces trois mois, sans que quelqu'un, aux Lecques, lui demandât des nouvelles.
– Il y a même un niston, il est encore venu hier après-midi pendant que je nettoyais là-haut. Celui-là, vous avez pas dû être méchante avec lui.
– Un quoi ?
– Un niston, un petit. Il doit guère avoir plus que vous. Dans les vingt-deux, vingt-trois ans. Remarquez, vous avez pas de honte à avoir. Il est beau comme un astre et il sent bon comme vous. Je le sais parce que je lui fais la bise, je l'ai connu qu'il était pas plus grand que la table.
– Et Micky le connaissait ? demanda Jeanne.
– Eh, il faut croire. Il arrête pas de me demander quand vous allez revenir et où vous êtes.
Jeanne la regardait d'un air ennuyé.
– Oh ! il viendra bien, acheva Mme Yvette. Il est pas loin. Il travaille à la poste de La Ciotat.
A une heure du matin, couchée dans la chambre qu'avait occupée Micky au début de l'été, je ne dormais toujours pas. Mme Yvette était rentrée aux Lecques. Un peu avant minuit, j'avais entendu Jeanne marcher dans mon ancienne chambre et entrer dans la salle de bains refaite. Elle vérifiait probablement qu'aucun indice gênant ne demeurait malgré l'enquête et les maçons.
Elle se coucha ensuite dans la troisième chambre au bout du couloir. Je me levai et allai la rejoindre. Je la trouvai en train de lire, en combinaison blanche sur son lit défait, un livre intitulé : Les Maladies de la mémoire, d'un certain Delay.
– Ne marche pas pieds nus, me dit-elle. Assieds-toi ou prends mes chaussures. Je dois d'ailleurs avoir des savates quelque part, dans mes valises.
Je posai sur une table le livre que je lui avais pris des mains et me laissai tomber près d'elle.
– Qui est ce garçon, Jeanne ?
– Je n'en sais rien.
– Qu'est-ce que je disais exactement au téléphone ?
– Rien qui doive t'empêcher de dormir. Pour être dangereux, il faudrait qu'il ait eu à la fois le télégramme et nos communications. Ce n'est guère vraisemblable.
– La poste de La Ciotat, c'est grand ?
– Je ne sais pas. Il faudra que nous y fassions un tour demain. Maintenant, va te coucher. Il n'est d'ailleurs pas certain que les communications téléphoniques passent par La Ciotat.
– Il y a le téléphone ici. J'ai vu un appareil en bas. On pourrait le savoir tout de suite.
– Ne fais pas l'imbécile. Va te recoucher.
– Je peux dormir avec toi ?
Dans l'obscurité, elle me dit soudain qu'il y avait un pépin qui aurait pu nous inquiéter bien davantage.
– J'ai retrouvé une clef anglaise dans la salle de bains, avec un tas d'affaires plus ou moins brûlées. Elle était au fond d'une lessiveuse. Ce n'est pas la mienne. Celle dont je me suis servie ce soir-là, je l'ai jetée. Il est possible que tu en aies acheté une quelque part, pour dévisser chaque jour l'écrou.
– Je te l'aurais dit. Je m'en serais débarrassée.
– Je ne sais pas. Je n'avais pas pensé à ça. J'ai cru que tu prenais celle de la sacoche, dans la MG. De toute manière, les enquêteurs ne l'ont pas vue ou ils n'en ont pas fait cas en la voyant.
Plus tard, je me rapprochai d'elle pour savoir si elle dormait. Je lui demandai dans le noir pourquoi elle s'était attachée à moi depuis le premier après-midi, à la clinique, – enfin, si c'était seulement à cause du testament, pour jouer le jeu. Comme elle ne répondait pas, je lui dis que j'aurais voulu, de toutes mes forces, me souvenir et l'aider. Je lui dis que j'aimais bien ma voiture bleu ciel et tout ce qui venait d'elle.
Elle répondit qu'elle dormait.
Les jours suivants, je continuai ce que Jeanne appelait mon « entraînement ». Je pouvais constater mes progrès aux réactions de Mme Yvette. Plusieurs fois par jour, elle répétait : « Ah ! vous n'avez pas changé ! »
Je m'efforçais d'être plus vive, plus exubérante, parce que Jeanne, parfois, m'accusait d'être molle ou me disait : « C'est parfait, ma chiffe, encore un peu comme ça, et nous irons faire le trottoir ensemble en Amérique du Sud. Les prisons françaises, c'est pas gai. »
Mme Yvette étant presque tout le jour à la villa, nous étions obligées de sortir. Jeanne m'emmenait à Bandol, comme Micky trois mois plus tôt avait dû le faire, ou bien nous restions, au milieu du soleil, allongées sur la plage. Un après-midi, un pêcheur qui passait dans sa barque parut saisi de voir une estivante d'automne en maillot de bain et gants blancs
Le garçon dont avait parlé Mme Yvette n'était pas venu. La poste de La Ciotat nous avait semblé assez importante pour écarter l'idée d'une indiscrétion, mais les communications téléphoniques pour le Cap Cadet y étaient bien centralisées.
Quatre jours avant l'ouverture du testament, Jeanne plaça une valise à l'arrière de sa voiture et partit. La veille au soir, nous étions allées dîner à Marseille dans la mienne. Elle m'avait parlé à table de manière inattendue : de ses parents (elle était née à Caserte, Italienne malgré son nom), de ses débuts chez la Raffermi, de la « bonne période » qui, entre dix-huit et vingt-six ans, avait été la sienne, avec une voix sereine, enjouée. Au retour, alors que j'allais de virage en virage, entre Cassis et La Ciotat, elle avait laissé glisser sa tête sur mon épaule, un bras autour de moi, m'aidant à tenir le volant chaque fois que je me déportais.
Elle m'avait promis de ne rester à Florence que le temps nécessaire à certaines régularisations du testament. La semaine avant sa mort, la Raffermi avait ajouté à celui-ci, sous forme d'une seconde enveloppe, la clause qui fixait la date d'ouverture à ma majorité, au cas où elle viendrait à mourir avant. C'était ou bien par enfantillage de vieille femme, pour ennuyer Micky (théorie de Jeanne), ou simplement parce qu'elle se sentait décliner rapidement et voulait ménager un délai à ses hommes d'affaires pour mettre ses comptes à jour (théorie de François Chance). Je ne voyais pas ce que cela changeait, mais Jeanne disait qu'un codicille pouvait poser plus de problèmes que le remplacement pur et simple d'un testament, et que de toute manière plusieurs familiers de la Raffermi utiliseraient ce vice ou un autre pour nous créer des ennuis.
Il était entendu, depuis notre visite, que Jeanne prendrait le père de Micky en passant à Nice. Au moment de me quitter, la présence de Mme Yvette l'empêcha de me faire d'autres recommandations que couche-toi tôt et sois sage.
Mme Yvette s'installa dans la chambre de Jeanne. Ce premier soir, je ne pus dormir. Je descendis boire un verre d'eau à la cuisine. Puis, comme la nuit semblait belle, je passai une veste de Jeanne sur ma chemise de nuit et je sortis. Dans l'obscurité, je fis le tour de la villa. En mettant mes mains dans les poches de la veste, je trouvai un paquet de cigarettes. Je m'adossai contre un mur, au coin du garage, et en pris une que je portai à ma bouche.
Quelqu'un, près de moi, me tendit du feu.